La Grâce de Dieu (Adolphe D’ENNERY - Gustave LEMOINE)
Drame en cinq actes, mêlée de chant.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Gaîté, le 16 janvier 1841.
Personnages
LE COMMANDEUR DE BOISFLEURY
LE MARQUIS DE SIVRY, sous le nom d’André
LOUSTALOT, père de Marie
PIERROT
LE CURÉ
JACQUOT
LAROQUE, intendant du commandeur
CHARLOT
SAINT-JEAN, domestique du commandeur
MARIE
CHONCHON
LA MARQUISE DE SIVRY
MADELEINE LOUSTALOT
UNE FEMME DE CHAMBRE
MADEMOISELLE D’ELBÉE, personnage muet
ACTE I
L’intérieur d’un pauvre chalet. Fond ouvert, par lequel on aperçoit un site pittoresque, dans les montagnes de la Savoie. À droite, près du fond, la porte d’une chambre.
Scène première
MADELEINE, PIERROT
Au lever du rideau, Madeleine, assise dans un grand fauteuil de campagne, file près d’une table où se trouve une lampe allumée. Pierrot entre du fond.
PIERROT.
Déjà à l’ouvrage, mère Loustalot ?
MADELEINE.
Faut ben travailler, mon garçon.
PIERROT.
Faut pourtant pas vous tuer, non plus.
MADELEINE.
Oh ! je ne crains pas la fatigue et les veilles, moi !... je suis forte !
PIERROT.
Ce n’est pas comme mamzelle Marie !... on ne dirait jamais qu’elle est de vous, celle-là !... elle a plutôt l’air d’une demoiselle de la ville, que d’une Savoyarde...ous qu’all’ est donc, à c’ matin ?
MADELEINE, bas.
Elle dort !... C’est jeune... ça a besoin de sommeil !... mais, moi, je travaille !... ça fait qu’ comme ça, elle dort plus longtemps et que l’ouvrage n’en souffre pas.
PIERROT, attendri.
C’est-y ça une bonne mère !... ça me rappelle la mienne !... La pauvre mère Pitou !
Air : Du Garde-moulin. (Loïsa Puget.)
All’ m’aimait, la pauvre chèr’ femme !...
Tout autant... et p’tê’tre encor mieux !...
J’étais le bijou de son âme !
J’étais la prunell’ de ses yeux !
N’ te fatigu’ pas, me disait-elle,
N’ te fatigu’ donc pas, mon garçon !...
D’ son vivant, toujours avec zèle
J’ai ben pratiqué sa leçon...
Pleurant.
Oh ! oui... j’ puis le dire... que j’ lui obéissais, en bon fils !
À présent qu’ all’ n’est plus, pauvr’ mère !
Son conseil, je l’ai respecté !...
Et je continue à rien faire,
Pour toujours fair’ sa volonté.
Il paraîtrait donc que Mlle Marie ne partira pas aujourd’hui avec les autres, qui quittent le pays ?...
MADELEINE, s’animant.
Partir... Marie !... mon enfant !... qu’est-ce qui a dit ça ?... J’voudrais ben voir... par exemple, partir !... que d’autres aient ce courage-là... que d’autres se séparent de leurs enfants !... Moi, je garde le mien avec moi !...
PIERROT, vivement.
Et vous avez mon approbation, mère Loustalot !... Quoi qu’elle irait faire, dans ce grand Paris... je vous le demande ?... Il en part de nos montagnes, pus qui n’en revient !... quand ils reviennent !...
MADELEINE.
Non, non, je ne me sépare pas comme ça de ma petite Marie ! Dieu merci ! son père et moi nous avons de bons bras ! Eh ben ! nous travaillerons pus fort donc ! nous passerons les nuits, s’il le faut, comme je fais depuis un mois... Mais tant que nous aurons du pain, elle n’en manquera pas !... Elle n’aura pas besoin d’en aller mendier à Paris.
PIERROT, vivement.
Et vous avez de plus en plus mon approbation, mère Loustalot !... Tenez, moi, je ne suis qu’un pauvre chevrier... eh ben ! vous me croirez si vous voulez, j’aime mieux manger du pain noir ici... que des épinards à Paris... On n’a rien, si vous voulez, mais on l’a !... et on en jouit au pays !
Scène II
MADELEINE, LOUSTALOT, PIERROT
LOUSTALOT, arrivant de dehors ; il est entré depuis un moment et il a posé son chapeau, au fond, sur un escabeau placé à sa gauche.
La belle avance !
PIERROT, se retournant.
Tiens ! vous étiez là, père Loustalot !
LOUSTALOT, sombre pendant tout l’acte.
Mourir de misère là-bas, ou ici !... est-ce que ce n’est pas toujours la même chose ?... À Paris, du moins, on a l’espoir de faire fortune ! tandis qu’ici, la misère ! toujours la misère !... les recors ! les saisies ! le diable !... c’est-à-dire, M. Laroque.
PIERROT.
Ah ! oui, l’intendant de Mme la marquise ! En v’là un, qui a une figure ingrate, pour exprimer l’amabilité !
MADELEINE.
Tu l’as donc vu, Antoine ?
LOUSTALOT.
Je le quitte à présent.
MADELEINE, avec anxiété.
Eh bien ! est-ce aujourd’hui qu’on adjuge notre fermage, ce petit morceau de bien, qui dépend du château de Sivry ?
LOUSTALOT.
C’est aujourd’hui.
MADELEINE.
Eh !... as-tu espoir qu’on nous renouvelle ?
LOUSTALOT.
Il n’y faut plus compter.
MADELEINE.
Ô mon Dieu !...
Elle travaille avec plus d’ardeur.
LOUSTALOT, avec force.
Je l’ai supplié, comme je supplierais le bon Dieu !... il n’a rien voulu entendre.
PIERROT.
Le scélérat ! le gueux ! le sans-cœur !
Après un moment de réflexion.
C’est un vilain homme !
MADELEINE, à son mari.
Si tu avais été, au château, voir Mme la marquise, peut-être ben...
LOUSTALOT.
C’est inutile !... il y a trop de concurrents !... Jean Leblanc, Thomas Lavigne, Jacques Roussi !... et d’autres gros bonnets, qui ont de quoi !... qui peuvent donner caution, eux !... Ils l’emporteront !... D’ailleurs ne sommes-nous pas en arrière d’un trimestre, avec M. Laroque ?
MADELEINE.
Mais M. le curé avait promis qu’il lui parlerait pour nous.
LOUSTALOT.
Il parlera, et ça n’y fera rien... M. Laroque est décidé à vendre aujourd’hui notre chaumière.
MADELEINE, se levant et quittant son rouet.
Vendre cette chaumière, où nous nous sommes mariés !... où ma mère est morte ! où notre fille Marie est née ! Est-ce-t-y Dieu possible ? Qu’allons-nous devenir, Antoine, qu’allons-nous devenir ?
LOUSTALOT, avec résignation.
Ce qu’il plaira à Dieu !... et à M. Laroque !
MADELEINE.
Silence ! c’est Marie !
Scène III
MADELEINE, LOUSTALOT, PIERROT, MARIE, entrant d’une porte à droite et déposant un panier sur un buffet, placé au fond
MARIE.
Air : de l’Éclair.
Comme l’alouette,
Joyeuse au matin,
S’élance et répète
Son gentil refrain ;
À peine éveillée,
Je chante d’abord,
Et sous la feuillée,
Moi, je chante encor !
PIERROT.
Le rossignol, dans le bocage, ne file pas des sons comme ça... Ah ! non !... non !
MARIE.
Bonjour, mon père !
LOUSTALOT, durement.
Bonjour !
Il la baise au front.
MARIE.
Bonjour, Pierrot !
PIERROT, joyeux.
Bonjour, mam’zelle Marie.
À part.
Est-elle gentille, à c’ matin ! l’est-elle !...
MARIE.
Mère, avant de t’embrasser, il faut que je te gronde... Tu ne m’éveilles jamais, moi je dors ferme !... et je te laisse travailler toute seule, comme hier, comme aujourd’hui... ce n’est pas bien ça.
Elle l’embrasse.
PIERROT.
A-t-elle un cœur !
LOUSTALOT.
Elle a raison ; tu en fais une paresseuse, une fainéante, comme si elle avait des rentes !... comme si un jour elle devait être marquise ou duchesse... Et qui sait l’avenir que Dieu lui garde ?
MARIE.
Oh ! je ne lui demande rien, que de ne pas me séparer de mon père, de ma bonne mère !
À part.
et d’André !...
MADELEINE.
Et il l’entendra, Marie, il t’entendra, chère enfant !
Elle l’embrasse.
PIERROT, qui est remonté au fond.
Tiens !... qu’est-ce que je vois donc là-bas ?... Mais je ne me trompe pas... c’est lui !...
MARIE.
Qui donc ?
PIERROT.
M. Laroque !
LOUSTALOT.
Déjà !...
PIERROT.
Avec un beau seigneur, ma foi, que je ne connais pas... Ils viennent de ce côté.
LOUSTALOT.
Sans doute pour nous donner notre congé !... Eh bien ! qu’ils viennent !... je suis préparé à tout.
MARIE, étonnée.
Notre congé !...
Voyant sa mère qui sanglote.
Mère !... qu’y a-t-il donc ?... et pourquoi pleures-tu ?
MADELEINE.
Tu ne le sauras que trop tôt, pauvre enfant !... Mais prie Dieu tout bas ; car à présent, Dieu est notre seul espoir !
Laroque paraît au fond, s’arrête et semble faire signe au commandeur qu’il peut se présenter.
Scène IV
MARIE, MADELEINE, LOUSTALOT, LE COMMANDEUR, LAROQUE, PIERROT
Marie range la table de côté, et porte le rouet et la lampe dans l’intérieur, à droite. Tout le monde salue profondément.
PIERROT, à part, regardant Laroque.
Et dire que je ne me donnerai pas le plaisir de casser sur les côtes de ce grand échalas-là un fagot de ses pareils !
LE COMMANDEUR, au fond.
Tu dis donc, Laroque, que cette délirante fillette, que nous avons rencontrée, est enfouie dans cette cabane ?
LAROQUE, bas au commandeur.
Oui, monseigneur ; le père et la mère sont devant vous !
Il se retire avec respect.
LE COMMANDEUR, à part.
Ah ! diable !... soyons éloquent et majestueux...
Arrivant en scène.
Bonnes gens... hum !... bonnes gens !... Bonjour, bonnes gens.
LOUSTALOT, saluant.
Monseigneur !...
LE COMMANDEUR.
Quel est celui d’entre vous qui s’appelle Antoine Loustalot ?
LOUSTALOT.
Moi, monseigneur !
LE COMMANDEUR.
Brave homme, n’avez-vous pas une fille, qui va quelquefois, légère et folâtre, porter à manger aux ouvriers de la forêt ?
Ici Marie reparaît.
LOUSTALOT.
Oui, monseigneur... la voilà... Avance donc, Marie... qu’as-tu fait pour nous attirer si bonne compagnie !...
MARIE, tremblante.
Moi, mon père, je n’ai rien fait !
À part.
Est-ce qu’on aurait vu André !
LE COMMANDEUR.
Maître Antoine, ne rudoyez pas cette belle enfant !
Il s’approche et lui prend la main.
MARIE, le reconnaissant.
Ah ! mon Dieu !
LE COMMANDEUR.
Remettez-vous, charmante demoiselle ; je ne viens pas faire pleurer les deux plus beaux yeux savoyards que j’aie rencontrés.
LOUSTALOT, rudement.
Sous votre respect, monseigneur, elle est marie tout court, à votre service... nous n’avons pas de demoiselle chez nous.
LAROQUE, gravement.
Si elle ne l’est pas, elle peut le devenir !...
LOUSTALOT.
Je vous demande ben des excuses, monsieur Laroque, mais...
LE COMMANDEUR, bas à Laroque.
Tu ne m’avais pas trompé, Laroque, quelle misère !...
LAROQUE, bas au commandeur.
Monseigneur, la petite est à vous !
Ils parlent bas entre eux.
MADELEINE, se disputant avec son mari.
J’te dis que j’le veux !...
LOUSTALOT, bas à sa femme.
J’te dis que je n’le veux pas.
LE COMMANDEUR, s’apercevant du débat des deux époux.
Eh bien ! bondes gens, de quoi s’agit-il ?
MADELEINE.
Monseigneur, tenez, voici le fait... Nous sommes les fermiers de La Mare aux biches ! qui appartient à Mme la marquise !... la Mare aux biches ! vous savez ?... du beau domaine d’Sivry !... et comme not’ Marie est sa filleule !
LE COMMANDEUR.
De la Mare aux biches !...
MADELEINE, vivement.
Oui, monseigneur !... à preuve qu’elle l’a tenue sur les fonts...
LE COMMANDEUR.
La Mare aux biches ?...
PIERROT, vivement.
Oui, monseigneur !
MADELEINE, ne pouvant plus se contenir.
Et pourtant, si c’est pas une horreur !... parce que nous sommes en arrière d’un trimestre...
PIERROT.
D’un malheureux trimestre !
MADELEINE.
On a tout saisi chez nous... jusqu’à notre lit !
PIERROT, appuyant.
Jusqu’à leur vache... monseigneur... qu’on a séparée d’son enfant !
MADELEINE.
Et demain, si nous n’avons pas payé, demain, cette chaumière !... où Marie est née ! sera vendue !...
Faisant explosion.
Et tout ça... et tout ça, parce que monseigneur Laroque nous en veut.
PIERROT, s’avançant.
Oui, oui, monseigneur, il leur en veut !
LE COMMANDEUR, avec une sévérité affectée.
Qu’est-ce que j’apprends là ?... comment ! monsieur Laroque !...
LAROQUE.
Mais, monseigneur, c’est vous-même qui...
LE COMMANDEUR, l’interrompant.
Taisez-vous !... vous êtes un sot !...
PIERROT.
Jarni ! ce n’est pas son parrain ! mais il l’a bien baptisé !
LE COMMANDEUR, à part.
Cet animal-là ne comprend jamais rien.
Haut.
Rassurez-vous, bonnes gens ! il ne vous sera fait aucun mal... Je venais même vous dire, de la part de ma sœur, qu’elle s’intéressait beaucoup... mais beaucoup... à votre enfant...
MARIE, à part.
Comment !... elle ne m’a jamais vue !...
MADELEINE, avec joie.
Tu entends, notre homme !
LE COMMANDEUR.
Et qu’il ne tiendra qu’à elle de faire une fortune !...
MARIE.
Est-il possible !
LE COMMANDEUR.
Quant à cette ferme... j’en parlerai à ma sœur... qui ignore certainement tous ces détails... et je ne doute pas qu’elle n’ait égard à ma recommandation et ne vous conserve ses bonnes grâces.
PIERROT et MADELEINE.
Quel bonheur !
LE COMMANDEUR.
En considération de la belle Marie !
MADELEINE.
Eh bien ! Marie, réponds donc à monseigneur, et remercie-le de toutes ses bontés !
Marie fait la révérence.
LE COMMANDEUR, à part, descendant à l’avant-scène.
Un peu gauche !... ça ne demande qu’à être déniaisée... je m’en charge.
Haut, à Laroque.
Monsieur Laroque, j’entends que toute poursuite cesse, aujourd’hui même, ou je vous chasse.
LAROQUE, saluant.
Du moment que monseigneur s’intéresse...
Il remonte la scène.
PIERROT, criant dans les oreilles du commandeur qui lui tourne le dos.
Vive monseigneur !
LE COMMANDEUR recule à droite en se bouchant les oreilles.
Quel est ce braillard !
LAROQUE.
C’est Pierrot, monseigneur, un chevrier de la montagne.
LE COMMANDEUR.
Il a l’air bien effaré, ce Pierrot !... Suis-moi, au château, mon garçon.
PIERROT, à part.
Au château... qu’est-ce qui veut donc faire de moi !... son sommelier... ça me va !... ça me va !
Il se frotte les mains.
LE COMMANDEUR, d’un air de protection.
Adieu, bonnes gens, adieu... Soyez sans crainte... tout cela s’arrangera, tout cela s’arrangera.
PIERROT, braillant, en agitant son chapeau.
Vive monseigneur !
Le commandeur sort avec Laroque et Pierrot.
CHŒUR.
Air : De la Lucie.
Honneur ! honneur à monseigneur !
Par sa bonne visite,
Ici, monsieur le commandeur
Suspend toute poursuite.
LE COMMANDEUR.
Oui, ce jour vous délivrera
D’une crainte inquiète,
Votre ferme vous restera.
PIERROT.
Et ma fortune est faite !...
LE CHŒUR.
Honneur, etc.
Sortie.
Scène V
LOUSTALOT, MADELEINE, MARIE
MADELEINE, folle de joie, embrassant sa fille.
Eh bien ! qu’est-ce que je te disais, Antoine ? qu’elle nous sauverait !... ma petite Marie !... elle a toujours été heureuse... elle fera notre bonheur à tous !
LOUSTALOT.
Dieu l’entende, femme ! et allons manger la soupe...
Il sort par le côté à droite.
MADELEINE, suivant son mari.
Viens-tu, Marie ?
MARIE, avec embarras.
Non, mère, je n’ai pas le temps... La journée est déjà trop avancée, faut que j’aille conduire mes chèvres, et je déjeunerai dans la montagne.
À part.
Avec André !
LOUSTALOT, de l’intérieur.
Femme !
MADELEINE.
Hé bien, comme tu voudras... Me voici, me voici...
Elle rentre.
Scène VI
MARIE
Pauvre André, il n’est pas grand seigneur, lui !... ah ! que j’aimerais bien mieux lui devoir cette protection, qu’à ce vilain commandeur, qui m’a fait si peur, le jour que je l’ai rencontré... Mais André est comme moi !... il est pauvre !... il n’a, m’a-t-il dit, pour toute fortune, que son petit commerce de colporteur !... et de plus, il m’a bien défendu de parler de notre rencontre à personne, même à M. le curé !... même à ma mère !... il est obligé de se cacher pendant quelque temps, dans nos montagnes... c’est un secret qu’il ne peut révéler encore...
Air du Savoyard (de Bérat).
Hélas ! je n’avais jamais
Fait à ma mère un mensonge !
Et maintenant, quand j’y songe,
J’ai pour elle des secrets !...
Et, le soir, lorsque je prie
Auprès d’elle, pourquoi donc,
Dans mon cœur, pauvre Marie !
Retrouvé-je un autre nom ?...
Ah ! si je n’aimais naguère
Qu’elle en ce monde... aujourd’hui,
Ce qui n’est plus à ma mère,
Dans mon cœur, est donc à lui...
À présent, il m’attend, j’en suis sûre... il va venir, comme toujours, me demander du lait de mes chèvres... il s’assoira près de moi... nous déjeunerons ensemble... et puis, nous causerons bien gentiment !... la journée alors passe si vite !... Comme il va me gronder ! vite, vite, dépêchons-nous...
Elle va pour sortir par le fond ; le curé se trouve devant elle. À part, avec crainte.
Ciel ! monsieur le curé !...
Scène VII
LE CURÉ, MARIE
LE CURÉ.
Où allez-vous, mon enfant ?...
Silence.
Vous ne répondez pas, Marie ; vous rougissez !... je vais vous le dire...
MARIE, avec effroi.
Oh ! monsieur le curé !...
LE CURÉ, sévère.
Vous l’avez rencontré, un jour, dans la montagne...
MARIE, timide et les yeux baissés.
C’est vrai !
LE CURÉ.
Il vous a dit que vous étiez jolie !
MARIE, de même.
C’est vrai.
LE CURÉ.
Il est venu, aujourd’hui, ici...
MARIE, vivement.
Oh ! pour ça, monsieur le curé...
LE CURÉ, sévèrement.
Marie !... vous n’avez jamais fait un mensonge !... il est venu !... je le sais... il a parlé à vos parents... il leur a promis sa protection auprès de sa sœur, madame la marquise !
MARIE, à part.
Grand Dieu !... je croyais qu’il me parlait d’André ! et c’est du commandeur !...
LE CURÉ.
Il a fait espérer que le bail de la ferme serait renouvelé... ce bail est déjà signé !
MARIE.
Il se pourrait ! un pareil bonheur !
LE CURÉ.
Dites un malheur !
MARIE.
Mais, je ne comprends pas...
LE CURÉ.
Marie, votre cœur est encore pur ; vous êtes bonne, simple, sans expérience ; vous ne connaissez pas le monde... les seigneurs de la cour... leurs présents sont toujours intéressés ; s’ils obligent, c’est qu’ils pensent recevoir plus qu’ils ne donnent... celui-ci, par exemple, je l’ai pénétré ; c’est à vous, mon enfant, c’est à votre innocence qu’il en veut !
MARIE.
Ô ciel !
LE CURÉ.
S’il oblige vos parents, c’est qu’en échange du morceau de pain qu’il leur donne, il veut la ruine et le déshonneur de leur unique enfant.
MARIE, vivement.
Oh ! monsieur le curé, ne craignez pas que jamais...
LE CURÉ.
Je sais que Marie, dont je me suis plu à former le jeune cœur à toutes les vertus, n’oubliera jamais les conseils de son vieux curé et qu’elle saura résister à toutes les séductions... mais c’est là que vous attend cet homme habile et perfide ; si vous lui résistez, il vous menacera de la ruine de vos parents ; il leur retirera cette ferme, leur unique ressource !... il vous placera entre leur malheur et votre honte, et vous deviendrez alors sa victime, ou la cause involontaire de leur misère, et peut-être de leur mort !
MARIE.
Grand Dieu !
LE CURÉ.
Vous le voyez, ses mesures sont bien prises, et de tous les côtés le péril est le même, pour vous.
MARIE.
Mais alors, mon Dieu ! que faut-il donc faire ?
LE CURÉ, vivement, et plus bas.
Il faut fuir !
MARIE.
Fuir !
LE CURÉ, de même.
Aujourd’hui même !... Dans une heure, comme tous les ans, les enfants de nos montagnes partent du pays, et vont demander à Paris des secours et une existence, que leur refuse une terre pauvre et stérile. Eh bien ! il faut profiter de ce départ.
MARIE.
Partir, mon Dieu ! quitter ma mère !
LE CURÉ.
Il le faut, mon enfant, c’est le seul moyen de déjouer les calculs de cet homme. Dans ce pays, où tout fléchit devant lui, même les lois !... Vous ne pourriez lui échapper... et moi-même, hélas ! je serais trop faible pour vous défendre contre sa puissance ! À Paris, votre obscurité vous protégera, et lui, ne vous voyant plus, vous oubliera.
MARIE, pleurant.
Je partirai, monsieur le curé ; mais ma mère ! ma mère !... grand Dieu !
LE CURÉ.
Ah ! c’est de la que viendront tous les obstacles...
On entend, à l’intérieur, la voix de Madeleine qui dit : « Antoine, M. le curé est là. »
Allons, ma fille, j’entends vos parents, voici votre mère ; c’est à elle, surtout, qu’il faut cacher votre chagrin. Préparez-vous à me seconder, même contre ses larmes !... Marie, me le promettez-vous ?
MARIE, essuyant ses larmes.
Je vous le promets !
LE CURÉ.
Bien, mon enfant.
Marie essuie vite ses larmes et s’efforce de sourire à son père.)
Scène VIII
MADELEINE, LE CURÉ, LOUSTALOT, MARIE
MADELEINE, très joyeuse.
Eh bien ! monsieur le curé, Marie vous a dit !... notre chaumière ne sera pas vendue !... Ah ! le brave seigneur !... c’est le ciel qui l’a envoyé chez nous !... De plus, il nous a donné l’espoir que nous garderions notre ferme, et que, peut-être, notre bail serait renouvelé.
LE CURÉ.
Il aurait même pu vous le donner, Madeleine, car je suis certain qu’il l’avait sur lui, prêt et signé !...
Étonnement général.
LOUSTALOT.
Signé !... Qu’est-ce que ça veut dire ?
LE CURÉ.
Cela veut dire, parents aveugles, que ces menaces, cette saisie, cette grâce accordée avec tant de bonté, ces faveurs si vite promises, tout cela n’est qu’un infâme complot tramé par ces deux hommes, pour perdre votre enfant !...
MADELEINE, courant à son enfant.
Marie !...
LOUSTALOT, vivement.
J’aurais dû m’en douter !
MADELEINE.
Mais, non, c’est impossible !... une pareille infamie !...
LE CURÉ.
Vous étonne, vous, pauvre mère ! mais elle n’est qu’un jeu pour de riches seigneurs !... une distraction pour amuser leurs loisirs !... Il en veut à votre fille, vous dis-je, et, je me trompe fort, ou bientôt il trouvera le moyen de se rapprocher d’elle, de l’éblouir de sa richesse, et...
LOUSTALOT, qui depuis un moment semble réfléchir, l’interrompant vivement.
Monsieur le curé a raison ; oui, oui, à présent, je me rappelle toutes ses cajoleries d’à ce matin ! Ce sort brillant, qu’il lui prédisait dans l’avenir,
Avec colère.
et ces mademoiselle ! que j’ai encore sur le cœur !... Oui, oui, ils voulaient l’éblouir, la séduire ! les misérables !... parce que nous sommes de pauvres gens !
Scène IX
MADELEINE, MARIE, LE CURÉ, PIERROT, LOUSTALOT
PIERROT, accourant tout essoufflé.
Le voilà ! le voilà !... Je l’apporte, le bail de la Mare-aux-Biches, renouvelé pour six ans !... à la considération de mademoiselle Marie ; et moi, nommé garde-chasse ! toujours à la considération...
LOUSTALOT lui arrache le papier en passant devant lui.
Tais-toi, imbécile !
Il passe la lettre au curé.
PIERROT, à part.
Imbécile ! en v’là un remerciement qui ne lui a pas coûté cher !... Ayons l’air d’avoir pas entendu.
MADELEINE, au curé.
Hé bien ! monsieur le curé ?
LE CURÉ.
Je n’avais que trop raison.
MARIE.
Ô Ciel !
MADELEINE, avec beaucoup d’anxiété.
Qu’y a-t-il donc dans ce papier ?
LE CURÉ.
Votre bail, signé par Mme la marquise, et plus bas...
MADELEINE.
Plus bas ?
LE CURÉ.
Pour Marie, une place de jardinière au château.
LOUSTALOT, regardant sa femme.
Au château !...
Madeleine regarde douloureusement sa fille, et la serre contre son cœur.
PIERROT.
Au château ! quel bonheur ! Ça fait que nous serons ensemble ! et alors, père Loustalot, j’oserai p’t-être...
LOUSTALOT, plus colère.
Te tairas-tu, animal !
PIERROT, à part.
Animal !... encore !... Ah ! ça, mais, qu’est-ce qu’il a donc ? Ayons toujours l’air d’avoir pas entendu.
Le curé lui fait signe de se taire, et s’assied à gauche ; Pierrot, debout devant lui, paraît écouler ses explications.
LOUSTALOT, avec résolution et allant à sa femme.
Il faut tout refuser.
PIERROT, se retournant.
Hein ?
MADELEINE.
Mais, la misère ?
LOUSTALOT.
Hé bien ! nous irons en journée ; nous travaillerons chez les autres... J’ai encore assez de force pour nous nourrir tous les deux... quant à Marie...
MADELEINE, avec beaucoup d’anxiété.
Marie !...
LOUSTALOT.
Marie partira !...
MADELEINE.
Partir !... grand Dieu !
LOUSTALOT.
Ma résolution est prise.
À sa femme.
Air : Époux imprudent.
Oui, dans mes mains, je tiens notre richesse ;
Mais songe donc à quel taux on la vend :
De notre fille, il ferait sa maîtresse,
Et nous paierait, à prix d’argent,
Le déshonneur de notre enfant !
Je sens au front la rougeur qui me monte !
Qui ? moi ! manger un pareil pain !
Non, je veux bien mourir de faim,
Je ne veux pas vivre de honte !
Il déchire le bail.
MADELEINE.
Que fais-tu ?
LOUSTALOT.
Mon devoir !
MADELEINE.
Mais nous sommes perdus !
LOUSTALOT, avec force.
Et Marie est sauvée.
MADELEINE, allant au curé qui, par son silence, semble approuver Loustalot.
Hé quoi ! monsieur le curé, vous ne dites rien !... vous aussi, vous voulez le départ de mon enfant ? Mais, si elle part, vous ne savez donc pas que j’en mourrai !
LE CURÉ, se levant, lui dit avec douceur.
Mère chrétienne, si vous pleurez, parce que la vertu vous sépare de votre fille, que feront donc les mères, à qui le vice enlève leurs enfants !... Un jour, Dieu vous la rendra ; et, d’ici-là, elle ne sera pas seule et sans appui à Paris ; cette lettre adressée par moi à un ami, à un vieil ami, lui donnera un protecteur, qui veillera sur elle et l’aidera de ses conseils.
MADELEINE, suffoquée par les larmes.
Non, non... De me le demandez pas... je ne le puis... Jamais !... jamais !...
MARIE, courant à elle.
Ô ma mère, ne pleure pas ! je reviendrai.
MADELEINE.
Et toi aussi !... tu le veux... toi !... ingrate !... ingrate !...
Les larmes étouffent sa voix.
MARIE.
Oh ! ne dis pas cela, mère ; ne m’ôte pas mon courage.
À part.
J’en ai tant besoin !
On entend dans le lointain le chant de départ des Savoyards, qui se rapproche toujours ; ils descendent peu à peu, pendant que l’orchestre joue piano.
LE CURÉ.
Voici le moment du départ.
MADELEINE, se levant.
Ah ! ils viennent m’enlever mon enfant !
LOUSTALOT, avec résolution.
Allons, Marie, embrasse ta mère !... Moi, je vais tout préparer... ça ne sera pas long...
Il entre dans l’intérieur.
MADELEINE, s’élançant sur ses pas.
Antoine !... Antoine !... entends-moi !... Oh ! malheureuse !... malheureuse mère !
Elle rentre aussi, et Marie pleure, soutenue par le curé.
MARIE, pleurant.
Je n’ai plus de courage !
LE CURÉ.
Marie, ce n’est pas ce que vous m’avez promis.
MARIE.
Ah ! monsieur le curé, je n’avais pas vu pleurer ma mère !
Scène X
PIERROT, MARIE soutenue par LE CURÉ, JACQUOT, PETITS SAVOYARDS et SAVOYARDES avec leurs PARENTS, puis CHONCHON
CHŒUR.
Air des Trois Marteaux. (Monpou.)
Allons, enfants, au revoir !
Nous conservons l’espérance
Au pays de vous revoir,
Après { notre tour de France !
{ votre
Bonne chance et bon espoir !
Enfants, au revoir !
Pendant ce chœur, le Curé parait donner à Marie ses derniers conseils, et lui remet une lettre qu’elle serre dans son sein.
JACQUOT.
Nous voilà, monsieur le curé, tout prêts à nous mettre en voyage ; mais avant, nous avons voulu vous faire nos adieux !...
LE CURÉ.
Merci, mes amis ; mais j’ai un service à vous demander.
Il parle en indiquant Marie.
CHONCUON, accourant, avec une tartine de beurre.
Me v’là moi !... mais je ne pars pas... Non !... je reste au pays !... Je me marie !... J’en ai trouvé un, à la fin... Jean Leblanc !... Il n’est pas beau... il n’a qu’un œil ! mais bah ! c’est égal, c’est un mari !... Et je viens le prier
À Marie.
d’être ma fille d’honneur.
PIERROT, avec des sanglots.
Ah !... oui !!... la fille d’honneur !... elle s’en va !... Hi !... hi !...
CHONCHON, stupéfaite, à Marie.
Comment ! tu t’en vas !...
MARIE, pleurant.
Oui, Chonchon, il le faut... je le dois, tu sauras pourquoi !
CHONCHON, pleurant.
Ah ! ben ! ma noce va être belle !...
MARIE.
Vous consolerez ma mère, n’est-ce pas, mes bons amis ?
PIERROT, beuglant.
Certainement !... que je la consolerai !
CHONCHON, pleurant.
Oui, nous la consolerons ! nous l’égayerons beaucoup, nous pleurerons ensemble.
MARIE.
Vous viendrez la voir souvent.
PIERROT, beuglant.
Tous les jours !... et putôt deux fois qu’une !...
CHONCHON.
Je viendrai prendre tous mes repas avec elle !
MARIE.
Demain, moi, je ne la verrai plus ! je n’aurai plus ses douces caresses ! ô mon Dieu !
Elle tombe dans les bras du curé.
PIERROT.
Ah ! ça fend le cœur ! ça fend le cœur !...
CHIONCHON, mangeant.
Ça fend le cœur ! ça fend le cœur !...
Scène XI
CHONCHON, PIERROT, MADELEINE, LOUSTALOT, MARIE, LE CURÉ, JACQUOT
LOUSTALOT rentre avec un petit bâton d’une main et un paquet de l’autre, il soutient sa femme.
Allons, femme, un peu de courage, que diable ! Je te reste, moi !... et je suis bien quelque chose aussi. Et puis, elle n’est pas abandonnée, cette enfant !... Nous recevrons de ses nouvelles par l’ami de M. le curé.
Il dépose sur le grand fauteuil Madeleine qui parait anéantie.
MARIE, l’apercevant, s’élance et vient se mettre à ses genoux.
Ma mère !
JACQUOT, aux savoyards.
Allons, les amis, dites adieu à M. le curé, et partons ! il faut être à Sallanches, à la première couchée... et nous avons six bonnes lieues !... En route !...
Reprise du CHŒUR.
Allons, amis, au revoir ! etc.
Tous les Savoyards sortent avec Jacquot. On les voit au fond, en dehors, dire adieu à leurs parents et s’éloigner par la montagne à droite. Quelques uns avec Jacquot restent à attendre Marie. La musique continue, en sourdine.
LOUSTALOT, à Marie.
Allons, fille !...
Il lui fait signe d’embrasser sa mère.
MARIE.
Ma mère, je vais partir !...
MADELEINE, se levant.
Oh ! un instant ! Antoine, par pitié ! accordez-moi un instant !... on ne refuse pas une mère qui va perdre son enfant...
LOUSTALOT, attendri.
Eh bien ! voyons, embrasse-la encore ; je lui ferai la conduite.
Il fait signe à Jacquot de partir.
MARIE.
Ma mère, ne voulez-vous pas bénir votre Maric ?
MADELEINE.
Oh ! oui, oui ! chère enfant ! la bénédiction que me donna autrefois ma mère... elle m’a toujours préservée du danger !... la mienne t’en préservera, Marie !... À défaut de ma voix... que bientôt tu n’entendras plus !... emporte dans ton cœur ce chant, que ma mère me donna pour sauvegarde !... Ma fille, me dit-elle...
Madeleine étend ses mains sur la tête de Marie.
Air : À la Grâce de Dieu. (L. Puget.)
Ici, commence ton voyage ;
Si tu n’allais pas revenir !
Ta pauvre mère est sans courage,
Pour le quitter !... pour le bénir !...
Ici, Madeleine, affaiblie par la douleur, s’assied ; Marie tombe à ses pieds. Madeleine continue le couplet.
Travaille bien... fais la prière,
La prière donne du cœur.
Peu à peu la voix de Madeleine est éteinte par les larmes.
Et quelquefois pense à la mère !...
Cela le portera bonheur !...
Va, mon enfant... adieu !...
À la grâce de Dieu !
Adieu !... à la...
Mais ici la voix lui manque et elle s’évanouit.
MARIE.
Ma mère ! ma mère !...
LOUSTALOT, courant à elle.
Ma pauvre femme !
LE CURÉ, vivement à Marie qu’il a séparée de sa mère.
Mon enfant, il faut lui épargner des adieux déchirants !
Chonchon et Pierrot sont remontés au fond et ont passé à gauche.
LOUSTALOT, attendri et essuyant une larme.
Monsieur le curé ne la quittez pas...
Le curé revient à Madeleine évanouie.
Allons, Marie, du courage !... viens, mon enfant, viens !... et, comme a dit ta mère :
Avec force.
à présent, à la grâce de Dieu !...
CHONCHON.
Adieu, Marie.
MARIE, pleurant.
Adieu, Chonchon, adieu Pierrot !... mon Dieu ! consolez-la !... ma mère ! ma mère !...
Elle court une dernière fois à sa mère qu’elle embrasse, puis elle sort avec son père, qui l’entraîne.
Scène XII
CHONCHON, PIERROT, MADELEINE, LE CURÉ, JACQUOT
MADELEINE, revenant à elle.
Marie ! Marie ! où est-elle ?...
Elle regarde autour d’elle, puis se lève et traverse la scène avec égarement, en disant.
Ah ! ils m’ont enlevé mon enfant !
Mais en ce moment, on entend la voix de Marie qui répète, dans le lointain, le refrain de la Grâce de Dieu. Madeleine, soutenue par Chonchon et Pierrot, écoule avidement.
ACTE II
Le théâtre représente une mansarde. La porte d’entrée au fond. À gauche de cette porte, un lit à baldaquin garni de ses rideaux. Sur le côté, au deuxième plan, la porte d’un cabinet. À droite de la porte d’entrée, une cheminée garnie. Du même côté, au deuxième plan, une croisée donnant sur la rue. Près de la fenêtre, une image de la Vierge, et, devant, un petit guéridon, une vielle à la muraille, etc.
Scène première
CHONCHON, MARIE
Au lever du rideau, Marie et Chonchon sont toutes deux occupées à déjeuner devant une table, placée au milieu du théâtre.
Air du Diable en vacances.
ENSEMBLE.
Quel repas
Plein d’appas,
Près d’une amie
Chérie !
Ah ! quels doux souvenirs
De nos premiers plaisirs !
En parlant du pays,
L’heure vole et j’oublie
Que je suis à Paris,
Loin de nos monts chéris !
MARIE.
Et moi, qui te croyais si tranquille, si heureuse au pays et mariée à Jean Leblanc !
CHONCHON.
Quand, depuis trois mois, je me trouvais à Paris, si près de toi !
MARIE.
Mais comment cela s’est-il fait ?
CHONCHON, la bouche pleine.
Une suite fantastique d’aventures, ma chère : des voyages ! des événements ! des émotions, ah ! des émotions surtout !... Et toi, pauvre amie, que faisais-tu pendant tout ce temps-là ?... tu végétais !...
Se reprenant.
Mais parlons de moi, parlons de moi... D’abord, tu as joliment bien fait de ne pas aller au château ! ah ! tu l’as échappé belle !
MARIE.
Comment ! le commandeur ?
CHONCHON.
Un vrai monstre, ma chère ; un vieux Salan !... sans dents...
MARIE.
M. le curé l’avait bien pénétré !
CHONCHON.
Ah ! comme il m’a entortillée, le vieux renard !
Avec colère.
Quand j’y pense !...
Froidement.
Donne-moi du flan !... La première fois qu’il me vit, il ne me regarda seulement pas !... je le trouvais laid... très laid !... mais c’est égal, j’étais vexée !... la seconde fois, il passa encore et se contenta de dire à son grand galonné : Conduisez cette jeune fille à l’office, et qu’on la fasse déjeuner !... un déjeuner, c’était me prendre par mon faible, tu sais... Tiens, tu ne manges pas du tout, pourquoi ça ?... Mais parlons de moi, parlons de moi... La troisième fois qu’il vint au jardin, je ne dis : V’là un seigneur qui n’est pas aussi laid que je l’aurais cru d’abord... ses manières, ses dorures, un tas de fla fla... tout ça m’éblouit. Mais v’là qu’un jour, au lieu de m’envoyer à l’office... Redonne-moi du flan...
MARIE, la servant.
Eh bien ?...
CHONCHON.
Il m’invita à souper... Qu’on est simple, quand on est ingénue !... Je soupai, je m’endormis... et le lendemain, je me réveillai en chaise de poste, une fameuse berline !... et qui roulait !... ah ! on est mieux la d’dans qu’en charrette !...
Douloureusement.
Et une fois à Paris, le monstre me plaça dans un magasin de modes !... ous qu’il m’a laissée en plan, sous un nom supposé !
MARIE.
Comment, tu as changé de nom ?
CHONCHON.
Ah ! un beau nom, ma chère, bien distingué ! mam’zelle Pagode !
MARIE, riant.
Pagode ?... Pagode ?
Elle ôte le couvert pendant la première partie de l’air.
CHONCHON, froidement.
Confectionne pour Paris, et envoie dans les départements.
Air des Compliments de Normandie. (L. Puget.)
Mon nom est mam’zelle Pagode,
Je fais les modes en grand,
Et mon commerce est vraiment
Conséquent !
Mes chapeaux sont à la mode !
Mes bonnets sont ravissants,
Mes nœuds galants
Sont vraiment délirants !
Ma maison est à la mode,
Chez tous les gens comme il faut ;
Mon nom est mam’zelle Pagode,
Mon enseigne : au Vieux Magot !...
Moi, je travaille,
Vaille que vaille,
Pour tous les saints du paradis !
Mais les richesses,
Mais les altesses,
Ont bien leur prix !
J’aime les marquis !
Oui, marquise ou duchesse,
Chez moi, chacun à son tour ;
Je coiff’ la noblesse,
Je coiff’ la ville, je coiff’ la cour !
REPRISE.
Mon nom est mam’zelle Pagode, etc.
Toutes deux reportent la table sous la croisée.
Mam’zelle Pagode ! à l’enseigne du Vieux magot ! c’est le nom que m’a donné le mien !... et rien avec... Je vieux pingre !... mais si jamais je le rencontre...
On entend, sur le carré, Pierrot chanter un refrain.
Qu’est-ce que j’entends ! je connais cette voix-là... si c’était lui !...
MARIE.
Qui donc ?
CHONCHON.
Mais oui, c’est Pierrot !
MARIE.
Pierrot, ici !...
PIERROT, entrant.
Et oui, c’est moi ! Bonjour Chonchon... salut, mam’zelle Marie, la compagnie.
Scène II
MARIE, PIERROT, CHONCHON
ENSEMBLE.
Air de la Bohémienne. (Étienne Thénard.)
Quel plaisir ! quelle ivresse !
Quel doux moment ! quel jour heureux !
Dans mes bras je vous presse !
Ah ! je vois combler tous mes veux !
PIERROT.
Pour vous trouver, Dieu ! qu’ j’ai couru !
J’ai ben cru
M’être perdu !
Mais enfin nous v’là réunis
Trois amis,
Du pays,
Trois bons amis !
MARIE.
Comment, mon pauvre Pierrot ! tu as quitté le pays !
PIERROT, se débarrassant de sa vielle et de son chapeau, qu’il pose sur une chaise, à côté de la porte d’entrée.
Qu’ voulez-vous ?... je ne pouvais plus y rester... vous n’y étiez plus ! Dieu de Dieu ! la bonne air qu’on respire ici... c’est pas comme ça dans nos montagnes !... Ah ! dam !... c’est que tout est bien changé, là-bas... d’puis votre départ !
MARIE.
Quoi donc ? est-ce que mon père serait malade ? et ma mère, ma bonne mère ? oh ! donne-moi vite de ses nouvelles, Pierrot.
PIERROT.
Y se portent tous comme des charmes, ainsi que M. le curé !... et y m’ont chargé d’ vous bien bénir pour eux... attendez que je vous bénisse...
Il étend ses mains.
Mais les autres ! ah ! ils devenaient furieusement embêtants, ils ne disaient plus rien... tout le village était gai comme mon bonnet... on ne s’amusait plus... on ne riait plus..., jusqu’au violoneux qui nous f’sait danser, l’ dimanche, eh bien ! y jouait faux... enfin j’ m’hébétais, quoi ! Quand j’ai vu ça, j’ai vendu un quartier de terre, que j’avais hérité de mon oncle Pierre ; j’ai acheté une vielle et je les ai plantés là, pour venir vous voir ; et aujourd’hui, je suis un virtuose ambêlant dans les rues de la capitale !
MARIE.
Mais comment as-tu fait, pour me trouver ?
PIERROT.
Ah dam ! j’ai eu de la peine... enfin, des pays m’ont dit que vous viviez seule... dans cette petite maison... et qu’on vous appelait la Perle, dans tout le quartier, rapport à votre sagesse et à vos talents !... mais c’est donc vrai, tout ce qu’on dit, que vous en avez, de la réputation ?
MARIE.
Mais oui, mon bon Pierrot, je suis à la mode !
CHONCHON.
C’est comme moi !... je suis dans les modes !...
MARIE.
J’ai gagné, depuis six mois, assez pour acheter tout ce petit mobilier que tu vois !
PIERROT.
Et pour envoyer un peu d’argent à votre bonne mère, ce que vous ne dites pas.
MARIE.
Ah ! ça n’est pas venu tout de suite !... En arrivant, je n’avais qu’un appui, un espoir !... le vieil ami de M. le curé ; il était mort !... Je me suis donc trouvée seule... toute seule, dans ce grand Paris !...
Air : J’en ferons tant, tant, tant.
En arrivant à Paris,
D’abord, j’eus bien de la peine !
Ces chants de notre pays,
On les écoutait à peine.
Mais j’ les chantai tant,
Tant, tant, tant,
Qu’on en parla chez la reine !
Mais j’ les chantai tant,
Tant, tant, tant,
Que le roi mêm’ fut content !
Tous trois reprennent en chœur.
PIERROT.
Mais nous v’là deux à présent,
Nous en chant’rons par douzaine !
oi d’abord j’ai le talent
De chanter à perdre haleine !...
Nous en chant’rons tant,
Tant, tant, tant,
Qu’ça f’ra plaisir à la reine !
Nous en chant’rons tant,
Tant, tant, tant,
Que le roi mêm’en sera content !
MARIE.
Ma mère me l’avait bien dit : Sois sage, travaille, et Dieu ne t’abandonnera pas ; et il ne m’a pas abandonnée, comme vous voyez !...
PIERROT.
Mam’zelle Marie, vous êtes une brave et honnête fille, et je l’écrirai au pays !...
MARIE, vivement.
Ah ! c’est vrai ; tu sais écrire, toi !... mais moi aussi, Pierrot, bientôt je vais...
CHONCHON et PIERROT.
Quoi donc ?
MARIE, à part.
Imprudente !
Haut.
Je vais... je vais apprendre !...
PIERROT.
En attendant, c’est moi que je serai votre écrivain ?... Comme ça, c’est ici que vous habitez ?...
MARIE.
Toute seule.
PIERROT.
Comment ! vous ne recevez personne ?...
MARIE, hésitant, et les yeux baissés.
Non... personne !
PIERROT, avec joie.
Ah ! c’est gentil ça.
CHONCHON, étourdiment.
Pas trop !... je pourrais pas vivre comme ça moi ! en hiver, y fait trop froid !...
PIERROT.
Pour lors, je suis le seul, l’unique de mon sexe, avec Chonchon... qui entre ici ?... comme c’est flatteur !... Hé ben, ce que vous me dites-là, mam’zelle Marie, me fait diantrement plaisir ; car, tout à l’heure, j’ai rencontré au premier, dans l’escalier...
MARIE, avec effroi.
Qui donc ?
PIERROT.
Un grand escogriffe en livrée... qui m’a parlé de la Perle... de marquis !...
MARIE, à part.
Je respire !... ce n’était pas lui !...
PIERROT.
Et ça m’avait tout chiffonné le cœur.
MARIE, à part.
Mais, j’y pense !... s’il allait venir...
En ce moment on entend frapper trois coups dans les mains au dehors.
C’est lui !
PIERROT.
Tiens ! qué que c’est que ça ?
CHONCHON, à part.
Je connais ça !... je connais ce genre-là !... c’est pour nous dire de filer !
MARIE, à part.
Que faire ?
On recommence.
PIERROT.
On dirait d’un signal !...
CHONCHON.
Qui m’avertit de rentrer au magasin !
PIERROT.
Ah ! bah !
MARIE, à part.
Que dit-elle ?
CHONCHON, d’un ton impératif, à Pierrot.
Et vous allez me reconduire !
PIERROT.
Moi !
CHONCHON.
Et vous porterez mon carton !
PIERROT.
Eh bien ! et ma vielle ?...
CHONCHON.
En sautoir !... Adieu, Marie, au revoir.
Tout bas.
J’te débarrasse !... à charge de revanche !
PIERROT.
Salut ben, mademoiselle Marie ! je reviendrai, oh ! je reviendrai.
Il reprend sa vielle.
CHONCHON.
Et moi aussi, je reviendrai... déjeuner.
Ensemble.
Air : Mire dans mes yeux.
CHONCHON et PIERROT.
Adieu donc, il faut partir ;
Au revoir ma chère ;
Près de toi bientôt j’espère
Pouvoir revenir.
Bientôt, oui bientôt j’espère
Pouvoir ici revenir !
MARIE.
Près de moi bientôt j’espère
Vous voir tous deux revenir.
Ils sortent.
Scène III
MARIE
Que voulait donc dire Chonchon !... soupçonnerait-elle !... Oh ! non, c’est impossible ! Je fais donc mal, puisque je me cache de mes amis !... puisque je crains de leur avouer... Pourtant, André est si bon, si doux ! et puis, demeurant sur le même carré que moi, pouvais-je refuser de le recevoir ?... lui que j’avais connu, il y a six mois, dans nos montagnes ! lui à qui je n’avais pas seulement dit adieu, en partant. Ah ! c’était bien mal !... et puis, cette rencontre miraculeuse, à deux cents lieues de notre pays... juste au milieu de l’escalier... dans la même maison !... sur le même carré !... n’était-ce pas une permission du ciel de le revoir ?... un protecteur qu’il m’envoyait ?... oh ! oui, André est mon ami ! mon guide ! mon protecteur... et quelque chose me dit là, que je ne fais pas mal, en le recevant... Mais il doit attendre... avertissons-le qu’il peut venir... donnons-lui le signal, comme autrefois, dans la montagne !...
Air : Du Ranz des vaches. (Meyerbeer.)
Déjà vient le soir,
Je vais te revoir (bis.)
Et ma voix fidèle,
Cher André, l’appelle !
Entends l’air si doux
De notre rendez-vous !...
C’est la voix, la voix, la voix, la voix de Marie,
Qui t’appelle, comme au hameau !
Elle écoute. André répète la phrase, au dehors.
Que la voix chérie
Réponde plus tôt !
ANDRÉ, au dehors.
À la voix chérie
J’accours aussitôt !...
MARIE.
Plus tôt, plus tôt !...
ANDRÉ.
Plus tôt, plus tôt.
André paraît sur le seuil de la porte pour chanter l’ensemble Ah ! ah ! ah ! avec elle.
Scène IV
ANDRÉ, MARIE
ANDRÉ.
Quel bonheur !... Je craignais que vous n’y fussiez pas.
MARIE.
Le dimanche, toujours ! les autres jours, c’est différent... je travaille pour gagner ma vie. Celui-là est consacré à Dieu, et puis...
ANDRÉ.
À qui ?
MARIE, baissant les yeux.
À ma mère !
ANDRÉ.
Et moi, Marie, et moi ?
MARIE.
Vous ! vous êtes mon ami, mon maître ! celui qui m’instruit, moi, pauvre Savoyarde, si simple, si ignorante !...
ANDRÉ.
Et c’est cette heureuse ignorance, Marie, c’est cette ravissante candeur qui me charme en vous.
MARIE.
Oh ! non, je me connais bien, je ne sais rien... rien du tout !... Et voilà ce qui me chagrine... ce qui me désole... malgré vos bonnes leçons, je ne fais pas de progrès.
ANDRÉ.
Ah ! dam ! une leçon par semaine, c’est si peu !
MARIE.
Oh ! mais quand je suis seule, je repasse dans ma tête tout ce que vous m’avez dit...
ANDRÉ, avec joie.
Vrai ?
MARIE, vivement.
Sur la leçon... car nous commençons toujours par causer beaucoup d’une foule de choses inutiles, monsieur.
ANDRÉ.
Au contraire, chère Marie, parlons de...
MARIE.
De la leçon, volontiers.
Air de la Pupille (de Labarre).
De la patience !
Et j’ai l’espérance
Que mon ignorance
Bientôt cessera ;
Oui, sans plus attendre,
Moi, je veux apprendre
Et pouvoir comprendre
Ce qu’on m’écrira.
Eh bien ! monsieur, dans quoi donc lirons-nous ?
ANDRÉ.
Dans ce papier que je tiens devant vous.
MARIE.
Dans ce papier !... Ah ! que c’est amusant !
Je pourrai lire une lettre à présent !
Ensemble.
MARIE.
Quoi ! je pourrai lire
Ce qu’on va m’écrire !
Vraiment, je m’admire !
Ah ! que c’est flatteur !...
Je ne saurais dire
Ce que je désire ;
Mais mon cœur soupire
Après ce bonheur.
ANDRÉ, à part.
Oui, le ciel m’inspire !...
Elle pourra lire
Le brûlant délire
Qui remplit mon cœur.
Ah ! comment lui dire
Que je ne soupire,
Que je ne respire
Qu’après son bonheur !...
MARIE.
Voyons, monsieur.
Ils vont s’asseoir tous deux au milieu du théâtre.
commençons, et soyez très sévère !
ANDRÉ, gravement.
Très sévère !
MARIE.
Pourquoi riez-vous ?... c’est très sérieux ! lisons.
Épelant.
« C’est bien malgré moi que mon cœur se déclare. »
Parlé.
Est-ce ça ?
ANDRÉ.
Parfaitement !
MARIE.
« Mais... depuis... que... je vous connais... »
ANDRÉ.
Très bien !
MARIE.
« Depuis le jour... où je vous ai
Épelant.
r-e-n, ren, rencontrée dans la montagne... »
Parlé.
Hein ! comme je lis couramment !
Elle saute de joie sur sa chaise, et bat des mains.
ANDRÉ.
Comme un ange !
MARIE, lisant.
« Votre image adorée... »
Parlé, avec étonnement.
Pourquoi donc votre main tremble-t-elle ainsi ?...
ANDRÉ, tremblant.
Mais... je ne sais...
MARIE.
Tenez donc mieux ce papier !
Lisant.
« Votre image adorée ne me quitte plus !... je m’endors !... je
Épelant.
m, apostrophe e, accent aigu sur l’é, m’é... veille... je respire avec elle !... »
Parlé.
Tiens, c’est gentil, ça !... À qui donc est-ce adressé ?...
ANDRÉ, vivement.
Continuez, continuez, et vous le saurez bientôt.
MARIE, lisant.
« Car c’est vous, Marie !... »
Parlé.
Ah ! mon Dieu !
Elle se lève et elle écoute.
ANDRÉ.
Qu’avez-vous ?
MARIE, écoutant et indiquant la porte.
Écoutez !... l’on monte l’escalier...
ANDRÉ, à part.
Au diable l’importun !
MARIE.
Si c’était Pierrot !
ANDRÉ.
Pierrot !... qu’est-ce que c’est que ça ?
MARIE, avec beaucoup d’embarras.
C’est Pierrot ! c’est un pays !... qui ne sait pas... à qui je n’ai pas dit... Oh ! qu’il ne vous voie pas !... cachez-vous, cachez-vous !...
ANDRÉ.
Mais où donc ?
MARIE, elle montre à gauche un cabinet.
Là... dans ce cabinet...
ANDRÉ, à part.
Allons ! cédons la place à M. Pierrot !...
Il entre dans le cabinet à gauche qui se referme.
MARIE, parlant au cabinet.
Un moment... un seul, mon ami !... je vais le renvoyer bien vile...
Elle court ouvrir la porte du fond, et pousse un petit cri.
Ah !... ce n’est pas Pierrot !...
Scène V
MARIE, LA MARQUISE, puis LE COMMANDEUR, ANDRÉ, caché dans le cabinet
LA MARQUISE.
Est-ce vous, mademoiselle, que l’on nomme la Perle ?
MARIE, très timide.
Oui, madame.
LA MARQUISE.
La petite joueuse de vielle du boulevard du Temple ?
MARIE.
Oui, madame.
LA MARQUISE, à part.
C’est elle !
MARIE.
Qu’y a-t-il pour votre service, madame ?
LA MARQUISE, froidement.
Vous allez le savoir.
Elle va à la porte, parle d son valet qui s’éloigne, et revient avec le commandeur ; il reste sur le carré, et la marquise lui donne de nouveaux ordres, pendant les premiers mots du commandeur.
MARIE.
Quel air hautain !... quel ton glacial ! que me veut donc cette grande dame !
LE COMMANDEUR.
La peste soit des petites gens, qui vont nicher sous les toits ! D’honneur, je suis tout disloqué !...
Apercevant Marie.
Mais je ne me trompe pas !...
MARIE, à part.
Le commandeur !
LA MARQUISE, rentrant en scène.
Qu’y a-t-il donc ?
LE COMMANDEUR.
C’est elle !
À part.
Oh ! comme elle est embellie !
LA MARQUISE.
Connaitriez-vous mademoiselle ?
LE COMMANDEUR, à part.
Qu’allais-je faire ?
Haut.
C’est-à-dire je la connais... sans la connaitre... Vous la connaissez aussi, marquise ; eh ! pardieu ! c’est la fille d’un de vos fermiers de Savoie !... la petite Loustalot... c’est une Loustalot !
Il offre une chaise à la marquise.
LA MARQUISE, s’asseyant.
Est-il vrai, petite, que nous vous connaissions déjà ?
MARIE.
Oui, madame, si, comme je le crois, j’ai l’honneur de recevoir madame la marquise de Sivry,
LA MARQUISE, à part.
Cela confirme mes soupçons. Et, dites-moi, pourquoi êtes-vous venue seule à Paris ?
LE COMMANDEUR.
Ah ! oui... pourquoi ?... car je ne serais pas fâché de savoir...
MARIE, sans l’écouter, et répondant à la marquise.
Nous autres pauvres enfants de la montagne, nous avons tous le même motif pour quitter le pays... la misère !...
LE COMMANDEUR, à part.
Elle n’a pas l’air de me reconnaitre ! c’est fort adroit !
LA MARQUISE.
Mais, si j’ai bonne mémoire, cette ferme dont parle mon frère, et que j’ai accordée à sa prière, devait suffire pour occuper et nourrir toute votre famille ; il y a donc quelque autre raison ?
MARIE.
C’est vrai, madame ; et je vais vous la dire,
Regardant le commandeur.
car je ne sais pas mentir...
LE COMMANDEUR, à part.
Oh ! la petite niaise ! est-ce qu’elle irait dire à ma sœur ?... Mais ce serait fort maladroit !
MARIE.
M. le curé m’avertit un jour qu’un grand danger me menaçait !...
LE COMMANDEUR, à part.
Ah ! c’est le curé ! c’est bon à savoir !
MARIE.
Que la personne était puissante...
Regardant le commandeur.
et qu’il me fallait partir sur-le-champ, pour éviter ses poursuites.
LA MARQUISE, se levant.
J’entends. Et quelle était cette personne ?
LE COMMANDEUR, à part.
Que va-t-elle dire ? Je suis sur de la braise ardente !...
MARIE, avec dignité, et sans regarder le commandeur.
J’ai oublié son nom !
LE COMMANDEUR, à part.
Oh ! la petite rusée !... Très bien ! très bien !
Il lui fait signe qu’il approuve son silence.
LA MARQUISE.
Mais alors, depuis que vous êtes à Paris, qui donc a pourvu à vos besoins ?
Et en disant cela, elle montre le mobilier.
MARIE, simplement.
Dieu, madame.
LA MARQUISE, souriant.
Dieu ?
MARIE, avec fierté.
Et mon travail.
LA MARQUISE.
Quoi ! cette vielle ?...
MARIE.
Suffit pour me donner du pain.
LA MARQUISE, à part.
Ses réponses m’étonnent ; m’aurait-on trompée, ou bien, cette candeur ne serait-elle qu’un masque, pour détourner habilement mes soupçons ?
LE COMMANDEUR, avec légèreté.
Marquise, il me vient une idée !... idée bizarre, mais spirituelle !... Demain, vous avez nombreuse compagnie ?
LA MARQUISE, observant Marie et avec intention.
Oui... pour la présentation de Mlle d’Elbée, qui doit épouser mon fils, le marquis Arthur de Sivry.
Marie écoute avec indifférence.
LA MARQUISE, à part.
Pas la moindre émotion !
LE COMMANDEUR.
Eh bien ! la Perle est à la mode, dans tous les salons de la place Royale ; il faudra l’avoir après le dîner, avant d’aller à la cour : ce sera un délicieux divertissement pour ces dames !
Passant près de Marie, bas.
et un grand bonheur pour mon cœur, ah !
Haut.
Qu’en dites-vous, marquise ?
LA MARQUISE, avec une joie marquée.
Je dis, commandeur, que l’idée est excellente !
LE COMMANDEUR, à part.
Et sert merveilleusement mes petits projets séducteurs.
LA MARQOISE, à part.
Oui... de cette manière, je saurai bien découvrir la vérité.
Haut, à Marie.
Eh bien ! mademoiselle, consentez-vous à nous donner, demain, un échantillon de vos talents et de votre gentillesse ?
MARIE.
Je suis entièrement aux ordres de madame la marquise.
LA MARQUISE.
Fort bien.
En ce moment, André, trop impatient, ouvre la porte ; mais à la vue de la marquise, il la referme vivement, en disant : « Qu’ai-je vu ?... » Le bruit fait retourner la marquise.
LA MARQUISE.
Hein ?
MARIE, à part.
Ô ciel !
LE COMMANDEUR.
Quoi ?
LA MARQUISE, à part.
S’il était là.
Haut.
Mais, voyez donc, commandeur, tout cela est petit, mais d’une propreté ! d’un goût ! d’une élégance !...
LE COMMANDEUR, à part.
Quelque clerc de procureur qui se ruine pour elle !
LA MARQUISE, se dirigeant vers le cabinet.
Et ici, encore une chambre, je crois...
LE COMMANDEUR.
Le boudoir, sans doute !
LA MARQUISE.
Voyons !
MARIE, s’élançant, et passant devant le commandeur.
Madame !
LA MARQUISE, qui a déjà ouvert vivement la porte du cabinet, à part.
Personne !... je me trompais.
Le commandeur entre un instant dans l’intérieur en fredonnant : C’est ici que Rose respire...
MARIE, à part.
Ah ! mon Dieu ! que j’ai eu peur...
Appuyant.
Il sera parti par les toits.
LA MARQUISE.
Vous aviez tort de craindre, mademoiselle ; tout ce que je vois ici m’enchante, et je vous en fais mon compliment.
LE COMMANDEUR, rentrant.
Je vous en fais mon compliment.
Air : Pantalon de la figurante.
LA MARQUISE, LE COMMANDEUR.
Allons, parlons. Adieu, petite ;
Demain, ici, l’on vous prendra.
À la fête où { l’on vous invite,
{ je
Ma } voiture vous conduira.
Sa }
LE COMMANDEUR, bas.
On n’a pas plus d’esprit que vous !
Ne craignez rien, je sais me faire ;
Ma devise : Amour et mystère !...
Soyez exacte au rendez-vous.
MARIE.
Adieu, madame, à l’heure dite,
Demain, chez vous, l’on m’entendra ;
À part.
Mais à la fête où l’on m’invite,
Un ami m’accompagnera.
LE COMMANDEUR, rentrant.
Amour et mystère !...
Scène VI
MARIE
Mon Dieu ! que j’ai eu peur, quand ils ont ouvert cette porte !... C’est bien heureux qu’il ait eu le temps de s’échapper. Oui, j’irai chez vous, madame la marquise ; mais je n’irai pas seule... oh ! non, et Pierrot m’accompagnera : car vous êtes la sœur de l’homme qui a séduit Chonchon ! de l’homme qui en voulait à la pauvre Marie !... Mais aujourd’hui, je ne le crains plus, car j’ai des protecteurs puissants, auxquels je saurais bien m’adresser, s’il le fallait... Tiens ! la voisine d’en face qui est couchée, il est donc tard ! Couchons-nous aussi, car demain il faut que je sois levée de bonne heure.
Elle se déshabille.
En voilà du nouveau ! Pierrot et Chonchon à Paris ! ça m’a fait plaisir de les revoir ! Pauvre Chonchon !... M. le curé a eu bien raison de me faire partir ! Voilà ce que c’est que d’aller au château, et d’écouter les cajoleries des beaux messieurs de la cour ; ils ne cherchent qu’à vous attraper ! et puis après, les regrets ! la honte !... Aie !... je me suis piquée... Ce n’est pas André qui tromperait une pauvre fille !... Oh ! non, il est trop bon pour ça ! il a trop d’honneur !... Quel dommage qu’on soit venu nous interrompre !... j’aurais lu la fin de la lettre, et d’après le commencement, ça devait être bien gentil !... Si je pouvais me la rappeler...
Elle cherche.
« Votre image adorée !... » Oui, il y avait ça.
Cherchant.
Je m’éveille !... je m’endors !...
Dix heures sonnent à l’ horloge voisine.
Ah ! mon Dieu ! déjà dix heures à Saint-Sulpice ! et je ne dors pas encore... comme le temps passe !... Je ne serai jamais prête demain... Faisons vite ma prière.
Elle se met à genoux devant l’image.
Air du Fil de la Vierge.
Puisqu’hélas, à présent, je ne puis, bonne mère,
Jamais te voir !
C’est à toi que je veux adresser ma prière,
Matin et soir !
Oh ! si loin du pays, sans secours, sans défense,
Si loin de toi !
Comme au jour du berceau, ma douce Providence,
Protège-moi !
À présent, éteignons ma lumière.
Elle éteint son bougeoir et se dirige vers son lit.
Il ne fait pas chaud, ce soir.
La porte du cabinet s’ouvre doucement et André paraît, il traverse la scène avec précaution.
Scène VI
ANDRÉ, MARIE
MARIE, près de son lit.
Eh bien ! on dirait que j’ai entendu du bruit...
Silence.
Qui est là ?
ANDRÉ, au milieu du théâtre.
C’est moi, André !
MARIE, se cachant dans les rideaux, comme s’il y avait de la lumière.
Comment, monsieur, vous êtes encore là !
ANDRÉ.
Ce n’est pas ma faute !... au risque de me casser le cou, j’ai voulu regagner ma chambre, par les toits !...
MARIE.
Oui, et c’est une grande imprudence !...
ANDRÉ, vivement.
Pour ne pas vous compromettre !... mais l’on m’a aperçu... l’on m’a pris pour un voleur... et en ce moment, l’on me poursuit...
MARIE.
Ô ciel !
ANDRÉ, vivement.
Oh ! Marie, chère Marie, cachez-moi, ou je suis perdu !
MARIE.
Mais... c’est que...
ANDRÉ.
Grand Dieu ! je crois les entendre, Marie !
MARIE, se retirant dans un coin de la chambre, près de la porte du cabinet.
Eh bien !... voyons, restez, monsieur, restez un moment, puisqu’il le faut...
ANDRÉ, s’avançant de son côté.
Oh ! Marie ! que vous êtes bonne !...
MARIE, avec effroi.
Eh bien !... eh bien !... où allez-vous donc ?
ANDRÉ.
Mais, près de vous.
MARIE, vivement.
Du tout... du tout... restez par là !... De bougez pas, et allez-vous-en !
ANDRÉ, souriant.
C’est assez difficile !
MARIE, avançant un peu.
M’entendez-vous ?
ANDRÉ.
Oui, Marie... C’est que... dans l’ombre... La porte doit être de ce côté...
En feignant de se diriger vers le cabinet, il approche de Marie et lui prend la main.
Ah ! je la tiens !...
MARIE, jetant un cri.
Mais non, c’est moi !...
ANDRÉ.
Chère Marie !
MARIE, toute tremblante et pouvant à peine parler.
Vous m’avez fait une peur... Eh bien ! et ces hommes !... et ce danger !...
ANDRÉ, se rapprochant d’elle, avec amour et à voix basse.
Ce danger, je l’oublie en ce moment..., auprès de toi, Marie !... auprès de toi si jolie !... de toi que j’aime tant !... de toi que je voudrais fuir, et dont l’image adorée me poursuit partout... je m’endors ! je m’éveille ! je respire avec elle !...
MARIE.
Grand Dieu ! la lettre...
ANDRÉ.
Elle était pour toi, Marie !
MARIE.
Pour moi !
ANDRÉ.
Oui, pour toi, à qui je n’osais dire ce matin le secret de mon cœur ; pour toi, à qui j’écrivais : je t’aime... Marie, je t’aime comme un fou ! comme un insensé !... je t’aime tant, que je préfère vivre ici, avec toi... près de toi... pauvre et obscur, à toutes les grandeurs, à tous les honneurs, que le monde pourrait m’offrir !...
MARIE, tremblante, avec bonheur.
Oh ! mon Dieu ! vous l’entendez !
ANDRÉ.
Et que ce Dieu me punisse à l’instant, si je mens.
MARIE.
Oh ! non, cette voix si douce, cette voix si tendre, ne voudrait pas me tromper.
ANDRÉ.
Oh ! je le jure ici... à tes genoux ; à toi ! à loi, pour la vie !...
Il la serre dans ses bras.
MARIE, se débattant faiblement.
Laissez-moi ! André !
ANDRÉ.
Que je te laisse !... toi, si belle !... toi, mon bonheur !... ma vie !...
MARIE, d’une voix éteinte.
Oh ! laissez-moi... laissez-moi...
En ce moment on entend sous la fenêtre une vielle qui joue l’air de la Grâce de Dieu. Marie se dégage avec force des bras d’André.
MARIE.
Ah !... ah !... écoutez !... entendez-vous cet air ?... c’est la voix de ma mère !... de ma mère qui me crie : Marie, tu veux donc me faire mourir !...
Se tournant vers lui.
Oh ! vous ne le voudrez pas, André, vous ne voudrez pas sa mort !... la mienne !... vous aurez pitié de moi... de mes larmes !... de mon désespoir !
Elle tombe à ses genoux les mains jointes, en proie à la plus violente douleur.
ANDRÉ, ému de son désespoir.
Grand Dieu ! quelle douleur !
MARIE.
Oh ! partez... partez à l’instant !... respectez-moi, si vous m’aimez !... et à mon tour, je vous aimerai bien !... et je vous bénirai toute ma vie !
ANDRÉ.
Marie !...
Silence.
Voyez si je vous aime !... adieu ! adieu !
Il s’éloigne par le fond.
MARIE, dans l’exaltation de la reconnaissance.
Oh ! cher, cher André !...
Elle ferme sa porte et la verrouille. En ce moment, une voix l’appelle en dehors ; Marie court à la croisée.
PIERROT, dans la rue, criant.
C’est moi, mam’zelle Marie, c’est moi, Pierrot !... qui voulais vous donner un petit bonsoir, avant de rentrer.
MARIE.
Bonsoir, mon bon Pierrot, bonsoir !
Elle ferme sa croisée, puis tombant à genoux au milieu du théâtre, elle s’écrie.
Et toi, ma mère, merci ! merci ! car tu m’as sauvée !
ACTE III
Salon très élégant chez la marquise de Sivry. Porte d’entrée au fond. À gauche de l’acteur, près la porte, une croisée. À l’avant-scène, une porte. À droite, une porte au premier plan, et une seconde au quatrième. Des consoles, de riches fauteuils ; un grand canapé à droite, près l’avant-scène.
Scène première
LE COMMANDEUR, LA MARQUISE
LA MARQUISE.
Je vous le répète, mon frère, les d’Elbée sont d’une haute et ancienne noblesse ; leur crédit à Versailles est au moins égal au nôtre ; Mlle d’Elbée est unique héritière des biens de cette noble race, et la maison qui ressortira de l’union de nos deux familles sera une des plus puissantes de la cour de France.
LE COMMANDEUR.
C’est possible, ma sœur ; mais je ne songe pas encore à me marier... il faut que jeunesse se passe...
LA MARQUISE.
Et qui vous parle de vous ? Mais c’est du marquis, de mon fils, qu’il s’agit.
LE COMMANDEUR.
Mon neveu ! oh ! alors c’est bien différent, et j’approuve...
LA MARQUISE.
J’ai préparé pour ce soir une réunion, à laquelle assistera la famille d’Elbée, et les deux jeunes gens seront présentés l’un à l’autre.
LE COMMANDEUR.
Oui ; et c’est pour cette présentation que vous avez fait venir cette jolie petite Marie ?...
LA MARQUISE.
Qui ? Marie de Verpignan ?... si rieuse ! si aimable ! si enjouée !...
LE COMMANDEUR.
Non ; je vous parle de cette petite montagnarde, la Perle de Savoie !...
LA MARQUISE.
Mais, en vérité, vous ne rêvez qu’à cette petite Savoyarde !... Elle fait tourner ici toutes les têtes.
À part.
Mais ce soir tous mes soupçons seront éclaircis : je saurai épier leurs mouvements, leurs regards ; et si l’on ne m’a pas trompée !... s’il est vrai que mon fils !... ah ! malheur à elle !...
LE COMMANDEUR.
Et tenez, voici notre jeune fiancé lui-même, mon beau neveu.
Scène II
LE COMMANDEUR, LA MARQUISE, ARTHUR, entrant du fond
Les portes, laissées ouvertes, se referment sur lui.
LE MARQUIS.
Madame, on vient de me dire que vous me demandiez, et je m’empresse de me rendre à vos ordres.
LA MARQUISE.
Oui, mon fils ; nous avons à causer d’affaires très graves, très sérieuses ! et j’avais hâte de vous entretenir.
LE COMMANDEUR.
Et moi, je vais profiter de cet entretien, pour m’éclipser et aller tout disposer.
Il va pour sortir.
LA MARQUISE.
Commandeur !
LE COMMANDEUR, revenant.
Hé !... marquise !
LA MARQUISE.
Vous pouvez rester : votre parenté vous y autorise.
LE COMMANDEUR.
Mais...
LA MARQUISE.
Approchez-moi un fauteuil.
LE COMMANDEUR, plaçant un siège au milieu de la scène.
Un fauteuil ?...
LA MARQUISE.
Oui... Asseyez-vous.
LE COMMANDEUR, à part.
Merci ! je vais bien me divertir !
Ils s’asseyent.
LA MARQUISE.
Vous savez que si je vous ai écrit, mon fils, de quitter notre terre de Savoie, si je vous ai autorisé à venir à Paris, c’est que notre intention était de vous marier, et que nous avions enfin trouvé un parti digne de s’allier au beau nom de Sivry.
LE MARQUIS.
Madame, je vous remercie mille fois de vos bontés ; mais, je vous le déclare humblement, ce mariage est impossible !
LA MARQUISE.
Impossible !
LE COMMANDEUR.
Il a dit : impossible !...
LE MARQUIS.
Quelle que soit celle que vous me destiniez, je sens qu’à présent je ne pourrai jamais l’aimer !
LA MARQUISE.
Et pourquoi ?... Vous ne la connaissez pas encore.
LE MARQUIS, avec embarras.
C’est que... j’en aime une autre !...
LA MARQUISE, à part.
C’était donc vrai !
LE COMMANDEUR.
Ah ! c’est une raison, ma sœur !
LA MARQUISE.
Y pensez-vous, commandeur ?...
LE COMMANDEUR.
C’est juste !... ce n’est pas une raison, mon neveu !
LE MARQUIS.
Croyez-le bien, madame, dans toute autre circonstance, mon respect et surtout ma tendresse vous assurent une soumission aveugle : mais aujourd’hui...
LA MARQUISE.
Aujourd’hui ?...
LE MARQUIS.
Aujourd’hui, il y va du bonheur de toute ma vie, et, je vous le dis à regret, ma résolution est inébranlable.
LA MARQOISE.
Eh bien ! puisque votre volonté se refuse à nous faire des concessions, mon fils, c’est donc à nous de modifier la nôtre ; et puisque c’est un mariage d’amour que vous rêvez, faites-nous connaitre l’objet de cette passion romanesque.
LE MARQUIS.
Madame !...
LA MARQUISE.
Nommez-la sans crainte ! et fût-elle d’une naissance moins illustre que celle de la jeune duchesse d’Elbée, ses domaines fussent-ils moins vastes que les nôtres, j’ai comme vous un cœur tendre, où le bonheur de mon fils parle plus haut que l’ambition... que l’orgueil !... et je vous promets de donner mon consentement à un mariage honorable, qui comblerait tous vos vœux.
LE COMMANDEUR.
Ma sœur, vous êtes éloquente ! vous m’avez ému !... Allons, mon ami, nomme !... nomme la jeune marquise...
LE MARQUIS.
Ce n’est pas une marquise...
LE COMMANDEUR.
Ah ! elle n’est que comtesse !... Eh bien ! nomme la jeune comtesse !... Eh ?... Rien ! C’est donc une baronne ?... Non ! Mais qu’est-ce donc alors ? car encore il faut bien qu’elle soit quelque chose, ma future nièce !...
LA MARQUISE.
Vous avez raison, commandeur ; car je ne pense pas que notre fils, le marquis Arthur de Sivry, s’abaisse jamais jusqu’à la fille d’un bourgeois !... d’un vilain !
LE MARQUIS, avec une fermeté respectueuse.
Quelle que soit sa condition, je sens que je n’aimerai jamais qu’elle !
LE COMMANDEUR.
Hé, hé, j’ai connu plus d’une petite vilaine qui n’était pas laide du tout.
LA MARQUISE, se levant.
C’est assez.
Le commandeur remet le fauteuil en place.
Une passion qu’on ne saurait avouer sans honte à sa mère, un amour dont on rougit, n’ont rien qui m’alarme !... les Sivry sont d’un sang qui ne s’avilit jamais !
LE COMMANDEUR.
Ma sœur, vous étiez née pour être secrétaire d’État ?
LA MARQUISE, avec froideur et dignité.
Marquis, vous connaissez le motif de la réunion que nous avons ce soir, avant le bal de la cour ; je compte sur vous. Votre main jusqu’à mon appartement.
Chœur.
Air de Richelieu.
LA MARQUISE.
Il se soumet,
Et me promet
De nous revoir ;
J’ai bon espoir :
Car je saurai,
Je surprendrai
Tous ses secrets,
Tous ses projets.
LE MARQUIS.
Je me soumets,
Et je promets
De vous revoir
Avant ce soir ;
Mais je tairai,
Je cacherai
Tous mes secrets,
Tous mes projets.
LE COMMANDEUR.
Il se soumet,
Et lui promet
De la revoir
Avant ce soir.
Que je rirai,
M’amuserai !
J’ai mon projet,
C’est mon secret !
Le marquis donne la main à sa mère, et tous deux sortent par la seconde porte à droite de l’acteur.
Scène III
LE COMMANDEUR, seul
Enfin me voici libre !... et tout marche au gré de mes désirs ; la petite sera bientôt ici... tout le monde partira pour le bal de la cour, et alors, alors... ah ! coquin ! heureux coquin... je vous devine !... vous connaissez l’art de séduire et de plaire, scélérat !
Air : C’est moi qu’on appelle Le Noir. (Monpon.)
C’est moi qu’on appelait jadis
Le petit roué de la régence !
Sous Fronsac, le gentil marquis,
J’avais quinze ans, lorsque je fis
Mes premières armes en France !...
Que nous avons ri ! que de bons tours, lorsque j’y pense,
Aux frais de l’innocence !
Que nous avons ri de ces bons maris
De Paris !
Deuxième couplet.
Et cette Pagode Chonchon,
Cette Pagode si cruelle,
Qui, méchante comme un démon,
Me faisait perdre la raison,
Menaçant toujours ma prunelle !...
J’ai su triompher du mauvais ton de cette belle,
Et de son poing rebelle,
Souriant.
Et j’eus mon pardon,
Aidé du petit Cupidon !...
Du petit Cupidon et du gros Bacchus !... sous la forme de deux bouteilles de champagne !... Et vous espérez, petit séducteur que vous êtes, qu’il en sera de même, aujourd’hui, de la petite Marie ! Allons !... avouez-le... avouez-le donc, fripon... Eh bien ! oui, palsambleu ! oui, je l’espère...
On entend dans la coulisse la voix d’une femme de chambre dire : Vous voulez parler à madame la marquise ?
Mais qui vient là ?... une voix féminine !... Serait-ce déjà ?... Oh ! oui, mon cœur l’a reconnue ; c’est elle !... c’est Marie !
Il remonte vers le fond, les portes s’ouvrent.
Pagode !
Scène IV
CRONCHON, LE COMMANDEUR
CHONCHON, laissant rouler son carton à terre.
Ah !... je vous retrouve donc enfin, horreur d’homme que vous êtes !
LE COMMANDEUR.
Je t’en supplie, ma chère Pagode...
CHONCHON, avec colère.
D’abord, je ne m’appelle pas Pagode !... je m’appelle Chonchon.
LE COMMANDEUR.
Eh bien ! oui, oui !... mais, au nom du ciel ! par de bruit ici, pas d’esclandre !...
Il court fermer les portes.
CHONCHON.
Ah ! monsieur a peur de se compromettre ! monsieur craint pour son honneur !... Et moi donc, monsieur, et mon innocence que je vous avais confiée ! qu’en avez-vous fait de mon innocence, monsieur ? rendez-la-moi, mon innocence !... hi ! hi ! hi !
Elle pleure.
LE COMMANDEUR.
C’est vrai, je suis un monstre, ma bonne Chonchon.
CHONCHON, plus rageuse.
Je ne m’appelle pas Chonchon !... je m’appelle Pagode !
LE COMMANDEUR.
Eh bien ! ma chère Pagode, je te jure que tu es...
CHONCHON.
Je ne veux pas qu’on me dise tu.
LE COMMANDEUR.
Eh bien ! je vous affirme que...
CHONCHON.
Et moi, je vous affirme que chaque fois que je vous rencontrerai, je vous arracherai un œil... ah !...
LE COMMANDEUR.
Un œil !... eh bien ! je serai gentil à la troisième rencontre... Renoncez, je vous prie, renoncez à ce funeste projet.
CHONCHON.
Je n’y renoncerai qu’à une condition.
LE COMMANDEUR.
Et laquelle ?
CHONCHON.
C’est que vous tiendrez vos promesses : vous m’avez juré de me faire une existence de reine.
LE COMMANDEUR.
Ai-je dit de reine ?
CHONCHON, vivement.
De reine ! vous l’avez dit.
LE COMMANDEUR.
À l’Opéra, alors ?
CHONCHON.
À l’Opéra ! au Congo ! peu m’importe ! pourvu que je sois reine !
LE COMMANDEUR.
Ah ! mais c’est différent, et j’y consens de grand cœur !
CHONCHON.
Vrai ?
LE COMMANDEUR, à part.
Pourquoi pas ? Francœur me rendra ce service, et, une fois dans la circulation, j’en suis débarrassé !...
Haut.
Pagode, dans huit jours, vous serez encataloguée.
CHONCHON.
Cataloguée, je ne sais pas ce que c’est ; mais c’est égal. Ah ! quel bonheur !
Air de l’Andalouse.
À l’Opéra je serai reine !
En satin j’aurai des souliers !
Du vermeil ! de la porcelaine !
Des laquais à tête africaine,
Avec fierté au commandeur.
Et des commandeurs à mes pieds !
Des tapis en pur cachemire,
Des miroirs ousque je me mire
Sans que personne y trouve à dire,
Tout mon content je pourrai rire,
Batifoler et cætera !
Ah ! quel bonheur que celui-là !
Avec force.
À l’Opéra, etc.
Avec volubilité.
Et puis, comme je vais m’alimenter ! Le matin, je m’éveille, il est huit heures !... Je sonde... on sait ce que ça veut dire, et l’on m’apporte trois côtelettes... je les mange et je me rendors ! À onze heures, je me lève, je resonne... on sait ce que ça veut dire, et l’on m’apporte mon déjeuner !... C’est mon meilleur repas ! ça me conduit jusqu’à trois heures, où je prends un léger gouter... un rien !... quelque chose ! une tranche de jambon avec un verre de madère !... ça me soutient jusqu’à sis beures, l’heure de mon dîner !... C’est encore mon meilleur repas !... Je resonne, on sait ce que cela veut dire, et l’on me sert (Très-vite) un potage au macaroni, trois perdreaux, un petit poulet, deux bécasses, du fricandeau, un peu de fromage et des œufs à la coque !... Je les adore !... à la coque ! mais tout frais pondus... Et comme c’est pas mal copieux, j’attends jusqu’à onze beures, où je sors de l’Opéra !... Je resonne...
LE COMMANDEUR.
On sait ce que cela veut dire... Et le lendemain ça recommence de même, à moins que la nuit...
CHONCHON.
Un mal d’estomac ! ou une fringale !... Mais j’ai toujours un pâté près de mon oreiller...
LE COMMANDEUR, à part.
En voilà une femme de précautions !
Haut.
Enfin, vous aurez tout ce que vous voudrez.
CHONCHON, vivement.
Tout ; je n’en demande pas davantage.
UNE FEMME DE CHAMBRE, entrant de droite, dernier plan.
Mme la marquise attend mademoiselle.
Elle prend le carton et rentre chez la marquise.
CHONCHON.
Je m’y transporte !
Allant au commandeur, plus bas.
Vous, souvenez-vous de votre promesse ; sinon !... vous savez ce que je vous ai promis aussi ?...
Haut et très aimable.
Votre servante, monsieur le commandeur, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes devoirs.
Elle salue et entre chez la marquise.
LE COMMANDEUR, très gracieux.
Adieu, petite, adieu !... Je la connais... c’est qu’elle le ferait comme elle le dit ; elle est terrible, cette femme-là.
Soupirant.
Allons, me voilà engagé de nouveau. Toujours des folies !... Je me ruine pour les beautés !... Mais voici la noble société qui arrive.
Scène VI
LE COMMANDEUR, SEIGNEURS et DAMES DE LA COUR, MADEMOISELLE D’ELBÉE et SA FAMILLE
CHŒUR.
Accourons ! accourons, noble compagnie !
Réveillant dans nos cœurs le plus vif désir,
Ce jour promet du plaisir.
Amis, hâtons-nous d’accourir ! (bis.)
Ce jour promet du plaisir. (bis.)
LE COMMANDEUR, à part.
Dieu d’amour, je te remercie !
Je te remercie,
Ô mon bon génie !
Quand l’hymen aura fait sa cour,
Joli dieu d’amour,
Ce sera ton tour !
Reprise du CHŒUR.
Accourons, etc.
Scène VII
LES MÊMES, LA MARQUISE DE SIVRY, entrant et saluant sur la reprise du chœur
LA MARQUISE, allant à Mlle d’Elbée.
Déjà arrivée, chère fille !
Elle la baise au front et, la prenant par la main, elle dit.
Commandeur, je vous présente Mlle Laure-Anastasie d’Elbée, votre future nièce.
Mlle d’Elbée fait la révérence.
Mademoiselle d’Elbée, je vous présente mon frère le commandeur.
LE COMMANDEUR, avec emphase.
Hercule-Achille-César-Hector de Boisfleuri.
Il salue lestement.
LA MARQUISE, au commandeur.
Qu’en dites-vous ?...
LE COMMANDEUR, bas à la marquise.
Elle produira sur mon neveu un effet irrésistible !
LA MARQUISE.
J’y compte !
Bruit de voiture. Un domestique sort sur un signe du commandeur.
LE COMMANDEUR, à part.
Une voiture ! c’est elle.
Haut.
Eh bien ! mesdames, vous savez que la marquise nous a ménagé ce soir une petite surprise !... un divertissement délicieux !
UN SEIGNEUR.
Mais qu’est-ce donc, commandeur ?
LE COMMANDEUR, à la fenêtre.
Vous avez entendu le carrosse de la marquise, qui vient d’entrer dans la cour de l’hôtel ; il nous amène la joueuse de vielle à la mode... la Perle de Savoie !...
TOUS.
La Perle de Savoie !...
LE MÊME SEIGNEUR.
Ah ! c’est charmant.
Scène VIII
LES MÊMES, MARIE, avec sa vielle, PIERROT, avec un triangle
À la vue de cette brillante réunion, ils se serrent l’un contre l’autre, et, n’osant entrer, s’arrêtent à la porte du fond.
MARIE, au fond, pendant que les dames parlent entre elles.
Oh ! que c’est beau ici !
PIERROT.
J’suis tout ébaubi, moi...
Bas à Marie.
Mam’zelle Marie, sur quoi donc que nous marchons là ?... On dirait d’un grand châle, qu’on a étendu sous nos pieds...
MARIE, bas.
Chut !... Ce sont des tapis.
PIERROT, bas.
Des tapis !... et moi qu’a des clous !... Si j’ôtais mes escarpins ?
LA MARQUISE, en se retournant, voit que Pierrot et Marie n’osent approcher et restent au fond.
Approchez, petite, approchez.
Elle s’assied sur le canapé avec Mlle d’Elbée, et fait signe aux domestiques, qui disposent des fauteuils en demi-cercle.
PIERROT.
Nous v’là, madame...
Bas à Marie.
Mme la quoi ?
MARIE, bas.
La Marquise.
PIERROT, avec aplomb.
Nous v’là, madame la marquequise !
LE COMMANDEUR.
Mais pourquoi donc, jeune biche des montagnes, vous êtes-vous fait accompagner de ceci ?...
Il montre Pierrot.
PIERROT, furieux.
Hein ?... qui ça ceci ?
À Marie.
Mais j’ le connais c’ vieux là.
MARIE, avec douceur.
Mais lais-toi donc !...
Haut.
C’est pour chanter ensemble une ronde du pays, monseigneur.
PIERROT.
Oui... une ronde du pays !... vous savez ben...
LE COMMANDEUR.
J’entends, j’entends ! tu es là pour la faire ressortir... tu sers d’ombre au tableau.
PIERROT.
Je sers d’oncle à quoi ?... Qu’est-ce qu’il a dit ?
LE COMMANDEUR, à part.
Savoyard !... va, je trouverai bien moyen de t’éloigner.
Haut.
Allons, commençons, commençons.
LA MARQUISE.
Oui, commencez.
Les dames sont assises, ainsi que le commandeur ; les seigneurs se tiennent debout près des dames.
MARIE.
Nous allons chanter la Dot de Savoie.
TOUS.
Ah ! voyons !... voyons !...
Tout le monde s’assoit.
PIERROT, à Marie.
Y êtes-vous ?... Je me lance !...
MARIE et PIERROT.
Air de la Dot d’Auvergne. (Mlle Loïsa Puget.)
Pour dot ma femme a cinq sous,
Moi quatre, pas davantage !
Pour monter notre ménage,
Hélas ! comment ferons-nous ?
MARIE
Cinq sous !
Pour monter notre ménage,
Femme, comment ferons-nous ?
PIERROT, tristement.
Cinq sous !...
Pour monter notre ménage,
Femme, comment ferons-nous ?
MARIE, le prenant par la main.
Ah ! bien, nous achèterons
Un petit pot pour soupière ;
Avec la même cuillère,
Tous les deux nous mangerons.
ENSEMBLE.
Avec la même cuillère,
Tous les deux cous mangerons.
Pour dot, etc.
Parlé.
Voyons, dis, femme, toi qu’a de l’esprit.
Deuxième couplet.
MARIE.
Ah ! bien, nous vendrons de l’eau,
Que l’on trouve à la rivière ;
Toi devant, et moi derrière,
Nous pousserons le tonneau.
ENSEMBLE.
Toi devant, et moi derrière,
Nous pousserons le tonneau.
PIERROT, parlé.
Tiens, c’est vrai, tu as raison, ma petite femme.
Pour dot, etc.
Troisième couplet.
MARIE.
Si Dieu nous donn’ des enfants
Quand nous n’aurions que des filles,
Pourvu qu’elles soient gentilles,
Nous leur dirons à vingt ans...
PIERROT, parlé.
Mais qu’est-ce que nous leur dirons, femme ?
MARIE, gravement.
Mes enfants, voilà cinq sous
Pour monter votre ménage ;
Avec ça, quand on est sage,
Toujours on trouve un époux.
ENSEMBLE.
Cinq sous ! cinq sous,
Pour monter votre ménage.
LES FILLES.
Cinq sous !
LE PÈRE.
Cinq sous.
PIERROT, faisant le geste de donner un coup de pied.
Allez chercher un époux !
À la fin de la ronde, tout le monde applaudit, en félicitant les deux petits Savoyards, qui saluent à la ronde.
LE COMMANDEUR.
Charmante ! adorable ! J’en perds la tête, ma parole d’honneur...
Il va pour la complimenter et manque d’embrasser Pierrot qui se trouve devant lui.
PIERROT.
Une tête comme celle-là, il ne perd pas grand chose...
LE COMMANDEUR, à part.
Voici le moment d’éloigner ce butor.
Il parle bas à un domestique qui porte un plateau.
Tu m’entends ?
LE DOMESTIQUE, bas.
Oui, monseigneur.
LE COMMANDEUR, haut, montrant Pierrot.
Saint-Jean... que l’on conduise ce brave garçon à l’office.
PIERROT.
Moi, quitter mamzelle Marie... Non pas ! non pas !
MARIE.
Non, non ! ne me quitte pas, Pierrot.
LE COMMANDEUR.
Mais ce n’est que pour un moment, le temps de te rafraichir.
PIERROT.
Ah ! me rafraichir ! Oh ! c’est différent ! c’est pas de refus, car j’ai le gosier sec comme un caillou !... J’y vas vite et je reviens de même.
Marie lui donne sa vielle.
LE COMMANDEUR.
Va, mon garçon, va.
Bas au domestique qui repasse.
Et surtout qu’il ne revienne pas !
LA MARQUISE, à part, avec colère.
Et Arthur ! Arthur qui n’arrive pas !
Haut à Marie.
Eh bien ! petite, seriez-vous déjà fatiguée ? Nous ne nous lassons pas de vous entendre.
LE COMMANDEUR.
Et cette jolie voix nous ferait bien plus plaisir encore, sans les coassements de ce lourdaud de Pierrot, je crois.
MARIE, faisant la révérence.
Je vais faire tous mes efforts pour contenter madame la marquise... et la compagnie.
TOUS.
Brava ! brava !
Profond silence ! on se dispose à écouter de nouveau.
Scène IX
LES MÊMES, LE MARQUIS, UN LAQUAIS
LE LAQUAIS, annonçant du fond.
Monsieur le marquis Arthur de Sivry.
MARIE, l’apercevant.
Grand Dieu ! qu’ai-je vu !...
LE MARQUIS, à part.
Ciel !... Marie !
LE COMMANDEUR.
Eh bien ! commencez donc, petite !
MARIE.
Mais, je ne puis... je ne sais... j’ai oublié...
LA MARQUISE.
Cette petite a raison.
Prenant son fils par la main.
Il faut que nous présentions à Mlle d’Elbée,
Appuyant.
notre fils le marquis Arthur de Sivry !...
Elle regarde Marie ; à part.
C’était lui !...
Le marquis, présenté par sa mère, salue Mlle d’Elbée que lui présente le commandeur.
MARIE, à part.
Lui !... André !... un marquis ! Mais je me trompe donc !...
LA MARQUISE.
À présent, commencez, mademoiselle.
MARIE, essayant de chanter et regardant toujours le marquis.
Déjà vient le soir,
Je vais te revoir...
Mais à peine a-t-elle fait entendre les deux premiers vers, que la voix lui manque ; des larmes roulent dans ses yeux, qui restent fixés sur le marquis ; enfin, ne pouvant plus maîtriser son émotion, elle s’avance vers lui et s’écrie.
Mais, c’est lui !... c’est bien lui !... André... André... ne me reconnaissez-vous donc pas ?...
TOUS.
André !...
Étonnement général.
MARIE.
Oh ! dites-moi que je m’abuse ! que c’est un rêve !...
LE MARQUIS, bas.
Marie !... chère Marie !
MARIE.
Oh ! c’est lui !...
Elle tombe évanouie sur le canapé.
Morceau d’ensemble.
Final de Fra-Diavolo.
LE COMMANDEUR.
Quel est cet étrange mystère ?
Qui fait paître ici son effroi ?
D’où vient cette douleur amère ?
Sa raison s’égare, je crois.
LE MARQUIS, à part.
Ah ! cachons ce triste mystère :
Je sens redoubler mon effroi ;
Mais devant eux puis-je me taire,
Quand mourante, ici, je la vois !
LA MARQUISE, le regardant.
Je connais enfin ce mystère,
Je comprends d’où vient son effroi ?
Mais qu’il craigne ici ma colère,
Ou qu’il choisisse entre elle ou moi.
LE MARQUIS.
Ciel ! Marie !
LA MARQUISE.
Arrêtez, songez à votre mère !
Ou pour elle, marquis, redoutez ma colère !
LE MARQUIS.
La quitter !... sort fatal !
LE COMMANDEUR, à part.
Arthur ! lui ! mon rival !
Que ne puis-je, en ce jour,
Me venger à mon tour !
UN LAQUAIS, entrant.
Le carrosse de madame la marquise !...
LA MARQUISE, au commandeur.
Mon frère, je suis forcé de vous quitter ; restez près d’elle, et faites-lui sentir toute la folie de sa conduite.
LE COMMANDEUR, à part.
Bravo !
Haut.
Comptez sur moi, ma sœur.
La marquise se rapproche de M. et de Mlle d’Elbée.
LE MARQUIS, bas.
Mon oncle, sauvez-la !
LE COMMANDEUR.
Compte sur moi, mon garçon.
LA MARQUISE.
Monsieur le marquis, votre main.
À la société.
Mesdames, on nous attend à la cour.
Sortie générale par le fond.
Reprise du CHŒUR, pendant que la marquise sort.
Quel est cet étrange mystère, etc.
Scène X
LE COMMANDEUR, MARIE, évanouie, DEUX FEMMES DE CHAMBRE, accourues, derrière le canapé, et donnant des soins à Marie
LE COMMANDEUR, aux deux femmes.
Elle va revenir à elle, laissez-nous.
Les deux femmes de chambre rentrent chez la marquise.
Comme elle est jolie ainsi !... Que son front est pur !... Quels yeux assassins, quoique clos ! Pour la rappeler à la vie, je crois qu’un baiser ferait plus d’effet que l’éther ou l’eau de mélisse... Oui, un doux baiser !... comme l’Amour et Psyché ! Voilà Psyché, je suis l’Amour.
Au moment où il va l’embrasser, Chonchon sort du cabinet placé au premier plan, derrière le canapé, s’avance et reçoit le baiser.
CHONCHON.
Ah ! je vous y prends !...
LE COMMANDEUR.
Pagode !... C’est le diable ?
CHONCHON.
Non, c’est moi !...
MARIE, revenant à elle.
Où suis-je ?...
CHONCHON.
Près de moi, Chonchon, qui vient de le sauver d’un fier danger. Je me suis joliment dévouée pour toi, va !...
Elle s’essuie la joue.
MARIE.
Chonchon, c’est toi ; toi, ici !...
CHONCHON.
Oui, j’étais restée à l’office, où un laquais fort honnête m’avait offert de prendre quelque chose de n’importe quoi, lorsque j’ai entendu dire que Marie, la Perle de Savoie, se trouvait mal !...
MARIE.
Oh ! emmène-moi loin d’ici, partons !
LE COMMANDEUR, vivement.
Vous ne le pouvez pas, charmante Marie, sans entendre mon neveu, qui tient à se justifier auprès de vous.
MARIE.
Se justifier !... Oh ! oui, j’ai besoin de l’entendre.
LE COMMANDEUR.
Oui, et en l’attendant, il vous supplie de prendre part...
CHONCHON.
De prendre part à quoi ?...
LE COMMANDEUR.
Au souper, qui devrait être déjà servi.
CHONCHON.
Un souper !... Tu ne peux pas l’en aller dans l’état ou tu es !... Je ne le souffrirai pas ; c’est convenu, je soupe !...
LE COMMANDEUR, avec colère.
Mais ce n’est pas à vous qu’il veut parler, ma chère !...
CHONCHON.
Eh bien ! je n’ai pas besoin qu’il me parle !... il cause avec elle et je soupe !... il s’explique et je soupe !... il se justifie et je soupe !... Je soupe toujours.
LE COMMANDEUR, à part.
C’est ça, pourvu quelle soupe, elle... Mais ça ne fait pas mon compte !
CHONCHON.
Et vous, allez activer le service.
Vivement.
Eh bien ! m’avez vous entendue ?
LE COMMANDEUR, gracieusement.
Toujours à vos ordres.
À part.
Tu crois me tenir, ma belle ? mais je suis plus fin que toi !
Il sort par la première porte, à gauche.
Scène XI
CHONCHON, MARIE, puis PIERROT
CHONCHON, à Marie.
Tiens ! n’est-ce pas que j’ai bien fait d’accepter ? D’abord, j’ai une faim atroce !
À part.
Et puis, je ne suis pas fâchée de surveiller mon vieux grigou !
Pierrot arrive par la fenêtre et saute lourdement dans le salon.
MARIE et CHONCHON, effrayées.
Ah !
PIERROT, bas.
Chut ! c’est rien !... c’est moi !...
MARIE.
Pierrot !
PIERROT, avec mystère.
Oui, et que nous sommes ici dans une caverne de brigands !
MARIE.
Grand Dieu !
PIERROT.
Des bandits !
CHONCHON.
Tu es fou !
PIERROT, même jeu.
J’ai découvert que tous ces seigneurs-là n’étaient que des scélérats ! tous ces barons sont des gueux ! tous ces marquis sont des coupe-gorges !... on a voulu m’assassiner !
CHONCHON.
Pourquoi faire ?
PIERROT, même jeu.
Voilà ce que je n’ai pas trouvé. Ils ont commencé par me faire boire de très bon vin... ça n’était pas naturel... Après, ils m’ont fait manger des choses... que ça n’était ni du lard ni du jambon ; ça n’était pas naturel encore ! J’ai voulu m’en aller, ils m’ont retenu ; je me suis révolté, ils m’ont enfermé !... Alors j’ai entendu que l’on parlait d’une jeune fille !... d’enlèvement !... de griser !...
CHONCHON.
Griser !... je sais ce que ça veut dire : c’est toi, Marie.
MARIE.
Quelle horreur !
PIERROT.
Moi, j’ai pensé aussi que ça avait rapport à Mlle Marie... pour lors, je me suis élancé comme un lion, à travers une lucarne !... Je me suis bien écorché un peu... j’ai bien un peu déchiré ma culotte... quelque part... mais enfin je suis parvenu sur une terrasse... j’ai toujours couru, et me v’là !
CHONCHON.
Le scélérat !... il veut nous surprendre ! je connais ça !... Je parie que nous sommes cernés, enfermés, emprisonnés !...
PIERROT.
Emprisonnés ! Ah ! mais, j’tape dur !
CHONCHON.
C’est inutile ! il aura donné le mot à ses la quais ; il faut ruser...
PIERROT.
Oui, c’est ça, rusons !
CHONCHON, cherchant.
Toi, Pierrot, tu vas te mettre...
PIERROT.
Je vas me mettre ?... Quelqu’un !
Il se cache derrière elles.
En ce moment, deux valets entrent du premier plan à gauche, portant une table servie et quatre couverts ; ils la posent à gauche et sortent du même côté.
CHONCHON, les apercevant, bas à Pierrot.
Sous la table.
PIERROT, caché derrière Marie et Chonchon, jusqu’à ce que les valets soient sortis.
Sous la table !... comme Médor ! C’est égal, ça me va !
MARIE, à Pierrot, qui se met sous la table.
Et puis, sitôt que je frapperai, mon bon Pierrot, tu paraitras !
PIERROT.
Ça me va encore !
CHONCHON.
Toi, Marie, lorsque le vieux scélérat te versera à boire, tu passeras adroitement ton verre à Pierrot.
PIERROT.
Ça me va toujours !... passez-moi le vôtre aussi, Chonchon... je suis solide !... un homme !...
CHONCHON.
Oh ! moi, c’est différent !... c’est du champagne... j’y suis faite !... Je l’entends ; à ton poste, Pierrot !... vite !
Scène XII
CHONCHON, MARIE, PIERROT, LE COMMANDEUR
MARIE, à part.
Je tremble !
CHONCION, à part.
Je ne te perds pas de vue, scélérat !...
LE COMMANDEUR.
Enfin, nous allons être servis, mes petits amours.
CHONCHON, regardant le souper.
Comment donc ! un perdreau truffé !... deux bécassines !... Ah ! commandeur ! voilà des attentions !...
Les domestiques apportent du champagne frappé.
Et du champagne.
Avec intention.
Ah ! je connais le champagne ! il y a celui d’ai !... celui de sellery...
Les domestiques sortent par le fond, après avoir disposé quatre fauteuils autour de la table.
LE COMMANDEUR, à part.
Ce champagne-là, ma gaillarde, tu ne le connais pas encore et il m’aura bientôt débarrassé de toi !
Haut, à Marie.
Eh bien ! charmante Marie, ce joli visage a-t-il repris ses couleurs ? Hé ! hé ! je vois la rose s’épanouir sur le lys !...
MARIE.
Mais lui, André ?...
Se reprenant.
Je veux dire M. le marquis Arthur de Sivry... je ne le vois pas !
LE COMMANDEUR.
Voici son couvert ; sa mère le retient sans doute ; mais il sera ici dans une minute, cher ange !
CHONCHON, les séparant.
Assez causé... À table !
LE COMMANDEUR, amenant Marie qu’il fait asseoir sur le premier fauteuil.
Ravissante Chonchon !
CHONCHON, le faisant rudement passer devant elle, et asseoir au bout et en face de Marie.
Non, pas là-bas !... mais ici... entre vous deux.
Très aimable.
C’est pour être plus près de vous.
LE COMMANDEUR, vexé.
Ah ! charmante !
À part.
Comme c’est aimable, un tête-à-tête à trois !
PIERROT, relevant la nappe.
À quatre !... vieux singe doré !
LE COMMANDEUR, à part, prenant une bouteille.
Heureusement que bientôt...
CHONCHON.
Eh bien ! à quoi rêvez-vous ? versez donc !...
LE COMMANDEUR.
Air du Père Trinquefort.
À Marie.
À vous d’abord, ma charmante déesse !
À Chonchon.
À vous, Pagode, ô ma belle tigresse !
Chonchon boit, et Marie passe son verre à Pierrot qui boit.
MARIE.
Mais lui, monsieur ?
LE COMMANDEUR.
Vous y pensez sans cesse :
Il va venir !
CHONCHON, buvant.
Quel vin délicieux !
LE COMMANDEUR.
Pour boire à vos beaux yeux,
Souffrez, cher objet que j’adore !...
Il verse.
CHONCHON, prenant son verre.
Je ne demand’ pas mieux !
Elle boit.
MARIE, à part, regardant la porte.
Hélas ! il ne vient pas encore !...
On lui verse ; elle passe de nouveau son verre à Pierrot.
CHONCHON.
Mais à peine... en ai-je goûté,
Tout tourn’... tout tourn’... à mon côté !...
Elle s’endort. Parlé, rêvant.
Monstre !
MARIE, avec effroi.
Mais voyez donc !... elle s’endort !...
LE COMMANDEUR, froidement.
C’est qu’il est tard !... Un verre encor !
À part.
Diable ! la petite a, ma foi !
La tête forte, je le vois.
Allons, mignonne, allons, encore un verre !
Il verse.
Accordez-moi cette faveur dernière.
À part.
Trois, c’est assez !... En reste-t-il encor ?...
Elle donne à Pierrot.
MARIE, montrant Chonchon.
Mais voyez donc ! grand Dieu ! mais elle dort !
LE COMMANDEUR.
Mais tant mieux ! tant mieux !
Nous causerons fort bien, sans elle !
Avec vous, ma belle,
On aime mieux
N’être que deux ! (bis.)
À la reprise, le commandeur se lève, va s’assurer des portes du fond, et revient à la droite de Marie.
MARIE, levée et tremblante.
Monsieur... je crois qu’il est plus sage de me retirer.
LE COMMANDEUR.
Alors, vous me permettrez de vous reconduire ; j’ai justement mon carrosse à la porte ?
MARIE.
C’est inutile, je ne partirai pas avec vous.
LE COMMANDEUR.
Mais vous ne partirez pas seule, à une pareille heure !
MARIE
Peut-être !... Mais je vous répète, monsieur, que ce ne sera pas avec vous !
LE COMMANDEUR.
Pardon, mais mon neveu m’a chargé de vous reconduire... et je dois, je veux remplir ma mission jusqu’au bout, fût-ce malgré vous-même !
MARIE, effrayée.
Malgré moi-même !...
Frappant sur la table.
LE COMMANDEUR, voulant la prendre.
Allons, charmante Marie, permettez...
MARIE.
Arrêtez, monsieur ! épargnez-moi vos outrages !... et sachez que j’ai ici un défenseur. Pierrot !
Elle frappe de nouveau.
LE COMMANDEUR, à part, avec effroi.
Pierrot !... Qu’est-ce que ça veut dire ?... un homme ici !...
MARIE.
Oui, monsieur, un homme !...
Elle frappe encore.
Un homme qui saura me défendre, s’il le faut, au péril de sa vie ! Pierrot ! Pierrot !... mais viens donc !...
Elle relève la nappe ; on voit Pierrot endormi, qui ronfle.
LE COMMANDEUR, riant et venant le regarder.
Ah ! je comprends, c’est lui qui aura tout bu !... Ah !... ah !... c’est délirant !...
MARIE.
C’est infâme, monsieur !
LE COMMANDEUR.
Allons, belle Marie, toute résistance est inutile...
Il sonne.
MARIE.
N’avancez pas !...
Deux laquais entrent.
LE COMMANDEUR.
Faites ce que je vous ai dit ! À l’hôtel, faquins !... et au galop !...
Les valets entrainent Marie qui appelle Pierrot et Chonchon à son secours. Chonchon éternue, en rêvant.
Air du Domino.
Plus tard je saurai lui plaire,
Et j’ai des moyens plus doux,
Qui pourront enfin, j’espère,
Désarmer ce grand courroux.
CHŒUR.
Plus tard il saura lui plaire, etc.
ACTE IV
À droite de l’acteur, la porte qui conduit dans les appartements ; à gauche, la porte d’entrée ; au fond, face au public, une grande croisée donnant sur la rue. Entre la croisée et la porte de droite, une porte secrète. Au dessus de cette porte, le portrait d’Arthur en uniforme. Du même côté, à l’avant-scène, une riche toilette. Fauteuils, etc.
Scène première
LE COMMANDEUR, UN VALET
LE COMMANDEUR, à un valet, lui donnant une bourse.
Tiens, voici de l’or pour payer ton silence, et je t’en promets autant, qi nous réussissons tu m’as bien entendu ?
LE VALET.
Oui, monsieur le commandeur.
LE COMMANDEUR.
Ce soir, à neuf heures, tu te trouves à la petite porte du jardin, avec deux hommes... tu auras éloigné tout le monde, et cette clé m’ouvrira le chemin de ce petit corridor !
Il montre la clé.
LE VALET.
Vos ordres seront exécutés.
Il sort à gauche.
LE COMMANDEUR.
Et je pourrai enfin prendre ma revanche !... Ah ! mon cher petit neveu ! vous venez vous jeter à travers mes historiettes amoureuses ! Ah ! vous mettez des bâtons dans les roues de mon carrosse, au moment où j’enlève l’objet de ma passion... Ah ! tu te trouves à point sur ma route, pour arrêter mes chevaux, pour le faire le noble protecteur de l’innocence, la faire descendre de ma voiture !... Et quand tu l’as délivrée, tu la confisques à ton profit et tu l’enfermes dans ta petite maison !... Mais je suis de la régence, moi, et je te le prouverai... De plus, je suis bon oncle aussi... voilà pourquoi je m’introduis ici, comme Jupiter chez feu Danaé... en pluie d’or !... Voilà pourquoi je viendrai ce soir te débarrasser de cette petite ! car, puisque tu te maries, en bon époux, tu ne saurais la garder plus longtemps
LE VALET, à la porte de gauche.
Monsieur le commandeur, j’entends la voix de mon maître ; s’il vous voyait ici, je serais perdu ! et vous aussi !... Sauvez-vous bien vite !
LE COMMANDEUR.
Comment ! faquin !... que je me sauve !... moi !... un commandeur !... que je me sauve !...
LE VALET.
Il a juré de vous jeter pr les fenêtres, si jamais il vous trouvait ici.
LE COMMANDEUR.
Ah diable ! nous sommes au deuxième étage... Je file...
Avec dignité.
Mais je ne me sauve pas, drôle... je ne me sauve jamais... Je sors !...
Pause.
un peu vite... voilà tout.
On entend la voix du marquis.
Oh !...
Il sort par la porte secrète, puis se retournant.
À neuf heures !...
LE VALET.
À neuf heures.
Il ferme la porte, vient regarder à celle d’entrée si Arthur arrive, puis regarde à travers la croisée du fond.
Oh ! comme il court !... Il est déjà bien loin, ma foi !
Scène II
LE MARQUIS, suivi d’un autre VALET portant un coffret
LE MARQUIS, donnant son chapeau au premier valet, qui le pose sur un fauteuil.
Placez ici ce coffret.
Le deuxième valet traverse la scène et pose le coffret sur la toilette.
Laissez-moi.
Les deux valets sortent à gauche.
Comment vais-je l’aborder aujourd’hui ?... que lui dirai- je ?... Combien il m’a fallu employer de ruses et de mensonges, pour la faire consentir à demeurer dans cet hôtel... qu’elle ignore même être le mien... dans cet hôtel, où je l’ai transportée, après avoir fait échouer la coupable tentative du commandeur... À force de prières et de larmes, j’ai pu faire oublier ce déguisement d’autrefois, j’ai pu fléchir son courroux ; mais sa vertu est demeurée la même !... et cette résistance n’a fait qu’irriter mon amour. Ces maîtres que je lui ai donnés pour former son esprit, il a fallu, pour qu’elle les acceptât, lui laisser croire qu’ils étaient envoyés par ma mère !... par ma mère, qui ne voulait consentir à notre mariage, que lorsqu’elle serait en état d’être présentée à notre noble famille !... Pauvre Marie ! qui ne sait pas que la marquise a découvert la retraite où, depuis trois mois, je la dérobe à tous les regards ! pauvre Marie ! qui ne sait pas que je vais la quitter, pour la trahir !... et qu’aujourd’hui, si je ne me sacrifie, si je ne consens à cet odieux hymen, on l’arrachera de mes bras, et qu’une lettre de cachet !... Oh non !... jamais !... plutôt mon malheur !... plutôt ma mort !...
Scène III
MARIE, LE MARQUIS, pensif
MARIE, entrant de l’appartement de droite et avec joie.
Arthur !
LE MARQUIS, tressaillant.
Marie !
MARIE.
Oh ! comme il y a longtemps que je ne vous ai vu... Mais vous voilà enfin. Oh ! parlez-moi de notre espoir... de votre mère... quand la verrai-je ?
LE MARQUIS, avec embarras.
Ma mère !...
MARIE.
Vous lui avez dit, n’est-ce pas ? les progrès que je fais chaque jour ; vous lui avez dit avec quelle ardeur j’étudie, depuis trois mois, dans ces livres qui me viennent d’elle ! avec quel empressement je cherche à me rendre digne de paraitre dans ce monde brillant, où elle vit, et où elle doit un jour me nommer sa fille !
LE MARQUIS.
Oui, Marie, je lui ai parlé du courage qui vous anime, de votre amour si touchant et si noble... de cette grâce naïve, et surtout des progrès de votre esprit que j’admire.
MARIE.
Et votre mère ?... qu’a-elle dit ?
LE MARQUIS, baissant la voix et allant à la toilette.
Voici... des... des parures qu’elle vous envoie.
MARIE, triste.
Des parures... toujours ! Mais ne la verrai-je pas bientôt, elle ? et la mienne ? la mienne, monsieur ?
LE MARQUIS.
Encore un peu de courage et de patience.
MARIE, suppliant Arthur qui se détourne.
Air : Mon pays ! (L. Puget.)
Vous n’avez pas voulu que j’écrive à ma mère.
Sans nouvelles, trois mois ! oh ! qu’elle a dû souffrir !
Oh ! pitié, cher Arthur, pour sa douleur amère !
Attendre plus longtemps, pour elle, c’est mourir !
Souvent, pâle et flétrie,
Elle est dans mon sommeil !...
Mais l’image chérie
Disparaît au réveil !...
Écoutez ma prière,
Je la vois en pleurs, toutes les nuits ;
Que j’écrive à ma mère,
Qui m’attend et me pleure au pays !
Que j’écrive à ma mère qui me pleure au pays !
Qui me pleure au pays !
LE MARQUIS, avec embarras.
Plus tard... bientôt, chère Marie. La marquise a exigé le plus profond mystère, jusqu’à l’accomplissement de notre mariage... Que personne ne soupçonne donc votre présence dans cet hôtel, je vous en conjure... il y va de notre bonheur !... Il faut... aujourd’hui surtout, éviter de paraître à ce balcon, d’ouvrir cette fenêtre...
MARIE, avec amour.
Quoi ! vous voulez !...
LE MARQUIS.
Oui ; je sais que le commandeur... furieux de voir ses projets déjoués, vous fait chercher secrètement... et s’il découvrait !
MARIE.
J’obéirai, mon ami... Je resterai enfermée ici, pensant à vous !... et contemplant votre portrait !... Que me faut-il de plus ?... vous !... toujours vous !... n’est-ce pas le bonheur ?
LE MARQUIS.
Chère Marie !
MARIE.
Toutes vos volontés ne sont-elles pas des ordres pour moi ? Ah ! il en est une cependant, contre laquelle je me révolte.
LE MARQUIS.
Et laquelle ?
MARIE.
Vous faites renvoyer les malheureux, qui se présentent, et moi, je voudrais pouvoir les secourir tous ! ceux de mon pays surtout...
LE MARQUIS.
Mais...
MARIE.
Oh ! ne craignez pas qu’ils me reconnaissent ! Mon amour et vos conseils ont trop changé mes manières, mon langage... Qui reconnaîtrait jamais, sous ces brillants habits, la pauvre fille de Savoie ?... Et si quelquefois, en présence d’un enfant de nos montagnes, une larme tombe de mes yeux, en même temps qu’une aumône tombera de ma main... pour lui, ce ne sera qu’une larme de pitié, et pour mon cœur seul un souvenir de bonheur.
LE MARQUIS, avec amour.
Eh bien ! soit, j’y consens ; je n’ai pas le courage de vous refuser le seul plaisir que vous ayez dans cette solitude !... celui de faire le bien...
MARIE.
Oh ! que vous êtes bun !
LE MARQUIS.
Chère Marie, adieu ! à bientôt !...
Il va reprendre son chapeau sur un fauteuil, au fond, à gauche.
Air des deux Reines.
MARIE.
Vous partez à l’instant ;
Mais mon cœur vous attend.
LE MARQUIS.
Adieu, souvenez-vous
Montrant la croisée.
Que mon cœur est jaloux !
MARIE.
Ne craignez rien, je ne l’oublierai pas !
Tout mon bonheur, monsieur, est de vous plaire ;
Je resterai bien enfermée, hélas !...
LE MARQUIS, à part.
Cachons-lui ce triste mystère !...
Reprise ENSEMBLE.
Vous parlez, etc.
Scène IV
MARIE, puis CHONCHON
MARIE.
Cher Arthur, comme je l’aime !... Oh ! chaque jour davantage !... mais je ne le lui dis pas : car je serais faible alors, pour résister à ses douces paroles !... Oh ! ma mère ! ma mère ! pour le fuir, j’ai eu bien souvent recours à ce précieux talisman, que tu m’as donné !... Mais quel est ce bruit ?
On entend un grand bruit au dehors, et Chonchon paraît à la porte d’entrée, suivie de deux domestiques, auxquels elle donne deux soufflets.
CHONCHON.
Tenez, voilà qui vous fera souvenir de mon nom... Je m’appelle Ophélia, premier sujet du ballet de l’Opéra, et j’entre partout, entendez-vous ?
MARIE, courant à elle.
Chonchon !
CHONCHON.
Marie !
Elles s’embrassent.
MARIE.
Que je suis heureuse de te revoir !
CHONCHON.
Et moi, donc !... Ne voulaient-ils pas m’empêcher d’arriver jusqu’à toi !
Aux valets.
Eh bien ! est-ce que vous attendez que je vous complète à chacun la paire ?
Les valets se sauvent.
Ah ! comme les gens sont mal éduqués, ma chère...
Elle cherche.
Comment t’appelles-tu à présent ?
MARIE.
À présent ?... mais comme toujours !... Marie ! tu le sais bien.
CHONCHON.
Toujours Marie !... Oh ! que c’est villageois et monotone ! Moi, je me nomme Ophélia !... c’est plus sonnant, et nous autres, à l’Opéra, nous aimons ce qui sonne.
MARIE.
Mais, en effet, comme te voilà changée !...
CHONCHON, très vite.
Oh ! ce n’est rien que ce que tu vois... J’ai des appartements, des boudoirs, des salons, des antichambres ; j’ai quatre laquais, trois caméristes, un petit nègre et deux épagneuls...
MARIE, riant.
En vérité !
CHONCHON.
Et je ne reçois que des gens de très comme il faut !... Le matin, je collationne avec des chevaliers, je déjeune avec des barons, je goûte avec des comtes, je dine avec des marquis... et je soupe...
MARIE.
Tu soupes ?...
CHONCHON.
Et je soupe toute seule, mademoiselle.
MARIE, naïvement.
Tu es heureuse, tant mieux !... Mais pour que ta fortune ait été si rapide à l’Opéra, il fallait que tu eusses de bien grandes dispositions pour la danse.
CHONCHON.
Pour la danse ?... Oui, oui, j’avais toutes sortes de dispositions : c’est du moins ce que me disait un jeune hidalgo espagnol... avec qui j’ai eu quelques relations... diplomatiques, et qui m’a appris l’Espagnol.
MARIE.
Tu parles l’Espagnol ?
CHONCHON, avec volubilité.
Et un peu d’anglais, que m’a enseigné un autre jeune seigneur de ce pays, avec qui j’eusse aussi quelques relations... toujours diplomatiques... je comprends tout si facilement, moi, je suis organisée comme une vielle !... Quant au français, je compris qu’il ne fallait plus que je parlasse comme autrefois... c’était bon dans nos montagnes !... Il me fallait un maitre ; je le chercha, je le trouva, je l’arrêta, et maintenant, je parle... comme tu vois...
MARIE, avec bonté.
Quel que soit ton langage, ma bonne Chonchon, j’aurai toujours du plaisir à t’entendre.
CHONCHON.
Tu n’es pas dégoûtée !... À l’Opéra, on me trouve très spirituelle... tout le monde se met à rire, dès que j’ouvre la bouche.
MARIE.
Je te crois.
CHONCHON.
Ah ça, et toi... et toi ? Sais-tu que le voilà logée comme la reine ! De belles toilettes ! une maison élégante !... Ah ! le petit marquis se ruine pour toi ! c’est bien, c’est très bien !...
MARIE.
Le marquis !... mais je n’ai rien qui me vienne de lui... c’est de sa mère que je tiens tout cela... De sa mère qui consentira bientôt, peut-être, à me nommer sa fille.
CHONCHON, riant à gorge déployée.
Ah ! ah ! ah ! sa mère !... sa mère !... ah ! qu’elle est amusante ! Ah ça, voyons, ma petite Marie, soyons franches, et, pour commencer, je vais te dire comment j’ai découvert la demeure...
MARIE, naïvement.
En t’adressant à la marquise, ou à son fils.
CHONCHON.
Allons donc ! la marquise ?... nous ne nous voyons pas !... elle est de trop petite noblesse !... et puis, elle m’aurait mise à la porte... Quant au fils, il avait disparu de l’Opéra, en même temps que la jolie Perle de Savoie avait disparu de sa petite chambre au cinquième étage !... Je m’adressa donc à un jeune commis de M. de Sartines, à qui j’ordonna de ne pas se présenter chez moi, sans qu’il me procurât une liste générale des petites maisons de ces messieurs...
MARIE.
Grand Dieu !... que veux-tu dire ?...
CHONCHON.
Le petit commis me l’apporta... Je posa tout de suite le doigt sur celle du marquis de Sivry... je m’écria : C’est là qu’est mon amie !... Je déjeuna !... je m’habilla... et me voilà !
MARIE.
Mais tu te trompes, Chonchon.
CHONCHON, la reprenant.
Ophélia !...
MARIE, très agitée.
Je te jure que le marquis... Oh ! mon Dieu !... est-ce qu’il m’aurait abusée à ce point ?...
CHONCION, à part.
Ah ça, mais, est-ce qu’elle serait de bonne foi ?
MARIE, allant à sa toilette.
Oh ! je veux éclaircir ce mystère ; je veux lui écrire à l’instant... à l’instant même.
CHONCHON.
Soit, écris-lui ; pendant ce temps-là, je vais visiter ton appartement... Ah ! et puis, tu me feras servir quelque chose... l’émotion, la joie de te revoir... ça m’a beaucoup creusée... j’ai l’estomac dans les jarrets.
Elle entre à droite.
Scène V
MARIE, puis LOUSTALOT
MARIE, se menant à écrire.
Oh ! oui, il faut qu’il vienne, qu’il se justifie à l’instant... ou je quille cette maison.
UN DOMESTIQUE, arrivant de gauche.
Mademoiselle !
MARIE.
Que me veut-on ?
LE DOMESTIQUE.
M. le marquis a ordonné de laisser entrer les pauvres gens qui se présenteraient.
MARIE.
Un malheureux !... Tenez, donnez-lui ceci...
Elle fouille dans sa bourse.
LE DOMESTIQUE.
Pardon, mademoiselle, mais comme j’ai cru reconnaître que celui-là était de la Savoie...
MARIE, lui donnant la bourse.
De la Savoie !... tenez... donnez-lui tout, alors.
LE DOMESTIQUE.
Oh ! ce n’est pas l’aumône qu’il demande, il désire parler à M. le marquis, pour lui demander, m’a-t-il dit, des renseignements... sur une personne... une jeune fille, qu’il cherche depuis longtemps.
MARIE, vivement.
Pierrot !... ce doit être lui !... qu’il entre !... qu’il entre vite.
Le domestique sort.
Mon bon Pierrot !... oui, c’est lui que je chargerai de ma lettre... c’est lui qui m’aidera, s’il le faut, à fuir cette maison, si Arthur... On vient... je l’entends...
Elle va s’élancer vers la porte, et se trouve en face de son père, qui se présente le chapeau à la main et la tête humblement courbée. À part, d’une voix étouffée.
Ciel ! mon... mon père...
Elle tombe dans un fauteuil.
Oh ! après ce que je viens d’apprendre, je n’oserai jamais ! jamais lui dire !...
LOUSTALOT, très bas.
Excusez un pauvre vieillard, ma belle dame... mais, un domestique qui a eu pitié de mes larmes, m’a dit, chez Mme la marquise, que c’était ici que je trouverais son fils... et je vous demande bien pardon de vous déranger.
MARIE, à part.
Mon père... Oh ! comme il semble accablé !... comme il a dû souffrir, mon Dieu !... La misère, peut-être...
LOUSTALOT.
Vous êtes sa femme, sans doute ?... Vous le 1 prierez pour moi, n’est-ce pas ? et Dieu vous bénira !...
MARIE, timidement.
Et... que venez-vous donc lui demander ?
LOUSTALOT.
Sa protection... son aide pour découvrir ma fille, car, moi, je suis seul à Paris... seul et bien pauvre...
MARIE.
Pauvre !... Oh !...
Elle lui tend sa bourse.
Tenez... prenez...
LOUSTALOT.
Oui, de l’argent !... car il en faut pour vivre à Paris... et j’y suis depuis si longtemps pour retrouver mon enfant...
S’essuyant les yeux avec son mouchoir.
Ma petite Marie !... dont nous n’avons pas reçu de nouvelles, depuis trois mois !... Oui, oui, pour ça, j’accepterai une aumône !...
Il lui baise la main.
Car, savez-vous ce qu’on dit au pays, madame ?...
S’animant.
On dit qu’elle est déshonorée, la maîtresse d’un grand seigneur...
MARIE.
Oh ciel !
LOUSTALOT, s’animant.
Et il faut que je la reconduise au pays toujours vertueuse, comme je suis bien sûr qu’elle n’a pas cessé de l’être ; je veux la ramener avec ses pauvres habits de nos montagnes !...
MARIE, regardant sa toilette.
Oh !... oh !... mon Dieu !...
LOUSTALOT.
Pour prouver que l’argent quelle nous envoyait... ce n’était pas le fruit de sa honte...
MARIE, vivement.
Oh ! non... non...
LOUSTALOT.
Pour prouver que nous pouvions recevoir, sans rougir, cet argent... qui a servi à soigner sa vieille mère !... malade !...
MARIE, à part.
Malade !
LOUSTALOT.
Il faut que je la ramène enfin, pour qu’elle la console, la pauvre femme !... s’il en est encore temps !... ou pour qu’elle pleure sur sa tombe, si nous venions trop tard !...
Il pleure.
MARIE, s’oubliant.
Grand Dieu !...
LOUSTALOT.
Car, depuis huit jours, elle se meurt, ma bonne dame !... elle se meurt !...
MARIE, jetant un cri.
Elle se meurt... ma mère !...
LOUSTALOT, relevant la tête.
Oh ! ciel... cette voix !... ces traits !...
MARIE, à genoux.
Oui, c’est moi, mon père... c’est Marie !... c’est votre enfant que vous cherchez...
LOUSTALOT, dont la colère s’accroît.
Marie ! dans cette maison !... Marie couverte de bijoux !... Marie !
Silence.
Ce n’est pas vrai !... vous mentez ! vous n’êtes pas Marie !... vous n’êtes pas ma fille !...
MARIE.
Mon père, écoutez-moi, je ne suis pas coupable...
LOUSTALOT, d’une voix tonnante.
Vous mentez, vous dis-je !... Celle que je viens chercher dans Paris est un enfant bien pauvre !... mais brave et honnête !... Vous n’êtes pas ma fille !... ma fille ne peut pas se trouver dans l’hôtel d’un marquis... ma fille ne peut pas avoir de valets et un carrosse... ma fille ne peut pas faire l’aumône à son père...
Il jette la bourse avec horreur.
MARIE.
Oh ! pardon !... pardon !... mais je suis toujours...
LOUSTALOT.
Vous !... Je vais vous dire ce que vous êtes !... vous... vous n’êtes que la maîtresse d’un grand seigneur ! vous, vous aurez tué votre mère... car lorsqu’elle me verra revenir seul, lorsqu’elle me redemandera son enfant, et que je lui dirai : Marie ! elle est morte !... elle en mourra, entendez-vous !... elle en mourra...
MARIE.
Mon père !
LOUSTALOT.
Non, non, vous n’êtes pas ma fille !... Ma fille !... je n’en ai plus !
Il la repousse et sort précipitamment.
Scène VI
MARIE, CHONCHON
CHONCHON, accourant.
Quel bruit, qu’est-ce qu’il y a donc par ici ?
MARIE.
C’est mon père !... mon père que j’ai vu... qui me croit coupable... qui m’a reniée ! qui m’a maudite...
CHONCHON.
Eh bien ! tout s’arrangera, si ce que tu dis est vrai... si le marquis doit l’épouser...
MARIE, sans l’écouter.
Ma mère ! ma mère mourante !...
CHONCHON.
Car il te l’a juré, n’est-ce pas ?
MARIE.
Oh ! dans ce moment, je ne sais plus !... je ne comprends plus... je ne me souviens plus... Oh ! ma tête, ma tête...
Elle s’assied à sa toilette.
CHONCHON.
Attends... j’ai en bas mon briska ; je vais courir après le père Loustalot... lui faire comprendre !...
On entend la voix de Pierrot dans la coulisse.
Scène VII
MARIE, CHONCHON, PIERROT
PIERROT.
Marie... mam’zelle Marie !... Oh ! il faut que je la voie... que je lui parle tout de suite.
CHONCHON.
Ah ! te voilà... quel bonheur ! Je te laisse avec elle... essaie de la calmer, Pierrot... moi, je vais tâcher de rejoindre son père et de le ramener. Je n’ai rien pris depuis trois quarts d’heure, mais les amis d’abord, les estomacs après !...
Elle sort.
PIERROT.
Mam’zelle Marie... il faut quitter cet hôtel... il faut me suivre.
MARIE, assise dans l’attitude d’un profond désespoir.
Jamais !... mon père m’a trouvée dans cette maison, il me croit coupable ; mais Arthur a juré de m’épouser, et je ne sortirai d’ici, que pour aller à l’église, et lorsque je serai sa femme mon père me croira et je serai justifiée.
PIERROT, avec force.
Mais s’il vous trompait ce marquis ?...
MARIE, froidement.
Me tromper, lui !... lui, Arthur !... c’est impossible !
PIERROT.
Écoutez donc : aujourd’hui, à midi... on devait célébrer un mariage... retardé je ne sais pourquoi... mais c’étaient des grands seigneurs, et ceux-là on les attend partout... même à l’église.
MARIE, même jeu.
Eh bien ?
PIERROT.
Eh bien ! ce mariage, qui devait avoir lieu ce matin, on le bénit, ce soir, à la paroisse Saint-Laurent.
MARIE, même jeu.
Après ?
PIERROT.
Cette paroisse est celle où nous sommes !... que l’on voit d’ici... et en ouvrant cette fenêtre...
MARIE, faisant un bond et commençant à comprendre.
Cette fenêtre !...
Elle se lève.
Oh ! je me souviens !... il m’a défendu de m’y montrer...
On entend le son des cloches.
Et ces cloches ?...
PIERROT.
Ces cloches, Marie ! sont celles qui annoncent le mariage de Mlle d’Elbée avec le marquis Arthur de Sivry !...
MARIE.
Arthur !... Arthur !... Non, non, c’est impossible !...
Elle court à la fenêtre qu’elle ouvre.
Des voitures !... Que de monde !... À la lueur des torches, je distingue... oui... des fleurs !... partout des fleurs !... Oh ! la mariée !... et puis, un jeune homme qui lui donne la main !... il tourne la tête !... il regarde de ce côté !... Ah !...
Marie pousse un cri terrible et se retire de la fenêtre avec horreur ; à partir de ce moment, elle regarde le public d’un œil fixe et hagard.
PIERROT.
Eh bien ! mam’zelle Marie, qu’est-ce que je vous disais ?... cet Arthur...
MARIE.
Arthur !...
Elle promène autour d’elle des yeux égarés ; puis, apercevant le portrait, elle s’avance de ce côté.
Il ne m’a pas quittée !...
Montrant le portrait.
Tenez !... le voilà !...
PIERROT.
Que dit-elle ?... Comme elle me regarde !... Grand Dieu !... est-ce que sa raison ?... Du bruit !...
Il court à la fenêtre du fond.
Ciel ! qu’ai-je vu ? Le long des murs du jardin, trois hommes qui parlent bas ! Oh ! quelque nouvelle tentative !... quelque projet infâme !
Pendant ce temps, Marie est revenue s’asseoir à droite.
Marie, ils vont venir ! entendez-vous, Marie... ils vont venir !...
Il ferme la croisée.
MARIE.
Oui, il va venir me chercher, pour me présenter à sa mère !...
PIERROT.
Oh ! sa raison s’égare !... Marie, au nom du ciel, fuyons !...
MARIE, souriant.
Ah ! le beau bal !...
Elle salue.
Mais lui, Arthur, pourquoi n’est-il pas là ? Seule ici, j’ai peur !...
Avec une grande joie.
Air nouveau. (de Mlle Puget.)
Enfin, c’est lui !... rien qu’à sa vue,
D’amour mon âme est tout émue !
Pourquoi, monsieur, venir si tard ?...
Je mourais de votre retard !...
Quelle est cette femme si belle ?...
Que je suis pâle en face d’elle !
Elle sourit d’un air moqueur,
Et son regard brise mon cœur !...
Parlé.
Ciel !... il lui prend la main !... il lui parle bas !...
S’avançant.
Arthur ! mais c’est moi !... Que dit-il ?... demain...
Demain, demain, je serai morte !
Loin de ces lieux que l’on m’emporte !...
Pierrot s’avance.
Jamais ! je veux rester ici,
Toujours auprès de lui !
Elle tombe sur un fauteuil près et à droite de la croisée.
PIERROT.
Grand Dieu ! je crois les entendre !... la voix du commandeur !... Grand Dieu ! s’ils allaient profiter de son égarement ! nul moyen de l’arracher de ces lieux !... Marie !... Marie !...
MARIE, machinalement, chante le refrain de la Grâce de Dieu.
Tra, la, tra, la, la, la, etc.
PIERROT.
Ah !... c’est une inspiration du ciel !... Oui, oui, essayons !
Il sort précipitamment.
MARIE, au portrait.
Oh ! toi ! toujours avec toi !... n’est-ce pas, Arthur !...
À ce moment, on entend la vielle qui joue dehors, le refrain de la Grâce de Dieu ; Marie écoute en souriant, se lève, puis avec transport, comme l’air s’éloigne, elle fait un pas, pour le suivre.
Oh !... ne t’éloigne pas... ne t’éloigne pas !... avec moi !... avec lui !... oh ! reste !... reste !...
À ce moment, on entend de nouveau les cloches, et la vielle s’éloigne toujours.
Ces cloches !... ah ! je me souviens !... c’est l’agonie de ma mère ! ma mère se meurt !...
Au portrait.
Arthur !... Arthur !... ma mère se meurt !... ma mère m’attend !...
Elle sort précipitamment.
Scène VIII
LE COMMANDEUR entre mystérieusement par la porte secrète
Cette fois, ma petite, tu ne m’échapperas pas !
ACTE V
Le théâtre représente un vaste hangar rustique, garni de tables, de bancs et d’escabeaux. Il est ouvert entièrement au fond et laisse voir la campagne. Une colline à deux révolutions vient de la gauche à la droite et de droite à gauche. Au premier plan, à gauche, la porte de la maison intérieure.
Scène première
JACQUOT, CHARLOT, LE CURÉ, FANCHETTE, LOUSTALOT, assis sur le devant de la scène, LES MONTAGNARDS, assis autour des tables
CHŒUR.
Air : L’air est sans nuage. (Deux Reines.)
Voici le village,
Ah ! pour nous quel plaisir
D’un long voyage
Qu’il est doux de revenir !
LE CURÉ, debout au milieu du théâtre.
Eh bien ! mes enfants... Dieu a béni vos efforts... Vous voilà de retour au pays.
TOUS.
Oui, monsieur le curé.
JACQUOT.
Et comme on nous a dit que notre bon curé était à l’entrée du village, chez les Loustalot... nous sommes venus, pour lui donner notre premier bonjour, et boire notre premier coup à sa santé.
TOUS.
À votre santé, monsieur le curé.
LE CURÉ.
Merci, mes enfants. Chacun de vous rapporte de quoi acheter un petit quartier de terre, qu’il cultivera lui-même... Combien as-tu amassé, Jacquot ?
JACQUOT, se levant.
Cent écus tout ronds.
LE CURÉ.
Tant que ça ?
JACQUOT.
C’est que je n’étais pas bête, da !... monsieur le curé... je savais demander adroitement... À Paris, moi, je les appelais mon colonel, et si ça ne les touchait pas, je disais : mon commandant, mon général, mon maréchal... Oh ! ça ne me coûtait rien. Il y en a un que je connaissais bien, il m’a donné cinq francs, parce que je l’appelais mon prince !
LE CURÉ.
Est-ce qu’il ne l’était pas ?
JACQUOT.
Lui ! c’était un négociant en chandelle... un fabricant de mélasse, un gros épicier !
LE CURÉ, riant.
Flatteur !... Et toi, Fanchette ?
FANCHETTE.
Je n’ai que cent trente francs... Je me suis trompée, j’ai pris un mauvais état...
LE CURÉ.
Lequel ?...
JACQUOT.
Pardine !... elle pleurait toujours ; à Paris, on ne donne jamais à ceux qui ont l’air d’en avoir bien besoin.
LE CURÉ.
Et toi, Charlot ?
CHARLOT, assis à droite.
Quatre cents francs, monsieur le curé.
LE CURÉ.
Quatre cents francs ! en si peu de temps !... car tu es parti un des derniers...
JACQUOT.
Oh ! c’est qu’il avait un fier gagne-pain !...
LE CURÉ.
Et quoi donc ?
JACQUOT.
Un petit lapin blanc et un tambour de basque... Le petit lapin frappait pour l’un, frappait pour l’autre, pour tout le monde enfin... et en France, ceux-là y réussissent toujours.
Tous rient.
Ah ! ah ! ah !
LE CURÉ.
Je suis heureux de votre bonheur, mes amis... Que n’êtes-vous tous près de moi !... tous !...
Allant à Loustalot.
Et notre enfant, notre pauvre Marie ?... vous avez dit à votre femme qu’elle reviendrait bientôt ?...
LOUSTALOT, se levant, lui dit d’un air sombre.
Elle ne reviendra jamais, monsieur le curé.
LE CURÉ.
Que dites-vous ?
LOUSTALOT.
J’ai voulu donner un peu d’espérance à la pauvre vieille ; car je l’aurais tuée, en lui disant la vérité.
LE CURÉ.
Comment !...
LOUSTALOT.
Je l’aurais tuée, si je lui avais dit : Nous n’avons plus d’enfant. Marie est une fille perdue ! déshonorée !
LE CURÉ.
Marie !...
LOUSTALOT.
Silence ! Madeleine !
Il va au devant d’elle. Tous les Savoyards se lèvent.
Scène II
LES MÊMES, MADELEINE, arrivant de la chambre à gauche
LOUSTALOT, soutenant et amenant Madeleine.
Comment ! Madeleine, tu t’es levée ! quelle imprudence !...
MADELEINE.
Oui, ce matin, en m’éveillant, je me suis senti de la force et du courage... J’avais calculé, dans la nuit, que les enfants revenaient au pays aujourd’hui, et je me suis dit : c’est comme ça que reviendra bientôt ma petite Marie... Je ne la verrai pas encore... mais du moins, je toucherai la main de ceux qui auront touché la sienne... Je ne la verrai pas... mais ils me parleront d’elle.
LE CURÉ, à part.
Oh ! pauvre mère !... pauvre mère !
LOUSTALOT, à part, essuyant une larme.
Et pourtant elle ne sait pas, comme moi, notre malheur.
MADELEINE, faisant un signe à Jacquot, qui s’approche.
Jacquot, tu l’as vue quelquefois, n’est-ce pas ?
JACQUOT.
Qui ça ?
MADELEINE
Ma petite Marie ?
JACQUOT.
Marie... moi ?
Loustalot lui fait un signe. Avec embarras.
Oui !... non !...
LOUSTALOT, à part.
Imbécile !
Haut et vivement.
Tu sais bien, femme, que Marie n’habitait pas avec ceux du pays... Elle avait sa petite chambre, à part...
MADELEINE.
Oui, oui, je sais ; c’était pour ne pas avoir sous les yeux de mauvais exemples.
LOUSTALOT, à part.
Ça lui a joliment réussi !
MADELEINE, allant à Fanchette.
Fanchette !... et toi... tu l’as rencontrée souvent ?
FANCHETTE, regardant le curé et Loustalot.
Moi... très souvent, mère.
MADELEINE.
Ah !... Et était-elle contente ?... heureuse ?...
FANCHETTE.
Oui, elle était contente, quand elle pouvait envoyer quéque chose au pays... Elle était bien heureuse, quand elle gagnait assez pour pouvoir se dire : V’là encore une bonne petite somme ; ça me rapproche de ma pauvre mère.
MADELEINE, essuyant ses larmes.
Elle disait ça !...
Embrassant Fanchette.
Tu es une bonne fille, Fanchette... Je t’aime !... Tu viendras me voir souvent, l’est-ce pas ?
FANCHETTE.
Souvent, mère Madeleine...
LE CURÉ, à qui Loustalot fait des signes.
Allons... allons... il faut rentrer, Madeleine.
LOUSTALOT.
Oui, rentre, femme... tu dois avoir besoin de repos !
MADELEINE.
Allons, je le veux bien, je le veux bien... J’ai eu des nouvelles de mon enfant.
Le curé, Loustalot et Madeleine rentrent dans la maison à gauche.
JACQUOT.
Et nous, enfants...
Il remonte au fond, comme pour partir, et aperçoit le Commandeur et Chonchon, qui arrivent du fond à gauche.
Tiens, qu’est-ce qui nous arrive donc là ? Un beau monsieur avec une belle dame.
À part.
Ils vont compléter nos petits boursicots.
Tous les Savoyards se découvrent.
Scène III
FANCHETTE, LE COMMANDEUR, CHONCHON, en costume très riche, JACQUOT, LES SAVOYARDS
TOUS.
Salut, mon beau seigneur !
FANCHETTE.
Vot’ servante, mon aimable seigneur !
LE COMMANDEUR.
C’est bien, c’est bien.
À Fanchette, en lui passant la main sous le menton.
La charmante petite Savoyarde !
CHONCHON, sévèrement.
Hercule !...
Aux Savoyards.
Bonjour, bonjour, Savoyards.
JACQUOT, son bonnet à la main.
Serviteur, madame la baronne.
CHONCHON.
Hein ?... baronne !... Il a dit : baronne ! il a de l’esprit ce garçon !... Votre bourse, commandeur ! Eh bien ?...
LE COMMANDEUR, vivement.
Ma bourse ?... voilà !
CHONCHON, donnant à Jacquot.
Tiens, mon garçon, voilà pour boire à ma santé.
JACQUOT.
Merci bien, madame la marquise.
CHONCHON.
Marquise ! il me prend pour une marquise... en conscience... tiens, prends encore ceci.
Elle lui donne une deuxième fois.
LE COMMANDEUR.
Mais, ma chère...
CHONCHON.
Silence ! Hercule !
JACQUOT.
Le bon Dieu vous bénira, madame la duchesse.
CHONCHON.
Duchesse !... ah ! pour cette fois, mon pauvre garçon, c’est le fond de la bourse !... il n’y a plus rien !
JACQUOT, bas à Chonchon, en riant.
C’est égal, merci tout de même,
Appuyant.
mam’zelle Chonchon...
CHONCHON.
Hein !...
Elle reste stupéfaite.
LE COMMANDEUR.
Qu’est-ce qu’il a dit ?
CHONCHON.
Rien !
Prenant son parti et riant.
Eh bien ! c’est drôle !... c’est drôle !... je m’en tiens à mon dire... ce garçon a de l’esprit !
JACQUOT, qui a remonté la scène.
Allons, en route, les amis, on nous attend chez nous, et nous avons encore plus d’un bon quart de lieue, avant d’arriver au village.
Reprise du CHŒUR.
Voici le village, etc.
Ils sortent. Le commandeur court après Fanchette, en la lutinant.
Scène IV
CHONCHON, LE COMMANDEUR
CHONCHON, l’apercevant.
Hercule !
Le commandeur revient en scène.
Enfin, nous voilà dans mes montagnes !... ça n’a pas été sans peine que je vous y ramena.
LE COMMANDEUR.
Menai, ma chère, on dit ramenai.
CHONCHON.
Ramena est plus élégant !
LE COMMANDEUR, à part.
Elle ne pourra jamais désapprendre son charabia !
CHONCHON.
Je voulais donc revoir mes montagnes, boire du lait, comme autrefois... J’espérais retrouver ici ma bonne Marie... que j’ai assez cherchée par corps et par cris dans tout Paris... d’abord, j’étais t’allée...
LE COMMANDEUR.
Z’allée !... z’allée, ma chère ; j’étais allée.
CHONCHON.
Soit : ça m’est égal ; j’étais donc z’allée...
LE COMMANDEUR.
Mais du tout... callée alors !... si vous mettez donc, ça fait : callée.
CHONCHON.
Comment ?... j’étais callée !... mais ça n’a pas le sens commun ! vous ne me ferez jamais dire : j’étais callée !
LE COMMANDEUR.
Au fait, dites comme vous voudrez, dites comme vous voudrez.
CHONCHON.
Certainement.
À part.
Et d’ailleurs je le soupçonne de ne pas bien posséder sa langue.
Haut.
Enfin... j’ai donc fait toutes les recherches inimaginables ; il n’y a pas jusqu’au petit marquis, sur qui je n’ai jamais pu poser le doigt... j’exigea z’alors...
LE COMMANDEUR, à part, en riant.
Oh ! z’alors !...
CHONCHON, après l’avoir regardé fièrement.
Que vous me conduisassiez en Savoie... Nous y sommes !... et maintenant faites-moi le plaisir de retourner dans mon château... j’ai à parler aux Loustalot...
LE COMMANDEUR, à part.
En voilà une qui décolore mes belles années... elle me fera vieillir avant l’âge...
CHONCHON, se retournant.
Eh bien !... Hercule ! m’avez-vous entendue ?...
LE COMMANDEUR, en saluant avec respect.
J’y vole, Orphélia !
À part.
Je vole sur les traces de la petite Savoyarde de tout à l’heure.
Il sort par le fond, à droite.
CHONCHON, entrant chez Loustalot.
Le cœur me bat, en pensant que je vais avoir des nouvelles de ma bonne Marie.
Scène V
MARIE, PIERROT
La scène reste vide un instant, puis Pierrot paraît à gauche, en haut de la montagne, qu’il descend tristement jusqu’à la seconde révolution ; arrivé là, il s’arrête, regarde du côté où il a paru, si Marie le suit, et exprime par sa pantomime qu’elle s’est encore arrêtée ; alors il prend sa vielle et joue l’air de la Grâce de Dieu. Marie paraît ; elle marche d’un pas chancelant, la tête courbée, et suivant toujours l’air, elle traverse ainsi la montagne. Quand Marie est arrivée sur le devant du théâtre, près du banc, à droite, Pierrot cesse de jouer, et Marie tombe accablée sur le banc.
PIERROT, s’asseyant à gauche.
Et voilà comment nous avons fait deux cents lieues !... Tous les matins, quand il fallait nous remettre en route, quand il fallait la décider à me suivre, elle dont les yeux étaient toujours tournés vers Paris, je lui faisais entendre ce qu’elle appelle, dans sa folie, la voix de sa mère... ça lui rendait de la force et du courage... Les voyageurs donnaient de temps en temps un morceau de pain à la pauvre folle... Chaque jour ramenait un nouveau voyage et de nouvelles fatigues... chaque jour je me disais : Courage ! courage ! mon pauvre Pierre, y a un bon Dieu, là haut, qui le regarde... y a une pauvre mère, là bas, qui l’attend !... Sa mère !
Avec désespoir.
elle est là !... oh ! mon Dieu, mon Dieu ! comment lui apprendre ?...
MARIE, machinalement.
Je m’endors !... je m’éveille !... je respire avec elle !...
PIERROT.
Que dit-elle ?... Marie !... ma bonne Marie !
MARIE.
Qui m’appelle ?
PIERROT.
C’est moi, Pierrot... votre ami !...
Scène VI
MARIE, PIERROT, LOUSTALOT, CHONCHON
LOUSTALOT, reconduisant Chonchon.
Oui, laissons lui du moins, à elle, un espoir que je n’ai plus...
En se retournant, il aperçoit Pierrot.
Ciel !... qu’ai-je vu... Pierre ici !... et puis...
CHONCHON, courant à Marie.
Marie ! Marie ! c’est elle !... quel bonheur !...
Elle veut l’embrasser, Marie l’éloigne doucement.
Mais c’est moi, moi ton amie, Chonchon...
Silence de Marie.
LOUSTALOT.
Oh ! mon Dieu... ces yeux hagards, ce visage pâle et flétri...
PIERROT.
Vous ne vous trompez pas, père Loustalot, c’est une pauvre folle que je vous ramène...
LOUSTALOT et CHONCHON.
Folle !...
LOUSTALOT, à part.
Ah ! c’est le châtiment de sa faute... Folle ! pour avoir été coupable !...
PIERROT, avec force.
Coupable !... qu’est-ce qu’a dit ça ?... Coupable ! ce n’est pas vrai !... entendez-vous, ce n’est pas vrai !
LOUSTALOT.
Que dis-tu ?
PIERROT, de même.
Que si Marie avait été déshonorée, y ne manque pas à Paris d’hospices et de lieux de refuge, et que je n’aurais pas fait deux cents lieues, avec elle, pour ramener à sa mère une fille perdue !... entendez-vous, père Loustalot ?... Vous avez calomnié votre enfant !... Oh ! c’est mal, ça, père Loustalot, c’est bien mal !
Il pleure.
LOUSTALOT, avec joie.
Il se pourrait, Marie, ma fille... serait toujours pure !... toujours digne de nous !... Mais alors, explique-moi...
PIERROT, rudement.
Des soins, d’abord... car il lui en faut, et plus tard, vous saurez tout.
Il passe à elle.
LOUSTALOT.
Et sa mère... grand Dieu ! Sa mère !... si elle la retrouve dans ce cruel état !...
CHONCHON.
Attendez !... ne quittez pas Marie ; moi, je vais préparer la pauvre vieille... Je lui dirai... que c’est un égarement d’un moment ; que ça lui reviendra bientôt... je lui dirai... Soyez tranquille !... M. le curé est encore là, nous y mettrons de l’adresse, des ménagements... Marie !... ma pauvre Marie !... Ah ! je donnerais mon château et trois commandeurs, pour la voir revenir à elle.
Elle entre à gauche.
Scène VII
PIERROT, MARIE, LOUSTALOT
LOUSTALOT.
Pierrot... si j’essayais de lui parler ?
PIERROT.
Non, attendez... moi, d’abord. Marie !
MARIE.
Marie !...
PIERROT.
C’est moi... Pierrot !... Vous savez bien, Pierrot ?
MARIE.
Pierrot !... Ah ! partir !... encore marcher !...
Elle se lève et retombe assise.
Oh ! c’est que je souffre bien !...
LOUSTALOT.
Ma pauvre enfant !...
PIERROT.
Mais non !... Marie, mais non, nous n’avons plus besoin de marcher... nous sommes arrivés.
MARIE.
Arrivés ?
PIERROT.
Oui, tenez, regardez... c’est le pays !... Vous savez bien... le pays ?
MARIE, regardant autour d’elle, se lève et remonte jusqu’au fond.
Le pays !... ah ! oui, oui... le pays !... Ah ! qu’on est bien ici !...
LOUSTALOT.
Quel espoir !
MARIE,
Le pays !... la chaumière... alors... il faut partir... aller là-bas... à Paris.
LOUSTALOT.
Encore !
MARIE.
Oui, je vais me mettre en voyage... Adieu !... adieu...
Elle fait quelques pas et s’arrête.
Mais... il me faut... il me faut quelque chose, qui me protège... pour que je ne le croie pas, lui... quand il me dira : Je l’aime !... Pour que je le repousse, quand il sera à mes pieds.
On joue l’air : À la grâce de Dieu.
Ce talisman !... ce talisman... de ma mère !...
Avec joie.
Oui... oui... c’est ça...
Se mettant à genoux ; elle chante lorsque l’air est à moitié.
Travaille bien, fais la prière,
La prière donne du cœur ;
Et quelquefois pense à...
Elle cherche.
Pense... pense...
Elle s’arrête et baisse la tête ; désespoir de Pierrot et de Loustalot.
Scène VIII
PIERROT, MARIE, LOUSTALOT, MADELEINE, LE CURÉ, CHONCHON
Ils ont paru sur le seuil de la porte, pendant le couplet. On fait de vains efforts pour retenir la pauvre vieille ; mais Madeleine s’avance tremblante vers Marie, à genoux, étend les mains sui la tête de son enfant, et continue le couplet.
Cela le portera bonheur, etc., etc.
Cette voix semble frapper Marie, qui se relève peu à peu, regarde sa mère, veut parler, ne peut que pousser des cris étouffés par les sanglots, en lui tendant les bras !... et finit par s’écrier.
Ma mère !... Oh ! ma mère.
Elle tombe presque évanouie sur son sein.
PIERROT, CHONCHON, LOUSTALOT.
Sauvée !... sauvée !...
MADELEINE, folle de joie.
Ah ! elle m’a reconnue, moi !... Vous ne savez pas, vous autres, vous ne savez pas ce que peut une mère sur son enfant.
Marie revient à elle, tout le monde l’entoure.
LE CURÉ.
Attendez !...
PIERROT.
Elle rouvre les yeux !...
MARIE.
Ma mère !... vivante !... vivante !... toi !...
Cherchant à se rappeler.
Mais c’était donc un rêve ?
Le curé fait signe à Madeleine.
TOUS.
Oui, oui... Marie, c’était un rêve !!
MARIE, rencontrant le visage de son père.
Ah ! mon père !... mon père, aussi...
Souriant, avec un souvenir d’épouvante.
Oh ! comme tu étais terrible, dans ce rêve affreux !
LOUSTALOT, à part.
Ô mon Dieu ! merci ! mon enfant ne me repousse pas !
MARIE.
Et Pierrot !... et M. le curé !... Vous voilà tous !... Et... et lui... Arth...
Avec effroi.
Non ! pas Arthur !... André !... André !
TOUS.
André !...
MARIE.
Je le reverrai !... je le reverrai aussi, n’est-ce pas, quand j’irai dans la montagne ?
TOUS.
Que dit-elle ?
LE MARQUIS, en dehors.
Marie !... chère Marie !
MARIE.
Cette voix ! Laissez-moi... c’est lui !... c’est lui, vous dis-je. Je vais le revoir... André !...
LOUSTAI.OT.
Ah ! tout est perdu !
Scène IX
PIERROT, MARIE, LOUSTALOT, MADELEINE, LE CURÉ, CHONCHON, LE COMMANDEUR, LE MARQUIS, LES SAVOYARDS
LE COMMANDEUR, entrant du fond à gauche.
Par ici... par ici...
LE MARQUIS.
Marie... Marie !...
MARIE, s’élançant à sa voix.
André !...
Puis, en voyant son brillant Habit, elle recule et dit avec désespoir.
Arthur !... Oh ! ce n’était pas un rêve !...
Elle se cache le visage dans le sein de sa mère.
LE MARQUIS.
Oui, Marie ! c’est Arthur... mais Arthur toujours libre !... toujours à toi ! et à toi pour la vie !... Cet odieux hymen, il ne s’est pas accompli !... Du pied de l’autel, j’ai entendu ton cri déchirant ; j’ai tout rompu, et maintenant que Dieu a rappelé ma mère, maintenant que je te retrouve enfin. Oh ! pardonne-moi tes souffrances, tes larmes... et sois ma femme, Marie, ma femme devant Dieu !
TOUS.
Sa femme !
MARIE.
Arthur !... Arthur, c’est bien lui !... et moi, sa femme !... Oh ! que je suis heureuse, mon Dieu ! que je suis heureuse !...
Elle tombe dans les bras d’Arthur.
LE COMMANDEUR.
Mais qu’est-ce que tout ça veut dire ?
CHONCHON.
Ça veut dire, que la vertu est toujours récompensée !... Elle épouse celui qu’elle aime !
LE COMMANDEUR, d’un ton solennel.
Chonchon, je ne vous épouserai jamais.
CHŒUR.
Air : Le vin, le jeu. (Robert-le-Diable.)
Puisqu’au pays Marie est revenue,
Plus de chagrin, amis, plus de douleur !
À la raison, c’est Dieu qui l’a rendue !
C’est Dieu, c’est Dieu, qui la rend au bonheur.