La Mère de famille (Adolphe D’ENNERY - Gustave LEMOINE)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 21 janvier 1846.
Personnages
THÉRÈSE GAUTHIER, 18 ans
LOUISE, sœur de Thérèse, 16 ans
ISIDORE, 20 ans, frère de Thérèse
BENJAMIN, 14 ans, frère de Thérèse
ÉTIENNE
ALFRED DE VARENNES
La scène se passe à Paris, chez Thérèse.
Le théâtre représente une petite chambre d’artiste modestement meublée ; c’est l’atelier de travail de Thérèse ; à gauche, au premier plan, un petit bureau-secrétaire assez élégant. Au-dessus un portrait de femme ; au deuxième plan, porte de la chambre de Thérèse ; à droite, au premier plan, table de travail, sur laquelle se trouvent des planches de musique, des marteaux, des burins, etc. ; au deuxième plan, chambre de Benjamin, et au troisième une fenêtre. Au fond, porte d’entrée. À gauche de la porte un petit piano, musique, etc. à droite, cheminée garnie d’une glace, pendule, petits vases, etc.
Scène première
THÉRÈSE, seule, est assise devant sa table, et écrit en calculant
Payé le propriétaire !... payé le tailleur d’Isidore !... reste le boulanger !... Ah ! c’est qu’il faut tenir ses comptes en règle, quand on est mère de famille... trois garçons, rien que ça !... et une fille !... ma Louise !... ma pauvre petite sœur !... c’était elle autrefois qui écrivait la dépense ! elle a voulu partir !... me quitter... « Tu m’as fait donner de l’éducation, m’a-t-elle dit ; il faut bien que cela nous serve à quelque chose ; dans ce château, près d’Orléans, où l’on me demande pour élever une jeune fille, je gagnerai, à mon tour, quelque argent, et cela t’aidera... » Et elle avait raison, car, c’est depuis son départ, que j’ai pu mettre en pension mon petit Auguste, mon dernier !... Mais... où en étais-je ?... ah ! au boulanger... voyons la taille...
Elle prend la taille sur la table et compte les marques.
Un... deux... trois !... ah bien !... nous avons joliment mangé, cette semaine...
En riant.
trois pains de six livres !... c’est qu’aussi Benjamin dévore !... il grandit tant ! à quatorze ans, c’est déjà un petit homme !... Ah ! j’oubliais... les souliers d’Auguste !... deux paires en un mois !... quel brise fer que cet enfant là !... et il me demandait une corde ! après ça, comme disait ma pauvre mère, faut qu’les enfants sautent... ça les développe... j’lui achèterai sa corde... là...
Elle additionne.
Tout compte fait, il me reste encore vingt francs sur ma semaine... ma pièce d’or !... mais aussi, comme j’ai travaillé ! en ai-je gravé de cette musique ! pas de jour qui ne m’ait rapporté au moins six francs !...
Se levant et se tournant vers le portrait.
Ô ma mère ! que je te remercie de m’avoir donné un si bon état !
Montrant la pièce d’or.
Vois !... encore une !... la somme augmente ! et bientôt, elle sera complète... ah ! quel beau jour !...
Elle va ouvrir le secrétaire et en tire une cassette.
Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.
Chères petites pièces d’or,
Que j’amasse avec tant de peine,
Vous augmentez chaque semaine,
Bientôt, vous serez un trésor,
Chères petites pièces d’or !...
Dans ce coffret, où chacun vous ignore,
En vous voyant mon cœur est enivré !
Mais vienne un jour... un jour sacré !
Je serai plus heureuse encore...
Ce jour là, je vous donnerai ! (bis)
Quel bonheur !... je vous donnerai !
Elle va s’asseoir près du secrétaire ouvert, pose son coffret, et compte les pièces d’or.
Tiens... c’est singulier... encore !... toutes les fois que je compte mon argent, je me trompe... mais c’est toujours en plus... jeudi dernier, je n’avais que 360 francs en or, j’en suis sure... et aujourd’hui j’en trouve 380 !... Voilà ce que c’est que de n’être pas forte en arithmétique !... mais cette fois, je vais écrire la somme... 380, et 20 francs que j’ajoute...
Elle écrit sur un papier qu’elle prend dans le secrétaire.
Cela fait 400 fr. tout juste... avec ce qu’il y a en billets, 4 400 francs... Là, maintenant, il n’y a plus d’erreur possible...
On frappe.
quelqu’un !
Elle ferme vivement le secrétaire.
ÉTIENNE, en dehors.
Êtes-vous levée, mamzelle Thérèse ?...
THÉRÈSE, courant ouvrir.
Ah ! c’est Étienne !...
Scène II
ÉTIENNE, THÉRÈSE
ÉTIENNE, entrant.
Déjà debout ! j’en étais sûr !... j’crois vraiment qu’c’est vous qui réveillez le soleil !... il ne s’lève jamais qu’après vous... faubourg Montmartre.
THÉRÈSE, retournant à sa table qu’elle range.
Ah ! mais vous êtes matinal aussi, Étienne ; est-ce que votre boutique d’ébénisterie, en bas, est déjà ouverte ?...
ÉTIENNE.
Oui, mamzelle, et même que j’y ai déjà vu du monde...
À part.
Si elle savait qui !... oh ! mais, chut !
THÉRÈSE.
Vous venez chercher mon p’tit Benjamin, votre paresseux d’apprenti... je vais l’éveiller...
ÉTIENNE.
Non, mamzelle, non ; c’est à vot’aîné que je voudrais parler...
THÉRÈSE.
Non frère Isidore ?... il n’y est pas...
ÉTIENNE.
Déjà sorti ?...
THÉRÈSE.
Il n’est pas rentré hier...
ÉTIENNE.
Ah ! bah !
THÉRÈSE.
Oh ! je ne suis pas inquiète ; il aura eu de l’ouvrage pressé à l’atelier de M. Pleyel, et on l’aura gardé... on ne peut pas se passer de lui... Il est si gai, si aimable, et surtout si adroit !...
ÉTIENNE, hochant la tête.
Hum ! pourvu qu’il n’y ait pas encore du Rabourdin là-dessous !
THÉRÈSE, venant vivement à lui.
Rabourdin ! par exemple !... il m’a bien promis de ne plus le revoir... je l’ai tant sermonné pour ça !... un mauvais sujet !... un vilain homme, qui avait failli le compromettre dans cette émeute... et qui l’aurait perdu, peut-être, sans M. Alfred de Varennes qui l’a défendu... qui l’a sauvé !... Ah ! c’est un service que je n’oublierai jamais !...
Elle va au secrétaire serrer son livre de dépense.
ÉTIENNE.
Mais, mamzelle, qu’est-ce qu’il a dont tant fait c’bel avocat ?... il a bavardé un p’tit quart d’heure... et v’là tout...
THÉRÈSE, avec impatience et revenant vers lui.
Mon Dieu ! Étienne, je n’y conçois rien... dès qu’il s’agit de M Alfred, nous ne sommes plus d’accord...
S’animant.
Non, vous ne lui rendez pas justice, et ce n’est pas bien... un jeune homme si bon !... si simple !... quoique fils d’un président du tribunal de commerce... et si modeste, malgré son talent !
Étienne fait un mouvement.
Oui, Monsieur... il a du talent... et beaucoup...
Elle remonte au fond époussetant les chaises et le piano avec un petit plumeau qu’elle a pris à côté du secrétaire ou il était accroché.
ÉTIENNE.
Dès qu’vous l’dites, mamzelle, je l’crois, mais chacun a le sien...
Air du charlatanisme.
Chacun travaill’ de son état,
Et réussit... quand Dieu l’assiste,
Monsieur Alfred est avocat,
Comme moi, je suis ébéniste.
Je ne saurais pas, je le crois,
Comm’lui, parler avec méthode,
Mais il serait encor, ma foi,
Bien plus embarrassé que moi...
S’il voulait faire... une commode,
Thérèse sourit.
J’voudrais l’voir après un’commode.
Moi, voyez-vous, mamzelle, j’ai toujours eu dans l’idée qu’c’était pas lui qui avait sauvé vot’frère !... mais qu’c’était vous...
THÉRÈSE, revenant près d’Étienne.
Moi !... et comment ?...
ÉTIENNE.
Et qu’est-ce qu’aurait pu vous résister, quand vous êtes venue d’vant les juges... et que le président... un grand maigre, vous a dit : « Qui êtes-vous, Mademoiselle, pour venir réclamer le prévenu ? – Je suis sa mère ! – Mais, vous êtes plus jeune que lui ? – C’est égal, Monsieur, je suis sa mère, car la nôtre est morte depuis quatre ans, et c’est moi qui la remplace à présent près de mes frères et de ma sœur !... elle me les a tous confiés, voyez-vous !...je n’ai peut-être pas assez veillé sur celui-là... sa faute, c’est aussi la mienne... Oh ! rendez-le-moi ! Messieurs, rendez le-moi ! »
Il pleure.
Mais tout le monde pleurait !... l’Président : les juges !!... jusqu’au greffer !... et moi, plus fort qu’eux tous... dans mon coin...
THÉRÈSE, qui pendant ce qui précède a tenu les yeux attachés sur le portrait de sa mère.
Bon Étienne !... oh ! vous m’aimez bien, je le sais...
ÉTIENNE, avec entrainement.
Oh ! oui ! mamzelle, et plus encore, si c’est possible... est-ce que j’suis pas du même pays que vous ?... d’Orléans ?... est-ce que vot’ pauvre père, avant l’malheur qui l’a frappé, dans son petit commerce de luthier, ne m’avait pas recueilli, quand j’suis devenu orphelin !...
Appuyant.
Pendant cinq ans, mamzelle Thérèse, nous avons été frère et sœur...
THÉRÈSE, attendrie et lui tendant les deux mains.
Et j’espère bien que nous le serons toujours...
ÉTIENNE.
Toujours !...
Après un soupir.
Toujours !... c’est bien long... pour varier... on pourrait pt’être...
THÉRÉSE.
Quoi donc ?... je ne comprends pas...
Elle remonte la scène vers la cheminée d’abord, puis descend à sa table.
ÉTIENNE, la suivant avec embarras.
Parce que, voyez-vous, Mamzelle, j’suis maître ébéniste... même que je travaille assez gentiment...
THÉRÈSE.
Je le crois bien... et en voilà la preuve... ce petit secrétaire que vous m’avez donné... et qui est votre ouvrage.
Elle traverse et va au secrétaire.
ÉTIENNE.
Oh !... oh !... ça... Alors... vous comprenez... je pensais, je me disais comme ça : moi de mon côté, je pourrais... et puis quand on est deux...
THÉRÈSE, revenant.
Hein ? vous dites...
ÉTIENNE.
Je disais quand on est... Je vous dirai le reste une autre fois.
THÉRÈSE, à part.
Pauvre Étienne !... il m’aime !... et moi !... c’est un autre.
Elle reste pensive.
ÉTIENNE, à part.
Ah ! ça, mais elle ne sort donc pas, c’matin !... c’est qu’ça n’fait pas mon affaire...
Haut.
Mamzelle, est-ce que vous n’avez pas d’ouvrage à reporter chez vot’marchand de musique ?...
THÉRÈSE, allant s’asseoir à sa table à ouvrage.
Non, je lui ai rendu hier tout ce que j’avais fini, et je vais.
Elle travaille à une planche.
ÉTIENNE, à part.
Ah ! diable ! oh !... une idée !
Haut.
À propos Mamzelle, vous disiez, hier, que vous étiez inquiète de votre sœur Louise !...
THÉRÈSE, vivement.
Oh ! oui ! sa dernière lettre était si triste !... elle me cache quelque chagrin, j’en suis sûre... et depuis quinze jours, pas de nouvelles...
ÉTIENNE.
Eh ben ! moi, j’ai comme un pressentiment que vous en r’cevrez aujourd’hui...
THÉRÈSE.
Vous croyez ?
ÉTIENNE, à part.
C’est malin ce que je dis là !...
Haut.
Elle vous a p’t’être écrit, peste restante, comme ça lui est déjà arrivé une fois...
THÉRÈSE.
C’est vrai ! je n’y avais pas pensé...
ÉTIENNE.
Et vous n’feriez pas mal d’y aller voir...
THÉRÈSE, courant au fond.
Vous avez raison, je vais y courir... vous m’attendrez, n’est-ce pas ?
Elle prend sur une chaise son châle et son chapeau.
ÉTIENNE.
Oui, mamzelle !...
Joyeux, à part.
Bon ! elle sort !...
Ensemble.
Air : Valse de Giselle.
ÉTIENNE.
Partez bien vite, et je prévois d’avance
Que ce jour-ci doit être un heureux jour ;
C’est mon idée !... ayez bonne espérance !
Je vous promets du bonheur au retour.
THÉRÈSE.
Restez ici, pendant ma courte absence...
Puisse ce jour être un plus heureux jour !
Et, quand je pars avec une espérance,
Puissé-je avoir du bonheur au retour !
Scène III
ÉTIENNE, seul
Bravo !... la v’là sortie !... oh ! la langue commençait à m’démanger... j’bouillais de lui dire : vot’sœur Louise est en bas !... chez moi !... depuis une heure !... ah ! ben oui !... la surprise... pour sa fête... mais pendant que j’suis seul, dépêchons-nous de la lui souhaiter... à ma manière...
Il se dirige vers le secrétaire.
BENJAMIN, dans la chambre à droite.
Étienne !...
ÉTIENNE, s’arrêtant tout court.
Allons, v’là Benjamin qui s’éveille à présent...
BENJAMIN.
Étienne ! ma sœur est sortie ?...
ÉTIENNE, criant.
Oui !
À part.
J’vas l’envoyer au magasin chercher Louise, ça m’en débarrassera...
BENJAMIN, paraissant à la porte de sa chambre.
Et nos bouquets ?...
ÉTIENNE, allant à lui.
Descends chez moi par le petit escalier... tu les trouveras dans l’arrière-boutique... et même quéque chose à quoi tu ne t’attends pas...
Écoutant.
le v’là parti... il descend...
Revenant.
maintenant, à mon affaire !... elle ne se doutait pas, quand je lui ai donné ce p’tit secrétaire, que j’y avais ménagé un ressort caché.
Il pousse un ressort, le secrétaire s’ouvre et laisse voir le coffret de Thérèse.
Ah ! c’est que j’connais le secret de c’t’argent qu’elle amasse depuis quatre ans... la sainte fille ! c’est que j’étais là, moi, quand se croyant bien seule, elle fit l’serment de réhabiliter le nom de son père !... et moi...
Air : Patrie, honneur (Somnambule).
J’voulus ma part dans son beau dévouement,
Et je m’promis de l’aider comme un frère ;
Car, pour celui qui m’nommait son enfant,
J’avais bien l’ droit de travailler, j’espère !
Il fut mon père, aussi dans le malheur, } (bis.)
Je s’rai son fils pour lui rendre l’honneur. }
Aujourd’hui, vu que c’est la Sainte Thérèse, au lieu d’une pièce, nous en mettrons cinq !...
Il met cinq pièces d’or dans le coffret qu’il a ouvert.
pourvu qu’elle ne s’aperçoive de rien !... comme je la trompe, mon Dieu ! comme je la trompe...
Isidore paraît à la porte du fond, Étienne ne l’entend pas et compte les pièces.
là, ça doit faire 4 500 francs.
Scène IV
ÉTIENNE, ISIDORE
ISIDORE, criant de la porte.
Plus qu’ça de monnaie ! excuso !
ÉTIENNE, abasourdi.
Ah ! Isidore !
Il pousse le ressort, le secrétaire se referme vivement.
ISIDORE, entrant.
Moi-même ! Isidore 1er, roi des bons enfants !...
Air du père Lamourette. (Loisa Puget.)
Oui, c’est le roi du quartier !
C’est Isidor, dit la Fauvette !
Oui, c’est le roi du quartier !
Et l’ bout-en-train de l’atelier !
Pour pincer une ariette,
Un grand air à roulette,
Isidor’, la Fauvette,
Est toujours le premier !
C’est l’bout-en-train de l’atelier !
ÉTIENNE, à part.
Bon ! il n’a rien vu !...
ISIDORE, continuant.
Faut-il une polka ?
Un’ mazourka !
Me voilà,
Ma brunette ?
Et mêm’, si ça vous va,
On vous gliss’ra,
Mon ange, un’ redowa !
Pas d’orchestre à payer !
Pas d’violon, d’clarinette !
Un roucoul’ment d’gosier,
Voilà l’ménétrier !
Récitatif bouffon.
Voulez-vous d’l’ancien ? voulez-vous du nouveau ? de l’Auber, du Meyerberr, du Rossini, de l’Halévy, du Bellini, Donizetti, Verdi, et tout l’macaroni !... vous n’avez qu’à parler, vous êtes servi !... aussi, pas d’fête, pas d’goguette, pas d’rigolette, si je ne suis pas là... Zidore, ou la mort !...
Reprenant le chant.
Gai ! gai ! gai ! gai ! gai ! gai ! gai ! Toou !
Cri de joie.
Oui, c’est le roi du quartier, etc.
ISIDORE.
Bonjour, la vertu ! bonjour, la vertu !... Ah ! ça, qu’est-ce que tu f’sais donc là tout à l’heure ?... t’as donc une succursale d’la banque dans tes tiroirs ?
ÉTIENNE, à part.
Oh ! j’suis pincé !...
ISIDORE.
Excuso ! Monsieur a donc changé d’état ?... tu n’es plus ébéniste, t’es millionnaire ?... tu n’fais plus des mobiliers... tu fais des héritages.
ÉTIENNE, troublé.
Mais non, mais non, c’est pas à moi...
ISIDORE.
À qui donc ? à sesœur ?... c’est l’magot à sesœur !... alors... sacré !... plutôt que d’y toucher, je m’f’rais couper en autant de quartiers... qu’il y en a dans Paris !...
ÉTIENNE.
Oh ! j’t’en prie, Isidore, ne lui dis rien de c’t argent... c’est sans l’vouloir que je l’ai vu... j’voulais remettre le secrétaire à neuf, et, si elle savait...
ISIDORE.
Sois donc paisible !... on se taira.
ÉTIENNE.
On s’taira... on s’taira... ah ! ça voyons... tu me l’promets ?...
ISIDORE, chantant.
Des ouvriers de ma partie,
L’honneur fut toujours le soutien !
Robert le diable !... après tout, c’est sa cachette !... ça ne regarde personne...
ÉTIENNE.
C’est ça...
ISIDORE.
Pauvre sesœur qui travaille pour nous !...
ÉTIENNE.
Oui !...
ISIDORE.
Qui s’échine généreusement jour et nuit...
ÉTIENNE.
Oui !...
ISIDORE.
Mais je voudrais l’orner de diamants ! je voudrais la couvrir d’or comme le dôme des Invalides...
Changeant de ton.
ce qui serait assez difficile pour le quart d’heure ! j’ai fait des trous à la lune... je ne peux pas y remettre de pièces... Je manque de pièces !... voilà !
ÉTIENNE.
Eh bien ! et ta paye ?
ISIDORE.
Ma paye ?... absente pour cause de mauvais temps.
ÉTIENNE.
Comment ?
ISIDORE.
J’étais sorti pour aller à l’atelier... j’étais en marche...
Il chante la marche de Guillaume Tell.
Taï da ! Taï da !
ÉTIENNE, l’interrompant.
Oui, oui, je connais... La Dame Blanche.
ISIDORE.
Mais non !... Guillaume Tell !... bêta !... J’allais donc à l’atelier, mais la pluie m’a pris en route ! elle a commencé le lundi, je me suis mis à couvert, et v’là quatre jours de mauvais temps.
ÉTIENNE.
T’as bamboché quatre jours, toi ! l’aîné de la famille, qui devrais donner le bon exemple ! t’auras r’vu Rabourdin, ben sûr !...
ISIDORE.
N’t’anime donc pas comme ça, la vertu !... tu vas t’donner la fièvre... souviens-toi de ces pauv’s pommes de terre !... tous les tubercules sont malades cette année ! soigne ta santé, bibi !...
ÉTIENNE.
Mais qu’est-ce que tu vas dire à ta sœur ?
ISIDORE.
Ah ! voilà ce que j’ignore...
Il chante.
Amour sacré de la bamboche,
Inspire-moi quelque couleur !
Car je n’ai pas l’sou dans ma poche...
Mais j’lui coulerai ça en douceur.
Tai-ta-i-ta-i.
ÉTIENNE.
Mais laisse donc là ta Dame-Blanche !
ISIDORE.
Eh ! non !... La Muette...
ÉTIENNE.
Avec tout ça, tu n’as pas le sou !...
ISIDORE.
Eh bien ! on a des amis, ou on n’en a pas !... et M. Alfred, donc ! mon avocat ! mon défendeur !...
ÉTIENNE.
T’irais lui emprunter d’l’argent ? ah !...
ISIDORE.
Emprunter ! fi donc, la vertu !... on a encore des valeurs en portefeuille... qu’est-ce qui n’a pas du Nord ? ou du Lyon ?
Avec importance.
J’en suis privé... c’est vrai, mais je pourrais en avoir... enfin, j’ai donné à mon avocat un billet à négocier, et j’l’attends ici... avec mes fonds.
ÉTIENNE.
Ah ! quel coup pour mamzelle Thérèse ; et l’jour de sa fête encore...
ISIDORE.
La Sainte-Thérèse !... présent !... moi et mon arbuste...
Il tire une rose de son chapeau.
ÉTIENNE.
Ah ! la belle rose !...
ISIDORE.
Une mousseuse... première qualité... en passant sur le boulevard, je la guignais... et la marchande aussi... une grosse brune pas mal conservée... seulement, j’étais un peu embarrassé... vu que l’hôtel de la monnaie est entièrement déserte.
Il frappe son gousset.
ÉTIENNE,
Ah ! voilà !...
ISIDORE.
N’importe !... je pose mon chapeau crânement sur l’oreille... et je m’avance en fredonnant :
Il chante.
Ô bouqu’tière, idole de mon âme !...
ÉTIENNE
Oui, oui, la Dame-Blanche.
ISIDORE.
Mais non !... re-Guillaume-Tell !... Et puis j’ajoute, en lui faisant de l’œil : combien cette rose, marchande ? cette rose !... votre portrait ? – Dix sous, pour vous, mon bel homme, qu’elle m’répond d’un air flatté... là-dessus, j’lui saisis la tête, et j’l’embrasse...généreusement... un baiser sonore !... un baiser monstre !...
Froidement.
– Ça vaut cinq francs, la mère, d’ baiser-là... prix fixe... c’est 4 fr. 50 que vous me r’devez. – Je n’ai pas de quoi vous rendre, qu’elle m’répond, en riant. Alors je r’passerai... j’lui ai fait crédit, j’ai enlevé ma rose... et me voilà !...
ÉTIENNE, stupéfait.
V’là un moyen économique de se procurer un bouquet.
ISIDORE.
Ah ! ça, et toi ?... tu n’en as pas ?...
ÉTIENNE, avec intention.
J’en ai un qui vaut mieux que le tien.
ISIDORE.
Oh ! Monsieur a déraciné un sycomore ?
ÉTIENNE, voyant entrer Louise et Benjamin par la chambre à droite.
Tiens, regarde !
Scène V
ÉTIENNE, ISIDORE, LOUISE, BENJAMIN
ISIDORE.
Louisette !... ma Louisette à Paris ?... en v’là un changement à vue !
Il l’embrasse.
BENJAMIN, avec joie.
Elle était cachée chez Étienne !
LOUISE.
Cher Isidore, que je suis heureuse de te revoir !
ISIDORE.
Et moi donc !... sapristi !... sapristi !... j’en pleure !...
Il chante en dansant avec Louise et Benjamin qu’il prend bras dessus bras dessous.
Les frèr’s, les sœurs (ter)
Sont réunis !
Boyeldieu ! le père à tous...
À Étienne.
là v’là ta Dame-Blanche !...
À Louise.
ah ! ça, ils n’t’amusaient donc pas là-bas dans c’grand château... que te revoilà ?...
LOUISE.
Ah ! j’étais trop malheureuse, loin de vous !
À part.
et loin de lui !
ISIDORE.
Et t’es revenue au colombier !... t’as bien fait ma p’tite Louisette... nous t’égaierons, ici... nous t’ferons rire... et pour commencer,
À tous.
faudrait trouver une bonne farce, pour quand sesœur rentrera. Oh ! une idée !... nous allons scier les bâtons de sa chaise... elle entrera... elle s’assoira... elle tombera... et on la recevra... dans nos bras. Voilà !... tableau !...
ÉTIENNE.
Elle est jolie, ton idée !... Autre chose...
BENJAMIN, qui a été regarder à la fenêtre.
La v’là !... la v’là !
ÉTIENNE.
L’idée ?...
BENJAMIN.
Non, ma sœur Thérèse !...
ISIDORE.
Ah ! fichtre !... nous n’avons plus l’temps... cachons-nous... cachons-nous vite !...
Il pousse Louise dans la chambre à gauche, et se jette à droite dans la chambre de Benjamin, qui se glisse sous la table. Étienne après avoir cherché ou se cacher, reste tout effaré au milieu du théâtre.
Scène VI
THÉRÈSE, ÉTIENNE, LES AUTRES cachés
Thérèse en entrant jette son châle et son chapeau sur le piano, et descend en scène à gauche.
THÉRÈSE.
Rien !... rien à la poste ! ah ! c’est mal ! c’est très mal !... on ne devrait pas ainsi oublier ceux qu’on aime !...
Apercevant Étienne.
Ah ! c’est vous, Étienne...
ÉTIENNE cachant les bouquets que Benjamin lui a apportés.
Non, Mam’zelle... ah ! c’est-à-dire oui...
THÉRÈSE.
Mais, mon Dieu ! quelle singulière figure vous avez
ÉTIENNE, battant la campagne.
Moi, mamzelle !... j’ai pas d’figure !... vous vous trompez !...
THÉRÈSE.
Mais... je vois bien que vous avez quelque chose...
Pendant ce temps, Isidore est allé tout doucement faire signe à Louise, qui sort de la chambre à gauche, s’avance derrière sa sœur, et lui met tout à coup la main sur les yeux ; Thérèse jette un petit cri.
Ah !...
ISIDORE, voix de fausset.
Casse cou !...
THÉRÈSE.
C’est toi, Benjamin ?...
BENJAMIN, criant sous la table.
Pas moi !
Il sort tout doucement.
THÉRÈSE.
Mais... qui donc ?... ce n’est pas Isidore !...
Elle tâte les mains de Louise.
ISIDORE.
Excuso ! des petites menottes comme ça !...
THÉRÈSE, très émue.
Ah ! mon Dieu ! mais non... non !... ce n’est pas possible !...
ÉTIENNE, très ému.
Si, Mamzelle !... si, c’est possible !...
THÉRÈSE écarte avec force les mains de Louise, et la reconnaît.
Louise !... Louise !...
LOUISE se jetant dans ses bras.
Ma sœur !...
ISIDORE monté sur une chaise.
Boum !... tirez l’canon des Invalides !... razzia de bouquets !... polka générale !
CHŒUR.
Air final du Domino.
Pour fêter { not’ sœur si chère,
{ un’
Offrons lui tous, en ce beau jour,
À not’ bon ange sur la terre
Et nos bouquets et notre amour !
Ce chœur est chanté sur le tableau suivant : Benjamin apporte un fauteuil, Thérèse s’y assied ; Louise à ses genoux, Étienne debout derrière Louise, à la gauche de Thérèse ; Isidore accroupi à sa droite, Benjamin, grimpé par derrière sur le fauteuil, et faisant pendre au-dessus de la tête de Thérèse un bouquet ; tous lui offrent des fleurs que Benjamin a apportées dans son tablier.
THÉRÈSE, pleurant de joie.
Oh ! merci ! de vos bouquets...
Montrant Louise.
mais voilà le plus beau !...
ÉTIENNE.
J’en étais sûr !...
THÉRÈSE, menaçant du doigt Étienne.
Ah ! vous m’envoyez à la poste !...
Revenant ci Louise.
Ma Louise ! te voilà donc ! oh ! tu me resteras, n’est-ce pas ?...
LOUISE.
Oui, oui, car j’ai tout quitté pour revenir près de toi...
THÉRÈSE.
Je ne t’ai pas devinée tout de suite à cause de cette bague que je ne te connaissais pas...
LOUISE, avec embarras.
Cette bague !...
THÉRÈSE.
Mais... comme tu es pâle... changée...
ISIDORE.
C’est vrai, elle est toute pâlotte...
LOUISE, se relevant, aidée par Étienne.
Oh ! ce n’est rien... l’émotion, la fatigue peut-être... et maintenant que je t’ai embrassée, laisse-moi quitter cette robe de voyage...
THÉRÈSE.
Certainement... va... là... dans notre chambre... comme autrefois !...
Isidore replace le fauteuil au fond, et va ouvrir la porte à gauche.
Ensemble.
Air : Quadrille du Diable boiteux, (Dot de Suzette.)
THÉRÈSE.
Nous voilà tout comme autrefois,
Ce sera pour toujours, je crois,
Sœur chérie,
Pour la vie,
Je te garde, cette fois.
ÉTIENNE.
Vous voilà tout comme autrefois,
Ce sera pour toujours, je crois,
Sœur chérie,
Pour la vie,
On vous garde cette fois.
LOUISE.
Nous voilà tout comme autrefois,
Ce sera pour toujours, je crois,
Sœur chérie,
Pour la vie,
Je le reste, cette fois.
ISIDORE et BENJAMIN.
La voilà tout comme autrefois,
Ce sera pour toujours, je crois,
Sœur chérie,
Pour la vie,
Nous te gardons cette fois.
À la fin de l’ensemble, Louise entre dans la chambre de sa sœur ; Benjamin a reçu les bouquets des mains de Thérèse, et les a portés sur la cheminée, puis il rentre à droite, Thérèse s’assied à gauche.
Scène VII
THÉRÈSE, ISIDORE, ÉTIENNE
THÉRÈSE, revenant pensive.
Oh ! elle n’était pas heureuse ; je le vois...
Elle s’assied près du secrétaire.
ÉTIENNE.
Allons, v’là la tendresse maternelle qui s’inquiète !...
ISIDORE, se plaçant derrière elle.
N’vas-tu pas t’tourmenter... le jour de ta fête ?...
THÉRÈSE, lève la tête pour regarder Isidore, il l’embrasse sur le front.
Ah ! câlin ! Mais... à propos, Isidore, comment donc es-tu sorti aujourd’hui ?...
ISIDORE, à part.
Oh ! v’là la bombe !...
THÉRÈSE.
On te l’a permis, n’est-ce pas ?...
ISIDORE.
J’vas t’dire...
ÉTIENNE, à part, remonte auprès de la cheminée où il arrange les fleurs dans des vases.
Il va lui conter quelque bourde, ben sûr.
ISIDORE.
Vois-tu, il y a eu des mots !...
THÉRÈSE, effrayée.
Avec M. Pleyel ?...
ISIDORE.
M. Pleyel... jamais !...
THÉRÈSE.
Avec qui donc ?...
ISIDORE.
Un d’ses contremaîtres ! un English ! un rouget de la Tamise !... et j’aime pas ce poisson-là.
THÉRÈSE.
Mais explique-toi donc ?...
ISIDORE.
Voilà !... l’English, il abomine la musique !... et moi, je l’idolâtre, la musique ! c’est dans l’sang, çà !... j’ai du bémol plein le cœur, du dièse dans les veines et du bécarre partout !... si bien que l’autre jour qu’on donnait Charles VI, je chantais à tue-tête, dans l’atelier :
Il chante.
Guerre aux tyrans !... dans la maison Pleyele
Jamais l’Anglais ne règnera !
Ou bien Zidor l’démolira !...
Parlé.
Il a pris ça pour lui, l’insulaire !... il m’a d’mandé une explication... et comme il n’entend pas l’français, je m’suis expliqué en Anglais !...
Il fait le geste de boxer.
THÉRÈSE.
Tu t’es battu ?...
ISIDORE, vivement.
Oh ! non... je l’ai battu !
THÉRÈSE, marchant sur lui.
Une querelle !... une bataille ! c’est affreux, Monsieur !
ISIDORE, se garant avec son coude, comme les enfants.
Je l’ferai plus !...
THÉRÈSE, même jeu.
Mauvais sujet !
ISIDORE, même jeu.
Je l’ferai plus !...
THÉRÈSE, même jeu.
Vaurien !...
ISIDORE, même jeu.
Je l’ferai plus !...
THÉRÈSE.
Et M. Pleyel t’a renvoyé ! ah ! c’est affreux !
Elle s’assied à sa table.
vilain enfant !...
ISIDORE, criant.
Mais du tout, du tout, c’est moi que je m’ai en allé !... M. Pleyel me renvoyer !... pas si bête... moi ! son meilleur ouvrier ! à preuve qu’il m’disait encore, il y a quinze jours, que si je voulais partir pour l’Algérie, où il doit établir une maison, il me donnerait un fameux pot de vin... mais plus souvent, il aurait fallu quitter sesœur... et j’ai refusé...
THÉRÈSE, s’oubliant.
Et tu as bien fait !
ISIDORE, l’interrompant et se mettant à genoux près d’elle.
Ah ! tu vois bien !... j’ai bien fait de taper l’Anglais, j’en étais sûr...
THÉRÈSE.
Mais du tout... ce n’est pas ça... et je suis très en colère...
ISIDORE, à genoux et la câlinant malgré elle.
Ah ! petite sœur ! ah ! maman sesœur !... un jour de Sainte-Thérèse !... on rit, on chante, on folâtre... mais on ne gronde pas !... tiens, veux-tu m’ficher des calottes... ça t’soulage ra... va ferme, j’me défends pas !... fiche-moi des calottes... mais fiche donc, mais fiche donc !
Thérèse sourit.
ah ! t’as ri... t’as ri...
THÉRÈSE, se défendant.
Mais...
ISIDORE.
T’as ri... j’te dis qu’t’as ri... tu me pardonnes mon Anglais... j’te pardonne de m’avoir grondé... les torts sont égaux... nous sommes quittes... une... deux... enlevé !...
Il se relève et l’embrasse à plusieurs reprises.
ÉTIENNE, riant à part.
Il en est venu à bout !...
THÉRÈSE.
Fou que tu es !...
Alfred paraît.
mais finis donc... c’est M. Alfred !...
Elle passe à gauche.
Scène VIII
THÉRÈSE, ISIDORE, ÉTIENNE, ALFRED
ISIDORE.
Mon avocat ! trop tard !... c’est moi qu’a plaidé... l’affaire est entendue... la cause est gagnée !... bonjour, mon avocat, bonjour, mon défendeur !...
Il va à lui.
ALFRED.
Bonjour, mon cher Isidore.
ÉTIENNE, à part, avec humeur.
Celui-là, je m’en s’rais ben passé.
ALFRED, à Thérèse, en lui présentant un bouquet.
Permettez-moi, Mademoiselle, de joindre mes veux aux vœux de ceux qui vous aiment !...
ÉTIENNE, à part.
V’là qu’il commence ses phrases...
THÉRÈSE, ravie.
Ah ! le beau bouquet !...
Elle l’admire.
ÉTIENNE, à part.
Le mien était mieux que ça !... il était plus gros, d’abord...
ALFRED.
Ne suis-je pas indiscret, en osant me joindre à cette fête de famille ?...
ISIDORE.
Indiscret... jamais !... tout l’monde ici est heureux de vous voir...
ÉTIENNE, à part, avec humeur.
Oh !... tout l’monde...
Il remonte au fond.
THÉRÈSE.
Ah ! oui ! une véritable fêle, car j’ai revu ma sœur...
ALFRED.
Votre sœur ?...
THÉRÈSE.
Une sœur dont je suis fière !...
ISIDORE.
Et dont je suis frère !
THÉRÈSE.
Et que je veux vous présenter...
ISIDORE.
Oui, c’est ça, va la chercher...
À peine Thérèse est-elle entrée dans la chambre où est Louise, qu’Isidore s’approche vivement d’Alfred.
ISIDORE, bas.
À nous deux... vite... mon billet ?...
ALFRED, de même.
Je n’ai pu l’escompter...
ISIDORE.
Ah ! fichtre !...
ALFRED.
Celui qui vous l’a remis est un misérable... la signature est fausse !...
ISIDORE.
Fausse !...
À part.
oh ! Rabourdin !...
ALFRED, tirant un papier de sa poche.
Le voici !...
ISIDORE, le lui prenant des mains et le cachant dans la sienne à la vue de Thérèse.
Chut !...
Scène IX
ISIDORE, ÉTIENNE, ALFRED, LOUISE, amenée par THÉRÈSE
THÉRÈSE, amenant Louise par la main et la faisant passer devant elle.
Oui, chère Louise, le défenseur de notre frère, M. Alfred de Varennes...
ALFRED, reconnaissant Louise.
Qu’ai-je vu !...
LOUISE, reconnaissant Alfred.
Lui ?
ISIDORE, venant entre Alfred et Louise.
Quoi donc !...
ÉTIENNE, revenant.
Qu’est-ce que c’est ?...
THÉRÈSE, étonnée.
Vous connaissez ma sœur ?
ALFRED, se remettant.
J’ai eu l’honneur de faire de la musique avec Mademoiselle... au château de Pont-le-Vieux, près d’Orléans... où je me trouvais avec mon père...
ISIDORE, joyeusement.
Tiens, tiens, tiens, tiens... comme on s’rencontre !...
À Louise.
Tu connais mon défendeur ?... et son brave homme de père aussi ?... en voilà un vénérable vieux... et pas fier quoique président... et crânement musicien... à preuve qu’il venait causer avec moi, des heures entières, quand j’ai été chez lui... à deux pas d’ici... car nous sommes voisins... j’y allais pour raccommoder vot’ piano, monsieur Alfred... (fameuse épinette, par parenthèse...)
Avec importance.
nous causions Mozart, Haydn, Beethoven, et autres... si bien qu’un jour, je lui ai dit, tout franchement : « Monsieur, quand on habite, comme vous, la maison Pleyel, il n’est pas permis d’avoir chez soi un chaudron de c’numéro là... c’est trop grand pour la cuisine, et trop mesquin pour le salon !... V’là mon opinion... »
THÉRÈSE, passe en faisant signe à Isidore de se taire. Alfred vient à elle. Isidore remonte à droite vers Benjamin qui rentre de sa chambre.
Comment, monsieur Alfred, vous connaissez ma sœur... et vous ne m’en avez jamais rien dit...
ALFRED.
J’ignorais que Mademoiselle fut votre sœur... le nom qu’elle portait au château de Pont-le-Vieux...
THÉRÈSE, vivement, avec embarras.
Ah ! c’est vrai... le nom de notre mère !...
ÉTIENNE, à part.
À cause du voisinage d’Orléans...
ISIDORE, qui est redescendu à droite et a ouvert le papier qu’Alfred lui à remis, le lit à part pendant qu’Alfred cause avec Thérèse.
« Puis-je vivre loin de vous ?... ne dois-je pas être votre femme ?... » Quel diable de chiffon m’a-t-il donné là ?
Il se rapproche d’Alfred.
BENJAMIN, qui regardait à la fenêtre.
Ma sœur, est-ce que nous n’allons pas voir Guguste à sa pension ?
THÉRÈSE.
Si, vraiment... et de là au Jardin-des-Plantes... Étienne, vous serez des nôtres ?
ÉTIENNE.
Ah ! quel bonheur !
Il remonte vers elle.
Benjamin saute de joie et Étienne remercie Thérèse.
ISIDORE, bas à Alfred.
Dites donc, ce n’est pas un billet de commerce, ça, c’est un billet doux...
ALFRED.
Ciel !
À part.
une lettre de Louise !
ISIDORE, riant.
C’est d’une maîtresse, hein ?
ALFRED, troublé.
Non, non, ne croyez pas...
ISIDORE.
Ah ! que je suis bête ! ça parle mariage...
ALFRED, de même.
Certainement... je...
ISIDORE.
Après ça, n’y a pas d’affront... j’ai pas vu la signature...
Il remonte vers Étienne qui a passé à droite.
ALFRED, remettant la lettre dans sa poche, à part.
Dieu soit loué !
Ce jeu de scène, quoique très vif, a été remarqué de Thérèse.
THÉRÈSE, à Étienne et Benjamin.
Allons, courez vous habiller... Monsieur Alfred... je n’ose pas vous inviter...
ALFRED.
Ce serait un grand plaisir pour moi, Mademoiselle, mais une affaire importante...
Il traverse à gauche.
LOUISE, à part.
Et je n’ai pu lui parler !
Ensemble.
Air : Poule de la jolie fille de Gand. (Bohémienne de Paris.)
THÉRÈSE, ISIDORE, BENJAMIN.
Pour cette fois { l’on vous tient quitte,
{ je
Puisqu’il vous faut partir,
Mais songez que { l’on vous invite
{ je
À bientôt revenir.
ÉTIENNE.
Moi, sans regret, je le tiens quitte
Et le laisse partir ;
Car je vois finir sa visite
Toujours avec plaisir.
ALFRED.
C’est à regret que je vous quitte,
Mais il me faut partir !
Bientôt, puisqu’ici l’on m’invite,
Je saurai revenir.
LOUISE, à part.
Cachons le trouble qui m’agite,
En le voyant partir ;
En ces lieux où chacun l’invite,
Pourra-t-il revenir ?
ÉTIENNE, à Benjamin.
Allons, vite à notre toilette.
THÉRÈSE, à Benjamin qu’elle conduit à sa chambre arec Étienne.
Fais-toi beau pour ma fête.
ISIDORE, à part, à l’avant-scène.
Ah ! si tu m’as mis dans l’pétrin,
Gare à toi, Rabourdin !
Trémolo à l’orchestre. Alfred se rapproche de Louise comme pour la saluer, et lui dit à voix basse.
ALFRED.
Ici, à trois heures !... je reviendrai !
Thérèse redescend.
Reprise de l’ensemble.
Tout le monde sort, excepté Isidore et Louise restée pensive. Thérèse a reconduit Alfred.
Scène X
LOUISE, ISIDORE, THÉRÈSE
ISIDORE, à part.
Avec tout ça, j’ n’ai pas mon argent... comment payer les amis... si j’en demandais à p’tite sœur... il faudrait lui dire que j’ai joué, que j’ai vu Rabourdin... non... j’trouverai un autre moyen.
Il va pour sortir.
THÉRÈSE, l’arrêtant.
Ou vas-tu donc ?
ISIDORE.
J’ai une affaire... un piano dont on m’a parlé...
THÉRÈSE.
De l’ouvrage... tant mieux !... mais avant, écoute un peu ici.
Elle le prend par le bras.
que te disait donc M. Alfred ?
Louise écoute.
ISIDORE.
M. Alfred ?
THÉRÈSE.
Qui... là... tout à l’heure...
ISIDORE.
Oh ! des bêtises !
Il veut sortir.
THÉRÈSE.
Mais attends donc ! dis-moi c’que c’est...
ISIDORE.
Des bêtises, j’te dis... ça ne r’garde pas les jeunesses... qui n’ont pas l’âge.
THÉRÈSE, prenant son bras.
Oh ! je t’en prie !
LOUISE, prenant l’autre bras.
Oh ! oui, dis-nous le... mon bon petit frère !
ISIDORE, entre elles deux.
Oh ! mais sont-elles curieuses !... sont-elles curieuses !
THÉRÈSE.
Parle donc !...
Avec impatience.
Je le veux !
LOUISE.
Eh bien !...
ISIDORE.
Eh bien !... vous n’me vendrez pas !... il s’agit d’amourette... il va se marier !
Elles lui lâchent le bras toutes deux.
THÉRÈSE, à part.
Se marier !
LOUISE, à part.
Lui !
ISIDORE.
Là... êtes vous contentes ?... à présent, maman sesœur, je vas à mes affaires !...
À part en retroussant sa manche.
J’vas m’expliquer avec Rabourdin.
Il sort en fredonnant une phrase de Robert-le-Diable.
Ah ! l’honnête homme !
Faut que j’l’assomme...
Scène XI
LOUISE, THÉRÈSE
LOUISE, tombant sur une chaise près du secrétaire, et la main sur son cœur.
Ah ! je me sens mourir !
THÉRÈSE, courant à sa sœur.
Louise ! ô mon Dieu ! qu’as-tu donc ?... Louise !... mais réponds-moi !...
LOUISE, fondant en larmes.
Ah ! ma sœur ! je suis bien malheureuse !
THÉRÈSE.
Malheureuse !... oh ! mais à présent, te voilà près de moi... tu me diras tout, n’est-ce pas !
LOUISE.
Oh ! je n’oserai jamais !
THÉRÈSE, très tendre, s’asseyant près d’elle sur une chaise qu’elle prend à côté du secrétaire.
Louise, je ne suis donc plus ta sœur... ta meilleure amie ?... Autrefois, tu me disais tous tes chagrins... je savais essuyer tes larmes... Louise, ma Louise, ne suis-je donc plus ta mère ?
LOUISE.
Oh ! toujours ! toujours ! eh bien ! tu sauras tout.
THÉRÈSE, s’asseyant près d’elle.
Oui, parle... parle sans crainte... là... sur mon cœur...
LOUISE.
Dans ce château, où j’étais allée, presque malgré toi, les fêtes, les plaisirs ce succédaient chaque jour ; et moi je les voyais sans les partager !... personne ne faisait attention à moi !... un soir, on donnait un bal... assise dans l’endroit le plus obscur du salon, je regardais danser toutes ces heureuses jeunes filles... et malgré moi, je leur portais envie !... Oh ! non pas pour leur beauté, leurs richesses... mais elles avaient leurs amis !... leurs parents !... leur mère !... et moi, j’étais seule !... toujours seule !...
THÉRÈSE.
Oh ! je te comprends !... continue...
LOUISE.
Au milieu de mes plus tristes pensées, une voix murmura quelques mots à mon oreille... je ne compris pas d’abord... on m’invitait pour une contredanse...
THÉRÈSE.
C’était un jeune homme ?...
LOUISE.
J’étais si émue... si troublée !... je ne sais pas ce que je lui répondis... il prit ma main... pendant mon hésitation, les quadrilles s’étaient complétés... nous ne pûmes trouver place... il revint s’asseoir près de moi... il y resta toute la soirée... depuis ce jour, je ne fus plus seule !... il était si aimable !... si bon !... il me montrait tant d’intérêt !... D’abord, il me parla d’amitié !...
Timidement.
et puis...
THÉRÈSE.
Et puis... d’amour ?... n’est-ce pas !
LOUISE.
Air : Voltigez, hirondelles. (F. David.)
Ah ! comment me défendre !
Près de lui, je tremblais !
Heureuse de l’entendre,
À cette voix si tendre
Je croyais, (bis.)
Je l’aimais !...
THÉRÈSE.
Alors, de mariage
Sans doute il te parlait ?
LOUISE.
Oh ! son tendre langage
Disait bien davantage...
Il disait (bis.)
Qu’il m’aimait !
Ce fut alors qu’il me donna cet anneau.
THÉRÈSE.
Que tu n’aurais jamais dû accepter !...
LOUISE.
Un jour, il partit !...ses lettres d’abord bien tendres... se refroidirent peu-à-peu... tandis que les miennes...
THÉRÈSE.
Tu lui répondais ! quelle imprudence !
LOUISE.
Enfin, il y a un mois... il cessa de m’écrire tout-à-fait... le désespoir me prit... et je suis partie, Thérèse... et je suis revenue près de toi, car j’espérais encore !... Mais maintenant, tout est fini...
Elle se lève.
il m’a oubliée !... il ne m’aime plus !...
THÉRÈSE, vivement et se levant aussi.
Toi si jeune !... si charmante !... oh ! non, il ne t’a pas oubliée !...
LOUISE.
Oh ! j’en mourrais d’abord !
THÉRÈSE.
Mourir !... oh ! je le verrai... je lui parlerai... puisque tu lui écrivais, tu sais sa demeure et je veux...
LOUISE.
Mais... tu le connais...
THÉRÈSE.
Moi !... qui donc ?... qui donc ?...
LOUISE, se cachant dans le sein de sa sœur.
C’est... monsieur Alfred !
THÉRÈSE, se reculant.
Alfred !... malheureuse !...
LOUISE, suppliante.
Ma sœur !... mais ma sœur !...
THÉRÈSE, la repoussant.
Ah ! laissez-moi !... laissez-moi !...
Scène XII
LOUISE, THÉRÈSE, ÉTIENNE, en toilette
ÉTIENNE, très agité.
Mamzelle Thérèse !...
THÉRÈSE.
Que voulez-vous ?... qu’y a-t-il ?...
ÉTIENNE.
Mon Dieu !... mamzelle, qu’avez-vous ?...
THÉRÈSE.
Rien ! je n’ai rien... enfin, que m’voulez vous ?
ÉTIENNE, troublé.
Pardon, Mamzelle... c’est Isidore !... j’l’ai vu...
THÉRÈSE, impatiente.
Eh bien ! achevez donc...
ÉTIENNE, très troublé.
Et l’autre lui disait : c’est pas ma faute !... j’ai été trompé comme toi... mais viens, c’soir... la partie s’ra chaude... et nous nous rattraperons !
THÉRÈSE.
Il joue !... il se déshonore !... oh ! le malheureux !
ÉTIENNE.
Puis, il l’a entrainé dans un café... et...
THÉRÈSE.
Mais qui ?... qui donc ?...
ÉTIENNE.
Rabourdin, mamzelle... est-ce que je n’vous l’ai pas dit ?
THÉRÈSE, avec force.
Rabourdin !... son mauvais génie !... il le revoit... il me trompait !... lui aussi !... ce n’est pas assez de sa sœur !...
ÉTIENNE.
Hein !
THÉRÈSE.
Il faut encore que le frère !
ÉTIENNE.
Comment !... mamzelle Louise !
LOUISE, tombant à genoux.
Ma sœur ?... ma sœur ! pardonne moi !
ÉTIENNE.
Ah ! mamzelle je n’sais pas de quoi elle est coupable !...mais voyez comme elle pleure !... comme elle vous supplie ! faut être indulgente, quand on est mère...
Il passe derrière Thérèse, et montrant le portrait.
Celle-là savait pardonner !
THÉRÈSE.
Ma mère !
ÉTIENNE
Air : Te souviens-tu !
Rappelez-vous sa bonté, ses alarmes,
Pour ses enfants son amour précieux ;
Ell’ ne savait pas résister aux larmes,
Celle qui prie aujourd’hui dans les cieux.
S’il le fallait, ferme et parfois sévère.
Ell’ pardonnait sans jamais se lasser !...
THÉRÈSE, faisant un pas vers le portrait.
Ah ! oui, c’était une bien bonne mère !
ÉTIENNE.
Et vous avez juré d’la remplacer !
THÉRÈSE, Louise et lui tendant les bras.
Louise !...
LOUISE, qu’Étienne a relevée s’y jetant.
Ah !
THÉRÈSE, la serrant dans ses bras.
Mon enfant !... mon enfant !...
ÉTIENNE, pleurant.
Son enfant !... Et dire que quand elle en aura... des vrais, elle les aimera comme ça.
Soupirant.
Ah !...
Trois heures sonnent.
LOUISE.
Trois heures !
THÉRÈSE.
Qu’as-tu donc ?
LOUISE.
Il va venir !...
THÉRÈSE.
Lui !
LOUISE.
Il me l’a dit...
THÉRÈSE.
Eh bien ! je le recevrai.
LOUISE.
Toi ?
THÉRÈSE.
Mais il ne faut pas qu’il te voie... Étienne, mon bon Étienne, emmenez ma sœur... par le petit escalier... chez vous... elle vous dira tout... partez !...
ÉTIENNE.
Oui, Mamzelle ; mais si vous voyez Isidore...
THÉRÈSE.
Soyez tranquille, Étienne, vous m’avez rappelé mes devoirs... je les remplirai... je les remplirai tous.
Étienne et Louise sortent par la chambre de Benjamin.
Scène XIII
THÉRÈSE, seule
Il va venir... quelle épreuve !... Ô ma mère, inspire-moi ce qu’il faudra lui dire... et surtout, soutiens mon courage !... Allons, essuyons mes larmes... ce sont les dernières que me coûtera cet amour... c’est lui !
Elle s’assied vivement et tourne le dos à la porte.
Scène XIV
THÉRÈSE, ALFRED
ALFRED, à part, posant son chapeau sur un fauteuil, au fond.
Louise !... elle est restée.
Haut.
Chère Louise, combien je vous remercie !...
Thérèse se lève en souriant.
Ciel ! Thérèse !
THÉRÈSE, avec douceur.
Oui, c’est moi, Monsieur Alfred !... mais pourquoi donc vous troubler ainsi ?... louise m’a tout confié...
ALFRED.
À vous ?
THÉRÈSE.
Sans doute !... est-ce qu’une mère ne doit pas tout savoir ?... mais soyez sans crainte,
Souriant.
je suis une mère indulgente.
ALFRED.
Eh ! quoi ! mademoiselle Louise vous a dit ?...
THÉRÈSE.
Que vous aviez juré de l’aimer toujours... qu’elle avait cru à vos serments... et ils étaient sincères, n’est-ce pas ?
ALFRED.
Oui, Thérèse, oui, j’ai sincèrement aimé votre sœur !... jusqu’au jour où une autre...
THÉRÈSE.
Une autre...
ALFRED.
Que je ne connaissais pas alors mais mon cœur n’a pu se défendre de l’admirer... de l’aimer, quand je l’ai vue si simple et si noble dans son sublime dévouement... et cette autre, c’est...
THÉRÈSE, très vivement.
Arrêtez, Monsieur, arrêtez, je ne dois pas, je ne veux pas la connaître.
ALFRED.
Mais...
THÉRÈSE.
Oh ! non, vous ne pouvez pas l’aimer plus que Louise ! vous êtes honnête homme Monsieur Alfred, et si vous aviez vu comme votre long silence a déjà tourmenté son cœur, si vous saviez quelles larmes !... quel désespoir ferait naître votre abandon...
ALFRED, avec chaleur.
Pauvre Louise !...
Plus froidement.
mais ce n’est pas elle qui doit assurer le bonheur de ma vie...
THÉRÈSE, l’interrompant.
Et qui donc est plus digne de devenir votre femme ?... celle que vous croyez aimer...
ALFRED.
Que dites-vous ?...
THÉRÈSE.
Celle-là ne peut avoir les grâces charmantes de Louise... ce n’est peut-être, comme moi, qu’une pauvre fille sans éducation, sans talents... dont l’esprit n’a pas été cultivé comme celui de ma sœur... tandis qu’elle, tout le monde en sera fier dans votre famille ; et vous serez heureux de l’avoir pour femme, car elle vous aime bien !
ALFRED.
Mais j’espérais l’amour d’une autre, j’avais cru lire dans ses yeux, qu’un jour, peut-être, elle m’aimerait.
THÉRÈSE.
Et quand il serait vrai qu’elle eût été touchée de vos soins, pourrait-elle accepter un cœur qui s’est déjà donné... des serments que vous auriez trahis pour elle... ne devrait-elle pas rejeter un amour qui ferait le malheur d’une autre ? Non, Alfred, non, elle ne doit être pour vous qu’une sœur tendre et dévouée, prête à soutenir votre courage, afin de vous dire, un jour. Mon ami, notre Louise est heureuse, mon ami, nous avons fait notre devoir.
ALFRED.
Thérèse !...
THÉRÈSE.
Voilà ce qu’elle vous dirait, j’en suis sûre, si elle était là... car voilà ce que... j’aurais dit, moi... si c’était moi que vous aimiez à sa place...
ALFRED.
Ah !... lorsque je vous entends, c’est votre raison qui éclaire la mienne... lorsque je vous vois, lorsque je vous parle, je n’ai plus d’autre volonté que la vôtre !...
THÉRÈSE.
Ainsi, vous tiendrez vos serments ?...
ALFRED.
Je vous le promets... et dans ce moment même, je cours me jeter aux pieds de mon père ; je lui avouerai mes torts... il verra mon repentir, je lui dirai : Mon père, donnez la moi, pour qu’elle me pardonne, donnez-la moi, pour que je sois heureux !...
THÉRÈSE.
Ah ! c’est bien... c’est bien !...
Air du Ramoneur (Masset.)
Merci ! merci !
Ah ! vers votre père
Courez, et j’espère
Pouvoir ici
Dire à mon frère
Merci ! merci !
Alfred va prendre son chapeau.
À part.
Doux espoir ! moment plein de charmes !
Pour toi, je m’immole, ô ma sœur !
Haut.
Dans mes yeux vous voyez des larmes,
Ce sont des larmes de bonheur !
Voulez-vous que je sois joyeuse ?
Promettez-moi, je vous croirai,
Que vous rendrez Louise heureuse,
C’est encor moi qui vous dirai...
Merci ! merci !
Mais partez mon frère
Partez et j’espère
Vous voir ici
Dire en bon frère :
Merci ! merci !
Alfred sort.
Scène XV
THÉRÈSE, LOUISE
THÉRÈSE, allant à la porte.
Viens, viens, Louise...
LOUISE, tremblante.
Eh bien ! ma sœur ?...
THÉRÈSE.
Plus de tristesse, plus de larmes... il t’aime, il t’aime toujours...
LOUISE.
Mais... ce mariage...
THÉRÈSE.
C’était avec toi !... tu seras sa femme, te dis-je, et, dans ce moment, il est allé demander le consentement de son père...
LOUISE.
Se peut-il !... oh ! Thérèse... que je suis heureuse ! et comme je t’aime !...
Elle l’embrasse.
THÉRÈSE, avec intention.
Ah ! oui !... embrasse-moi bien... dis-moi que tu m’aimes... dis moi surtout que tu es heureuse !
ISIDORE, chantant sur l’escalier.
Amis, amis, la lune va paraître,
Employons bien la nuit qui fuit sans bruit.
LOUISE.
C’est Isidore !...
THÉRÈSE.
Ah ! je l’avais oublié !...
Scène XVI
THÉRÈSE, LOUISE, ISIDORE
ISIDORE, un peu gris.
Ah ! ah ! y a du monde !... bonjour les petits agneaux !...
LOUISE, à part.
Ah ! mon Dieu ! qu’a-t-il donc ?...
THÉRÈSE, à part.
Allons, il faut de la fermeté !
Elle va à la porte, la ferme, et retire la clef.
ISIDORE.
Tiens ! pourquoi que tu fermes la cage ?
THÉRÈSE, venant s’asseoir à sa table.
Parce que je ne veux pas que tu sortes, apparemment...
ISIDORE.
Tu ne veux pas ? bonjour, mon maître !... et pourquoi que tu prétends m’inclure ?
THÉRÈSE, tout en travaillant.
Parce que tu as manqué à ta parole... parce que tu as revu Rabourdin... que tu veux aller le retrouver... et que je ne le veux pas...
ISIDORE.
Des bêtises !... qu’est-ce qui l’a dit cela ?... monsieur... la vertu ?... je l’raboterai ! j’viens seulement t’dire un mot... et puis, en route... j’ai affaire dehors...
Criant.
Porte, s’il vous plaît.
THÉRÈSE.
Je te dis que tu resteras, et tu resteras.
LOUISE.
Oh ! ma sœur ! prends garde !...
ISIDORE.
Ah ! bon !... ah ! bien !... v’là que je suis revenu en nourrice ?... alors, passe moi mes lisières... mets-moi mon bourrelet... fais-moi de la bouillie...
Il chante.
À peine au sortir de l’enfance !
Criant.
Porte, s’il vous plaît !...
Silence.
comment !... rien !... néant !... personne !...
À tue-tête.
porte, s’il vous plaît... on m’attend.
THÉRÈSE.
Rabourdin, n’est-ce pas ?...
ISIDORE, qui s’est monté, éclate.
Eh ben ! oui !... ça m’embête à la fin... oui, c’est Rabourdin... mon ami, mon compagnon chéri... Rabourdin, qui veut m’enrichir.
THÉRÈSE.
En jouant ?...
ISIDORE.
Eh ben ! après !... c’est plus amusant que d’travailler !... voyons, tu ne veux pas m’ouvrir la porte ?...
Silence.
une fois... deux fois... trois fois...
LOUISE, effrayée et allant à lui.
Mon frère !...
ISIDORE.
Non !... alors, tant pire !...
Il va à la porte, et d’un coup de poing fait sauter la serrure.
v’lan !...
LOUISE.
Ah !...
Elle se refugie près de Thérèse, qui est restée immobile.
ISIDORE.
Cinq sous d’gagnés... plus besoin de serrurier !...
Se posant et chantant à tue-tête.
D’Altorf les chemins sont ouverts !...
Suivez-moi !...
pas encore !...
Revenant à Thérèse.
Maintenant, c’est pas tout... il m’faut de l’argent... j’en ai pas... t’en as... tu vas m’en donner...
THÉRÈSE.
Moi !...
Elle traverse, et va ranger de la musique sur le haut du secrétaire.
ISIDORE.
Comme me l’a fort bien dit Rabourdin, si ta sœur a fait des héritages, tu dois en accepter ta part...
LOUISE, à Thérèse.
Que dit-il ?
THÉRÈSE, froidement et remontant au fond avec Louise.
Tu es fou !... je n’ai point d’argent...
ISIDORE, passant près de la table.
T’en as... t’en as beaucoup... j’suis généreux... je n’t’en demande qu’un peu, et j’te donne tout l’reste...
THÉRÈSE.
Je te dis que tu t’es trompé...
ISIDORE.
Du tout... et la preuve...
Montrant le secrétaire et faisant un pas pour y aller.
la preuve... c’est qu’il est là... ah !
THÉRÈSE, s’élançant.
Arrête !... malheureux !...
ISIDORE.
Je l’savais bien... cachottière !...
THÉRÈSE.
Eh bien ! oui !... il y a là de l’argent... de l’argent gagné par quatre années de travail... de l’argent que j’ai amassé peu à peu... depuis le jour où nous avons perdu notre mère !...
LOUISE et ISIDORE.
Notre mère !...
THÉRÈSE, doucement et avec larmes.
Depuis ce jour, où voulant vous voir tous une dernière fois, elle me dit : « Thérèse... je sens que je m’en vais... mes enfants... amène-les moi ! » Je vous conduisis dans sa chambre... vous ne connaissiez pas encore la perte que vous alliez faire !... Toi-même, Isidore, qui étais l’aîné, tu ne la comprenais pas... et puis, après vous avoir fait promettre à tous de m’aimer... de m’obéir...
Air : Mon bien-aimé. (du Désert.)
Au Ciel elle fit sa prière...
Nous bénit de sa main tremblante...
Me dit : Thérèse, sois leur mère !...
Et puis... sa voix... tomba... mourante !
Alors, on vous emmena tous... et moi, je restai seule avec elle, épiant son dernier regard, ses dernières paroles !... Je l’entendis murmurer ces mots : « leur père !... une faillite !... pour eux... le déshonneur... toujours ! » et puis... elle expira !...
LOUISE, sanglotant.
Pauvre mère !...
THÉRÈSE.
Ah ! oui !... pauvre mère !... car elle mourait avec un désespoir dans le cœur !... mais... j’avais tout compris... moi... et me jetant à genoux devant celle qui ne pouvait plus m’entendre sur la terre, mais qui m’écoutait dans le ciel... je jurai, si Dieu m’en donnait la force et le courage, d’accomplir tout entier son dernier vœu !... sa dernière pensée !... c’est alors que je me suis mise à l’ouvrage... je me disais : mon frère m’aidera un jour, et je travaillais en attendant, mais j’attendais vainement... n’importe, je ne perdais pas courage !... chaque jour, chaque semaine, en voyant augmenter mon trésor... en vous pressant autour de moi, je m’écriais : « Mère, tu le vois, je tiens ma promesse !... ils sont vêtus, nourris, tendrement aimés... et plus encore... bientôt ils auront un nom pur, sans tache !... » et je comptais mon argent avec joie... et je le regardais avec j’étais devenue avare !... avare, pour racheter le nom de notre père !...
ISIDORE, qui s’est dégrisé peu-à-peu.
Comment !... c’était...
THÉRÈSE, ouvrant le secrétaire et montrant le coffret.
Et tu viens me demander cet argent !... eh bien ! tiens, le voilà !... c’est l’honneur de tes frères, de ta sœur !... c’est l’honneur de ton le donc, maintenant, et vas le jouer... vas le jouer, si tu veux !...
ISIDORE, regardant le coffret d’un air égaré.
Tout ça... tout ça... gagné par toi !... mais la somme n’est pas complète !... oh !... moi aussi je veux gagner ma part !
Il prend le coffret et l’emporte en courant.
THÉRÈSE.
Ah !... que va-t-il faire !...
LOUISE, au fond.
Isidore !... mon frère !... mon frère ! il ne m’écoute pas !...
Allant regarder à la fenêtre.
Ah !... là bas il disparait en courant !...
THÉRÈSE, tombant sur une chaise près du secrétaire.
Le malheureux !... il va jouer !...
LOUISE, désolée.
Ah ! ma sœur ! tu nous as tous perdus !...
Scène XVII
THÉRÈSE, ÉTIENNE, entrant en courant, LOUISE
ÉTIENNE.
Mon Dieu ! Mamzelle Thérèse... qu’est-il donc arrivé ?... Isidore... je l’ai vu tout à l’heure... au détour de la rue... il tenait votre coffret...
THÉRÈSE.
Mon coffret... comment savez-vous ?...
LOUISE, en larmes.
Oui... l’argent de ma sœur... il a tout emporté !...
ÉTIENNE.
Ah ! malheureux !... c’est ma faute !...
THÉRÈSE, se levant.
Votre faute !...
ÉTIENNE, hors de lui.
Oui... ce matin... il m’a vu... là...
THÉRÈSE.
Que dites-vous !...
ÉTIENNE.
Oh ! j’vous l’aurais dit plus...tard bien sûr... je vous aimais tant, Mamzelle j’espérais, toujours... je m’disais : peut-être... un jour... elle consentira à devenir ma femme... alors, je vous aurais tout avoué...
THÉRÈSE.
Quoi donc ?
ÉTIENNE.
Vous m’auriez pardonné...
THÉRÈSE.
Pardonné ?...
ÉTIENNE.
Mais à présent... à présent... vous ne le voudrez plus !...
THÉRÈSE.
Au nom du ciel, Étienne... expliquez-vous...
Alfred paraît.
Ah !... M. Alfred !...
Scène XVIII
THÉRÈSE, ÉTIENNE, LOUISE, ALFRED
ALFRED, s’élançant vers Louise.
Louise !
TOUS.
Monsieur Alfred !...
ALFRED.
Chère Louise !... oh’ je suis au comble de la joie !... j’ai vu mon père, il approuve mon choix.
THÉRÈSE.
Ah !...
ALFRED.
Oui, oui, Thérèse, oui ma sœur ! car il vous connait ! « Je ne veux que ton bonheur, m’a-t-il dit, je ne tiens pas à la fortune... que celle que tu épouses soit d’une famille honnête... que son nom soit sans tache... et je consens à tout... »
Mouvement des deux sœurs.
THÉRÈSE.
Il a dit cela ?...
LOUISE.
Oh ! mon Dieu !...
ALFRED.
Mais qu’avez-vous donc ?... pourquoi ce trouble... ces larmes ?...
THÉRÈSE.
Monsieur Alfred... il y a une heure, votre mariage avec ma sœur était le plus cher de mes vœux... et maintenant...
ALFRED.
Achevez...
THÉRÈSE.
Ce mariage est impossible !...
ALFRED.
Impossible !... et pourquoi ?... quand mon père a consenti à tout...
THÉRÈSE, avec désespoir.
Ah !... c’est que votre père... ne sait pas...
Scène XIX
THÉRÈSE, ÉTIENNE, LOUISE, ALFRED, ISIDORE
ISIDORE, entrant par la porte de droite.
Il sait tout, au contraire... et il consent... plus que jamais !...
Ensemble.
THÉRÈSE et LOUISE.
Mon frère !...
ÉTIENNE.
Isidore !
ALFRED.
Vous avez vu mon père !...
ISIDORE, avec volubilité.
Ah ! le digne homme !... le brave homme !... l’excellent homme !... nom d’un petit bon homme !... oui, que j’l’ai vu... un président, c’était mon affaire...
À Thérèse.
Je lui ai tout dit en deux mots... et lui aussi !
À Alfred.
Ah ! vous aimiez ma sœur, vous !... farceur de défendeur !...
À Thérèse.
Le père t’aime, il t’admire... Je lui ai conté tes vertus... il a compté tes écus... Ah ! Dieu ! qu’y disait c’est y possible !...
À Alfred.
Il a larmoyé... j’ai larmoyé !... Il m’a embrassé !...
À Thérèse.
Il connaît le syndic d’Orléans, il arrangera l’affaire...
À Louise.
Il t’achètera un Pleyel, il m’l’a promis... il est heureux !... il est joyeux... il vous unit... il vous bénit... et moi aussi !...
Il fait le geste.
Chantant.
Ah !quel beau jour !...
À Étienne.
C’est de moi, ça, petit !...
ALFRED, à Louise.
Louise, nous serons donc heureux !...
THÉRÈSE.
Quoi !... cet argent... tu l’as porté... mais la somme n’était pas complète... il fallait six mille francs... et plus...
ISIDORE, revenant près d’elle.
Ah ! minute, ceci demande explication... qu’est-ce qui disait que j’étais un vaurien ?... je veux... deux mille francs, rien qu’ça !...
TOUS.
Deux mille francs !...
ISIDORE.
Le pot de vin que M. Pleyel m’offrait il y a 15 jours... il me le comptera en bons écus, et je les joindrai à tes 4 500 fr.
Thérèse va au secrétaire.
ÉTIENNE, lui serrant la main.
Tu feras ça, toi !... ah ! c’est bien !... c’est bien !...
THÉRÈSE, qui a regardé ce qu’elle avait écrit le matin.
Mais non, il n’y avait pas...
ISIDORE.
Il y avait 4 500 fr. j’en suis sûr...
ÉTIENNE, bas.
Tais-toi donc... tais-toi donc...
Thérèse le regarde, il reste embarrassé.
THÉRÈSE, à part.
Ah ! je comprends à présent ! Ah ! Étienne !
ISIDORE.
Et maintenant, plus d’noce, plus d’bamboche... plus d’Rabourdin... du travail et des voyages... à mort !...
Il chante.
Ah ! j’vas dans une autre patrie,
J’vas vendre des pianos !
À ces bons Moricauds !...
La Favorite...
THÉRÈSE.
Quoi ! tu pars ?...
ISIDORE.
Après la noce... pour l’Algérie... j’veux prendre Abd-et-Kader... par les oreilles !...
Il fait le signe de jouer du piano.
Taï ta di da, je le pince avec la marche des Tartares. Tu n’m’en veux pas, p’tite sœur, de m’être fourré dans ta belle action... nous sommes deux, v’là tout...
THÉRÈSE.
Tu te trompes, frère...
Souriant à Étienne et lui tendant la main.
Nous étions trois !...
CHŒUR.
Air Final du Domino.
Pour fêter { un’ sœur si chère
{ not’
Offrons tous, en ce beau jour
À not bon ang’ sur la terre
Nos bouquets et notre amour.