La Famille de Carvajal (Prosper MÉRIMÉE)

Drame.

Édité en 1828.

 

Personnages

 

DON JOSÉ DE CARVAJAL

DONA AGUSTINA, sa femme

DONA CATALINA, sa fille

DON ALONSO DE PIMENTEL, amant de dona Catalina

LE CACIQUE GUAZIMBO

INGOL, son fils

L’AUMÔNIER de don José

MUGNOZ, ancien flibustier

ESPAGNOLS

INDIENS

NÈGRES, etc.

 

La scène est dans une province peu habitée du royaume de la Nouvelle-Grenade, en 16**.

 

 

PRÉFACE

 

J’ai lu dans l’ouvrage du malheureux Ustariz, sur la nouvelle Grenade, l’anecdote qui fait le sujet de la pièce suivante, en voici l’extrait.

« Don José Maria de Carvajal descendait du fameux don Diégo, mestre de camp de Gonzale Pizarro, dont la cruauté à passé en proverbe[1]. Certes il ne démentit pas son origine ; car il n’y a pas de rapines, de trahisons et de meurtres dont il ne se soit rendu coupable en divers lieux, tant dans ce royaume, que dans le golfe de Mexique où il exerça longtemps le métier de pirate. Ajoutez à cela qu’il s’adonnait à la magie, et que pour plaire au diable son inventeur, il commit plusieurs sacrilèges trop horribles pour que je les rapporte ici. Néanmoins il obtint sa grâce à prix d’argent, dont il avait quantité, et s’étant établi à la côte ferme, il parvint à faire oublier ses forfaits par le vice-roi, en soumettant plusieurs tribus d’Indiens sauvages et rebelles à l’autorité de S. M. C. Dans cette expédition il n’oublia pas ses intérêts, car il dépouilla de leurs biens plusieurs créoles innocents qu’il fit mourir ensuite, les accusant d’être d’intelligence avec les ennemis du roi...

« Dans le temps qu’il faisait la course il avait enlevé et épousé une demoiselle noble, native de Biscaye et nommée dona Agustina Salazar, dont il eut une fille nommée dona Catalina. Il avait permis à sa mère de la faire élever au couvent de Notre-Dame du Rosaire à Cumana ; mais lorsqu’il se fut établi à Yztepa, au pied de la Cordillère, il fit venir près de lui cette demoiselle dont la rare beauté ne tarda pas à allumer une flamme impure dans son cœur dépravé. D’abord il tenta de séduire l’innocence de la jeune Catalina, soit en lui donnant de mauvais livres, soit en raillant en sa présence les mystères de notre sainte religion. Comme il vit ses efforts inutiles, par une ruse diabolique il essaya de lui persuader qu’elle n’était pas sa fille, et que sa mère dona Agustina avait manqué à la foi conjugale. Toute cette infâme machination étant restée sans résultat par la vertu de dona Catalina, Carvajal dont le caractère colérique ne pouvait longtemps se plier à la ruse, résolut de faire violence à cette innocente créature. D’abord il se débarrassa de sa femme par le poison, suivant l’opinion généralement reçue ; puis s’étant enfermé seul avec sa fille, à laquelle il avait fait prendre un breuvage magique (lequel cependant ne put avoir d’effet sur une chrétienne), il essaya de triompher par force de sa pudeur. Catalina, n’ayant plus d’autre ressource, saisit la dague de Carvajal et lui en donna un tel coup que le scélérat mourut presque aussitôt. Quelques instants après arriva le capitaine don Alonso de Pimentel, avec des Indiens et des Espagnols pour l’enlever par force de la maison de son père. Don Alonso l’avait connue à Cumana, et l’aimait tendrement ; mais ayant appris ce qui s’était passé, il l’abandonna sur-le-champ et revint en Espagne, où l’on m’a dit qu’il se fit moine. Quant à dona Catalina, elle prit la fuite, et l’on n’a jamais su ce qu’elle était devenue. Le juge don Pablo Gomez qui poursuivit cette affaire fit de grands efforts pour la retrouver, mais inutilement. Peut-être se sauva-t-elle chez les Indiens Tamanaques, peut-être fut-elle dévorée par les jaguars en punition du meurtre qu’elle avait commis. On remarqua que le cadavre de don José fut déterré et mangé par les jaguars, la nuit même qui suivit son enterrement. »

Voir l’histoire du procès de Béatrix Cenci.

Je n’aurais jamais pensé à faire un drame de cette horrible histoire sans les deux lettres qu’on va lire, et que je reçus presque en même temps.

 

PREMIÈRE LETTRE.

 

Monsieur,

Je m’appelle Diégo Rodriguez de Castagneda y Palacios, je commande la corvette colombienne la Régénération de l’Amérique, en croisière sur les côtes nord-ouest de l’Espagne. Depuis près d’une année nous avons fait d’assez belles prises, ce qui n’empêche pas que quelquefois nous ne nous ennuyons diablement. En effet, vous vous imaginerez facilement l’espèce de supplice que ressentent des gens condamnés à naviguer toujours en vue de terre sans pouvoir jamais aborder.

J’avais lu que le capitaine Parry, au milieu des glaces polaires, avait amusé son équipage au moyen de comédies jouées par ses officiers. Je voulus l’imiter. Nous avions à bord quelques volumes de théâtre, et nous nous mîmes à les lire tous les soirs dans la chambre du conseil, cherchant quelque pièce à notre convenance. Vous ne sauriez croire, monsieur, combien ces lectures nous semblèrent ennuyeuses. Tous les officiers voulaient être de quart pour les éviter. Personnages, sentiments, aventures, tout nous paraissait faux. Ce n’étaient que princes, soi-disant amoureux fous, qui n’osent toucher seulement le bout du doigt de leurs princesses, lorsqu’ils les tiennent à longueur de gaffe. Cette conduite et leurs propos d’amour nous étonnaient, nous autres marins accoutumés à mener rondement les affaires de galanterie.

Pour moi, tous les héros de tragédie ne sont que des philosophes flegmatiques, sans passions, qui n’ont que du jus de navet au lieu de sang dans les veines, de ces gens enfin à qui la tête tourne en serrant un hunier. Si quelquefois un de ces messieurs tue son rival en duel ou autrement, les remords l’étouffent aussitôt, et le voilà devenu plus mou qu’une baderne. J’ai vingt-sept ans de service, j’ai tué quarante et un Espagnols, et jamais je n’ai senti rien de pareil. Parmi mes officiers, il en est peu qui n’aient vu trente abordages et autant de tempêtes, vous comprendrez facilement que pour remuer des gens comme nous, il faut d’autres ouvrages que pour les bourgeois de Madrid.

Si j’avais le temps je ferais bien des tragédies, mais, entre mon journal à tenir et mon vaisseau à commander, je n’ai pas un moment à moi. On dit que vous avez un talent prodigieux pour les ouvrages dramatiques. Vous me rendriez un grand service si vous employiez ce talent à me faire une pièce que nous jouerions à bord. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il ne nous faut pas quelque chose de fade ; tout au contraire : rien ne sera trop chaud pour nous, ni trop épicé. Nous ne sommes pas des prudes, et nous n’avons peur que du langoureux. S’il y a des amoureux dans votre drame qu’ils aillent vivement en besogne. Mais quel besoin de vous en dire davantage ? À bon entendeur, salut. Quand votre comédie sera faite, nous nous entendrons pour le paiement. Si des marchandises espagnoles vous sont agréables, nous nous arrangerons sans peine.

Au reste, monsieur, vous n’avez pas à craindre d’écrire pour des gens incapables de vous apprécier. Nos officiers ont reçu tous une excellente éducation, et moi-même je ne suis pas un membre tout-à-fait indigne de la république des lettres. Je suis auteur de deux ouvrages qui, j’ose le dire, ne sont pas sans mérite. Le premier est le Parfait Timonier, in-4°, Carthagène, 1810. L’autre est un mémoire sur les câbles en fer. Je vous adresse un exemplaire de l’un et de l’autre, et suis,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

DIEGO CASTAGNEDA.

 

DEUXIÈME LETTRE.

 

Monsieur,

J’ai quinze ans et demi et maman ne veut pas que je lise des romans ou des drames romantiques. Enfin, l’on me défend tout ce qu’il y a d’horrible et d’amusant. On prétend que cela salit l’imagination d’une jeune personne. Je n’en crois rien, et comme la bibliothèque de papa m’est toujours ouverte, je lis le plus que je puis de semblables ouvrages. Vous ne pouvez vous figurer quel plaisir on éprouve en lisant à minuit dans son lit un livre défendu. Malheureusement la bibliothèque de papa est épuisée, et je ne sais ce que je vais devenir. Ne pourriez-vous, monsieur, vous qui faites des livres si jolis, me faire un petit drame ou un petit roman bien noir, bien terrible, avec beaucoup de crimes et de l’amour à la lord Byron. Je vous serai on ne peut plus obligée, et je vous promets de faire votre éloge à toutes mes amies.

Je suis, monsieur, etc.

Z. O.

 

P. S. Je voudrais bien que cela finît mal. Surtout que l’héroïne mourût malheureusement.

2d P. S. Si cela vous était égal, je voudrais bien que le héros se nommât Alphonse. C’est un nom si joli !

 

 

Scène première

 

DON JOSÉ DE CARVAJAL, DONA AGUSTINA, DONA CATALINA, MUGNOZ, NÈGRES ESCLAVES

 

Un salon dans une habitation isolée. Sur le devant de la scène, une table avec des flambeaux, et un plateau garni de tout ce qui sert à prendre le maté ou l’herbe du Paraguay[2].

 

DON JOSÉ, à Mugnoz.

Ensuite ?

MUGNOZ.

Ensuite, monseigneur, voyant que cela ne suffisait pas pour le faire parler, je lui ai donné trois autres bons tours de corde.

DONA CATALINA, se bouchant les oreilles.

Encore !

DON JOSÉ, à Mugnoz.

Et le coquin n’a rien dit malgré cela ?

MUGNOZ.

J’ai eu beau lui...

DONA CATALINA.

Oh ! c’est trop longtemps parler de supplices... Mugnoz, taisez-vous !

DON JOSÉ.

Eh bien ! mademoiselle est ici la maîtresse apparemment ? – Ne puis-je donc interroger mes gens sans ton consentement, petite méchante ?

Il lui passe la main sous le menton.

DONA CATALINA, se levant.

Parlez librement de vos tortures, moi je m’en vais.

DON JOSÉ.

Non, je veux que tu restes.

DONA AGUSTINA.

Mon ami, pourtant Catalina...

DON JOSÉ.

Quoi ! faut-il encore qu’à votre ordinaire vous vous entremettiez entre ma fille et moi ? – Catalina, reste donc. Il ne faut pas être si sensible. Il ne s’agit que d’un nègre... Ne dirait-on pas...

Aux nègres.

Empêchez-la de sortir. Je veux que tu restes ici. Quel caractère !

Dona Catalina veut s’élancer vers la porte, mais les nègres se placent devant elle, alors elle va du côté de la scène le plus éloigné de Don José, et s’assied les bras croisés. À part.

J’aime à la voir ainsi émue. Comme elle est belle quand le dépit lui donne des couleurs ! Comme son sein est agité ! Quels yeux ! comme ils sont pleins de rage ! Elle est belle comme une jeune tigresse. – Eh bien ! Mugnoz, nous disions ?...

Dona Catalina se met à réciter à haute voix des Ave Maria, pendant tout le temps que son père et Mugnoz parlent ensemble.

MUGNOZ.

Moi je lui demandais toujours ses complices, car on n’empoisonne pas ainsi douze nègres tout seul, mais il serrait les dents comme un lézard mort et ne disait mot.

DON JOSÉ, regardant sa fille.

Quelle tête !

À Mugnoz.

C’est que tu le ménageais, Mugnoz, tu es trop doux.

MUGNOZ.

Par le corps du Christ ! vous êtes injuste, monseigneur. J’ai fait de mon mieux : c’est tout dire. Mais un nègre vous a la peau plus dure qu’un caïman.

DON JOSÉ, regardant sa fille, à demi-voix.

Quelle est belle !

À Mugnoz.

Enfin ?

MUGNOZ.

Enfin, monseigneur, n’en pouvant rien tirer, je l’ai remis au cachot, la jambe dans une bonne cangue[3] bien lourde, et demain, si vous le jugez à propos, nous le brûlerons tout vif devant l’habitation... Les empoisonneurs, ça se brûle ordinairement, mais si vous l’aimez mieux...

DON JOSÉ, d’un air distrait.

Bien... mais Mugnoz...

MUGNOZ.

Monseigneur ?

DON JOSÉ, à Dona Agustina.

Allez auprès de votre fille, madame ; je n’aime pas à avoir des espions auprès de moi. Laissez-nous. –

À Mugnoz plus bas.

Tu ne me parles pas de don Alonso de Pimentel ? Comment a-t-il pris le refus que je lui ai fait ? Tes espions savent-ils quelque chose ?

MUGNOZ.

Monseigneur, voici tout ce que je sais. D’abord il a dit à l’un de ses domestiques : « Martin », (c’est son nom,) « as-tu du cœur ? J’aurai bientôt besoin de toi. » Ce qui indique suivant moi...

DON JOSÉ.

Je n’ai pas besoin de tes observations. Ensuite ?

MUGNOZ.

Il a dit au jésuite que vous savez, et qui était chargé de le sonder là-dessus : « don José de Carvajal me refuse sa fille, mais elle sera à moi, n’importe comment. »

DON JOSÉ.

Nous verrons.

MUGNOZ.

Depuis ce temps-là, Don Alonzo, va voir plus fréquemment le vieux cacique Guazimbo, et il pousse ses chasses dans nos environs, toujours en compagnie de ce mauvais drôle qu’ils nomment Ingol, le fils du cacique.

DON JOSÉ.

Dans nos environs ?

MUGNOZ.

Oui, monseigneur, autour de votre habitation. Nuit et jour on voit des Indiens rôder près d’ici. Ils ont l’air d’examiner la hauteur des murs... Que sais-je moi ? Pas plus tard qu’hier, j’ai rencontré Ingol qui faisait une marque à sa lance. Il était auprès du mur, il l’avait mesuré : j’en suis certain. Pareille canaille mériterait qu’on la reçût à coups d’arquebuse.

DON JOSÉ, après un silence.

Bon !... Cela est bien... Je suis content... Tu peux te retirer. –

Le rappelant.

Mugnoz !

MUGNOZ, revenant.

Monseigneur ?

DON JOSÉ.

Mugnoz, cela ne peut durer ainsi.

MUGNOZ.

Non, monseigneur.

DON JOSÉ.

Et je compte sur toi, Mugnoz.

MUGNOZ.

Oui, monseigneur.

DON JOSÉ.

Il faudra que je sache quand il ira chez son ami le cacique.

MUGNOZ.

Je le saurai.

DON JOSÉ.

Dans la montagne, sur le chemin de Tucamba, il y a une petite gorge dans les rochers, et tout auprès, d’épaisses broussailles...

MUGNOZ.

Oui, monseigneur, j’ai bien remarqué la place, et je me disais comme cela, parlant à moi-même : « Un homme qui s’embusquerait là un soir avec une bonne arquebuse... »

DON JOSÉ.

Bien... Nous verrons demain. Va-t-en.

Mugnoz sort.

DONA CATALINA, le voyant sortir.

Enfin !

DON JOSÉ, appelant.

Catalina !

DONA AGUSTINA.

Ton père t’appelle.

DON JOSÉ.

Catalina !

DONA AGUSTINA.

Va vite, ne l’irrite pas.

DON JOSÉ, se levant.

Viendras-tu, boudeuse ?

DONA CATALINA.

Que voulez-vous ?

DON JOSÉ, la contrefaisant.

Que voulez-vous ?... Quitte cet air tragique, et assieds-toi près de cette table. Allons, enfant, la paix. Donne-moi ta petite main, Catuja. Sois juste ; ne faut-il pas que je fasse punir un scélérat qui m’a empoisonné douze nègres, qui me fait perdre plus de deux mille piastres ?

DONA CATALINA.

Vous êtes le maître ici.

DONA AGUSTINA.

Puis-je venir prendre le maté avec vous ?

DON JOSÉ, à Dona Catalina.

Oh ! quelle mauvaise petite tête, jamais elle ne dira : J’ai eu tort. – Allons embrasse-moi, petite mutine. Je le veux.

DONA CATALINA, le repoussant doucement.

Bon, bon ! nous n’étions pas en querelle, pourquoi s’embrasser ? – Ma mère, mon père vous attend pour prendre le maté que vous venez de nous faire.

Tous s’approchent de la table.

DON JOSÉ.

Catalina, il faut que tu m’embrasses.

DONA CATALINA.

Non, non, vos moustaches et votre barbe me piqueraient.

DON JOSÉ.

Oui, je te comprends. Mes moustaches noires sont trop repoussantes... Tu aimerais mieux sentir sur ta joue les moustaches blondes de ce freluquet d’Alonzo... Eh bien ! la voilà toute rouge à présent. On allumerait une allumette à sa joue.

DONA AGUSTINA.

Mon ami...

DON JOSÉ.

Qui diable vous interroge ? Ne sauriez-vous vous taire un moment ? – Et toi, Catalina, cette rougeur si soudaine veut être expliquée. Qu’as-tu à nous dire ?

DONA CATALINA.

Rien.

DON JOSÉ.

Je sais que tu l’aimes... Je le sais, fille ingrate, ose le nier.

DONA CATALINA.

Oui, je l’aime.

DON JOSÉ, se levant avec fureur.

Tu l’aimes et tu oses me le dire.

DONA CATALINA.

Vous le savez.

DONA AGUSTINA.

Ma fille !

DON JOSÉ.

Don Alonso, un misérable capitaine d’infanterie... d’une basse extraction... un drôle...

DONA CATALINA, avec feu.

Cela est faux ! sa famille est aussi noble... plus noble que la nôtre !

DON JOSÉ.

Insolente ! Est-ce ainsi que tu oses me parler ?

DONA AGUSTINA.

Au nom de Dieu !...

DON JOSÉ.

Vous tairez-vous ! mille tonnerres ! –

À Catalina.

Oser donner un démenti à son... oser me dire cela est faux !

DONA CATALINA.

J’ai eu tort. J’ai oublié que je parlais à mon père... Je suis bien coupable... Mais, on m’a si mal élevée !... Je ne sais rien. On m’a tenue exprès dans l’ignorance... On a espéré que je serais toujours un enfant... que je serais... Oh ! mon Dieu, venez à mon aide !

Elle pleure.

DON JOSÉ.

Vous excusez votre insolence par une autre insolence.

DONA CATALINA.

Je ne sais ce que je dis... Il faut que je sorte... J’ai tort... mais je ne puis souffrir qu’on insulte mon amant.

DON JOSÉ.

Ton amant ! Ainsi tu t’es prostituée à don Alonso ? Tu l’avoues ?

DONA AGUSTINA.

Sainte Vierge ! que dit-il !

DON JOSÉ.

Répondras-tu ?

DONA CATALINA, levant fièrement la tête.

Je ne vous comprends pas.

DON JOSÉ.

Oui, tu es une ignorante. n’est-ce pas. et pourtant l’innocente sait déjà faire l’amour.

DONA CATALINA.

Je voudrais être la femme de don Alonso. et je ne serai jamais qu’à lui.

DON JOSÉ.

Je ne sais ce qui me retient !...

DONA AGUSTINA.

Ma fille, ma chère Catuja, n’irrite pas ton père.

DON JOSÉ, se promenant à grands pas.

Fort bien, mademoiselle, fort bien ! – Je vois maintenant quel serpent j’ai nourri auprès de moi...Vous êtes un monstre !... Mais quant à celui que vous appelez votre amant... il ne vous aura pas, j’en réponds !... Qu’il se présente devant cette maison, qu’il essaie de vous parler, de vous enlever...

DONA CATALINA, à demi-voix.

Don Alonso est un cavalier castillan...

DON JOSÉ.

Eh bien ?

DONA CATALINA.

Il ne craint pas la mort quand il s’agit de celle à qui sa foi est engagée !

DON JOSÉ, tirant sa dague.

Je ne souffrirai pas que tu déshonores ma maison !

DONA AGUSTINA.

Arrêtez, arrêtez-le ! au nom de notre Sauveur !...

DONA CATALINA.

Tuez-moi ! j’aime mieux mourir que de vivre ainsi.

DON JOSÉ.

Cœur de bronze !... fille dénaturée !

Il jette sa dague, el court çà et là dans la chambre comme un homme en délire.

L’enfer est dans mon cœur !... Je suis le plus malheureux des hommes ! – Tout le monde me hait !-vous voudriez tous me voir mort, n’est-ce pas ?... – Oh ! Satan. Satan ! donne-moi seulement un mois de bonheur, et emporte-moi après !

Il se promène quelque temps en silence. À un nègre.

Ramasse cette dague et donne-la-moi.

Il s’approche de Catalina. 

Meurs, fille ingrate !

Il pose légèrement le poignard sur sa gorge, et le retire aussitôt en poussant un grand éclat de rire.

Eh bien ? As-tu eu peur ?

DONA CATALINA.

Vous m’effrayez quelquefois davantage.

DON JOSÉ.

Si... tu as eu peur, conviens-en, Ninette... Comment, petite sotte, tu n’as pas vu que je ne voulais qu’un peu t’effrayer ? C’était une plaisanterie.

DONA AGUSTINA.

Comment !... Jésus ! une plaisanterie !... Ah ! mon cher mari, songez donc au mal que vous pouvez faire à une femme avec ce que vous appelez une plaisanterie.

Don José hausse les épaules. Grand silence.

DON JOSÉ.

Ce maté est détestable. Il faut que ce soit ma femme qui l’ait fait.

DONA CATALINA, à dona Agustina.

Ceci est encore une plaisanterie.

DONA AGUSTINA.

Mon ami, pourtant j’y ai mis tout le soin possible.

DON JOSÉ.

Il suffit que vous vous mêliez de quelque chose pour tout gâter. Maintenant que vous êtes vieille, vous devriez au moins savoir faire le maté. Vous n’êtes donc bonne à rien ?

DONA AGUSTINA.

Mon ami, vous êtes le seul qui ait jamais dit pareille chose. Mais vous avez attendu si longtemps que votre maté s’est refroidi.

DON JOSÉ.

Allons ! allons ! en voilà assez. Toujours radoteuse. Quel ennui d’avoir une femme plus vieille que soi de dix années !

DONA AGUSTINA, les larmes aux yeux.

Oui, j’ai quelques années de plus que vous, mais pas tant que vous dites, don José.

DONA CATALINA.

Chère maman !

Elle l’embrasse.

DON JOSÉ.

Nous vieillissons tous. Peut-être n’avez vous plus longtemps à supporter mes mauvaises humeurs... Hum ?

Silence.

DONA AGUSTINA.

J’espère que nous vous conserverons encore longtemps.

DON JOSÉ.

Catalina, tu m’aimerais donc bien si je te donnais à ce don Alonso ? S’il est vrai qu’il soit noble, comme tu le dis... peut-être...

DONA CATALINA.

Peut-être ?...

DON JOSÉ.

Comme elle ouvre les yeux ! – Oui, je voudrais te voir heureuse. Un jour peut-être... Mais, d’ici là, don Alonso se rompra le cou à la chasse.

DONA CATALINA.

Vous souriez ?

DON JOSÉ.

Oui. Tu sais qu’Alonso est un grand chasseur... Il passe sa vie dans les montagnes au milieu des précipices... Il peut bien s’y rompre le cou.

DONA CATALINA.

Je comprends votre sourire ; mais je ne perds pas toute espérance, Notre-Dame-del-Carmen de Burgos aura pitié de moi.

DON JOSÉ.

Vous devenez de jour en jour plus impertinente, malgré votre prétendue dévotion. – Au reste, nous verrons bientôt.

DONA CATALINA.

Mon unique espérance est en Dieu.

DON JOSÉ.

Oui ! Priez-le, Catalina, priez-le, ainsi que votre mère, qu’il vous délivre d’un tyran, qu’il vous débarrasse...

DONA CATALINA.

Je prie Dieu tous les jours qu’il veuille toucher le cœur de mon père.

DON JOSÉ, se levant.

Dieu... Le ciel n’écoute point une fille qui lui demande la mort de son père. Je vous connais... Mais prenez-y garde ! ne me poussez point à bout !... Ceux qui s’opposeront à mes volontés, je les écraserai sous mes pieds comme je brise ce vase.

Il jette avec force une porcelaine par terre. 

Qu’on me fasse venir Mugnoz.

Il sort.

DONA AGUSTINA.

Hélas ! mon beau sucrier ! en mille morceaux ! Mais aussi, ma chère Catalina, pourquoi parles-tu avec si peu de ménagement à ton père ? Tu sais comme il est violent, et tu l’irrites toujours. Dieu ! que vous m’avez effrayée tous les deux ! Va, tu es le vrai portrait de ton père ! tu es aussi opiniâtre, aussi irascible que lui. – Mais, je n’y pensais pas ; on nous écoute, ma fille. Si ces noirs restent, nous ne pourrons causer.

DONA CATALINA, aux nègres.

Sortez.

Les nègres sortent.

DONA AGUSTINA.

Comme elle sait se faire obéir ! Jamais je n’aurais osé leur parler avec cette voix-là. Ah ! Catuja, si tu étais un homme, tu ferais autant parler de toi que les conquérants de ce pays !

DONA CATALINA.

Plût au ciel que je fusse un homme !

DONA AGUSTINA.

Par exemple, pourquoi aller dire à don José que tu aimes le capitaine de Pimentel ; je sais bien qu’à ton âge on regarde les jeunes gens, mais on n’en parle pas. J’ai remarqué que ton père s’irrite toujours quand il est question de te marier. Comme il t’aime beaucoup, cela lui ferait de la peine de te quitter.

DONA CATALINA.

Il m’aime beaucoup ! Jésus !

DONA AGUSTINA.

Oui, malgré ses brusqueries, je vois bien qu’il n’aime que toi. Avec un peu de douceur, tu en ferais ce que tu voudrais ; mais tu le braves toujours. Il est colère comme toi, emporté... Tu n’y prends pas assez garde. Promets-moi, ma Catalina, que tu vas aller le trouver dans sa chambre...

DONA CATALINA.

Moi !

DONA AGUSTINA.

Et que tu lui diras : « Mon père, il est vrai que j’aime don Alonso, mais je vous aime encore plus... »

DONA CATALINA, avec emportement.

Je ne dirai pas ce qui est faux, je ne sais pas mentir.

DONA AGUSTINA.

Ah ! mon enfant, une fille doit toujours aimer son père ; l’écriture le dit. Et puis pense donc, ma chère, combien il t’aime.

DONA CATALINA, impétueusement.

Il m’aime plus que vous ne pensez !

DONA AGUSTINA.

Oh ! ne me regarde pas comme cela, ma fille ! il me semble que je vois ton père !

DONA CATALINA, lui prenant la main.

Ainsi, vous avez peur de cet homme ?

DONA AGUSTINA.

De cet homme !

DONA CATALINA.

Nous ne pouvons plus vivre sous le même toit que lui. Il faut que nous quittions toutes deux cette demeure. Je veux être libre ; je veux que vous soyez libre aussi.

DONA AGUSTINA.

Quitter ce logis ! Et mon mari, bon Dieu ! que dirait-il si nous nous en avisions !

DONA CATALINA.

Répondez-moi, ma mère ! Pouvez-vous vivre ici ? Cette maison n’est-elle pas un enfer pour vous ? Et pour moi !... Sainte Vierge !...

DONA AGUSTINA.

Il est vrai que si je te savais bien mariée, bien établie, je me retirerais volontiers dans un cloître, dont la règle ne fût pas trop sévère. Du moins, voilà ce que je ferais, si don José voulait bien me le permettre.

DONA CATALINA.

Vous n’irez point dans un cloître, vous me suivrez dans une famille où m’attendent le repos et le bonheur, qui ne peuvent exister ici.

DONA AGUSTINA.

Tu m’effraies, ma chère enfant ! Explique-toi, voudrais-tu te faire enlever ?

DONA CATALINA.

Oui, on m’enlèvera à la honte, à l’infamie. Un ami que le ciel m’a donné dans ma misère, un homme qui n’a jamais faussé sa parole, m’a juré qu’avant peu je serais libre ; cet ami, je l’attends.

DONA AGUSTINA.

Don Alonso ! Mais cela est épouvantable ! Malheureuse enfant... et ton père !...

DONA CATALINA.

Mon père ne m’a pas laissé le choix d’un parti à prendre. Il faut que je me sauve, ou que je perde mon âme. Ma mère, je vous en conjure, suivez-moi.

DONA AGUSTINA.

Où veux-tu te réfugier ?

DONA CATALINA.

Nous trouverons un asile chez le cacique Guazimbo.

DONA AGUSTINA.

Chez les Indiens ? Doux Jésus ! chez ces ennemis de Dieu !

DONA CATALINA.

Ils sont meilleurs chrétiens que votre mari, et pour sortir de cette maison, je fuirai, s’il le faut, dans les savanes, jusque dans la tanière du tigre. Nul danger ne m’arrêtera. Vous ne devez pas rester non plus ; il vous tuerait si je m’échappais.

DONA AGUSTINA, tout étonnée.

Qui ? le cacique ?

DONA CATALINA.

Vous me suivrez ; il le faut. Jurez-moi de me suivre.

DONA AGUSTINA.

Mais...

DONA CATALINA.

Voulez-vous vous rendre complice d’un crime horrible ?...

DONA AGUSTINA.

Jésus ! tu me fais trembler.

DONA CATALINA.

Voulez-vous précipiter votre mari dans l’enfer ? – Voulez-vous me damner, moi aussi ?

DONA AGUSTINA.

Ma pauvre fille a perdu la raison. Hélas ! que je suis malheureuse !

DONA CATALINA.

Êtes-vous donc aveugle ? – Il faut choisir. – Dois-je fuir ? ou faut-il que je devienne la concubine[4] de mon père ?

DONA AGUSTINA.

Sainte Marie ! quels mots dis-tu là ?

DONA CATALINA.

Oui, mon père m’aime. Mon père aime sa fille. Maintenant vous sentez-vous le courage de m’accompagner dans ma fuite ?

DONA AGUSTINA.

Mais... en es-tu bien sûre, ma fille ?

DONA CATALINA, avec un sourire amer.

Une fille croit-elle son père coupable sur un simple soupçon ?

DONA AGUSTINA.

Doux sauveur ! jamais je n’oserai rester seule avec lui... Mais... Ah ! Jésus Maria ! quelle histoire !

DONA CATALINA.

Étendez la main vers ce crucifix. Vous me jurez que jamais don Alonso, que jamais personne au monde ne saura rien de l’horrible secret que je viens de vous confier.

DONA AGUSTINA.

Je le jure... Ah, mon Dieu !...

DONA CATALINA.

Eh bien ! ma mère, cette nuit même, dans une heure, Alonso viendra nous chercher.

DONA AGUSTINA.

Cette nuit ! je me sens défaillir.

DONA CATALINA, regardant à la fenêtre.

La croix va s’incliner[5]. Il sera bientôt minuit. Quand nous entendrons le rugissement d’un tigre, alors nos amis seront là : il faudra descendre dans le jardin.

DONA AGUSTINA.

Mais toutes les portes seront fermées.

DONA CATALINA.

Ils apporteront une échelle de corde, et de la fenêtre de ma chambre je leur jetterai un lacet pour la hisser.

DONA AGUSTINA.

Et il faudra descendre par là !

DONA CATALINA.

Je sauterais du haut d’une tour pour être libre.

DONA AGUSTINA.

Mon doux Jésus, donnez-moi du courage ! – Ma fille, es-tu sûre que ton père soit couché ?

DONA CATALINA.

Il doit l’être maintenant. Venez dans ma chambre ; le temps presse.

DONA AGUSTINA.

Seigneur, ayez pitié de nous ! Sainte Agathe, sainte Thérèse, priez pour moi.

Elles sortent.

 

 

Scène II

 

DON JOSÉ, MUGNOZ, dans le fond, soufflant un fourneau

 

Un cabinet avec des instruments d’alchimie.

DON JOSÉ.

Ajoute encore du vif-argent au mélange, et si tu lui vois prendre cette couleur jaune que nous cherchons depuis si longtemps, tu m’appelleras.

Il se promène sur le devant de la scène.

Au reste, peu m’importe maintenant. Il fut un temps où je m’intéressais à ces expériences. Aujourd’hui, si je trouvais la pierre philosophale je ne serais pas heureux. – Tout m’ennuie... Elle me hait. Quand même je ne serais pas son père, quand j’aurais dix ans de moins... Elle n’aurait pour moi que de l’aversion... Alonso mourra. M’aimera-t-elle, lui mort ? Qu’importe !... Elle est née pour me rendre malheureux... Qu’elle soit malheureuse aussi ! Nous sommes deux démons aux prises ; je veux être le plus fort... Oui, pourquoi ne satisferais-je pas la passion la plus violente que j’aie jamais éprouvée ? moi qui n’ai jamais connu d’autres lois que mes désirs ? – Pourtant ?... Eh bien ! un crime de plus, voilà tout. La mesure n’est-elle pas comblée ? Flibustier dès mon enfance, puis chef de rebelles ; amnistié pour une trahison ; maître d’un domaine acquis par la violence... puis-je espérer miséricorde de ce Dieu qu’ils disent être si juste ! – Si je m’éloignais de Catalina, je ne changerais pas pour cela de conduite... Je ne sais ce que c’est que de se repentir... Je suis un homme !... Qui ? moi, faire pénitence !... m’agenouiller devant des imbéciles en robe noire... réciter des prières... Oh, non ! leur paradis n’est pas fait pour moi... Cependant... Maudites idées d’enfance !... Je crois que ce qu’ils disent est vrai... – Je crois... mais je ne puis faire comme eux... Mon sang est plus chaud que le leur... je suis d’une autre espèce... Ainsi... cet être si juste m’a donc destiné pour la damnation... Soit !... Mais il faut être heureux ici-bas !

MUGNOZ, s’avançant.

Monseigneur, tout s’évapore. Dans un instant il ne restera plus rien dans la cornue.

DON JOSÉ.

Raymond Lulle est un sot, et nous sommes de plus grands sots que lui de croire à ses recettes pour faire de l’or. Éteins le feu, et va te coucher. Fais ta ronde auparavant.

MUGNOZ.

Reposez-vous sur moi.

DON JOSÉ, regardant dans la coulisse.

Quel est cet homme vêtu de noir qui traverse la grand’salle ?

MUGNOZ, souriant.

Ah ! monseigneur, c’est votre aumônier qui vient de confesser le nègre Vendredi, parce qu’on le brûlera demain. Il n’est pas bien étonnant que vous ne connaissiez pas la figure de votre aumônier, car vous avez trop d’esprit pour croire à toutes les histoires que nous content ces cafards.

DON JOSÉ.

En effet, cet homme est venu ici il y a deux mois. Je le reconnais maintenant.

MUGNOZ.

C’est madame qui l’a fait venir. Cela est bon pour des femmes.

DON JOSÉ, après un silence.

Je veux lui parler. Fais-le venir.

MUGNOZ, étonné.

L’aumônier ?

DON JOSÉ.

Je n’aime pas à répéter un ordre.

Mugnoz sort.

Je ne lui ai jamais parlé. – Voyons ce qu’il faudrait faire... Le voici.

L’aumônier entre en faisant de grandes révérences. Don José le regarde fixement.

DON JOSÉ, à part.

Sa figure ne me plaît pas. Cet homme est un lâche, j’en suis sûr.

Haut.

Mugnoz, laisse-nous... Approchez. Asseyez-vous.

L’AUMÔNIER.

Après vous, monseigneur.

DON JOSÉ.

Parbleu ! je m’assoirais si je n’aimais mieux rester debout. Asseyez-vous. Quel est votre nom ?

L’aumônier s’assied et Don José se promène de temps en temps.

L’AUMÔNIER.

Bernal Sacedon, pour servir votre seigneurie.

DON JOSÉ, après un silence.

Vous êtes pieux, n’est-ce pas ? Vous avez de la dévotion ?

L’AUMÔNIER, étonné.

Monseigneur !

DON JOSÉ.

Vous avez lu vos écritures, n’est-ce pas ! Moi aussi, pendant que j’étais au lit pour une blessure ; mais le diable m’emporte si j’y ai rien compris.

L’AUMÔNIER, se signant.

Monseigneur !

DON JOSÉ.

N’ayez pas peur, je ne vous mangerai pas. Dites-moi, avez-vous jamais confessé de grands criminels ?

L’AUMÔNIER.

Hélas ! oui, monseigneur.

DON JOSÉ.

Et vous leur donniez l’absolution ?

L’AUMÔNIER.

Quand ils étaient repentants, monseigneur.

DON JOSÉ.

Le repentir ?... vous appelez cela de la contrition, je crois ?

L’AUMÔNIER.

Monseigneur, il faut bien distinguer entre l’attrition et la contrition.

DON JOSÉ.

Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Écoutez-moi. Le repentir ouvre les portes du ciel ?

L’AUMÔNIER.

Oui, monseigneur, pourvu...

DON JOSÉ.

Or çà, parlez franchement. Vous me regardez comme un grand criminel, n’est-ce pas ?

L’AUMÔNIER.

Monseigneur !...

DON JOSÉ.

Laissez là votre monseigneur, et n’ayez nulle crainte. Parlez-moi comme à votre égal. Supposez si vous voulez, que je me confesse à vous. – Eh bien ?

L’AUMÔNIER.

D’abord, monseigneur, si vous vous confessiez...

DON JOSÉ, frappant du pied.

Répondez oui ou non.

L’AUMÔNIER.

Oui, monseigneur... C’est à dire non...

À part.

Je tremble.

DON JOSÉ, se promenant.

Imbéciles qui ne peuvent me comprendre ! – Enfin, que faudrait-il faire pour me repentir afin d’aller au ciel. Comment devrais-je m’y prendre pour montrer à Dieu que j’ai du repentir ? Peu m’importe la rigueur de la pénitence. Une médecine violente qui me tire d’affaire tout de suite, voilà ce qu’il me faut.

L’AUMÔNIER, effrayé.

D’abord... monseigneur, vous savez mieux que personne... ce qui est convenable. Certainement tout ce que fera votre seigneurie sera bien fait... Mais s’il était permis à un homme aussi borné que moi, de donner quelques conseils à votre seigneurie... j’oserais lui faire remarquer que rien n’est plus agréable à Dieu que les fondations religieuses. S’il vous plaisait, monseigneur, de faire bâtir quelque part, dans vos terres, une jolie petite chapelle avec une petite maison pour le desservant, qui pourrait en même temps être utile ici... Je veux dire qui pourrait...

DON JOSÉ, qui l’a écouté avec distraction.

Vous autres moines, est-ce que vous n’avez pas des passions violentes qui vous bouleversent le cœur ? Comment faites-vous pour les chasser de votre esprit ?

L’AUMÔNIER.

Nous prions, monseigneur.

DON JOSÉ, avec mépris.

Nous ne pouvons nous entendre. Retirez-vous.

L’aumônier sort eu saluant avec respect.

Des prières... des prières ! voilà tout pour eux... S’il m’avait dit de combattre un tigre sans armes, je l’aurais cru... je l’aurais embrassé... Mais non, je ne puis prier comme une femme.

MUGNOZ, rentrant.

Monseigneur, il y a des hommes dans le bois d’orangers. Cela est sûr, mon chien gronde et gratte à la porte qui donne de ce côté.

DON JOSÉ.

Il vient s’offrir à nous. Que mes domestiques s’arment, et surtout qu’on ne fasse pas le moindre bruit avant que l’ennemi soit entré. Viens.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

DONA AGUSTINA, DONA CATALINA

 

La chambre à coucher de dona Catalina.

DONA CATALINA.

Ils ne peuvent tarder. Un cheval a henni sur la montagne : il vient avec ses amis les Indiens.

DONA AGUSTINA.

Mon cœur bat avec violence !... Je ne sais ce que je fais depuis deux heures... Je voudrais emporter quelques hardes... et je ne puis me déterminer à faire un choix parmi mes robes... Ma pauvre tête est si troublée, je suis tout éblouie... et je ne vois plus rien.

DONA CATALINA.

J’emporte cette relique seulement, et ces perles pour la femme du cacique.

DONA AGUSTINA.

Comment, tes belles perles de Cumana, pour une femme à peau rouge ! Y penses-tu, ma fille ?

On entend un cri.

Jésus !

DONA CATALINA.

Les voici ! Élevons cette lumière, c’est le signal convenu.

On entend quelques coups d’arquebuse.

DONA AGUSTINA.

Nous sommes perdues ! C’est fait de nous ! Ils vont nous tuer, ces démons rouges !... Ma fille, ne reste pas à la fenêtre, une balle peut aller jusque-là. Cachons-nous sous le lit.

DONA CATALINA, à la fenêtre.

Que devient-il ? Au milieu des cris et du tumulte, je ne sais qui l’emporte... Que je voudrais être dans ce jardin, à ses côtés,... pour le soutenir,... pour l’emporter dans mes bras s’il était blessé ! Certainement... cette fenêtre n’est pas trop haute, je puis...

Elle met le pied sur la fenêtre.

DONA AGUSTINA, courant à elle et la retenant.

Malheureuse ! que vas-tu faire ? Tu vas te tuer !

DONA CATALINA.

Laissez-moi !

DONA AGUSTINA.

Non, non, tu ne sauteras pas par la fenêtre, ou bien tu m’entraîneras avec toi. Au secours ! au secours !

DONA CATALINA.

Ils se retirent. – Ce coup d’arquebuse a été tiré sur la montagne. – S’ils ont pu arriver jusqu’à leurs chevaux, ils seront sauvés.

Elle s’assied et croise les bras d’un air résigné.

Dieu le veut ! Que deviendrai-je ? J’ai fait ce qui dépendait de moi... Je n’ai pas de reproches à me faire. – J’attends le malheur avec courage.

DONA AGUSTINA.

Ils ne tirent plus. Dieu soit loué ! Mais combien y a-t-il de morts ? Cela fait frémir.

DONA CATALINA, allant vers la fenêtre.

Je pense qu’ils se sont sauvés. Chut ! n’entendez-vous pas comme un galop éloigné ?

DONA AGUSTINA.

Oui, j’entends le bruit que font des chevaux dans les herbes sèches. Mais cela s’éloigne à chaque instant.

DONA CATALINA.

Ils sont sauvés !

Entre don José, une arquebuse à la main.

DON JOSÉ.

Debout à cette heure ? Et vous, madame, que faites-vous ici ?

DONA AGUSTINA.

Mon ami... Monsieur... J’ai eu tellement peur... que...

DON JOSÉ.

Des voleurs sont venus. Mais tout est fini, grâce à Dieu, ils ne reviendront plus. Nous les avons tous tués. – Catalina, tu me regardes avec tes grands yeux furibonds. Connaîtrais-tu ces voleurs ? Tu ne réponds pas ? Veux-tu les voir morts ? Je vais te montrer leurs cadavres. Il y a parmi eux un bien beau garçon.

DONA CATALINA, faisant un pas vers la porte.

Allons.

DON JOSÉ, de même.

Qui, allons. –

S’arrêtant.

Ce n’est point un spectacle fait pour une femme. Cela te causerait une trop forte émotion. – Qu’as-tu à sourire ?

DONA CATALINA, baisant sa relique.

Dieu soit loué. Il est sauvé !

DON JOSÉ, à part.

Elle a devine juste, ce démon femelle. Il m’est échappé, mais demain Mugnoz me répond de lui.

Haut.

Catalina, tu ne peux rester dans cette chambre. Tu n’y coucheras pas cette nuit ; on y est trop exposé.

DONA CATALINA.

C’est la plus tranquille de la maison...

Bas.

et il y a des verrous à l’intérieur.

DON JOSÉ.

Des verrous ! Il faudra sans doute en mettre à la chambre. – En attendant que l’on t’en prépare une autre, tu coucheras dans celle de dona Agustina.

DONA CATALINA.

Je vous remercie. – Bonsoir. – Venez ma mère.

Elle sort avec dona Agustina.

DON JOSÉ.

Elle sait tout ! – Elle m’a deviné !... Elle me brave... Elle sera à moi ou je mourrai !

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

DON ALONSO, un bras en écharpe, LE CACIQUE GUAZIMBO

 

La cabane d’un cacique.

DON ALONSO.

Je suis dévoré d’inquiétudes. Il faut que je descende dans la plaine.

LE CACIQUE.

Ta blessure saigne encore. Reste, et mange le maïs du vieux cacique.

DON ALONSO.

Que sera-t-elle devenue ? Peut-être l’aura-t-il sacrifiée à sa fureur ? Le scélérat !

LE CACIQUE.

Alonso a sauvé la vie au vieux cacique, et le vieux cacique lui a touché la main. Tes ennemis sont mes ennemis. Dirige ma flèche, ma main la lancera au but.

DON ALONSO.

J’ai honte d’exposer mes amis dans une querelle qui n’intéresse que moi. Cependant...

LE CACIQUE.

Le chef blanc n’a-t-il pas versé le sang de ma tribu ? N’a-t-il pas versé le sang de mon ami ?

DON ALONSO.

Je vais rassembler mes amis et leurs gens. Si tu veux joindre tes guerriers aux miens, dans peu de jours je viendrai m’asseoir avec toi au festin de la guerre.

LE CACIQUE.

La flèche rouge appellera mes guerriers[6].

DON ALONSO.

Eh bien ! avant huit jours nous nous retrouverons ici.

Ils se prennent la main. Entre Ingol portant un daim mort.

INGOL.

Où va mon frère ?

DON ALONSO.

Dans la plaine, chercher mes amis pour me venger du chef blanc.

INGOL.

Par quel chemin mon frère descendra-t-il dans la plaine ?

DON ALONSO.

Par le chemin de Tucamba : pourquoi cette question ?

INGOL.

Il y a dans ce chemin un chien qui pourrait te mordre. Un indien Tamanaque l’a vu, et me l’a dit.

DON ALONSO.

Que veux-tu dire ?

INGOL.

Le Tamanaque avait des yeux pour voir. Alonso et Ingol ont des lances et des mousquets pour tuer leurs ennemis.

LE CACIQUE.

Écrasez la tête du serpent avec une pierre, et son venin n’est plus à craindre.

DON ALONSO.

Ainsi don José aposte des gens pour m’assassiner.

INGOL.

Il ne les reverra pas.

DON ALONSO.

Partons, je brûle de les rencontrer.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

DON JOSÉ, DONA AGUSTINA

 

Le cabinet de Don José.

DONA AGUSTINA.

Vous m’avez fait appeler, mon ami ?

DON JOSÉ.

Oui, approchez.

DONA AGUSTINA.

Me voici prête à entendre vos ordres.

DON JOSÉ.

Plus près. Je n’ai pas envie de m’enrouer à force de crier. Je sais que vous avez l’oreille dure.

DONA AGUSTINA.

Je vous entends très bien, maintenant. Que vous plaît-il de me commander ?

DON JOSÉ.

Il vous souvient peut-être, madame, de l’aventure de la nuit dernière ?

DONA AGUSTINA.

J’en suis encore tout effrayée.

DON JOSÉ.

N’avez-vous aucune explication à me donner à ce sujet ?

DONA AGUSTINA, troublée.

Moi ! monsieur... que vous dirais-je ?

DON JOSÉ.

Vous pâlissez ?

DONA AGUSTINA.

Vous avez une manière si dure... c’est-à-dire si imposante d’interroger... que...

DON JOSÉ.

Des voleurs ont escaladé les murs de mon jardin la nuit dernière...

DONA AGUSTINA, à part.

Je respire !

Haut.

Oui, mon ami, c’étaient des voleurs.

DON JOSÉ.

Je n’aime pas que l’on m’interrompe quand je parle. – Des voleurs se sont introduits dans ma maison... et dites-moi : les connaissez-vous ces voleurs ?

DONA AGUSTINA.

Moi !... Jésus Maria ! Si je les connais ! Non certainement !

DON JOSÉ.

Vous mentez avec impudence. J’ai reconnu ces prétendus voleurs. Vous les attendiez, je le sais. – Point de vos signes de croix, ni de ces simagrées qui ne me trompent plus. – Je croyais mettre mon honneur en sûreté, en m’unissant à une femme qui n’était ni jeune, ni jolie, ni aimable. Je me suis trompé. Ma femme, toute vieille qu’elle est, donne la nuit des rendez-vous ; elle attend de jeunes cavaliers, et s’embarrasse peu que ses amans deviennent les assassins de son mari.

DONA AGUSTINA.

Aussi vrai que je suis votre femme, aussi vrai que Dieu... !

DON JOSÉ.

N’ajoutez pas le blasphème à l’adultère ; je sais tout.

DONA AGUSTINA.

Le ciel m’est témoin si jamais... !

DON JOSÉ.

Taisez-vous, perfide ! Vos complices ont tout avoué. Don Alonso est venu cette nuit pour vous enlever. Je sais qu’il est votre amant ; j’en ai des preuves.

DONA AGUSTINA.

Ô ciel Lui... ! Don Alonso !... Ah ! vous ne croyez pas ce que vous dites.

DON JOSÉ.

Quelle audace ! me nier l’évidence ! Il n’est plus temps d’afficher une feinte réserve. Je vous connais à la fin et je vois toute la noirceur de votre âme.

DONA AGUSTINA, joignant les mains.

Don José, mon cher mari... !

DON JOSÉ, mettant la main sur sa dague.

Et tu oses encore m’appeler de ce nom !...

DONA AGUSTINA.

Ô ! grâce, grâce ! au nom de notre sauveur ! Je vous dirai la vérité.

DON JOSÉ.

Parlez. – Ainsi c’était pour vous que venait Don Alonso ?

DONA AGUSTINA.

Non, mon ami... Mais vous savez bien qu’il est amoureux de notre fille, et probablement... mais sans qu’elle en sût rien, il est venu pour la voir.

DON JOSÉ.

Ainsi, infâme que tu es, tu n’es pas contente de donner l’exemple du crime à ta fille, tu veux encore souiller sa réputation virginale par tes lâches calomnies.

DONA AGUSTINA.

J’en atteste le ciel, et cette image de Notre-Dame de...

DON JOSÉ, tirant sa dague.

C’est trop souffrir tes blasphèmes ! Tu mourras.

DONA AGUSTINA.

Au secours ! Il veut me tuer ! Au secours !

DON JOSÉ, la saisissant par le bras.

Confesse ton crime, ou tu vas mourir de ma main.

DONA AGUSTINA.

Grâce, au nom de Dieu !

DON JOSÉ, la menaçant.

Tu ne veux point avouer ?

DONA AGUSTINA.

Eh bien ! oui, je l’avoue. Don Alonso venait pour m’enlever... puisqu’il faut le dire.

DON JOSÉ.

Cet aveu vous sauve la vie. Mais ce n’est pas tout. Asseyez-vous dans ce fauteuil, et répondez franchement si vous tenez à la vie. – Je sais que vous me trahissez depuis longtemps, et que Catalina n’est point ma fille.

DONA AGUSTINA.

Juste ciel ! Catalina !

DON JOSÉ.

Non, elle n’est point ma fille, et je veux savoir qui est son père.

DONA AGUSTINA.

Ah, mon Dieu ! faut-il endurer cette croix !

DON JOSÉ, la menaçant.

Répondez ! quel est son père ?

DONA AGUSTINA.

Par pitié !...

DON JOSÉ.

Ainsi, vous ne voulez point avouer ?...

DONA AGUSTINA.

Catalina est votre fille...

DON JOSÉ.

Ah ! tu veux mourir !

Il appuie légèrement la pointe de sa dague sur le sein de dona Agustina.

DONA AGUSTINA, criant.

Ah ! je suis morte ! il m’a tuée !

DON JOSÉ.

Eh bien ! parleras-tu ?

DONA AGUSTINA.

Mon sang coule, j’en suis sûre... J’en mourrai.

DON JOSÉ, menaçant.

Meurs donc !

DONA AGUSTINA, à genoux.

Grâce !... J’avouerai tout ce que vous voudrez... Mais jurez-moi de me donner la vie.

DON JOSÉ.

Je vous en donne ma parole.

DONA AGUSTINA.

Jurez-moi par notre dame de Chimpaquirà[7].

DON JOSÉ.

Allez-vous-en au diable ! je vous ai donné ma parole. Allons, parlez... Quel est le père de Catalina ?

DONA AGUSTINA, à part.

Quel nom lui dirai-je ?

DON JOSÉ, voyant son embarras.

Don Diego Ricaurte était assidu auprès de vous...

DONA AGUSTINA.

Eh bien ! c’est`don Diego Ricaurte.

DON JOSÉ, jouant avec sa dague.

Je le savais. Voici du papier sur la table. Approchez-vous, et écrivez.

DONA AGUSTINA.

Que j’écrive ?

DON JOSÉ.

Oui, écrivez ce que je vais vous dicter, ou bien cette dague s’enfoncera dans votre cœur... Voici ce que j’exige de vous. – Je veux que vous fassiez l’aveu de votre crime, à votre confesseur : après quoi, pour toute punition, vous quitterez ma maison et vous irez dans un couvent.

DONA AGUSTINA, à part.

Quel bonheur !

DON JOSÉ.

Écrivez. Mettez la date. Vous savez le jour du mois. Je ne sais jamais ces choses-là. Écrivez maintenant : « Mon père... mon révérend père, animée par le repentir, et résolue à quitter ce monde, je veux soulager ma conscience... »

DONA AGUSTINA.

Ô ciel ! comment puis-je écrire ?...

DON JOSÉ.

Voulez-vous que je vous donne de l’encre rouge, vous en écrirez mieux peut-être. – Avez-vous mis ? « Je veux soulager ma conscience du fardeau d’un crime, que je vous ai toujours cache. J’ai trahi la foi conjugale, que j’avais jurée à Don José, mon mari. J’ai commis adultère avec Don Diego Uriarte... »

DONA AGUSTINA.

Uriarte ?

DON JOSÉ, en fureur.

« Ricaurte ! » Vous moquez-vous de moi. Je jure Dieu !...

DONA AGUSTINA.

Je n’écris que ce que vous voulez...

DON JOSÉ.

Écrivez. « Il est le père d’une fille, nommée Catalina, portant improprement le nom de mon mari. Je demande pardon à Dieu et aux hommes du scandale que j’ai donné, et dont j’espère faire pénitence dans la retraite où je vais cacher ma honte. Aidez-moi de vos conseils, je les attends avec anxiété. » Avez-vous mis ? Signez maintenant.

DONA AGUSTINA.

Êtes-vous satisfait ?

DON JOSÉ, après avoir lu la lettre.

Demain, vous quitterez ma maison, et l’on vous mènera dans un couvent. Mais si vous y répandez le bruit de mon déshonneur, ou si vous y faites courir quelques calomnies contre moi songez-y bien, ma vengeance vous poursuivrait jusqu’aux pieds des autels.

DONA AGUSTINA.

Puis-je me retirer ?

DON JOSÉ, montrant une porte latérale.

Jusqu’à demain voici votre appartement, vous n’en sortirez pas, s’il vous plaît.

DONA AGUSTINA.

Comment ? Ne pourrais-je pas embrasser ma pauvre fille avant de partir ?

DON JOSÉ.

Non ; l’innocence de cette enfant ne doit point être ternie par la société d’une femme corrompue.

DONA AGUSTINA.

Je ne demande qu’à l’embrasser. Je ne lui dirai pas un mot, si vous l’exigez.

DON JOSÉ.

Nous verrons. Retirez-vous.

Dona Agustina sort avec lui. Entre Mugnoz blessé.

MUGNOZ.

Où est-il, pour apprendre cette belle nouvelle ? Cela va lui donner un accès de rage. Nous allons en entendre de belles. Pourvu qu’il ne s’en prenne pas à moi.

Don José entre, et ferme la porte par où il est entré.

DON JOSÉ.

Ha, ha ! Eh bien ! Mugnoz, suis-je vengé ?

MUGNOZ.

Vous voyez comment je suis arrangé.

DON JOSÉ.

Et don Alonso, est-il mort ?

MUGNOZ.

Ah ! bien oui ! – Je ne sais comment le scélérat a su l’embuscade que je lui avais dressée. Monseigneur, c’était la plus jolie position du monde... Nous étions tous les six couchés à plat-ventre, bien dispos, chacun une bonne arquebuse au près de soi, l’oreille au guet, comptant les instants et attendant notre homme. Ces diables d’Indiens ont deviné l’affaire. Ce sont de fins drôles. vous le savez. Ils se sont glissés, en rampant comme des serpents qu’ils sont, parmi les buissons et les roches où nous étions embusqués. Nous ne pensions à rien... Tout d’un coup, paf ! un coup de pistolet de don Alonso, accompagné d’une volée de flèches... et les voilà sur nous, avant que nous ayons le temps de nous lever. Jacques le mulâtre, qui était à côté de moi, a été cloué à terre d’une de leurs grandes flèches ; les quatre autres, tous morts ou blessés, sont restés sur la place. Quant à moi, après avoir inutilement déchargé mon arquebuse, j’ai quitté le champ de bataille à toutes jambes, mais je n’ai pu courir aussi vite que la flèche d’Ingol. Le scélérat m’a labouré les côtes, comme vous pouvez le voir. Le grand diable sait si la flèche n’est pas empoisonnée.

DON JOSÉ.

Comment ! tu as vu don Alonso et tu ne l’as pas tué ?

MUGNOZ.

Parbleu ! monseigneur, j’aurais voulu vous y voir ! Croyez-vous qu’il soit si facile ?... Au reste, il a un bras en écharpe, ce qui prouve qu’il a reçu un cadeau de nous la nuit dernière.

DON JOSÉ, froidement.

Une autre fois... Va te faire panser.

MUGNOZ, à part.

Il n’a pas l’air plus touché que si l’on n’avait fait que boire un verre de vin pour lui faire plaisir.

Il sort.

DON JOSÉ, après un moment de réflexion.

Holà ! quelqu’un !

UN NÈGRE, entrant.

Monseigneur ?

DON JOSÉ.

Que dona Catalina vienne me parler.

Le nègre sort.

La vieille est enfermée... nous sommes libres enfin. – Catalina a deviné mon amour. – Déclarons le. Voici pour le justifier.

Il montre la lettre de dona Agustina.

La ruse... Le rôle est nouveau pour moi... et je ne sais si je pourrai faire le renard, moi qui suis accoutumé à saisir ma proie comme le lion. Allons, une dernière tentative !... Si je ne suis le plus fin... eh bien !... je serai toujours le plus fort. – La voici.

Entrent dona Catalina et Dorothéa, négresse.

DONA CATALINA.

Vous m’avez fait demander ?

DON JOSÉ.

J’ai à vous parler. Dorothéa, laisse-nous.

DONA CATALINA.

Dorothéa, écoute.

Elle lui parle bas.

DOROTHÉA.

Oui, madame.

Elle sort.

DON JOSÉ.

Asseyez-vous.

Il se promène quelque temps en silence.

DONA CATALINA.

Je m’attendais à trouver ma mère avec vous.

DON JOSÉ, s’arrêtant.

Hélas ! Catalina, vous voyez un homme bien malheureux. Je vous ai fait venir pour que vous m’aidiez à supporter les maux qui m’accablent.

DONA CATALINA.

Mon père...

DON JOSÉ, se parlant à lui-même.

Plut à Dieu que je fusse son père !... – Catalina, j’ai un douloureux secret à t’apprendre... Mais je crains de t’affliger.

DONA CATALINA.

Je suis accoutumée à la douleur. Don Alonso, est-il mort ?

DON JOSÉ frappe du pied avec impatience et se promène rapidement, se calme peu à peu, et s’arrête devant Dona Catalina.

Catalina, tu vois un homme déshonoré.

DONA CATALINA, se levant.

Dans les affaires d’honneur une femme est un mauvais conseil. Excusez-moi, mais j’ai une petite broderie à terminer pour la Madone de notre estrade.

DON JOSÉ, avec tristesse.

Comment tu ne peux un instant accorder ta pitié... tes conseils à ton... à moi... à un malheureux... Reste, Catalina, je t’en supplie.

DONA CATALINA, hésitant.

Parlez.

DON JOSÉ, s’asseyant près d’elle.

Je me suis marié par amour, Catalina... mais je n’ai pas tardé à m’apercevoir que j’avais fait un mauvais choix. J’ai été bien malheureux.

DONA CATALINA.

C’est de ma mère que vous parlez !

DON JOSÉ.

Écoute-moi.

Il se rapproche.

Peut-être suis-je autant qu’elle à blâmer. Mon caractère est violent, et je suis injuste dans mes mouvements de colère. Moi-même j’ai dû souvent t’offenser, ma Catalina... Hier encore...

Il lui prend la main. 

M’as-tu pardonné ?

Silence.

DONA CATALINA, faisant un effort sur elle même.

Une fille peut-elle conserver quelque ressentiment contre un père ?

Don José lui serve la main et la porte à ses lèvres, puis il fait un tour dans la chambre et se rassied.

DON JOSÉ.

À peine étions-nous marié, que j’eus lieu de reconnaître que nos caractères ne se convenaient pas ; mais j’étais encore loin de soupçonner tout mon malheur. Depuis longtemps je n’aime plus ma femme, et cependant... Tiens, Catalina, lis ce papier, et dis-moi si un homme d’honneur ne sent pas son sang bouillonner en apprenant tant d’infamie.

Il lui donne la lettre.

DONA CATALINA, sans l’ouvrir.

D’où vient cette lettre ? que contient-elle ?

DON JOSÉ.

C’est une lettre adressée à son confesseur ; je viens de la surprendre. Tu verras qu’elle m’a trahi ; tu verras que don Diégo de Ricaurte est son complice... qu’il est ton père.

DONA CATALINA, déchirant la lettre sans la lire.

Je n’en crois pas un seul mot !

DON JOSÉ.

Que fais-tu ?

DONA CATALINA.

Je connais ma mère !

DON JOSÉ, ramassant un morceau de la lettre.

Connais-tu son écriture ?

DONA CATALINA.

Je ne veux rien voir. Je ne crois rien de déshonorable de ma mère.

DON JOSÉ.

J’ai longtemps été comme toi, mais le moyen de se refuser à l’évidence ? J’en atteste le ciel, cette funeste découverte m’a plongé dans le désespoir, et... cependant... j’éprouvais en même temps... je ne sais quelle espèce de volupté... Oh ! Catalina, il me semblait que l’affection... que cette tendresse si vive, que tu m’as toujours inspirée, prenait une force nouvelle... L’amour d’un père est grand sans doute, mais il est un autre amour plus grand encore.

DONA CATALINA.

Mon père !

DON JOSÉ.

Ne m’appelle point de ce nom, je ne l’aime plus. Il y a dans ce mot une idée de respect que je voudrais éloigner de notre intimité, de notre amour... Oui, ma Catilina.

DONA CATALINA, se levant avec effroi.

Entends-je bien ce que vous dites ?... Vous me faites trembler !

DON JOSÉ.

Demeure encore à cette place, ma bonne Catuja, mon amie. Dona Agustina me demande à se retirer dans un couvent, je vais rester seul. Qu’il me serait doux d’avoir près de moi un ange qui dirigerait mes actions, qui tempérerait la violence de mon caractère, qui me donnerait l’exemple de la vertu... – Oui, ma plus chère amie, toi seule au monde tu peux être cet ange... toi seule tu peux me rendre heureux. Ne dédaigne pas un amour qui n’a point d’égal.

DONA CATALINA, se jetant à ses genoux.

Mon père !... Tuez-moi je vous en conjure, mais ne prononcez pas ces mots affreux !

DON JOSÉ.

Ô fille adorable, laisse-moi te presser sur mon sein...

DONA CATALINA, se dégageant avec violence.

Regardez cette Madone, elle vous voit. Ne craignez-vous pas qu’un volcan ne s’ouvre sous cette maison pour vous engloutir ?

DON JOSÉ.

Ah ! je m’élancerais au milieu des flammes de l’enfer pour posséder ton amour !

DONA CATALINA.

Tuez-moi, ou laissez-moi fuir cette maison.

DON JOSÉ.

Écoute-moi !

DONA CATALINA, s’approchant de la porte.

Je ne puis ! vous me faites horreur !

DON JOSÉ, l’arrêtant.

Tu crois donc que je suis ton père ? Non, ma Catalina, non, je te le jure. Si j’étais ton père, aurais-je pour toi tant d’amour ? C’est cet amour si impétueux qui m’avertit que tu n’es pas mon sang. – Mais... je le vois, ton cœur est tout rempli d’un jeune homme à la tête éventée ; les broderies de son habit t’ont séduite ; tu n’as pas pensé à la légèreté, à l’inconstance de son âge. Ah ! si tu cherchais un amour qui ne change jamais, plus brûlant que la lave au sortir du volcan... Où trouverais-tu cet amour ailleurs que dans mon sein ? Je t’en conjure, aimable fille, prends pitié de moi.

DONA CATALINA, se dégageant avec impétuosité.

Ne me retenez plus, il faut que je sorte ! Ne me retenez plus... ou je ne sais ce que je ferai...

DON JOSÉ, l’arrêtant encore.

Eh bien ! sors si tu veux ; mais écoute encore quelques mots. Tu me connais, tu sais que je t’aime ; je n’ai jamais ressenti de passion plus violente... Jamais je n’ai hésité pour satisfaire un désir à braver toutes les lois... Tiens, vois ce bras,

Il retrousse sa manche.

sans peine il lève deux arquebuses. Compare-le à ton petit bras si blanc !... J’en ai dit assez. Pense à mes paroles. Tu peux sortir.

DONA CATALINA, s’avançant.

Écoutez-moi à votre tour. Je suis votre fille, et vous le savez. Vous m’avez donné votre énergie, votre courage. Si mon bras manque de force, je porte un poignard. Tant que j’aurai la force de tenir ce poignard,

Elle tire un poignard de son corset.

de me défendre avec ce poignard... je ne serai point à vous.

Elle sort.

DON JOSÉ, avec un rire sauvage.

Eh bien ! frappe ton père ! J’aime mieux triompher d’une tigresse que d’une biche timide. Surpasse-moi... Par les os du vieux Carvajal ! j’en suis bien aise... Si je triomphe il naîtra de nous une lignée de démons.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

DONA AGUSTINA, dans son lit, MUGNOZ, L’AUMÔNIER

 

La chambre de dona Agustina.

DONA AGUSTINA.

Croyez-vous que je sois en état de grâce, monsieur l’abbé ?

L’AUMÔNIER.

Je le crois fermement.

DONA AGUSTINA.

J’espère que votre consolante me assurance donnera la force de supporter cet affreux moment. – Oh ! lorsque j’y pense, je sens une sueur froide qui me couvre tout le corps.

L’AUMÔNIER.

Hélas !

DONA AGUSTINA.

Il n’y a donc plus d’espoir... plus d’espoir ?...

Silence.

Croyez-vous que j’aie encore quelques heures à vivre ?

L’AUMÔNIER.

Je crains...

MUGNOZ.

Tenez, moi j’ai été douze ans charpentier et médecin à bord du lougre le Mombar, et j’ai entendu les derniers râlements de plus d’un brave boucanier. Je m’y connais. Je m’en vais vous dire au juste...

DONA AGUSTINA.

Oh ! ne me dites rien, Mugnoz. Je veux que la mort vienne sans que je le sache. – Mon Dieu, mon Dieu ! faut-il tant souffrir pour paraître devant toi ?... – Et toutes ces souffrances pour si peu de chose ! Pour un verre de limonade !

MUGNOZ, à part.

Oui, mais elle était bonne.

L’AUMÔNIER.

Ce danger de mort qui accompagne toutes nos actions, même les plus indifférentes, doit nous montrer combien nous devons être attentifs à marcher dans les voies de Dieu, puisque d’un moment à l’autre il peut nous appeler à lui.

DONA AGUSTINA.

Pourquoi ai-je bu cette limonade !

MUGNOZ.

Vous aviez chaud, elle était froide. Vous avez gagné une pleurésie. Cela se voit tous les jours.

L’AUMÔNIER.

Hélas ! hélas !

DONA AGUSTINA.

Comme ce qui fait mal paraît toujours mauvais ! Il me semble que j’ai encore le goût de cette limonade dans la bouche. – Oh ! que je souffre ! Ma poitrine est en feu ! Mugnoz, ne sauriez-vous me donner quelque chose pour calmer ces douleurs aiguës ?

MUGNOZ, lui présentant une tasse.

Buvez cela. Cela vous fera du bien.

Bas à l’aumônier.

Qu’avez-vous, monsieur l’abbé ? Vous faites la grimace, je crois. Mêlez-vous du spirituel, s’il vous plaît.

DONA AGUSTINA, d’une voix éteinte.

Ô mon Dieu ! si mon agonie doit être longue... donne-moi du courage. – Mugnoz, mon mari ne vient pas... Vous devriez le prier de se hâter.

MUGNOZ.

Il va venir.

DONA AGUSTINA, à l’aumônier, bas.

Mon père... venez plus près de mon lit... encore plus près... Ma fille... savez-vous où elle est ?

MUGNOZ.

Que demande-t-elle ?

L’AUMÔNIER.

Elle voudrait voir sa fille.

MUGNOZ.

Elle est chez les dames du Rosaire à Cumana. Je vous l’ai dit déjà plus d’une fois.

L’AUMÔNIER, faisant du doigt un geste négatif.

Oui, madame, je l’ai vue partir.

DONA AGUSTINA.

Hélas ! ma pauvre fille !... Oh ! quelle agonie !... Et mon mari qui ne vient pas !... Il faut que je le voie cependant... J’ai besoin de lui parler.

MUGNOZ.

Tenez, le voici.

Entre don José, l’aumônier et Mugnoz se retirent au fond de la chambre.

DONA AGUSTINA.

Je vous remercie, don José... Je vous remercie de tout mon cœur.

DON JOSÉ, s’approchant du lit.

J’espérais vous trouver mieux, madame.

DONA AGUSTINA.

Ah ! je suis bien malade... Je sens que je n’ai plus longtemps à vivre... Don José... je vais paraître devant Dieu... je ne voudrais pas me damner pour un mensonge... Croyez-en une mourante, don José... je suis innocente, je vous ai toujours été fidèle.

DON JOSÉ.

Je le crois maintenant. – Excusez-moi, si dans un moment de mauvaise humeur je vous ai dit le contraire. Pardonnez-moi, je vous en prie.

DONA AGUSTINA.

Don José !... donnez-moi votre main... si vous n’avez pas peur de gagner mon mal...

Don José lui donne sa main.

Dites-moi... Je voudrais vous parler... mais je n’ose.

DON JOSÉ.

Si vous avez quelqu’ordre à me laisser, soyez sûre qu’il sera fidèlement exécuté.

DONA AGUSTINA, l’attirant vers elle, très bas.

Catalina... n’est-ce pas... elle m’a trompée ?... Jamais un père... Mais alors vous soupçonniez ma foi.

DON JOSÉ, brusquement.

La fièvre vous fait délirer.

Il retire violemment sa main.

DONA AGUSTINA, saisissant le bout de son manteau.

Au moins permettez-moi de la voir...

DON JOSÉ.

Elle n’est plus ici. Il faut que je vous quitte. Je reviendrai tantôt savoir de vos nouvelles.

DONA AGUSTINA, l’arrêtant encore.

Encore un instant, don José... Que je l’embrasse une seule fois... Un seul baiser et puis elle s’en ira.

DON JOSÉ.

Elle est partie, elle est au couvent.

DONA AGUSTINA, l’arrêtant toujours.

La dernière prière d’une mourante !... Ah, mon doux Sauveur ! quelles souffrances !... Toute la chambre est remplie de brouillard... Je souffre... oh ! je souffre !...

DON JOSÉ, à part.

Quel horrible spectacle !

Haut.

Laissez-moi partir ; il le faut.

DONA AGUSTINA.

Je vous en supplie !... Ah ! qu’avez-vous de brillant au côté ?

DON JOSÉ.

C’est ma dague.

DONA AGUSTINA.

Jetez-la... elle est toute sanglante... Don José... vous m’avez tuée... Mais cette dague...

DON JOSÉ retire son manteau et s’avance vers l’aumônier et Mugnoz.

Elle a le délire. Il n’y a plus d’espoir.

DONA AGUSTINA.

Catalina... ma fille... – Oh ! écartez cette dague. Du sang... des poignards !... Sauvez-moi ! sauvez-moi !

DON JOSÉ, à part.

Ce misérable Mugnoz est un maladroit. L’agonie de cette femme est affreuse.

DONA AGUSTINA.

Ils m’ont laissée toute seule dans l’obscurité... Catalina !... où es-tu ?... donne-moi ta main.

MUGNOZ, bas à don José.

Si vous vouliez, je retirerais son oreiller, et puis ce serait une affaire faite.

DON JOSÉ.

Non, qu’on la laisse mourir tranquille.

À l’aumônier.

Je la recommande à vos soins.

Il sort.

L’AUMÔNIER, présentant un crucifix à Dona Agustina.

Madame, voyez celui qui a tant souffert pour vous. Que sont vos douleurs en comparaison de celles de Jésus-Christ ?

DONA AGUSTINA.

Ôtez cette dague de devant mes yeux !

MUGNOZ.

Elle prend un crucifix pour une dague à cette heure. C’est parce que cela reluit.

L’AUMÔNIER.

Madame...

DONA AGUSTINA.

Grâce ! grâce !

L’AUMÔNIER.

Pensez...

MUGNOZ.

Ne la tourmentez plus ; elle est confessée, prête à appareiller pour l’autre monde, qu’avez-vous de plus à lui faire ?

L’AUMÔNIER.

Ses yeux sont fixes, elle est toute raide.

MUGNOZ.

Elle râle encore... elle parle toujours de dague.

DONA AGUSTINA.

Jésus !

Elle meurt.

MUGNOZ.

Une convulsion... Bon ! encore une autre. C’est fini à ce coup. Oui, le pouls est parti... Elle a levé l’ancre.

L’AUMÔNIER.

Dieu veuille avoir son âme !

À part.

Quelles horreurs suis-je obligé de voir dans cette maison !

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

DON JOSÉ, seul

 

Le cabinet de Don José.

Cela était inutile... Cette femme m’a fait de la peine... Elle n’était pas gênante ici... Je n’aime pas à voir souffrir un être faible... Mieux aurait valu un bon coup de pistolet dans la tête. – Ce qui est fait est fait ; n’y pensons plus... Un homme ne doit jamais se repentir... Eh ! qu’est-ce que fait une femme de plus ou de moins dans le monde ?... – Quant à Catalina, quelle différence y a-t-il entre ces désirs si violents, et l’exécution de ces désirs ?... L’aimant, je suis criminel et malheureux ; la possédant, je suis criminel, mais heureux... et j’hésiterais ?... Cependant, je ne sais ce que j’éprouve... Je manque de courage, et de jour en jour je remets l’exécution de mes desseins... Si j’allais être trahi par la nature ?

Il rit amèrement.

Oh ! quelle honte !... Il y a des saints qui, dit-on... Eh ! quand il le faudrait, je boirais aussi du breuvage infernal que je lui ai préparé... Si je meurs après... qu’importe ? j’aurai été heureux. Oui !... je vais goûter un bonheur diabolique. – Après celui-là, il n’en est plus pour moi sur cette terre.

Entre Mugnoz.

MUGNOZ.

Ah, monseigneur !...

DON JOSÉ.

Qu’y a-t-il, Mugnoz ? Pourquoi cet air trouble ?

MUGNOZ.

Mille pipes de diable ! monseigneur, vous n’avez pas voulu me croire quand je vous ai prédit que cette canaille d’Indiens vous jouerait un mauvais tour. Encore si vous aviez fait venir de la côte une vingtaine de lurons comme moi, nous pourrions nous tirer d’affaire : mais vos nègres !... les coquins. ils ne peuvent manier ni une arquebuse ni une pique.

DON JOSÉ.

Enfin qu’est-ce ? qu’ont fait les Indiens ?

MUGNOZ.

Parbleu ! monseigneur, montez à votre observatoire, et vous verrez ce qu’ils ont fait. Il y en a plus de deux cents à deux portées d’arquebuse de votre porte ; et le pis est que j’ai vu parmi eux une vingtaine de blancs, que Don Alonso a sans doute amenés.

DON JOSÉ, se parlant à lui-même.

Hier j’ai eu quarante-six ans accomplis. Mon temps est venu.

MUGNOZ.

Voilà le grain qui nous prend par le travers, il s’agit de tenir la barre. Qu’ordonnez-vous ?

DON JOSÉ.

Il ne sont que deux cents, dis-tu ?

MUGNOZ.

Par la fressure du pape ! en voilà bien assez pour nous couper le cou à tous tant que nous sommes. Savez-vous comment font les Indiens pour couper le cou à un honnête Espagnol ? Ils lui mettent un pied sur l’estomac ; d’une main ils lui tiennent les cheveux. – Deux coups de machette[8], et la tête leur reste dans la main.

DON JOSÉ, d’un air distrait.

Il faut armer mes nègres.

MUGNOZ.

Je n’ai pas attendu votre ordre, monseigneur. Mais les drôles font déjà piteuse contenance. Ils pâlissent sous leur peau noire. Ah ! si j’avais seulement deux fauconneaux pour défendre la porte !... Seulement ce canon de chasse, que nous jetâmes à la mer dans cette fameuse tempête qu’essuya le Mombar !

DON JOSÉ, à part.

Une heure de plaisir. – Ensuite l’enfer. – Peut-être, rien.

Haut.

Je vais encourager mes gens.

Il sonne, à un nègre qui entre.

Apporte une jatte de lait.

Le nègre sort. Mugnoz regarde Don José avec étonnement.

Mugnoz, tu prendras le commandement de mes esclaves. Tu tiendras pendant une heure. Je le veux. J’irai te rejoindre dans une heure, et nous les chasserons, ou nous mourrons ensemble.

MUGNOZ.

Mais monseigneur...

DON JOSÉ.

Point de réplique ; nos murailles sont hautes. Des Indiens armés de flèches t’épouvantent. Drôle, il y a dix ans que tu n’aurais pas eu peur si je t’avais ordonné de sauter à l’abordage devant un canon chargé jusqu’à la gueule.

MUGNOZ.

Eh bien ! je me ferai tuer ! N’en parlons plus.

Le nègre rentre, pose le lait sur une table et sort.

DON JOSÉ.

Viens ici. Tourne la cuiller pendant que je verserai cette liqueur dans le lait.

Il tire un flacon de son sein et en verse quelques gouttes dans le lait. Puis il le serre avec soin.

MUGNOZ, à part.

Il tremble, cependant.

DON JOSÉ.

Je vais faire ma ronde. – Porte ce lait à ma fille. Voici l’heure de son déjeuner. – Attends. – Je n’ai que faire de cette épée. Prends-la. Que je la retrouve sur ma table avec mes pistolets chargés. Tiens.

Il ôte son ceinturon et remet son épée à Mugnoz. Sa dague sort du fourreau[9] et tombe par terre.

MUGNOZ, la ramassant.

La voilà cette dague qui faisait tant de peur à Dona Agustina. Prenez garde, elle ne tient guère au fourreau.

DON JOSÉ.

Telle qu’elle est, elle me servira encore aujourd’hui.

Il la met dans son sein.

– Mugnoz, tu es sûr que l’on a ôté à ma fille son poignard ?

MUGNOZ.

Oui, monseigneur ; Flora la mulâtresse vous l’a donné. Vous le savez bien.

DON JOSÉ, se frappant le front.

Je deviens un lâche ! – Va, porte le lait, tandis que je vais parler à mes gens.

MUGNOZ, à part.

Cela prend une mauvaise tournure pour nous.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

DONA CATALINA, MUGNOZ

 

La chambre où est enfermée dona Catalina.

MUGNOZ pose le lait sur la table, à part.

De profundis ! Et de deux.

DONA CATALINA.

Comment se porte ma mère ?

MUGNOZ.

Très bien.

DONA CATALINA.

Je sais qu’elle a été malade. Qu’on me dise la vérité.

MUGNOZ.

Voilà votre déjeuner.

Il sort.

DONA CATALINA, seule.

Misérable scélérat !... Ma pauvre mère ! Je ne sais quelles idées atroces m’assiègent... Oh ! non... cela est impossible... Don José... Un tel crime est encore loin de son cœur... Pourtant... Comme ses yeux étaient farouches quand il la regardait... Non... il n’oserait... mais... Pauvre mère ! Elle est seule, j’en suis sûre... Ils la laissent sans soins... Ils la laisseront mourir... Et je ne puis être auprès d’elle... Les misérables !... Ah ! don Alonso, et toi aussi m’aurais-tu donc abandonnée ! Mais que pourra-t-il faire pour ma délivrance... et lui-même est-il vivant ?... Ô mon Dieu, n’auras-tu donc pas pitié de moi !... Je donnerais toutes les années de ma vie pour un jour de liberté !... Ah ! –

Elle cache sa tête dans ses mains.

Je ne puis penser... Si je pouvais dormir !... Pas un instant de relâche... à mes angoisses... Je ne puis lire... Quelle horreur ! m’ôter des livres pieux et m’enfermer avec ces livres damnables ! Hélas ! je n’ai jamais eu un instant de bonheur depuis que je suis au monde... et cependant je mourrais avec joie dans ce moment...

On entend un bruit confus au dehors.

Qu’entends-je ! me trompé-je ? N’est-ce pas là le cri de guerre des Indiens ?... Non. Tout est tranquille... Rien... C’est le vent... Comme mon cœur bat... Non. Je me trompe encore... Je suis tellement fatiguée par mes pensées et mes veilles, que je crains de devenir folle... Souvent il me semble entendre parler tout haut dans ma prison... Ma pauvre tête est bouleversée... Je crains de devenir idiote... C’est ce qu’il veut, parce qu’alors je serais à sa merci. Ô Jésus, Jésus ! aie pitié de moi...

Elle s’assied devant la table dans la plus grand abattement.

Oui, je le sens... je deviens idiote... me voici encore à compter les pailles de cette natte...

Elle se lève et fait un tour dans la chambre.

Que l’air est épais ici ! et ce petit carré de ciel que je puis apercevoir, comme il est d’un brillant azur ! –

Elle se rassied.

Ah ! ma tête est en feu !

Elle regarde le lait.

Ils me traitent comme je traitais ces animaux que je nourrissais en cage. Si jamais je suis libre, je leur rendrai la pas liberté à tous.

Elle prend la tasse et fait le signe de la croix, puis elle éloigne la tasse tout d’un coup. 

Mais j’allais faire un péché... c’est aujourd’hui jour de jeûne et, au soleil, il n’est encore midi. Depuis cinq jours que je suis dans cette prison, j’ai peut-être oublié d’observer les jours de jeûne.

Elle compte sur ses doigts.

Oui, je dois jeûner aujourd’hui.

Avec humeur.

Encore cette privation ! Ce lait me faisait envie... Un instant plutôt... Misérable que je suis un péché de gourmandise dans ma position !... Ah ! que le malheur abaisse les sentiments... Pour me punir je veux le répandre jusqu’ à la dernière goutte.

Elle verse lentement le lait dans une caisse d’arbuste.

J’ai fait quelque chose de bien ; je viens d’éviter un péché, et cela me soulage.

Bruit dehors.

Ah ! je ne me trompe pas cette fois !... Un coup d’arquebuse ! Il vient me délivrer... Encore un !... encore un !... Le cri de guerre des Indiens ! je l’entends ! Alonso ! Alonso ! – Ha !

Elle fuit au bout de la chambre en voyant entrer Don José. Don José ferme la porte, jette la clef par la fenêtre, puis regarde la tasse vide.

DON JOSÉ.

Démons, nous allons vous donner une comédie digne de vous. Le ciel qui me donna le cœur d’un père, le ciel peut parler maintenant ; mon élixir parlera plus haut.

DONA CATALINA.

Que me voulez-vous ?

DON JOSÉ.

Je viens goûter les délices du paradis dans tes bras, et je me plongerai gaiement dans l’enfer ensuite.

DONA CATALINA, lui montrant un petit crucifix.

Respectez ce signe sacré !

Les cris et les coups d’arquebuse se rapprochent de plus en plus.

DON JOSÉ.

Ils vont entrer, il faut jouir de mon reste.

Il s’élance sur dona Catalina, qui se débat quelque temps entre ses bras. En le repoussant, elle sent la poignée de sa dague, elle la saisit et frappe son père.

DONA CATALINA.

Je suis sauvée !

Elle fuit jusqu’au mur le plus éloigné de don José, et reste immobile, la dague sanglante à la main, et regardant son père d’un air hagard.

DON JOSÉ, renversé.

Tu as tué ton père, misérable !... Tu es bien ma fille... mais tu me surpasses encore... Va... je te maudis... et je vais là-bas... préparer tes supplices... Tiens ! c’est le sang de ton père !...

Il secoue sa main sanglante vers elle ; le tumulte augmente. On frappe à grands coups contre la porte.

DON ALONSO, derrière la scène.

Ouvrez ! ou j’enfonce la porte !

La porte est enfoncée entrent don Alonso, le cacique, Ingol, Espagnols et Indiens armés.

DON ALONSO.

Ma bien-aimée !... Dieu ! que vois-je !

DON JOSÉ.

Espagnols ! vengez un père assassiné... par sa fille... La voici... la parricide... Vengez-moi... vengez-moi !...

Il meurt.

DON ALONSO.

Que dit-il ?

LE CACIQUE.

Il est mort !

UN ESPAGNOL.

Elle est couverte de sang !

UN AUTRE ESPAGNOL.

Elle tient encore la dague toute sanglante.

DON ALONSO.

Catalina !

DONA CATALINA.

Ne m’approchez pas !

DON ALONSO.

Qui l’a tué ?

DONA CATALINA.

Moi. Fuyez la parricide...

TOUS.

Elle a tué son père !

DON ALONSO.

Vous, Catalina, vous !

UN ESPAGNOL.

Une arquebusade dans la tête, voilà ce qu’elle mérite.

Don Alonso fait un pas vers Catalina, et s’arrête devant le cadavre.

DON ALONSO, au cacique.

Cacique... adieu... conduisez cette malheureuse où elle voudra se retirer... Adieu, vous ne me reverrez plus.

Il serre la main d’Ingol et sort ; les Espagnols le suivent.

LE CACIQUE.

Les voilà ces blancs, ces fils aînés de Dieu, comme nous disent les robes noires.

Ingol saisit dona Catalina par les cheveux, et lève son machette pour lui couper la tête.

INGOL.

Meurs, toi qui as tué ton père.

LE CACIQUE, l’arrêtant.

Notre ami veut qu’elle vive : elle vivra, le cacique le veut ainsi. – Femme, où faut-il te conduire ?

DONA CATALINA, après un silence.

Menez-moi dans la forêt.

LE CACIQUE.

Mais...tu y seras bientôt dévorée par les tigres.

DONA CATALINA.

Plutôt des tigres que des hommes ! Partons !

Elle marche d’un pas ferme vers la porte, mais en passant devant le cadavre, elle pousse un cri perçant et tombe sans connaissance.

INGOL.

Ainsi finit cette comédie et la famille de Carvajal. Le père est poignardé, la fille sera mangée : excusez les fautes de l’auteur.


[1] Mas fiero y cruel que Carvajal.

[2] Cette herbe, dans laquelle les Espagnols de l’Amérique méridionale croient trouver un remède ou un préservatif contre la plupart des maladies, est d’un usage à peu près général dans cette partie du Nouveau-Monde. On jette l’herbe séchée et presque en poussière dans un vase d’argent ou de porcelaine, auquel est adapté un long tuyau. On y mêle du sucre, du jus de citron et des parfums, puis on verse dessus de l’eau bouillante. Il faut, pour être véritablement amateur, pouvoir aspirer par le tuyau l’infusion toute brûlante, sans faire une seule grimace.

[3] Grosse pièce de bois fort lourde, creusée et divisée en deux parties qui se réunissent au moyen d’un cadenas. On y fait entrer la jambe du prisonnier, qui ne peut alors ni se lever, ni se tourner.

[4] Je demande grâce pour ce mot.  Il se trouve dans la Bible, et Catalina n’avait guère lu d’autre livre.

[5] La croix du sud, constellation familière à tous ceux qui ont voyagé en Amérique. On connaît les heures, pendant la nuit, par son inclinaison sur l’horizon.

[6] Une flèche dont les plumes sont teintes en rouge est un signe de guerre pour la plupart des nations indiennes.

[7] C’est l’image la plus révérée de la Nouvelle-Grenade.

[8] Grand couteau, dont on se sert le plus souvent pour couper les lianes et les plantes qui vous barrent le chemin à chaque pas dans les forêts du Nouveau-Monde.

[9] L’épée et la dague se portaient attachées au même ceinturon. Voir El Médico de su honra, de Calderon.

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