La Grande dame (Jean-François Alfred BAYARD)

Drame en deux actes, mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 24 octobre 1831.

 

Personnages

 

LA DUCHESSE DE NANGIS

LÉON DE JARSY

FERDINAND DUREUIL, secrétaire d’ambassade

AMÉLIE, sa femme

LAROCHE, vieux serviteur de Ferdinand, habit de ville

DOMESTIQUES en livrée

DU MONDE

 

La scène est, au premier acte, à Paris, dans l’hôtel de madame la duchesse de Nangis ; au second acte, à Verrières, dans la maison de campagne de madame Dureuil.

 

 

ACTE I

 

Un salon élégant ; porte au fond, portes latérales. Sur le devant, à droite, une table et des papiers ; à gauche, un petit guéridon.

 

 

Scène première

 

FERDINAND, LAROCHE

 

Au lever du rideau, Ferdinand, en robe de chambre, assis auprès de la table, lit un journal ; Laroche, de l’autre côté, est occupé à ranger.

LAROCHE, à part.

Il lit son journal, pourtant je voudrais bien lui parler.

Il s’approche.

Monsieur, monsieur...

FERDINAND.

Ah ! c’est toi, Laroche ! bonjour. Es-tu un peu reposé du voyage ?

LAROCHE.

Oui, monsieur, je n’y pense plus,

Avec intention.

et je ferais encore deux ou trois lieues avec plaisir.

Ferdinand continue à lire son journal.

Est-ce que monsieur compte rester à Paris ?

FERDINAND.

Non ; nous partons demain.

LAROCHE.

Pour Verrières ?

FERDINAND.

Pour Nangis.

LAROCHE.

Comment, monsieur !...

FERDINAND.

J’entends du bruit ; sors, laisse-moi.

LAROCHE, à part en sortant.

Pour Nangis !

 

 

Scène II

 

FERDINAND, ensuite LA DUCHESSE, en toilette du matin

 

FERDINAND, assis.

Comme c’est agréable de se voir dans le journal à son réveil, quand on voulait cacher son retour à tout le monde !

Air : On dit que je suis sans malice.

Plus de mystère... c’est terrible !
L’incognito n’est plus possible ;
Le secret, fût-il important,
Trente journaux, tambour battant,
À chaque nom un peu notoire,
Dispensent la vie et la gloire...
Et c’est d’autant plus généreux,
Qu’ils n’en gardent jamais pour eux.

C’est bien cela.

Lisant.

« M. Ferdinand Dureuil, attaché à l’ambassade de... a passé par Bruxelles. »

LA DUCHESSE, qui est entrée et s’est placée derrière le fauteuil de Ferdinand.

Parle-t-on de moi ?

FERDINAND.

De vous ? pas le moins du monde.

LA DUCHESSE.

Cependant j’étais du voyage.

FERDINAND, se levant.

Heureusement.

Lui baisant la main.

Bonjour, Emma ; comment vous portez-vous ce matin ?

LA DUCHESSE.

Très bien. Mais il me tarde de quitter Paris ; je crains qu’au bruit de mon arrivée une nuée d’importuns ne vienne s’abattre autour de moi ; au lieu qu’à Nangis, toujours seuls, ensemble, comme pendant notre voyage...

FERDINAND.

Oui, ce sera charmant.

LA DUCHESSE.

Pour vous surtout, qui ce matin étiez triste, rêveur.

FERDINAND, avec embarras.

Moi !... Trouvez-vous, Emma ?

LA DUCHESSE.

Qu’était-ce donc ?

FERDINAND.

Que sais-je ?

Changeant de ton.

Peut-être l’idée que vous alliez vous retrouver parmi tous ces adorateurs qui vous entouraient autrefois.

LA DUCHESSE.

Et auxquels je vous ai préféré... jaloux.

FERDINAND.

C’est vrai... En entrant dans le monde, la première personne que j’y vis, que j’y connus, ce fut vous. Je n’avais pas encore aimé ; mais je sentais la que mon heure était venue. Cependant vous étiez si belle, si imposante, entourée de tout l’éclat que donnent la grandeur et la fortune, comment vos regards pouvaient-ils s’abaisser jusqu’à moi, qu’on accueillait souvent avec dédain ?... Aussi je n’osais approcher, et j’enviais de loin le sort de tous ceux qui avaient l’audace de vous parler, que vous honoriez d’un mot, d’un coup d’œil... Jugez de mon trouble, le jour où je fus remarqué par vous dans un coin du salon ; j’étais muet, immobile ; je me soutenais à peine... « Nous souffrez ? » me dites-vous, et pourtant mon cœur battait de joie, mes yeux pétillaient de bonheur... Vous me fîtes asseoir auprès de vous ; vous m’aviez deviné... Et depuis ce jour, que de bonté pour ce pauvre jeune homme, sans nom, sans fortune, sans mérite !

Air du Piège.

Premier aveu, premier bonheur !
J’étais aimé, j’aimais aven ivresse,
Et pour jamais je vous donnai ce cœur
Qu’avait formé votre tendresse.

LA DUCHESSE.

Mon ami, c’est donc pour cela
Que j’y veux régner sans partage,
Car, je le sens, je tiens à ce cœur-là,
Comme l’on tient à son ouvrage.

FERDINAND.

Oh ! oui, c’est le vôtre ; mais alors, convenez-en, mon respect et ma timidité durent vous amuser beaucoup.

LA DUCHESSE.

J’aimais assez cela ; mais je vous aime mieux ainsi.

FERDINAND.

Et cet embarras que j’éprouvais, que j’éprouve quelquefois encore auprès de vous...

LA DUCHESSE.

Je ne m’en aperçois plus... mais ce qui est mal, très mal, c’est que vous soyez jaloux...

L’observant.

car moi aussi je pourrais l’être.

FERDINAND.

Vous !

LA DUCHESSE.

Mais, non, je ne le suis pas... Les promesses que vous m’avez faites, en partant pour la France, vous les tiendrez toutes ?

FERDINAND, baissant les yeux.

Oui, toutes.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! je tiendrai les miennes... et déjà j’ai parlé, j’ai écrit pour cette place que tant d’autres demandent et que nous obtiendrons. N’est-ce pas la ce que vous voulez ?

FERDINAND.

Ah ! que vous êtes bonne ! Je l’avoue, tous ces jeunes gens au milieu desquels vous m’avez jeté sont si fiers de leur nom ou de leur titre, leur orgueil est quelquefois si humiliant, qu’ils m’ont rendu ambitieux. Il y avait surtout monsieur Léon de Jarsy, ce petit fat, qui se permettait de vous faire la cour et de me regarder avec un air de mépris. Je crois vraiment que s’il n’eût pas quitté l’ambassade, je me serais donné le plaisir de lui chercher querelle et de me couper la gorge avec lui, ne fût-ce que pour rétablir l’égalité entre nous.

LA DUCHESSE.

Y pensez-vous ?... mon cousin !

FERDINAND.

N’importe... Tous ces petits messieurs, je les déteste, et pour être vengé d’eux...

LA DUCHESSE.

Eh ! mais, ne l’êtes-vous pas déjà ?

Air : Il n’est pas temps de nous quitter.

D’abord, n’avez-vous pas mon cœur ?
De plus, si mon œuvre s’achève,
Ils liront dans le Moniteur
Qu’au-dessus d’eux je vous élève.
Place, amour, tout vous vengera.

FERDINAND.

Oh ! oui ; mais par malheur, je pense,
Le Moniteur ne leur dira
Que la moitié de la vengeance.

LA DUCHESSE, souriant.

Mais je l’espère bien... Adieu ; tout à l’heure je vous remettrai une lettre pour le ministre... le ministre lui-même. C’est convenu.

FERDINAND.

Ainsi, fortune, honneurs, espérances, je vous dois tout.

Laroche entre, portant l’habit de Ferdinand. Il le dépose sur le fauteuil auprès de la table.

LA DUCHESSE, à Laroche.

Ah ! Laroche, c’est vous ; approchez... Pourquoi avez-vous retenu Deschamps à qui j’avais ordonné de commander des chevaux pour Nangis ?

LAROCHE.

Permettez, madame, il les commandait pour ce soir.

LA DUCHESSE.

Que vous importe !

LAROCHE.

Monsieur m’avait dit : Demain.

FERDINAND.

En effet, je croyais...

LA DUCHESSE, à demi-voix.

Eh ! non, cela ne se peut pas... nous partons ce soir ; il le faut.

FERDINAND.

Mais...

LA DUCHESSE, avec impatience.

Je le veux.

FERDINAND, lui donnant la main.

Ce soir, madame la duchesse.

Il l’accompagne jusqu’à la porte de sa chambre.

LAROCHE, à part.

Toujours obéissant comme un écolier... au fait, c’est le sien.

 

 

Scène III

 

LAROCHE, FERDINAND

 

FERDINAND, se croyant seul.

Ce soir, déjà !... Lorsque j’arrive à peine à Paris, il faut la suivre à la campagne... Mais elle a tant d’amitié pour moi ! Cette lettre pour le ministre... cette place que j’espère... premier secrétaire d’ambassade !

LAROCHE, s’approchant.

Monsieur...

FERDINAND.

Ah ! tu étais là !... Qu’est-ce ? que me veux-tu ?

LAROCHE.

Il paraît que vous ne pouvez pas rester à Paris jusqu’à demain... c’est décidé.

FERDINAND.

Tu le vois bien.

LAROCHE.

Et vous allez à Nangis ?

FERDINAND.

Je te l’ai dit.

LAROCHE.

Et pourquoi pas à Verrières ?

FERDINAND.

Silence !

LAROCHE.

Non... c’est plus fort que moi... j’ai le cœur gros ; il faut que je parle... Vous vous fâcherez, vous me chasserez peut-être...

FERDINAND.

Toi, Laroche !... le vieil ami de ma famille ! toi qui ne m’as jamais quitté !

Air de la Robe et des Bottes.

Non, je n’ai pas un ami plus sincère,
Et les conseils sont tendres et discrets ;
Ce sont toujours ceux d’un ami, d’un père.

LAROCHE.

C’est donc pour ça qu’on ne les suit jamais.
J’écoute trop le zèle qui m’inspire...
Mais des sermons, j’ai, cela se conçoit,
Le droit d’en faire, et vous le droit d’en rire,
Et nous usons tous deux de notre droit.

FERDINAND.

Et si je voulais les écouter ?

LAROCHE.

Alors, monsieur, vous partiriez pour Verrières, non pas ce soir, non pas demain, mais aujourd’hui, à l’instant même... Oui, monsieur, il y a là quelqu’un qui gémit de votre absence, qui fait des vœux pour votre retour, qui vous aime...

FERDINAND.

Qui m’aime !... Non, non, ne me parle pas ainsi... Je ne la verrai pas... je l’ai juré !

LAROCHE.

Vous l’avez juré !... Mais elle a aussi reçu des serments ; les avez-vous tenus ?

Mouvement de Ferdinand.

Oh ! je le sais, ce mariage, ce n’est pas vous qui l’avez recherché. On voulait vous marier ; une jeune femme spirituelle et brillante vous eût arraché peut-être à l’empire de madame la duchesse ; elle vous en a choisi une autre ; elle avait ses raisons pour ça... et du moins, en donnant votre nom à une enfant simple, timide, d’une naissance commune, d’une éducation négligée, elle vous a enrichi sans vous perdre, et votre cœur lui est resté...

FERDINAND.

Mais, Laroche, y pensez-vous ? Madame de Nangis, en me mariant, pouvait-elle prévoir qu’Amélie serait toujours gauche et timide ?

LAROCHE.

Ah ! vous étiez plus juste envers elle lorsque après votre mariage elle nous parut à tous si bonne, si aimable... Je me souviens que vous me dites un jour avec émotion : « Ah ! Laroche ! je n’ai jamais été aimé ainsi ! »

Entre les dents.

La duchesse n’était pas là.

FERDINAND, qui est devenu rêveur.

Pauvre Amélie ! c’est vrai... que son amour était tendre, naïf !

LAROCHE.

Ça n’allait pas mal... aussi cane dura pas longtemps... Ce fut alors qu’on vous enleva à votre femme pour vous attacher à je ne sais quelle ambassade, à deux cents lieues de Paris. Il fallut partir seul... c’est-à-dire avec... l’autre ; et depuis dix- huit mois elle a bien regagné ce qu’elle avait perdu... Jamais despote...

FERDINAND, sortant de sa rêverie.

Malheureux ! que dis-tu ?

LAROCHE.

Je dis que c’est une despote... C’est tout simple ; une grande dame si belle, si adroite, si impérieuse, qui vous a reçu enfant, pour faire de vous un esclave... l’habitude de lui obéir, de ne voir que par ses yeux, de ne penser qu’après elle... Cet art de femme avec lequel elle entretient à la fois votre amour et votre respect...

FERDINAND.

Taisez-vous, je vous l’ordonne.

LAROCHE va prendre l’habit de Ferdinand, et le lui présentant froidement.

Voulez-vous passer votre habit ?

FERDINAND, ôtant sa robe de chambre et prenant l’habit que lui présente Laroche.

Madame de Nangis a pour moi l’amitié la plus tendre, la plus vraie... Sans elle, que serais-je ?

LAROCHE.

Ah ! c’est la grande raison ; avouez-le, monsieur, la fièvre du siècle vous a gagné... vous êtes ambitieux.

FERDINAND.

Ambitieux !... Eh bien ! oui, je le suis ; j’en conviens... Tout le monde grandit autour de moi ; je sens que mon obscurité me pèse. Repousserai-je la main qui m’élève, quand de nouveaux bienfaits...

LAROCHE.

Ses bienfaits... ce sont des chaînes.

FERDINAND, vivement.

Ne suis-je pas libre ?

LAROCHE.

Non pas de retourner à Verrières.

FERDINAND.

Brisons là... que ce soit fini... ne m’en parlez plus.

LAROCHE.

Moi, monsieur ! cela ne se peut pas.

FERDINAND.

Si je l’exige ?

LAROCHE.

Non, monsieur... c’est un ordre que vous pouvez vous donne à vous-même, par égard pour madame de Nangis ; mais moi, qui ne l’aime pas, Dieu merci ! je ferai tout pour nuire à ses projets, pour vous arracher de ses mains... je lutterai contre elle.

FERDINAND.

Laroche...

LAROCHE.

Je m’attacherai à vous comme un remords !

FERDINAND.

Laroche !...

LAROCHE.

Et croyez-vous donc que je n’aie jamais rougi de ma position ?

Air des Frères de lait.

Je devrais fuir... et je reste, au contraire,
Malgré vos torts, malgré ce que je vois !
Mais vous m’aimez, votre bonté m’est chère,
Et votre femme a confiance en moi...
Ce que je suis, à vous deux je le dois...
Je me dévoue à son repos, au vôtre,
Et j’ai l’espoir, moi qui suis pauvre et vieux,
De vous rendre heureux l’un par l’autre,
Pour m’acquitter envers vous deux.

Ferdinand lui prend la main avec impatience.

Et en attendant, elle serait bien aise de savoir de vos nouvelles... Si j’allais à Verrières ?

FERDINAND.

Non, te dis-je ; je ne veux pas qu’on sache mon retour... Amélie, moins que tout autre, et je te défends de l’en instruire.

LAROCHE, à part.

C’est fait.

 

 

Scène IV

 

LAROCHE, LA DUCHESSE, FERDINAND

 

LA DUCHESSE, entrant vivement.

Laroche, voyez... un tilbury entre dans la cour de l’hôtel, on me demande... Ne laissez pas monter... je veux être seule.

LAROCHE, à part.

Ah ! elle veut... Alors...

Il sort.

FERDINAND.

Une visite ! et qui donc ?

LA DUCHESSE.

Quelqu’un que vous n’aimez pas... le fat le plus indiscret...

FERDINAND.

Mais encore...

LAROCHE, rentrant et annonçant.

Monsieur Léon de Jarsy.

FERDINAND.

Léon !

LA DUCHESSE, à Laroche.

Je vous avais défendu...

Laroche sort.

 

 

Scène V

 

LA DUCHESSE, LÉON, FERDINAND

 

LÉON.

Ah ! bon Dieu ! belle cousine, que de peine pour arriver jusqu’à vous !

Il lui baise la main. À Ferdinand.

Ah ! monsieur...

Ferdinand salue.

LA DUCHESSE.

Et comment avez-vous su mon arrivée à Paris ? Je ne comprends pas...

LÉON.

C’est bien simple, pourtant... au ministère des relations extérieures... C’est là qu’on sait tous les secrets.

FERDINAND.

Ah ! monsieur le comte va donc encore quelquefois par là !... Je croyais que vous boudiez le nouveau gouvernement.

LÉON.

C’est vrai, je le boudais, nous le boudions tous... Pour mon compte, c’était bien naturel. Moi, d’abord, page de Sa Majesté Louis XVIII, héritier d’une des premières familles du royaume, pair en perspective, secrétaire d’ambassade sous Charles X, je ne pouvais pas venir m’encanailler avec vos héros de juillet.

FERDINAND, à part.

L’impertinent !

LÉON.

Aussi j’avais donné ma démission, et j’allais partir pour mes terres, avec tous les gentilshommes de ma famille, quand tout à coup il nous est venu des invitations, des promotions, des séductions de toute espèce. Ma sœur a dîné à la cour ; mon cousin, le grand imbécile de marquis, vous savez... a été nommé colonel ; mon oncle, le vieux duc, a conservé toutes ses pensions ; mon frère a dansé avec deux princesses ; moi, j’ai reçu la promesse d’une légation ; enfin, le moyen de résister ?... ma sœur a tourné, mon grand imbécile de cousin a fait comme elle, mon oncle n’a pas été plus inexorable, mon frère a fait le plongeon, et moi j’ai sauté le pas... les uns après les autres, comme les moutons de Panurge !... Que diable voulez-vous ?

Air du Carnaval.

Pourquoi bouder et se plaindre sans cesse ?
Puisque tout change, il faut prendre le vent ;
Et, noble ou non, il faut avec adresse
S’orienter et marcher en avant.
Chez nous, malgré le rang et la naissance,
À la fortune on ne tient pas rigueur,
Et tôt ou tard on suit, sans résistance,
Le mouvement qui mène à la faveur.

FERDINAND.

À la bonne heure !... c’est de la politique.

LÉON.

Oui, n’est-ce pas ? Oh ! nous sommes très forts sur la politique dans ma famille... Mais pardon, j’oubliais... Comment se porte M. le duc ?

LA DUCHESSE.

Mon mari !... bien... Je l’ai laissé à son ambassade, très  occupé des affaires de France.

LÉON.

Croit-il que nous ayons la guerre ?

FERDINAND.

Mais oui... il le croit.

LÉON.

Tant mieux ; ça va faire enrager mon cousin le colonel.

FERDINAND.

Il tient à la paix ?

LÉON.

Parbleu ! et il y compte ; ce n’est que pour ça qu’il a repris du service... Et à propos de service, j’en ai un à vous demander, belle cousine.

LA DUCHESSE.

À moi ?

LÉON.

Voici ce que c’est : M. le duc, qui ne se soucie ni de sa place ni des affaires, voulait revenir en France ; il avait donné sa démission.

FERDINAND.

Mais on l’a refusée.

LA DUCHESSE.

Et il reste.

LÉON.

Oui ; c’est vous qui l’avez décidé ; vous savez à quelle condition... c’est qu’on nommera à la place vacante de premier secrétaire un homme d’esprit, de talent, capable de porter tout le poids de l’ambassade, enfin, un homme supérieur... et j’ai pensé que cela pouvait convenir à quelqu’un de votre connaissance, et de la mienne.

LA DUCHESSE.

Et à qui donc ?

LÉON.

Comment ! à qui ?... mais à moi !

LA DUCHESSE, riant.

Vraiment !

FERDINAND.

À la bonne heure ! c’est de la modestie.

LÉON, le toisant.

La modestie ! mon cher, aujourd’hui, c’est la vertu des dupes et le mérite de ceux qui n’en ont pas d’autre. Au fait, peut-on mieux choisir ? Que diable ! j’ai l’ait mes preuves.

LA DUCHESSE.

J’ai entendu dire à mon mari que vous n’étiez bon qu’à embrouiller les affaires.

LÉON.

Eh bien ! pour un diplomate, ce n’est déjà pas si mal.

Air de la Foire aux places.

Oui, sous tous les ministères,
Ces principes sont sacrés ;
Voyez aux cours étrangères,
Les gens qui sont préférés,
Et dans tous les congrès,
Pour arranger les affaires,
Ne choisit-on pas ceux
Qui les dérangent le mieux ?

Et puis là-bas, près de M. le duc, il y a si peu de gens distingués ! 

À Ferdinand.

N’est-ce pas, mon cher ? Moi, je suis né, j’ai un nom ; ça fait très bien dans les cours étrangères, ça prouve que la France n’est pas tombée dans l’anarchie, et que les bons principes ont encore le dessus... J’ai déjà fait parler au ministre.

LA DUCHESSE.

Et il a répondu ?

LÉON.

Oh ! des mots, des fadaises : que j’étais trop jeune... et que d’ailleurs cela dépendrait de votre mari. Quant à cette raison, elle peut être bonne ; mais j’ai pensé qu’un mot de vous suffirait.

LA DUCHESSE.

Je le crois aussi.

Avec une intention marquée.

Ah ! monsieur Ferdinand, voyez donc un peu cette lettre que je viens d’écrire ; il faudrait vous en charger vous-même.

FERDINAND, prenant la lettre.

Air : Venez, mon père, ah ! vous serez ravi.

Puisqu’il le faut, j’obéis à l’instant ;
Vous le voulez, madame, je vous laisse.

LA DUCHESSE.

Hâtez-vous donc, monsieur, car le temps presse ;
Vous le voyez ici, c’est important.

LÉON, à Ferdinand.

Si je suis nommé, mon ami,
Je vous promets, quoi qu’il advienne,
Ma protection.

FERDINAND.

Grand merci.

À part.

Je ne lui promets pas la mienne.

Ensemble.

FERDINAND.

Pour vous obéir, à l’instant
J’y cours, madame la duchesse ;
Car, je le vois bien, le temps presse,

Et le message est important.

LA DUCHESSE.

Il faut y courir à l’instant ;
Le message vous intéresse,
Et vous le voyez, le temps presse ;
Hâtez-vous donc, c’est important.

LÉON.

Adieu donc, monsieur Ferdinand ;
Croyez qu’à vous je m’intéresse,
Et je promets à la duchesse
De protéger votre talent.

Ferdinand sort.

 

 

Scène VI

 

LA DUCHESSE, LÉON

 

LÉON.

Toujours un petit air de suffisance, monsieur Ferdinand ; cela se conçoit, vous le protégez : il vient en courrier extraordinaire, on lui donne des rubans, il est reçu chez les ministres... On ne voit que ces gens-là partout, aujourd’hui ; ils nous ont chassés. Après tout, c’est votre faute, à vous, mesdames ; vous les tirez de leur obscurité, vous en faites quelque chose... et parce qu’ils ont un peu de mérite... c’est tout simple, ils n’ont que ça... on les place, ils avancent, ils nous marchent sur le corps ; et voilà les révolutions !

LA DUCHESSE.

Permettez ; monsieur Dureuil a des titres.

LÉON.

Ah ! monsieur Dureuil... Monsieur Ferdinand Dureuil, c’est son nom. Je savais bien... Dites-moi, il est marié, n’est-ce pas ?

LA DUCHESSE, avec indifférence.

Mais, je ne sais... je le crois.

LÉON.

Et sa femme, n’est-elle pas jolie, spirituelle ?

LA DUCHESSE.

Non... non, au contraire.

LÉON.

C’est singulier ! J’ai vu, cet hiver, dans les bals, sous la protection d’une vieille tante, une jeune dame qui joignait aux grâces les plus piquantes, les talents qu’on recherche dans le monde... et puis un regard mélancolique, une voix qui allait au cœur, je ne sais quoi de séduisant...

LA DUCHESSE, riant.

Et c’était madame Dureuil ?

LÉON.

On l’appelait ainsi... une parente peut-être... Je m’étais trompé ; car il paraît que la femme de votre protégé...

LA DUCHESSE.

Est gauche, sans esprit, sans grâce...

LÉON.

Pauvre jeune homme ! Il paraît qu’on l’a sacrifié.

LA DUCHESSE, hésitant.

Mais... elle est riche... je crois, du moins...

LÉON.

L’autre était jolie, ce qui vaut mieux ; et je crois, d’honneur ! que j’avais le cœur pris. C’était gentil... une petite bourgeoise...

LA DUCHESSE.

Ah !... et vos principes ?

LÉON.

Oh ! nous... c’est sans conséquence ; nous ne les lançons pas dans les ambassades...

Mouvement de la duchesse.

Pardon, pardon ! ne vous fâchez pas... car je compte sur vous, sur votre protection. Recommandez-moi, entendez-vous ; parlez de mon mérite, surtout de ma naissance. Oh ! je sais bien que ce n’est pas populaire, mais c’est toujours un peu ministériel... Adieu ; voyez pour moi le ministre ; voyez-les tous s’il le faut... Vous connaissez ces gens-là ; qu’ils lassent quelque chose pour moi.je leur rendrai ça plus tard.

LA DUCHESSE.

Vous !...

LÉON.

Moi ou mes amis.

Air : Ces postillons.

Et pourquoi donc, un jour, à la puissance
Notre parti ne reviendrait-il pas ?
Le ministère est comme une balance
Qui porte en haut ceux qu’on croyait en bas ;
Nobles, bourgeois, financiers, avocats,
Depuis vingt ans, quand le choc est trop rude,
Ministre ancien ou ministre nouveau,
Font le plongeon... mais ils ont l’habitude
De revenir sur l’eau.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LA DUCHESSE, seule

 

Enfin il est parti... Passons à ma toilette... Par exemple ! premier secrétaire d’ambassade, lui !... Non, non, nous aurons mieux que cela, je l’espère.

Elle va pour sortir.

 

 

Scène VIII

 

LA DUCHESSE, LAROCHE, AMÉLIE

 

LAROCHE, entrant tout hors de lui.

Monsieur Ferdinand !... monsieur Ferdinand !... Ah ! je croyais... il me semblait...

LA DUCHESSE, s’arrêtant.

Qu’est-ce ?... que demandez-vous ?

LAROCHE.

Mon Dieu ! madame, je croyais que monsieur Ferdinand... C’est madame Dureuil qui arrive à l’instant.

LA DUCHESSE.

Sa femme !

AMÉLIE, entrant vivement.

Eh bien ! Laroche, mon mari ?... Ah ! madame la duchesse...

LA DUCHESSE, se contraignant.

Amélie !... Madame... je suis bien aise...

Très agitée.

Laroche, voyez... cherchez monsieur Ferdinand... je ne sais... Ah ! il est sorti.

AMÉLIE.

Mais, madame, je vous ai dérangée, peut-être ?

LA DUCHESSE, très émue.

Moi ! non... je ne crois pas.

AMÉLIE.

J’étais impatiente de revoir Ferdinand. J’avais cru entendre... mais je me trompais.

LA DUCHESSE.

Il ne doit pas être moins impatient que vous. Il vous attend, sans doute ?

AMÉLIE, étourdiment.

Oh ! non... c’est une surprise ; il ne sait pas...

LA DUCHESSE, un peu rassurée.

Vraiment ! Et qui donc vous a prévenue ?

AMÉLIE, mystérieusement.

C’est Laroche.

À Laroche.

On peut dire, n’est-ce pas ?

LAROCHE.

Certainement, on peut...

À part.

Elle est furieuse.

AMÉLIE.

Mon Dieu, madame, vous paraissez troublée !

LA DUCHESSE, se remettant.

Moi !... pas du tout... c’est que je passais chez moi, à ma toilette. Je voulais être seule.

Avec contrainte.

J’en ai besoin.

AMÉLIE.

Ah ! je vous en prie... Mais je vous reverrai bientôt.

LA DUCHESSE, avec beaucoup d’affabilité.

Oui, bientôt...

À part.

Ah !

Elle jette un regard de colère à Laroche, et rentre dans la chambre à droite.

 

 

Scène IX

 

AMÉLIE, LAROCHE

 

LAROCHE, à part.

Ah ! quels regards ! C’est la guerre... Va pour la guerre !

AMÉLIE.

C’est singulier ! madame la duchesse est très aimable pour moi, certainement.

LAROCHE.

Excessivement aimable.

AMÉLIE.

Eh bien ! je ne suis point à mon aise avec elle ; c’est à peine si j’ose lui parler... à cette grande dame... elle a un air si imposant qu’il me fait peur !

LAROCHE.

Oui, c’est vrai... elle a quelquefois le regard... Tout à l’heure, par exemple...

AMÉLIE.

Et je ne suis pas la seule... mon mari tremblait aussi devant elle comme un enfant, autrefois ; tu n’as pas remarqué ?... Et nous avons tort, car enfin elle nous a mariés, nous lui devons notre bonheur... je dis le nôtre, parce que Ferdinand m’aime toujours, n’est-ce pas ?

LAROCHE.

S’il vous aime ?... Assurément.

AMÉLIE.

Ah ! tu me l’as mandé trop souvent pour que je puisse en douter. Et pourtant, c’est par toi, qu’en son absence, je recevais de ses nouvelles. Sans toi, mes lettres seraient toujours restées sans réponse.

LAROCHE.

Ah ! il vous a écrit...

AMÉLIE.

Air de M. Guillaume.

À peine quatre ou cinq lettres...

LAROCHE.

Peut-être ;
Mais il en a commencé plus de cent.

AMÉLIE.

Elles étaient très courtes.

LAROCHE.

Oui, mon maître
Est diplomate, et par état souvent,
Nous écrivons très laconiquement.

AMÉLIE.

Sur son amour il gardait le silence.

LAROCHE.

D’un diplomate, en pareil cas,
C’est la coutume : on cherche ce qu’il pense
Dans ce qu’il ne dit pas.

AMÉLIE.

D’ailleurs, je ne m’abuse pas. Avant son départ, comment pouvais-je lui laisser des regrets, à lui si aimable, si brillant ! moi qui n’étais que riche. Dans le monde où on le recherchait, plus d’une fois, peut-être, il a rougi de sa femme.

LAROCHE.

Quelle idée !

AMÉLIE.

J’y ai songé bien souvent ; et alors j’étais triste, mélancolique. Il me semblait que Ferdinand ne pouvait m’aimer, qu’une autre avait son cœur... Oh ! je m’en veux d’avoir eu cette pensée.

LAROCHE, fondant en larmes ; à part.

Pauvre jeune femme !

AMÉLIE.

Enfin j’ai pris un parti ; mais pour réussir il m’a fallu du courage, et si j’en suis venue là, ce n’est pas sans peine... Un jour surtout... si tu savais... j’en tremble encore.

LAROCHE.

Quoi donc ? Je ne comprends pas.

AMÉLIE.

Oh ! c’était mal, c’était bien mal !... mais que veux-tu ? il y avait huit mois que je lui écrivais sans cesse et qu’il gardait avec moi le silence du mépris et de la haine. J’étais malheureuse... je me disais : Si j’ai un mari qui me fuit, qui m’oublie pour une autre, qui me méprise... mieux vaut mourir.

LAROCHE.

Ô ciel !

AMÉLIE.

Aussi un jour, chez une de mes amies de pension, dont le mari, un de nos premiers savants, nous avait expliqué je ne sais quel poison dont l’effet est rapide et sûr... Ah ! ce jour-là j’avais tant pleuré ; ma tête se perdit, et en retournant à ma campagne j’emportai...

LAROCHE.

Grand Dieu !

AMÉLIE.

C’était la mort : je la désirais, je l’appelais de tous mes vœux... Mais à mon arrivée je trouvai une lettre de toi ; tu m’y parlais de Ferdinand, de son amour, de son prochain voyage à Paris... Ma fièvre se calma, mes illusions revinrent... J’allais le revoir... j’étais heureuse... je fus sauvée.

LAROCHE.

Comment ! vous auriez pu ?...

AMÉLIE.

Oh ! ne m’en parle plus, n’en parle jamais. Ferdinand m’aurait regrettée.

LAROCHE.

Il en serait mort.

AMÉLIE.

Il m’aime donc ! Je suis excusable d’en douter, vois-tu... je ne suis pas près de lui, comme toi, pour lire dans ses yeux, dans son cœur, pour deviner son amour. Quand il reçoit quelque chose de moi, paraît-il heureux au moins ?

LAROCHE.

Oh ! oui... très heureux.

AMÉLIE.

Et cette bague que je lui ai envoyée il y a un mois ?

LAROCHE.

Cette bague ?...

AMÉLIE.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

La porte-t-il ?

LAROCHE.

Oui, souvent.

À part.

Je l’ignore.

AMÉLIE.

Et que dit-il de mes lettres ?

LAROCHE, à part.

Oh ! rien.

Haut.

Huit jours après il les relit encore.

AMÉLIE.

Oh ! quoi ! vraiment ? il les trouve...

LAROCHE.

Très bien.

AMÉLIE.

Ah ! mon ami, quel bonheur est le mien !

LAROCHE, à part.

Moi, qui tenais à ma vieille franchise,
Je deviens flatteur... Je le peux ;
Si la flatterie est permise,
C’est pour tromper les malheureux.

 

 

Scène X

 

AMÉLIE, FERDINAND, LAROCHE

 

FERDINAND, entrant vivement sans reconnaître Amélie.

Ah ! madame, la lettre est remise au ministre, et....

La reconnaissant.

Amélie !

Il regarde autour de lui avec effroi.

AMÉLIE, courant à lui.

Ferdinand !

Elle regarde Laroche.

LAROCHE, bas à Amélie.

Il est enchanté, courage !

Bas à Ferdinand.

Regardez-la donc.

AMÉLIE.

Ah ! mon ami, quel bonheur ! Eh bien ! qu’as-tu donc ?

FERDINAND.

Moi ? rien... Ma chère Amélie, quelle surprise !... que j’ai de plaisir à te revoir !

AMÉLIE.

À la bonne heure ! D’abord, tu m’avais t’ait peur : cet accueil glacial... ah ! j’en ai le cœur serré !

Elle regarde Laroche.

FERDINAND.

Amélie !

AMÉLIE.

Mais non, je suis heureuse ; ce moment me fait oublier toutes mes peines, car j’en ai eu et beaucoup ; mais te voilà, n’en parlons plus. Et puis, j’avais aussi de bons moments lors- que je recevais des lettres.

Mouvement de Ferdinand.

Oh ! non pas les tiennes ; elles étaient si rares, si courtes !

Tendant la main à Laroche.

Mais ton ami, le mien, ce bon Laroche, il avait soin de me mander que tu pensais toujours à moi. C’était une consolation de savoir que tu m’aimais, que tu n’aimais que moi

L’observant.

que moi.

FERDINAND, avec émotion et tendant la main à Laroche.

Ah ! j’avais là un bon secrétaire !

AMÉLIE.

Je n’en avais pas, moi ; j’écrivais moi-même... Avais-tu du plaisir à recevoir mes lettres et tout ce que je t’envoyais ?

Elle lui regarde la main tandis qu’il écoute du côté de l’appartement de la duchesse.

tout...

À part, à Laroche.

Il ne la porte pas !

À Ferdinand, en s’approchant.

Tu as beau dire, tu as quelque chose qui te préoccupe, qui t’inquiète.

FERDINAND.

Moi ! non ; mais j’étais si loin de penser a te revoir !... Je croyais que tu ignorais mon arrivée.

AMÉLIE.

Comment ! Est-ce que tu voulais qu’elle restât cachée ?

FERDINAND.

Je ne dis pas cela.

LAROCHE.

Eh ! non ; monsieur voulait vous surprendre, au contraire.

AMÉLIE.

En vérité ! tu voulais ?...

À Laroche, en souriant.

Il fallait donc me prévenir. Mais, c’est égal, je suis venue ; il m’en aurait trop coûté d’attendre encore !

Air : Faut l’oublier.

Premier couplet.

Oui, j’avais perdu patience
Au fond de mon triste séjour :
Toujours seule avec mon amour,
Combien j’ai pleuré ton absence !
Et toi, tu m’oubliai» là-bas ?

FERDINAND.

Ah ! non ; crois-moi, chère Amélie,
Te voir, te presser dans mes bras,
C’était là ma plus douce envie.

Il se retourne avec inquiétude.

LAROCHE, bas.

Allez toujours... ell’ ne vient pas.

Deuxième couplet.

AMÉLIE.

Ferdinand, quel trouble t’agite ?
Tu détournes encor les yeux.

FERDINAND.

Non ; près de toi je suis heureux.

AMÉLIE, lui mettant la main sur son cœur.

Tiens ! vois comme mon cœur palpite ;
Mais, monsieur, faut-il donc, hélas !
Qu’ici de vous ma joue implore
Un baiser ?

LAROCHE.

Dieu ! j’entends ses pas.

Il écoute.

FERDINAND, embrassant Amélie.

Mon Amélie !

AMÉLIE.

Encore, encore.

Ferdinand regarde Laroche.

LAROCHE, bas.

Allez toujours... ell’ ne vient pas.

 

 

Scène XI

 

AMÉLIE, FERDINAND, LAROCHE, LA DUCHESSE

 

La duchesse est entrée lentement à la fin de la scène précédente ; elle jette un coup d’œil rapide sur Amélie et Ferdinand.

AMÉLIE, accourant à elle.

Ah ! madame la duchesse, vous venez à propos !

LA DUCHESSE, les observant.

Moi ! je craignais au contraire de troubler un entretien, un tête-à-tête.

AMÉLIE.

Vous me direz peut-être pourquoi Ferdinand est triste, contrarié ?

LA DUCHESSE, souriant.

Ah ! il est contrarié !

FERDINAND, à demi-voix.

Oui, un peu, je l’avoue...

AMÉLIE.

Il fait bien ce qu’il peut pour être aimable, mais enfin je vois qu’il est fâché ; et de quoi ? Est-ce de mon arrivée, de ma présence ici ?

FERDINAND, avec embarras.

Non, mais c’est que aussi je vous je t’attendais si peu !

AMÉLIE.

Ah !

Elle regarde Laroche qui lui fait signe que c’est une plaisanterie.

LA DUCHESSE, vivement.

Ah ! oui, je crois comprendre des projets... Oh ! je puis vous le dire. Monsieur Ferdinand voulait donner demain une fête à Verrières, il vous l’avait écrit.

AMÉLIE.

Je n’ai rien reçu.

LA DUCHESSE.

C’est singulier. Il n’a que peu de jours à donner à ses amis, et pour les réunir tous il vous priait de faire quelques préparatifs. Il espérait demain de bonne heure...

AMÉLIE.

J’entends ; il est fâché que j’aie quitté Verrières. Il fallait donc le dire.

LAROCHE, à part.

Ô ruse infernale !

AMÉLIE.

Eh quoi ! mon ami, ce n’est que cela ? Tu sais bien que pour te plaire je suis toujours prête à t’obéir ; d’ailleurs, toi aussi, tu viendras à la campagne... c’est tout ce que je veux. Laroche, dites qu’on fasse venir des chevaux, je pars à l’instant.

LAROCHE.

Tout de suite. Cela se trouve d’autant mieux que monsieur a fait demander des chevaux pour ce soir. Il allait à Verrières, apparemment, il partira avec madame.

FERDINAND, à part.

Dieu !

AMÉLIE.

Nous partirons ensemble... vrai ? À la bonne heure, au moins !

LAROCHE.

Je vais commander les chevaux.

 

 

Scène XII

 

AMÉLIE, FERDINAND, LAROCHE, LA DUCHESSE, LÉON, puis LAROCHE

 

LÉON.

Ah ! madame la duchesse, j’accours vous rendre grâces ; on n’oblige pas avec plus d’empressement.

LA DUCHESSE.

Comment ?

LÉON.

Vous avez écrit au ministre pour la place que je désire, il l’a dit à quelqu’un, et je suis sûr que c’est en ma faveur. Que vous êtes bonne ! que je vous remercie !

LA DUCHESSE, regardant Ferdinand en souriant.

Il n’y a pas de quoi, mais je puis aussi compter sur vous.

FERDINAND.

Ciel !

LÉON.

Que dites-vous, madame ? Parlez, que faut-il faire ?

LA DUCHESSE.

On m’attend à Nangis ce soir même. Je suis seule ; m’accompagneriez-vous à cheval, et demain jusqu’à Verrières, chez madame ?

LÉON.

Comment donc ? mais ce sera un double plaisir pour moi, et si madame le permet...

AMÉLIE.

Je vous en prie.

LÉON.

Que vois-je ! madame... madame Dureuil !

FERDINAND.

Oui, monsieur... ma femme...

LÉON.

En vérité ! votre femme... mon ami, je vous en fais mon compliment,

À la duchesse.

Je vous disais bien : la jeune dame dont je vous faisais l’éloge ce matin...

Se tournant vers Amélie.

On n’a pas plus de grâce, d’esprit et de talent.

Finale.

Ensemble.

LA DUCHESSE.

Que dit-il ? quel trouble m’agite !
Son esprit, sa grâce ! Ah ! Je sens
Qu’en riant il le félicite,
Et qu’il s’amuse à mes dépens.

FERDINAND.

Quel est donc ce nouveau mérite ?
Ah ! je n’y crois pas, et je sens,
Au ton dont il me félicite,
Que l’on s’amuse à mes dépens.

AMÉLIE.

Encore un qui me félicite
De mes progrès, de mes talents.

Regardant Ferdinand.

Il ne croit pas à mon mérite.
Comme il reçoit ses compliments !

LÉON.

Dans nos bals qu’elle a fuis si vite,
Madame a montré ses talents.
Mon cher, je vous en félicite,
Recevez donc mes compliments.

LAROCHE, rentrant.

Une lettre.

FERDINAND.

Donnez.

LAROCHE, à Amélie.

Votre voiture est prête.

FERDINAND, après avoir lu la lettre.

Le ministre ce soir m’appelle auprès de lui.

TOUS, excepté Léon.

Ce soir !

AMÉLIE.

Et le départ ?

FERDINAND.

Il faut qu’on le remette ;
Non pas le tien pourtant ; non, tu pars aujourd’hui ;
Laroche te suivra.

AMÉLIE.

Pour mes plans et les vôtres,
Oh ! le vilain ministre !

LÉON.

Il n’en fait jamais d’autres.

LA DUCHESSE.

Il reste.

AMÉLIE.

Quel dommage !

FERDINAND.

À demain. Je serai
De bonne heure à Verrière, et je t’y rejoindrai.

AMÉLIE.

À demain.

Elle passe auprès de la duchesse.

Madame la duchesse...

À Léon.

Monsieur, vous tiendrez votre parole.

À Ferdinand.

Adieu, cher ami.

À la duchesse.

Grondez-le donc un peu : il a toujours avec moi cet air triste qui me fait tant de peine !

Apercevant une bague au doigt de la duchesse.

Ah !

LA DUCHESSE.

Qu’est-ce donc ?

Tous se rapprochent d’Amélie.

AMÉLIE.

Rien, rien...

À part.

Ma bague !

LÉON.

À ce soir.

FERDINAND, allant à Amélie.

À demain. Venez-vous, Amélie ?

AMÉLIE, à part.

Ma bague...

FERDINAND.

Votre main.

LAROCHE.

J’ai perdu la partie ;
J’aurai mon tour demain.

Ensemble.

LA DUCHESSE.

Ah ! de son cœur, loin d’Amélie,
Je suis maîtresse encore un jour !
Je sens, à tant de jalousie,
Tout le pouvoir de mon amour.

AMÉLIE.

Est-ce une erreur ?... La jalousie
Peut bien m’aveugler en ce jour...
Elle est si noble, si jolie !
Et moi, je n’ai que mon amour.

FERDINAND.

Je la quitte. Pauvre Amélie !
Elle qui fêtait mon retour !
Je le sens, il faut que j’oublie
Et ses larmes et son amour.

LÉON.

Elle est si fraîche et si jolie !
Ah ! pour bien des gens, en ce jour,
C’est un grand malheur, je parie,
Que le mari soit de retour.

LAROCHE.

C’en est donc fait ! notre ennemie
Les sépare encor pour un jour !
Allons, j’ai perdu la partie ;
Patience ! j’aurai mon tour.

Ferdinand donne la main à Amélie, Léon à la duchesse, et ils sortent. Laroche sort après eux.

 

 

ACTE II

 

Un salon ouvert sur un beau jardin anglais ; on voit le perron, les arbres, les fleurs. Deux portes latérales ; une fenêtre à droite. Sur le devant, du même côté, une table.

 

 

Scène première

 

LAROCHE, seul

 

La matinée avance, et monsieur Ferdinand n’arrive pas... Où est-il maintenant ? Ah ! je crains de le deviner... Comme on doit redoubler d’adresse pour le retenir sous le joug ! J’aurai beau faire, il y restera.

Air d’Aristippe.

C’est un travers plus commun qu’on ne pense ;
Ah ! que de gens, pleins de force et d’esprit,
Que rien n’abat, pas même l’indigence,
Et qu’une femme ou qu’un enfant conduit !
Pour s’élever, pour braver les orages,
Pour leur pays qui doit compter sur eux,
Hommes d’honneur, ils ont tous les courages,
Excepté celui d’être heureux.

 

 

Scène II

 

LAROCHE, FERDINAND

 

FERDINAND, entrant vivement.

Laroche !

LAROCHE.

Ah ! monsieur, c’est vous ?... Dieu soit loué !

FERDINAND.

Je n’en puis plus ! j’ai tué mon cheval pour arriver plus vite : j’avais si peu d’avance sur la calèche !

LAROCHE.

La calèche !... Venez-vous de Nangis ?

FERDINAND.

Chut !

LAROCHE.

Hier au soir...

FERDINAND.

Eh bien !... j’ai vu le ministre... Si tu savais quelle faveur ! quelles espérances !... Mais, dis-moi, Amélie...

LAROCHE.

Ah ! monsieur, notre voyage a été bien triste ! Madame a des soupçons... du moins, je le crains... Oui, monsieur, elle était rêveuse ; elle m’écoutait à peine ; et quand je lui parlais de vous, ses regards semblaient me dire : Je n’ai plus confiance en toi ; tu m’as trompée.

FERDINAND.

Non, non ; cela ne se peut pas ; sur quels indices ?

LAROCHE.

Si j’en crois mademoiselle Victoire, sa femme de chambre, la nuit n’a pas été bonne. Cependant elle a donné des ordres pour la fête qu’elle vous prépare. Si vous voulez entrer dans votre chambre. tout est prêt pour votre toilette.

FERDINAND, montrant ses bottes et sa redingote.

À la bonne heure !... Trois lieues dans la poussière.

Prêtant l’oreille du côté de la chambre à gauche.

Qu’est-ce ? une harpe !

LAROCHE.

C’est elle... c’est madame, au bout de celte galerie.

FERDINAND, s’approchant de la porte.

Eh ! mais... pas mal.

LAROCHE, appuyant.

Bravo !

FERDINAND.

Très bien ! Comment se fait-il ?... elle qui savait à peine...

LAROCHE.

Dame ! en dix-huit mois, on a le temps de faire des gammes, quand on ne fait que ça.

FERDINAND, avec joie.

Silence... une voix... c’est la sienne... Je n’en reviens pas...Cet air que j’aimais... je vais...

Il va pour entrer.

LAROCHE, le retenant.

Une petite attention... Si vous mettiez à votre doigt l’anneau qu’elle vous a envoyé.

FERDINAND.

Comment ?

LAROCHE.

Oui, une bague... que sais-je... Depuis hier cela l’occupe ; ce matin surtout.

FERDINAND, à part.

Grand Dieu ! si la duchesse... Ah ! je tremble.

Haut.

Qu’entends-je ? une voiture... C’est elle, sans doute... oui, c’est elle. Ah ! je cours...

LAROCHE.

Mais, monsieur... et madame ?

FERDINAND.

D’abord, je passe à ma toilette. Adieu, adieu.

Il sort par la porte du fond à droite.

 

 

Scène III

 

LAROCHE, ensuite AMÉLIE

 

LAROCHE, seul.

Comment, sa toilette ! mais il n’en prend pas le chemin du tout.

Regardant en dehors du côté droit.

Ah ! cette calèche... C’est madame de Nangis ; monsieur Ferdinand accourt, il lui parle, il lui prend la main. Eh ! mais, il s’éloigne rapidement.

AMÉLIE, sortant de la chambre à gauche, et allant à Laroche.

Que regardes-tu là ?

LAROCHE.

Rien, madame, rien, rien.

AMÉLIE.

Personne encore ?

LAROCHE.

Si fait, monsieur est arrivé.

AMÉLIE.

Seul ?

LAROCHE.

Oui, oui, seul... il y a longtemps... il était là, il vous a entendue, il était enchanté.

AMÉLIE.

Mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenue ? Où est-il ?

Apercevant la duchesse.

Ah !

 

 

Scène IV

 

AMÉLIE, LA DUCHESSE, ensuite FERDINAND

 

LA DUCHESSE, entrant.

C’est bien, c’est bien ; ne dérangez personne, j’attendrai.

Voyant Amélie.

Mais non, car vous voici, ma chère.

À part.

Étourdi ! emporter le gant avec la bague.

AMÉLIE, s’approchant et regardant la main de la duchesse.

Ah ! madame, pardon de ne pas vous avoir prévenue, j’ignorais...

À part.

Elle ne l’a plus.

LA DUCHESSE.

De grâce, avec moi point de cérémonie ; vous voyez, j’arrive seule.

AMÉLIE, observant sa main, à part.

C’est singulier... mais non ; c’était une méprise, c’est impossible.

LA DUCHESSE.

Qu’avez-vous donc ?

AMÉLIE, avec abandon.

Moi ! rien. Je suis heureuse, vous m’aimez. Oh ! oui, vous m’avez mariée, et si, loin de moi, Ferdinand a pu m’oublier, vous lui rappeliez quelquefois mon amour, mes serments. Ah ! c’est lui !

FERDINAND est en habit, et porte au cou le ruban de commandeur de la Légion d’honneur, il entre par la porte à droite, et ne paraît pas voir la duchesse.

Ma chère Amélie !

AMÉLIE, courant dans ses bras.

Tu étais ici, et je n’en savais rien !

FERDINAND, à la duchesse.

Ah ! madame !...

Il la salue.

AMÉLIE, avec abandon, à la duchesse.

Vous pardonnez... je ne l’avais pas encore vu.

FERDINAND.

Mais, moi, je t’ai entendue... j’étais étonné d’un talent... que je ne vous connaissais pas.

AMÉLIE.

Flatteur !

LA DUCHESSE.

Comment ! madame...

AMÉLIE.

Un peu de musique... presque rien... à présent du moins je puis faire ta partie. Mais ce n’est pas tout.

À la duchesse.

En nous unissant vous n’avez pensé qu’à mon bonheur ; j’ai dû songer au sien... Oui, en son absence, je me suis enfermée, j’ai achevé une éducation qu’on avait trop négligée, et j’ai fait des progrès !... mais beaucoup. J’ai paru dans le monde, j’y ai brillé ; et j’en étais fière, pas par coquetterie, oh ! non... mais pour lui.

LA DUCHESSE.

En vérité !

AMÉLIE, à Ferdinand.

Et maintenant, tu ne me quitteras plus...

FERDINAND, vivement.

Moi !

Il rencontre un regard de la duchesse et changeant de ton.

Eh bien ! ma chère, que faisons-nous aujourd’hui ?... Aurons-nous du monde ?

AMÉLIE, gaiement.

Oh ! oui, beaucoup. Oh ! ce n’est pas comme avant ton départ ; j’étais timide, embarrassée, je n’aimais que ma solitude ; maintenant la société me plaît, j’y vais avec ma tante... Comment donc ! je reçois.

LA DUCHESSE.

À la bonne heure ! Je craignais que cette pauvre Amélie ne fût triste, ennuyée de votre absence ; mais heureusement elle s’est égayée, elle a bien fait.

AMÉLIE.

Non, non, madame ; au milieu de ces fêtes, de ces bals, de ces plaisirs que Ferdinand ne partageait pas, ma pensée me reportait auprès de lui. Chaque compliment que je recevais, j’en étais fière pour lui ; mais je partais enfin, et tandis qu’on me croyait heureuse, moi, seule, le cœur gros, les yeux remplis de larmes, je revenais ici expier pendant des semaines entières le moment de plaisir que j’avais goûté sans lui.

FERDINAND.

Amélie.

 

 

Scène V

 

AMÉLIE, LA DUCHESSE, FERDINAND, LÉON

 

LÉON, au fond, à un domestique.

Mon ami, faites mettre tout cela dans le salon.

Entrant.

Des fleurs pour ces dames... j’ai enlevé en masse toute la boutique de madame Prévost.

Air de Marianne.

Les amateurs de la nature
Vantent la campagne, et c’est là
Qu’ils cherchent les fleurs, la verdure,
Des bois frais, comme à l’Opéra.
Mais quel dommage !
Bois sans ombrage,
Jardins sans eau
Et la Seine en tonneau.
Chaque parterre,
Sous la poussière,
Sous la chaleur,
A perdu sa fraîcheur.
Aussi notre fleuriste y gagne,
Et quand je viens chez des amis,
J’apporte toujours de Paris
Des fleurs pour la campagne.

Saluant. 

Mesdames...

Il donne un bouquet à la duchesse et à Amélie.

Bonjour, Ferdinand... mille pardons, si je me présente ainsi, moi-même... mais on ne m’a pas tenu parole ; ma cousine Emma...

AMÉLIE.

Oui, vous deviez accompagner madame ce matin... hier...

LA DUCHESSE, avec embarras.

Et je vous ai attendu.

LÉON.

Permettez...

LA DUCHESSE, vivement.

Un vendredi... vous, un dilettante... Vous n’avez pas voulu manquer l’Opéra.

LÉON.

Mais, si fait... j’en suis sorti avant le ballet, moi qui n’écoute que cela... et vous êtes cause qu’au lieu d’un pas de Taglioni et Perrot, il a fallu me contenter de la conversation de mon cousin le colonel, qui est bien l’homme le plus insipide... quoique nous pensions de même. Je l’ai rencontré dans la cour de votre hôtel ; il venait vous rendre visite... et moi, vous m’aviez donné rendez-vous pour neuf heures et demie... Vous étiez partie à neuf.

LA DUCHESSE.

Grand Dieu !

FERDINAND.

Que va-t-il dire ?

LÉON.

Ce qui m’aurait beaucoup inquiété, si l’on ne m’eût dit que vous aviez un cavalier.

LA DUCHESSE.

Comment ?

AMÉLIE, vivement.

Qui donc ?

LÉON, étourdiment, désignant Ferdinand.

Eh ! monsieur, je suppose.

FERDINAND, froidement.

Et vous supposez fort mal, monsieur. Je n’ai quitté Paris que ce matin.

LÉON, s’impatientant.

Ce matin ! Oh ! ça, c’est un peu fort... Je suis passé chez vous pour vous prier de me présenter à madame, et l’on m’adit...

FERDINAND, l’interrompant.

Ma porte était fermée... j’étais resté fort tard à la soirée du ministre.

LÉON.

Oh ! non... jusqu’à neuf heures... et je sais aussi qu’il a été pour vous d’une grâce, d’une affabilité... Après avoir, en plein salon, fait l’éloge de vos talents diplomatiques, ne vous a-t-il pas annoncé que vous étiez commandeur de la Légion d’honneur ?... Voyez... on ne m’a pas trompé.

AMÉLIE, qui jusque-là a observé avec émotion.

Ah ! c’est juste.

FERDINAND.

Oui, sur la recommandation de monsieur le duc.

LÉON.

J’ai su tout cela par monsieur de Bléchamp, le neveu du ministre, et mon ami.

À la duchesse.

Il m’a dit aussi que son oncle avait reçu votre lettre, ma belle cousine. Il n’a rien à vous refuser... et nous saurons bientôt sa réponse, car Bléchamp vient ici, et... Ah ! çà, mais qu’est-ce que ça signifie ?... Depuis que je suis arrivé, vous voilà tous tristes, muets, la figure allongée... C’est drôle ! vous, madame la duchesse...

LA DUCHESSE.

Moi !... quelle idée !

AMÉLIE, à Ferdinand avec émotion.

En effet, mon ami... comme ta main tremble !

FERDINAND.

Non... j’écoutais...

LÉON, gaiement.

J’ai donc une physionomie bien malheureuse 

UN DOMESTIQUE, entrant.

Plusieurs voitures entrent dans la cour... on descend.

AMÉLIE, se remettant, pendant que Ferdinand l’écoute avec surprise.

C’est bien... ouvrez le grand salon.

À Ferdinand.

Mon ami, viens-tu recevoir ?

LA DUCHESSE, tirant des papiers de sa ceinture.

Ah ! monsieur Ferdinand, en quittant Nangis, j’ai reçu des lettres de monsieur le duc ; il faut que je vous en parle.

FERDINAND.

Madame...

AMÉLIE.

Ah !

LÉON, à Amélie.

Air de Fra Diavolo.

Quand son devoir le réclame
Et lui fait tout oublier,
Permettez qu’ici, madame,
Je sois votre chevalier.

FERDINAND, comme incertain.

Ces papiers...

LA DUCHESSE.

Veuillez les prendre.

FERDINAND, à Amélie.

À l’instant je suis à toi.

AMÉLIE, à part.

Comme il est docile et tendre !
Hélas ! ce n’est pas pour moi.

Ensemble.

FERDINAND, à Amélie.

Quand le devoir me réclame,
Le plaisir doit s’oublier ;
Mais tout à l’heure à ma femme
Je rendrai son chevalier.

AMÉLIE, à part.

Quel trouble au fond de mon âme !
Moi qui n’ai pu l’oublier ;
Pour si noble et grande dame
Il va me sacrifier.

LÉON, à Amélie.

Quand son devoir le réclame
Et lui fait tout oublier,
Permettez qu’ici, madame,
Je sois votre chevalier.

LA DUCHESSE.

C’est un mot que je réclame.
Prompte à vous congédier,
Dans un moment à madame
Je rendrai son chevalier.

Léon donne la main à Amélie ; au moment de sortir elle se retourne pour regarder encore Ferdinand, qui est tombé dans un fauteuil auprès de la porte à gauche.

 

 

Scène VI

 

LA DUCHESSE, FERDINAND

 

Quand tout le monde est sorti, la duchesse s’approche de Ferdinand et s’arrête derrière son fauteuil.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! Ferdinand... vous êtes ému.

FERDINAND.

Oui, je l’avoue.

LA DUCHESSE, avec douceur.

Amélie est fort bien.

FERDINAND, la regardant.

Vous trouvez ?

LA DUCHESSE, souriant.

Elle cherche beaucoup à vous plaire... et ses efforts...

FERDINAND.

Non, de la naïveté, de la candeur...

LA DUCHESSE, avec amertume.

Vous trouvez ?...

Ferdinand se détourne. Elle reprend avec douceur.

Pourquoi ne l’avez-vous pas prévenue de votre départ ?

FERDINAND.

Déjà ! Je n’en ai pas eu le courage... tant d’amour, d’abandon !

LA DUCHESSE.

Partirez-vous sans la prévenir ?

FERDINAND, se levant.

Oh ! non.

LA DUCHESSE.

Cependant... nous partons ce soir.

FERDINAND.

Ce soir !

LA DUCHESSE.

C’est convenu.

Avec douceur.

Ferdinand, ce départ, vous l’avez fixé vous-même à minuit... Est-ce que vous l’avez oublié ?

FERDINAND.

Il me semble qu’après une si longue absence, quitter son pays, ses amis, sitôt...

LA DUCHESSE, tendrement.

Vous partez donc seul ?

FERDINAND.

Oh ! non... Aussi, sans la crainte de laisser des regrets, des chagrins...

LA DUCHESSE.

Des chagrins !... vous ne craignez pas de m’en causer à moi !

Se reprenant.

Si vous saviez ce que j’ai souffert depuis une heure... obligée de me contraindre, de cacher mon trouble, mon amour même, cet amour jaloux, malheureux d’un geste, d’un mot, d’un coup d’œil qui n’est pas pour lui... Vous m’évitiez, Ferdinand ?

FERDINAND.

Je tremblais de me trahir ; il me semblait que mes regards, mon émotion... Et cet anneau, Emma, êtes-vous sûre qu’hier elle n’ait pas vu...

LA DUCHESSE.

Eh ! non... vous l’avez repris.

FERDINAND.

Mais pardon, je crains que mon absence...

LA DUCHESSE.

Ferdinand, votre réponse... je pars.

FERDINAND.

Vous !

LA DUCHESSE.

Je pars ce soir, et vous ?

FERDINAND.

Mais je ne sais... je dois attendre quelques jours, sans doute, cette place que vous avez demandée pour moi.

LA DUCHESSE, lui remettant un papier.

La voici.

FERDINAND.

Grand Dieu ! la réponse du ministre !

LA DUCHESSE.

Je l’ai reçue en vous quittant. Voyez... vous êtes nommé... si vous acceptez, si vous partez...

FERDINAND.

Partir !...

 

 

Scène VII

 

LA DUCHESSE, FERDINAND, LÉON

 

LÉON.

Ah ! c’est indigne ! c’est affreux ! Me traiter de la sorte !

LA DUCHESSE.

Qu’est-ce donc ? à qui en avez-vous ?

LÉON.

Ah ! madame la duchesse, c’est à vous ; je vous dois des actions de grâces. Vous m’avez tenu parole, vous avez écrit au ministre, c’est vrai ; mais pour un autre que moi !... Oh ! je le sais, son neveu vient de me rapprendre.

LA DUCHESSE.

Eh ! mais, vous avais-je promis ?

LÉON.

Et voilà qui me révolte... On a une partie de sa famille dans le gouvernement, on s’en console, on s’en arrange même... parce qu’enfin ça vous ouvre une porte sans vous fermer l’autre. On compte là-dessus, et pas du tout, vos parents vous trahissent, vous immolent.

LA DUCHESSE.

Léon !

LÉON.

Vous m’avez immolé ! moi, un cousin, un ami... et qui a-t-on nommé ?... quelque petit héros du jour...

FERDINAND.

C’est moi, monsieur.

LÉON.

Vous ! monsieur Ferdinand.

À part.

Au fait, j’aurais dû m’en douter.

Haut.

Vous, premier secrétaire d’ambassade, chargé de représenter monsieur le duc !... C’est un honneur...

LA DUCHESSE.

Que monsieur accepte, je crois ?

LÉON.

Comment ! vous croyez ! Est-ce que ce n’est pas sûr ? Permettez... c’est qu’il serait encore temps.

À Ferdinand.

Vous hésitez ? vous avez raison ; vous ne pouvez pas accepter.

FERDINAND.

Et pourquoi donc ?

LÉON.

Parbleu ! vous le savez bien !... Ce n’est pas que je révoque en doute vos talents, que madame protège ; mais sans nom, sans titres, après dix-huit mois seulement, ce serait un passe droit intolérable !... Un ruban, à la bonne heure, c’est sans conséquence, demandez... mais le reste...

LA DUCHESSE.

Eh bien ?

LÉON.

Là-bas, à votre ambassade, il y a encore des jeunes gens qui ne souffriraient pas...

FERDINAND.

Assez, monsieur, assez. Si j’avais pu hésiter un moment, les raisons que vous me donnez sont trop bonnes, et je vous remercie de m’avoir rappelé votre orgueil et les dédains de vos amis.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Je m’en souviens, et j’ai, je vous l’avoue,
Quelque plaisir à m’élever sur eux.

LÉON.

Puisque des noms et des droits on se joue,
C’est votre tour, monsieur, soyez heureux.
Pour moi, je sens quel tort était le nôtre,
Car me voilà votre égal, je le vois.

FERDINAND.

Mais il faudrait d’abord savoir de moi
Si je veux bien être le vôtre.

LÉON.

Qu’est-ce à dire ?

LA DUCHESSE.

Messieurs, y pensez-vous ?

LÉON.

Oui, madame, oui, j’y pense... et si je demandais raison à monsieur...

FERDINAND.

Comme vous voudrez... mais, hâtez-vous, car pour remplir cette place qu’on me donne et que j’accepte, je pars aujourd’hui, ce soir même.

LÉON.

Ce soir.

LA DUCHESSE.

Oui ; monsieur est attendu.

Serrant la main à Ferdinand.

C’est bien... Léon, donnez-moi la main ; passons au salon.

LÉON.

Oh ! je vous en veux.

LA DUCHESSE.

Votre main, je vous en prie.

LÉON.

Mais un secrétaire d’ambassade n’est pas inamovible... en attendant, je me vengerai !

À part.

Je ferai la cour à sa femme.

Il donne la main à la duchesse ; ils sortent.

FERDINAND.

Le fat !... Et ses amis... il m’a semblé les entendre. Oui, je partirai ce soir, quoi qu’il m’en coûte.

Appelant.

Laroche ! Laroche !... il me suivra.

Entre Amélie.

Il faut tout préparer pour le départ.

 

 

Scène VIII

 

AMÉLIE, FERDINAND

 

AMÉLIE, qui a entendu les derniers mots.

Le départ de qui ? Qui est-ce qui part ? qui est-ce qui s’en va ? Ferdinand...

FERDINAND.

Mon devoir me rappelle.

AMÉLIE.

Toi !... tu pars ? Mais quand donc ?

Il se tait.

Bientôt !

FERDINAND.

Cette nuit.

AMÉLIE, d’une voix tremblante.

Te séparer de moi !... déjà ? lorsqu’à peine je t’ai vu... après dix-huit mois d’absence... oh ! non ! Tu me trompes, n’est-ce pas ? c’est impossible !

FERDINAND.

Allons, ma chère amie, allons... calme-toi ; il faut avoir un peu de courage... J’en ai bien, moi.

AMÉLIE.

Du courage ! je n’en ai plus. Vivre loin de toi encore, toujours... oh ! non, je ne le puis. Non, Ferdinand ; si tu savais combien j’ai été malheureuse en ton absence !... les larmes que j’ai dévorées, les jours affreux que j’ai passés seule ! Oh ! c’est un supplice pour lequel je n’ai plus de forces.

Elle reste appuyée sur le bras de son mari.

FERDINAND.

Amélie ! mais je reviendrai bientôt, je l’espère... un congé.

AMÉLIE.

Tu reviendras !... Mais depuis dix-huit mois j’attendais ton retour, et, comme le cœur est ingénieux à se déchirer lui-même, ton absence était de l’abandon, ton silence de la haine.

Pleurant.

Oui, Ferdinand, pardon... j’étais une insensée... je doutais de ton amour.

FERDINAND.

Amélie !...

AMÉLIE.

Oh ! mon ami, cela fait bien mal ; je l’ai senti... je le sens encore ; c’est un tourment affreux. Oh ! dis... dis que tu n’aimes que moi... ou, du moins, qu’une autre n’a pas ton amour.

FERDINAND.

Quel soupçon !

AMÉLIE.

Non, non... je ne l’ai pins ; car j’en mourrais. Déjà une fois ma pauvre tête s’est perdue, ma raison s’est égarée.

FERDINAND.

Grand Dieu !

AMÉLIE.

Mais si tu avais vu ma joie en apprenant ton retour. Je courais de tous côtés, je t’annonçais à tout le monde, j’étais folle de bonheur ! Et tu voudrais me quitter !... Oh ! non... reste un mois, quinze jours... huit jours, n’importe ; mais reste.

FERDINAND, avec émotion.

Amélie, prononce toi-même. Si mon sort, mon repos en dépendaient...

Lui montrant la lettre du ministre.

Tiens, vois, on m’élève a un poste important, il y va de mon bonheur.

AMÉLIE, accablée.

Ton bonheur !... il est donc là ?

FERDINAND.

Non... mais... si les ordres de M. le duc, du ministre, me prescrivaient de partir ?

AMÉLIE.

De partir ! Eh bien ! oui ; s’il le faut, si je ne puis te retenir, quitte la France ; mais avec moi : viens, partons !

FERDINAND.

Que dis-tu ?

AMÉLIE.

Ne me quitte plus : je te le demande, je te le demande à genoux !

FERDINAND.

Relève-toi.

AMÉLIE.

Mais je te suivrai ?

FERDINAND.

Quelle idée !... Et la distance... le climat ?...

AMÉLIE, toujours à ses pieds.

Ne crains rien ; j’aurai du courage : je serai près de toi. Tes fatigues, je les partagerai... Tu détournes les yeux ! tu crains, peut-être ?... Que sais-je ? Eh bien ! écoute : je te suivrai avec mystère ; je ne me montrerai qu’à toi ; mais je serai là, toujours là.

Air de Téniers.

Auprès de toi ne crains pas ma présence ;
Si mon amour pour toi n’a point d’attraits,
Eh bien ! malgré ta froideur, ton silence,
Tu n’entendras ni plaintes, ni regrets ;
À tes côtés, mon front par des alarmes
Ne sera jamais obscurci.
Je serai gaie... et pour verser des larmes,
J’attendrai que tu sois parti.

FERDINAND.

Eh bien ! oui... c’en est fait !... Amélie, tu me suivras !... Je me perdrai peut-être...

AMÉLIE.

Tu dis ?...

FERDINAND, à Laroche qui entre.

Laroche, tu exécuteras mes ordres : tu prépareras tout pour mon départ... pour celui de madame.

LAROCHE.

De madame ?

FERDINAND.

Du moins, je l’espère. Adieu, Amélie.

À part.

Mais comment obtenir ?... Il le faut !... adieu !

 

 

Scène IX

 

AMÉLIE, LAROCHE

 

AMÉLIE, qui est restée immobile.

Il se perdra !

LAROCHE.

Vous partez avec lui ?

À part.

Alors, je n’y suis plus du tout.

AMÉLIE, rêveuse.

Il se perdra !... mais, pourquoi ?... Ah ! plutôt me perdre moi-même !

LAROCHE.

Eh bien ! madame, vous partez ; vous êtes heureuse. Vous croyez à son amour ?

AMÉLIE, accablée.

Son amour, dis-tu ?

LAROCHE.

Vous n’en doutez plus comme hier ?... comme ce matin ? car vous l’accusiez de mépriser vos dons... et certaine bague...

AMÉLIE, vivement.

Eh bien !... cette bague...

LAROCHE.

Un anneau, deux rubis ?

AMÉLIE.

Oui ; c’est cela.

LAROCHE, regardant autour de lui.

Quand je vous disais qu’elle ne le quittait pas ! tout à l’heure, il l’avait oubliée

Montrant la chambre à droite.

en s’habillant.

AMÉLIE, avec joie.

Où est-elle ?

LAROCHE lui donne la bague.

La voilà.

AMÉLIE, la prenant vivement.

Ah ! c’est la mienne. Il l’avait... quel bonheur !

LAROCHE, avec joie.

Parbleu ! je Savais bien...

Il s’éloigne comme pour voir si l’on vient.

AMÉLIE, à part.

Ce ressort, son nom, le mien...

Elle ouvre la bague et lit.

« Ferdinand, Emma. » Emma ! quel nom !... Et le mien !... le mien !... Ah ! malheureuse !... effacé, là !... comme dans son cœur. Emma ! Emma !

LAROCHE, revenant.

Qui donc ?... madame la duchesse ?...

AMÉLIE, revenant.

Oui, oui ; c’est elle... elle qui nous a mariés... Elle !

LAROCHE.

Permettez...

AMÉLIE.

Laisse-moi.

Relisant.

« Emma ! »

Mouvement de Laroche.

Laisse-moi donc, laissez-moi tous. Vous m’avez trompée, trahie !... et lui ! lui !... Il se perdra !... Ah ! je comprends.

LAROCHE.

Madame... cet anneau.

AMÉLIE, le repoussant.

Non... non.

Laroche regarde avec surprise et cherche à entendre ce qu’elle dit.

Air : Mon ange veille sur moi.

Cette bague est à moi, c’est mon bien : oui, c’est elle !
Ce souvenir d’amour, ce gage de ma foi...
Où mon nom s’unissait au nom d’un infidèle,
Pour en parer une autre il la reçut de moi.
Ainsi la trahison me poursuit, m’environne :
Pour moi plus de bonheur, plus d’espoir, je le vois ;
Ah ! mon cœur est brisé, ma raison m’abandonne !
Ô mon Dieu ! veillez sur moi !

LAROCHE.

Calmez-vous, on vient.

AMÉLIE, avec exaltation.

C’est lui, c’est Ferdinand !... Ah ! qu’il vienne, qu’il m’explique...

LAROCHE.

C’est la duchesse.

AMÉLIE, avec terreur.

La duchesse ?... Oh ! non, jamais !

Elle se précipite dans la chambre à gauche.

LAROCHE.

Qu’ai-je donc fait ! quand j’espérais au contraire...

 

 

Scène X

 

FERDINAND, LA DUCHESSE, LAROCHE

 

FERDINAND, entrant par le fond, vivement.

Laroche, Sortez.

Laroche veut insister. Ferdinand avec violence.

Sortez...

Laroche sort à l’entrée de la duchesse, en regardant la porte à droite.

LA DUCHESSE, dans la plus grande agitation.

Enfin, êtes-vous seul ? peut-on vous parler ?

FERDINAND.

Madame, le trouble où vous êtes...

LA DUCHESSE.

Troublée ?... moi ! pas du tout ; je suis calme, très calme. Mais ce projet, ingrat, vous avez pu le former ! vous avez pensé que moi, moi je l’approuverais...

FERDINAND.

J’ai cru devoir aux prières d’Amélie, à ses larmes, une promesse...

LA DUCHESSE.

Que vous ne tiendrez pas... Vous le savez bien, c’est impossible.

FERDINAND.

Vous n’ignorez pas que votre empire sur moi est absolu, que je ne puis le briser. Mon premier amour fut pour vous ; les serments que je vous ai faits, je les ai tenus... Habitué à vous obéir, à n’avoir d’autre volonté que la vôtre, je sens que je vous appartiens, que mon sort dépend de vous, de vous seule... que ma liberté est dans vos mains.

LA DUCHESSE.

Vous la regrettez, Ferdinand ! 

FERDINAND.

Ah ! je n’ai pas dit cela ; mais celte enfant qui était là... à mes pieds, qui demandait glace...

Mouvement de douleur de la duchesse.

Ah ! madame la duchesse ! ce mariage, c’est vous qui l’avez fait ; je ne l’aimais pas, mon cœur était à vous... et pourtant je l’ai épousée ! C’est un tort, c’est un crime peut-être... mais vous l’exigiez, j’ai obéi... J’ai fait plus, je l’ai abandonnée pour vous suivre ; depuis dix-huit mois, je l’ai oubliée pour ne voir, pour n’aimer que vous... aujourd’hui encore, ma reconnaissance vous répond de moi. Mais Amélie pleure ; elle embrasse mes genoux, elle veut me suivre... elle a des titres à ma pitié.

LA DUCHESSE.

Des titres... et les miens, les ai-je perdus ? Écoute : tu n’étais rien, sans nom, sans avenir... et moi j’étais riche, j’étais noble, j’étais belle, je ne voulais pas descendre... Eh bien ! je t’ai élevé... Tous ces rivaux d’amour et de fortune qui l’environnaient, pour toi ils ont été dédaignés. Ce cœur qu’ils voulaient séduire est resté fidèle à toi. Ces honneurs qu’ils mendiaient dans les ministères, je les ai obtenus pour toi... J’ai fait plus... Tu étais pauvre. J’ai su qu’à je ne sais quelle jeune fille appartenait un brillant héritage ; je te l’ai jeté dans tes mains. Je doutais si peu de ton amour... Tu n’es pas libre !... Mais moi aussi, j’avais des devoirs, je te les ai sacrifiés ;

Ferdinand paraît troublé. La duchesse, avec moins de contrainte et avec des sanglots.

et à présent vous me parlez des titres d’une autre femme. Ses larmes vous émeuvent... Vous avez pitié d’elle. Il faut que j’approuve un projet insensé, une alliance impossible ? non, non... Et plutôt que d’y consentir, tu es ambitieux ! je te perdrai, ingrat !... Ce que j’ai élevé, je le renverserai.

FERDINAND.

Madame !

On entend un grand bruit dans la chambre voisine ; ils restent immobiles.

LA DUCHESSE, lui saisissant la main avec effroi.

Qu’est-ce ? ce bruit ?...

FERDINAND.

Vous avez entendu ?

LA DUCHESSE, montrant la porte à gauche.

Là ! là ! cette chambre...

FERDINAND, se précipitant.

Cette galerie.

Il entre dans la chambre ; la duchesse reste immobile, le suivant des yeux. Il entre en tenant un bouquet.

Personne... tout est fermé... seulement ce bouquet...

LA DUCHESSE, rassurée.

Eh ! qu’importe ?... personne !

FERDINAND, rêveur et regardant le bouquet.

C’est singulier.

LA DUCHESSE, lui prenant la main.

Vous tremblez, mon ami.

FERDINAND, laissant échapper le bouquet.

Oui, je l’avoue, ce bruit... au moment où des reproches, des menaces... et pourquoi ? Moi ! votre esclave, soumis en aveugle à vos volontés, à vos caprices... devais-je m’attendre ?...

LA DUCHESSE.

Mais aussi quelle idée !... quel projet ridicule !

Avec tendresse.

emmener cette enfant !...

FERDINAND.

Je l’ai promis ; elle compte sur ma parole, je la tiendrai.

LA DUCHESSE, avec éclat.

Ferdinand !

FERDINAND.

Elle partira.

LA DUCHESSE.

Non, jamais !

Air : Je n’ai point vu ces bosquets de lauriers.

Songez-y donc ! à toute heure, en tous lieux,
Il nous faudrait, comme ici, ce soir même,
Trembler, rougir...

FERDINAND.

Ah ! ce doit être affreux !

LA DUCHESSE.

Auprès d’un tiers, retrouvant ce qu’on aime,
Comme un remords le soupçon vous poursuit,
Et, le cœur plein de défiance,
Par le reproche on s’irrite, on s’aigrit.
Ah ! c’est alors que le bonheur finit.

FERDINAND.

Et que le supplice commence.

LA DUCHESSE.

Ferdinand, il faut la fuir.

FERDINAND.

Jamais.

LA DUCHESSE.

Choisissez... mes gens sont prévenus, ma voiture est prête... j’attends votre réponse, dans une heure... Dans une heure, je m’échappe du bal, de la fête, nous partons, ou vous n’êtes plus rien pour moi.

Elle sort précipitamment.

 

 

Scène XI

 

FERDINAND, LAROCHE

 

FERDINAND, après un moment de silence.

Voilà donc où m’ont conduit ces folles espérances, ce besoin de m’élever, cette soif de vanité !

LAROCHE, entrant tristement.

Monsieur, tout le monde est arrivé, madame n’est pas là.

FERDINAND.

Ma réponse ! Eh bien ! oui, elle l’aura, mais avant une heure, mais tout de suite... Oui, tout sera rompu, mais par moi, par moi seul.

LAROCHE.

Que dit-il ? Monsieur...

FERDINAND, avec un air de contentement.

Ah ! Laroche, c’est toi ! eh bien ! c’en est fait, je suis libre !

LAROCHE.

Ô ciel ! madame la duchesse...

FERDINAND.

Tout est rompu !

LAROCHE, se jetant dans ses bras.

Ferdinand ! monsieur ! ah ! pardon, mais je suis si content !... vous nous revenez, je vous retrouve... ah ! je savais bien, moi, que ce n’était qu’un moment d’oubli, de faiblesse.

FERDINAND.

Oui, j’étais aveuglé, j’étais esclave, mais je me réveille. Ah ! je respire ! mon cœur est tranquille !

LAROCHE.

N’est-ce pas ? il n’y a rien de tel que le courage, quand il revient, et qu’il n’est pas trop tard.

FERDINAND.

Ma réponse ! elle est prête ! plus de crainte ! Oui, je la verrai, je lui dirai...

S’arrêtant.

ou plutôt je vais lui écrire.

LAROCHE.

J’aime mieux ça, c’est plus sûr.

FERDINAND, s’asseyant à la table.

Laroche, donne-moi ce qu’il me faut... du papier.

LAROCHE.

Tout de suite, monsieur, tout de suite, là, chez madame.

FERDINAND, seul.

Amélie ! que de torts ! Funeste amour ! ou plutôt, non, non ; je m’abusais, je donnais une excuse à ma honte : c’était l’ambition ! j’étais vendu. Me reprocher ce qu’elle a fait pour moi ! me menacer de reprendre ses bienfaits... Ses bienfaits, je les rejette, je n’en veux plus ! Place, honneurs, avenir...

Air : Ce luth galant.

C’est à ce prix qu’elle avait acheté
De ma faiblesse amour et liberté.
Et ce ruban aussi qu’on a laissé surprendre,
Quand pour le mériter un cœur a pu se vendre !
Je le sens, j’en rougis ; jamais il ne peut rendre
L’honneur qu’il a coulé.

Il l’arrache et le jette.

LAROCHE, rentrant très ému.

Voilà, monsieur.

FERDINAND, prenant le papier.

Mais ta main tremble, tu es pâle ; qu’as-tu ?

LAROCHE.

Ah ! rien, c’est que... madame était chez elle, seule, elle écrivait, je crois du moins, car je n’ai rien vu. Tout à coup, elle a poussé un cri, elle s’est échappée.

Montrant le papier.

Et vous voyez... des larmes.

FERDINAND.

Va, va la trouver, dis-lui que je veux lui parler.

Ouvrant le cahier de papier pour prendre une feuille.

Que vois-je ! un écrit ! C’est d’Amélie.

LAROCHE.

De madame !

FERDINAND, lisant.

« Ferdinand, je te pardonne, mais je t’aime trop pour te perdre... »

S’interrompant.

Je reste.

LAROCHE.

Après, monsieur, après.

FERDINAND, lisant.

« Ma fortune est à toi. »

Déchirant le papier.

Sa fortune !

LAROCHE.

Il faut que je vous avoue... j’ai cru bien faire ; cette bague qu’elle voulait revoir, que vous aviez oubliée...

FERDINAND, tremblant.

Eh bien !

LAROCHE.

Je l’ai montrée à madame.

FERDINAND, hors de lui.

Malheureux !

LAROCHE, apercevant Amélie.

Ah ! la voici !

FERDINAND.

Va-t’en, va-t’en.

Laroche sort tout effrayé.

 

 

Scène XII

 

AMÉLIE, FERDINAND

 

AMÉLIE, dans le plus grand désordre.

Où donc est-il, ce papier ? rendez-le-moi.

FERDINAND, jetant les morceaux.

Amélie, le voilà... Et toi aussi tu m’outrages ! Tu as pu penser que ta fortune...

AMÉLIE.

Ah ! vous avez lu...

FERDINAND.

Ce n’est pas ta fortune que je veux, je la rejette, elle me fait horreur : c’est toi, c’est ton amour, Amélie.

AMÉLIE, reculant.

Ah ! mon Dieu ! il veut me tromper encore.

FERDINAND.

Non, non, je le vois, tu sais tout... Cet anneau fatal qu’on t’a remis... et là, tout à l’heure, on écoutait...

Montrant le bouquet à ses pieds.

ce bouquet... c’était le tien...

Mouvement d’Amélie.

c’était toi !... Écoute, je ne veux pas me justifier : tu dois me haïr ; j’étais un ingrat, un malheureux, ou plutôt j’étais faible ; j’ai laissé aller mon cœur aux caprices d’un tyran, et lorsque tu m’attendais dans le deuil, dans les larmes, moi, je t’oubliais, je méprisais ton amour, je le maudissais peut-être !

AMÉLIE, se détournant pour pleurer et lui faisant signe de la main.

Oh ! tais- toi, tais-toi !

FERDINAND.

Mais d’abord, Amélie, je ne te connaissais pas, et plus tard ton absence lui a rendu son empire. Ah ! pourquoi t’ai-je quittée ? pourquoi ai-je abandonné ces lieux où ta candeur, tes charmes avaient fléchi ce cœur qui se détournait de toi ?... ces lieux où tout me rappelle ces beaux jours, cet abandon, ce bonheur pur dont loin de toi le souvenir était là comme un remords... Et toi, Amélie, l’as-tu oublié ?...

AMÉLIE, douloureusement.

Oh ! non, jamais... il m’a tuée !...

FERDINAND.

Hier encore je voulais te cacher mon retour, je n’osais reparaître devant toi ; ce n’était pas delà haine, oh ! non ! Je t’ai revue, et mon amour s’est réveillé à ta voix... à cette voix si tendre, si naïve, qui n’a pas eu un reproche pour l’infidèle qui te dédaignait. Amélie, mes yeux se sont ouverts, j’ai brisé un joug houleux, je te reviens.

Mettant un genou en terre.

Oh ! pardonne-moi !

AMÉLIE, se retournant avec surprise.

Que dis-tu ?

FERDINAND, toujours à genoux.

Je t’aime !

AMÉLIE, d’une voix étouffée.

Tu m’aimes, Ferdinand, tu m’aimes... Oh ! oui, oui, je le crois.

Se jetant dans ses bras.

Tu m’aimes... Oh ! répète, répète encore... Il y a si longtemps... Tu m’aimes !

FERDINAND, la soutenant sur son genou.

Avec idolâtrie. Tu es mon bien, mon amie, ma femme.

AMÉLIE, le couvrant de baisers.

Ta femme ! ta femme ! Tu ne me quitteras plus, n’est-ce pas ? Toujours ensemble.

Avec exaltation.

Laisse là les places, l’ambition ; reste avec moi ici. Je t’entourerai de soins, d’amour, de bonheur... Vivre l’un pour l’autre, aimer, être aimé. Ah ! mon Ferdinand...

Elle l’embrasse.

FERDINAND.

Tu me pardonnes !

AMÉLIE.

Oh ! oui, oui ; chassons ces souvenirs, ne parlons plus que de toi, de ton amour. Je n’ai rien entendu. Je veux oublier mes peines, mes larmes... Va, j’en ai bien versé tout à l’heure encore, quand mon désespoir...

Elle s’arrête tout à coup avec égarement.

Ah ! tout à l’heure... Qu’est-ce donc ? Ce n’est point un rêve ; non, non.

Courante Ferdinand.

C’est bien toi ?... et moi, moi...

Se cachant la tête dans les mains.

Ah !...

FERDINAND.

Qu’as-tu ? quel délire !

AMÉLIE.

Ferdinand ! Ferdinand ! ne me quitte plus ! Soutiens-moi dans tes bras, sur ton cœur !

FERDINAND.

Explique-toi, tu me fais trembler ; cette pâleur...

AMÉLIE, avec délire.

Oui, je me rappelle ; quand j’ai senti s’échapper ma dernière espérance, quand j’ai tout entendu, j’ai fui ; il m’a semblé qu’il y avait du monde... beaucoup. On m’a parlé, je n’écoutais pas, je souriais, et puis je me suis renfermée comme autrefois. Ferdinand, elle t’ordonnait de me quitter encore. Tu tremblais... et moi...

FERDINAND.

Achève...

AMÉLIE.

Si, maintenant que tu m’aimes, il fallait renoncer à mon amour ?... s’il fallait me perdre ?...

FERDINAND.

Ah ! plutôt mourir !

AMÉLIE.

Eh bien ! oui, c’est cela... j’ai voulu mourir.

FERDINAND.

Amélie...

AMÉLIE.

La mort...

Se serrant le cœur.

elle est là, je la sens...

FERDINAND.

Que dis-tu ?

AMÉLIE, comme étouffée.

Oui, un poison qui déchire, qui tue. Je l’avais oublié... J’étais si heureuse...

Elle tombe sur le fauteuil.

FERDINAND.

Grand Dieu !...

Dans le plus grand désordre, courant et appelant.

Laroche, André, Deschamps, Laroche ! venez tous, venez !

Revenant précipitamment.

Amélie !

AMÉLIE, se jetant à son cou.

Tu pleures, mon Ferdinand, mon ami ; tu m’aimes... tu m’aimes ! et mourir !

FERDINAND, la serrant dans ses bras.

Laroche !

 

 

Scène XIII

 

FERDINAND, AMÉLIE, LAROCHE, DOMESTIQUES, ensuite LA DUCHESSE, LÉON, TOUS LES INVITÉS

 

LAROCHE, entrant avec les domestiques.

Monsieur, qu’est-ce donc ?... quels cris ?

FERDINAND, soutenant Amélie.

Des secours... allez tous, allez...

LAROCHE, courant au fond.

Madame...

AMÉLIE, d’une voix affaiblie.

Ta main, Ferdinand. Oh ! presse-moi dans tes bras... Il me semble que je t’échappe... mon Ferdinand, quand ce bonheur... que j’appelais... je le vois... je le tiens.

L’embrassant.

Je ne mourrai pas...

D’une voix mourante.

Oh ! non, n’est-ce pas ?...

L’orchestre se fait entendre.

FERDINAND.

Ciel ! le bal !... la fête !...

AMÉLIE, se ranimant.

Une fête !... oui, une fête !... ah !

Elle retombe assise et renversée.

LAROCHE.

On vient, monsieur, on vient.

FERDINAND.

Il est trop tard !

LAROCHE.

Il est trop tard ?

FERDINAND.

N’approchez pas, éloignez-vous !

LAROCHE.

Si fait !... qu’ils viennent.

Il court à la duchesse, la prend parle bras, l’entraîne avec force, et lui montrant Amélie morte et Ferdinand qui lui tient les mains et les embrasse.

vous viendrez !

LA DUCHESSE, résistant.

Grand Dieu !

LAROCHE.

Voyez, madame, voyez votre ouvrage !

La duchesse fait un pas vers Léon, qui recule avec horreur. Stupeur générale.

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