La Comédie après Molière et le Théâtre de Dancourt (Jules LEMAITRE)

Jules Lemaître, membre de l’Institut Français.

H. Welter, éditeur, Paris, 1908

 

 

INTRODUCTION

 

On a coutume, quand on fait l’histoire générale du théâtre français, de passer presque immédiatement de Molière et de Regnard à Lesage et à Marivaux. À peine si l’on mentionne Dancourt et Dufresny, qu’on veut bien louer, mais sans insistance, pour avoir amusé la fin du règne de Louis XIV. Et pourtant, parmi les auteurs comiques du commencement du XVIIIe siècle. Dancourt au moins mérite d’arrêter l’historien des mœurs, sinon le critique littéraire, en supposant qu’on puisse être l’un sans l’autre. Dancourt n’a pas pénétré bien profondément dans l’étude des caractères ; mais, sans compter sa gaieté, qui n’est pas médiocre, il a eu le goût de la réalité, il a reproduit les mœurs de son époque dans un assez grand détail ; plus complètement que Regnard et même que Lesage, il a fait la peinture de quelques personnages qu’on ne trouve pas dans Molière, soit que le temps ait manqué au grand comique, ou que les originaux n’aient atteint qu’après sa mort leur entier développement. Mais avant d’aborder le théâtre de Dancourt, il est bon de savoir où en était la comédie quand ce facile esprit commença son œuvre joyeuse et sincère, et de passer en revue le théâtre de Molière et celui de ses contemporains et de ses successeurs immédiats.

 

 

PREMIÈRE PARTIE - DE MOLIÈRE À DANCOURT

 

 

Chapitre I - Le théâtre de Molière

 

 

Il y a grande apparence que tout a été dit sur Molière ; mais il n’est ici besoin que d’en répéter une partie.

Avant lui, le théâtre comique ne peignait que par rencontre la société contemporaine, et s’inspirait le plus souvent de la comédie antique et de la comédie italienne ou espagnole. Molière trouvait donc dans les mœurs de son temps une matière immense et presque intacte. Sa longue odyssée à travers les provinces n’avait pas été du temps perdu : il en rapportait des souvenirs plaisants qu’il mit plus tard en œuvre ; mais surtout il avait appris à observer, et ce n’est pas sans doute à Pézenas seulement que « le contemplateur » avait eu son fauteuil chez le barbier. À peine de retour à Paris, il vit nettement ce que devait être la comédie et ce qu’elle pouvait devenir entre ses mains.

Lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature, on veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle[1] :
L’affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle[2].

Des deux parties de cette formule, un peut dire que c’est la première qu’il a le plus complètement réalisée. Quoique les deux soient toujours mêlés, il peint plus encore, semble-t-il, l’homme de tous les temps que celui du XVIIe siècle ; et si on ne cherchait dans son théâtre qu’un tableau de la vie et de la société sous le règne de Louis XIV, on y constaterait plus d’une lacune.

Le champ de la comédie telle qu’il l’entendait n’étant pas, avant lui, fort exploré, on comprend que les caractères qui se sont tout d’abord présentés à son observation aient été justement les plus généraux, les plus persistants à travers les âges, ceux qui appartenaient le moins en propre au XVIIe siècle. Ce sont les protagonistes de son théâtre, les saisissantes figures que nous n’oublierons jamais depuis qu’il nous les a montrées. C’est Arnolphe, le barbon amoureux, égoïste et jaloux, presque touchant par endroits : car, s’il est grotesque, il aime ; et s’il est méchant, il souffre. – C’est Agnès, « l’ingénue », une force gracieuse de la nature. – C’est l’énigmatique don Juan, le « grand seigneur méchant homme », et aussi le grand séducteur, qui apporte à faire le mal une élégance, un sentiment artistique, et à qui sa révolte contre les conventions sociales et contre la morale établie inspire au moins une fois des paroles qui dépassent son temps. – C’est Alceste, le généreux grondeur et l’honnête homme fâcheux ; et c’est Philinte, le philosophe accommodant, un Alceste mûri et plus renseigné, qui, après la protestation douloureuse contre le mensonge et l’injustice et, au fond, contre le mal universel, nous propose en exemple la résignation ironique et la curiosité détachée : si bien que l’âme de Molière est également dans l’un et dans l’autre et qu’ils présentent tour à tour les deux attitudes du poète. – C’est Harpagon « l’avare », Célimène « la coquette », « la prude Arsinoé », Tartufe « l’imposteur ». – Un peut encore si l’on veut, car le classement est délicat, placer dans cette catégorie le multiple Sganarelle, c’est-à-dire la bêtise humaine dans toute sa sécurité et l’égoïsme dans toute son innocence, mêlés parfois de bonhomie, de jovialité, de finesse vulgaire. Et j’y placerais aussi les amoureux et les amoureuses, tous si charmants et qui, avec plus de passion qu’il ne paraît à un lecteur inattentif, ont tant d’esprit, de décision, de feu et de vraie jeunesse.

Quant aux détails accessoires de mœurs, d’habit, de langage, par lesquels tous ces personnages appartiennent à telle condition, à telle classe de la société, il y en a juste assez pour donner à l’action une date, et à des caractères généraux la vie et le relief extérieurs. – Il semble que ces détails tiennent plus de place dans les figures de bourgeois, et que la part du temps et de la condition y soit presque aussi grande que celle du caractère. – Ainsi pour les provinciaux (Pourceaugnac, la comtesse d’Escarbagnas) et pour les paysans. – Enfin, un certain nombre de personnages, presque tous secondaires, appartiennent plus exclusivement que les autres à l’époque où écrivait Molière, et représentent des ridicules propres seulement à deux ou trois générations : car, si quelques-uns se retrouvent dans les écrivains postérieurs, on voit qu’ils se sont modifiés dans l’intervalle. Ce sont les précieuses, les femmes savantes, les beaux esprits, les médecins et les trois ou quatre variétés de l’espèce des marquis.

Le théâtre de Molière est donc, comme on l’a dit mille fois, très largement humain, nullement cantonné dans telle période de l’histoire des mœurs, et, par suite, d’une vérité surtout intérieure. Molière, habituellement, condense et simplifie. Les personnages qu’il conçoit saisissent son esprit de si violente façon que, lorsqu’il les fait parler, lorsqu’il leur fait manifester au dehors la passion ou l’idée fixe à laquelle ils sont en proie, rien ne lui paraît assez fort ni assez expressif. Il veut des cris de nature où éclate naïvement dans toute sa profondeur un ridicule, un travers d’esprit, un vice, un sentiment.

Ainsi Madelon à son père :

Pour moi un de mes étonnements, c’est que vous ayez une fille si spirituelle que moi.

Et Cathos :

Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée découcher contre un homme vraiment nu[3] ?

Et Charlotte :

Va, va, Pierrot, ne le mets point en peine. Si je sis madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage dieux nous[4].

Et Argan :

C’est pour moi que je lui donne ce médecin ; et une fille de bon naturel doit être ravie d’épouser ce qui est utile à la santé de son père[5].

Et M. Jourdain :

Laquais ! Holà, mes deux laquais ! – Que voulez-vous, Monsieur ? – Rien. C’est pour voir si vous m’entendez bien[6].

Et Orgon :

De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme.
Que je m’en soucierais autant que de cela[7].

Tous ces gens-là ne prononcent presque pas une phrase qui ne fasse saillir, souvent avec brutalité, leur fonds le plus intime. Ils se montrent à chaque instant tout ce qu’ils sont. Je ne crois pas qu’on puisse trouver dans aucun autre auteur comique une pareille simplification de la réalité, une aussi rigoureuse élimination de tout détail qui ne contribuerait pas à mettre en lumière ce que le poète veut uniquement montrer. – M. Diafoirus n’a qu’une scène, cela suffit, il est immortel : c’est qu’il ne laisse pas tomber une phrase qui n’exprime avec une merveilleuse plénitude la sottise grave, conservatrice et triomphante, et la pédanterie ineffablement satisfaite d’elle-même[8]. Ces figures ainsi simplifiées s’imposent à l’esprit, crèvent brusquement les yeux par un grossissement qui dépasse volontiers les exigences de l’optique théâtrale. Non seulement dans ses farces, mais dans ses grandes comédies, les personnages de Molière sont à ce point possédés par leur manie et leur vice, qu’ils atteignent parfois aux dernières limites de l’inconscience et deviennent presque invraisemblables à force d’être aveuglément ce qu’ils sont.

On se rappelle l’entrée de Tartufe « parlant haut à son valet dès qu’il aperçoit Dorine[9]. – Du même genre est l’entrée de Vadius[10]. Quand, après avoir dit qu’il ne saurait souffrir ces auteurs qui vont partout lisant leurs vers, il se met aussitôt à lire les siens, cela force le rire assurément ; mais la contradiction est beaucoup plus subite et flagrante qu’elle ne saurait l’être dans la réalité. – Voyez aussi le commentaire du sonnet de Trissotin par les femmes savantes et les exclamations sur le « quoi qu’on die ». – Si aisément que l’on croie ce qu’on désire et si dupe que puisse être Harpagon de son amour, vraiment Frosine lui fait accepter des contes un peu gros, et il semble que l’effet serait plus plaisant s’il était plus discret[11]. – L’exagération scénique est continuelle chez Molière. Elle se traduit souvent par d’assez fortes conventions dans le dialogue. « Le pauvre homme ! » et « Sans dot ! » sont des mots admirables : un esprit mal fait en trouverait la répétition prolongée au point de sentir le procédé. – Souvent il arrive à deux interlocuteurs de dire vingt fois la même chose avec un emportement croissant. – Même rythme et mêmes effets dans les « tirades », où chaque idée est exprimée deux, trois et quatre fois avec un relief de plus en plus fort. – Ajoutez la convention des personnages antithétiques, dont nul n’a usé, avec plus de parti pris et de constance.

Ces conventions et ces procédés, maniés par un autre que Molière, risqueraient fort de fausser la vérité par l’outrance, ou par un air d’abstraction. Mais ces artifices puissants ne font que donner aux héros de sa comédie une vie ramassée et quelquefois violente, dont la plénitude a quelque chose de magnifique et d’effrayant. Au reste, il ne simplifie que l’expression ; il respecte, où il la rencontre, la complexité du fonds intérieur. Plusieurs de ses personnages, si clairs et si vivants pour les yeux, n’en sont pas plus aisés à définir et, si l’on veut descendre en eux, inquiètent l’esprit qui les sent à la fois absolument vrais et passablement obscurs. Harpagon n’est pas seulement l’avare ; Alceste n’est pas seulement le misanthrope. Avec le vice ou le ridicule qui en fait des types, Molière leur donne une passion qu’on n’attendait pas et qui en fait des individus. Et ceci n’est plus un procédé, mais le fait d’un observateur qui voit jusqu’au fond. Alceste et Harpagon sont amoureux : et pourquoi pas ? Il y a dans la misanthropie un douloureux besoin d’aimer ; et la jeunesse comprimée d’un avare peut préparer à son âge mûr de singuliers retours. Mais, ce qui est plus merveilleux, ils aiment l’un une coquette, l’autre une fille pauvre. – Et quel besoin a Tartufe d’aimer contre toute prudence (et la Bruyère le lui reproche) la femme d’Orgon ? Car il l’aime enfin, si répugnant que soit le langage de cet amour, et il se perd par elle, et ce grand politique se prend comme un enfant au piège de cette Dalila honnête. – Arnolphe avait sagement calculé son affaire, il se préparait dans Agnès une femme commode et docile ; si elle résistait, il la soumettrait par la terreur ; s’il échouait, il ne se pendrait pas : il n’avait pas prévu que les résistances de cette enfant le feraient sangloter à ses pieds. – Ainsi une passion surgit, en opposition apparente avec le caractère d’un personnage, et cette passion qui le tient, malgré qu’il en ait, le trouble, l’exaspère, le projette au dehors tout entier.

Car ce qui importe à Molière, c’est de nous montrer des individus vivants, et d’une vie plus forte et plus saisissante que dans le monde réel. – Pour cela, la convention du dialogue rythmé et quelques autres lui paraissent bonnes, et il s’en sert. – Et quant à la convention dans l’intrigue et dans le dénouement, elle lui paraît commode, et il en use, la vraisemblance de l’action n’étant pas pour lui la chose essentielle. Il subit d’ailleurs les souvenirs de la comédie antique et de la comédie italienne, dont il ne s’est pas complètement affranchi, et volontiers il en accepte les « arguments » traditionnels. – Ses farces, qui font une bonne moitié de son théâtre, nous offrent des figures d’une vérité criante et dont le grossissement n’est pas toujours si démesuré, s’agitant dans une action de pure fantaisie. L’Avare a des jeux de scène qui appartiennent fi la farce ; et la donnée reste, au fond, celle de la Petite Marmite. L’action du Misanthrope est peu de chose, et on ne s’en plaint pas. – Je ne sais trop que dire de l’intrigue si charmante et ingénieuse, avec toutes ses invraisemblances, de l’École des femmes ; mais on voudrait un autre dénouement. – L’action des Femmes savantes est naturelle et intéressante, et l’on passe aisément sur la machine peu nouvelle du Ve acte. – Mais enfin je ne vois guère que le Tartufe dont l’action soit, en même temps originale, forte et vraie. – Ce que Molière cherche en général, ce n’est pas une action neuve, mais simplement une situation propre à mettre des caractères en relief ; et cette situation, il la trouve le plus souvent dans la lutte traditionnelle des enfants amoureux et des parents égoïstes ou têtus. Au fait, cette vieille donnée, à laquelle le Tartufe même peut se ramener, se prête à de si nombreuses variations que l’on conçoit que Molière, toujours pressé, s’y soit tenu.

Si, après avoir étudié son œuvre par l’extérieur, on veut pénétrer au fond, on y découvre un grand cœur, qui a pitié, qui soutire et qui s’indigne. Encore qu’on ait de nos jours exagéré cette impression, elle est réelle : la gaieté de Molière est parfois triste à la réflexion, à force de clairvoyance, ou de violence. La preuve en est dans la facilité même que trouvent les comédiens d’aujourd’hui à tourner au tragique certains passages de son théâtre. – Il met en scène des hommes de condition moyenne mêlés à des événements médiocres, mais il donne à quelques-uns des passions assez fortes ou des vices assez redoutables pour quelle terrible soit au fond si le risible est à la surface. Il y a dans son œuvre comme de brèves apparitions d’une tragédie familière. – Quelquefois, c’est un coup de théâtre qui, plaçant en face l’un de l’autre deux personnages dans une situation violente et imprévue, les dépouille pour un instant de leurs ridicules et simplifie leur langage. Car ce qu’ils disent alors, il n’y a qu’une façon de le dire : la situation les presse, ils n’ont que le temps d’être tragiques. Telle est la rencontre d’Harpagon et de son fils, l’un étant l’usurier et l’autre l’emprunteur :

HARPAGON. – Comment ! pendard, c’est toi qui t’abandonnes à ces coupables extrémités !
CLÉANTE. – Comment ! mon père, c’est vous qui vous portez à ces honteuses actions[12] !

Ainsi encore Tartufe, chassé, revient tout à coup sur ses pas et se dresse devant Orgon :

ORGON.

Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison !...

TARTUFE.

C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître[13] !

Ici la tragédie jaillit d’un heurt soudain entre deux personnages. D’autres fois elle n’est que le cri d’une grande passion qui éclate désespérément. Voyez Alceste trompé par Célimène, ou Arnolphe aux pieds d’Agnès qui « ne peut l’aimer ». – Mais c’est là une exception. Plus souvent, le tragique se fait deviner et sentir sous l’enveloppe risible, sans émerger brusquement au dehors. – Georges Dandin, à genoux devant sa femme, une chandelle à la main, et répétant la confession que lui dicte son beau-père, est sans doute un imbécile grotesque[14] ; mais c’est aussi, à le bien prendre, un personnage tragique que ce pauvre mari joué par une effrontée et forcé de lui demander pardon, et de s’accuser devant elle précisément du délit dont il la sait coupable et dont il est victime. L’étrange situation où le poète la placé est à la fois la plus bouffonne et la plus ironiquement cruelle qui se puisse imaginer. Georges Dandin est en deçà de la comédie et au delà. Dans la comédie, en effet, le ridicule jaillit d’ordinaire d’un contraste vivement senti entre les apparences et la réalité, entre ce qu’on attendait et ce qu’on a sous les yeux, entre l’idée des choses telles qu’elles devraient être et la vue des choses telles qu’elles sont. Mais si ce contraste est outré, s’il est radical et absolu, alors nous voilà pris, soit d’un rire fou, soit d’un frisson tragique ou tout au moins d’un singulier malaise : c’est la farce ou le drame ; c’est l’absurdité bouffonne ou odieuse, suivant qu’elle heurte d’un coup inattendu l’intelligence ou la conscience morale. La scène de l’amende honorable de Georges Dandin a ces deux caractères à la fois : si le ridicule de la situation tourne à l’odieux, l’horreur en est balancée par le ridicule des personnages, qui tourne au bouffon. Quand ce contrepoids disparaît, quand Georges Dandin se retrouve seul après la scène extraordinaire où nous l’avons vu si grotesque et si malheureux, assurément son monologue n’a rien de comique :

Lorsqu’on a épousé, comme moi, une méchante femme, le meilleur parti qu’on puisse prendre, c’est de s’aller jeter à l’eau la tête la première.

Béline, adroite et moelleuse comme une vieille chatte, couvre le pauvre Argan de caresses, l’enivre et l’étourdit de petits noms mignards et de tendresses de nourrice :

Qu’avez-vous, mon pauvre mari ?... Hélas ! pauvre petit mari !... Doucement, mon fils... Là, là, tout doux, mon cœur...

Et quand il parle de faire son testament :

Mon Dieu, il ne faut point vous tourmenter de cela. S’il vient faute de vous, mon fils, je ne veux plus rester au monde.

Puis, tout à coup :

Combien dites-vous qu’il y a dans votre alcôve[15] ?

Cette voix douceâtre me fait mal, ces câlineries me font peur. Je ne sais pourquoi j’en ris ; c’est bien à mon corps défendant : je souffre de sentir le fond odieux sous la forme plaisante ; et cette opposition même, cette dure contradiction, une fois le rire éteint, me laisse plus triste vraiment que les fureurs d’Oreste ou la mort d’Hippolyte.

Cette impression, qu’on peut bien appeler tragique, Tartufe et le Festin de Pierre (drame noir, n’était Sganarelle) me la font sentir en maint passage. De la tragédie, on en trouve tant qu’on veut dans le théâtre de Molière, et plus qu’il n’en a mis, justement parce quelle y est latente, que jamais il ne l’étale, que ce qu’il en laisse paraître semble lui échapper. – Que ce soit par un coup de théâtre, par l’expression désordonnée d’une grande passion, ou par un contraste pénible entre les choses et les mots, Molière n’a garde de prolonger cette sensation du drame tout proche, ou sa courte irruption sur la scène comique. Ce n’est pas là son goût ni son objet. S’il lui arrive d’être tragique, c’est comme malgré lui et par la force des choses : c’est qu’il est impossible, eût-on les intentions les plus purement comiques du monde, de descendre à de certaines profondeurs dans l’étude des hommes, sans que le rire devienne amer ou s’éteigne peu à peu, soit dans un sentiment d’effroi, soit dans une pensée sérieuse et compatissante. À première vue, tel défaut, tel travers est un ridicule : regardez mieux, c’est un malheur. Tel vice vous fait rire : regardez mieux, il vous fera trembler. Alceste est un bourru amusant ; mais c’est aussi le martyr d’une coquette, c’est une belle âme éprise de vertu et de vérité, qui souffre des vices et des mensonges des hommes. Tartufe est un grotesque, – et un scélérat. Don Juan est charmant, – et atroce. Il y a de l’Agrippine dans Béline. Car ce qui est tragique, ce n’est pas la pompe du langage, ni les noms royaux, ni les nobles vestibules, ni même le poison et le sang versé.

Cette tristesse faite de science, implique un grand amour des hommes, un désir de les voir plus sages et meilleurs. Sans trahir les droits de l’art, Molière, qui prenait la comédie très au sérieux, la considérait un peu comme une école. La théorie de l’art pour l’art (on de l’étude pour l’étude) n’aurait pas eu son approbation. Il écrit dans la préface du Tartufe :

On connaîtra, sans doute, que la comédie n’étant autre chose qu’un poème ingénieux qui, par des leçons agréables reprend les défauts des hommes, on ne saurait la censurer sans injustice.

La même idée se retrouve dans la Critique de l’École des femmes et dans l’Impromptu de Versailles. Molière n’est pas seulement un moraliste qui peint, mais un moraliste qui enseigne. Volontiers il donne la leçon qui ressort de ses pièces, par la bouche de personnages raisonneurs, dont le libéral bon sens fait plaisir, mais qui ne servent guère à l’action : ils ne sont là que pour moraliser et jouent à peu de chose près, sur un ton plus familier, le rôle du chœur dans le théâtre antique. – On comprend donc qu’il ait choisi, pour l’objet le plus fréquent de ses études, ce qui présentait aux yeux d’un moraliste populaire l’intérêt le plus général : la famille. Il s’attache surtout aux rapports des enfants avec le père ou le tuteur. Plus de la moitié de ses comédies nous montrent la maison profondément troublée par le vice ou le travers du chef de la famille. Dans ces querelles intestines, il prend franchement parti pour les jeunes, parce qu’ils souffrent, ou simplement parce qu’ils sont jeunes, parce que leur façon d’être fous est la meilleure et que la passion convient à leur âge ; parce que, s’ils sont égoïstes eux aussi, ils le sont d’une façon charmante et comme le sont les amoureux ; d’ailleurs ni cupides ni hypocrites, mais francs, ouverts, désintéressés, joyeux de vivre. Ce moraliste, qui est un poète, pense évidemment que la jeunesse est bonne, et quelle a plus à perdre qu’à gagner aux sèches leçons des parents qui viennent mal à propos devancer l’enseignement souvent immoral de l’expérience. Peu s’en faut qu’il ne croie à la bonté de la nature et de l’instinct, et au danger de toute éducation qu’accompagne une contrainte extérieure. On dirait qu’il se souvient sans nul remords de sa jeunesse aventureuse et indocile, dont la liberté lui a fait l’esprit large et le cœur infiniment tendre et jeune à jamais. Quelle touchante générosité et quelle grâce dans les discours de l’excellent Ariste :

C’est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner,
Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner...
Il nous faut, en riant, instruire la jeunesse,
Reprendre ses défauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne point lui faire peur.
Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes ;
Des moindres libertés je n’ai pas fait des crimes ;
À ses jeunes désirs j’ai toujours consenti
Et je ne m’en suis point, grâce au ciel, repenti...
Elle aime à dépenser en habits, linge et nœuds :
Que voulez-vous ? je tâche à contenter ses vœux ;
Et ce sont des plaisirs qu’on peut, dans nos familles.
Lorsque Ion a du bien, permettre aux jeunes filles[16].

Je crois bien qu’au fond Molière, élève de Gassendi, traducteur de Lucrèce, longtemps vagabond, est un révolté dans son temps. Tout au moins, son bon sens est d’une hardiesse singulière, et l’allure de son esprit est telle qu’on le soupçonne de plus de liberté qu’il n’a voulu en montrer. Il s’en faut que sa comédie soit une école de respect ; le Naturam sequere pourrait lui servir d’épigraphe : maxime hasardeuse et qui vaut juste ce que valent ceux qui l’expliquent et l’appliquent : or, l’interprète est ici un des meilleurs hommes qui aient été. – Quant à l’adultère, qu’il devait trouver dans la famille à côté de la lutte des enfants et des parents, on peut le dire absent de son théâtre, et l’on est tenté de s’en étonner. Car s’il est un sujet intéressant et dramatique, c’est bien celui-là, et Molière, qui avait le projet très arrêté de faire un tableau complet des mœurs, l’a nécessairement rencontré sur son passage, – peut-être à son foyer, ce qui expliquerait son abstention. Mais c’est bien plutôt qu’il sentait qu’une grande comédie sur l’adultère ne pouvait pas être comique jusqu’au bout, et que, soumis comme tous ses contemporains à la tradition antique, il ne voulait pas mêler les genres. Et puis c’était une vieille habitude de l’esprit gaulois de prendre l’adultère par le côté risible et amusant (peut-être a-t-on, de nos jours, exagéré le sentiment contraire). – Il y avait là une convention très forte que Molière, en supposant qu’il y eût songé, ne pouvait heurter sans péril. Il a maintes fois badiné autour du « cocuaige », rien de plus. C’est dommage. Il est probable que, tout en faisant le mari digne de pitié, il lui eût le plus souvent donné tort et eût pris parti pour la femme : bien éloigné des sévérités de nos contemporains, qui sont plus volontiers pour le mari. Il était lui-même, dans son intérieur troublé, à la fois très malheureux et très indulgent. Il semble avoir été étrangement faible pour les femmes. Même dans son théâtre, il n’est féroce que contre la prude, la pédante et la marâtre, – qui ne sont plus de vraies femmes. Dans Georges Dandin, il est pour Angélique. S’il finit par attirer un peu de compassion sur le mari, c’est contre son gré ; c’est que le sujet a deux faces : Dandin est un mari trompé, et Dandin est un bourgeois allié à des nobles de province. C’est ce dernier aspect que Molière étudie : mais au-dessous gronde un drame qu’il oublie ou travestit autant qu’il peut. – Dans cette pièce, comme aussi dans le Bourgeois gentilhomme, s’entrevoit la lutte entre les classes de la société, leur mélange croissant, les ambitions et l’élévation progressive de la bourgeoisie ; mais il est permis de dire qu’il ne pousse pas l’élude à fond. – Honnête homme et de jugement libre et hardi, il combat sur toutes choses les diverses espèces d’hypocrisie et de mensonge. – Moraliste, il comprend qu’une tête bien faite est ce qui préserve le mieux des vices et des passions mauvaises. C’est pour cela que la satire des travers de l’esprit occupe une si grande place dans son œuvre. Mais peut-être que les scènes « littéraires » qui abondent chez lui, ses portraits ou ses caricatures de précieuses, de médecins, de pédants, de beaux esprits, nous ont privés d’un certain nombre d’études d’un autre genre, qui nous intéresseraient autant pour le moins.

Pour être juste, il faut se rappeler que Molière avait beaucoup de projets dont il a emporté, en très grande partie, le secret dans sa tombe prématurée. Une tradition rapporte qu’il méditait une comédie sur « l’homme de cour », qui devait être « encore plus forte que le Tartufe ». Dans l’Impromptu de Versailles (1663), il dit en parlant de lui-même :

...Crois-tu qu’il ait épuisé dans ses comédies tout le ridicule des hommes ? Et sans sortir de la cour, n’a-t-il pas encore vingt caractères de gens où il n a point touché ?

Et il esquisse en passant différents types de courtisans qu’on retrouve plus tard dans son théâtre. Non pas tous : en voici deux qui auraient sans doute figuré dans l’Homme de cour :

N’a-t-il pas ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité, et vous accablent dans la disgrâce ? N’a-t-il pas ceux qui sont toujours mécontents de la cour, ces suivants inutiles, ces incommodes assidus, ces gens, dis-je, qui, pour services, ne peuvent compter que des importunités, et qui veulent qu’on les récompense d’avoir obsédé le prince dix ans durant ?

Je ne crois pas qu’on ait d’autres révélations sur ses desseins. Mais qui sait ce qu’il aurait pu faire, et qui peut dire si, parmi la société de la seconde moitié du XVIIe siècle, un seul type intéressant lui aurait échappé ?

Qui peut dire aussi jusqu’où il serait allé dans la peinture plus circonstanciée de la vie réelle, aristocratique, bourgeoise ou provinciale ? On aime, dans l’Avare, le mémoire détaillé de maître Simon et la préparation du menu d’Harpagon ; dans le Malade imaginaire, la scène du notaire et l’interrogatoire de la petite Louison. Les Femmes savantes, en plus d’une scène, nous donnent la sensation d’un intérieur bourgeois. Avec la Comtesse d’Escarbagnas nous entrons franchement dans les platitudes de la vie provinciale, et le détail en est déjà poussé très avant. Et qui sait si Molière n’aurait pas repris l’esquisse tracée par Dorine dans le Tartufe :

Vous irez par le coche en sa petite ville,
Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D’abord chez le beau monde on vous fera venir ;
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et madame l’élue,
Qui d’un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pouvez espérer
Le bal et la grand’bande, assavoir deux musettes,
Et parfois Fagotin et les marionnettes[17].

Le couple des Sotenville est très beau. Les paysans de Don Juan n’étaient pas mal. On veut croire qu’il eût fini par étudier, avec plus de patience et de minutie qu’il n’avait encore fait, – la sottise humaine en ce qu’elle a de plus cruellement médiocre. On remarque, si je ne me trompe, dans la dernière partie de son théâtre, un goût croissant de la réalité.

On ne saurait exiger trop de qui nous a tant donné. Je suis tenté de dire à Molière que je voudrais bien voir de mes yeux comment Tartufe a peu à peu séduit Orgon, et comment le bonhomme s’est trouvé prêt à subir le monstrueux directeur dont il est possédé ; que je voudrais connaître le passé d’Harpagon, d’où lui vient sa fortune, et comment il la gouverne. Une série d’esquisses comme la Comtesse d’Escarbagnas ferait fort bien mon affaire. – Je lui dirais aussi que son théâtre n’est peut-être pas un tableau si complet de la vie au XVIIe siècle. Où est le financier, l’homme d’argent qui déjà grandissait ? Et le juge, l’homme de robe de ce temps-là, digne, dur et cupide ? Et l’avocat, et le procureur, et tous les gens de loi ? À peine si l’on entrevoit ce monde-là dans les Fourberies de Scapin. J’ai déjà dit que le courtisan à la cour manquait à la galerie. Et l’homme de lettres domestique d’un grand seigneur ? Je serais curieux de voir Trissotin au service d’un duc et pair. Et les marquis ivrognes et brutaux ? Molière ne nous en montre que d’inoffensifs et de jolis (sauf don Juan, qui est autre chose qu’un marquis). Que n’a-t-il repris et approfondi le Dorante du Bourgeois gentilhomme ? Je vois bien Tartufe : mais où est le directeur moelleux, souple et doux, celui qui gouverne les femmes. Où est le bourgeois de Paris, gouailleur, frondeur et bon vivant ? Le bonhomme Chrysale mis à part, les bourgeois de Molière sont vraiment plus stupides que nature. Et où sont les filles de bourgeois riches épousées par des nobles ruinés ? (Non que je fasse un crime à Molière de n’avoir pas écrit le Gendre de Monsieur Poirier). Et où sont les courtisanes ? Célimène n’en est pas une, et la Dorimène du Bourgeois gentilhomme n’est qu’un fort léger crayon. Toutefois, il faut peut-être pardonner à Molière de n’avoir pas écrit le Demi-Monde ou le Mariage d’Olympe. Il faut dire aussi que la matière n’était pas la même que de nos jours, et que, sans doute, l’intérêt eût été moindre. Il ne manquerait plus que de trouver étrange qu’il n’ait pas abordé la question du divorce et celle des filles séduites et des enfants naturels ! – Mais enfin, je donnerais volontiers pour deux ou trois des personnages dont j’ai naïvement regretté l’absence, quelques-uns de ses médecins et quelques-unes de ses servantes. – Est-ce à dire que nous cherchions querelle au grand homme ? En aucune façon. Encore une fois, le temps lui a manqué et aussi sur bien des points, la liberté. C’est dans la comédie plus encore que dans la satire « qu’un homme né chrétien et Français se trouvait contraint ». En douze ans, il a créé presque un monde, et ce qu’il a créé vit à jamais. Nous avons voulu seulement, en disant ce qu’il a fait et ce qui restait à faire à côté de lui ou après lui, mesurer plus aisément l’originalité de ses contemporains et de ses successeurs, et, en parcourant une fois de plus son puissant théâtre, remettre les autres à leur plan par un effet naturel de recul, y compris celui de Dancourt, que le souvenir de cette préface ramènera à ses proportions, au cas où nous serions tentés de le louer avec excès et de « l’inventer » plus que de raison.

Avant de chercher dans les autres comédies du temps le complément du théâtre de Molière, l’idée nous vient de le demander aux moralistes. Mais Pascal, la Rochefoucauld, Nicole, n’ont point fait de portraits. Ceux qu’on trouve dans les satires de Boileau sont extrêmement généraux, imités pour la plupart, avec quelques rajeunissements, d’Horace ou de Juvénal ; les meilleurs et les plus modernes ne font que doubler ceux de Molière. – Restent les peintures de la Bruyère. On voit, en les parcourant, quel riche domaine restait à exploiter aux auteurs comiques du temps de Molière et de la fin du XVIIe siècle : on verra bientôt qu’ils ne l’ont point épuisé, et l’on pourra même s’étonner, au premier abord, qu’ils en aient tiré si peu de chose. C’est en vérité que Molière avait du génie, – et que la Bruyère, lui, était en somme fort à son aise. Le livre a coutume de devancer les hardiesses du théâtre, et quand le théâtre suit, il ne saurait aller aussi loin que le livre. – Les ciselures du style n’empêchent point l’œuvre de la Bruyère d’être impitoyable et triste. Les grandes dames aux caprices monstrueux, la dévote adultère, le directeur de conscience, le financier dans les affaires et le courtisan à la cour, voilà des caractères qui, portés sur la scène sans atténuations, outrés encore par le relief de la forme dramatique, eussent apparemment offusqué les contemporains par plus de vérité qu’ils n’en pouvaient soutenir, ou que l’autorité n’en pouvait permettre. Puis de tels sujets, traités à fond, eussent presque nécessairement abouti à une sorte de comédie tragique, à la fusion des genres, qui, hors des imitations de l’espagnol, eût semblé une hérésie. Le drame bourgeois ne naîtra que plus tard, et par malheur ne sera pas un développement naturel de la comédie. – Outre qu’on chercherait en vain parmi eux un seul artiste de premier ordre, les contemporains et les successeurs de Molière ne sont ni très hardis ni tourmentés d’un grand besoin de vérité. Voyons cependant si nous ne pourrons pas recueillir dans leur théâtre quelques esquisses de types nouveaux avant d’arriver à Dancourt qui, lui, verra mieux, sans voir trop loin, ni insister trop fort, ni s’en soucier beaucoup.

 

 

Chapitre II - Si les comédies des contemporains et des successeurs immédiats de Molière ajoutent quelque chose à son théâtre

 

La tragédie, sans doute, dit Uranie, dans la Critique de l’École des femmes, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que lune n’est pas moins difficile à faire que l’autre. – Assurément, Madame, répond Dorante, et quand pour la difficulté vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas. Car, enfin, je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins et dire des injures aux dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature.

Il n’est pas surprenant que le grand comique ait préféré la comédie à la tragédie ; et, s’il juge la première plus difficile, ce sentiment est tout à son honneur : il montre à quel point il prenait sa tache au sérieux, et combien il était travaillé du souci de « faire vrai ». S’il éprouve le besoin de le dire tout haut, c’est que les hommes, de son temps comprenaient peu ce souci, et cela rehausse encore son mérite. Il faut avouer d’ailleurs que ce qu’il dit de la tragédie s’applique assez bien au théâtre de Corneille, où l’on trouve peu de « vérité vraie », pour prendre le mot de Figaro. S’il avait fait parler ainsi Dorante après les chefs-d’œuvre de Racine, on pourrait contester sur quelques points et lui montrer dans la tragédie racinienne autre chose que « des grands sentiments et des portraits à plaisir... » il est permis néanmoins, aujourd’hui encore, de partager l’énergique préférence de Molière, à condition de la donner, non pour un jugement sans appel, mais pour le résultat d’une impression naïve et répétée. Ce n’était pas l’avis des gens du XVIIe siècle. Une des choses qu’on reproche le plus à Molière dans les petites comédies injurieuses dont la Critique de l’École des femmes et l’Impromptu de Versailles provoquèrent l’éclosion, c’est de faire courir la foule à ses farces, de lui désapprendre le chemin des pièces du genre noble, d’abaisser enfin le goût public.

...Car pour le sérieux on devient négligent,

dit le marquis, défenseur ridicule de Molière dans l’Impromptu de l’hôtel de Condé (Montfleury),

Et l’on veut aujourd’hui rire pour son argent ;
L’on aime mieux entendre une turlupinade
Que...

ALCIDON.

Par ma foi, marquis, notre siècle est malade[18].

De même le comédien Florimont, dans Élomire hypocondre, de Le Boulanger de Chalussay :

...Pour peu que le peuple en soit encor séduit,
Aux farces, pour jamais, le théâtre est réduit,
Ces merveilles des temps, ces pièces sans pareilles,
Ces charmes de l’esprit, des yeux et des oreilles,
Ces vers pompeux et forts, ces grands raisonnements
Qu’on n’écoute jamais sans des ravissements,
Ces chefs-d’œuvre de l’art, ces grandes tragédies,
Par ce bouffon célèbre en vont être bannies,
Et nous, bientôt réduits à vivre en Tabarins,
Allons redevenir l’opprobre des humains[19].

Aussi bien Molière avait prévenu l’attaque :

Ce n’est pas ma coutume de rien blâmer, – dit ce pédant pincé de Lysidas, et je suis assez indulgent pour les ouvrages des autres. Mais enfin, sans choquer l’amitié que Monsieur le chevalier témoigne pour l’auteur, on m’avouera que ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies, et qu’il y a une grande différence de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là dedans aujourd’hui, on ne court plus qu’à cela, et l’on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lorsque des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m’en saigne quelquefois, et cela est honteux pour la France[20].

Sur ce point les ennemis de Molière sont unanimes. Même après les répliques si nettes et si sensées qu’il met dans la bouche de Dorante, tous continuent de faire les dégoûtés sur le potage d’Alain, sur la tarte à la crème qu’Agnès met dans le corbillon, sur les puces qui l’inquiètent la nuit, sur les contorsions et les soupirs d’Arnolphe aux pieds de l’ingénue. À propos de cette dernière scène que nous aimons tant aujourd’hui. Lidamon, un des interlocuteurs du Panégyrique de l’École des femmes (titre ironique, auteur inconnu), soutient, croyant par là confondre Molière, que sa prétendue comédie est une pièce tragique, « le héros y montrant presque toujours un amour qui passe jusqu’à la fureur et le porte à demander à Agnès si elle veut qu’il se tue, ce qui n’est propre que dans la tragédie, à laquelle on réserve les plaintes, les pleurs et les gémissements. Ainsi, au lieu que la comédie doit finir par quelque chose de gai, celle-ci finit parle désespoir d’un amant qui se retire avec un ouf, par lequel il tâche d’exhaler la douleur qui l’étouffe, de manière que l’on ne sait pas si l’on doit rire ou pleurer dans une pièce où il semble qu’on veuille aussitôt exciter la pitié que le plaisir. »

D’autres, au contraire, dont Lysidas se fait l’interprète, trouvent dans la même scène « quelque chose de trop comique et de trop outré[21]. » Au fond, tous semblent se plaindre d’avoir reçu de ce passage une impression trop forte, un heurt trop brutal, et prennent pour une répugnance du goût ce qui était peut-être, à leur insu, une vague souffrance du cœur au spectacle d’une passion violente, à la fois grotesque et douloureuse. Molière aurait pu leur répondre (et leur répond en effet, quoique en d’autres termes) : Si cette scène vous est pénible, c’est que la vérité en est poussée jusqu’au bout. Accusez donc de votre malaise la réalité que je copie. « Je voudrais bien savoir, dit Dorante... si les honnêtes gens mêmes, elles plus sérieux en de pareilles occasions, ne font pas des choses[22]... « Mais on n’admettait pas que la comédie pût laisser au cœur une amertume et faire entrevoir des dessous qui ne sont pas toujours risibles. Molière lui-même ne faisait pas exprès d’être tragique ; et si, raffinant sur son œuvre, il nous plaît de le trouver tel par réflexion, il n’en est qu’à demi responsable. Il voyait clair et sa comédie était véridique, voilà tout.

Je ne parlerai pas d’autres critiques plus menues sur la conduite de l’École des femmes ; je ne rappellerai pas que les ennemis de Molière, sans se soucier de la contradiction, le jugent mauvais acteur, et prétendent toutefois que son jeu fait tout le succès de ses pièces. Mais il est une dernière critique qu’il faut retenir, plus intelligente que les autres, ou plus hypocrite. C’est au sujet du sermon qu’Arnolphe fait à sa pupille au troisième acte de l’École des femmes.

Quand un homme en burlesque a su faire un sermon,

dit Dorante dans le Portrait du peintre (Boursault)[23],

Il me semble pourtant qu’on n’est point malhabile.
L’auteur prend l’agréable et le joint à l’utile ;
À ce que veut le peuple il se rend complaisant,
Et le force de rire en le catéchisant.

LE COMTE.

Tudieu ! tu l’entends !

LIZIDOR.

Oh !

DAMIS, à Dorante.

Tu n’as rien dit qui vaille !

DORANTE.

Pourquoi, baron ?

AMARANTE.

Pourquoi ? retournons la médaille :
Outre qu’un satirique est un homme suspect,
Au seul mot de sermon nous devons du respect,
C’est une vérité qu’on ne peut contredire,
Un sermon touche l’âme et jamais ne fait rire ;
De qui croit le contraire on se doit défier.
Et qui veut qu’on en rie en a ri le premier.

LE COMTE.

C’est mal répondu.

LIZIDOR.

Puth !

DORANTE.

Pitoyable critique !

DAMIS.

Dites donc ce que c’est que d’être satirique.

DORANTE.

Que d’être satirique ?

DAMIS.

Oui.

DORANTE.

C’est satiriser.

AMARANTE.

Oui, mais satiriser, c’est railler, mépriser ;
Ainsi, pour l’excuser, quoi que vous puissiez dire,
Votre ami du sermon nous a fait la satire ;
Et de quelque façon que le sens en soit pris,
Pour ce que l’on respecte on n’a point de mépris

Ainsi dans Zélinde[24] (de Villiers) :

Je ne dirai point que le sermon qu’Arnolphe fait à Agnès et que les dix maximes du mariage choquent nos mystères, puisque tout le monde en murmure hautement.

Molière, qui dans la Critique n’a dissimulé ni atténué aucune des accusations où sa comédie était en proie, avait fait dire le premier à Lysidas, presque dans les mêmes termes[25] :

Le sermon et les maximes ne sont-ils pas des choses ridicules, et qui choquent même le respect que l’on doit à nos mystères ?

Et Dorante, un peu plus loin, répondait fort habilement :

Pour le discours moral que vous appelez un sermon, il est certain que de vrais dévots qui l’ont ouï n’ont pas trouvé qu’il choquât ce que vous dites, et sans doute que ces paroles d’enfer et de chaudières bouillantes sont assez justifiées par l’extravagance d’Arnolphe et par l’innocence de celle à qui il parle.

Je ne me porterais pas garant de l’entière innocence des intentions de Molière. Si l’on met à part les chefs-d’œuvre de nos grands orateurs chrétiens, il est certain que le « discours moral » d’Arnolphe ne ressemble pas mal à la moyenne des sermons religieux, en reproduit, avec un peu d’exagération scénique, le tour et le style, surtout le ton affirmatif et impérieux et la grossièreté choquante des arguments. Arnolphe prenant tout à coup, pour exécuter son abominable plan, le langage de la chaire chrétienne, et ce langage s’adaptant le mieux du monde à la pensée du vieux tyran et lui paraissant naturel, voilà qui donnait à songer. On pouvait soupçonner qu’aux yeux de Molière il y avait de singulières ressemblances entre l’éducation que l’Église imposait aux enfants, particulièrement aux filles, et celle qu’Arnolphe avait imaginée pour abrutir Agnès. Nous comprenons que les « faux dévots » et peut-être aussi quelques dévots sincères se soient scandalisés, et que les ennemis de Molière aient exploité et traduit cette indignation. Ce sont les mêmes, hypocrites, ignorants ou envieux, qui le forceront à expurger Don Juan, puis à le retirer du théâtre et qui, pendant quatre ans, empêcheront la représentation de Tartufe.

Nous voyons en somme que ce qui choquait le plus dans l’École des femmes, c’est précisément ce que nous admirons le plus aujourd’hui. Ce qu’on reprochait au comique de Molière, c’est ce qu’il a de franc, de profond ou de hardi. – Accordons, si l’on veut, que l’équivoque sur le ruban dérobé par Horace et quelques autres traits du même genre ne sont pas d’un goût irréprochable. Mais alors les hauts cris poussés là- dessus par les adversaires de notre poète donneraient à croire que ses contemporains ont su en général éviter dans leurs comédies la grossièreté. D’autre part, les critiques soulevées par les passages où Molière enfonce, où il pousse dans la réalité jusqu’au point où elle devient triste, et avec un esprit d’audace qui peut paraître subversif, font supposer que les autres comédies du temps n’admettront qu’une vérité superficielle ou mitigée par des conventions. Or, il se trouve que les œuvres des rivaux de Molière démentent la première supposition, qui était à leur honneur, et ne justifient que trop la seconde. – Parcourons ces comédies, non pas toutes (ce serait un labeur infini), mais celles que M. Victor Fournel a recueillies comme les plus curieuses ou les meilleures. Nous rencontrerons des farces purement gauloises semées de bien autres indécences que l’École des femmes. Puis ce sont des comédies « du genre noble », d’un ton emphatique ou précieux et d’une intrigue laborieuse. Ajoutez quelques petites pièces d’actualité, sans nulle valeur sinon comme documents. Souvent les deux genres, le gaulois et l’espagnol, sont mêlés dans la même comédie, si bien qu’on passe de la gaillardise de nos pères à l’enflure et à la complication castillanes. Non qu’il n’y ait parfois du mérite dans tout cela, de l’esprit, de la grâce, de la verve. Je ne songe pas, du reste, à contester la légitimité d’aucun genre de comédie, même de ceux où il entre le plus de convenu. Une farce où sonne un bon rire libre et sain, une tragi-comédie empreinte de la fierté et de la subtilité d’outremonts, peuvent fort bien être des chefs-d’œuvre. Ici, on chercherait longtemps. Les meilleures inspirations comiques (et elles n’abondent pas) sont compromises ou par la faiblesse ou par les incroyables négligences de la forme. Ces gens là se croient presque toujours obligés d’écrire en vers ; et comme ils sont pressés, – ou inhabiles, les vers vont comme ils peuvent. Surtout pour revenir au point de vue où nous nous sommes placés, leur théâtre n’ajoute pas grand’chose à celui de Molière, pas une étude de mœurs un peu sérieuse, pas un type un peu important. Rien ne rehausse mieux l’originalité de notre poète que cette excursion chez ses voisins.

 

 

1 -  Contemporains de Molière

 

Avec Cyrano de Bergerac et son Pédant joué, d’un comique si particulier, et qui tient surtout aux bizarreries laborieuses d’une forme extravagante, Montfleury est assurément, parmi les contemporains de Molière, le plus amusant, et de beaucoup. C’est un pur Gaulois, non de la race de Rabelais ou de Desperriers, de ceux qui ont un fonds de sérieux, mais plutôt un continuateur des farces du XVe siècle ; une tête naturellement joyeuse, où n’entra jamais la moindre préoccupation morale ; qui n’a souci que de rire et qui aime pour elle-même la plaisanterie de haute graisse, sans penser à bien ni à mal. C’est un de ces bons garçons ingénument cyniques, ignorants de la règle, que les côtés grossiers de la comédie de l’amour attirent et mettent en liesse ; qui sont incapables d’y voir autre chose ; qui, ayant la chair tendre, le cœur banal, l’esprit terre à terre, sont naïvement enchantés des bons tours que la nature inférieure joue aux conventions sociales : grands enfants que l’évidente spontanéité de leur polissonnerie excuse peut-être de n’être point décents. Montfleury s’amuse de si bon cœur qu’on ne saurait lui en vouloir. La plus grande partie de son théâtre semble procéder du Cocu imaginaire. Il était donc assez mal venu, tout à l’heure, à défendre le grand art contre Molière, Mais qui sait ? peut-être était-il de bonne foi. Ces natures d’esprit ne vont pas sans beaucoup d’inconscience, et l’on voit souvent ces bons garçons, qui réfléchissent peu, tenir pour les opinions convenues et convenables, quand l’occasion se présente de prendre parti. D’ailleurs, c’est sur un théâtre rival que les réponses d’Agnès ont scandalisé Montfleury. Cela ne l’empêche point d’avoir été pour son compte le poète persévérant et toujours épanoui du « cocuaige », de l’avoir retourné dans tous les sens et considéré sous tous ses aspects joyeux. Le mari trompé a été son fantoche favori, et il faut avouer qu’il en a joué d’une façon bouffonne, qu’il a su le placer dans des situations originales et en tirer des cris inattendus.

Santillane[26], qui est jaloux comme un tigre de sa femme Léonor, est venu avec elle aux noces de don Carlos, qu’il soupçonne d’être son amant. – Don Carlos fait enlever Santillane et Léonor (qui est du complot), dans une promenade sur mer, par des matelots habillés en Turcs. Un valet, Gusman, qui joue le rôle du grand seigneur, jette le mouchoir à Léonor, menace Santillane de le faire pendre si elle résiste. Et voilà le malheureux réduit à supplier sa femme de le faire ce qu’il craignait tant de devenir. Léonor se retranche sur sa vertu et dit qu’elle aime mieux le voir pendu. – Mais Montfleury est bon enfant et finit par tout arranger. Un messager annonce que don Carlos a pris un vaisseau turc et qu’il réclame en échange Santillane et Léonor. Le jaloux ne doutera plus de sa femme :

Sa vertu m’est connue et j’en suis convaincu.
Quoi, morbleu ! la prier de me faire cocu,
Et, de peur que cela ne me mette en colère,
Aimer mieux me voir pendre et n’en vouloir rien faire ;
Voilà ce qui s’appelle une femme de bien.

Bernadille[27], sur le faux témoignage d’une servante effrayée, a cru que Julie, sa femme, le trahissait ; il l’a menée bien loin en mer et jetée sur une île déserte. Tout le monde la croit morte, et de sa belle mort. Mais Julie reparaît sous des habits d’homme et sous le nom de Frédéric. Elle se venge d’abord de Bernadille qui ne la reconnaît pas, en faisant sa cour à une fille qu’il veut épouser. Toutes les grasses équivoques auxquelles peut prêter le travestissement de Julie, le poète y insiste et s’y délecte. – Puis le faux Frédéric, s’étant fait donner la charge de prévôt, cite Bernadille à son tribunal, lui demande ce qu’il a fait de Julie, le condamne à être pendu à moins qu’il ne démontre que sa femme le trompait... On pense bien que tout finit pour le mieux. – L’interrogatoire de Bernadille, les monologues où il exprime son embarras et gémit sur le paradoxe de sa situation, la scène où il questionne la servante, sont d’une fantaisie copieuse et drue. – Après le mari qui voudrait l’être, le mari qui voudrait l’avoir été. À l’explosion de Santillane :

Fais ton mari cocu pour lui sauver la vie,

répond celle de Bernadille :

Et pour comble de maux je ne suis pas cocu !

Je passe les magnifiques variations sur ces deux thèmes originaux. Il n’est pas de délicatesse de goût qui tienne ; on est saisi par ce que la situation a d’insensé, et l’on est tenté de pardonner beaucoup à qui nous fait tant rire.

Maintenant, il tant reconnaître que cela se passe n’importe où et n’importe quand, et que les personnages se contentent d’être amusants. C’est bien quoique chose, mais non pas tout ce que nous cherchons. – Sauf une allusion à la vénalité et à l’ignorance des juges (II, 1) et le portrait d’une femme à la mode avec le détail de ses engins de toilette et l’emploi de ses journées (IV, 3), rien à retenir pour l’histoire des mœurs, sinon le succès de ce comique tout cru auprès du public du XVIIe siècle, et la grande bravoure de goût qu’on avait encore en ce temps-là.

Montfleury, par l’entrain comique et quelquefois par le style, est pour le moins un petit-cousin de Regnard. Nous ne voyons, autour de lui, rien qui approche de sa folle gaieté. Ce n’est pas, du moins, le Parasite de Tristan l’Ermite, avec l’histoire traditionnelle des amoureux qui se marient malgré leurs parents, et le matamore bafoué, et le parasite échappé de la comédie antique, ni le Campagnard de Gillet de la Tessonnière, qui ressemble un peu à M. de Pourceaugnac et beaucoup aux provinciaux du Repas ridicule. – Boisrobert (contemporain de Molière par ses dernières pièces) n’a rien dans son théâtre de la verve burlesque que la tradition lui attribue, et par laquelle ce Figaro mâtiné de Basile s’était rendu nécessaire au cardinal. La Belle Invisible est une comédie noble, du genre espagnol, de la même famille que Don Sanche ou Don Garcie. – Une dame masquée, amoureuse d’un cavalier, se fait aimer de lui, l’enlève, et éprouve longuement sa constance avant de se découvrir. Notons la scène ingénieuse et noblement galante (IV, 3) où « la belle invisible » se présente démasquée à don Carlos, qui n’a jamais vu le visage de sa maîtresse et qui ne sait d’ailleurs où il est ni qui l’a fait enlever. Don Carlos la repousse pour lui être fidèle ; puis, quand la tentatrice est partie en craignant d’être irritée, il commence à soupçonner le gracieux manège. – Les comédies de cette sorte abondent au temps de Louis XIII et de la Fronde ; et, de fait, ce fut l’époque des grands coups d’épée et des enlèvements, des amours mêlés aux conspirations, des grands sentiments et des intrigues embrouillées. C’est, dans la Belle Invisible, la même espèce d’amour et le même langage que dans tout le théâtre de Corneille, dans les romans de Mlle de Scudéry et dans les conversations de l’hôtel de Rambouillet. Amour raisonneur, amour de tête (au moins en apparence), où l’on retrouverait tout au fond l’idée chrétienne de l’indignité de la chair et du péché inhérent à l’amour physique, mais transformée et affinée, d’abord par le mysticisme du moyen âge, puis par la délicatesse du monde lettré, surtout du monde féminin, par la vanité des précieuses, enfin par l’influence du théâtre espagnol, par la subtilité et la fierté de son spiritualisme. L’amour travesti devient à la fois une religion qui inspire des vertus, et un art difficile et exigeant sur lequel on disserte avec une afféterie qui a parfois de la grâce et avec une pédanterie qui a parfois grand air. La femme semble moins désirée qu’adorée ; et c’est pourquoi elle le prend de haut, se tient sur son quant-à-moi, sur son honneur, sur sa « gloire », impose des épreuves. Comme il faut la mériter, et comme elle-même doit être digne de l’effort qu’elle exige, l’esprit des amoureux s’exerce et se travaille. L’amour ne va plus sans psychologie et sans littérature. Nous touchons aux théories de Pascal dans le Discours des passions de l’amour :

À mesure que l’on a plus d esprit, les passions sont plus grandes... La netteté d’esprit cause aussi la netteté de la passion... – Quand on a plus de vues, on aime jusqu’aux moindres choses... – L’amour donne de l’esprit, et il se soutient par l’esprit. Il faut de l’adresse pour aimer. – Tant plus le chemin est long dans l’amour, tant plus un esprit délicat sent de plaisir...

Il est remarquable que Pascal pense ici justement comme Cathos et Madelon. – Assurément, ce n’est point là l’amour de Didon, de Juliette, d’Hermione, de Desgrieux ou de Valentine ; mais enfin c’est une des formes historiques de l’amour. La comédie de Boisrobert, assez faiblement écrite, n’est d’ailleurs intéressante qu’en ce qu’elle nous montre, après tant d’autres, le genre de faux et de convenu qui plaisait à ses contemporains. Or, c’est d’autre chose que nous sommes en quête.

Comme l’Écolier de Salamanque et le Marquis ridicule, les seules pièces de Scarron qui appartiennent à l’époque que nous étudions, la Magie sans magie, de Lambert, est encore une comédie dans le goût espagnol. – Léonor, trahie par Alphonse, a voulu se tuer, et on la croit morte. Mais elle vit déguisée en cavalier chez le vieil Astolphe, qui passe pour magicien. Sous son déguisement elle a séduit Elvire, la nouvelle maîtresse d’Alphonse. Celui-ci cherche son rival, vient pour se battre avec lui... À la fin il reconnaît Léonor, sent son amour lui revenir, et obtient son pardon. – Marivaux eût mieux gradué dans sa prose délicate les nuances de sentiment que ce roman comporte ; mais la pièce se fait lire telle qu’elle est. Puis ces travestissements, au théâtre, ont presque toujours un charme singulier : outre qu’une équivoque dont on a le secret amuse naturellement, il s’y mêle, surtout à la représentation, je ne sais quoi d’un peu sensuel. – Des épisodes comiques viennent relever les scènes galantes. Nous assistons aux transes d’un valet à qui apparaissent Léonor et sa suivante Julie, et qui croit qu’Astolphe évoque les ombres des morts (d’où le titre de la pièce). – Mais ce comique-là est fort élémentaire. On verra, si on l’analyse, qu’il naît d’un contraste des plus simples, de ce qu’un valet hurle de peur sans être aucunement en danger. Il faut pour en rire une âme un peu neuve. C’est ainsi que nous faisons rire un enfant qui nous croit effrayés parce qu’il a fait : hou ! hou ! – Le comique des premières scènes d’Amphitryon est déjà d’une espèce supérieure. Outre que Sosie a peur sans être réellement en péril, il plaisante lui-même sur sa poltronnerie et fait ensuite le brave en face de Mercure ; et nous saisissons de nouveaux contrastes entre sa terreur réelle et le sang-froid que supposent ses plaisanteries, puis entre sa crânerie feinte et ses précédents discours. – Et que dire, par exemple, du comique de la deuxième scène du Misanthrope, après la lecture du sonnet ? 1° Alceste a la prétention d’être franc, et en réalité il se plie à des concessions ; 2° ce qu’il ne veut pas dire, il le fait fort bien entendre : il dit s’adresser à quelqu’un dont il taira le nom, et c’est bien à Oronte qu’il s’adresse ; 3° les concessions qu’il croit faire, en réalité il ne les fait pas ; 4° il veut les faire et au fond il en est furieux. – Ainsi pour Oronte. 1° Il attendait des compliments et reçoit tout autre chose ; 2° il fait semblant de ne pas comprendre et il comprend en effet ; 3° s’il comprend c’est bien à son corps défendant ; 4° il répond doucement, tout en étant fort en colère. Je ne garantis pas l’analyse complète. – Il en ressort que le comique est peut-être, « subjectivement », chez celui qui en reçoit l’impression, le plaisir de discerner rapidement une ou plusieurs contradictions du genre de celles que nous avons notées. Il faut aussi que ceux qui nous donnent ce plaisir n’aient pas conscience de toutes ces contradictions. On rit parce qu’on démêle vivement la réalité sous certaines apparences, ou ce qui devrait être sous ce qui est. Plus fort est le contraste ou plus il est complexe, et plus le plaisir est grand ou délicat de le sentir ou de le débrouiller. Resterait à chercher s’il n’y a pas d’autres éléments du comique qui tiennent, en dehors de telle ou telle situation, au caractère même des personnages et au fond de leur idées, puis au style, aux formes du langage. – Pour en revenir à Lambert, son comique est assez enfantin (et l’on en peut dire autant de la plupart des écrivains que nous passons en revue). – Il n’implique d’ailleurs aucune observation des mœurs du temps ; seulement, il nous rappelle que beaucoup de gens au XVIIe siècle croyaient encore à la magie. Quant à l’astrologie, elle était fort en faveur.

Le style de Lambert n’est pas à mépriser. Il ressemble au style raisonneur, symétrique, antithétique et un peu lourd de Corneille. C’est la bonne langue du temps où la France « faisait sa rhétorique » ; une langue fort bien assortie à cet amour pédant dont on parlait tout à l’heure. Voici qui est tout à fait dans la manière cornélienne :

Mon perfide revient par l’ordre de son prince
Avec le même bras qui le rendait vainqueur,
Mais, ciel ! ce ne fut pas avec le même cœur !
Je le trouvai partout insensible à mes larmes :
L’ingrat fit vanité de mépriser mes charmes,
Et chez moi, par hasard, se rencontrant un jour,
Avec tant de dédain il traita mon amour,
Que, cet amour soudain se changeant en furie,
Je formai le dessein d’attenter à sa vie,
Et, pour l’exécuter, me tirant à l’écart,
Sans que l’on m aperçût me saisis d’un poignard,
Mais, hélas ! que l’objet d’une invincible flamme
Rappelle promptement la tendresse en notre âme !
Prête à faire éclater ce violent dessein,
Je sentis que mon cœur désavouait ma main ;
Confuse, je rougis d’un mouvement plus tendre.
Et ma fureur, sur lui n’osant plus entreprendre,
Fit retomber sur moi la peine du trépas
Et voulut me punir et ne me punir pas.
Ainsi, sans balancer, de rage tout émue,
Soudain je fais briller ce poignard à sa vue,
Et d’un coup aussi prompt qu’il parut inhumain,
Sans qu’on pût m’arrêter, je me perce le sein,
Et je tombe à ses pieds en illustre victime
Qui lui sauve le jour et paye pour son crime[28].

Nous descendons à de Villiers, comédien de l’hôtel de Bourgogne, connu surtout pour sa haine contre Molière, sa Zélinde, ou la véritable Critique de l’École des femmes et la Critique de la Critique, et sa Réponse à l’Impromptu de Versailles, ou la Vengeance des marquis. – Sa petite comédie des Coteaux n’est intéressante que par les détails qu’elle nous fournit sur la cuisine du temps. L’action n’est rien. Tersandre, voulant recevoir sa maîtresse, charge son maître d’hôtel de le débarrasser des parasites qui viennent dîner chez lui. Nous les entendons causer cuisine un quart d’heure ; puis le maître d’hôtel vient leur dire que l’heure du dîner a été avancée, qu’ils viennent trop tard.

Nous y apprenons quelques petites choses sur lesquelles d’ailleurs nous renseignent tout aussi bien la satire de Boileau, les correspondances du temps, la Muse historique de Loret, le Vrai Cuisinier français, une scène du Bourgeois gentilhomme : ce que c’était que les coteaux et pourquoi on les appelait ainsi ; qu’on dînait entre midi et midi et demi ; qu’il y avait dès lors des restaurants à prix fixe ; que les vins de France étaient négligés, sauf les vins de Champagne ; qu’une des friandises du temps était un potage aux oignons farcis ; que le coq d’Inde était considéré comme un mets vulgaire et bourgeois ; qu’on appréciait les dindons du Pré-Saint-Gervais et les perdrix de Compiègne et de Saint-Germain ; qu’une liqueur très recherchée était l’hypocras, composé de vin, de sucre, de citron, de cannelle, de poivre, de girolle, et parfumé avec de l’ambre et du musc ; que quelques grands seigneurs tenaient table ouverte, etc. ; enfin la table semble avoir été fort cultivée au XVIIe siècle, que la gastronomie était déjà une science qui avait son idiome ; que la cuisine était solide et compliquée, peut-être un peu lourde au gré de nos estomacs affaiblis. C’est le triomphe du ragoût. – Nous reprocherons à de Villiers d’avoir traité d’un style fort pâle un sujet succulent. La saveur de toute cette cuisine n’a point passé dans ses vers. Molière dans une scène du Bourgeois Gentilhomme, et Boileau dans le Repas ridicule, ont bien une autre couleur. – Au moins la comédie de Villiers est-elle un témoignage de la misère mal dorée et du parasitisme où vivaient bon nombre de gens de qualité. Ses « marquis friands » sont des compères effacés du Dorante de Molière (Bourgeois gentilhomme). De parasites inoffensifs ils deviendront chevaliers d’industrie, et se feront entretenir par des bourgeoises mûres dans le théâtre de Regnard et de Dancourt.

On ne peut guère s’arrêter sur la Dame d’intrigues, ou le Riche vilain de Chappuzeau. Au fond, c’est l’Avare de Plaute et de Molière, l’histoire d’un avare à qui l’amoureux enlève son trésor afin d’épouser sa fille. La dame d’intrigues, qui donne son nom à la pièce, est absolument inutile à l’action. Il y a quelques scènes plaisantes, mais d’un gros comique et d’un gros style. Rien sur les mœurs du temps, sinon quelques détails qu’on retrouve dans vingt autres comédies sur la toilette des femmes, et une dispute entre deux crocheteurs qui s’arrachent le « ballot » du vieux ladre. Mais cela est négligeable. Ils parlent d’ailleurs comme les crocheteurs de tous les temps. – Une autre comédie de Chappuzeau, l’Académie des femmes, rappelle d’assez loin les Précieuses ridicules, dont il s’est peut-être souvenu, à moins que ce ne soit l’Académie qui ait fourni quelques traits à Molière. Le point n’est pas éclairci.

Raimond Poisson vaut mieux pour nous, parce qu’il a fait surtout des pièces de circonstance, « d’actualité », comme on dit aujourd’hui. La petite comédie du Baron de Crasse paraît fondée sur une aventure réelle. Au reste, elle flattait les préventions des Parisiens contre les gentilshommes campagnards. Les courtisans méprisaient les hobereaux pour leur rusticité, leurs ridicules et leur gauche imitation des manières de la ville et de la cour. Ils les détestaient aussi à cause de leur morgue, les gentilshommes de province mettant volontiers leur noblesse médiocre, mais authentique, au-dessus des titres, parfois récents ou suspects, des courtisans. – Le baron de Grasse raconte à un marquis et à un chevalier, qui sont venus le voir dans son petit castel, son voyage à Versailles, l’accueil fort désobligeant qu’il a reçu à la cour, et l’histoire de sa perruque prise dans la porte de la chambre du roi. Puis l’orateur d’une troupe de comédiens en tournée vient lui faire un compliment grotesque ; la troupe arrive ensuite et donne la comédie au baron. – Cette petite pièce eut un grand succès. Elle est agréable, mais ne nous apprend rien qui ne soit dans M. de Pourceaugnac et dans la Comtesse d’Escarbagnas.

Le Poète basque appartient à la même veine. Un poète basque, qui est comme qui dirait le baron de Crasse des auteurs dramatiques, vient au foyer de l’hôtel de Bourgogne proposer ses tragédies ; la Création du Monde, l’Arche de Noé, la Seigneuresse ou Dame de Biscaye. – Le baron de Calazious, qu’on voit traverser la scène au commencement, est un léger crayon de l’amateur de théâtre qui affecte de connaître les comédiens et d’entrer dans la loge des comédiennes. Mais ici l’amateur est un provincial et par surcroit un Gascon. Ce n’est pas encore le Biscara du Mari de la Débutante[29]. – Le Poète basque nous apprend ou nous rappelle, entre autres choses, que c’était un dur métier que celui de portier de théâtre, que la foule en écrasait plusieurs dans les grands succès, que les troupes de province avaient encore leurs poètes gagés, et qu’il y avait déjà des claqueurs.

Les Faux Moscovites se rapportent à l’ambassade russe venue à Paris on 1668, et qui avait fort amusé les Parisiens. – Lubin, crieur de noir à cirer, stylé par des filous, se fait passer auprès de l’hôtelier Gorgibus pour l’ambassadeur moscovite. Les compères de Lubin profitent de la circonstance pour enlever la fille de Gorgibus, qui est aimée du marquis de Jonquille. – Cette pièce n’est, par la qualité du comique et du style, qu’une parade de la foire ; mais elle est curieuse à cause du jour quelle nous ouvre sur les bas-fonds de Paris, sur les petits métiers parisiens, sur la vie des soudards licenciés, des spadassins, des escrocs, des loqueteux pittoresques. On songe aux gueux de Callot, si merveilleusement ressuscites par Gautier. La conversation des bretteurs de Poisson (sc. 3 et 4) rappelle moins l’ampleur, les propos truculents et superbement philosophiques de Jacquemin Lampourde et de Malartie. La Montagne, Jolicœur, la Ramée et Sans-Souci sont, par leurs mœurs et leur allure, assez proches cousins de Piedgris, de Tordgueule, de la Râpée et de Bringuenarilles (Le Capitaine Fracasse). – Ces types de bandits lettrés ne sont pas purement imaginaires. Ils ont pu coudoyer dans les mauvais lieux certains bohèmes du temps, Théophile, Saint-Amand, Colletet le fils. – Personnages extravagants, qui plaisent par l’énormité de leur fantaisie et parce qu’ils flattent l’instinct de révolte et le goût de paradoxe qui est en nous. – On regrette que Poisson n’ait pas eu plus d’art et plus de style ; mais il mérite un souvenir : il est le premier, dans cette revue, qui nous offre des silhouettes que nous n’ayons pas vues ailleurs, et prises sur le vif du Paris d’autrefois.

On peut mettre dans la même catégorie que les petites pièces anecdotiques de Poisson : la Désolation des filous sur la défense des armes de Chevalier ; Champagne coiffeur de Boucher ; la Joueuse dupée de J. de la Forge, d’où l’on tirerait tout un chapitre sur le jeu au XVIIe siècle ; et, si l’on veut, un tableau grossier de mœurs bourgeoises : l’Embarras de Godard, ou l’Accouchée, de Donneau de Visé. Il apparaît assez dans ces pièces que la vérité et l’abondance des détails extérieurs n’est point la vie.

Rien de plus fatigant à suivre que l’imbroglio des Intrigues amoureuses de Gilbert. Au lieu que dans les Ménechmes, et dans les autres comédies du même genre, deux personnes sont prises pour une seule, ici c’est une seule qui se fait passer pour deux, s’habillant tantôt en fille, tantôt en garçon – le tout pour sauver un héritage. L’intérêt est tout entier dans l’intrigue. Nos pères aimaient ces casse-tête.

Mentionnons avec quelque sympathie le Nouveau Festin de Pierre de Rosimond. Son don Juan n’a pas la grâce ni la complexité irritante de celui de Molière ; mais, quoique un peu trop tout d’une pièce et par là, moins vivant, il impose par la hauteur de son cynisme pédant, par l’audace de ses négations absolues, par une ambition raisonnée et inassouvie dans le crime : Satan sans nuances, à qui il manque de parler d’un meilleur style.

Il n’y a vraiment rien à retenir ni des Grisettes, ou Crispin chevalier de Champmeslé (c’est à peu près l’intrigue des Précieuses), ni du Jaloux invisible de Brécourt (c’est le sujet de Georges Dandin, avec une action encore plus grossière).

Tous ces écrivains faciles et contents de peu semblent même incapables de comprendre Molière tout entier et de le louer comme il le mérite. – L’Ombre de Molière (1674) est sans doute un panégyrique sincère et plein de bonnes intentions. Brécourt suppose que Molière étant descendu aux enfers, les ombres de ceux qu’il a tournés en ridicule viennent l’accuser devant Pluton, qui donne gain de cause au poète. Brécourt a bien vu, – et ce n’était pas malaisé, – que la grande vertu de Molière dans son théâtre, ç’a été d’aimer la vérité et la raison :

Il y avait toutefois là-haut un homme qui se mêlait d’écrire, à ce qu’on dit ; mais il s’était rendu si difficile que rien ne lui semblait parfait. Il se mit d abord à critiquer les façons de parler particulières ; ensuite il donna sur les habillements ; de là il attaqua les mœurs, et se mit inconsidérément à blâmer toutes les sottises du monde : il ne put jamais se résoudre à souffrir tous les abus qui s’y glissaient. Il dévoila le mystère de chaque chose ; fit connaître publiquement quel intérêt faisait agir les hommes, et fit si bien enfin que par les lumières qu’il en donnait on commençait de bonne foi à trouver toutes les choses de la vie un peu ridicules[30].

Voilà qui est bien, quoique d’une expression assez faible. Mais, quand il en faut venir à la démonstration, il se trouve que Brécourt oublie les principaux personnages de Molière, ceux qui témoignent le mieux de sa profondeur d’observation, de son sérieux, de sa puissance, de sa hardiesse. On ne voit figurer dans cette apothéose du grand comique que les Précieuses, le marquis de Mascarille, le Cocu, Nicole, M. de Pourceaugnac, Mme Jourdain et les quatre médecins de l’Amour médecin, c’est-à-dire des personnages de farce, ceux dont on a le plus de chance de trouver les pareils hors du théâtre de Molière. Arnolphe, Agnès, Harpagon, Tartufe et les autres de ce rang ne sont même pas mentionnés. Cela n’est-il pas surprenant ? Brécourt les a-t-il oubliés ? ou s’il leur préfère décidément ceux qu’il met en scène, comme plus amusants ? – Souvenons-nous que les ennemis de Molière lui avaient reproché d’abaisser la comédie : or voilà que Molière mort, un de ses anciens adversaires, voulant le louer, ne nous parle que de ses farces, comme s’il avait goûté médiocrement ses grands ouvrages qui ne font pas rire toujours, qui même, font réfléchir. – Cela achève de marquer l’extraordinaire supériorité de Molière sur les autres comiques du siècle. À vrai dire, leur théâtre semble procéder beaucoup moins de celui de Molière que des comédies de Corneille, soit des parties galantes, soit des scènes parisiennes de la Galerie du palais. – Ils flottent du genre espagnol, qui est à la mode chez les honnêtes gens, au genre anecdotique, – et au genre gaulois, toujours goûté du populaire. – On trouve bien chez eux des détails sur la vie courante, sur les habits, sur la cuisine, etc. ; mais, quand ils ne servent pas à préciser la date d’une action intéressante ou bien à augmenter le relief et la couleur de personnages bien vivants, ces détails n’ont plus de valeur que pour l’archéologue et pour le curieux du bric-à-brac de l’histoire. – Ces faiseurs de pièces romanesques, « d’actualités » ou de parades, n’ont point souci de la vérité ; – et il n’y a pas au fond de leur théâtre une pensée sérieuse, rien qui fasse soupçonner un regard vraiment humain jeté sur les choses humaines.

Gestit enim nummum in loculos demitere,

dit Horace. Eux de mémo, mais sans le style ni l’imagination de Plaute. – La plupart enfin, comme Tristan, Brécourt, Chappuzeau, ont roulé partout, fait tous les métiers. Le monde des lettres est plein d’aventuriers au temps de Louis XIV. La sagesse qu’ils ont rapportée de leurs expériences est d’espèce plate et cynique. Leur morale, s’ils en ont une, est celle de l’intérêt bien entendu, je veux dire immédiat. Leur philosophie est : Chacun pour soi, et prenons du bon temps, qui peut. Écoutez le valet Marot dans les Intrigues amoureuses :

Je sais, à mes dépens, comment le monde est fait,
La fortune et le temps m’ont fait devenir sage :
J’ai fait plus d’un métier et plus d’un personnage,
J’ai vu les pays chauds et les pays glacés,
Et n’ai jamais rien vu que des intéressés.
Vous l’êtes, je le suis, Yante l’est de même.
Son père, qui savait ma diligence extrême,
Me mit près de son fils comme un homme d’honneur
Le frère trépassé, je restai chez la sœur.
Elle m’estime fort, car je lui suis fidèle,
Elle a besoin de moi comme j’ai besoin d’elle ;
J’ai besoin de ses biens, elle de mes avis.

Ainsi va le monde. Je crois bien que, comme ce valet, Gilbert et les autres en prennent leur parti. Cette philosophie superficielle et grossière est celle de toute notre ancienne comédie, à commencer par Pathelin. – Pauvre source d’inspiration quand il ne s’y joint ni la curiosité, ni l’ironie généreuse ou fine, ni le génie de la gaieté. Nous avons vu qu’il y avait autre chose que la sagesse de Scapin au fond de l’œuvre de Molière.

N’eût-il pas écrit ses livrets d’opéra, Quinault mériterait d’être tiré de la foule. – Je laisse de côté l’Amant indiscret. La donnée est la même que celle de l’Étourdi. Je n’y vois de pris sur le vif qu’une scène épisodique entre deux cabaretiers parisiens qui s’arrachent un client. – Nous négligerons aussi la Comédie sans comédie, qui rappelle fort l’Illusion de Corneille, et par l’éloge du théâtre qui est au premier acte, et par la composition de l’ensemble, le second acte étant une pastorale, le troisième une farce, le quatrième une tragédie, le cinquième une tragi-comédie : le tout sans originalité. – Mais la Mère coquette, malgré quelques longueurs, est une comédie fort agréable et joliment versifiée. C’est la vieille histoire de la brouille et du raccommodement de deux amoureux, habilement filée, et compliquée par la rivalité parallèle de la mère et de la fille, du père et du fils. Mais cette symétrie même nous avertit que nous sommes dans le pays de la convention. La mère jalouse de sa fille passe au second plan, et son personnage n’est qu’indiqué. Toutes les situations qui risqueraient de devenir pénibles, mais qui, franchement traitées, rendraient la pièce originale et forte, sont esquivées avec adresse ; la mère et la fille ne se rencontrent pas. Il est certain que Quinault a eu peur de cette rencontre. Tant pis pour lui. Sa comédie n’est plus qu’une bluette un peu longue, avec des scènes charmantes. – Au moins nous offre-t-elle un type en partie nouveau : c’est « le marquis », celui dont se sert la soubrette pour brouiller les deux amants. Le marquis de Quinault est quelque chose de plus que ceux de Molière, lesquels se contentent d’être fats ou turlupins, mais ont de l’honneur, de la politesse, quelquefois de l’esprit. Nous savons du reste, par les petites pièces écloses autour de la Critique de l’École des femmes, que les marquis n’avaient nullement pris au tragique les railleries du poète et, par une sorte de bravade amusante, tenaient presque tous pour Molière. – Mais il paraît bien qu’à côté de ces jolis fats il y en avait de plus vilains et de plus grossiers. Il arrive souvent, dans le monde des viveurs, que la mode soit au cynisme et à la brutalité. Au XVIIe siècle, en Angleterre, les viveurs sont monstrueux et mènent une existence de bandits. Il en est en France qui ne valent guère mieux. La Bruyère nous les dénonce :

On parle d’une région où les jeunes gens sont durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des repas, des viandes et des amours ridicules : celui-là chez eux est sobre et modéré qui ne s’enivre que de vin ; l’usage trop fréquent qu’ils en ont fait le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint par des eaux-de-vie et par toutes les liqueurs les plus violentes : il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte.

Le marquis de Quinault ne remplit pas sans doute cette définition tout entière : mais il est loin de la gentillesse d’Acaste et de Clitandre. Il est insolent avec affectation, brutal et pleutre. Dès le début, après avoir meurtri son cousin Acante d’embrassades, comme Acante veut, avant de sortir, s’informer de la santé de son père, il trouve spirituel de le railler là-dessus :

Eh ! ne te pique point de tant d’honnêteté ;
Dans un fils tel que toi, crois-moi, l’on n’aime guère
Ces soins si curieux de la santé d’un père
Le bonhomme, pour toi, ne mourra que trop tard.

ACANTE

Vous croyez...

LE MARQUIS.

Avec moi, cousin, finesse à part :
Nous savons ce que c’est que la perte d’un père :
Jamais de ce malheur fils ne se désespère ;
Et l’on trouve toujours, aux douceurs d’hériter,
Des consolations qu’on ne peut rejeter.
Quelque honnête grimace enfin qu’on puisse faire,
Tout père qui vit trop court danger de déplaire !

Puis, comme le vieux Crémante, son oncle, entre en toussant :

Achevez de tousser, vous parlerez après,

et il lui donne des coups dans le dos pour arrêter la toux. Après quoi, le bonhomme l’invitant à se couvrir :

Non, je jure.
C’est moins respect pour vous que soin pour ma coiffure.

Tout le long de la scène il ne tarit en grossièretés de ce genre, tant que la patience du vieux ne paraît pas trop vraisemblable. Enfin, il demande à Crémante de lui prêter de l’argent et raconte de quelle façon, la veille, il a dépensé deux cents louis :

Admirez l’industrie ;
L’honneur vient de bravoure et de galanterie,
Et j’ai su trouver l’art d’être ensemble estimé
Et galant de fortune et brave confirmé :
Moyennant cent louis que j’ai donnés d’avance,
Un marquis des plus gueux, mais brave à toute outrance,
M’a feint une querelle, et d’abord prenant feu
M’a donné sur la joue un coup plus fort que jeu.

CRÉMANTE.

Un soufflet ?

LE MARQUIS.

Point du tout.

CRÉMANTE.

Mais un coup sur la joue ?

LE MARQUIS.

Ce n’est qu’un coup de poing, et lui-même l’avoue,
J’ai fait rage aussitôt, j’ai ferraillé, paré,
Et me suis fait tenir pour être séparé.
Voilà qui m’établit pour brave sans conteste.
Je n’ai pas mis plus mal mes cent louis de reste,
Avec une comtesse en crédit à la cour,
J’ai seul passé le soir et joué jusqu’au jour,
J’ai perdu mon argent, mais la perte est légère,
Et ce qu’elle me vaut me la doit rendre chère.

CRÉMANTE.

Quoi ! la dame en faveurs vous aurait racquitté !

LE MARQUIS.

Non, je la crois fort sage, à dire vérité.
Mais comme je sortais sans suite que mon page
(Car c’est une maison de notre voisinage),
J’ai trouvé deux marquis et des plus médisants,
Qui pour chasser ensemble allaient sans doute aux champs.
Tous deux m’ont reconnu dès qu’il m’ont vu paraître ;
J’ai feint, me détournant, de ne les pas connaître,
Et d’un grand manteau gris me suis couvert le nez,
Comme font, en tel cas, les galants fortunés.
Jugez en quel honneur me mettra cette histoire,
Et, pour fort peu d’argent, combien j’aurai de gloire.

CRÉMANTE.

Mais l’honneur, ce me semble, au fond n’est point cela.

LE MARQUIS.

Bon ! c’est du vieil honneur dont vous me parlez là.

À moins qu’il n’ait été aussi à la mode dans cet aimable monde (tout est possible) de faire le fanfaron de lâcheté, on trouvera peut-être que le marquis fait ici les honneurs de la sienne avec trop de complaisance. Il est plus naturel au dernier acte quand, provoqué par Acante, après les excuses et les défaites les plus plaisantes, il laisse enfin, mis au pied du mur, échapper ce cri superbe :

Ah ! si nous n’étions pas cousins comme nous sommes !

Encore que le rôle semble conçu, dans la première partie, d’une façon trop satirique et caricaturale, il est bien venu dans son ensemble, et d’une touche plus vigoureuse qu’on ne l’attendait de l’auteur d’Acaste :

Où, jusqu’à : je vous hais, tout se dit tendrement.

 

 

2 - Successeurs immédiat de Molière

 

Le théâtre de Hauteroche ne nous présente point de type nouveau. Hauteroche est un auteur sans prétention, qui s’inspire bonnement des farces de Molière, Il a le tort de ne pas écrire toutes ses pièces en prose.

Le Deuil (en vers) est l’histoire d’un fils qui fait passer son père pour mort afin de toucher ce que lui doit son fermier. Au milieu de la pièce le prétendu mort reparaît ; le fermier Jacquemin, un garçon et une servante de ferme, le prennent pour un esprit. C’est fort plaisant pour qui n’a pas le rire difficile.

Crispin médecin, étant en prose, vaut mieux. Le thème n’est pas neuf. Crispin fait le médecin pour s’introduire dans la maison du docteur Mirobolan, dont son maître Géralde aime la fille... À la fin tout se découvre et s’arrange sans la moindre difficulté : on pouvait commencer par là, comme dans la plupart des pièces de cette sorte. – Mais la prose de Hauteroche a de la franchise et de la rondeur. Puis Crispin est amusant, il se substitue au cadavre d’un pendu que Mirobolan doit disséquer, et peu s’en faut qu’il ne soit découpé vivant[31]. Il faudrait être bien refrogné, bien dédaigneux et bien blasé pour ne pas rire de ses transes. – Il y a des mots que Molière n’eût point méprisés. On vient consulter Crispin qu’on prend pour le médecin Mirobolan. Lise lui demande les moyens de retrouver le petit chien de sa maîtresse[32] :

CRISPIN. – Combien y a-t-il qu’il est perdu ?
LISE. – Deux jours.
CRISPIN. – À quelle heure ?
LISE. – Sur les onze heures du matin.
CRISPIN. – De quel poil est-il ?
LISE. – Blanc et noir.
CRISPIN, faisant semblant de rêver. – C’est assez.
LISE, à Dorine. – Oh ! le brave homme ! il va nous dire des nouvelles de notre petit chien.
DORINE. – Sans doute.
CRISPIN. – Écoutez, il y a deux jours ?
LISE. – Oui, Monsieur.
CRISPIN. – Sur les onze heures ?
LISE. – Oui, Monsieur.
CRISPIN. – Prenez des pilules.
LISE. – Des pilules !
CRISPIN. – Oui.
LISE. – Mais cela fera-l-il retrouver le chien ?
CRISPIN. – Oui.
LISE. – Mais encore de quelles pilules ?
CRISPIN. – Des pilules venues de chez l’apothicaire.
LISE. – Mais, Monsieur.
CRISPIN. – Mais il ne faut pas tant raisonner, faites seulement ce que je vous dis.
LISE. – Combien faut-il en prendre ?
CRISPIN. – Trois.

Grand-Simon veut savoir si sa promise l’aime, et s’il l’épousera[33], « car, à dire vrai, il s’en défie ».

CRISPIN. – Comment est-elle faite ?
GRAND-SIMON. – Elle est grande, brune et camuse.
CRISPIN. – Grande, brune et camuse ?
GRAND-SIMON. – Oui, Monsieur.
CRISPIN. – Prenez des pilules.
GRAND-SIMON. – Des pilules !
CRISPIN. – Oui.
GRAND-SIMON. – Des pilules !
CRISPIN. – Oui, des pilules qu’on prend communément chez l’apothicaire. – Il en faut prendre au nombre de dix, à cause de votre taille.

Crispin musicien, c’est encore Crispin médecin : seulement ici Crispin fait le maître de musique ; puis il y a deux filles et deux amants, plus un précepteur pédant, plus un vrai maître de musique qui dispute de son art avec Crispin. Ce sont les cousins de Pancrace, de Marphurius et des professeurs de M. Jourdain. Sont-ce caricatures sans originaux ? Je ne crois pas. Le pédantisme paraît avoir été prodigieux au XVIIe siècle dans le monde enseignant, et peut-être bien jusque chez les maîtres d’armes et les maîtres de danse. Les plus grands esprits en sont eux-mêmes empreints, invoquent continuellement les anciens, parlent du haut des règles, ont des scrupules à la fois humbles et suffisants. On sent qu’au-dessous d’eux devaient fourmiller, dans ce siècle d’autorités, d’horribles cuistres en tout genre. – Quant aux détails sur la musique du temps, sur les concerts qui étaient fort à la mode, il ajoute peu de chose à ce que nous apprend le Bourgeois gentilhomme. – La pièce est par malheur en vers. Elle a de l’entrain ; mais Crispin médecin reste le produit le plus estimable de la ronde gaieté de Hauteroche.

Le Cocher supposé est encore une pure farce moliéresque par le ton et l’allure, par les courts monologues qui facilitent avec un art naïf le va-et-vient des personnages, par les insistances prolongées du dialogue, et par les coups prodigués. – Lisidor aime Dorothée, fille de M. Hilaire, et pour entretenir plus aisément sa maîtresse à la promenade, il a fait de son propre valet. Morille, le cocher du bonhomme. Mais Julie, à qui Lisidor avait promis le mariage et qui sait sa trahison, arrive tout à coup. Elle fait croire d’abord à M. Hilaire qu’elle est la femme de Morille et que ce gueux l’a abandonnée avec deux enfants (souvenir de M. de Pourceaugnac). M. Hilaire les réconcilie et veut qu’ils poussent le raccommodement jusqu’au bout : de là des plaisanteries copieuses. Enfin Julie retrouve Lisidor caché dans la chambre de Morille, force l’infidèle à lui demander pardon, et l’enlève de haute lutte. – Beaucoup de rondeur, mais rien de nouveau ni dans les personnages ni dans la forme.

Il reste vrai qu’une farce bien venue est chose saine et qui a son prix. Les travers les plus généraux de l’humanité y apparaissent, rendus sans effort ni minutie, avec un grossissement plaisant par lui-même et qui nous attache en outre par le fond de vérité,  même vulgaire, que nous y sentons. C’est une vision, la moins pénible qui soit, du grotesque de la vie. En nous montrant ses personnages comme des fantoches aux mouvements excessifs, la farce se rencontre en réalité avec la philosophie la plus désenchantée, mais sans le savoir, et nous en sauve les amertumes.

Baron est, comme Hauteroche, un élève de Molière, mais un élève prétentieux. Il fait comme son maître des dialogues symétriques, il lui prend nombre de ses personnages ; mais il les anime d’une vie médiocre et superficielle ; sa vivacité affectée est souvent fatigante et il a moins d’esprit qu’il ne croit. – Moncade, dans l’Homme à bonnes fortunes, c’est encore Acaste ou Clitandre, c’est le marquis de Molière, qui, de personnage épisodique, est devenu premier grand rôle. Moncade procède aussi de Dorante (Bourgeois gentilhomme) : il accepte des présents de ses maîtresses et donne à l’une ce qu’il a reçu de l’autre. – Adoré de trois femmes qu’il trompe à la fois, sa triple trahison est découverte et confondue. L’action est donc celle du Misanthrope, retournée et compliquée. Les variétés de ce type de l’homme à bonnes fortunes, qui vont du simple fat au chevalier d’industrie et à l’homme qui vit du jeu et des femmes, rempliront tout le théâtre et tout le roman du XVIIIe siècle, comme elles abonderont, semble-t-il, dans la société du temps. Notons ici l’avènement de ce personnage au premier plan.

La Coquette et la Fausse Prude, c’est encore l’œuvre d’un homme qui possède son Molière et qui a l’habitude des planches, – mais rien de plus. – Cidalise (lisez Célimène), en dépit de sa tante la prude Céphise (lisez Arsinoé), a trois adorateurs : le conseiller Durcet, le financier Basset (tous deux assez incolores), et Éraste, qu’elle aime. – Éraste se fâche, puis se raccommode (réminiscence du Bourgeois gentilhomme, du Dépit amoureux et surtout du Misanthrope). Puis Éraste, d’accord avec Cidalise, et afin d’être tranquille, feint d’aimer la prude Céphise (réminiscence de Tartufe). Céphise veut d’abord éloigner sa nièce Cidalise, « pour ne plus trouver d’obstacle à sa tendresse », ce qui ne fait pas le compte des deux jeunes gens. Mais par bonheur elle a l’imprudence d’écrire à Éraste. Le billet tombe entre les mains du mari de la prude, lequel se hâte de conclure le mariage d’Éraste et de Cidalise. – Il y a aussi une Marthon qui ressemble à toutes les servantes de Molière, et qui, dans une longue scène, allant de Durcet à Basset et les trompant tous deux, fait songer à don Juan entre les deux paysannes, ou à maître Jacques entre Harpagon et Cléante... Il y a une Agnès, qui s’appelle Ducile, mais si ingénue, qu’elle l’est beaucoup trop et qu’on n’y croit plus du tout. Jugez plutôt :

Si vous le voyiez, ma cousine, vous l’aimeriez (car cette Agnès a aussi son Horace, naturellement). Il est petit, mais il a le meilleur air du monde, les yeux si beaux ! Il chante comme un ange, il danse qu’on ne peut pas mieux.
CIDALISE. – Vous lui avez donc parlé ?
LUCILE. – Fort souvent, ma cousine. Il passait le soir par-dessus la muraille du jardin d’un de mes amis ; ce jardin donnait dans le nôtre ; une demoiselle de ma mère qu’on a chassée pour cela, le faisait monter dans sa chambre, et nous causions tous trois toute la nuit.
MARTHON. – Ces pauvres enfants !
LUCILE. – Oh ! Marthon ! vous ne savez pas ! Il a été une fois trois jours au logis à ne vivre que de confitures[34].

Il y a même la petite Louison du Malade imaginaire, qui est devenue « le petit chevalier, » avec beaucoup trop d’esprit pour son âge[35] :

Ah ! ah ! ma sœur, vous dites que vous allez chez ma tante, et je vous trouve ici !
LUCILE. – Et vous, Monsieur, qui vous a permis d’y venir à l’heure qu’il est ?
LE PETIT CHEVALIER. – C’est ma mère qui est revenue et qui m’envoie vous chercher. Eh ! la la, vous ne serez pas mal grondée...
CIDALISE. – Oh ! çà, mon cher petit cousin, voudrais-tu nous faire un plaisir ?
LE PETIT CHEVALIER. – C’est selon. Vous ne me tromperez pas. Premièrement, ma mère m’a envoyé ici pour voir ce que ma sœur y faisait, et je m’en vais le lui dire.
CIDALISE. – En vérité, vous êtes devenu un franc petit sot.
LE PETIT CHEVALIER. – Sot, tant qu’il vous plaira, mais je le ferai comme je vous le dis.
CIDALISE. – Quoi, mon cousin, si, par exemple, on vous donnait tout plein vos poches de confitures et un louis d’or pour aller jouer à la paume, pour dire seulement, que vous avez trouvé votre sœur couchée et endormie chez ma tante, vous ne le feriez pas ?
LE PETIT CHEVALIER. – Il faudrait voir. Il est bien aisé déjà de prendre un louis et des confitures, mais pour mentir à ma mère cela n’est pas si aisé que vous croyez.
CIDALISE. – Pour ne nous point embrouiller, débarrassons-nous des choses aisées. Tiens, voilà un louis, et je vais te donner des confitures.
LE PETIT CHEVALIER. – Voyez-vous, il me faut recommencer les choses plus d’une fois à moi ; d’abord, j’ai de la peine à comprendre.
LUCILE. – Mais, mon frère, il ne faut que dire à ma mère que je suis chez ma tante et que je suis couchée.
LE PETIT CHEVALIER. – Taisez -vous ; vous ne savez ce que vous dites ; ma cousine se fait bien mieux entendre que vous.
CIDALISE. – Mais point, mon cousin ; elle vous dit la chose comme il faut.
LE PETIT CHEVALIER. – Pardonnez-moi, elle n’a point parlé de confitures.
CIDALISE. – Eh bien ! eu voilà, nous entendez-vous mieux.
LE PETIT CHEVALIER. – Oh ! je vous entends à présent. Que faut-il faire ? Dire à ma mère que ma sœur est chez ma tante ?
CIDALISE. – Oui.
LE PETIT CHEVALIER. – Qu’elle est couchée ?
CIDALISE. – Oui.
LE PETIT CHEVALIER. – Ne trouvez-vous point encore quelque petite difficulté ?
LUCILE. – Oh ! faites ce qu’on vous dit, ou rendez l’argent et les confitures.
LE PETIT CHEVALIER. – Allez, allez, je me moquais de vous. Ma mère n’est point revenue, mais je me suis bien douté que ma sœur était ici avec M. le comte.
CIDALISE. – Peste soit du petit fripon !

Hélas ! où est la petite Louison, si futée, mais si naturelle ? Ce petit chevalier, qui a tant d’esprit, qui paraît déjà si savant, qui a « l’air fripon » de la génération nouvelle, sera plus tard un joli garçon ! Laissons-le grandir, et nous le retrouverons chez Dancourt. Le pis est qu’il aura gardé l’habitude de recevoir des dames de l’argent et des confitures.

On le voit, la pièce, dans son ensemble, n’est qu’un ingénieux centon. C’est presque partout du Molière affaibli et enjolivé. Célimène et surtout Arsinoé ont singulièrement pâli en passant d’un théâtre à l’autre. Il y a pourtant d’assez heureux effets, et de la vérité dans la scène où l’on apprend à la prude Céphise qu’elle est aimée d’Éraste, et dans la scène suivante, où elle se trouve en face de son soupirant prétendu, elle, onctueuse et chastement provocante, lui fort embarrassé de son rôle :

La charité, ma nièce, m’oblige de le voir et de lui parler, et je ne veux pas qu’on puisse me reprocher de n’avoir pas employé tous mes efforts pour lui arracher du cœur cette pensée criminelle...
On vient de m’apprendre des choses étranges, Monsieur. La la, remettez-vous, ce n’est point par des paroles fâcheuses que je prétends faire éclater ma vertu...
Eh bien ! cette étourdie, je pense, en vérité, qu’elle nous laisse seuls ici.
ÉRASTE. – Il est vrai. Madame, et je vais l’appeler s’il vous plaît.
CÉPHISE. – Je ne dis pas cela, Monsieur. Mais vous savez qu’aujourd’hui on juge sur les apparences, et comme deux personnes seules peuvent faire tout ce qui leur plaît, on peut d’elles aussi dire tout ce qu’on veut.

(Excellente, cette insinuation brutale sous une forme hypocrite, cette provocation dévote faite les yeux baissés.)

a nièce m’a dit que vous m’aimiez, est-il vrai ?
ÉRASTE– Ah ! Madame !
CÉPHISE. – Non, non, parlez-moi franchement.
ÉRASTE. – Ah ! Madame !
CÉPHISE. – Parlez-moi sincèrement, vous-dis-je, les paroles ne me font point peur ; mes scrupules ne vont pas jusque-là.

Cette scène est sûrement la meilleure de l’ouvrage. Le malheur est qu’elle n’est qu’ébauchée, qu’elle s’interrompt brusquement. Céphise ne fait qu’essayer sur la proie offerte son grappin de femme dévote et de femme de quarante ans. Elle devait l’y jeter et l’y maintenir avec l’acharnement d’une douce férocité. Mais point : à peine espérions-nous quelque chose d’un peu fort, que nous voilà déçus.

Au moins a-t-on le plaisir d’entrevoir l’esquisse d’un type nouveau. Le financier Basset, qui n’a d’ailleurs qu’un bout de rôle, fait pressentir Turcaret. Il fait déjà sa cour dans le même goût que le traitant de Lesage[36] :

Pour moi, Madame, je ne m’amuse point à la bagatelle : vous me trouverez toujours avec mon coffre-fort ouvert.

Autre signe des temps : on s’amuse prodigieusement (je parle des acteurs) dans cette comédie. C’est une fièvre, un emportement de plaisir, un besoin furieux de mouvement et de tapage :

CIDALISE. – Que ferons-nous dans ce vilain château ?
MARTHON. – Nous trouverons mille amusements.
CIDALISE. – Et quoi encore ?
MARTHON. – Mais, que sais-je, moi ? Casser les vitres, les miroirs ; rompre, briser les meubles ; mettre le feu à la maison ; il y a cent petites choses récréatives comme cela...[37]
CIDALISE. – Ah ! je vous prie, laissez-moi m’étourdir ; les réflexions me tuent... Je veux passer toute la nuit à danser... Commençons par faire médianoche... Je veux donner le bal... Marthon, songez à notre souper... Faites mettre des bougies partout... Comment nous déguiserons-nous ? Pour moi, je ne veux qu’un masque.
LE PETIT CHEVALIER. – Eh ! bonsoir, ma tante, voulez-vous venir au bal ?...
CIDALISE. – Oh ! ma tante, vous y viendrez.
LE PETIT CHEVALIER. – Oh ! ma tante danse à merveille.
CÉPHISE. – Ce n est point parce que je danse mal que je n’y veux point aller.
MARTHON. – La vieille folle[38] !

« Bonne petite vie, par ma foi ! » conclut Pasquin. Et c’est comme cela qu’on s’amusera dans les quarante comédies de Dancourt.

On s’amuse beaucoup moins chez Boursault. Ce poète médiocrement plaisant, qui eut le malheur dans sa jeunesse d’être l’ennemi de Molière, de Racine et de Boileau, était un fort honnête homme et de sentiments élevés. Tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est de moraliser avec excès et trop directement, d’être dans son théâtre moins un auteur comique qu’un satirique, voire un pédagogue. Il faut dire aussi qu’il manque singulièrement d’invention. Il avait sans doute remarqué subtilement que les pièces à tiroirs sont plus faciles à faire ; que les autres. Puis ce cadre lui permettait d’adresser au public un plus grand nombre de leçons, ce qui était sa marotte. Ses trois comédies, les meilleures et les plus connues, sont donc des pièces à tiroirs. La manie prédicante est encore, dans les deux dernières, aggravée par des fables. C’est apparemment le succès de la Fontaine qui avait donné à Boursault cette fâcheuse idée. Il eut la malchance d’imaginer un genre essentiellement moral en mêlant les Fâcheux de Molière avec les fables du bonhomme, et en éteignant le tout. Ce genre n’est pas bon, car il est ennuyeux. Boursault avait dans l’esprit quelque chose de grave, de raide et de naïvement pédant. La scène la plus comique qu’il ait écrite (la Rissole et Merlin) est une facétie de professeur de grammaire.

Encore le Mercure galant est-il une comédie supportable : le supplice de l’apologue perpétuel nous y est épargné. D’ailleurs, comme la convention du cadre permet de faire défiler qui l’on veut sur la scène et veut être rachetée par l’intérêt qui s’attache à des choses et à des mœurs contemporaines, il n’est pas étonnant que nous trouvions dans cette pièce de Boursault des détails assez précieux pour l’histoire des mœurs et des usages de son temps, et même çà et là quelque nouveauté dans les figures qui nous sont offertes. Mais chacun de ces personnages n’ayant qu’une scène à remplir, ils ne peuvent être étudiés bien profondément. Nous ne les saisissons que dans une de leurs attitudes, et ils passent devant nos yeux un peu à la façon d’ombres chinoises. – Enfin le choix en est assez arbitraire : pourquoi ceux-ci plutôt que d’autres ? La satire de Boursault ne se borne pas aux ridicules et aux événements d’une année : il n’y avait donc pas là pour les contemporains l’unité chronologique et le genre spécial d’intérêt qu’offrent nos « revues » d’aujourd’hui. – Mais ne faisons point à cet honnête écrivain de mauvaise querelle : c’est assez que sa comédie nous fournisse quelques renseignements qui ne sont point à mépriser sur une période de notre histoire morale.

Nous y voyons naître (là est, si l’on veut, l’unité de la pièce) la puissance du journalisme et les différents usages qu’on en peut faire, et s’agiter autour de lui les diverses passions qu’il suscite ou qu’il encourage, vanité, curiosité, besoin de réclame, rage de spéculation. – M. Oronte ne veut marier sa fille qu’au directeur du Mercure. Le bourgeois Michault, près d’épouser une jeune marquise, vient pour se faire anoblir. Mme Guillemot, auditrice des comptes, qui joue à la grande dame, se plaint que le Mercure l’ait ridiculisée en contant qu’une bourgeoise s’était fait faire un manteau cramoisi avec une vieille housse. M. de Longuemain, commis des gabelles, qui a volé 200 000 francs, prie le Mercure de dire qu’il en rendra 100 000 et de donner un bon tour à la chose. M. Boniface, inventeur d’un nouveau modèle de billets d’enterrement ; M. du Pont, inventeur d’un remède contre la goutte ; du Mesnil, professeur de langue normande, le soldat la Rissole « qui était sur un vaisseau quand Ruyter fut tué », veulent que le Mercure parle d’eux au public. Un marquis apporte une chanson (souvenir des Précieuses), et le poète Beaugénie une énigme (la scène est d’un goût déplorable ; le comique de Boursault n’est rien moins qu’attique). Brigandeau, procureur du Châtelet, et Sangsue, procureur du parlement, viennent pour une rectification : ce ne sont point, comme on l’a dit, les procureurs du parlement, prétend Sangsue ; ce ne sont point les procureurs du Châtelet, prétend Brigandeau, qu’une comédie récente avait en vue... – Voilà les scènes les plus significatives sur la royauté commençante de la presse périodique. Charlatans, inventeurs, littérateurs, spéculateurs, toqués, vaniteux et coquins (et quelques-unes de ces silhouettes nous apparaissent ici pour la première fois) assiègent déjà cet aïeul des journaux.

Les deux autres pièces sont fastidieuses. D’abord, la satire y est plus générale, s’applique à des vices et à des travers moins étroitement contemporains, et, par suite, est moins instructive pour l’historien. Mais surtout un personnage les gâte, le plus déplaisant qu’on puisse imaginer, agaçant par son infaillible vertu, insupportable par l’inconscience de sa pédanterie et par ses prétentions à la finesse et à la grâce, exaspérant par le retour automatique et régulier de ses prédications, par l’abondance et par la niaiserie de ses apologues. Cet Ésope n’est plus un homme, c’est une machine à moraliser. – Hortense, « fille entêtée de son esprit[39], » lui a fait des compliments alambiqués : Ésope lui répond par la fable du rossignol qui veut imiter les sons du flageolet. Deux vieillards de Cyzique demandent qu’on les débarrasse de leur gouverneur et se plaignent des impôts : Ésope leur clôt la bouche par la fable des membres et de l’estomac. Un paysan riche vient pour acheter une charge à la cour : Ésope lui assène la fable du rat de ville et du rat des champs. Un généalogiste lui offre ses services et le comble de flatteries : Ésope lui jette à la tête la fable du corbeau et du renard. Aminte réclame des poursuites contre un galant qui vient d’enlever sa fille : Ésope, qui sait tout, sait qu’Aminte elle-même dans sa jeunesse s’est laissé enlever trois fois : sentez-vous venir la fable de l’écrevisse et de sa fille ?... Je m’arrête ici : car c’est partout de cette force, de cette grâce et de cette nouveauté. Volontiers on prendrait parti pour les victimes de ce cuistre, si l’on pouvait s’intéresser à qui que ce soit dans ces rapsodies ingénues. Et le reste ne nous apprend rien, sinon qu’il y avait des bourgeois vaniteux, des huissiers féroces et des seigneurs très méchants pour leurs vassaux.

Ce serait jouer à Boursault un tour qu’il ne mérite pas que de rapprocher Ésope à la cour du merveilleux chapitre de la Bruyère. Mais il faut bien avouer que là encore la manie moralisante rend presque toutes les scènes ou fausses ou cruellement banales. Et toujours cet intolérable Ésope ! Et cette fois il est amoureux, et naturellement il fait sa cour à la belle Rhodope en lui récitant des fables. Et quelles fables ! Il trouve qu’elle devient un peu coquette, et pour rengager à se garder du vice et à faire de la vertu son unique parure, il lui conte l’histoire de l’âne d’un jardinier, qu’on suivait le matin parce qu’il portait des fleurs (ce sont les vertus), et qu’on fuyait le soir parce qu’il portait du fumier (ce sont les vices). Et il ajoute :

Vous reconnaissez-vous, Rhodope, en cette fable[40] ?

Cela n’est-il pas galant ? Et Rhodope, qui est une bonne petite fille, pour montrer qu’elle a bien compris la leçon, répond gentiment :

Je veux bien ressembler à l’âne du matin ;
Mais à celui du soir, j’en aurais du chagrin.

Il y a, comme on pouvait s’y attendre, dans cette peinture de la cour, un favori orgueilleux qui tombe en disgrâce, des courtisans qui flagornent en face le nouveau favori et qui le calomnient par derrière, des intrigants, des quémandeurs de places : on nous y enseigne qu’un mariage d’amour vaut mieux qu’un mariage de politique ; qu’il ne faut ni flatter les princes ni leur dire trop crûment la vérité, etc. Ésope donne à chacun son paquet, à Crésus comme aux autres, quoique avec plus d’onction. Tout cela n’est pas d’une originalité fort vive. Il est cependant deux scènes qu’on peut retenir comme plus intéressantes à divers titres.

Nous sommes à l’aurore du XVIIIe siècle (1701), au temps des Vendôme, des la Fare et des Chaulieu, alors que se multipliaient « les libertins ». Fénelon s’en inquiète dans son sermon sur l’Épiphanie. Le théâtre nous en avertit ici, pour la première fois, je pense, depuis Don Juan. Iphicrate est un vieux général retiré à la campagne, qui vit « selon la nature », avec des livres et des amis, et qui « cherche la volupté ». Il est venu voir Ésope, attiré par sa réputation, et lui expose sa philosophie, qui sera celle de presque tout le XVIIIe siècle :

Je ne sais, ici-bas, d’autre félicité
Que dans une flatteuse et douce volupté ;
Non dans sa volupté dont le peuple s’entête,
Qu’on évite avec soin pour peu qu’on soit honnête,
Et qui, pour des plaisirs peu durables et faux,
Cause presque toujours de véritables maux.
J’appelle volupté proprement ce qu’on nomme
Ne rien se reprocher et vivre en honnête homme,
Appuyer l’innocent contre l’iniquité,
Briller moins par l’esprit que par la probité,
Du mérite opprimé réparer l’injustice,
Ne souhaiter du bien que pour rendre service,
Être accessible à tous par son humanité :
Non, rien n’est comparable à cette volupté.

ÉSOPE.

Je rends grâces aux dieux...

IPHICRATE.

Hé quoi ! les dieux encore !
Laissons là ces beaux noms que le vulgaire adore
Peut-on être si faible avec tant de raison ?

ÉSOPE.

Vous ne croyez donc pas qu’il soit des dieux ?

IPHICRATE.

Moi ? non...
Les dieux doivent leur être aux faiblesses des hommes.

Ésope lui démontre, en trois points, l’existence de Dieu. 1° Il faut qu’il y ait eu un premier homme ; mais ce premier homme, qui l’a fait ? 2° Admirez le bel ordre de l’univers, etc. 3° Si vous deviez mourir dans une heure, penseriez-vous ainsi ? – Iphicrate résiste encore, une fable l’achève : c’est l’histoire d’un faucon athée qui, au lit de mort, dit à sa mère de prier pour lui. On ne voit pas trop ce que cet étonnant apologue ajoute au troisième argument. – Il semble que, dans cette scène édifiante, Boursault ait voulu faire la contrepartie de l’inquiétante discussion de Sganarelle et de don Juan, et venger la Divinité défendue par Molière d’une façon assez équivoque et irrévérencieuse. Ici, don Juan est devenu bonasse, et Sganarelle, imperturbable comme Thomas Diafoirus. – Il est curieux de saisir, dans le coin d’une comédie, comme les premiers bruits de la grande bataille qui allait remplir le siècle.

Une scène moins enfantine est colle où M. Griffet demande à Ésope de lui adjuger, moyennant pot-de-vin, les fermes qui vont être renouvelées. – On voit que le personnage de l’homme d’argent devient fréquent au théâtre : c’est sans doute que sa place et son influence deviennent de plus en plus grandes dans la société. – M. Longuemain, dans le Mercure galant, était déjà un assez heureux mélange de bassesse et d’aplomb, bien qu’un peu trop cynique et  conscient. – Il est fâcheux qu’ici encore Ésope ait une attitude trop prédicante, et que M. Griffet fasse montre de sa coquinerie et analyse lui-même son cas avec une complaisance qui n’est pas trop vraisemblable. C’est, comme toujours, bien plutôt de la satire que du théâtre. Mais la satire est énergique, et par endroits éloquente.

ÉSOPE.

Et quelle est la vertu d’un fermier ?

GRIFFET.

De l’argent.
Il ne fait pas de cas des vertus inutiles,
De soins infructueux et de veilles stériles !
D’une voix unanime et d’un commun accord
Les vertus d’un fermier sont dans son coffre-fort ;
Et son zèle est si grand pour des vertus si belles,
Qu’il en veut tous les jours acquérir de nouvelles.
La vertu toute nue a l’air trop indigent,
Et c’est n’en point avoir que n’avoir point d’argent.
...

ÉSOPE.

Parlez en conscience.

GRIFFET.

En conscience, non.
Mais un homme d’esprit, versé dans la finance,
Pour n’avoir rien à faire avec sa conscience,
Fait son principal soin, pour le bien du travail.
D’être sourd à sa voix tant que dure le bail.
Quand il est expiré, tout le passé s’oublie,
Avec sa conscience il se réconcilie ;
Et, libre de tous soins, il n’a plus que celui
De vivre en honnête homme avec le bien d’autrui.
Si vous me choisissez et que le roi me nomme,
Je doute que la ferme ait un plus habile homme.
J’ai du bien, du crédit, et de l’argent comptant.
Quant au tour du bâton, vous en serez content.

Cette fois, le prêche d’Ésope n’est point si mal, quoiqu’il vise le vieillard plus que l’homme d’argent :

Hé quoi ! n’avez-vous rien à faire
Et de plus sérieux et de plus nécessaire ?
La mort, toujours au guet avec son attirail
Est-elle caution que vous passiez le bail ?
Ne l’entendez-vous pas qui vous dit de l’attendre.
Et que demain peut-être elle viendra vous prendre ?

Suit la fable obligée. C’est une visite à l’enfer. Elle a de la verve et des traits comiques ou vigoureux :

Que de coiffeuses en lieu chaud
Pour avoir, au temps où nous sommes,
Coiffé les femmes aussi haut
Que les femmes coiffent les hommes...
Combien de grands seigneurs qui, d’un devoir austère,
D’une dette de jeu, s’acquittaient sur-le-champ,
Et qui sont morts sans satisfaire
Ni l’ouvrier ni le marchand.
Combien de magistrats, l’un bourru, l’autre avare,
Que jamais la main vide on n’osait approcher,
Voyant que de leur temps la justice était rare,
Prenaient occasion de la vendre bien cher !...
Si je voulais nommer les fragiles notaires,
Les dangereux greffiers, les subtils procureurs,
Les avides secrétaires
Des nonchalants rapporteurs,
Et certains curieux, galopeurs d’inventaires,
Qui séduisent l’huissier pour tromper les mineurs,
Si je voulais parler de tant de commissaires
Qui font, comme il leur plaît, avoir raison ou tort,
Des médecins sanguinaires.
Et précurseurs de la mort...

La revue se termine par le groupe des vieillards qui ont rendu l’âme sur un sac d’écus ; et Boursault leur adresse à peu près la même leçon que la Mort au Vieillard, dans la Fontaine. – À vrai dire l’Enfer n’est pas une fable, mais une satire générale des vices du temps, un exercice de rhétorique. Tel qu’il est, ce morceau vaut encore mieux que les fables proprement dites d’Ésope-Boursault.

C’est vraiment une singulière fantaisie qu’a eue cet honnête esprit de semer des fables dans ses comédies. Quand elles seraient toutes excellentes, leur place n’est pas au théâtre, qui admet peu les leçons faites ex professo. Ajoutez qu’elles font double emploi avec les sermons qu’Ésope inflige à ceux qui lui tombent sous la main. Il les morigène d’abord sans allégorie, puis par allégorie, puis encore sans allégorie. C’est trop d’une fois pour le moins. Il ne laisse seulement pas à ses victimes le plaisir de percer le sens de ses apologues. – Au fond, la privation n’est pas grande et le plaisir serait médiocre. – La  fable en elle-même, c’est-à-dire l’enseignement moral sous forme de récit allégorique, ne peut être vivement goûtée que par des esprits tout neufs. – Le cas de la Fontaine est surprenant. Il fallait une certaine candeur pour s’éprendre de ce genre primitif, et un génie particulier pour y réussir. – il ne l’a pu qu’en déplaçant l’intérêt qui, à l’origine, était surtout dans le rapport, très facile à saisir, du récit avec la morale : la Fontaine l’a transporté tout entier dans l’action racontée, dans les scènes décrites ou dialoguées. Ce qui nous fait aimer ses fables, ce n’est guère le plaisir d’en deviner le sens, mais c’est de voir et d’entendre des personnages bien vivants et qui, en général, sont à la fois des hommes et des animaux « un saint homme de chat » ; c’est d’assister à de vraies petites comédies. – Boursault ne nous donne point cette jouissance. Passe encore pour les fables qu’il a le courage ingénu d’imiter de la Fontaine. Mais dans celles qu’il invente, le drame est nul, les acteurs ne vivent point ; il les prend et les assemble au hasard, soucieux seulement de confirmer par le mot ou par l’aventure qu’il leur prête une leçon de morale qui serait mieux toute nue. Ici, c’est une alouette qui dédaigne un riche coucou et qui épouse un papillon[41] ; là, c’est un milan qui insulte un figuier foudroyé, tandis qu’une tourterelle le console[42]. Ailleurs, c’est une source qui, piquée au vif par les mépris du fleuve sorti d’elle, le rappelle à la modestie[43] : la fable n’est plus qu’une métaphore banale inutilement développée ; Ésope n’avait qu’à dire à Rhodope, qui méconnait sa vieille mère : Ce n’est pas bien au fleuve de renier sa source. – Une fois l’allégorie, pour être trop cherchée, est décidément saugrenue. Ésope explique pourquoi il ne répond pas à Crésus irrité[44] :

D’où vient, dit un jour la trompette,
Qu’il ne m’échappe rien qu’Écho ne le répète,
Et que, pendant l’été, quand il tonne bien fort,
Loin de pouvoir répondre, il semble qu’elle dort ?
Le bruit est bien plus grand quand le tonnerre gronde
Que lorsqu’en badinant je me mets à sonner.
Écho de sa grotte profonde,
L’entendant ainsi raisonner :
À tort mon silence t’étonne,
Je n’hésite jamais à répondre à tes sons,
Mais j’ai, dit-elle, mes raisons
Pour ne répondre pas, lorsque Jupiter tonne.
Aux suprêmes divinités
Jamais nos respects ne déplaisent,
Et quand les grands sont irrités,
Il faut que les petits se taisent.

La fable n’est ainsi qu’une façon plus longue d’exprimer, par des détours inutiles et ridicules, une vérité banale. – Au moins trouve-t-on chez Florian de petits contes spirituels, et chez Arnault des paraboles ingénieuses. Mais Boursault nous fait songer aux vieux messieurs qui riment encore des fables dans les académies de province[45].

La vérité est que la fable selon la vieille formule, – avec ses acteurs affublés on ne sait pourquoi de noms d’animaux, son style terre à terre et sa moralité bourgeoise, – est un genre suranné et puéril, qu’on ne supporte plus guère. Nous ne l’aimons aujourd’hui que sous la forme d’un symbole délicat ou éclatant qui exprime quelque sentiment tendre ou quelque grande pensée. Elle est devenue lyrique...

Nous voilà loin de Boursault. Ne le quittons pas sans lui rendre justice. Ce qui nous ennuie dans son théâtre et ce qui fait tort à l’écrivain dramatique fait du moins honneur à l’homme. Jamais rien de plus agaçant ne partit d’un si bon naturel.

Le cas de Regnard est très différent, presque contraire. Si le sérieux de Boursault et la hauteur de ses intentions nous rendent indulgents pour lui, la superbe gaieté de Regnard nous ôte l’envie de lui demander rien de plus, nous fait passer sur le peu d’originalité de son fonds et sur la médiocrité de sa philosophie. Regnard est un Montfleury qui a plus de style. C’est bien quelque chose, puisque cela donne la gloire.

Il avait beaucoup vu, – et peu retenu, à ce qu’il semble. On connaît ses aventures avec « la belle Provençale », et sa captivité de deux ans à Alger. (Soit dit en passant, les accidents de ce genre n’étaient pas très rares ; et par suite, les dénouements fondés sur le retour d’un prisonnier des Turcs n’étaient pas aussi purement conventionnels qu’ils nous le paraissent aujourd’hui.) – Vraiment on a le droit d’en vouloir à Regnard qui, ayant à nous raconter cette histoire, trouve le moyen de la rendre aussi incolore et aussi fausse que les plus fades romans du temps. Qu’avait-il donc fait de ses yeux ?

Alger est situé sur le penchant d’une colline que la mer mouille de ses flots du côté du nord. Ses maisons, bâties en amphithéâtre et terminées en terrasses, forment une vue très agréable à ceux qui y abordent par mer.

C’est à quoi se borne la partie descriptive ; et sur les mœurs, rien. Ou Regnard se vante et n’a pas été « en Alger », ou la curiosité critique et le don de peindre sont décidément deux choses assez nouvelles dans notre littérature. Et de fait il n’y a pas beaucoup plus d’un siècle qu’elles sont devenues communes parmi nous. – La relation de son voyage en Laponie nous réconcilie un peu avec Regnard ; elle contient des détails curieux. et précis sur les habitudes des Lapons. Mais c’est encore la même impuissance à décrire, ou la même insouciance sur ce point. – Pourtant il y a dans le Voyage en Suède un effort descriptif. Il s’agit d’une mine de soufre et de vitriol :

Nous entrâmes dans la mine par une bouche d’une longueur et d’une profondeur épouvantables..., nous descendîmes dans ce fond par quantité de degrés qui y conduisent. Nos guides allumèrent alors des flambeaux de bois de sapin qui perçaient à peine les épaisses ténèbres qui régnaient dans ces lieux souterrains, et ne donnaient de jour qu’autant qu’il en fallait pour distinguer tous les objets qui se présentaient à la vue. L’odeur du soufre vous étouffe, la fumée vous aveugle, le chaud vous tue : joignez à cela le bruit des marteaux qui retentissent dans ces cavernes, la vue de ces spectres nus comme la main et noirs comme des démons, et vous avouerez avec moi qu’il n’y a rien qui donne une plus forte idée de l’enfer, que ce tableau vivant peint des plus sombres et des plus noires couleurs qu’on se puisse imaginer.

L’effort est mince, et Regnard ne le fait pas souvent.

Nous arrivâmes à Stockholm le lundi, à onze heures du soir, ayant été six jours à marcher continuellement et le jour et la nuit, par des rochers et des bois de plus et d’espiéras qui forment la plus belle vue du monde.

Ce superlatif lui suffit. Les relations sur la Flandre et la Hollande, sur le Danemark, sur la Pologne, sur l’Allemagne, sont extrêmement sèches et peu lisibles. Le Voyage de Normandie n’est guère que la revue des auberges par où Regnard a passé. Le Voyage de Chaumont est une chanson qui nous raconte surtout comment il a mangé et comment il a bu. – Un jour cependant il rentre en lui-même. C’était en Suède, pendant une escale forcée.

J’allais tous les jours passer quelques heures sur des rochers escarpés, où la hauteur des précipices et la vue de la mer n’entretenaient pas mal mes rêveries. Ce fut dans ces conversations intérieures que je m’ouvris tout entier à moi-même et que j’allai chercher dans les replis de mon cœur les sentiments les plus cachés et les déguisements les plus secrets, pour me mettre la vérité devant les yeux, sans fard, telle qu’elle était en effet sur les agitations de ma vie passée, les desseins sans exécution, les résolutions sans suite et les entreprises sans succès. Je considérai l’état de ma vie présente, les voyages vagabonds, les changements de lieux, la diversité des objets, et les mouvements continus dont j’étais agité.

On espère que quelque chose de personnel sortira de cet examen de conscience Mais rien. S’il rentre en lui-même, il n’y rentre pas bien avant. Ce n’était qu’une velléité ; et le voilà qui se contente de développer tranquillement les lieux communs d’Horace et de Sénèque sur l’inconstance et la mobilité humaines :

Je jugeais sainement de toutes choses. Je conçus que tout cela était directement opposé à la société de la vie (style bizarre), qui consiste uniquement dans le repos, et que cette tranquillité d’âme si heureuse se trouve dans une douce profession, qui nous arrête comme l’ancre fait au vaisseau retenu au milieu de la tempête.

Cette « douce profession », ce fut la sinécure de trésorier de France. « Le repos », il le goûta dans sa maison de la rue Richelieu, où il vivait grassement. Entre temps, il écrivait des satires imitées d’Horace, semées de vers heureux – et de négligences. Un jour, il rime assez faiblement ce paradoxe usé, que le vice et la vertu sont choses de convention. Une autre fois, il adresse à deux demoiselles ces faciles couplets :

Pour passer doucement la vie,
Avec mes petits revenus,
Ici je fonde une abbaye
Et je la consacre à Bacchus.

Je veux qu’en ce lieu chaque moine
Qui viendra pour prendre l’habit,
Apporte, pour tout patrimoine,
Grand soif et bon appétit.

Les vœux qu’en ce temple on doit faire,
Ne peuvent point nous alarmer.
Long repos et courte prière,
Chanter, dormir et bien aimer.

Pour empêcher que les richesses
Ne tentent le cœur de quelqu’un,
L’argent, le vin et les maîtresses,
Tous les biens seront en commun...

Regnard mourut d’indigestion. Cela peut arriver à tout le monde ; mais il en est pour qui cette fin paraît logique. Ce n’était pas la peine de tant courir le monde pour en rapporter la philosophie de Chaulieu.

Il y a deux sortes d’épicuriens et de sceptiques (je prends ces mots au sens le plus courant). – Quelques esprits d’élite, après avoir beaucoup observé, beaucoup réfléchi, et quelquefois beaucoup souffert, arrivent à cette conclusion, que l’origine et la fin de toutes choses nous échappent, que toutes nos agitations sont vaines, et que le mieux est de vivre autant que possible dans le repos, avec une tranquille curiosité et une bienveillance systématique. Le doute de ceux-là n’est pas insouciance de savoir ; il est fait, au contraire, d’expérience et d’étude ; il n’est que la résignation à la science incomplète. Leur bonté n’est point celle du viveur facile : elle vient de cette conviction, la seule où ils restent attachés, que tous les hommes sont solidaires par une secrète communauté d’intérêts, et que c’est encore en aimant et en servant les hommes qu’on risque le moins de se tromper et de mentir à sa destinée. S’ils descendent parfois jusqu’à la négation matérialiste, ils y mettent une sorte de fierté mélancolique, une amertume née de générosités déçues, mais persistante quand même, fût-ce à leur insu. Ceux-là peuvent produire de grandes œuvres, et profondément vraies. Car c’est justement parce que leur science de l’homme et du monde est grande, qu’ils la sentent incomplète et impossible à compléter. Ils peuvent avoir la joie du corps, mais plus encore la sérénité de l’âme résignée, par moments confiante. Ils s’appellent Rabelais, Montaigne, Molière (j’omets les nuances qui les distinguent). Ils ont le droit de dire, – encore qu’ils ne le disent pas toujours et qu’ils agissent souvent comme s’ils ne le pensaient pas : « Tout est vanité, hormis dans le repos. » Ils ont le droit de le dire parce qu’ils ont des chances de le savoir. – Mais il en est d’autres qui le disent du premier coup et sans en avoir fait l’expérience, parce que cela semble commode à leur nature grossière ; épicuriens et sceptiques, ou plutôt insoucieux de connaître, par la vertu de leur tempérament, et qui sont arrivés de prime abord et par défaut de réflexion à une philosophie où des esprits plus rares ne se réduisent qu’à force d’observer et de méditer. Ces épicuriens d’esprit superficiel n’ont jamais produit d’œuvres fortes, de celles où éclate quelque puissante image de l’homme, Regnard est un des membres les plus aimables de cette confrérie bien endentée et peu pensante. Il n’est point philosophe, et ce n’est pas un grand observateur. Ses voyages n’ont été que les agitations d’un corps robuste et qui avait besoin de mouvement. Mais il est bon compagnon ; il a la meilleure grâce du monde à manger et à boire ; et sa gaieté spontanée, sans arrière-pensée ni sans arrière-goût, est à ses comédies une suffisante originalité.

Il va sans dire, après cela, qu’à notre point de vue, peu de choses sont à retenir de son théâtre. Les personnages interlopes y dominent (ils pulluleront, plus exactement observés, dans le théâtre de Dancourt). On y voit des jeunes premiers assez pareils à ceux de Molière, quelques-uns peu scrupuleux sur l’argent[46] : d’autres qui sont de francs chevaliers d’industrie et qui rappellent le Dorante du Bourgeois gentilhomme[47] ; des usuriers, confrères de maître Simon[48] ; des marchandes à la toilette, proches parentes de Frosine[49] ; des provinciaux, cousins de M. de Pourceaugnac[50] ; des coquettes jeunes et vieilles, de la famille de Dorimène[51] ; les pères, les tuteurs, les valets et les servantes de l’ancienne comédie. L’impression générale est que Regnard, bien qu’il ne peigne que par occasion la réalité contemporaine, devait avoir sous les yeux une société plus ouvertement vicieuse que celle du temps de Molière. – De figures nouvelles, fort peu. – On pourrait citer Léandre « le distrait » : mais, outre que la distraction n’est pas un travers qui soit propre à telle époque ni qui affecte des formes particulières selon les temps, ce défaut de l’esprit ne saurait constituer un caractère et n’est point susceptible de développement. – Le joueur est plus intéressant, et nous ne l’avons encore rencontré qu’une fois (chez J. de la Forge). – On se souvient des pages vigoureuses de la Bruyère :

Une tenue d’États, où les chambres assemblées pour une affaire très capitale, n’offrent point aux yeux rien de si grave et de si sérieux qu’une table de gens qui jouent un grand jeu : une triste sévérité règne sur leurs visages ; implacables l’un pour l’autre ; irréconciliables ennemis pendant que la séance dure ; ils ne reconnaissent plus ni liaisons, ni alliance, ni naissance, ni distinctions ; le hasard seul, aveugle et farouche divinité, préside au cercle et y décide souverainement ; ils l’honorent tous par un silence profond et par une attention dont ils sont partout ailleurs fort incapables ; toutes les passions, comme suspendues, cèdent à une seule ; le courtisan alors n’est ni doux, ni flatteur, ni complaisant, ni même dévot.
...Un jeu effroyable, continuel, sans retenue, sans bornes, où l’on n’a en vue que la ruine totale de son adversaire, où l’on est transporté du désir du gain, désespéré sur la perte ; consumé par l’avarice ; où l’on expose sur une carte, ou à la fortune du dé, la sienne propre, et celle de sa femme et de ses enfants...

Voilà la passion du jeu dans toute sa beauté. Il n’y a pas grand’chose de cela dans la comédie de Regnard. – On a dit cent fois que son joueur ne l’est pas assez et qu’il a trop d’esprit. La fable même est une histoire d’amour quelconque : ce n’est point une histoire de jeu. Le tapis vert est bien loin dans la coulisse. Le vrai, c’est que le jeu, si on l’étudie à fond, revient au drame de plein droit.

Un personnage de moindre importance que le joueur, mais très bien venu et partiellement nouveau, c’est le chevalier du Distrait : un peu moins grossier peut-être et moins sot que le marquis de Quinault, mais plus écervelé, plus bruyamment fat, plus mal élevé et plus viveur que les petits marquis de Molière.

Vous vous faites honneur d’être un franc libertin
Vous mettez votre gloire à tenir bien du vin,

lui dit son oncle Valère,

Et lorsque, tout fumant d’une vineuse haleine,
Sur vos pieds chancelants vous vous tenez à peine,
Sur un théâtre alors vous venez vous montrer,
Et parmi vos pareils on vous fait folâtrer.
Vous allez vous baiser comme des demoiselles ;
Et, pour vous faire voir jusque sur les chandelles,
Poussant l’un, heurtant l’autre, et contant vos exploits,
Plus haut que les acteurs vous élevez la voix,
Et tout Paris, témoin de vos traits de folie,
Rit cent fois plus de vous que de la comédie.

Voyez-le entrer, « dansant et sifflant », chez sa maîtresse Isabelle :

Je vous trouve à la fin. Ah ! bonjour, ma princesse ;
Vous avez aujourd’hui tout l’air d une déesse ;
Et la mère d’Amour, sortant du sein des mers,
Ne parut point si belle aux yeux de l’univers.
De votre amour pour moi je veux prendre te gage.

Il lui baise la main.

ISABELLE.

Monsieur le chevalier...

LISETTE.

Allons donc, soyez sage.
Comme vous débutez !

LE CHEVALIER.

Nous autres gens de cour.
Nous savons abréger le chemin de l’amour.
Voudrais-tu donc me voir, en amoureux novice,
De l’amour, à ses pieds, apprendre l’exercice,
Pousser de gros soupirs, serrer le bout des doigts ?
Je ne fais pas, morbleu, l’amour comme un bourgeois.
Je vais tout droit au cœur. – Le croiriez-vous, la belle
Depuis dix ans et plus, je cherche une cruelle.
Et je n’en trouve pas, tant je suis malheureux.

LISETTE.

Je le crois bien, Monsieur, vous êtes dangereux !

LE CHEVALIER, à Isabelle.

J’ai bien bu, cette nuit, et, sans fanfaronnades,
À votre intention j’ai vidé cent rasades.
Ah ! le verre à la main, qu’il faisait bon nous voir !
Il fait, parbleu, grand chaud.

ISABELLE.

Voulez-vous vous asseoir ?
Lisette, le fauteuil.

LE CHEVALIER.

Point de fauteuil, de grâce.

ISABELLE.

Oh ! Monsieur, je sais bien...

LE CHEVALIER.

Un fauteuil m’embarrasse.
Un homme là dedans est tout enveloppé,
Je ne me trouve bien que dans un canapé.

À Lisette.

Fais m’en apporter un, pour m’étendre à mon aise,
...
Lisette est en courroux. Çà, changeons de discours.
Comment suis-je avec vous ? M’adorez-vous toujours ?
Cette maman encore fait-elle la hargneuse ?
C’est un vrai porc-épic...

Voilà une façon défaire sa cour qui nous transporte assez loin de l’hôtel de Rambouillet, et même du salon de Célimène. Un peu après, le chevalier force par plaisanterie Mme Grognac, la mère d’Isabelle, à danser une courante avec lui. Il « fait poser » son oncle, qu’il traite de pair à compagnon, et toujours ricanant et sautillant, il conseille à sa sœur Clarisse de prendre un amant parce que, si elle se mariait, il serait obligé de la doter.

Un hymen, quel qu’il soit, n’est pas du tout ton fait :
Te voilà faite au tour, nul soin ne le travaille,
Et le premier enfant te gâterait la taille.
Crois-moi, le mariage est un triste métier.
...
Le devoir d’une femme engage à mille choses :
On trouve mainte épine où l’on cherchait des roses :
Le plaisir de l’hymen est terrestre et grossier.
...
Je suis un peu coquet, tu n’es pas mal coquette,
Notre mère l’était, dit-on, en son vivant ;
Nous chassons tous de race, et le mal n’est pas grand :
Si quelque amant venait frapper ta fantaisie,
Tu pourrais avec lui faire quelque folie...

On le voit, la mode est de plus en plus au cynisme dans le monde des élégants. Le type du « dandy » va se débraillant. – Si l’on voulait chercher les origines d’un genre de plaisanterie moderne comme son nom, fait surtout d’outrance et d’irrévérence universelle, les propos du chevalier, et çà et là ceux de Valère (le joueur), ne seraient pas à négliger.

Notre dessein n’exige pas que nous parlions plus longuement de Regnard. Ce n’est pas, on le sait du reste, par l’étude profonde des mœurs que vaut son théâtre, mais par la qualité souvent excellente du style, par le naturel du dialogue, par la verve franche et libre, par l’imagination bouffonne. Lui-même s’est fort amusé à écrire ses comédies, cela est sensible. La bonne humeur, à ce degré et avec cette langue, c’est du génie ou tout comme.

 

 

DEUXIÈME PARTIE - DANCOURT

 

 

Chapitre I - Le théâtre de Dancourt

 

Le théâtre de Dancourt comprend quarante-sept comédies ou vaudevilles[52].

Toutes ces pièces semblent avoir été écrites à la hâte par un homme d’esprit fertile et plaisant et qui a l’habitude des planches, bon observateur des superficies ; qui sans doute n’avait pas le dessein de faire une peinture approfondie de la société, mais qui, fortement imprégné lui-même de l’esprit de son temps, en portait naturellement l’allure et le ton sur la scène, et, dans des comédies dont le cadre est assez souvent de convention, s’attachait surtout à exprimer des choses contemporaines. – Paris et la banlieue, la bourgeoisie et le monde interlope : bourgeois de Paris, financiers, agioteurs, hommes de robe, paysans de Suresnes ou de Saint-Germain, marchands, hôteliers ; bourgeoises de Paris et leurs filles, paysannes, grisettes, coquettes jeunes et vieilles, femmes d’intrigue, officiers viveurs, chevaliers d’industrie, joueurs et joueuses... tous ces personnages (et j’en passe) vont et viennent, s’agitent, tourbillonnent, dans des intrigues légères, parfois un peu confuses, avec un désordre qui a son charme, – font de l’esprit, cherchent l’argent, cherchent l’amour, et s’amusent presque tous. Dieu sait ! – Ils ne sont pas tous nouveaux par leur fonds, mais par leur air le plus souvent, par leur langage et leurs façons. – Puis quelques-uns, que les précédents théâtres nous avaient offerts rares et épars, se montrent ici à chaque instant ; et il est à croire que leur grand nombre correspond à un accroissement, dans la société, du travers ou de la passion qu’ils représentent. – Et si les types que Dancourt emprunte à la réalité vivante et esquisse trop rapidement gardent quelque trace de fantaisie ou de convenu, souvent aussi la vérité y éclate avec franchise, même avec brutalité. – Somme toute, en dépit des omissions, des grossissements, de la hâte de l’exécution, – quoique le théâtre ne soit jamais qu’un miroir imparfait de la réalité contemporaine, et bien que Dancourt, visiblement, n’ait songé qu’à plaire au public, – son œuvre est extrêmement significative et pleine de documents sur les mœurs. – L’ambition bourgeoise et le mélange des classes, la fièvre de l’argent, le sans-gêne des mœurs et la rage du plaisir, voilà ce qui remplit ce théâtre amusant et sincère qui, à défaut de caractères individuels fortement étudiés, reflète assez bien celui d’une génération, a l’accent du jour et le mouvement endiablé.

 

 

1 - Le mélange des classes - Les mésalliances

 

Le mélange des classes par l’appauvrissement de la noblesse, par la vanité, l’ambition et la richesse bourgeoises, commencé depuis longtemps, s’accélère vers la fin du XVIIe siècle. – Dans le théâtre de Molière, ce phénomène social apparaît peu. Arnolphe se fait appeler M. de la Souche, mais moins par vanité que pour faire réussir ses plans : c’est un détail étranger à la conception du caractère. Restent deux types de la vanité bourgeoise : M. Jourdain et Georges Dandin. Mais M. Jourdain est isolé, sa femme ni sa fille ne partagent son travers ; tous les siens sont contre lui. Quant à Georges Dandin, nous ne le voyons qu’après son mariage, lorsque son ambition est satisfaite, et pour son malheur. – Ainsi M. Jourdain n’arrive point à ses fins, et Dandin se repent d’y être arrivé.

La Bruyère insiste davantage sur ces ambitions de la bourgeoisie :

« Il suffit de n’être point né dans une ville, mais sous une chaumière répandue dans la campagne ou sous une ruine qui trempe dans un marécage, pour être un noble sur sa parole.

« Il y a des gens qui n’ont pas le moyen d’être nobles...

« Combien de nobles dont le père et les aînés sont roturiers !

« Certaines gens portent trois noms, de peur d’en manquer ; ils en ont pour la campagne et pour la ville, pour les lieux de leur service ou de leur emploi ; d’autres ont un seul nom dissyllabe qu’ils anoblissent par des particules dès que leur fortune devient meilleure ; celui-ci, par la suppression d’une syllabe, fait de son nom obscur un nom illustre...

« Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru ; s’il réussit, ils lui demandent sa fille.

« Le besoin d’argent a réconcilié la noblesse avec la roture et a fait évanouir la preuve des quatre quartiers[53]. »

Naturellement, cette aspiration aux titres de la noblesse ne va guère sans l’imitation de son luxe, de ses mœurs, de ses manières :

« Il y a un certain nombre de jeunes magistrats que les grands biens et les plaisirs ont associés à quelques-uns de ceux qu’on nomme à la cour des petits-maîtres ; ils les imitent, ils se tiennent fort au-dessus de la gravité de la robe ils prennent de la cour ce qu’elle a de pire ils deviennent enfin, selon leurs souhaits, des copies fidèles de très méchants originaux.

« Quel est l’égarement de certains particuliers qui, riches du négoce de leurs pères dont ils viennent de recueillir la succession, se moulent sur les princes pour leur garde-robe et leur équipage, excitent, par une dépense excessive et par un faste ridicule, les traits et les railleries de toute une ville qu’ils croient éblouir et se ruinent ainsi à se faire moquer de soi !

« Une femme de ville entend-elle le bruissement d’un carrosse qui s’arrête à sa porte, elle pétille de goût et de complaisance pour quiconque est dedans, sans le connaître ; mais si elle a vu de sa fenêtre un bel attelage, beaucoup de livrées et que plusieurs rangs de clous parfaitement dorés l’aient éblouie, quelle impatience n’a-t-elle pas de voir déjà dans sa chambre le cavalier ou le magistrat, etc...

« Cette fatuité de quelques femmes de la ville, qui cause en elles une mauvaise imitation de celle de la cour, est quelque chose de pire que la grossièreté des femmes du peuple et que la rusticité des villageoises ; elle a sur toutes deux l’affectation de plus[54]. »

Ces remarques de la Bruyère, une bonne part du théâtre – légèrement postérieur – de Dancourt les confirme, mais surtout les Bourgeoises de qualité et les Bourgeoises à la mode.

Dans les Bourgeoises de qualité, la manie de la noblesse est une contagion. Dancourt n’a pas coutume de ramasser un vice ou un travers dans un personnage unique et central : il le distribue sur plusieurs figures, variétés d’un même type distinguées seulement par des nuances, vivement esquissées d’ailleurs, toutes en dehors et secouées d’une fièvre perpétuelle. – Cette méthode, qui semble lui avoir été propre en son temps, est celle de plusieurs auteurs dramatiques de nos jours, et non des moindres[55]. En nous mettant sous les yeux comme une petite mêlée, elle donne aisément l’illusion de la vie. – Ici, c’est uniquement à des femmes que Dancourt attribue la maladie qu’il voulait peindre ; sans doute pour ne point refaire M. Jourdain ; ou parce que c’est surtout par les femmes que ce mal a dû s’introduire dans la bourgeoisie (voir plus haut la Bruyère) ; ou parce que la vanité féminine a quelque chose de plus nerveux et de plus agité, qui allait mieux à ce brûleur de planches. – Seul, M. Blandineau, procureur du Châtelet, représente l’ancien esprit de la bourgeoisie : c’est un Chrysale survivant au théâtre de Molière. Autour de lui souffle un vent de démence : sa femme est folle : plus folle encore sa belle-sœur, Mme la Greffière, non moins folles Mme l’Élue et Mme Carmin, la marchande. – Mlle Angélique Blandineau aime un comte ruiné sur qui la Greffière a jeté aussi son dévolu. Le comte préférerait Angélique mais la Greffière a plus d’argent et il est sur le point de l’épouser. Il l’avoue lui-même à la jeune fille, qui lui donne la réplique fort crânement. C’est qu’ils ne sont pas romanesques, les amoureux de Dancourt ! – « Elle a des rentes, dit le comte, en parlant de la Greffière ; elle a des maisons, 20 000 écus d’argent comptant, dont je deviendrai le maître. » – « Un homme de votre qualité dans les affaires ! » dit un voisin, M. Naquart. – Pourquoi non ? Les gens d’affaires achètent nos terres et nos noms même : quel inconvénient de faire leur métier, pour être en état de rentrer dans nos maisons et dans nos charges ! » – Mais M. Naquart ne veut point de ce mariage. C’est un original qui s’est mis en tête d’épouser lui-même la Greffière pour avoir le plaisir de la mater. Avec la complicité d’un tabellion, il fait si bien que le comte signe sans le savoir son mariage avec Angélique ; et la Greffière, son mariage avec M. Naquart. Elle est d’abord furieuse ; pour la calmer, M. Naquart lui promet de lui acheter un titre : elle s’appellera Mme de la Naquardière. « C’est, dit-elle, un accommodement qui change la chose et pourvu que j’aie un équipage et que vous ne soyez plus procureur[56]... » – M. Naquart : « Vous serez contente, Madame. » Elle avait déjà dit en parlant d’Angélique : « La pauvre enfant ! il faut bien faire quelque chose pour elle ; je lui enlève M. le comte qui était son amant ; je l’épouse ce soir, plus par vanité que par amour, moins pour son mérite que pour sa qualité ; car je ne veux qu’un nom, moi, je ne veux qu’un nom c’est ma grande folie[57]. » – Tout le monde est donc content. Mme Blandineau est devenue baronne de Boistortu. Mme Carmin a acheté une petite charge à son mari : il faut un commencement à tout. Il n’est pas douteux que Mme l’Élue n’en vienne aussi à ses fins : « M. l’Élu, a-t-elle dit, cessera de l’être, ou je trouverai bien moyen de n’être plus sa femme. »

La pièce marche d’un joli train. Écoutez ces quatre folles entrer en scène à la manière de tourbillons :

LA GREFFIÈRE[58]. – Je ne saurais me tranquilliser là-dessus, ma pauvre Lisette ; cette journée-ci sera malheureuse pour moi, je t’assure, j’ai éternué trois fois à jeun, j’ai le teint brouillé, l’œil nébuleux, et je n’ai jamais pu donner un bon tour à mon crochet gauche.
M. BLANDINEAU. – Ah ! vous voilà, ma sœur ; j’allais monter chez vous.
LA GREFFIÈRE. – Chez moi, mon frère ! et à quel dessein ? Je n’aime point les visites de famille, comme vous savez.
M. BLANDINEAU. – Celle-ci ne vous aurait pas déplu. Il s’agit de vous marier, ma sœur.
LA GREFFIÈRE. – De me marier, mon frère ? de me marier ? Cela est assez amusant vraiment : mais qu’est-ce que c’est que le mari ? C’est ce qu’il faut voir.
M. BLANDINEAU. – Un vieux garçon fort riche, procureur de la cour.
LA GREFFIÈRE. – Un vieux garçon à moi ? Un procureur, Lisette ! M. Naquart ? Je serais Mme Naquart, moi ? Le joli nom que Mme Naquart ! C’est un plaisant visage que M. Naquart de songer à moi, etc...
MADAME BLANDINEAU[59]. – À quoi vous amusez-vous donc mademoiselle Lisette ? Il y a une heure que je vous fais chercher. Allons, vite, mes coiffes et mon écharpe.
LISETTE. – Laquelle, Madame ? celle à réseau ou celle à frange ?
MADAME BLANDINEAU. – Non, celle de gaze ou celle de dentelle, mademoiselle Lisette ; les autres sont des housses, des caparaçons qu’on ne saurait porter. Ah ! vous voilà, monsieur Blandineau, je suis bien aise de vous trouver ici. Donnez-moi de l’argent, je n’en ai plus...
MADAME BLANDINEAU[60]. – Comtesse, vous ? Vous, comtesse, ma sœur ?
LA GREFFIÈRE. – Dites Madame, madame Blandineau, et Madame tout court, entendez-vous ?
MADAME BLANDINEAU. – Madame tout court ? Ah ! je n’en puis plus. Ma sœur comtesse, et moi procureuse ! Un siège, et tôt, dépêchez, Lisette...
L’ÉLUE. – Vous seriez comtesse, vous, ma cousine la greffière !
LA GREFFIÈRE. – Ah ! plus de cousinage, madame l’Élue, plus de cousinage !
L’ÉLUE. – Un fauteuil aussi ! tôt, du secours ! À moi, Lisette... Je m’affaiblis, je suffoque, et je vais mourir de mort subite...
MADAME CARMIN[61]. – Bonjour, ma chère madame Blandineau.
MADAME BLANDINEAU. – Madame Carmin, votre très humble servante.
MADAME CARMIN. – Je ne puis pas être de votre souper, je m’en retourne à Paris ; je viens prendre congé de vous, mes chères enfants... Je quitte le négoce, je m’y suis enrichie, cela est au-dessous de moi à l’heure qu’il est : j’achète une charge à mon mari, je me fais présidente... Ce n’est qu’une charge de campagne à la vérité, et dans une élection d’une très petite ville du côté d’Étampes ; mais il y a de grands agréments, de grandes prérogatives.

La procureuse et l’élue enragent. La présidente Carmin a déjà de petits airs de protection :

Adieu, ma chère madame Blandineau ; à mon retour nous ferons ensemble quelque partie de plaisir.
MADAME BLANDINEAU. – Adieu, madame Carmin, bon voyage.
L’ÉLUE. – Vous m’avez vendu des laines éventées, que je vous renverrai, madame la Présidente.
MADAME CARMIN. – On vous les changera, madame l’Élue.

Une remarque de la Bruyère viendrait assez bien ici :

« Il y a dans la ville la grande et la petite robe, et la première se venge sur l’autre des dédains de la cour et des petites humiliations quelle y essuie. De savoir quelles sont leur limites, où la grande finit et où la petite commence, ce n’est pas chose facile, etc.[62]... »

On sent dans toute l’œuvre de Dancourt, et en particulier dans les Bourgeoises de qualité, la poussée profonde des vanités qui s’élèvent, l’ascension agitée de la bourgeoisie. Les mésalliances n’y sont pas rares ; nous venons d’en voir une. – Ce n’est pas la faute d’Angélique, dans les Bourgeoises à la mode, si le chevalier qu’elle aime est un chevalier de contrebande. – « Est-ce que tu ne sais pas, dit Frontin, que pour épouser des filles de bourgeois, ce n’est point au père que des jeunes gens de condition s’adressent à présent[63] ? » Ce qui laisse entendre que lesdits jeunes gens se rabattaient volontiers sur les petites bourgeoises. – Le chevalier gascon Brascassac (tous les Gascons sont nobles) épouse, dans le Prix de l’arquebuse, la fille du prévôt Martin : « Sandis, pourquoi non ?... Le prévôt s’est fait riche : il achètera de la noblesse et nous lui fournirons de l’illustration, nous en avons à revendre dans la famille[64]. » – Mme Patin, veuve d’un partisan « qui a gagné deux millions de bien au service du roi », rentre chez elle étouffant de rage. Une marquise « de je ne sais comment » a eu l’audace de faire prendre le haut du pavé à son carrosse traîné par deux chevaux étiques et de faire reculer celui de Mme Patin de plus de vingt pas. Mme Patin l’a pris sur un ton proportionné à son équipage tout neuf (carrosse doré, chevaux gris-pommelé à longues queues, un cocher à barbe retroussée, six grands laquais plus chamarres de galons que les estafiers d’un carrousel) ; mais la marquise, avec un « Taisez-vous, bourgeoise ! » a pensé la faire tomber de son haut. – « Bourgeoise ! dit Lisette. Bourgeoise ! dans un carrosse de velours cramoisi à six poils, entouré d’une crépine d’or ! » Mais Mme Patin se vengera : elle épousera un gentilhomme, quoi qu’il puisse lui en coûter[65]. – Le procureur Grimaudin éclate de contentement et d’orgueil : devenu seigneur de village, il vient prendre possession de son château. Il a invité quelques confrères à venir le voir avec leurs familles : « Je veux les régaler, dit-il, de manière à les faire crever de dépit... J’ai donné ordre que tout le village se mît sous les armes. J’aime à faire parler de moi[66]. » Il a pourtant plus d’un déboire. Sa gouvernante, Mme la Roche, qu’il ne veut plus épouser (cela était bon quand il était simple procureur), se ligue avec une compagnie de cavaliers qui est venue loger dans le village et dans le château. Les cavaliers malmènent les invités de M. Grimaudin et caressent leurs femmes. Le capitaine Clitandre (qui est justement le neveu de l’ancien possesseur du château) emporte d’assaut le cœur de Mlle Angélique Grimaudin. Le vieux ladre, qui voulait mettre sa fille au couvent, se résigne à ce mariage. Je souscris à tout, Monsieur, dit-il à Clitandre, pourvu que je demeure seigneur de la paroisse. » – Mlle Angélique Valentin épouse, dans les Curieux de Compiègne, un autre capitaine Clitandre, et Mme Robin, le chevalier de Fourbignac. « Le père est un fripon, dit le valet de Clitandre, en parlant de M. Valentin ; mais la fille est un bon parti : ces sortes de mariages ne sont pas sans exemple[67]. » – Ils sont là une bande de Parisiens, venus à Compiègne pour voir, le camp : M. Valentin, marchand de draps, et sa femme, M. Moufflard, marchand de galons d’or, et d’autres petits bourgeois. « Ah ! dit Mme Robin, la bourgeoisie me pue horriblement à l’heure qu’il est, et je m’aimerais mieux simple cavalière que la plus honorable bourgeoise de Paris[68]. » – « J’étais, raconte M. Moufflard, avec trois messieurs que vous connaissez, mon beau-frère le miroitier, mon cousin le bonnetier et mon neveu le notaire, tous bien vêtus, avec de grandes épées et des plumets rouges même... Je crois que tout le monde s’était donné le mot pour nous reconnaître ; car, de quelque côté que nous allassions, j’entendais toujours : Tirez, bourgeois ; fi, les vilains à la boutique ! Cela n’est point plaisant à essuyer au moins[69]. » – De même il y a, dans la Foire de Bezons, un petit tabellion qui « arbore le plumet et l’épée pour imposer aux clercs et aux courtauds[70]. » – « Et qu’est-ce que Dorante ? demande Lisette à Angélique dans la Parisienne. Est-il de robe, officier ou courtisan ? – Il n’est de robe que le matin, répond naïvement la fillette, et les soirs il porte une épée[71]. »

 

 

2 - L’imitation des mœurs de la noblesse par la bourgeoisie

 

En même temps qu’elle convoite les titres et emprunte les habits de la noblesse, la bourgeoisie en prend les mœurs, en imite la frivolité et le cynisme élégant.

« J’aime à paraître, moi, c’est là ma folie[72] », dit Mme Blandineau. – Elle joue gros jeu, demande sans cesse de l’argent à son mari. « Mais, ma femme... – Eh fi donc, monsieur Blandineau, que de façons ! Au lieu de me remercier d’en prendre du vôtre[73] ! » – Elle donne de grands repas et n’est point embarrassée de trouver des laquais : « Jasmin et Cascaret rinceront les verres, le filleul et le cousin de Monsieur verseront à boire, et le maître clerc mettra sur table. – M. Blandineau : Mon maître clerc ? il n’en fera rien. – Mme Blandineau : il le fera, mon ami, je l’en ai prié[74]. » Cette femme a de délicieuses réparties. « Il le fera. Monsieur, appuie Lisette ; Madame et lui sont fort bons amis, il fait tout ce qu’elle veut[75]. » – La greffière rêve de se faire enlever par le comte et de se marier « en cachette, incognito, pour éviter les manières bourgeoises ». Sa folie va jusqu’à la vision, et, comme une petite fille qui jouerait à la princesse, elle interpelle, en faisant des mines, une livrée imaginaire : « Holà ! ho ! laquais, petit laquais, grand laquais, moyen laquais. Avancez, cocher ; montez, Madame ; eh non, Madame, c’est mon carrosse. Donnez-moi la main, chevalier ; mettez-vous là, comtin. Touche, cocher, La jolie chose qu’un équipage ! La jolie chose qu’un équipage[76] ! » – On s’associe pour mener plus grand train : « Je veux trois grands laquais, des mieux faits de Paris, dit la greffière à Mme Blandineau. Nous logerons ensemble, madame la baronne. – Et nous prendrons un suisse à frais communs, madame la comtesse. »

Le désordre est plus grand encore dans les Bourgeoises à la mode. La vanité, la fureur de paraître et la rage de s’amuser ont amené la désorganisation de la famille. – Angélique, femme du notaire Simon, et Araminte, femme du commissaire Griffard, sont des bourgeoises qui vivent à la façon des femmes de qualité ; coquettes, dépensières, joueuses, affolées de plaisir. « ...Mais, Monsieur, dit Angélique à son mari, il me faut la musique trois jours de la semaine seulement ; trois autres après-dîners on jouera quelques reprises d’hombre et de lansquenet qui seront suivies d’un grand souper ; de manière que nous n’aurons qu’un jour de reste, qui sera le jour de la conversation : nous lirons des ouvrages d’esprit, nous débiterons des nouvelles, nous nous entretiendrons des modes, nous médirons de nos amies : enfin nous emploierons tous les moments de cette journée à des choses purement spirituelles... – M. Simon : Je me ferai moquer de moi ; et d’ailleurs comment soutenir tant de dépense ?... – Allez, Monsieur, répond Lisette, qu’il vous suffise que Madame joue. Des joueuses ont des ressources inépuisables, et les femmes à qui leurs maris ne donnent point d’argent ne sont pas toujours celles qui en dépensent le moins[77]. » – « Bon ! dit Frontin à Lisette, on dit que ta maîtresse fait quelquefois passer mon mari pour son homme d’affaires. – Le grand malheur ! Est-ce ici la seule maison de ta connaissance où les maris ne sont que les premiers domestiques de leurs femmes ? – Il y a mille bourgeois dans ce goût-là[78]. »

Le lien du mariage se détend et s’allonge indéfiniment. M. Simon se plaint d’être quelquefois quinze jours sans voir sa femme. « La grande merveille ! fait Lisette. Vous dormez quand elle revient, vous voulez la voir quand elle dort, ou vous êtes sorti quand elle s’éveille ; le moyen de vous rencontrer ? – Et c’est cela dont je me plains : au lieu de prendre souci de son ménage...  – De son ménage, Monsieur ? Est-ce que vous voudriez qu’elle s’abaissât à ces sortes de bagatelles ? et est-ce pour cela qu’on prend aujourd’hui des femmes[79] ?

Ainsi la Bruyère :

« Il était autrefois délicat de se marier : c’était un long établissement, une affaire sérieuse, et qui méritait qu’on y pensât : l’on était pendant toute sa vie le mari de sa femme... Avec des enfants et un ménage complet, l’on n’avait pas les apparences et les délices du célibat[80] ».

Les maris s’en donnent de leur côté, mais sournoisement et en gens qui restent pratiques même dans la bagatelle. Ils cherchent une consolation tout près d’eux, M. Simon s’éprend de Mme Griffard, et M. Griffard, de Mme Simon. Les deux femmes s’avertissent et s’entendent pour exploiter le mari l’une de l’autre, et pour tirer des sommes des deux roquentins avec l’aide de Frontin et de Lisette. Car elles ne sont point jalouses : la jalousie est une passion bourgeoise qu’on ne connaît presque plus chez les personnes de qualité[81]. – Qui donc a troublé ton repos ? – Ne t’alarme point, ce n’est pas ton mari ; je ne l’aime pas, au moins. – Tu as fait une belle conquête et je t’en félicite[82].

À la fin M. Simon découvre que sa femme a mis en gage un diamant qu’elle disait perdu. Mais il n’ose pas trop crier, car elle le tient, et tout s’arrange.

Au milieu de ces fous, Marianne, la fille de M. Simon, devient ce qu’elle peut. La maison paternelle lui est une médiocre école de respect. » Allez, lui dit sa mère, tenir compagnie à Araminte, pendant que je serai obligée d’essuyer la fatigante conversation de votre père[83]. » La petite s’amourache d’un chevalier, qui se trouve n’être qu’un chevalier d’industrie, fils de Mme Amelin, marchande à la toilette. Mais Mme Amelin achètera à son Jeannot une charge de vingt mille écus ; cela raccommode bien des choses ; Marianne l’épousera donc. Ce sera un joli ménage.

Les Bourgeoises à la mode m’ont fait songer à la famille Benoiton. Sans doute les deux pièces sont extrêmement différentes, et celle de Dancourt inférieure à l’autre, à tous égards ; elle est d’une trame fort légère ; la fable est peu de chose ; l’observation n’enfonce guère ; les valets sont encore ceux de l’ancienne comédie ; la vanité bourgeoise affecte des formes qui ne s’expliquent que dans une société où la division des classes est encore rigoureusement marquée ; la « question d’argent » est indiquée seulement et n’est pas étudiée avec un luxe brutal de détails précis ni dans ses conséquences dramatiques (c’est dans une autre pièce que Dancourt esquissera le tripoteur d’affaires ; « la Bourse », d’ailleurs, est encore dans son enfance). Mais enfin, chez Dancourt comme chez notre contemporain, malgré la différence des milieux et des temps, malgré l’intérêt inégal, l’exactitude plus ou moins grande de l’observation, ce sont bien les mêmes passions, vanité, besoin d’amusement, et, par suite, besoin d’argent, qui rompent les liens de la famille, affolent et dispersent ses membres ; et chez tous les deux, à des degrés divers, un mouvement fébrile, une impression de détraquement contagieux.

Ces airs détachés à l’égard du mariage, cette émancipation des femmes et des maris, c’est chose reçue, mode courante, et dont la mention revient fort souvent. – Mme Thibaut, « femme d’intrigues », qui connaît le monde, donne à l’un de ses clients cette petite leçon : « Un homme de votre qualité est-il pour passer ses jours comme un bourgeois, cousu aux jupes de sa femme ? On passe six mois à l’armée, de là l’on revient à Paris. Madame y est-elle, on va à la cour ; vient-elle à la cour, on retourne à Paris ; de manière qu’en tout un an un mari n’aura pas donné quarante jours à sa femme[84]. » – Dans la même pièce, une famille bien surprenante traverse le salon de Mme Thibaut. On entend cette conversation bizarre entre deux époux qui se rencontrent : « Votre fils, Monsieur, m’a volé cette nuit pour deux mille écus de vaisselle neuve. – De vaisselle neuve ? Ah ! le fripon, il vous l’a volée et me l’a vendue. – Vous avez ma vaisselle, Monsieur ? – Oui, Madame, j’ai la vôtre, et vous m’avez pris ma vieille ; et mon coquin de fils a mon argent sans doute, car je ne le vois plus[85]. » – « Je suis aussi séparé de mon père et de ma mère, explique le fils dans une autre scène ; car il y a terriblement de séparations dans notre famille[86]. » – M. Guillaumin est un notaire sans préjugés qui vient à la foire de Bezons avec une fille d’opéra. « Fi, aimer sa femme ! dit le fringant tabellion, cela est-il permis à un galant homme ? et se marie-t-on pour cela dans le monde ? À moins que d’être du dernier bourgeois[87]. » Nous retrouverons plus d’un de ces bourgeois allumés qui courent les fêtes de la banlieue et vont souper avec des grisettes dans les restaurants champêtres, et qui, parfois, y rencontrent leurs femmes. L’équipée de M. Jourdain, qui est une exception dans le monde bourgeois de Molière, devient ici la règle. Encore le bonhomme Jourdain n’a-t-il guère la mine de pousser les choses jusqu’au bout. Les bourgeois de Dancourt sont des gaillards beaucoup moins novices, et ses bourgeoises ne leur en doivent guère : la respectable Mme Jourdain a fait son temps.

 

 

3 - Les jeunes filles et les femmes

 

Par une conséquence naturelle, les tendres Luciles, les gracieuses et timides Angéliques, les amoureuses sensées, modestes et charmantes dont Henriette est le type le plus achevé, disparaissent du théâtre ou à peu près. La jeune fille, qui n’est plus protégée par l’honnêteté du foyer domestique, s’émancipe à son tour. – Même quand elle reste innocente, elle a des audaces garçonnières : elle paraît trop savoir la vie : l’expérience lui est venue trop tôt, et elle n’aime plus comme on aimait. – Les fillettes de Molière, qui ont souvent à conquérir leurs amants, avaient, parmi leurs plus grandes hardiesses, d’aimables retours de pudeur. Ici, c’est merveille si elles rougissent encore. « Vous rougissez, dit Marthon, c’est une manière de s’expliquer dont je vous sais bon gré. La pudeur sied à merveille sur le visage d’une jeune personne, c’est dommage que la mode en passe[88].

Voyons d’abord les filles de quinze ans, les ingénues. Elles abondent dans ce théâtre et l’on en devine la raison : c’est un si agréable plat à servir à un public d’humeur badine ! Les remarques les plus osées peuvent se mettre dans la bouche d’une innocente, et y sont d’autant plus savoureuses qu’elle ne sait pas trop ce qu’elle dit et que le public comprend pour elle. L’air d’ignorance de la fillette souligne le scabreux de ses propos. Trait d’innocence en deçà de la rampe, polissonnerie au delà. L’Agnès de Molière était déjà fort piquante avec ses ignorances inquiètes, avec ses réponses imprévues où les spectateurs goûtaient le régal de l’équivoque, avec ses réticences où ils mettaient une grivoiserie. Délurez-la un peu en la transportant dans un milieu de mœurs faciles ; faites-lui soupçonner une foule de choses, mais sans l’instruire tout à fait ; qu’elle ait des yeux pour tout voir et une malice d’enfant pour profiter de ce qu’elle a surpris ; placez-la le plus souvent à la campagne, pour que la naïveté cherchée du langage ajoute encore à son air de candeur et par suite au ragoût de ses réflexions et de ses confidences, et vous aurez l’ingénue de Dancourt, – l’innocence assaisonnée à souhait pour le plaisir des gens folâtres. – Naïves, elles le sont à faire frémir, et avec des yeux, comme dit le peuple, « à la perdition de leur âme. » – En réalité elles font les niaises, elles sont de complicité avec le public ; innocentes, non pas, mais à demi ignorantes, et bien décidées, si les occasions se présentent, à ne plus l’être du tout. On connaît la petite de Greuze, à qui il vient d’arriver malheur. À la bien regarder, il ne paraît pas que sa surprise ait été trop grande, ni que sa confusion soit très profonde. Elle se consolera. L’ingénue de Dancourt, c’est tout justement cette fillette-là, la veille de la cruche cassée.

Marotte est la nièce de M. et Mme Bertrand, qui tiennent une auberge à la mode aux environs de Paris. C’est un milieu bien propre à développer l’esprit d’une jeune fille. Aussi Marotte voit clair et fait déjà ses petites remarques. Des couples arrivent qui recommandent la discrétion à l’hôtelier. « Marotte, il est de conséquence de ne point parler, lui dit son excellente femme de tante. – Oh ! toute petite que je suis, je vois bien cela... Tenez, ma tante, tous ces messieurs qui viennent ici avec des femmes ne voudraient pas que leurs femmes y vinssent avec des messieurs, non[89]. » Mais la tante fera bien de ménager la petite. Marotte jase volontiers avec les clients quand ils lui plaisent : « Je ne suis qu’une petite fille à cette heure, dit-elle au chevalier, mais cela ne sera pas toujours de même. Hom, que j’ai bien envie de devenir grande !... – Le chevalier : Comment, votre tante vous querelle ? – Pas si fort, depuis quelque temps que je sais de ses petites fredaines ; elle a peur que je n’en parle à mon oncle. – Quoi ! votre tante a des petites fredaines par-devers elle ? – Vraiment il faut bien quelle en ait, vous dis-je, car elle est devenue bien meilleure depuis qu’elle se doute que je m’en doute C’est elle qui reçoit l’argent du monde qui vient ici, et c’est mon oncle qui le serre. – Eh bien ? – Eh bien, elle ne donne pas tout à mon oncle, non : elle garde toujours quelque chose, et puis elle achète tantôt des gants, tantôt un chapeau, des cravates à dentelles, une canne quelquefois ; et tout cela n’est pas pour elle, comme vous le voyez. – Non, pour qui donc ? – Pour un grand garçon qui demeure à Paris, qu’elle appelle son neveu, et qui ne l’est pourtant pas ; car je le sais bien[90]. »

À peine échappées du couvent, ces fillettes ont déjà le regard aiguisé, la finesse d’observation et l’air dégagé des petites femmes du XVIIIe siècle, de celles dont Marivaux a tracé maintes fois le portrait délicieusement idéal. Ici, c’est effrayant ce qu’elles promettent. – Mimi sort de pension et n’y veut plus rentrer. Elle voit que sa grande sœur Angélique a un amoureux, et combien c’est amusant. Placée entre un père grognon et une vieille tante coquette, elle connaît leur faible et sait le ménager. Ils ne lui inspirent pas, d’ailleurs, un respect démesuré.

« Je ne retournerai plus dans le couvent, ma chère enfant, dit-elle à sa sœur, je ne retournerai plus dans le couvent... Ma tante m’aime bien, je te réponds d’elle. Je la caresse tant, je lui dis qu’elle est jeune, jolie, bien faite, spirituelle ; elle croit tout cela, car elle est un peu folle, et elle me baise, et moi je me moque d’elle, au moins, je t’en avertis... Bon ! mon père, c’est le plus facile à attraper, on le gouverne comme un enfant, il querelle toujours sans savoir pourquoi. Vous l’obstinez tous, vous le chagrinez, et moi je dis toujours qu’il a raison de quereller : il ne faut que cela pour être de ses amis[91]. »

Claudine, qui n’est qu’une paysanne, n’est pas tout à fait aussi rouée. Mais elle est déjà inquiétante. – M. Robinot surveille de près sa pupille Angélique, qui a un amant (Éraste). Il interroge Claudine, et Claudine bavarde, on ne sait trop pourquoi, pour le plaisir de bavarder, de montrer qu’elle en sait long ou de nuire à son prochain. – « Où Angélique l’a-t-elle suivie ? demande M. Robinot. – Dans la salle où était ce jeune monsieur ; et à peine s’étaient-ils dit quatre paroles en tremblant tous deux, on vous a entendu venir, on a caché le monsieur dans le cabinet, où il a demeuré pendant tout le temps du souper, et il n’en est sorti que quand nous avons joué le soir à colin-maillard, pendant que c’était vous qui l’étiez[92] ? » – Mais Claudine fait une école, Claudine a un amant, Mathurin. Pour forcer Mathurin à le servir dans ses amours, Éraste fait mine de vouloir lui prendre sa Claudine. Il promet à la fillette des bijoux, des robes, même le mariage. Claudine, qui est ambitieuse, l’écoute. À la fin, elle s’aperçoit que ce n’était pas « pour de bon ». Mais bah ! elle n’est pas embarrassée de reconquérir son Mathurin. Voyez comme elle le connaît, et avec quelles mines savantes et quelle adresse diabolique elle le pelote et le retourne. « Ah ! Mathurin, je crois que celui-ci s’est moqué de moi, mon pauvre Mathurin ! – Oui-da, oui-da, ça se pourrait bien, ils sont un tantinet gausseux, ces drôles-là. – Les vilaines gens ! Tu vaux mieux que tout ça, toi, Mathurin, tu n’es point trigaud. – Oh ! morgue non. – Tu reviens aisément quand on t’a donné quelque chagrin. – Cela est vrai, je n’ai point de fiel. – Eh bien,  ouche donc là. Va, je t’aime mieux que personne[93]. »

Mathurin est bien imprudent. Claudine est trop forte pour lui. « Elle n’en fera qu’un sot, » comme dit Molière, à moins qu’elle ne lui fasse faire fortune (les deux choses, au reste, ne sont pas incompatibles). La vision de la ville hante ces petits cerveaux. Les Charlottes et les Mathurines de Don Juan fourmillent dans la banlieue. Comme la noblesse a gâté la bourgeoisie, la bourgeoisie gâte les paysans. – Je n’avais jamais été à Paris, dit Claudine ; vous m’y avez menée, je ne veux plus du collecteur... Je veux devenir madame, alors que vous le sachiez[94] ». Et elle le devient.

Un beau colonel a remarque Louison ; il lui envoie son valet la Flèche pour la disposer à un enlèvement. « Ah ! dit-elle, je l’aime bien, mais... – Quoi, mais ? – S’il m’enlevait, serait-ce pour m’épouser ? – Hé, vraiment oui, est-ce qu’on enlève pour autre chose ? – Et s’il m’épousait, serait-ce pour toujours, et ne se démarierait-il point[95] ? Elle garde des craintes, la petite Louison ; elle ne voudrait pas être enlevée, mais elle a fort envie d’aller au rendez-vous. Elle s’en tire par une bien jolie casuistique, par une merveille de « direction d’intention ». – « Il est ici depuis une heure, dit-elle à sa cousine, et il veut m’emmener avec lui ; conseille-moi, que faut-il que je fasse ? – Garde-toi bien d’y consentir. – J’aurais pourtant bien du penchant pour cela, ma cousine. – Je ne te conseille pas de le faire. – Tant pis, c’est que tu ne m’aimes pas autant que je t’aime, et si tu étais à ma place, ma cousine, je te conseillerais tout au moins d’aller, lui parler au bout de la grande allée, où il m’attend. – Il t’emmènerait. – Eh bien, ce ne sera pas ma faute ; car je n’irais, moi, que pour lui parler ; et s’il me faisait quelque violence, on n’est pas responsable de ça, ma cousine[96]. » Aiment-ils assez la flamme, ces charmants papillons !

Chonchette est la filleule du financier Griffard et la nièce de Mme Argante. Du moins on le dit. Mais l’innocente sait à moitié ce qui en est ; et rien n’est d’un comique plus inquiétant que son bavardage sur ce point. « Est-ce que M. Griffard est votre parrain ? lui demande Frosine. – Oui, je demeure chez lui depuis que ma tante a fait semblant de me mener au couvent. – Elle dit à tout le monde que vous y êtes ; mais, à ce que je vois, c’est votre parrain qui a soin de vous. – N’allez pas vous imaginer que c’est mon père, au moins. Tout le monde le croit, mais ma tante dit bien que cela n’est pas vrai. – Il faut en croire votre tante ; elle doit le savoir mieux qu’un autre. – Oui vraiment, c’est elle qui est ma mère ; mais je ne fais pas semblant de le savoir... – Hé, qui vous a dit tous leurs secrets, à vous ? – Mme Marianne. Nous sommes bonnes amies ; elle me dit tout ce qu’elle pense. Et, quoique je ne sois qu’une petite fille, elle trouve que j’ai de l’esprit. – Oui ? – Il y a un jeune monsieur qu’on appelle Éraste, qu’elle aime à la folie : tenez, elle l’aime presque autant que nous haïssons mon parrain. – Hé, pourquoi le haïssez-vous ? – Il ne veut point que Mme Marianne ait des amants, elle le hait pour cette raison-là, elle. Quand je serai grande, il ne voudra peut-être pas que j’en aie, moi : je le hais par avance[97]. » – Toute l’âme libertine, insoumise et charmante du XVIIIe siècle qui commence à poindre (1695) est dans son petit corps et gazouille irrévérencieusement par ses lèvres enfantines. Essayez donc un peu de la retenir à la maison ! « Il en arrivera ce qu’il pourra ; puisqu’on ne me mène point promener en ce pays-ci, j’irai fort bien me promener toute seule. » Et la voilà partie. – Elle s’intéresse violemment aux amours de sa grande sœur ; elle se chauffe au feu de Marianne, en attendant d’avoir le sien. Elle lui recommande l’entremetteuse Frosine : « Faites connaissance avec elle. Croyez-moi, ma bonne ; elle vous aidera, si vous voulez, à faire endêver mon parrain. C’est une fort bonne femme, elle veut bien qu’on ait des amants, elle ; elle connaissait tous ceux de ma tante. – Ta tante a donc des amants, Chonchette ? – Tant qu’elle veut, ma bonne ; elle na point de père. – Qu’elle est heureuse ! on ne la contraint point[98]. » Que dites-vous de ces deux petites filles ? Molière n’a certes rien d’aussi osé, et l’on se demande si le public de nos jours supporterait ce dialogue. – Pendant que Marianne s’entend avec Frosine, Chonchette « amuse » son parrain, lui cache sa perruque, et vient les prévenir quand le bonhomme approche. Survient Cidalise, une manière de « fille du monde » qui veut emmener Marianne au cabaret de la Croix-Blanche. « J’ai bien envie, dit Marianne, mais je n’ose. – Hé, menez-moi avec vous, ma chère bonne, s’écrie Chonchette ; nous rentrerons par la porte de derrière que je viens d’ouvrir, et je dirai à mon parrain que j’aurais toujours été avec vous dans le jardin. Il me croira, car, Dieu merci, il ne m’a point encore attrapée en menterie, et je lui en dis pourtant tous les jours[99]. » Frosine avait raison : « Voilà une enfant qui promet beaucoup[100]. »

Mais l’ingénue la plus terrible, je crois bien que c’est encore Sanchette, dans le prologue du Diable boiteux. (Le succès du roman de Lesage avait été très grand, comme on sait, et Dancourt l’exploitait, en homme qui est à l’affût des « actualités ».) – Le respect filial étouffe encore moins Sanchette que Chonchette, si c’est possible. « Oh ! monsieur le Diable, ce n’est point vous qui avez soufflé la coquetterie à ma bonne maman en rentrant dans la bouteille ; elle a toujours été coquette, ma bonne maman, je le sais bien ; mon vilain papa s’en est toujours plaint, et toutes les mies que j’ai eues m’ont toujours dit qu’il n’avait pas tort d’être fâché, et que je n’étais pas tout à fait sa fille. – Le Diable : Cela se pourrait, et je sais ce qui en est mieux qu’un autre. – Hé, dites-le moi si vous le savez ; je voudrais bien que cela fût vrai, et je serais bien aise de n’être point la fille du magicien. – Oh bien, soyez contente, vous ne l’êtes point, mademoiselle Sanchette : c’est un des plus grands seigneurs de la cour, le parrain de votre bonne maman, qui est votre papa. – Est-il possible ! Ah ! que je vous ai d’obligation de m’apprendre ce secret-là. Cela va me donner cent fois plus d’esprit et de confiance. – Thérèse (la mère de Sanchette) : Votre indiscrétion, seigneur Asmodée... – Le Diable : Oh ! sans colère, madame Thérèse, remerciez-moi de ne mettre qu’un joli homme sur votre compte. Vous savez bien que j’en puis nommer d’autres. » Sur quoi Sanchette pousse cet admirable cri : « Ah ! ne me changez pas ce papa-là, monsieur le Diable, j’en suis fort contente[101]. » Cynisme inconscient aux lèvres roses, – qui, trop poussé, finit par n’être guère naturel, mais qui est fort piquant, et plus qu’il ne faudrait.

Les grandes filles (18 ans, 20 ans) n’ont plus, étant mieux instruites, des naïvetés de cette force et un babil de cette saveur. Ce sont jouvencelles qui ont des sens, de l’esprit, passablement de hardiesse, peu d’illusions, – et qui veulent se marier, voilà tout, où simplement avoir un amoureux. La fleur de modestie, la pudeur aisément rougissante qui, au même âge, décorait leurs grand’mères, il ne faut point la demander à ces vives créatures Leur grâce même n’a rien de virginal : il s’y mêle quelque chose de sec et de trop délibéré. On voudrait qu’un amant leur fit un peu plus peur, ne fût-ce qu’en apparence. Elles se plaindraient plutôt des lenteurs de leurs galants. » Il y a quinze jours qu’il est ici, dit Angélique à Lisette ; il ne m’a point encore parlé ; qu’il est indolent et timide[102] ! » – « Vous craignez qu’elle ne s’effarouche ? dit l’Olive à Dorante. La crainte est bonne ! et allez, allez. Monsieur, les filles d’aujourd’hui sont des animaux bien apprivoisés ; elles ne s’effarouchent point qu’on les aime, et nous vivons dans un siècle fort aguerri[103]. » – « Et allez, allez, reprend de son côté Lisette ; en fait de mariage, les honnêtes filles ont toujours plus d’impatience que les autres ! » La vérité est quelles ont dans ce théâtre une honnêteté fort impatiente. – L’Amour et Mercure, déguisés en cavaliers, abordent Philine et Spinette, et au bout d’une minute leur baisent la main. « Ceci, dit Philine, va plus loin que la conversation, au moins, Spinette. – C’est qu’elle commence à s’animer ; le tuteur a raison, nous sommes faibles[104] ».

Eh oui, elles sont faibles, et elles consentent sans beaucoup de lutte à leur faiblesse, et elles mettent à son service toutes les ressources d’un esprit singulièrement éveillé. – La fille et la nièce de Mme Loricart, Angélique et Marianne, veulent aller aune noce ; elles craignent que Mme Loricart ne soit pas de cet avis, mais elles forceront la bonne femme à les y envoyer. C’est ce qu’explique Mathurine : « C’est bian fait, ce sont des obstinées. Tenez, Monsieur, il y a une noce dans le village dont elles avont prié qu’on les priît ; et par esprit de contradiction ailes n’en voulont pas être, afin que Madame veuille qu’ailes on soyont. – Oh ! s’écrie naïvement Mme Loricart, je n’en aurai pas le démenti, je fais tous les frais de la noce, on dansera ici dans ma cour, et je ferai même le festin pour leur faire dépit. – Mathurine : Alles seront bian attrapées, n’est-ce pas. Monsieur[105] ? » – Marotte et Louison, filles d’une meunière veuve et coquette, s’entendent avec leurs prétendants, qui font semblant d’aimer la meunière. « Je sis le boudeux aujourd’hui, moi, dit Biaise, à cause qu’alle voulait des accordailles. M. de Lépeine est le régaleux, et M. Giflot fera le jaloux. Dame, voyez-vous, je nous divartissons comme des petits rois. Les jeunes filles, qui avont le mot et qui savont que ça se fait pour l’amour d’alles, prenont leur part du divartissement[106]. – À la fin. Marotte et Louison, leur cousine Colette et les trois amoureux parlent en pèlerinage avec une douzaine de filles du village et autant de garçons. « Ils appellent ça, explique Blaise, le pèlerinage d’amour ; c’est, disont-ils, queuque part du côté de Paris. Les filles y allont pour se marier avec les garçons, les garçons pour se marier avec les filles : oh ! c’est une belle imagination[107] ! » – C’est en vain que M. le curé est survenu, disant qu’il les mariera bien tous et qu’il’ ne faut point de pèlerinage pour cela. Ils partent quand même. Colette emmène les amoureux de Marotte et de Louison, qui emmènent celui de Colette. Il est à croire que les couples se retrouveront : » Nous nous sommes partagés comme ça, dit Colette, pour éviter la médisance[108]. »

Presque toutes ces amoureuses sont de petites insurgées. Évidemment l’esprit du siècle est de moins en moins tourné au respect. L’insoumission des enfants affecte ici des façons bien autrement brutales que dans Molière. « Quel homme ! dit Angélique en parlant de son père à la gouvernante du bonhomme. Avec quelle dureté il a toujours agi avec mon frère et avec moi ! J’ai bien à me plaindre de la nature de m’avoir donné pour père... – Mme Delaroche : Mon Dieu ! ne vous plaignez point si fort, il n’est peut-être pas tant votre père que vous vous l’imaginez, et la défunte... Bah ! le bonhomme mérite assez d’avoir des héritiers de contrebande[109] ». Toutes choses que Mlle Angélique écoute sans sourciller.

Ces adolescentes ont parfois des réparties surprenantes et qui font pressentir, quand on y songe, que le siècle du plaisir et du libre amour sera l’âge héroïque du libre examen. Plus d’une fillette de cette génération lira Voltaire dans son âge mûr et les encyclopédistes dans sa vieillesse. – La respectable Mme Isaac, gouvernante d’Angélique, a reçu un seau d’eau sur la tête. On devine que cette douche vient de l’amoureux de la jeune fille. La vieille se secoue en grommelant : « Si vous aviez été au palais, comme madame votre mère vous l’avait dit, et non pas à la foire... Hom ! hom ! voilà comme le ciel punit vos extravagances ! – Moi ! dit Angélique la bien nommée, je ne me plains point, je n’ai rien eu. Mais vous qui êtes une personne si sage et si raisonnable, madame Isaac, qu’est-ce que le ciel punit en vous, je vous prie[110] ? » On ne voit pas trop ce que Mme Isaac pourrait répondre. Ces fillettes discutent les sermons qu’on leur fait. Elles percent la vanité des phrases consacrées. Agnès ne croirait plus aux chaudières bouillantes. Il n’y a plus d’enfants.

Mais aussi il n’y a plus d’amour. Ce n’est que caprice, désir de l’inconnu, goût du plaisir et de la liberté. Ces filles aiment les hommes. Aiment-elles leur amoureux ? Elles en changent fort aisément. – Éraste et Lépine étant partis pour l’armée, Angélique et Marthon, pour se désennuyer, prennent Léandre et Griffonnet[111]. – Écoutez cet innocent dialogue entre une autre Angélique et sa servante Lisette : « Revenons à Éraste, vous l’aimez beaucoup ? – Oui, je l’aime, mais je n’ai point de ses nouvelles. – Comment ? – Il est à l’armée. Et pour ne point être la femme de M. Damis... j’ai donné rendez-vous ici à Dorante... Sa sœur était avec moi dans le Couvent, et c’est elle qui m’a priée de l’aimer. – Quand deux filles sont bonnes amies, elles ont peine à se refuser. – Non, sans l’absence d’Éraste je ne l’aurais jamais aimé. – Les absents ont toujours tort, elle a raison. Mais enfin, que puis-je faire pour vous ? – J’ai aussi fait dire à Lisimon qu’il pouvait venir. – Encore un rendez-vous ? Les belles dispositions de fille ! – C’est ce qui m’inquiète, et je crains qu’ils ne viennent tous deux en même temps. – Et pourquoi ne leur pas marquer des heures différentes ? – Que veux-tu ? Je n’y ai pas songé[112]. »

Pas l’ombre de romanesque dans ces amourettes rapides. Les amoureuses aiment le mariage autant que le mari ; les amoureux aiment la dot autant que la fille. Ce qu’ils aiment tous également, c’est le plaisir. – Au reste on n’a d’illusions sentimentales ni d’un côté ni de l’autre, et on s’en explique librement à l’occasion. – Éraste courtise Lucile, fille de Foret, marchand de vin ; et Clitandre, Nérine, nièce de l’associé de Foret. Tout d’un coup le père et l’oncle font grise mine aux deux galants, qui s’en étonnent. « Ils ont été les premiers à nous souhaiter dans leur maison, dit Éraste. – Nérine : Je crois bien, vous aviez un millier de pistoles à y dépenser, et vous n’en vouliez qu’à la cave. L’espèce vous manque vous prenez à crédit, et vous vous attachez aux filles, cela fait une grande différence, voyez-vous[113]. » – On se souvient que, les Bourgeoises de qualité, le comte, qui aime Angélique, se rabat sur la greffière parce qu’elle a plus d’argent. Au temps jadis il eût essayé de couvrir son changement, aux yeux de la jeune fille, de quelque honnête prétexte. Au contraire, il lui expose complaisamment son petit calcul et veut l’en faire complice : « Ce n’est point elle, c’est son bien que j’épouse, pour le partager avec vous... Laissez-moi céder pour un temps à notre mauvaise fortune pour vous en assurer une meilleure ; nous sommes jeunes l’un et l’autre, votre tante n’a que très peu de temps à vivre... » Au temps jadis, la jeune fille eût éconduit ce personnage peu délicat. Mais Angélique n’a point de ces susceptibilités surannées : Et vous croyez, dit-elle, que pour vous avoir j’aurai la patience d’attendre qu’elle meure ? Non pas, s’il vous plaît, je veux que vous m’épousiez la première ; ma tante a déjà été mariée ; c’est à elle d’attendre[114]. »

« Mon pauvre maître, dit l’Olive dans la Foire de Bezons, est amoureux de la fille... Il a aussi une passion très forte pour les cent mille écus[115]. » On ne saurait dire que tous ces amants soient des fleurs de délicatesse morale. Cela est à noter surtout chez les jeunes filles. Quant aux jeunes gens, comme ils avaient moins de pudeur et d’innocence à perdre, leur transformation est moins sensible. C’est égal, ils sont loin, les amoureux et les amoureuses si tendres et si désintéressés de l’ancien théâtre.

Les mœurs de l’époque, en dispensant les femmes de la pudeur, finissent par ôter toute profondeur à l’amour. La dissipation delà vie, rendant toute concentration impossible, ne permet pas aux passions violentes de se développer. Et si un sentiment sérieux pouvait germer parmi ce tourbillon, l’esprit sceptique et railleur, qui est à la mode, l’aurait bientôt découragé. Ces filles mignonnes et nerveuses, dont nous avons parcouru la galerie, pour avoir eu trop tôt la facilité d’aimer, deviendront bientôt incapables d’aimer longtemps et fortement. Elles n’auront d’autres passions que la vanité et la curiosité, – curiosité de l’esprit tout autant que des sens, – et c’est par là que leur viendront des caprices qu’elles mêmes ne prendront jamais pour de l’amour. À force d’esprit, d’amusement et d’expérience précoce, le cœur s’en va, et les grandes tendresses, et même leur langage et leur simulacre. Célimène est partout, mais plus consciente d’elle-même, ayant perdu de sa belle tenue, et beaucoup plus hardie et plus dégagée.

On a déjà vu avec quelle légèreté quelques-unes prennent le mariage. En voici une autre, une des plus honnêtes et des plus raisonnables, qui nous parle de son mari : « C’est un fort bon homme, un fort galant homme que M. Guichardin, Marthon ; et, comme il n’y a que dix ou quinze jours que nous sommes mariés, je m’accommode encore assez de ses manières. – Je m’en étonne, je craignais que vous n’en fussiez dégoûtée dès le premier jour. – Pourquoi cela, Marthon ? – Pourquoi ? C’est qu’il n’y a pas entre vous et lui grande symétrie ni pour l’âge ni pour l’humeur. – Il fait tout ce que je veux, Marthon. – Cela ne durera pas. – Hé, la raison ? – La raison ? c’est que vous ne tarderez peut-être pas à faire ce qu’il ne voudra point. – J’aurai toujours les mêmes égards s’il a toujours la même complaisance[116]. »

Avec un cœur si détaché, la jalousie, on le comprend, leur est inconnue ou n’est chez elles que vanité. Voici bien un mot du temps : « Je ne suis jalouse que de la bonne sorte, dit quelque part une Angélique, et je te jure bien que c’est sans être amoureuse moi-même[117]. »

Il y dans l’Impromptu de Suresnes (1713) une veuve fort divertissante, qui est déjà la femme du XVIIIe siècle ; un peu débraillée, il est vrai, mais non pourtant déclassée comme d’autres que nous retrouverons. Elle nous offre, dans ses confidences à bâtons rompus, un mélange on ne peut plus piquant d’étourderie, de coquetterie, de bon sens aiguisé, de cynisme élégant, de fureur de vivre et de désenchantement, de frivolité et de philosophie, un je ne sais quoi qui n’est décidément plus du XVIIe siècle, qui appartient bien en propre à une génération nouvelle, et que nous n’avons rencontré dans aucun théâtre antérieur : « Je crois être folle, je crois ne l’être pas ; ma folie me paraît sage ; la sagesse des autres me paraît folie. Je ne connais personne sans ridicules, les uns plus outrés, les autres moins. J’ai les miens, j’en suis persuadée ; mais ils me font plaisir, et je craindrais de les connaître, de crainte (sic) de m’en corriger..., Il y a quinze jours que je suis veuve... Il a fallu renoncer aux spectacles ; plus d’opéra ni de comédie, pas de promenade même ; je n’ai de ressource qu’au bal, parce qu’on s’y déguise, et quelquefois à la guinguette, cela est sans conséquence. Oh ! je suis bien heureuse qu’elle soit à la mode et que ce plaisir-là n’ait point été connu quand on a fait les règles du veuvage... Je me réduis au tête-à-tête... C’est avec un jeune homme de province qui me recherche, et que je prendrai le parti d’épouser, je pense, non pas par amour ni par faiblesse, mais pour changer de nom : celui du défunt me fait toujours souvenir de la perte que j’ai faite, cela est trop triste[118]. »

Cette veuve s’entendrait assez bien avec l’Angélique de l’Été des coquettes. Ces femmes sont surtout des curieuses enragées. Voici sur leur caractère des révélations décisives : « Je ne regarde le mariage qu’avec frayeur ; ce que j’en entends dire me fait frémir ; un engagement que mille personnes se repentent d’avoir pris et dont aucune n’est satisfaite... Non de bonne foi, je n’aime personne, mais je suis ravie d’être aimée, c’est ma folie, j’en demeure d’accord... Cependant je ne suis point coquette, et tout ce que je fais n’est que simple curiosité. – Curiosité ? – Oui, je me plais à connaître les différents effets que l’esprit et la beauté peuvent produire dans les cœurs... On polit un homme de robe, on apprend à vivre à un abbé, on met un jeune homme dans le monde, l’hiver vient insensiblement[119]. » – Voilà où le désœuvrement, l’abus des divertissements mondains et le goût de l’observation psychologique avaient mené, semble-t-il, les femmes des hautes classes vers la fin du XVIIe siècle. Qu’il s’y joigne un plus grand laisser-aller, cette liberté de mœurs et cet enfièvrement qui coïncident avec la recrudescence de la chasse à l’argent, et nous aurons la femme de la première moitié du XVIIIe siècle.

Chose assez particulière, ce sont les femmes mûres ou vieilles, dans ce théâtre, qui aiment le plus chaudement. Juste retour, pour quelques-unes, des choses d’ici-bas. Pour avoir trop savamment coqueté dans leur belle saison et trop bien gardé leur cœur, il advient que, sur le penchant de l’âge, elles n’en sont plus les maîtresses. Et, comme de juste, c’est toujours de quelque jouvenceau qu’elles s’éprennent. – Des quadragénaires amoureuses sont innombrables dans les comédies et dans les romans de l’époque.

Est-ce parce que ce personnage prête à la caricature et devient comique à peu de frais ? Ou faut-il croire que le train des mœurs devait infliger de ces passions intempestives à nombre de femmes qui ne s’étaient pas senties vieillir ou qui, l’ayant senti à leur corps défendant, se cramponnaient à l’espoir d’une dernière aventure de cœur ? (toujours est-il qu’on ne trouve guère ce type dans Molière : Arsinoé est autre chose). – Le plus souvent, cela leur coûte bon, en argent liquide, s’entend.

On a vu la greffière amoureuse du comte, mais surtout pour son titre. La plupart aiment d’une autre façon : vers l’âge critique, une rage les prend, qui s’attache à des choses plus solides. – Madame Jacquinet, déjà mûre, veut pour elle le jeune Clitandre, qui est aimé de sa nièce Angélique. Le valet de Clitandre définit la vieille folle et montre le parti qu’on en peut tirer, et cela devant la jeune fille, qui ne se récrie point, et pour excuser son maître. On remarquera ici, une fois de plus, la brutalité des sentiments, mal dissimulée sous le joli de la forme : « Voici le fait, Madame. Pour vous aimer toute sa vie, il faut vivre ; pour vivre, il faut de l’argent. Et comme une espèce de père que nous avons en province ne nous en envoie point et que Mme Jacquinet a la réputation d’en avoir, que c’est une de ces âmes charitables qui s’intéressent aux besoins des jolis enfants de famille, une de ces généreuses personnes que nous nommons entre nous autres les Dames de la Providence... Enfin, Madame, vous comprenez bien qu’il n’y a point d’amour dans notre fait, et que nos visites et nos intentions ne sont point criminelles[120] ».

Voyez encore, dans Les Vacances, Mme Perrinelle au milieu des soldats qui se sont installés au château.  « Ils ont du goût dans leur brutalité ; c’est dommage qu’ils manquent de savoir-vivre[121]. » – Elle retrouve là un jeune officier, Clitandre, pour qui elle a eu jadis des bontés, apparemment monnayées... – Mme Giraud, qui demeure avec son frère dans une petite ville de Brie, est moins gâtée par la corruption du siècle. C’est simplement une vieille fille, romanesque et décidée, qui se dessèche et veut à toute force un mari. Elle finit par enlever M. Pruneau, un bourgeois de Tours qui est venu voir les fêtes du Prix de l’arquebuse. « Voilà M. Pruneau, qui est fort riche aussi, mon frère, dit-elle au prévôt M. Martin. – Ne demande-t-il point de dot, ma sœur ? – Pruneau : Moi, Monsieur ? je ne demande rien, pas même mademoiselle. – Martin : Vous êtes trop modeste, je vous la donne. – Pruneau : Et vous trop généreux. Je l’accepte : il faut bien retourner au pays avec quelque chose de nouveau[122].

Mme Loricart, riche bourgeoise, aime son jardinier Thibaut. Et pourquoi pas ? Un jardinier est un homme, et celui-là est un bel homme. Le tempérament de la bonne dame n’a pas de préjugés. C’est d’ailleurs une amoureuse envahissante, – tendre et impérieuse, et qui traite son Thibaut en amant et en domestique à la fois ou tour à tour. Elle compte bien au fond que son mari continuera d’être un peu son jardinier. Mais Thibaut, très malin, montre des scrupules, se fait prier, et la bourgeoise a si grande envie de lui qu’il a le dernier mot. – « Mme Loricart, un bâton à la main : Tu es un coquin, tu m’épouseras, tu me l’as promis, tu me tiendras parole. Mais voyez- vous ce fripon, ce maraud, ce bélître, ce gueux, cet impertinent, qui fait difficulté de m’épouser... – Thibaut : Voulez-vous que je vous dise ? Vous avez de vilaines manières. Madame. – Moi ? – Vous tenez là un bâton. Oh ! dame, écoutez : quand je serai le mari, ne croyez pas avoir affaire au jardinier, je veux être maître. – Eh bien ! tu le seras, je te le promets. – Voilà qui est donc fait ; moyennant tout cela, je me raccommode ; mais prenez-y garde, au moins[123]. » – Tout finit par quatre mariages : car la fille, la nièce et la servante de Mme Loricart profitent de son coup de tête pour épouser de leur côté Éraste, Clitandre et l’Olive. La respectable bourgeoise laisse faire, ayant des raisons pour être indulgente.

Au reste, l’indulgence est dans l’air. On sent à chaque instant que le siècle est peu rude aux faiblesses humaines. – Les vieilles femmes en particulier, quand l’intérêt de leur amour ne s’y oppose point ou quand elles n’aiment plus pour leur compte, sont complaisantes aux amours des jeunes gens, ont l’air de s’y réchauffer en se souvenant de jadis. Vieilles Lisettes, mais point sentimentales. – Ainsi, dans Colin-Maillard, l’excellente Mme Brillard ; ainsi, dans la Gazette, la facile et gaillarde Mme Pernelle. Écoutez-la conseiller sa nièce Angélique, fille du libraire Guillemin : « Mort de ma vie ! avant que de mourir, je veux voir des rejetons de notre tige, moi, ma nièce... Votre grand-père était aussi ridicule que votre père, il voulait que je mourusse fille... Mais, zest, je me mariai toute seule en mon petit particulier, et je m’en suis fort bien trouvée, au moins... Voilà comme on attrape les pères, mes enfants, voilà comme on les attrape. Je ne vous donne pas de conseils, le ciel m’en préserve ; mais les exemples d’une tante ne sont quelquefois pas mauvais à suivre... Eh bien donc, parle-moi confidemment, là, n’y a-t-il point quelque jeune homme dans le monde que tu affectionnes plus qu’un autre[124] ? » – Et comme M. Guillemin déclare qu’il ne donnera pas un sou à sa fille si elle épouse Éraste : « À la bonne heure, répond Mme Pernelle, on n’en a que faire, je leur donnerai tout le mien, moi ; gardez votre argent, vieux ladre[125]. » – « Venez çà, ma nièce ; approchez. Monsieur. Elle ne choisit pas trop mal, vraiment[126]. » – La vieille femme résignée au temps, enjouée, malicieuse et bonne, pleine d’indulgence et d’expérience, – et qui semble la « grand’mère de l’Amour[127], " a été l’une des grâces du XVIIIe siècle. La silhouette même en est aimable chez Dancourt, encore que bourgeoise et un peu caricaturale.

 

 

4 - Les Bourgeois

 

Les bourgeois de Molière sont des personnages grognons et contrariants, atteints de quelque vice ou quelque manie, qui gênent tout le monde et qui tyrannisent leurs enfants. – C’est Arnolphe, c’est Orgon, c’est l’Avare, c’est le Bourgeois gentilhomme, c’est le Malade imaginaire. Ce n’est jamais le bourgeois de Paris tout uniment, le bourgeois jovial, bon enfant, volontiers gouailleur, un peu badaud, un peu content de lui-même, – et qui n’est pas ennemi des parties fines. Le bonhomme Chrysale serait bien quelque chose d’approchant, s’il n’était surtout un mari opprimé par sa femme. Mais Dancourt, outre ses bourgeois entichés de noblesse et ses bourgeois hommes de loi ou hommes d’argent, nous offre à plusieurs reprises des bourgeois qui s’amusent, sans plus, et en qui vit joyeusement l’esprit des rues de Paris.

M. Simonneau, sous prétexte de surveiller son neveu, est venu avec son compère, M. du Rollet, souper au Moulin de Javelle. Le menu n’est point méprisable : « six francs de matelote, cent sols d’écrevisses et quatre francs pour le reste, ce sont quinze livres[128]. » – Le plaisant est que leurs femmes y sont venues de leur côté, accompagnées de deux galants. – C’est M. Simonneau qui les découvre. Il se fâche d’abord, mais sa femme crie plus fort que lui. « M. Simonneau : Ouais, mais voici qui est admirable. Oh ! je lui ferai bien voir... – M. Simonneau : Il me menace, Messieurs, il me menace, remarquez bien cela, je vous prie. – Comment, carogne ! – Quelle infamie ! vous entendez comme il me traite ?... Ah ! je n’y puis plus tenir, je crève : qu’on me ramène au plus vite à Paris, je veux faire mes plaintes[129]... » – Au reste, M. Simonneau n’est point homme à prendre les choses au tragique. Dans le fond, il se console de sa mésaventure en songeant qu’elle lui est commune avec son ami du Rollet : « Je ne viens ici, comme vous savez, que pour y attraper en quelque débauche mon coquin de neveu, qui est un vagabond, qui mange tout son fait. – M. du Rollet : Eh bien ? – Et j’y trouve ma femme en partie carrée. – Votre femme en partie carrée ? Ah ! ah ! ah ! cela est trop drôle. Et avec qui donc, s’il vous plaît ? – Oui, cela est fort plaisant : avec la vôtre, monsieur du Rollet, avec la vôtre[130] ! » – Ils s’en vont là-dessus ; mais leurs femmes reviennent et mangent le dîner qu’ils ont commandé et payé.

M. Jérôme, teinturier, qui est sur le point de se retirer des affaires, est plus heureux en ménage, et il le mérite par sa rondeur et sa jovialité. On peut bien lui passer un peu de la satisfaction du bourgeois enrichi. Ce bonhomme fait plaisir à entendre : « Je l’ai toujours aimé, moi, dit-il en parlant d’un sien neveu, quoique ce ne fût qu’un vaurien ; et j’ai été comme cela, oui, quand j’étais jeune... Viens çà, grand coquin, que je t’embrasse... Je me suis remarié depuis peu, comme tu sais ou comme tu ne sais pas... Ne te chagrine point, tu n’en seras pas moins mon héritier... J’ai pris une bonne grosse réjouie, belle et de bonne humeur... Elle aime tout ce que j’aime, le plaisir, la bonne chère ; elle reçoit mes amis parfaitement bien, elle sera ravie de t’avoir au logis... Je vais quitter. Je suis riche, j’ai plus de 200 000 francs de bien ; j’achèterai quelque charge qui m’anoblira ; et, comme te voilà de retour, mon dessein est de te donner ma place et mes pratiques, et de te faire au plus tôt passer maître[131]. » Mme Jérôme est la digne femme de ce brave homme. Un voisin, l’usurier Tarif, lui en conte. D’accord avec elle, M. Jérôme fait semblant d’aller à la campagne, revient à l’improviste, surprend Tarif attablé avec la teinturière, l’empoigne, le fait teindre en vert, et ne consent à le déteindre qu’après qu’il a promis de donner sa nièce Angélique au neveu du maître teinturier.

La pièce abonde en mots fort gais : « Faites-lui le meilleur accueil que vous pourrez, ma femme, dit M. Jérôme. – Il y sera trompé, je vous en réponds. – Beaucoup de liberté, de caresses... modestes, s’entend[132]. » – Et quand M. Jérôme, craignant de s’être trop vengé, consulte l’avocat Gaspard : « Je les ai trouvés ensemble, vous dis-je, en présence d’un de mes neveux, officier d’armée, qui en peut rendre témoignage. – C’est quelque chose d’avoir des témoins... Mais dans certaines affaires il faut des plus simples, et ce seul indice n’est point suffisant. – Je serais, parbleu, bien fâché d’autres... Je l’ai fait teindre... Il est du plus beau vert... Qu’est-ce qu’il y a à faire là dedans ? Dites-moi votre avis. – Parbleu, qu’est-ce qu’il y a à faire vous-même ? C’est votre métier, ce n’est pas le mien... Vous l’avez barbouillé, qu’il se débarbouille. – Oui, mais cela tient comme tous les diables ; il en a eu trois couches, et la teinture ne s’en ira qu’avec la peau[133]. Comment diable faire ? En l’état où le voilà maintenant, il ne saurait plus prendre que la feuille morte. – Mme Tarif : C’est une couleur bien triste, monsieur Jérôme. – Le vert est plus gai, vous avez raison, il n’y a qu’à le laisser comme il est[134]. » Pourtant le garçon Lépine se charge de le déteindre : « Vous êtes un vert-brun, je vous rendrai céladon dans une heure. – Tarif : Oui, mais vert-brun ou céladon, céladon ou vert-brun, c’est à peu près la même chose ; ce changement de couleur ne changera rien au ridicule. – Ah ! que vous êtes vif, monsieur Tarif ! Nous vous avons teint en trois fois, et vous voulez qu’on vous déteigne en une[135] ? »

M. Grichardin est aussi un brave homme de bourgeois, – de la race de ceux qui suivaient le théâtre[136], qui n’avaient point mauvais goût, qui jadis soutenaient Molière et à qui Molière en appelait volontiers. Sa fille et sa nièce veulent épouser deux comédiens, qui sont d’ailleurs de bonne famille. M. Grichardin résiste, mais non pour les motifs qu’on pourrait croire : « Ce n’est, dit-il, ni la famille ni la profession qui me répugnent[137]. » On reconnaît l’indulgence du siècle à l’égard des gens de théâtre. – On lui extorque sa signature par un facile stratagème : « Parbleu, dit le bonhomme, puisque j’ai signé, tout coup vaille[138] !

Ce sont, il faut bien l’avouer, croquis un peu légers. L’action n’est jamais assez sérieuse chez Dancourt pour forcer un caractère de se révéler dans ses profondeurs. On se prend à regretter, par exemple, que ce vaudevilliste, haussant un peu sa manière, n’ait pas placé dans quelque situation violente le bourgeois enrichi en face du grand seigneur. Les rancunes du bourgeois, ses ambitions, sa lutte et son effort pour se bisser jusqu’à la noblesse, il n’a pas étudié tout cela de bien près. – Naquart et Blandineau n’achètent un titre que pour faire plaisir à leurs femmes. On peut sans doute rappeler les marchands et les notaires qui s’affublent d’une épée et d’un plumet, ou bien encore M. Grimaudin devenu seigneur de village et laissant tomber ces mots : « Ce sont des troupes du roi qui passent sur mes terres. Madame, je ne puis me dispenser de les recevoir. Entre hauts seigneurs justiciers, on est obligé à certains devoirs l’un envers l’autre. Je relève de lui[139]. » – Mais c’est peu de chose en somme, et, en dehors de leur folie de noblesse qui n’est qu’indiquée, les bourgeois de Dancourt sont simplement de bons vivants, contents d’avoir pignon sur rue. Il ne faudrait pas pour cela l’accabler des noms de M. Poirier, de M. Homais ou de M. Perrichon. C’est que le type du bourgeois s’est nécessairement développé. L’état démocratique, en modifiant les rapports sociaux, a modifié les caractères. L’égalité devant la loi, la suppression des privilèges a fait que la grande ambition du bourgeois n’est plus de parvenir à la noblesse. Le régime parlementaire et l’organisation municipale ont multiplié ses ambitions en leur ouvrant des débouchés nouveaux. La diffusion des livres et surtout le journalisme ont enrichi sa langue d’une phraséologie divertissante. Des réminiscences de grandes idées devenues banales, dont il a pris ce qu’il a pu, ont aggravé et varié sa sottise. Ce qu’il a de littérature et ce qu’il se sent d’importance se traduit à l’occasion en emphase et en solennité. – Nous avons un bourgeois plus compliqué que celui de l’ancien régime. Le Champbourcy de la Cagnotte suppose la révolution. Entre M. Grimaudin et M. Poirier, entre M. Jérôme et M. Perrichon, il y a quatre-vingt-neuf.

 

 

5 - Les Hommes de loi

 

Du bourgeois marchand ou rentier, passons au bourgeois magistrat. Encore un type qui a subi de notables modifications. La nouvelle organisation de la magistrature a mis fin à l’ignorance et à la vénalité des juges, qui n’étaient pas universelles sans doute mais qui se rencontraient. La partialité a pu leur rester, mais inconsciente et déterminée, dans la plupart des cas, par des mobiles inconnus sous l’ancien régime. Quelques-uns ont gardé aussi la morgue et la suffisance ; mais là encore la différence de l’état politique et social amis sa marque. Il est inutile et il peut être périlleux d’expliquer ces choses.

Avant Dancourt, Racine a fait l’énorme caricature des juges de son temps. – Dans le théâtre de Molière, l’homme de loi apparaît peu. Scapin épouvante Argante par le tableau des « détours de la justice » et par l’énumération des « griffes » par où doit passer un plaideur. Alceste proteste contre la corruptibilité des juges en refusant d’aller les voir. Il y a, dans le Malade imaginaire, une figure de notaire prise sur le vif : M. de Bonnefoy, si doux, si accommodant et si posé. – Rappelons aussi les deux procureurs du Mercure galant. – Une petite comédie inachevée de Regnard met en scène un M. Trigaudin, qui est à la fois avocat et bailli. Le paysan Guillot accourt lui dire qu’il vient de voir tuer un homme, Trigaudin ne bouge : il sera bien temps d’y aller demain. Mais son clerc Griffonnet ajoute que l’assassin conduisait des cochons à la foire :

 

TRIGAUDIN.

Des cochons ?

GRIFFONNET.

Oui, vraiment.

TRIGAUDIN.

Eh bien, qu’en as-tu fait ?

GRIFFONNET.

Belle demande !

TRIGAUDIN.

Encor ?

GRIFFONNET.

Serez-vous satisfait ?
J’ai tout mis en prison.

TRIGAUDIN.

Où donc ?

GRIFFONNET.

Dans une étable.
Un novice aurait fait arrêter le coupable ;
Mais, instruit au métier par vos douces leçons,
Laissant le délinquant, j’ai saisi les cochons,

TRIGAUDIN.

Tu seras quelque jour un juge d’importance.
Mais sans perdre de temps partons en diligence :
Allons, que l’on me bride un cheval ; dépêchons.

Au paysan.

Que ne me disiez-vous qu’il avait des cochons[140] ?

Enfin, la Bruyère écrit dans le chapitre de Quelques Usages :

« Le devoir des juges est de rendre la justice ; leur métier, de la différer : quelques-uns savent leur devoir et font leur métier.

« Orante plaide depuis dix ans entiers en règlement de juges, pour une affaire juste, capitale, et où il y va de toute sa fortune, elle saura peut-être dans cinq années quels seront ses juges, et dans quel tribunal elle doit plaider le reste de sa vie.

« Il n’y a aucun métier qui n’ait son apprentissage.

Où est l’école du magistrat ? Il y a un usage, des lois, des coutumes : où est le temps, et le temps assez long, que l’on emploie à les diriger et à s’en instruire ? L’essai et l’apprentissage d’un jeune adolescent qui passe de la férule à la pourpre et dont la consignation fait un juge, est de décider souverainement des vies et des fortunes des hommes.

« Le magistrat coquet ou galant est pire dans les conséquences que le dissolu ; celui-ci cache son commerce et ses liaisons, et l’on ne sait souvent par où aller jusqu’à lui ; celui-là est ouvert par mille faibles qui sont connus, et l’on y arrive par toutes les femmes à qui il veut plaire. »

Dancourt, suivant sa méthode ordinaire, a semé dans plusieurs de ses comédies la caricature de l’homme de loi, dessinée d’un trait hâtif, outré, brutal à l’occasion. Et l’on aurait peu de chose à faire pour dégager un type complet du rapprochement de ces esquisses.

Voici pour les lenteurs rapaces du magistrat et pour sa « dureté de condition et d’état. » M. Grimaudin nous apprend comment il est devenu propriétaire d’une gentilhommière : « Je me la suis fait adjuger pour les frais d’une instance que j’ai eu l’esprit de faire durer dix-sept ans, et le fond du procès n’est pas jugé encore. – Lépine : Quelle bénédiction ! Vous tirerez encore de là quelques bonnes nippes. – Je l’espère. Quand des gens de notre profession ont un peu d’honneur et de conduite, ils font de bonnes maisons en bien peu de temps. » Le vieux crocodile est d’ailleurs cuirassé contre les affections, même naturelles : « Que je vais vivre heureux ! Je suis veuf, premièrement. – Oui, mais vous avez de grands enfants. – Bon ! le garçon s’est fait soldat, il n’oserait revenir, et, Dieu merci, c’est un fripon que je suis en droit de déshériter et de ne jamais voir. Et pour la fille, c’est une coquine qui ne vaudra pas mieux que son frère. Je veux la marier à un vieux greffier, dont je suis sûr qu’elle ne voudra point ; et je la gênerai tant, je la générai tant, qu’elle fera quelque sottise qui m’autorisera à la mettre dans un couvent. Oh ! j’ai des vues bien judicieuses[141]. »

Ailleurs, c’est la morgue et la sottise de l’homme de robe qui éclatent : « Allons donc, Mathurin, dit M. des Baliveaux, ne quittez point ma queue, de peur qu’on ne me prenne pour un avocat[142]. Je suis un conseiller, entendez-vous ? – J’ai déjà eu querelle avec notre président, raconte-t-il peu après, et si il n’y a que trois jours que je suis reçu... Cet animal-là veut que je ne m’asseye qu’au bout d’en bas parce que je suis de meilleure maison que lui. Oh ! je lui rivai l’autre jour son clou ; il me déchira ma robe et il m’appela sot en pleine audience devant tout le monde ; mais cela n’en demeura pas là[143]. » – Ce Baliveaux est un imbécile singulièrement accompli, et qui a des mots bien « nature ». Mme Henriette Thomas, qu’il veut épouser, lui préfère un officier. Mais le métier des armes épouvante Mme Thomas. Toinette, alors, persuade à l’officier d’entrer dans la robe (il plaira mieux ainsi à la mère), et à M. des Baliveaux de se faire officier. « Je ne vois point d’autre moyen, lui dit-elle, de vous faire aimer d’Henriette que de vous faire d’épée. – D’épée, moi ? Moi aller à l’armée ? Non, je suis votre valet, je ne veux point me faire tuer dans les temps que j’hérite. – Comment, vous faire tuer ? Vous moquez-vous ? On ne tuera plus, la paix est faite. – Ah ! vraiment, cela est vrai, vous avez raison, et je n’y songeais pas. Oh ! bien, bien, puisque la paix est faite, j’irai à la guerre[144]. »

Après la bêtise, l’ignorance. On a vu comment Mme Carmin improvise président M. Carmin, l’honnête marchand de laines : « Ce n’est qu’une charge de campagne à la vérité, et dans une élection d’une très petite ville du côté d’Étampes ; mais il y a de grands agréments, de grandes prérogatives... On est maître absolu dans le pays, premièrement. Il n’y a, je crois, dans toute la juridiction, ni procureurs, ni avocats, ni conseillers même, et M. le président peut se vanter qu’il est lui seul toute la justice. – Oui, cela sera fort beau de voir M. Carmin juger tout seul, lui qui ne sait ni latin, ni pratique, ni lire, ni écrire peut-être. – Oh ! je vous demande pardon, madame Blandineau, il signera son nom fort librement, et avec un paraphe encore, à cause de sa charge. – Mais ce n’est pas assez de savoir signer, il faut juger auparavant. – Belle bagatelle ! il y a dans la ville un tabellion qui règle tout, moyennant trente ou quarante francs par année ; et puis quand on a bon sens, bon esprit, on n’a qu’à juger à la rencontre ; c’en est assez pour des gens de province[145] ».

Jusqu’ici ce sont charges faciles et sans profondeur. Une fois au moins, tout en se jouant, Dancourt a vu plus loin dans le caractère de l’homme de robe, ne l’a plus peint seulement par un ridicule extérieur, mais par quelque chose de plus intime et de plus particulier, par un trait profondément distinctif de sa profession, par un des plis persistants que le métier et la croyance en son infaillibilité ont imprimés à son cerveau. Il arrive aisément à qui fait métier de juger, de voir dans tout prévenu un coupable, de prendre intérêt à ce qu’il le soit, et de n’en pas démordre : car enfin la prévention suppose une présomption de culpabilité, et revenir d’une présomption, c’est avouer un commencement d’erreur. Puis, comme le juge, par la force des choses condamne plus souvent qu’il n’acquitte, il s’y accoutume, il penche à croire qu’il n’est fait que pour condamner, et qu’il ne lui faut que des coupables pour justifier sa fonction : les innocents lui font tort. – Ce pli professionnel, cette influence de l’idée préconçue sur l’intelligence et la conscience du magistrat, cette obstination du juge instructeur acharné sur sa piste, et qui ne veut pas lâcher son crime, cet entêtement fait d’habitude et d’amour-propre, tout cela est plaisamment indiqué, et mieux qu’indiqué, dans quelques scènes du Mari retrouvé. – Un bruit court que la meunière Julienne a noyé son mari pour goûter les douceurs du veuvage. Le bailli accueille ce bruit ; un peu parce que Colette, la nièce de la meunière, lui a refusé sa main, mais surtout parce que son métier est de convaincre et de condamner les gens qui noient les autres. Il faut voir de quelle assurance il provoque et prend pour des témoignages les suppositions de Charlot, un ennemi de la meunière :

« Le bailli : Oui, un faux M. Julien qu’elle aura attiré pour faire prendre le change. – Mme Agathe : Oh ! point du tout ; c’est le véritable ! Elle l’a reçu comme un vrai mari ; je l’ai aidé à le battre, moi, monsieur le bailli, puisqu’il faut vous le dire. – Le bailli : Bagatelle, je ne donne point là dedans, et nous avons, le procureur fiscal et moi, commencé une procédure que nous soutiendrons vigoureusement. – Mme Agathe : Mais le compère Julien n’est pas défunt ; ce sont des contes. – Charlot : Je crois pargué bien que si, moi ; et s’il ne l’était pas, il faudrait qu’il le devint, puisque monsieur le bailli le dit ! Est-ce que la justice est une menteuse, madame Agathe ? – Le bailli : M. Charlot prend fort bien la chose, et il n’est pas douteux qu’il n’ait quelque connaissance du fait. – Moi, monsieur le bailli ? – Oui, vous. Votre témoignage sera d’un grand poids dans cette affaire-ci. – ...Ce que je savons, nous, vous qui savez tout, vous le savez peut-être mieux que nous, par aventure. – Mais le meunier et la meunière vivaient en très mauvaise intelligence, premièrement. – Oh ! pour sti-là, oui : tous les jours ils se battiont ou se querelliont très régulièrement à une certaine heure ; je sis témoin  de ça. – Bon, le reste est une suite de cela, mes enfants ; le pauvre Julien s’enivrait quelquefois ! pargué, très souvent. Il était coutumier de ça, quasiment autant que vous, monsieur le bailli. – Voilà le fait : la femme aura pris le temps de l’ivresse de son mari pour exécuter son mauvais dessein. – Oh ! justement. Il avait trop bu de vin, elle li aura voulu faire boire de l’eau ; il n’y a rien de plus naturel, ça parle tout seul. – Mme Agathe : Si ça est, ça est comme ça, monsieur le bailli. » Ainsi Mme Agathe, qui vient de voir le prétendu mort, se laisse gagner à l’assurance du juge.

L’instruction continue. – Le bailli : Oui, on la jeté à la rivière, et il ne se trouve point, voilà ce qui est contrariant. – Charlot : On li a mis une piarre au cou. Est-ce une chose si rare qu’une piarre ? en voilà un gros tas tout proche du moulin, où il m’est avis qu’il on manque une. – Le bailli : On il en manque quelqu’une ? voilà un bon indice : mais elle n’aura pas fait cela toute seule. – Charlot : Non, voirement, il faut li bailler des camarades ! Eh ! pargué, cet amoureux de Colette et son valet, M. de Lépine : le défunt ne voulait pas qu’il épousît sa nièce. C’est eux qui avont fait le coup, monsieur le bailli. – Vous croyez ça, monsieur Charlot ? – Si je le crois ? et vous le croyez itou, vous, je gage... – Voilà une cruelle affaire pour ces gens-là... Je les ferai arrêter sur votre déposition. »

Et plus loin : « Vous ne connaissez pas mon mari, monsieur le bailli ? dit la meunière. – Le bailli : Ce ne l’est pas là, madame Julienne. – Mme Agathe : Ce n’est pas là le compère Julien ? – Le bailli : Non : il y a plus de trois semaines qu’il est noyé. – Julien : Je suis noyé, moi ? Palsambleu, vous en avez menti monsieur le bailli. – Le bailli : Il y a un bon procès-verbal qui certifie le fait. – Julien : Oh ! vatigné, je çartifie le contraire. – Julienne : Et je nous gaussons du procès-verbal. – Le bailli : C’est ce qu’il faudra voir... Le meunier est noyé ; cela aura des suites.

Il y a donc, dans ces esquisses de Dancourt, plus de matière qu’il n’en faut pour faire un Bridoison, et plus complet que celui qu’on connaît. Mais Dancourt observe en courant, il ne concentre ni ne compose, et le Bridoison est ailleurs.

 

 

6 - Les Hommes d’argent - Le Jeu - La Loterie

 

De même c’est ailleurs qu’il faut chercher Turcaret. Et pourtant... les pages terribles, et vraiment dramatiques de la Bruyère[146] nous avaient déjà donné l’idée d’une figure de financier près de laquelle pâlit le héros de Lesage. Et bien avant Lesage, Dancourt a jeté dans une douzaine de comédies de quoi faire un Turcaret autrement saisissant que celui qui est resté dans notre théâtre classique comme le type définitif de l’homme d’argent. Seulement, Lesage garde ce mérite d’avoir dessiné de pied en cap l’homme de finance, de l’avoir mêlé à une action qui nous le montre sous ses principaux aspects et nous fait faire le tour du personnage. Le Turcaret que Dancourt nous permet d’imaginer est superbe ; mais il a un grand défaut : n’est pas fait. Nous sommes obligés de l’achever nous-mêmes : il faut, pour qu’il se dresse tout entier, recueillir les traits épars dans un trop grand nombre de fantaisies joyeuses. Mais cette restitution vaut peut-être la peine d’être essayée.

Le futur fermier général est parti de bas. Il était fils de paysan. Son oncle, portier d’un gros maltôtier, l’a fait venir en ville pour être laquais. Puis il a été rat de cave, « et rat de cave de campagne encore ». C’est un métier peu propre à développer la bonté du cœur. Le voilà maintenant « adjudicataire des regrats de Péronne et sous-fermier des aides de l’élection de Saint-Quentin. » Comme ce n’est point par le sentiment qu’on arrive, comme il n’est d’ailleurs qu’à moitié chemin de la fortune, il s’est fait et il garde un cœur cuirassé d’airain. Il a dû longtemps peiner et il a dû fouler les autres : il en a pris l’habitude et le goût. Dans sa tension féroce vers le million final, il a si bien oublié son passé qui l’humilie, et sa parenté qui le gêne, qu’il ne fait pas bon lui en parler. Il a tiré du village et pris avec lui son frère Mathurin pour le lancer dans la finance, à condition qu’il ne se permettra pas de le reconnaître en public. Cependant, il laisse crever de faim » sa sœur Nicole, qui garde les vaches auprès de Corbie, et son cousin Guillaume, qui n’est que le bedeau d’une petite paroisse. » Mathurin, encore mal formé, le lui rappelle. Le sous-fermier éclate, le menace de le renvoyer dans son village planter ses choux. Et ce cri lui échappe, d’une inconscience sublime : » Ces gueux-là, quand cela commence à faire fortune, cela est d’une insolence[147] ! »

Celui-là paraît arrivé à force d’âpreté et de dureté de cœur. Un autre s’est élevé par un proxénétisme intelligent. Le Turcaret que nous rêvons pourrait avoir été de force à combiner les deux méthodes. « En arrivant à Paris, lui demande le Diable boiteux, qu’est-ce que votre confrère Pillardoc fit de vous d’abord ? – Il me mit page chez un homme d’affaires... Je portais la queue de Madame, qui était bien jolie et qui avait bien des amants... Les intrigues de Madame rapportaient beaucoup, et outre cela, pour récompense, on me mit portier en sortant de page... Cela me valut de l’argent. Ceux qui avaient affaire de Monsieur, ceux qui avaient affaire de Madame, il m’en venait de tous cotés : je me trouvai au bout de trois ans plus de 8 000 livres, monsieur le Diable ; et le seigneur Pillardoc les mit entre les mains d’un agent de change qui avait été page comme moi et qui, en me rendant quinze et demi pour cent, y trouvait encore autant de profit pour lui, à ce que j’ai su depuis par l’expérience que j’ai faite... Il y a d’heureuses conjonctures dans la vie. Le mari de Madame s’avisa de devenir jaloux d’un autre financier plus riche que lui ; il me défendit de le laisser entrer et ne me donna rien pour cela ; le financier me donnait, il entra toujours ; le mari le sut, et par bonheur pour moi, voyez quelle étoile, il me donna cent coups de bâton et me mit à la porte. Voilà ce qui a fait ma fortune, monsieur le Diable... Depuis ce temps-là, pour faire enrager le mari, l’amant me prit en amitié ; il me fit son commis, me mit dans une affaire où je gagnai beaucoup, puis dans une autre où je gagnai davantage, et puis encore dans d’autres : tant qu’à la fin je me trouvai dans une où j’étais l’associé du mari de Madame. Il en enrageait, et moi je le morguais, je faisais le gros dos pour le braver, mais il n’osait plus frapper dessus[148].

Cet honnête homme aurait pu débuter encore par être « secrétaire d’un intendant ». – « Ce sont d’habiles gens que ces messieurs-là, dit un paysan madré qui les a vus à l’œuvre. Ils gouvernent tout, les petites gens, la robe, la finance, et quand ils avont bon esprit, ils sont morgue queuquefois les gouvarneurs des gouvarneurs mêmes[149]... » – D’autres fois le financier a commencé par être petit marchand, et s’est fait la main dans les petites roueries du commerce de détail. « Je connais, dit M. Grichardin, un bonnetier de la rue de Saint-Denis et un banquier de la rue Quincampoix qui, avec 10 000 francs qui n’étaient pas à eux, ont trouvé moyen de se faire chacun 100 000 écus qui ne leur appartiennent guère. »

Une fois arrivé, l’ancien laquais, l’ancien rat de cave, l’ancien petit usurier s’en donne. Il se venge des longues années de privations, d’humiliations, de travail acharné et malpropre. Son luxe s’étale avec d’autant plus d’arrogance qu’il a été plus durement et plus ténébreusement conquis ; son faste a des aspects de revanche ; sa richesse éclate comme un trophée. Il donne dans la galanterie avec l’ardeur d’un tempérament longtemps comprimé, réduit pendant des années aux rencontres économiques et viles, et avec le cynisme d’un homme qui sait que l’amour se vend pour avoir maintes fois, dans son passé de laquais, aidé à la vente. Il se donne alors la joie de prodiguer l’argent, non en grand seigneur, mais de l’air de quelqu’un qui connaît bien ce que l’argent vaut, et qui croit uniquement à sa toute puissance. Il le jette par la fenêtre, mais il sait où il tombe et combien il en jette. Il jouit de pouvoir semer à son tour ce qu’il a si âprement recueilli par tant de labeur et de honte ; mais en le semant il le fait sonner et le compte encore. Il reste possédé par l’argent au moment même où il se donne des airs de le traiter en maître. Sa galanterie aligne des chiffres. Ses billets doux sont des billets au porteur. « Vous m’avez ruiné. Madame, et je ne puis vous payer comptant que 200 pistoles. Je vous envoie pour nantissement des cent autres un diamant que vous avez trouvé beau, et que je reprendrai pour mille écus toutes fois et quantes. Fait à Paris, en mon bureau, l’an de grâce 1690, et du bail courant le troisième. César-Alexandre Patin[150]. » – S’il donne à souper à sa maîtresse, il lui faille compte du menu : « Je ne sais si ce maraud de rôtisseur m’aura envoyé de bonne viande, mais il me l’a bien fait payer. Ce faisan-là coûte 12 francs ; les deux perdrix, 9 livres 10 sols, et 13 francs l’oiseau de rivière et la bécasse. Ces coquins-là gagnent plus que nous[151]. »

Il va aux foires, à Paris et dans la banlieue, en quête de bonnes fortunes, autant par vanité que par libertinage. Car, à l’entendre, il n’aime point les femmes, qui, pourtant, sont toutes folles de lui, comme il l’explique à quelque marchande avec une familiarité d’homme supérieur. « Je suis un peu coquet de mon naturel : je les laisse se flatter ; je dis que je veux épouser l’une, je promets de faire la fortune de l’autre, je donne des régals, des cadeaux, des promenades. Somme totale, je les amuse et je ne conclus rien. Oh ! cela me donne un grand relief dans le monde[152] ». – Il a d’autres moyens simples et rapides de conquérir les cœurs, « Quand quelque petite personne me donne dans la vue, je donne d’abord de l’emploi à ses frères ou à ses cousins. Quand j’ai soupé trois ou quatre fois avec elle, crac, je les révoque[153] ». Ou bien il trouve sous sa main quelque subalterne complaisant, quelque pauvre diable famélique comme il a été lui-même jadis ; il lui prend sa femme et le dédommage par un poste lucratif. Ou bien encore il lui fait épouser une de ses maîtresses et, le lendemain des noces, l’envoie « faire tout seul sa commission au fond du Périgord ». Et si par hasard le mari, peu intelligent ou pris de soudains scrupules, s’avisait de vouloir emmener sa femme : « Oh ! dira Mme Thibaut, l’entremetteuse qui a négocié l’affaire, je lui conseille d’avoir des volontés ! Messieurs les fermiers lui donneront des femmes pour les emmener[154] ! »

Le grand nombre des pièces où paraissent les hommes de finance (sans compter celles où il est question de jeu et de loterie) montre assez la place grandissante que prend à cette époque le commerce de l’argent dans les préoccupations des hommes. Nous sommes à la veille du système de Law, et on le sent. Mais ce que Dancourt a surtout fort bien vu, c’est l’influence dissolvante de ces fortunes soudaines et malhonnêtes sur les mœurs publiques. Les parvenus de la richesse, par l’exemple tentateur de leur aventure, puis par la façon dont ils jouissent, dont ils entendent et achètent le plaisir, corrompent tout ce qui les avoisine. Comme ils n’ont ni la culture de l’esprit ni la politesse et l’élégance naturelles, comme ils ont dès longtemps tué leur cœur qui les eût gênés dans leur dure besogne, ils donnent tout droit dans la débauche, – et la multiplient autour d’eux. L’avènement définitif de l’argent, brutal comme tous les maîtres nouveaux, devait déchaîner l’orgie. C’est ce que Dancourt expose dans une de ces jolies pièces allégoriques comme on les aimait alors : « Non, mon enfant, dit Jupiter, je ne suis plus à la mode, j’ai vieilli, tout dieu que je suis. Les persécutions que la jalousie de Junon a fait souffrir à quelques-unes de mes maîtresses, le peu de fortune que j’ai fait aux autres, tout cela m’a décrié, vois-tu ; et depuis que cet aveugle dieu Plutus a répandu dans l’univers un certain genre d’hommes qu’il favorise et qui s’ont devenus les maîtres de toutes les richesses des autres, les femmes n’ont point d’égard au rang et à la dignité, l’éclat seul des trésors les éblouit, et j’aurais toutes les peines du monde, moi qui te parle, à trouver à l’heure qu’il est une petite grisette de la première main... Plutus est cause de tout le désordre où l’Olympe est aujourd’hui, et je n’en ai chassé l’Amour que parce qu’il est entré dans les intérêts d’un de ces favoris de Plutus, qui m’a enlevé une jeune intendante à la barbe de son mari et à la mienne... L’Amour a eu, dans le commencement, la direction générale de leurs affaires ; mais comme il y a parmi eux des gens grossiers, pour qui l’Amour a trop de délicatesse, ils l’ont révoqué à la pluralité des voix, et on a donné son emploi à la débauche[155]. »

On a pu reconnaître qu’il n’y a pas un trait du Turcaret de Lesage qui ne soit déjà dans le théâtre de Dancourt. Chez l’un et l’autre, d’ailleurs, le ridicule des parvenus est poussé à la charge ; la conscience publique est vengée par leur sottise, par leurs mésaventures (ils sont souvent dupes[156]) –, enfin, par la fragilité de leur fortune : « Votre magnificence est soutenue d’un fort grand bien, que mille gens enragent de vous voir posséder si tranquillement. On pourrait troubler cette paisible jouissance par quelque recherche, et ces sortes de recherches sont ordinairement suivies, d’une chute presque infaillible[157]. » – Angélique ignore la profession de son amant. Ne serait-ce pas un financier ? Un financier ? dit Lucas. Elle serait bien lotie. Aujourd’hui madame, et demain rien, peut-être.[158] »

Mais il est une partie du rôle de l’homme d’argent, la principale, à vrai dire, qui n’est qu’indiquée par Lesage, et que Dancourt étudie tout au long, durant trois actes entiers. – Turcaret est toujours hors de chez lui : nous ne le voyons point à l’œuvre, dans ses bureaux. M. Rafle vient bien lui soumettre quelques affaires dans le salon de la baronne : mais il n’y met le nez qu’en passant, d’un air ennuyé ; il les tranche de haut et avec une sorte de négligence. (Il a pourtant un mot admirable de férocité naïve, mais c’est à peu près le seul : « M. Rafle : Ce grand homme sec qui vous donna, il y a deux mois, deux mille francs pour une direction que vous lui avez fait avoir à Valogne... – Eh bien ! – Il lui est arrivé un malheur. – Quoi ? – On a surpris sa bonne foi, on lui a volé 10 000 francs. Dans le fond, il est trop bon. – Trop bon ! Trop bon ! Eh ! pourquoi s’est-il donc mis dans les araires ? Trop bon ! trop bon ![159] »

Au contraire, d’un bout à l’autre de la comédie des Agioteurs, nous assistons à la cuisine des Turcarets. Trapolin apparaît dans le feu de l’action, criant, gesticulant, agité de mouvements secs, maniant les chiffres avec une rapidité vertigineuse, ensorcelant ses dupes, gouailleur, audacieux, tranchant, prompt à prendre un parti, pénétré de sa puissance... Des affamés d’argent défilent dans ses bureaux, – animés comme lui d’une vie fébrile : une fille du monde, Urbine ; une joueuse, la baronne de Vapartout ; un dadais viveur, le marquis de Dandinet ; un plaideur normand, Chicanenville ; une vieille coquine, Mme de Malprofit ; un escroc, le Gascon Dargentac. Trapolin les « refait » l’un après l’autre, leur prête un peu d’argent et beaucoup de papier, et est à son tour (car il faut bien à la pièce un dénouement et une morale) dupé par Dargentac et par une certaine Suzon à qui il avait eu l’imprudence de confier une cassette pleine d’argent... C’est à quoi se réduit, par malheur, toute l’intrigue. Mais la pièce n’en est pas moins remarquable par le mouvement et l’énergie, par la variété et la vérité des personnages. Autour de Trapolin, superbe, exubérant, – se meuvent, comme autour de leur général, de saisissants profils de tripoteurs d’argent : le vieux Zacharie calmé par l’âge, prudent et froid ; leur procureur Durillon, un requin qui a de la tenue et des apparences de douceur ; le mystérieux Craquinet, qui ne fait que passer, agent subalterne et respectueux ; Gangrène, un gredin plein de scrupules ; le garçon de bureau Dubois, qui tutoie son maître dans le tête-à-tête et reçoit ses confidences, et dont Trapolin dit quelque part : « Voilà un garçon qui ira loin : il est dur, sec, impitoyable, » – Nous sommes dans la caverne même de l’agio. Des affaires s’y déroulent dans un détail presque excessif, s’y discutent dans la langue du lieu, avec un luxe de termes techniques. Nous y voyons de quelles diverses façons se pratique l’usure, comment on achève un confrère menacé de la banque route, comment on fait à son gré la hausse ou la baisse sur le marché. On peut prendre au hasard dans ce dialogue précis et bref : « Zacharie : Comment va le courant aujourd’hui ? – Trapolin : Je ne sais, je n’ai pas vu le thermomètre, je ne suis par encore sorti, mais il ira comme nous voudrons. Quand on est trois ou quatre forts bureaux d’intelligence... – Quels fonds avons-nous ? cela nous réglera. – Quantité de papier et fort peu d’argent ; et pour ne pas manquer quelque bonne affaire, il faut incessamment faire de l’espèce... etc.[160] » Pour dérouter les soupçons, Trapolin a logé son homme de paille, Craquinet, dans une autre rue : mais leurs deux maisons se trouvent disposées de telle sorte « qu’un angle de mur en est mitoyen ». Ils ont pratiqué par là une ouverture secrète, dissimulée par une armoire : ainsi, on ne les voit point aller l’un chez l’autre, on les croit brouillés même, et ils soupent tous les soirs ensemble pour se rendre compte de leurs affaires. Veut-on voir fonctionner l’ingénieuse machine ? « Il n’y a dans cette armoire-là, dit Trapolin à Dubois, qu’une bonne porte de chêne dans le fond, où vous aurez soin de frapper un peu ferme. – J’entends, Monsieur. – Un petit homme noir et sec viendra vous l’ouvrir. – Je suis au fait. – Vous lui donnerez ces papiers-là ; il y en a pour 22 000 livres : on ira les lui demander de ma part ; il les prêtera obligeamment au porteur d’une lettre que j’ai donnée et se fera faire un billet de vingt-cinq en espèces sonnantes, dans trois mois ; il me remettra le billet quand l’affaire sera consommée[161]. » Peu après arrive Craquinet : « Je vous rapporte votre billet de 25 000 livres, les deux associés n’ont fait nulle difficulté de le signer. Je les crois un peu véreux, l’affaire n’est pas bonne[162]. » Mais dans l’intervalle, Trapolin a confié à Durillon qu’il avait en nantissement « toute leur vaisselle d’argent et les meilleurs effets de leur magasin dont ils n’ont point de reconnaissance. En outre, il leur prête son papier sous le nom d’un autre, afin d’être en droit d’avoir ses sûretés[163]. » – « Je connais mieux ces gens-là que vous, monsieur Craquinet. – Ce sont MM. Bluet et Duraiseau ? – Justement. – De la rue de Vieille-Douane ? – Hé oui, vous les connaissez comme moi, qui vous dit le contraire ? – Eh bien, monsieur Trapolin, cela ne vaut rien, ces gens-là manqueront incessamment, et ils n’ont pas encore huit jours dans le ventre. – Huit jours, eh bien, huit jours, soit ! Puisqu’ils ont si peu à durer, pourquoi n’en pas profiter ? Il faut qu’ils crèvent, il n’y a pas grand inconvénient à les achever... Pendant que vous ne faites rien, Dubois, allez-vous-en recevoir ces deux lettres de change à leur adresse, etc., etc. » Ce Trapolin est vraiment possédé par le démon des affaires. Il fait songer au Vertillac des Faux Bonshommes, au Prudence de la Famille Benoiton, presque à Mercadet. Ce n’est pas un mince honneur pour Dancourt. Çà et là des mots brutaux éclatent à travers le dialogue, des mots de satire plus que de comédie, comme il arrive quand l’auteur emporté, sacrifiant la vraisemblance au plaisir de frapper fort, flétrit ses personnages par leur propre bouche : « Dubois : Premier commis d’un usurier ! et tu quittes un poste comme celui-là dans le temps qui court ? Trapolin : Je ne l’ai quitté que pour devenir son associé ; je n’ai jamais eu d’autres profits avec lui que la moitié de sa mauvaise réputation, et, déshonoré pour déshonoré, il vaut mieux l’être pour son propre compte que pour celui de son parrain. – Cangrène : Il est bon de mettre un frein à ses passions, et de ne pas passer de certaines bornes. – Trapolin : Vous avez raison, quand j’aurai attrapé celles où vous êtes, je ne me soucierai pas d’aller plus loin, je vous en réponds. – Gangrène : Aussi ne me mêlé-je plus de rien qui puisse charger ma conscience. – Trapolin : Je crois qu’elle a tout au moins la charge qu’il lui faut. » – Dargentac : Noblé famille, s’il en est au monde, mais lé malheur des temps m’a pourtant réduit à mé faire intendant d’une maison dont lé bisaïeul était intendant de la mienne... Patience, patience, je venge imperceptiblement mes aïeux et je mé rapproprie mon patrimoine... Je ruine qui m’avait ruiné, et je mé sers des mêmes voies : c’est jouer aux barres, comme vous voyez. – Il n’y a pas de mal à cela. – Et non, sandis, et, sans avoir lé même titre, combien de mes confrères se croient-ils le droit d’en faire autant ! – Ils ne sont pas excusables comme vous. – Excusable ! Monsieur, tout le monde l’est. La fortune porte son excuse avec elle. Par quelque route qu’on la fasse, quand elle est faite, on n’a jamais tort. Comme je suis avancé dans la mienne et que vous marchez à pas dé géant dans la vôtre, c’est ce qui fait que je parle confidemment devant vous autres ».

Telle est cette comédie, – dure et sèche, rapide dans le détail de chaque scène, mais monotone par son objet et un peu fatigante à la lecture ; une mêlée de bandits et de fous, toute pleine d’un frémissement de billets et d’un fracas de métal ; médiocrement composée à coup sûr ; inférieure à Turcaret comme œuvre d’art, mais plus près de la réalité, plus expressive et plus âpre, et qui nous donne une bien autre idée de la grande bataille pour l’argent.

D’une autre façon encore le théâtre de Dancourt ajoute à la comédie de Lesage un surcroît de documents. – Sans doute la plupart des nouveaux enrichis devaient garder sous une sotte ostentation de luxe un fond de lésinerie, et sous l’éclat de l’équipage et des habits les manières d’un rustre peu fait à la haute vie. Puis le sentiment public, non encore habitué au scandale de ces fortunes, exigeait que le financier fût toujours grotesque sur la scène, quand il n’était pas odieux. Il n’en est pas moins probable qu’il y avait dès ce temps tels financiers et tels fermiers généraux qui n’étaient ni des sots, ni des manants, ni peut-être des gredins. Voici ce qu’écrivait Duclos vers le milieu du XVIIIe siècle : « La finance n’est pas du tout aujourd’hui ce qu’elle était autrefois. Il y a eu un temps où un homme, de quelque espèce qu’il fût, se jetait dans les affaires avec une ferme résolution d’y faire fortune, sans avoir d’autres dispositions qu’un fonds de cupidité et d’avarice, nulle délicatesse sur la bassesse des premiers emplois, le cœur dégagé de tous scrupules sur les moyens et inaccessible aux remords après le succès. Avec ces qualités on ne manque pas de réussir. Le nouveau riche, en conservant ses premières mœurs, y ajoutait un orgueil féroce dont ses trésors étaient la mesure ; il était humble ou insolent suivant ses pertes ou ses gains, et son mérite était à ses propres yeux comme l’argent dont il était idolâtre, sujet à l’augmentation et au décri.

« Les financiers de ce temps-là étaient peu communicatifs ; la défiance leur rendait tous les hommes suspects, et la haine publique mettait encore une barrière entre eux et la société. Ceux d’aujourd’hui sont très différents. La plupart qui sont entrés dans la finance avec une fortune faite ou avancée, ont une éducation très soignée, qui, en France, se proportionne plus aux moyens de se la procurer qu’à la naissance. Il n’est donc pas étonnant qu’il se trouve parmi des gens fort aimables. Il y en a plusieurs qui aiment et cultivent les lettres, qui sont recherchés par la meilleure compagnie, et qui ne reçoivent chez eux que celle qu’ils choisissent.

« Le préjugé n’est plus le même à l’égard des financiers ; on en fait encore des plaisanteries d’habitude : mais ce ne sont plus de ces traits qui partaient autrefois de l’indignation que les traités et les affaires odieuses répandaient sur toute la finance. Je sais que personne n’a encore osé en parler avantageusement : pour moi, qui rapporte librement les choses comme elles m’ont frappé, je ne crains point de choquer les préjugés de ceux qui déclament stupidement contre la finance, à qui plusieurs doivent leur existence[164]. »

Dancourt, qui décidément a vu bien des choses, nous montre, dans le Second Diable boiteux, comment se décrasse le financier « du vieux jeu ». M. Simon, sous-traitant, a quitté sa maison depuis plusieurs mois, et sa femme le croit mort. Il rencontre Asmodée, entre en conversation. Le diable lui demande quel usage il fait de son argent : « Hé ! répond M. Simon, je m’en sers pour en gagner d’autre. Je n’ai encore que soixante-quatre ans. Je me divertirai plus tard[165]. » Le diable alors, pour lui apprendre à vivre, lui découvre ce qui se passe chez lui en son absence. On s’y amuse terriblement. Grande chère, soupers, conversations pimentées, bals masqués, amours faciles. M. Simon apparaît au milieu de la fête, mais non pour la troubler, car cette fièvre l’a gagné : « Que je suis malheureuse ! » s’écrie Mme Simon en le revoyant. Le diable la rassure : « Oh ! ne vous plaignez point. Madame, je vous ramène M. Simon plus raisonnable et moins avare qu’il ne l’était. Il ne dérangera pas vos plaisirs, et vous serez contente[166]. » Ce nouveau Simon-là, financier et homme du monde, ce sera, si l’on veut, Grimod de la Reynière. Quand il sera philosophe par surcroît, il s’appellera Helvétius.

Ainsi l’homme d’argent est déjà chez Dancourt autre chose qu’un coquin grotesque. Il est certain qu’il a esquissé ce type sous un plus grand nombre d’aspects que n’a fait Lesage. Mais de tout cela, rien n’est resté, et toujours pour la même raison. Pas un de ces financiers ni de ces « faiseurs » n’est engagé dans une action sérieuse. Il se contente de les saisir au passage dans une de leurs attitudes. On voudrait voir par exemple quelqu’un d’entre eux lutter désespérément contre la faillite comme Mercadet, ou revenir sur l’eau à force d’audace et de mépris des hommes comme Vernouillet. Au moins l’un deux pourrait-il être touché à fond, mais bien à fond, de quelque amour tardif. « Je suis véritablement amoureux, ma pauvre Frosine. – Bon, amoureux ! vous n’avez jamais été que libertin. – Je n’ai été que libertin dans mon jeune âge, je crève d’amour sur mes vieux jours ; l’amour ne perd point ses droits, c’est la règle[167]. » Voilà qui est bien ; il en pourrait sortir quelque chose. Dancourt n’en tire qu’un nouvel exemplaire affaibli de la scène connue entre Harpagon et l’entremetteuse. – Frosine avait raison : M. Griffard n’est encore dans le fond que libertin.

Malgré tout, il valait la peine de s’arrêter sur les financiers de Dancourt. On sent qu’ils sont vrais, tout en gros. Tel a dû être l’homme d’argent, quand l’argent était une puissance encore nouvelle et qu’il y avait du scandale dans sa nouveauté même. Encore chauds de la lutte, les parvenus de la finance devaient avoir, en général, ces allures de grossiers triomphateurs. Et si le théâtre les fait volontiers plus sots qu’ils n’étaient, on conçoit du reste que les auteurs dramatiques, interprètes de l’hostilité de la foule, aient été engagés à grossir un peu leurs ridicules réels. – Les financiers du théâtre contemporain, – et cela était inévitable, diffèrent sensiblement de leurs aînés. L’argent s’est répandu. Sa royauté est en quelque sorte légitimée. Une des puissances qui le tenaient en échec dans l’opinion, la noblesse, a disparu à peu près. Les fortunes n’éclatent plus autant à la façon de bombes, ne paraissent plus aussi stupéfiantes. Puis l’argent s’associe à d’autres puissances qui le relèvent, la politique, la presse. – Il arrive beaucoup plus rarement que les hommes d’argent soient des manants et des rustres. – Les affaires sont devenues plus vastes et plus compliquées, et exigent, semble-t-il, plus de science et d’intelligence. Notre théâtre a maintes fois glorifié les banquiers. S’ils ont péché, il leur prête d’héroïques repentirs[168]. Même les faiseurs ont meilleur air qu’autrefois ; ils sont plus forts ou plus philosophes, ou bien ils ont plus d’esprit. – Jean Giraud[169] est peut-être, parmi les Turcarets modernes, celui qui se rapproche le plus de l’ancien. Mais là encore quelle différence ! Giraud n’est point un imbécile (comme Turcaret), et n’est pas non plus, à proprement parler, un gredin (comme Trapolin). Giraud a conscience de ses ridicules, il cherche à sen défaire. Il a réfléchi sur notre état social. Il voit dans l’argent autre chose qu’une source de jouissances matérielles. On ne peut dire qu’il ait l’âme d’un laquais. Quant à Mercadet, il est plus loin encore du Turcaret classique. Dans la pensée de Balzac, c’est une sorte de héros ; Balzac l’aime comme il aime tous les « hommes forts », il s’intéresse à lui violemment. – Et en effet, par son intelligence, par sa connaissance des hommes, par des restes de générosité, par sa formidable énergie dans la lutte, Mercadet atteint presque à la  grandeur[170]. – Vernouillet, lui, est tout à fait moderne. Comparez-le un peu à Trapolin. La façon d’opérer n’est plus la même, cela va sans dire : mais surtout comme la façon de considérer l’argent diffère ! Vernouillet ne l’aime point pour lui-même ni pour les plaisirs vulgaires qu’il procure immédiatement ; il voit en lui « l’étalon du mérite », un instrument de pouvoir, un équivalent de toutes les autres forces. Vernouillet dirige un journal, Vernouillet est un homme politique[171]. – Il n’est pas nécessaire d’accumuler les exemples. Il va de soi que l’état démocratique, qui a rendu la puissance de l’argent universelle et prépondérante, – joint au progrès des affaires qui en a multiplié et agrandi l’emploi, – a dû modifier par là le type de l’homme d’argent. Sachons gré à Dancourt de nous avoir, par la sincérité de ses légères peintures, suggéré ces comparaisons.

À côté des hommes d’affaires, il convient de placer les joueurs et les joueuses. On jouait beaucoup dans les précédents théâtres ; on joue encore plus dans celui-ci. C’était une passion du temps, et qui ne contribuait pas peu à la démoralisation publique par la violence incomparable des émotions, par les mauvaises tentations où les pertes exposent, par la furie qu’on met à dépenser l’argent qui vient du hasard. – Mentionnons seulement La Désolation des joueuses et La Déroute du pharaon, qui n’est que la même pièce avec quelques variantes. Un arrêt vient d’interdire le pharaon et le lansquenet. Dorimène, qui tient une maison de jeu, se désole, et avec elle tous les habitués de la maison : une vieille comtesse, une intendante, un caissier qui mangeait la grenouille, et le chevalier de Bellemonte, un grec. Ils veulent jouer quand même. L’intendante veut regagner les mille pistoles qu’elle a perdues. « Après cela, je vous promets de renoncer au jeu pour toute ma vie. » La comtesse, qui s’est purgée pour gagner ne veut pas perdre sa purge. L’un propose de jouer sur le toit, l’autre à la cave, un troisième en bateau. « Le marquis » conseille de transporter le tapis vert dans une vieille masure du faubourg Saint-Antoine : « On se trouvera à une certaine heure, les carrosses demeureront à cent pas, l’un d’un côté, l’autre de l’autre ; et l’on jouera aussi beau jeu que dans l’hôtel le mieux meublé, je vous en réponds[172]. » – On ne prétend pas mettre cette bagatelle au-dessus du Joueur de Regnard ; mais il est certain que le jeu y tient plus de place : tous les personnages en sont enragés, et l’on ne parle d’autre chose. On y conte des « faits divers » de ce genre : « Ce petit conseiller m’a dit ce matin que cette grosse marchande de dorure en avait vendu pour 12 000 francs, à moitié de perte, et qu’elle avait perdu cet argent le même jour... Le pauvre mari, pour réparer cette perte, qui le mettait en situation de faire banqueroute, a risqué 600 pistoles qu’il avait dans la caisse ; il les a perdues jusqu’au dernier sol. Le fils a vendu la vaisselle pour remédier à ces deux inconvénients ; même destinée. Le pharaon a tout englouti, jusqu’aux garçons, qui ont joué des lettres de change qu’on leur avait données à recevoir ; il y a garnison dans le logis, la banqueroute est faite... – On parle encore de cette petite procureuse qui est si fort amoureuse de ce grand notaire... Elle a perdu 60 pistoles avant hier, elle a vendu son diamant et ses boucles d’oreilles pour payer ; c’est son amant le notaire qui les a achetés et qui en a fait présent à madame sa femme... Un notaire est toujours un notaire ; ces messieurs-là savent le prix de l’argent, et il y a de certains bourgeois qui ne se dérangent point [173]. » – Dans ces petites pièces comme dans presque toutes les autres, la touche est énergique et juste, et le mouvement saisissant. – C’est encore une mêlée de fous, – et plus sérieusement possédés que ce grand moqueur de Valère qui se raille lui-même et qui n’a pas vraiment le feu sacré.

On jouait encore d’une autre façon à la tontine napolitaine, à des loteries organisées par d’habiles gens. Sbrigani est un de ces industriels. Philosophe, il connaît son public. « Les Parisiens, dit-il, ne se plaignent jamais d’être dupes, pour éviter la honte de l’avoir été. Les moins attrapés se moqueront de ceux qui le seront davantage, et ceux qui ne l’auront point été du tout me sauront gré d’avoir dupé les autres[174]. « Sa méthode est ingénieuse et simple. Il n’y a que des billets gagnants, et chaque billet correspond à une boîte qui renferme un lot. Seulement, comme dit Lisette, « il y a bien de petits lots. Que de mouchoirs ! » Outre qu’il gagne sur tous les petits lots, ce n’est pas lui qui donne les gros : il se charge simplement de les faire parvenir à leur adresse, car il sait diriger les caprices de la fortune. Par exemple, cette belle toilette ira à cette grosse trésorière, de la part d’un juif de la place des Victoires. Un jeune académiste gagnera la pendule de 500 écus, payée par la veuve d’un épicier de la rue des Lombards, qui est amoureuse de lui à la folie[175]. Et ainsi des autres lots d’importance. Escroc et entremetteur, l’Italien subtil a plus d’une corde à son arc. – Il y a des épisodes plaisants, comme celui du paysan Bastien, qui a gagné de la pommade et de l’eau de toilette. – Sbrigani a plus d’un mauvais moment à passer au milieu des avidités féroces qu’il a déchaînées. Son valet Petronillo le fait chanter. Un Gascon mécontent de son lot se fait rendre l’argent. Un certain la Rose qui, dans l’espoir d’un gros gain, vient de déjeuner copieusement avec des amis, force Sbrigani à payer la carte. Au dehors la multitude se presse, se bouscule avec de grands cris[176]. En vain Sbrigani a fait mettre à la porte une bonne barrière bien garnie de pointes de fer et de gros suisses à grandes moustaches ; en vain a-t-il répandu dans la foule quelques-uns de ses amis aux numéros desquels il a fait « un nota » pour qu’ils aient de bons lots : à la fin, le peuple force la barrière, commence d’assommer les suisses et veut mettre le feu à la maison. – Vingt ans avant Law, ce sont déjà les mêlées ignobles de la rue Quincampoix.

 

 

7 - Le Monde interlope

 

Dans cette société affamée de plaisir et d’argent prospèrent, comme il convient, les entremetteuses, « marchandes à la toilette » et « femmes d’intrigues ». – C’est Mme Dubuisson, dans Les Vendanges de Suresnes : c’est Mme Guimauvin dans Les Eaux de Bourbon ; c’est Frosine dans La Foire de Bezons ; c’est Mme Brichonne dans Les Enfants de Paris. On peut ranger encore dans cette catégorie Mme Pinuin, hôtesse des Trois-Rois, ancienne femme de charge d’une fille d’opéra, dans Les Curieux de Compiègne, et la Bélise de La Déroute du pharaon, qui tient une maison de jeu pour caser sa fille et surtout pour vivre commodément. Elle se fait appeler baronne dans l’espérance de le devenir. En attendant « elle fait figure, elle vit, elle se réjouit, les dupes paient tout... Il n’y a que les sots qui vivent de leurs rentes, les habiles gens vivent de celles d’autrui[177] ». Mais ces dignes personnes ne jouent qu’un rôle épisodique, et, en somme, qui connaît la Frosine de Molière les connaît toutes. – Il en est une plus vivante, plus originale, plus intelligente et plus fertile en ressources, en qui s’élargit le type classique de l’entremetteuse, qui fait de grandes affaires et qui remplit cinq actes de son activité merveilleuse et multiple. C’est Mme Thibaut. Elle dirige une agence d’affaires comparable, si l’on tient compte de la différence des temps, à l’agence Tom Lévis des Rois en exil. La Frosine de l’Avare est auprès d’elle un bien petit personnage, suranné du reste, et bon à mettre au musée des antiques. Mme Thibaut est une puissance. Elle a de la tenue ; elle reçoit dans un salon luxueux, « garni des meubles, nippes, vaisselle d’argent que ses clients lui donnent à vendre. » Sa maison donne sur deux rues. « Par la petite porte, elle est ce qu’elle a coutume d’être, elle se mêle d’intrigues, fait des mariages, prête sur gages ; et, par la porte-cochère, elle est veuve d’un conseiller de Bretagne, qui depuis quelques jours est venue s’établir à Paris[178]. »

Son commerce est infiniment varié : « Malepeste, explique la Brie, il se fait ici les plus belles affaires de Paris. Voulez-vous des charges, des offices, des emplois ? On vous en fera voir de tous les échantillons. Êtes-vous dans le goût de vous marier ? On vous fournira des femmes de toutes tailles, de tous âges ; et si vous plaidez, vous y trouverez des solliciteuses depuis une pistole jusqu’à trente[179]. » (Ceci donne une grande idée des vertus de la magistrature). – Sa servante Gabrillon nous apprend que Mme Thibaut tient à ses gages douze frotteurs (« ces gens-là savent tous les tenants et aboutissants des familles »), trois douzaines de filles de chambre, une trentaine de cochers et plus de cent laquais[180] ! – Mme Thibaut arrive au premier acte, chargée d’un paquet, d’une montre et d’un collier : « A-t-on écrit les gens quoi sont venus me demander ? » Il est venu un abbé pour un bénéfice, un commis pour une place dans la ferme, un inventeur de fard pour un privilège. Tout d’un coup Mme Thibaut : « Vous êtes-vous souvenue d’aller à ce messager de Rouen savoir si ce quartier de veau de rivière, de muid de cidre, ces pots de noix confites et ces deux témoins sont arrivés[181] ? » On voit l’extravagante diversité de son négoce. Puis elle reçoit un maître à danser et un maître à chanter, qui s’étaient chargés de commissions galantes près de leurs élèves, l’un pour un financier, l’autre pour un vieux commandeur. Le maître à chanter se trouve avoir sur les bras une toute petite fille, sans père, à ce qu’il dit, et dont la mère vient de mourir[182]. Il voudrait s’en défaire. « Vous pouvez la garder », dit tout d’abord Mme Thibaut. Mais un peu plus tard elle trouve où placer l’enfant. M. Dubois, qui est veuf, vient de perdre une petite fille en bas âge : il sera donc obligé de rendre la dot de sa femme à sa famille. Justement le maître à chanter vient d’apporter le poupon qui l’embarrasse dans une contrebasse. Car Mme Thibaut doit donner un concert. (« Cadédis ! dit la Ramée, entendant des cris sortir de l’instrument, le concert accouche ! ») C’est à merveille : Mme Thibaut propose à M. Dubois de substituer à sa petite fille morte celle du musicien. Elle la lui donne pour l’enfant d’une pauvresse qui en veut 8 000 francs. Pas un sou de moins : sa mère l’aime tant ! M. Dubois n’en finit pas de marchander. Et ce sont d’horribles plaisanteries : « Ce que c’est que la tendresse d’une mère !... Ah ! Gabrillon, on a beau prêcher l’intérêt, la nature est la plus forte[183] ! » – Cependant les clients se suivent sans interruption dans le salon de l’agence, tous bruyants, agités, un peu fous. Une femme de lettres, qui veut être de l’académie (« car pourquoi les femmes n’en seraient-elles pas ?... etc. »), prie Mme Thibaut, « qui connaît tant de gens, » défaire qu’on glisse dans le monde quelques mots en faveur de ses ouvrages[184]. – Éraste qui passe de l’épée dans la robe, vient vendre ses écharpes. – Araminte, qui trompe Éraste, vient avec un chevalier, son amant de cœur, pour acheter un carrosse. – Un marquis sans le sou se fait inscrire pour une vieille femme riche[185]. – Éraste aussi, criblé de dettes, a besoin d’une femme pour se refaire. Précisément une veuve, Mme Torquète, ancienne marchande de marée, est en quête d’un mari. « Pas trop jeune, surtout ! Il ferait beau qu’on « me prît pour sa grand’mère ! » Mme Thibaut lui propose un mari de soixante ans, puis de cinquante, puis de quarante, Mme Torquète les trouve toujours trop vieux : « C’est que, comme mes enfants sont jeunes, pour les tenir plus longtemps dans le devoir, ils auraient besoin d’un beau-père qui ne vieillît pas sitôt. – Et vous dites que vous ne voulez pas d’un jeune homme ! Eh mais ! un homme est-il si jeune à vingt-sept ou vingt-huit ans par exemple ? Je sais bien ce que je fais, voyez-vous... Plus j’aurai d’enfants de ce mariage, et plus ce sera me venger des enfants du premier lit[186]. » (Ce dernier trait est passablement brutal.) – Bien d’autres personnages tarés ou toqués, se succèdent sur la scène : car, ici encore, la pièce n’est guère qu’une série de tableaux. L’action principale est des plus minces. Mme Thibaut qui passe pour la veuve d’un conseiller de Bretagne veut épouser le capitaine Cléante, qui n’est pas capitaine du tout et qui s’appelle de son vrai nom la Ramée. Tous deux se trompent à qui mieux mieux, et à la fin sont démasqués. On vient arrêter Mme Thibaut comme receleuse, et la Ramée est cerné par le guet. Mais Mme Thibaut rendra à son propriétaire la vaisselle d’argent qu’elle détient. « Allons, Monsieur, dit le commissaire avec indulgence, il faut que chacun vive ! » Ce commissaire est de son temps ; Mme Thibaut en est aussi, et combien supérieure à l’ancienne entremetteuse classique ! À mesure que l’argent circule plus vite, le génie commercial se développe ; des industries, jusqu’alors honteuses et précaires, s’organisent fortement sous des mains savantes et hardies. La spéculation envahit tout, et tout lui est bon. L’aurore des temps nouveaux commence à poindre.

Mais Mme Thibaut, comme la plupart des créations de Dancourt, n’est qu’un type général qui représente un groupe, et n’a pas de caractère individuel bien marqué. Il y a quelque chose de plus chez Mme Amelin dans Les Bourgeoises à la mode. Mme Amelin n’a pas, comme industrielle, la « modernité » de Mme Thibaut. C’est une marchande à la toilette comme celles de Molière, de Regnard et de Lesage.  Mais, avec cela, Mme Amelin est une mère, et une bonne mère à sa façon : sa maternité, qui paraît à chaque instant, jusque dans l’exercice de sa profession et sous une forme naïvement dépravée, rend sa figure très particulière et inoubliable. Elle a un fils pour qui elle travaille, qui se fait passer pour chevalier et qui renie sa mère. Mais elle l’excuse quand même, tout en se plaignant de lui. Au fond elle est fière de sa belle tenue et de ses succès dans le monde. Cette immoralité du sentiment maternel, ce mélange de chagrin et d’orgueil, cet amour-propre à la fois blessé et satisfait, cette tendresse humiliée et glorieuse, voilà ce que Dancourt a su rendre avec une grande vérité, et j’ose dire avec profondeur. La mère devient touchante sous l’entremetteuse, « Vous avez beaucoup d’enfants, madame Amelin ? lui demande Angélique. – Je n’ai qu’un grand garçon qui me fera mourir de chagrin, je pense. Comment donc ? – Je ne sais où il prend de l’argent, mais il est toujours avec de belles dames ; il joue avec de grands seigneurs, et il dit à tous ceux qui me connaissent que je ne suis que sa mère nourrice. – En vérité, voilà un mauvais petit caractère. – Hélas, Madame, c’est comme tout le monde est aujourd’hui : on veut paraître ce qu’on n’est pas, et c’est ce qui perd la jeunesse. Elle a raison. – À cela près, Jeannot est bon garçon et je ne peux m’empêcher de l’aimer[187]. » – Quand Jeannot est là, elle sent fondre son chagrin et sa rancune ; elle le mange des yeux ; elle mêle des tendresses à ses reproches ; il fait d’elle tout ce qu’il veut. – Mme Amelin est restée seule un instant. Entre Jeannot (le chevalier), « Miséricorde ! que vois-je ?... Je ne me trompe point, c’est Jeannot. Eh ! mon cher enfant, que viens-tu faire ici ? – Le chevalier (à part) : Quelle rencontre ! – Comme le voilà beau ! Tu as beau faire, Jeannot, je suis ta mère, et quoique tu sois un méchant enfant, bon sang ne peut mentir, je t’aime toujours. Jeannot ! mon pauvre Jeannot ! – Il ne me pouvait arriver une aventure plus cruelle. – Qu’il a bonne mine ! mais est-il possible que j’aie fait ce garçon-là !... – Vous perdez toutes mes affaires. Comment ? quelles affaires, Jeannot ? – Eh ! ne m’appelez point de ce nom, je vous conjure. – Quoi ! qu’est-ce à dire ? n’es-tu pas mon enfant ? Ne voudrais-tu point que je t’appelasse Monsieur ? Écoute, je sais les contes que tu fais, tu as honte de m’appeler ta mère. – Non, je vous aime, je vous respecte ; mais, si vous me faites connaître ici, vous ruinez les plus belles espérances du monde. – Quelles espérances ? – Un mariage considérable... Nous ne sommes point en lieu de nous expliquer. – Mon cher enfant !... – Eh ! de grâce... – Mais dis-moi donc... – J’irai chez vous vous informer de toutes choses. – Ah ! qu’il y aura de gens fâchés dans le quartier, si c’est tout de bon que Jeannot fait fortune[188] ! » – Survient alors Lisette. Jeannot fait son gentilhomme : « Eh, bonjour, ma pauvre Lisette. » Lisette l’appelle monsieur le chevalier. « Monsieur le chevalier ! » répète Mme Amelin avec délices. « Ne sachant à qui m’adresser, continue Jeannot, en t’attendant j’allais faire connaissance avec Madame. » – « Le joli garçon ! dit la mère à part. Il est effronté comme un page. Comme il les attrape[189] ! » – Si je ne me trompe, voilà des scènes où il y a plus que de l’esprit, plus que de l’observation extérieure ; et je doute que personne eût rien écrit d’aussi vrai depuis Molière[190].

Le Jeannot de Mme Amelin appartient à la catégorie, très nombreuse ici comme dans toutes les comédies et tous les romans du temps, des hommes aimés par les femmes, et pour eux-mêmes. – Nous avons déjà remarqué que la plupart des amoureux, dans ce théâtre facile, ont fort peu de délicatesse sur l’argent, épousent les filles surtout pour leurs écus, et ne s’en cachent guère. Ainsi le comte dans Les Bourgeoises de qualité, ainsi les deux officiers dans Les Curieux de Compiègne ; et combien d’autres ! – Il en est aussi qui épousent ou sont près d’épouser une vieille pour rétablir leurs affaires, comme l’Éraste de La Femme d’intrigues. Cela s’est pratiqué sans doute de tous temps, et la Bruyère avait signalé ces unions : « Il y a des femmes déjà flétries qui, par leur complexion ou par leur mauvais caractère, sont naturellement la ressource des jeunes gens qui n’ont pas assez de bien. Je ne sais qui est plus à plaindre, ou d’une femme avancée en âge qui a besoin d’un cavalier, ou d’un cavalier qui a besoin d’une vieille[191] ». – À en croire Dancourt, la chose serait devenue fort commune au temps de relâchement moral et de chasse à l’argent où il écrivait. – Mais il y a mieux : plusieurs cavaliers, moins scrupuleux encore, vivent des femmes, surtout des femmes mûres, et sans épouser, – et reçoivent d’elles des présents ou des espèces sonnantes. Aucuns se parent en outre d’un titre supposé ou sont escrocs par-dessus le marché[192]. – Les cavaliers équivoques, depuis les simples coureurs de dot jusqu’à une espèce d’hommes qui n’a point de nom aujourd’hui dans la langue honnête, n’ont jamais tenu tant de place sur la scène : faut-il croire qu’ils en occupaient une aussi grande dans le monde réel ? Si on veut l’admettre, Dancourt nous en donne une raison qui s’applique au moins à quelques-uns d’entre eux : « Croyez-vous qu’un homme de cour puisse être riche au temps où nous sommes ? Les courtisans malaisés ne s’enrichissent point ; et ceux qui sont le plus à leur aise ne sont pas difficiles à ruiner[193] ».

Le mieux étudié de la bande, c’est encore le chevalier de Villefontaine dans Le Chevalier à la mode. Il est aimé à la fois de Mme Patin, veuve d’un fermier général, d’une vieille baronne processive, et de la jeune Lucile, nièce de Mme Patin. Il reçoit un carrosse de la baronne, et de l’argent de la veuve du financier. « Je ne suis pas en argent comptant, comme tu sais, explique-t-il à son valet, et je veux que mes deux vieilles m’en fournissent à l’envi l’une de l’autre, et facilitent ainsi la conquête de majeure maîtresse ». À la fin ses perfidies se découvrent, et il reste confondu. C’est donc simplement l’action du Misanthrope et de L’Homme à bonnes fortunes. Quant au héros, il manque de relief ; c’est une figure que nous avons vue vingt fois et à laquelle Dancourt n’a rien ajouté : un cousin quelconque de Dorante (Bourgeois gentilhomme), de Moncade (L’Homme à bonnes fortunes), ou du chevalier (Turcaret). « C’est un aventurier, un jeune extravagant qui n’a pas cent pistoles de revenu, qu’on ne connaît à la cour que par les ridicules qu’il s’y donne, et qui n’a pour tout mérite que celui de boire et de prendre du tabac[194] ». Il n’a pas l’éclat ni l’allure souveraine de don Juan. Il n’a pas le grand amour incurable qui rendra touchante la figure vile de Desgrieux. Et il n’est pas même odieux, non plus que ses confrères en amour lucratif. C’est que ces personnages sont peut-être les moins vivants du théâtre de Dancourt. Il paraît s’en servir comme des types consacrés et d’un emploi facile à la scène. Il ne semble pas d’ailleurs se douter qu’ils sont ignobles, pris en eux-mêmes, et que, ressaisis et complétés d’après nature, ils seraient abominables. Tantôt il les punit, comme dans Le Chevalier à la mode ; tantôt il fait réussir leurs manœuvres, comme dans Les Bourgeoises de qualité : la chose lui est égale ; et nulle part il n’a pour eux un mot flétrissant. On sent qu’il n’a pas réfléchi sur leur infamie foncière. J’ignore du reste s’il l’eût aperçue. Dans la réalité, le siècle éprouvait peu d’indignation contre les pareils du chevalier de Villefontaine. On jugeait indifférent, même dans l’union libre, que ce fût l’homme ou la femme qui bénéficiât de la rencontre. Si l’on flétrissait encore l’homme qui fait métier de vivre du déshonneur des femmes, on acceptait qu’un amant s’aidât du crédit de sa maîtresse et de sa bourse. Nous voyons entre les deux situations des ressemblances fâcheuses, qui échappaient. Surtout l’argent reçu par l’amant, même quand il n’est pas le fruit d’une prostitution commandée ou tolérée par lui, nous révolte. Cela tient peut-être à ce que l’argent est devenu de nos jours la puissance suprême qui résume ou remplace les autres : dès lors, recevoir de l’argent d’une maîtresse, cela nous présente sous une forme nette et brutale l’idée d’un renversement des rapports sociaux entre les deux sexes ; et provoquer ou souffrir ce renversement nous semble pour l’homme la pire lâcheté. La chose n’apparaissait pas aussi clairement à une époque où le règne démocratique de l’argent n’était pas encore définitivement advenu, où la noblesse restait au-dessus, même dans l’opinion, et pouvait dispenser longtemps un gentilhomme de payer ses dettes. – L’indulgence publique appelait simplement « des roués » certains personnages à qui nous donnerions un autre nom... « Monsieur Alphonse », qui est un jeune homme délicat auprès du chevalier de Villefontaine, nous semble un être répugnant : Dancourt aurait plutôt pour son chevalier et pour ses confrères cette sorte de sympathie qu’on a pour les fripons de théâtre qui sont amusants : moitié parce que ces « Alphonses » de l’ancien répertoire sont en effet des figures où la convention entre pour beaucoup ; moitié parce que, dans le monde réel, l’odieux de leur rôle n’était pas entièrement senti des contemporains. La conscience morale, – sinon les mœurs, – est en progrès chez nous, comme aussi, dans les arts et la littérature, le goût du vrai : cela explique bien des différences entre l’ancien théâtre et le nôtre.

C’est un peu pour cela, je suppose, qu’on ne trouve chez Dancourt qu’une peinture arrangée et superficielle de ce qui devait former la société naturelle de ces joyeux chevaliers, – de ce qu’on a appelé depuis le « demi-monde » (en détournant un peu le mot du sens que lui avait donné son inventeur). Nous voyons bien des veuves faciles, déjeunes évaporées, de fausses comtesses, d’amusantes aventurières, – des variétés de la Dorimène de Molière, et parfois de Célimène. Mais ce ne sont là que des approximations. On ne voit guère la courtisane proprement dite ; du moins n’est-elle pas nettement caractérisée ni saisie au vif de son négoce. Si Dancourt nous présente çà et là des femmes de cette classe, c’est de profil. Profil fuyant : elles ne font que passer ; et il les désigne par des périphrases. Ce sont « des femmes à bonnes fortunes[195] » ou « des coquettes de profession [196]. » – Je n’en trouve que deux dont le métier s’accuse un peu plus franchement. C’est d’abord la comtesse du Moulin de Javelle. « Que deviendra le chevalier ? lui demande Finette. Vous l’aimez, il vous aime aussi. – Point, Finette, nous avons cru d’abord que nous nous aimions ; mais nous ne voulions que nous tromper tous deux, je t’assure. – Sait-il les vues que vous avez pour M. Ganivet ? – S’il les sait ! Il a besoin d’argent pour faire sa campagne ; j’ai besoin de mari pour passer l’été : M. Ganivet fera notre affaire à l’un et à l’autre[197]. » – C’est surtout Cidalise, dans Les Fêtes nocturnes du cours. « Je veux les brouiller, – dit-elle en parlant d’un Clitandre pour qui elle en tient un peu, et d’une Célide aimée du Clitandre ; – j’y réussirai : c’est dans cette vue que j’ai fait avertir Célide de notre partie, et que j’ai commencé, moi, depuis quelques jours, à me brouiller avec mon banquier d’Amiens. » (Ceci est tout à fait le langage de la profession.) – « Vous avez tort, Madame, lui répond Marthon : c’est un fort bon homme que M. Butorville. – Je lui ai renvoyé son portrait. – Mais vous avez gardé la boîte ! – Elle est garnie de brillants, Marthon[198]. » Mais, en général, Dancourt est moins explicite et nous laisse libre de prendre ses Cidalises pour des femmes légères, et non pour de pures trafiquantes. Toujours est-il que leur indignité morale se voile d’élégance ou de gentillesse, ou se rachète par de l’esprit. Quoi d’étonnant ? Même de notre temps, on ne nous a montré la fille à l’œuvre dans des vaudevilles légers[199], qu’après qu’on nous a fait accepter le personnage dans des pièces plus sérieuses où son infamie était rachetée par quelque grand dévouement, ou rendue tragique par la profondeur de l’étude et par l’âpreté de l’action. – Or, Dancourt n’avait pas le goût de faire des « filles » terribles ou touchantes ; et à les faire trop vraies, à trop insister sur certains points de leur personnage, il eût déplu à son public. Non que le commerce galant fût moindre que de nos jours ou que l’opinion lui fût plus rude. Mais d’abord la courtisane, à ce qu’il semble, tenait une place moins apparente, s’étalait moins, ne régnait pas aussi ostensiblement. Puis nos pères, habitués à considérer la comédie comme un simple amusement et qui ne devait pas donner trop à réfléchir, n’admettaient sans doute au théâtre la peinture de certaines misères morales que sous des formes plus ou moins conventionnelles. – Et encore une fois, il ne faut pas s’étonner des lacunes de l’œuvre de Dancourt : il n’a jamais eu le parti pris de peindre la société tout entière comme elle est. De parti pris, il n’en avait qu’un, qui était d’égayer ses contemporains.

On peut placer encore, parmi ce monde interlope, la plupart des valets et des servantes, çà et là conformes à la vérité, plus souvent à la tradition. – Beaucoup sont des fripons, et le disent, et s’en amusent ; quelques-uns ont eu des démêlés avec la justice, et s’en expliquent d’un air glorieux ou détaché : ressouvenirs des valets de la comédie antique et de leurs successeurs les Mascarilles et les Scapins. Voici un agréable couplet dans le vieux goût et qui pourrait être tout aussi bien de Regnard ou de Lesage : « J’ai une vieille rancune contre le financier, dit l’Olive. – Pour quelle raison ? – Pour une bagatelle. Il y a deux ou trois ans que j’eus besoin d’argent ; il m’arriva de faire une méprise, je signai son nom au lieu du mien sur un papier qui n’était pourtant pas de conséquence ; je suis fort étourdi, moi, de mon petit naturel... Eh bien, mon enfant, il eut le crédit de me faire faire à la justice des excuses publiques de mon étourderie ; et la justice eut la bizarrerie de me faire porter en plein jour un flambeau tout allumé dans les rues de Paris. Cela m’a donné un petit ridicule[200]. » – La convention consiste encore à donner aux valets trop d’esprit. Mais au moins cet esprit a bien la marque du temps. Aux Scapins et aux Mascarilles ont succédé les Frontins, plus observateurs et plus raisonneurs, et dont la friponnerie s’exerce, en général, dans des intrigues moins fantaisistes. Souvent l’auteur philosophe par leur bouche exprime par eux ses remarques sur les mœurs. Ce sont moins des acteurs que des témoins à l’œil acéré, des conseillers immoraux et dégagés, de sagesse cynique et légère. On a eu l’occasion de citer çà et là quelques-unes de leurs réflexions ; mais il y reste à glaner. Frontin : « Valet de chambre de l’un, laquais de l’autre, grison de celle-ci, espion de celle-là, je fais tout avec une discrétion admirable. Dans la plupart des aventures dont je me mêle, je suis presque toujours pour et contre : je conduis quelquefois les affaires de la femme et celles du mari tout ensemble. Je sais toujours tout et ne dis jamais rien ; et je ne cherche qu’à faire plaisir à tout le monde[201]. » Et Lisette : « ...Ma maîtresse ne songe qu’à ruiner son mari : elle achète cher, vend bon marché, met tout en gage : je suis son intendante. Voilà comme les maîtresses deviennent soubrettes et comme les soubrettes deviennent quelquefois maîtresses à leur tour[202]. » – Une raillerie éternelle, l’ironie du siècle fleurit naturellement sur leurs lèvres, « Ah ! Lisette, dit une Angélique, que sa présence me trouble ! je n’ai jamais senti ce que je sens. – Lisette : Ce sont les effets de la sympathie. Allons, mort de ma vie ! il ne faut pas être rebelle à sa destinée[203]. » – Un lourdaud qui joue au gentilhomme raconte que son père et sa tante ont été « troussés » en moins de trois semaines et qu’il hérite de tout cela. N’est-il pas bienheureux ? – « Oh ! pour cela oui, dit Finette, vous avez été décanaillé en bien peu de temps[204]. » – Une autre Finette dit une parole bien caractéristique, à servir d’épigraphe à tout ce théâtre. Comme Darinel balbutie que « le respect lui a jusqu’ici fermé la bouche. » – « Ah ! réplique-t-elle, l’incommode chose que le respect ! Ne me respectez point, seigneur Darinel, cela est trop gênant de part et d’autre[205]. » – Le type ne s’achèvera que dans le Figaro de Beaumarchais, mais visiblement ces valets et ces soubrettes le préparent.

Même il en est un qui se détache de ses confrères et qui ne serait pas trop dépaysé dans un vaudeville de nos jours : c’est Vivarez, dans Le Second Diable boiteux ; Vivarez, qui n’est plus un valet, un Frontin ou un l’Olive, mais presque un domestique, un garçon du Palais-Royal, effronté et flegmatique, revenu de tout, qui méprise ses maîtres, qui a l’esprit sans gène d’un philosophe loustic, et qui fait des mots. « Tiens, Vivarez, dit le major, en faveur du joli compliment que tu as fait à Madame, voilà un demi-louis que je te donne pour boire. Je n’ai pas d’esprit. Mesdames ; mais, par la tête-bleu ! je fais grand cas de ceux qui en ont. – Vivarez : Et moi je ne suis pas libéral, mais j’aime les gens qui le sont[206] ! » Après quoi, faisant le niais et pour le plaisir d’être désagréable, il révèle à la compagnie le faux mollet du chevalier. Mais il est encore plus beau dans la suite. Silencieux, il écoute la conversation de ces viveurs et de ces évaporées, et tout à coup, sobrius inter ebrios, laisse tomber froidement un mot brutal. Ces dames se plaignent de n’avoir plus de goût pour rien : les jambons de Bayonne et la mortadelle leur paraissent fades. « Pour moi, dit le chevalier, je ne sens presque plus le montant du vin de Champagne. – Corbleu ! dit le major, j’ai encore un peu de goût pour la fenouillette. » Alors Vivarez, de son coin : « En tous cas, nous avons l’eau-forte[207]. » Puis on organise un bal travesti. La présidente : « Moi, je me mettrai comme j’étais l’autre jour, avec un rideau. On n’a pas renvoyé chez moi ces rideaux de mon lit, dis, Lisette ? – Mme Simon : Et moi, je me mettrai en Diane. – Avec le croissant du défunt[208] ? fait Vivarez.

Plus proches de nous encore sont les cochers de Dancourt. Il y en a deux tout à fait remarquables. À force de voiturer les gens qui s’amusent et de voir de près une foule de choses, ils se sont formé une philosophie libre de préjugés, une philosophie de cochers pour petites dames, faite d’expérience et de mépris de notre espèce, et qui s’exhale surtout quand ils sont pris de vin. Familiers avec leur monde, qu’ils connaissent bien : leurs propos font parfois songer à des légendes de Gavarni, à des mots de Thomas Vireloque. Je cite entièrement les dialogues où s’énoncent ces deux sages du ruisseau :

LE MARQUIS. – Et où as-tu ramené ces dames ?
LE COCHER. – Ces dames, Monsieur ? J’ai mis l’une au bout d’une rue dans le Marais, et l’autre à la porte des Grands-Augustins. Il y a comme ça des dames qu’on ne ramène jamais jusque chez elles, et je menons plus de celles-là que des autres.
LE MARQUIS. – Cela ne fait pas honneur à vos voitures.
LE COCHER. – Bon, de l’honneur, qu’en ons-je affaire pourvu que je trouvions notre compte ? On a, morbleu, beau dire ; tant que j’aurons des glaces de bois, et qu’on ne verra le jour que par une lucarne, je ne manquerons pas d’être employés.
LE MARQUIS. – Ah ! que tu sens le vin !
LE COCHER. – C’est que j’en ai bu[209].

La scène qui suit est-elle d’hier ou de janvier 1696 ?

LE COCHER, ivre. – Qu’est-ce à dire que je vous attends ? Je me donne au diable si je vous attends, à moins que je ne sois bien payé, je vous en avertis.
FINETTE. – Eh ! si on lui donne de l’argent, il s’en ira, Madame.
LE COCHER. – Ça se pourrait bien. Quand je serai payé, je n’aurai que faire ici.
LA COMTESSE. – Eh !comment veux-tu qu’on s’en retourne ?
LE COCHER. – Bon ! qu’on s’en retourne. Est-ce que ça vous embarrasse ? Vous êtes jolie, je vous amène au moulin de Javelle, vous y trouverez fortune, ne vous mettez pas en peine.
FINETTE. – Par ma foi. Madame, cela n’est pas joli ; un coquin de fiacre parler de la sorte ?
LE COCHER. – Fiacre ! oh ! fiacre vous-même ; point tant de bruit, vous dis-je ! et de l’argent.
FINETTE. – Je m’en vais renvoyer ce gueux-là, Madame, il faut le payer ; mais je le reconnaîtrai, sur ma parole.
LE COCHER. – Bon tant mieux, je vous reconnaîtrai aussi, moi. – Ici un mot admirable : Vous autres et nous autres, nous ne saurions nous passer les uns des autres...
LE COCHER. – Si vous couchiez ici encore...
LA COMTESSE. – Pour qui ce maroufle nous prend-il donc ?
LE COCHER. – Je vous demande pardon, je sais bien qu’il n’y a point de lit au moulin de Javelle on n’y loge pas ; mais cela n’empêche point qu’on n’y couche Jusqu’au revoir, mes adorables[210].

 

 

8 - Les Paysans

 

Des « coquettes de profession » et de leurs cavaliers, des valets et des cochers philosophes aux paysans de Dancourt, la transition est aisée ; car il ne s’agit point ici des « animaux farouches, mâles et femelles, répandus dans la campagne, » mais des paysans de la banlieue, de ceux qui connaissent les Parisiens, qui les voient les dimanches et les jours de fête, et qui les exploitent. Ce sont bien encore les paysans du Festin de Pierre : circonspects et madrés, libres et copieux en paroles, aimant les façons de dire détournées, entortillées ou imagées, et naturellement gausseurs. Mais ceux-là savent plus de choses, ont l’esprit plus ouvert, ont fréquenté davantage les citadins, se sont déniaisés à ce commerce, et, comme ils vivent de la corruption parisienne et se frottent à l’esprit parisien, en ont gardé quelque chose[211]. – Tous se ressemblent, à des nuances près ; et comme ils sont très nombreux et presque également plaisants, on ne sait auxquels s’arrêter de préférence.

Veut-on de leur style ? « Mais, s’il vous plaît, Monsieur, dit Thibaut, en vous chargeant de l’embarras d’une femme, ne vous déchargerez-vous point de sti de votre fille ? Alle est en âge d’être mariée, et quand une poire est mûre, si on ne la cueille, alle tombe d’alle-même, comme vous savez[212] ».

Le même Thibaut a vu Clitandre guetter sa maîtresse par une nuit assez fraîche : « Comment vous en va ? n’êtes-vous point enrhumé ? le vent de bise a soufflé cette nuit, et ça ne vaut rien ni pour la vigne ni pour les amoureux[213] ».

Ce Thibaut est un observateur et un sceptique : « Voyez-vous, nous autres paysans des environs de Paris, je nous connaissons mieux en femmes que personne : j’en voyons tant de toutes les façons. C’est, morgue, une marchandise bien trompeuse[214] ».

Il sait les usages. Comme Marianne lui offre une montre d’or : « Oh ! non, tatigué, je ne veux rian de vous... Quand il y a queuque frais en amour, il faut que ce soit le monsieur qui paie, à moins que la madame ne soit vieille. Dans les villages d’autour de Paris, je savons les règles[215] ».

M. Guillaume est un fermier de Compiègne. Ces badauds de Parisiens viennent en bande pour voir le camp et les manœuvres. Guillaume s’est avisé de tenir cabaret dans sa ferme. C’est un bon métier où l’on gagne ce que l’on veut. Il remplit ses étables de Parisiens et les fait coucher sur de la litière tant qu’ils en veulent, à vingt sous par tête. Il les écorche et se gausse d’eux par-dessus le marché : « Parguenne, ils seriont encore trop heureux quand il leur en coûterait dix fois davantage : ils avont vu une armée une fois comme alle campe, comme alle file, comme alle marche, comme alle décampe, comme alle... que sais-je, moi ? Tatigué, quand ils seront retournés chez eux, comme ils débagouleront tout ça dans le voisinage ! – Mais ces gens-là dont vous vous moquez vous apportent de l’argent, cousin. – Bian entendu, voirement : je profite de leur sottise, mais je m’en gobarge. Ainsi va le monde : ça est-il défendu[216] ? »

M. et Mme Bertrand sont, eux, hôteliers de profession ; ils tiennent une auberge à la mode tout près de Paris. M. Bertrand est resté un peu lourdaud et a gardé le langage campagnard. Sa femme, plus intelligente, et qui mène la maison, s’exprime en bon français. – Sauf de rares exceptions, Dancourt prête aux hommes seuls le parler villageois : il épargne aux lèvres de ses jolies paysannes les « morgue » et les « j’étions ». Et l’on peut dire qu’il n’y a pas seulement de la courtoisie dans cette différence de traitement, mais bien quelque vérité d’observation. – Mme Bertrand est le type le plus complet de l’aubergiste de la banlieue, qui lire le plus clair de son bénéfice de la galanterie citadine. Elle est pleine d’expérience, connaît ses clients, est au courant de leurs hauts et de leurs bas. « Nous sommes baissées d’un cran, madame Bertrand, nous donnons dans le bas bourgeois. À l’heure qu’il est, on se prend où l’on peut : en été, c’est une saison morte. – Eh ! allez, allez. Madame, répond l’hôtelière, nous savons cela mieux que personne, et je ne sais combien de dames qui sont ici tout l’hiver avec des ducs et des marquis, n’y viennent presque l’été qu’avec des procureurs et des petits-maîtres du quartier Saint-Honoré : encore ne sont-ce pas les plus mal partagées[217] ». – Elle a des façons charmantes, – et bien vraies, – de concilier les principes de l’honnêteté courante avec son intérêt et les nécessités du métier : « Quand les personnes sont d’accord et que leurs amitiés sont une fois commencées, on vient quelquefois chez nous mettre ces amitiés-là dans leur perfection ; on ne peut pas empêcher cela, on s’en doute et on n’y prend pas garde, ce sont leurs affaires[218]. » Mais quant à s’entremettre de sa personne dans ces liaisons, elle ne mange pas de ce pain-là ! Pourtant... quand il ne s’agit que de remettre un billet à une jeune fille... « Un billet seulement Bertrand ? – Acoute, dix pistoles sont bonnes à gagner, Jeanne[219]... » Et puis, si elle ne le fait pas, un autre le fera ; la fillette n’en viendra pas moins, et Mme Bertrand n’aura pas les dix pistoles.

Après les paysans aubergistes (et Mme Bertrand n’est déjà plus une paysanne), en voici qui nous présentent d’autres faces du type villageois. Lucas est surtout jovial et ivrogne, comme il convient à un vigneron. La trogne allumée, toujours entre deux vins, il a le verbe familier et pittoresque. Un Parisien qui aime sa nièce s’est déguisé en paysan et veut se louer chez lui pour la vendange. « Combien voulez-vous gagner par jour, s’il vous plaît ? Queuque bonne mine que vous ayez, je ne veux pas bailler un sou davantage, je vous en avertis ; la mine ne sert de rien en vendange ; et les parsonnes qui ont la meilleure façon ne sont pas toujours ceux qui faisont le plus de besogne... La grange est grande, j’ons de la paille fraîche. Les nuits sont un tantinet froides : mais quand j’aurons bien bu, j’aurons la

poitrine chaude, c’est le plus principal, n’est-ce pas[220] ? »

Trois autres Lucas sont surtout finauds et amoureux d’argent. L’un surveille, et non gratuitement, la pupille de M. Bernard : Je n’ai pas le temps de m’amuser, je m’en cours dire queuque chose que j’ai vu : car je lui dis tout, comme vous savez : c’est ce qui fait que je sommes si bons amis[221]. » – Il faut avouer qu’il a par endroits un peu trop d’esprit : « Si on me voyait dans un beau carrosse, qu’est-ce qui croirait que j’ai été paysan ? Je ne m’en souviendrais morgué peut-être pas moi-même[222]. » – Un second Lucas a reçu 15 pistoles de Léandre, qui s’est déguisé en garçon jardinier pour se rapprocher de Mme Lucile Dubuisson. Mais Lucas a la conscience tourmentée. Il s’en confesse au valet de Léandre : « Vous m’avez baillé 15 pistoles pour ne pas dire que c’est votre maître qui est ici, et son père en promet 30 à sti qui li dira où il est. Je me fais comme ça des scrupules. Je ne saurais sarvir sti-ci sans tromper sti-là, voyez-vous, et j’ai dans l’imagination que ce serait blesser ma conscience si je ne sarvais pas sti qui promet le plus au préjudice de sti qui baille le moins. (Trop d’esprit, Lucas !) – Voyez-vous, ce n’est pas pour me vanter, mais je sis un drôle qui aime bian l’argent, je vous en avertis[223]. » – Un détail plaisant et vrai : Lucas fait l’homme supérieur devant sa femme, qui l’admire naïvement. Il a entre les mains un billet de Léandre : « Tiens, Mathurine, que je te montre : tout ce qui est blanc, vois-tu, c’est le papier, et tout ce qui est noir, c’est les lettres. – Trédame, Lucas, tu sais déjà lire[224] ! » – Un troisième Lucas est venu à Paris « pour voir un peu le monde, tâcher de s’y fourrer et de faire fortune comme les autres, s’il peut. » Claudine lui fait la leçon : « M. Trapolin n’était qu’un paysan comme toi il y a cinq ou six ans, quand son parrain le lit venir à Paris : mais il sait écrire, aussi est-il devenu riche[225]. » – « Eh, que sais-tu faire ? lui demande Mme Suzon. As-tu appris par exemple... Oh ! palsanguienne, non, je ne sais rian par apprentissage... Mais pour en cas de ce qui ne s’apprend point, j’ai une routine[226] ! «Voilà bien, cette fois, le tour de la plaisanterie campagnarde.

Il manque à ces agréables esquisses de paysans une situation qui donne à leur rôle de la variété et du relief comique. C’est par là que le paysan Thibaut du Charivari, est plus intéressant que ses compères. Thibaut est un gaillard intelligent et roué, qui a du sang bourgeois dans les veines. « C’est un procureur, comme vous savez, que le mari de défunt ma marraine. Il était enragé de ce que sa femme avait un filleul quelle aimait tant... Oui, mais il n’osait rian dire ; car de son côté il avait itou une petite filleule, et ils ne saviont tous deux rian de ça quand ils s’épousirent... Oh ! dame, sitôt qu’ils furent mari et femme, le parrain lit sottement venir la filleule, la marraine fit bravement venir le filleul ; chacun le sian, ce n’est pas trop, n’est-ce pas ? La marraine est morte, le parrain m’a fait paysan et il a fait sa filleule madame[227]. » Mais Thibaut n’est pas trop à plaindre non plus : « J’ai bian rencontré ; je sommes heureux, nous autres filleuls. Je me suis faille jardinier d’une vieille madame, qui a pris une si bonne amitié pour moi que c’est la plus grande piquié du monde[228]. » La situation de Thibaut ne laisse pas de devenir embarrassante. Mme Loricat veut l’épousera toute force : « Je l’y avais pourtant offert qu’alle ne m’épousit pas ; mais j’ai biau dire, alle n’en veut, morgue pas démordre[229]. » Il est certainement flatté des offres de sa bourgeoise, mais il n’est pas ébloui. Il craint le ridicule : un charivari se prépare dans le village, et son bon sens suffirait à le mettre en garde. « Tenez, à la franquette, je nous déshonorons tous deux, madame Loricat et moi, chacun à sa manière ; alle moi, parce qu’alle est vieille ; moi alle, parce que je ne sis qu’un paysan[230]. » Non qu’il se croie indigne de la bonne dame : il sait ce qu’il vaut, et n’oublie point que c’est la bourgeoise qui a fait les avances : « Dans le fond il y va plus du mien que du sien, car, fatigué, je vaux mieux qu’alle, oui, et alle le sait bian, c’est alle qui me recherche[231]. » Cependant ne craignez point qu’il la décourage tout à fait. Elle est vieille, mais elle est riche. Il emploie à ne dire ni oui ni non toutes les ressources d’esprit d’un paysan normand. Il sent qu’il a barre sur elle et use de ses avantages. Il entend poser ses conditions avant la noce et rester le maître après. Balourd et finaud, un peu embarrassé de son rôle d’homme aimé pour lui-même, mais affectant plus de gène qu’il n’en éprouve, enchanté dans le fond, et laissant entrevoir, parmi ses hésitations qu’il prolonge à dessein, un sourire satisfait et sournois, ce beau gars de jardinier, qui se fait prier pour que sa bourgeoise l’enrichisse, nous semble le personnage le mieux venu et le plus complet de cette galerie de paysans. Bon sens têtu, sécheresse du cœur, esprit de prudence et de défiance qui se traduit par un luxe de détours inutiles dans la conduite et dans le langage ; avec cela un air de bonhomie et de naïveté savoureuse : Thibaut réunit bien les principaux traits du type campagnard tel qu’on a coutume de le concevoir, – et animés cette fois par l’intérêt d’une situation plaisante.

Quant à l’idiome des paysans de Dancourt, il n’y a pas lieu d’en suspecter la vérité. C’est celui des paysans de Don Juan, un peu corrigé et plus voisin du langage de la ville. Aujourd’hui encore, c’est celui des paysans de l’Île-de-France et de la Touraine, sauf quelques détails : ils n’emploient plus « morgué » ni « tatigué », ni le passé défini, correct ou non. (Les paysans de Marivaux prodigueront en outre l’imparfait du subjonctif.)

Les paysans de Dancourt font un peu songer à ceux de notre théâtre, par exemple aux « bons villageois » de M. Sardou. Les uns et les autres ont, comme cela devait être, un fond commun ; prudence sournoise, rapacité, hostilité ou défiance naturelle à l’endroit des citadins. Mais le type s’est passablement compliqué (comme d’autres qu’on a vus) par le changement de l’état politique et social. Ils sont électeurs, conseillers municipaux, répartiteurs, pompiers, lisent les journaux, sont aussi riches que les bourgeois, seront bourgeois demain. Outre des ambitions plus variées, ils ont à l’occasion ce que ne pouvaient avoir les paysans de l’ancien régime : le sentiment jaloux de l’égalité, la conviction « qu’un homme en vaut un autre», et par suite, une autre attitude, devant les classes supérieures. Il y a, si l’on veut, quelque chose de cela dans le cri d’un magister qui est en même temps collecteur : » Ce que je ferons ? Il n’est, morgue, pas plus gentilhomme que nous : je sis collecteur, moi, Dieu marci, cette année : palsanguienne, j’aurai le plaisir de mettre le nouveau seigneur à la taille[232]. » Germe d’esprit démocratique, que le suffrage universel et le reste ont singulièrement développé. Je doute qu’on puisse trouver quelque part intacts, dans l’Île-de-France et dans les provinces environnantes, les Blaises et les Lucas du vieux répertoire.

Il est encore une autre sorte de paysans qu’il était réservé à ce siècle de curiosité et d’imagination sympathique d’introduire dans la littérature. Nos classiques n’ont connu que le paysan de la banlieue, exploiteur du Parisien, ou le paysan de bergerie et d’opéra-comique. Le sentiment de la nature a conduit à étudier et à mieux comprendre le paysan, surtout celui qui vit loin de Paris, dans les provinces qui ont gardé l’originalité de leurs mœurs. On a senti ce qu’il y a de grandeur ou de poésie dans sa simplicité, dans sa patience, dans sa communion avec la terre ; on a goûté les lenteurs, les archaïsmes, les images, la saveur de terroir de sa langue colorée ; on a été frappé de la profondeur et de la ténacité tranquille de ses sentiments et de ses passions ; et l’on a écrit sous forme de romans, puis transporté au théâtre, comme qui dirait des idylles vraies où les paysans de France apparaissaient comme des héros de l’Odyssée. – On a même renchéri ; et dans des pays plus âpres, mieux défendus contre les bienfaits et les affadissements de la civilisation, on a découvert des paysans tragiques, des natures toutes primitives à passions sauvages, pour qui l’on a créé une langue spéciale, bizarre, irritante à force d’être naïve, concrète, archaïque, et de serrer de près les patois locaux[233]. – Nous ne pouvions tant demander à Dancourt.

 

 

9 - Autres Types

 

Tels sont les groupes les plus considérables dans ce monde bruyant et bariolé. Quelques autres types ne figurent que dans un petit nombre de pièces. On peut citer ces comparses au hasard : un peu de désordre ne messied pas dans la revue d’un théâtre remarquable par le pêle-mêle des allants et venants. Voici les officiers, fringants, l’air vainqueur, souvent brutaux, – adorés des dames. – Les badauds de Paris viennent les voir manœuvrer. Ils font se pâmer les bourgeoises : « Ah ! la charmante chose, la magnifique chose qu’une armée ! Le délicieux séjour que celui d’un camp !... On ne doit plus se soucier de mourir quand ou a vu cela. Pour moi, je ne me sens pas, je suis ravie, je me meurs de plaisir, je me meurs de plaisir[234]. » – Ils paient peu leurs dettes, et rossent même leurs créanciers, – par mégarde, comme l’explique M. Valentin : « C’est une méprise... Cet aide-major-là est un de mes amis, et qui me doit de l’argent même ; il ne me voyait que par le dos quand il me frappait : dès que j’ai retourné le visage et qu’il m’a reconnu, il s’est mis à rire comme un fou, il n’était pas du tout fâché contre moi[235] ». L’hiver est leur meilleur temps. Ils trouvent chez des dames charitables toutes les commodités de la vie : bonne table, bon équipage, crédit chez les marchands, bourse bien garnie. Au printemps ils décampent, – sans épouser[236]. « Le mariage est une espèce de conclusion qu’on ne connaît point parmi les troupes, et la plupart des jolies femmes ne s’embarrassent pas de le supprimer[237]. » –Eux partis, les femmes faciles s’arrangent comme elles peuvent ; c’est leur morte saison, cela s’appelle « l’été des coquettes ». – Par où prennent-ils les cœurs ? Par la fascination de l’uniforme sans doute, et par la hardiesse conquérante de leurs façons. – Le plus tapageur et le plus fendant, c’est cette « culotte de peau » de Maugrebleu, fils de M. Grimaudin, le nouveau seigneur du village, dans les Vacances. Il arrive sur la scène entre deux vins, avec Clitandre, son capitaine, reconnaît sa sœur, apprend qu’elle est aimée de Clitandre. « Votre capitaine va devenir votre beau-frère, lui dit Mme Laroche. – Il va le devenir ? ne l’est-il pas déjà ? demande délicatement Maugrebleu. Il ne faut pas que je sache rien de ça, au moins, je vous en assure, car je suis un brutal. » – Puis il se ravise : Clitandre est le neveu de l’ancien propriétaire du château et pourrait chercher chicane à M. Grimaudin. « Oh ! fait Maugrebleu, ces choses s’accommoderont, je vois bien cela : l’acquisition demeurera à mon père, et ma sœur servira de pot-de-vin. Pourvu que je trouve aussi mon petit compte dans ce marché-là, moi ! – Clitandre : Vous l’y trouverez. Ma lieutenance est vacante, je vous la donne. – Bon, tant mieux, grand merci, beau-frère : il n’est, morbleu, rien tel pour faire fortune que le canal des femmes : et combien de grands officiers seraient très subalternes s’ils n’avaient eu de jolies sœurs et de jolies cousines[238] ». – Tambour battant il marie sa sœur au capitaine malgré M. Grimaudin. « Tu es lieutenant de cavalerie ? – Et vous seigneur de paroisse ? Vous vous poussez dans la robe, je me pousse dans l’épée, ma sœur se pousse... baste, elle fait aussi fortune à l’heure qu’il est... mon capitaine l’épouse, je la lui ai donnée en mariage ; l’aumônier du régiment, qui est ici, va faire la cérémonie. – Mais j’ai promis ma fille à monsieur que voilà (au greffier), moi ! -– À ce visage-là ? Cet animal-là serait mon beau-frère ? Je n’en voudrais, morbleu, pas pour mon palefrenier[239] ». – Pour calmer M. Grimaudin, il l’arme chevalier par plaisanterie : « Voilà mon ceinturon, mon épée, et mon plumet par-dessus le marché... Mon capitaine fera aussi ma sœur chevalière, il lui donnera tantôt l’accolade[240] ». Et rrran ! Ivrognerie ; jurons, facéties de haut goût, mépris du « civil », inconscience morale, l’air bon enfant sur le tout, – Maugrebleu est un parfait soudard comme il devait y en avoir beaucoup dans l’armée de l’ancien régime, étant donné le mode de recrutement. Je pense que Dancourt aie premier mis sur la scène cette trogne authentique.

Voici par contre, indiqués d’un trait fugitif, les petits-collets, les abbés musqués qui papillonnent autour des dames. L’abbé Chèvrepied vient d’arrêter son carrosse devant la porte d’Angélique : Lisette l’a vu par la fenêtre et s’égaie sur son compte. « Tais-toi donc, il va venir. – Bon, bon. Madame, avant qu’il ait consulté son petit miroir de poche, mordu ses lèvres, arrangé les boucles de sa perruque et pris l’avis de tous ses laquais sur sa parure, il en a pour un bon quart d’heure sur l’escalier[241] ». Il arrive enfin, dans un costume intermédiaire entre celui des bénéficiaires et celui des hommes d’épée, en justaucorps violet-bleu, veste brodée, dentelles de Malines, – et poudré de poudre de Chypre. – Angélique manie ses dentelles. Lisette le raille sur sa toilette. Il répond doucement. Il est discret, discret, – gentil, gentil. Il s’insinue, il interroge onctueusement, il appelle Angélique « mes beaux yeux, mes beaux sourcils, ma belle reine ». – « Vos sentiments sont impénétrables. Madame : on ne sait jamais comme on est avec vous. – Est-il si difficile de vous en apercevoir ? et ne voyez-vous pas que vous y êtes autant bien qu’une personne de votre caractère y doit être ? – Une personne de mon caractère ? Ah ! Madame, je n’ai point encore de caractère[242] ». – C’est ce qui permet à un autre abbé d’aller à la foire de Bezons en compagnie de Cidalise, d’une fille d’opéra et d’un notaire. « En sortant du bac, raconte Cidalise, cinq ou six femmes à bonnes fortunes se sont emparées de M. l’abbé ; à cinquante pas plus loin un gros d’ivrognes a accosté la fille d’opéra, et M. le notaire est ici proche en affaire sérieuse[243]... »

Écoutez les cris des marchands et des marchandes de la foire Saint-Germain :

Mlle Mousset (naguère marquise de la Papelardière au Marais) : « De belles robes de chambre, Messieurs ? des étoffes de la Chine ? des bonnets à la bénéficiaire ? des déshabillés à bonnes fortunes ? Voyez-ici, Mesdames ! »

Mimi : « Des rubans d’or ? des tabliers ? des fichus ? de belles écharpes. Messieurs ? »

Manon (en Turque) : « Marchandises du Levant, Messieurs ? eaux de senteur de Constantinople ? baume de Perse ? mastic pour les trous de petite vérole ? ciment pour récrépir les visages ? Nous avons tout ce qu’il vous faut, Mesdames. »

Lorange (vêtu en Arménien, naguère chevalier de Gourdinvilliers et la coqueluche de la rue Sainte-Avoye) : « Café, thé, chocolat ? vin de Saint-Laurent ? vin de la Ciotat ? vin de Canarie[244] ? »

C’est, si l’on veut, le même Lorange qui, devenu traiteur, va chercher son vin de Bourgogne par delà Étampes et prend son vin de Champagne à Suresnes[245], où il s’est lié sans doute avec maître Foret,  marchand de vin qui nous révèle les secrets du métier : « ...Depuis trois ou quatre ans, d’intelligence avec les vignerons et les courtiers, nous y mettions un prix fort haut, dont on nous donnait des contre-lettres... Ce prix servait de règle au bourgeois délicat et au riche gourmet ; chacun se pressait d’en avoir... et nous ne perdions pas, nous autres[246].

Non loin, l’opérateur Barry fait son boniment, qui est plein de verve et assez pareil à ceux des charlatans d’aujourd’hui, et fait savoir au public que, les acteurs du Théâtre-Français étant à Fontainebleau, il va lui donner la comédie[247]. – Puis nous sommes chez le libraire Guillaumin, correspondant de la Gazette de Hollande. Rien de frappant dans cette réduction du Mercure galant, sinon peut-être le rôle grandissant des « annonces ». Angélique fait annoncer par la Gazette qu’elle se marie, pour forcer son amoureux Clitandre à se déclarer ; la comtesse, qu’elle est mariée et grosse, afin de faire enrager sa famille ; Robichon, qu’il est trompé par sa femme et qu’il la fait cloîtrer, pour que l’histoire serve de leçon aux coquettes ; la marquise, qu’elle promet trente pistoles à qui pourra lui donner des nouvelles du chevalier Dubartas, son amant[248].

Voici des hobereaux, rustiques et crasseux, des espèces de sauvages qui mènent dans leur gentilhommière délabrée une vie de paysans et de chasseurs ; d’ailleurs, d’autant plus orgueilleusement juchés sur leur noblesse indigente ; dédaigneux et jaloux des bourgeois qui achètent terres, châteaux et titres. Ils sont venus voir M. Bernard à sa maison de campagne. « La maison est assez agréable, leur dit Dorante. – Eh ! à qui le dites-vous ? Cette maison-ci devrait être à moi, et c’est feu mon grand-père qui l’avait vendue au père de celui qui l’a vendue à monsieur votre père[249]. » – L’un d’eux ne veut pas se débotter parce qu’il est botté à cru : sa botte lui tient la jambe fraîche, « et il n’y a rien de meilleur en été. » Ils attendent d’autres hobereaux qui n’arriveront d’une bonne heure, « parce que, comme leurs juments sont pleines, ils n’ont jamais voulu les faire galoper. »

Voici des dadais qui s’appliquent à « faire la fête » et qui, pour se donner l’air d’être « dans le mouvement », lâchent d’un air bête des confidences énormes. – « Oh ! dit Ganivet, je veux devenir courtisan, j’épouserai quelque courtisane, belle et de qualité ; c’est le moyen de parvenir, n’est-ce pas ?... Eh ! tenez, ma mère me l’a toujours dit que je ferais fortune par les femmes... Elle avait fait fortune par les hommes, elle... Ah ! si mon père l’avait laissée faire, je serais encore bien plus de qualité que je ne suis... – Finette : Et vous faisiez de belles galopades, je pense ? – Oh ! je vous en réponds ; à Charenton, à Saint-Cloud, à Vincennes, à Charonne, et toujours avec des femmes de qualité et en carrosse, da, et je m’enivrais à ces parties-là, je m’enivrais ! Oh ! cela forme bien l’esprit d’un jeune homme[250] ! » Dandinet est à peu près de la même force ; « Le père veut que je prenne une charge à la cour, parce qu’ils m’ont toujours fait appeler le marquis à la maison et au collège... Et la mère, elle, veut que je sois de robe, parce que j’ai étudié ; mais je n’ai rien appris, je serais un plaisant juge. – Durillon : Pourquoi non ? avec un habile secrétaire et de la protection, quelque bonne alliance... – Trapolin : Mais à quoi votre penchant vous porte-t-il, vous, monsieur le marquis ? – Dandinet : À ne rien faire, monsieur Trapolin[251]. »

Voici une bonne tête de maître à danser qui a le respect de son art. Il fait les commissions galantes ; il a montré la sarabande au petit chien de Mme la maréchale ; mais il ne veut pas donner de leçons à un louis par mois : question de dignité[252]. – De même le maître de chant se charge de billets doux pour les filles ; mais une de ses élèves ne veut apprendre que des airs d’opéra : il ne lui montrera point : question d’amour-propre : « ...De quoi me servirait donc l’heureux génie que le ciel ma donné pour la composition[253] ? »

Voici un joyeux ivrogne, Kerpinot, qui traîne de guinguette en guinguette une veuve encore fraîche, Mme Penterelle. Il y a entre eux une difficulté : l’amour de Kerpinot est une passion qui est la suite d’une autre : il ne veut épouser Mme Penterelle que les soirs, et madame ne veut l’épouser que les matins. Cela ne sera pas difficile à accommoder, lui dit la Folie. Passez ici la nuit à table... Comme vous ne vous serez point couchés, le matin vous tiendra lieu de soir, et voilà la difficulté levée. – Oui, mais, reprend Kerpinot, ce matin paraîtra aussi le soir à Mme Penterelle ; c’est une délicate qui veut qu’on l’épouse de sens froid ; cela ne se peut pas, ce n’est pas la manière de ce pays, comme vous savez[254]. »

Voici un ancien « cornard » sans le savoir, qui pourtant a conservé des doutes, et qui, pour se rassurer sur la vertu de sa femme défunte, veille sur celle de sa belle-sœur, meunière et veuve. « Car, voyez-vous, j’ai de l’honneur, et je sis, pour l’âme du défunt, presque aussi jaloux de ma belle-sœur que je l’ai jamais été de ma femme Margot pendant quelle était au monde ; et je ne l’étais pas mal, comme vous savez. – Le bailli : Vous ne l’étiez que trop, et vous aviez quelquefois des emportements... – Oh ! pargué, je ne l’ai rossée qu’une fois, mais je la rossis bien, et dans le fond j’avais tort, au moins n’allez pas croire que j’avais raison[255] ! »

Je pourrais prolonger l’énumération. On voit quelle riche variété de personnages offre ce théâtre, trop morcelé par malheur, trop pareil à un kaléidoscope, et où manquent des fables suivies et des actions originales.

 

 

10 - Les Comédies en vers et les comédies d’imagination

 

Nous ne parlerons que pour mémoire des comédies en vers de Dancourt. Il excelle surtout dans l’observation extérieure des mœurs, des modes, des manies contemporaines. À ce genre d’observation familière et courante et qui appelle la prose, se prête naturellement le cadre du vaudeville en un acte. – À versifier durant cinq actes, tout le talent, toute la verve de Dancourt s’évanouit. – Au fond, je crois bien que la prose est le vrai langage de la comédie chez les modernes, et qu’elle n’a gardé (trop longtemps) l’habitude de parler en vers qu’en souvenir de ses antiques origines et par respect de la tradition. Tout au moins, peut-on dire que la forme du vers convient seulement aux sujets qui ont quelque chose de poétique ou d’indéterminé dans le temps, ou aux comédies de caractères, à celles dont les types, à la fois très vivants et très généraux, ont de la grandeur ; ou bien enfin à celles dont la fable est très sérieuse et presque tragique. Encore la prose y pourrait-elle suffire ; et elle permet un surcroît de détails familiers qui n’est point à dédaigner. – Or, parmi les comédies en vers de Dancourt, il y en a deux dont la donnée ne réclamait pas du tout la forme du vers, – et deux autres auxquelles cette forme convenait assez bien, mais qui se trouvent être, comme les premières, médiocrement rimées.

Les Enfants de Paris sont en vers libres. L’action rappelle celle de l’Avare. C’est un père usurier, qui est rival de son fils, qui veut faire enfermer l’un et cloîtrer l’autre. Il est dupé, bien entendu. – Dancourt, ennuyé par la rime, a perdu le naturel et la vivacité de son style et son espèce de réalisme léger, – et ne nous offre rien qui compense ces pertes.

De même dans Madame Artus. Le sujet rappelle Tartufe. Mme Argante, une bourgeoise avare et dure (cf. Orgon), est dominée par Mme Artus, une intrigante hypocrite (cf. Tartufe). Pour ne retenir que l’essentiel de l’action, inutilement compliquée et chargée de longueurs, Mme Artus, qui a jeté son dévolu sur le fils de la maison, est mystifiée et démasquée par un notaire trop malin. – Comme nous sommes fort ami de Dancourt, nous citerons deux courts passages : un qui nous découvre dans une mode du temps un commencement d’amour de la campagne :

 

DAMIS.

J’aime l’eau.

MERLIN.

Nous aussi, c’est la grande manière.
On découvre à présent des prés, une rivière
Qui lentement courante arrose un vert gazon,
Puis des coteaux lointains perdus dans l’horizon[256].

Et un autre où le style de Dancourt s’échauffe un peu, et qui se termine par un trait charmant :

ÉRASTE.

Ah ! pour ravir le bien auquel j’ose aspirer,
Je le sais, l’univers entier peut conspirer ;
Jamais tant de beauté, jamais tant de mérite
D’une foule d’amants n’attira la poursuite.
Madame, vos attraits brillent de trop d’éclat,
Croire seul les connaître était un attentat :
Ils ont percé la nuit de votre solitude.

À Dorante.

Je souffre, mon ami, le tourment le plus rude...
Le trouble de mes sens ne se peut exprimer.
Ciel !

CÉLIDE.

Eh bien, mon cher frère, ai-je tort de l’aimer[257] ?

La comédie de Sancho Pança gouverneur suit d’assez près le roman de Cervantès (Don Quichotte, 2e partie, chap. 42,43, 44, 45, 47, 51, 53). Ce n’est donc qu’une suite de tableaux. Dancourt a substitué (pourquoi ?) d’autres litiges à ceux qui, dans Cervantès, sont soumis à Sancho : il n’a gardé que le dernier (celui du pont). – Il a un peu gâté la figure de don Quichotte en lui prêtant des discours de matamore, « Don Guichot », comme il l’appelle, cherche dans l’histoire un héros à proposer en exemple à Sancho, et ne trouve que lui-même. Cette addition n’est pas heureuse. Le chevalier de la Manche est autre chose qu’un tranche-montagne : dans le texte espagnol il ne parle jamais qu’avec respect et vénération des grands chevaliers d’autrefois, et s’il espère égaler leurs exploits, ce n’est qu’avec l’aide de la bonté divine. – Enfin, Dancourt a voulu intéresser plus directement don Quichotte à l’action en supposant que Dulcinée du Toboso sera désenchantée lorsque Sancho sera las de son gouvernement.

L’esprit du temps s’entrevoit dans quelques passages qui appartiennent à Dancourt. Par exemple, don Quichotte dit à Sancho :

Protège la justice
Et surtout garde-toi de vendre aucun office[258].

Puis il lui recommande les hommes de lettres :

Estime les savants, fais-leur part de ta gloire :
Tout ce qu’on fait de bien par eux vit dans l’histoire ;
Pour eux sont les grandeurs de la terre et des cieux,
Et ce sont des agents entre nous et les dieux.
Soumets tous tes desseins à leur docte censure,
Écoute leurs discours et lis leurs écritures[259].

Le héros de Cervantès disait simplement à son écuyer : « Ne rends point beaucoup d’ordonnances, ou si tu en fais, tâche qu’elles soient bonnes et surtout qu’on les observe. Les lois qui ne sont pas observées sont comme si elles n’existaient pas[260]. » Voici comment traduit Dancourt (c’est Sancho qui parle) :

Il ne faut point de lois qui ne soient nécessaires,
Les plus heureux États sont ceux qui n’en ont guères.
En suivant une loi, dites-moi quel moyen,
Docteur, de bien juger, quand la loi ne vaut rien[261].

La Trahison punie est un drame dans la manière espagnole (cf. le Festin de Pierre). Léonor a trois amoureux : don Garcie, qu’elle aime ; don Juan, que son père veut lui faire épouser, et don André, un roué, un viveur sans scrupules. – Don Juan, forcé de partir en voyage, charge don André, dont il ignore les sentiments, de surveiller don Garcie... Don André, don Garcie et don Juan, revenu à l’improviste, se trouvent à la fois, la nuit, chez Léonor... Don Juan découvre que don André le trahit, qu’il était là pour son compte... À la fin, ce scélérat de don André est tué par des spadassins qu’il avait lui-même apostés pour assassiner ses deux rivaux. – La pièce serait intéressante, n’étaient des longueurs et des complications qui fatiguent. – Il va là un mélange de comique et de tragique qui est bien antérieur au romantisme, et dont on trouve des exemples à toutes les époques de notre théâtre. Seulement nos pères aimaient mieux autre chose. Les romantiques n’y ont ajouté que le lyrisme, l’éclat du style et ce qu’ils appelaient la couleur locale.

C’en est bien assez sur la partie la moins curieuse de l’œuvre de Dancourt. J’ai hâte d’arriver à une autre comédie en vers, mais d’un genre différent, charmante, celle-là, très spirituelle, et même par exception, très joliment versifiée. C’est Céphale et Procris, une comédie mythologique et galante dans le goût de l’Amphitryon, une de ces fantaisies coquettes où l’on trouve l’espèce de poésie dont la première moitié du XVIIIe siècle était capable. Ce n’est point, en effet, dans les odes de Lamotte ou J.-B. Rousseau que nous l’irons chercher. Plus tard, Jean-Jacques et Diderot seront poètes à leurs heures, – poètes en prose ; car dans ce siècle de la philosophie les moins poètes sont encore ceux qui font des vers. Jusque-là, en l’absence du sentiment religieux, de l’amour de la nature, du rêve, de la tristesse et de toute passion profonde, ce que la littérature nous offre de plus approchant de la poésie, ce sont les finesses et les délicatesses de la galanterie, les petits drames de l’amour léger dans un cadre de pure imagination, dans le pays des dieux antiques, des fées ou des arlequins : compositions artificielles et gracieuses où le piquant d’une allégorie morale relève ce que les mœurs de l’époque ont de plus exquis, où les souvenirs de la fable leur donnent un lointain qui les idéalise. Le charme est vif et singulier de reconnaître des contemporains dans des échappés de la mythologie, ou de l’histoire grecque, ou de la comédie italienne, ou dans les acteurs plus inconsistants encore d’une allégorie, – et d’entendre parler aux personnages les plus anciens ou les plus chimériques le langage le plus moderne. Cette veine d’ingénieuse poésie, on peut la suivre de la Psyché de Corneille au Joueur de Flûte d’Émile Augier, en passant par le Démocrite de Regnard et par les fantaisies de Marivaux, et l’on trouvera en chemin l’aimable badinage de Dancourt.

L’Aurore a enlevé Céphale dont elle est amoureuse. Céphale est nouvellement marié et aime sa jeune femme Procris. Mais cela n’arrête point la déesse, comme l’explique un valet philosophe :

Peut-être elle ressent quelque petite honte
À débaucher ainsi, dans l’ardeur qui la dompte,
Un nouveau marié ? Cela n’est pas trop bien
Dans le fond : mais, au bout du compte,
On n’est pas déesse pour rien.
Chez les mortels, à des bornes étroites
La morale restreint ; mais les dieux ont leurs droits,
Et la sévérité des lois
N’est pas pour ceux qui les ont faites[262].

Céphale résiste d’abord assez bien à la déesse. Tandis que, provocante et un peu émue, elle lui déclare sa tendresse, il se confond en respects et lui promet des temples.

Céphale, quels discours ! quelles promesses vaines !
Vous me parlez d’encens, je vous parle d’amour[263].

Cependant Procris se désole, à ce que raconte Mercure :

Une jeune prude d’Athènes
Que depuis peu de temps l’hymen tient dans ses chaînes
Et qui se targue fort d’une austère vertu,
Fait un vacarme affreux pour un mari perdu[264].

Procris, en quête de son époux, est arrivée dans le royaume de l’Aurore. Il est temps, car Céphale commence à chanceler.

En cédant à l’amour quel blâme je m’attire !
Que ferai-je penser de moi ?
Et d’un pareil manque de foi
Dans la Grèce que va-t-on dire ?

PHILACTE.

Ce n’est donc plus que sur ce qu’on dira,
Seigneur, qu’à présent vous en êtes ?

Il lui reste pourtant de sérieux scrupules, et voici de quoi s’avise l’Aurore pour les lever :

Procris croit retrouver Céphale dans ces lieux ;
Sous des traits différents qu’il paraisse à ses yeux[265].

Elle change donc la figure de Céphale. Si, ainsi transformé, il se fait aimer de Procris, il n’aura aucune raison d’être plus constant que sa femme ni de repousser l’Aurore.

CÉPHALE.

Si sous ces traits nouveaux je venais à lui plaire ?

PHILACTE.

Le grand malheur ! Vous la planterez là,
Et l’Aurore pour vous sera
Le pis-aller de cette affaire.

CÉPHALE.

Et si je fais d’inutiles efforts ?

PHILACTE.

Oh ! l’embarras pour vous sera plus grand alors[266].

Mais, comme Philacte un peu après.

La princesse Procris, ou je m’y connais mal,
Ne sera pas inconsolable,
Et sous de nouveaux traits devenu plus aimable,
Céphale est pour lui-même un dangereux rival[267].

Tout se passe comme l’Aurore et Philacte l’ont prévu. Les scènes où Céphale, sous un visage d’emprunt, parvient à séduire sa propre femme, sont menées avec beaucoup d’art : l’évolution se fait par un mouvement insensible, par des gradations d’une délicatesse qu’avouerait Marivaux. – Je ne sais, mais peut-être le dénouement serait-il plus piquant et plus vrai si Céphale, en séduisant sa femme, au lieu de se détacher d’elle, lui revenait par la jalousie et plantait là l’Aurore.

Comme dans Amphitryon, parallèlement à la comédie des maîtres, se déroule celle des valets. Mêmes scènes entre Philacte, confident de Céphale, sa femme Dione et Callitée, suivante de l’Aurore, qu’entre les trois autres : mais ici, point de scrupules aristocratiques ni d’hésitations décentes : on y va rondement et non sans gouailleries. C’est comme l’accompagnement ironique de la romance de don Juan. Écoutez Dione :

Mon mari s est perdu, dit-on, avec le vôtre ;
Est-ce lui que je viens chercher ?
Et pour le retrouver ai-je fait afficher ?
...
Mon cœur est droit, mes intentions pures.
Mon mari part sans m’en parler,
Il faut bien le laisser aller :
N’est-il pas maître du ménage ?
Suis-je en droit de le retenir ?
Mais s’il lui prend un jour en gré de revenir,
Je serai peut-être en voyage[268].

La Métempsycose des Amours est une fantaisie du même genre que Céphale et Procris, mais moins bien venue et un peu languissante. Jupiter s’est déguisé en partisan pour séduire la bergère Corine. Mais Corine aime le berger Philène, et les Amours favorisent la fuite des deux amoureux. Sur quoi Jupiter furieux prive les Amours de l’immortalité ; mais l’Inconstance lui ayant inspiré de l’amour pour une autre fille, il revient sur son arrêt sans pourtant se parjurer. C’est ce qu’explique l’Inconstance :

Si les Amours ne sont plus immortels,
Ils n’en auront pas moins leurs temples, leurs autels.
Ils finiront sans cesser d’être...
Et, quand ils mourront dans un cœur,
Dans un autre à l’instant je les ferai renaître[269]...

Cet Olympe enjolivé est tout voisin du pays bleu des Arlequins. La comédie que donne l’opérateur Barry est une pure farce italienne. Les personnages sont : Gautier-Garguille ; Isabelle, sa fille ; Scapamonte, capitan, l’amoureux ; Mostelin, l’amant ; Zerbinette, l’entremetteuse ; Jodelet, le pitre. Énumérer les acteurs, c’est dire le sujet de la pièce. Théophile Gautier, dans le Capitaine Fracasse, a magistralement construit le prototype de ces vieilles histoires, éternelles et si charmantes. Triomphe de l’amour, de l’esprit, de la jeunesse et du printemps. Bafoué le père avare et contrariant ! Bafoué le tranche-montagne insolent, emphatique et poltron ! Bafoués les fâcheux et les sots ! Morale : il n’y a que l’amour qui vaille la peine de vivre, et tout réussit aux amoureux. Sur tout cela, des oripeaux, des paillons, de la poudre et des mouches ; un comique énorme et sans fiel, facile à saisir, car il est tout en hyperboles, et c’est le premier que comprennent et pratiquent les petits enfants ; et à côté de cela des tendresses ingénues en style un peu vieillot : comment cette histoire ne plairait-elle pas ! Dancourt l’a gracieusement contée après tant d’autres. – Il y a surtout dans le rôle de Scapamonte des plaisanteries qui lui appartiennent, je crois, et qui sont parmi les meilleures dans le répertoire plusieurs fois séculaire du matamore traditionnel :

Scapamonte : « Je baise les pieds et les mains et tout ce qu’on peut baiser avec bienséance au bonhomme Gautier-Garguille... J’ai le dessein de vous tuer à force de joie. – Garguille : Comment ! me tuer à force de joie ? – Si vous en échappez, bonhomme, je vous tiens l’âme bien tenace. – Et qui pourrait me causer cet excès de plaisir ? – Votre bonne fortune. Vous m’avez plu, je vais devenir votre gendre. – Oh ! je ne mourrai point pour cela, ni ma fille non plus, je vous assure. – Sottise, bagatelle, vous déguisez. Je cours avertir mes parents et les prier du festin que je vous commande de commander[270]. » – « Mostelin : Vous n’échapperez pas, défendez-vous, ou je vous déshonorerai. – Scapamonte : Oh ! cadédis, je vous en défie, je n’ai que trop d’honneur. On peut m’en ôter sans qu’il y paraisse[271]. » – « Garguille : Qu’est-ce donc que ceci ? Que faites-vous là, seigneur Scapamonte ? – Scapamonte (à terre) : Je me promène[272]. »

De la patrie de Colombine au royaume de l’allégorie, il n’y a qu’un pas. – Après tout un siècle de littérature psychologique, et dans une société affamée d’esprit, amoureuse des ingéniosités, l’allégorie morale (chère au moyen âge) pouvait refleurir, affinée. Ce genre de pièces n’émeut guère, mais il intéresse, il a des finesses et des intentions qu’on se sait bon gré de comprendre et de goûter. Les comédies allégoriques remplissent tout un grand coin du théâtre de Marivaux. En voici une de Dancourt, Les Fées, qui est d’une lecture agréable, et qui, par surcroit, contient à peu près toute la philosophie de son théâtre et de son temps. C’est la mise en action du vieux précepte épicurien : Rien de trop : est modus in rebus.

La parfaite raison fuit toute extrémité.
Et veut que l’on soit sage avec sobriété.

La princesse Inégilde, élevée par la fée de la sagesse, se lasse de la sagesse ; et Cléonide, élevée par la fée des plaisirs, se lasse des plaisirs. Conclusion : on voulait marier Inégilde au sage Astibel, prince de l’Île inconnue, et Cléonide au frivole Zirphilin, prince de l’Île fortunée ; les deux filles échangent leurs prétendus. – Et quelle est donc la fée intermédiaire entre celle de la sagesse et celle des plaisirs ? C’est la fée de la raison. On est prié de ne pas confondre la raison et la sagesse (ce qui signifie apparemment que la sagesse n’est pas toujours raisonnable) : voilà une distinction qui est bien du temps. – « C’est la plus sage et la plus vertueuse fée, dit le roi Astur en parlant de la fée de la sagesse ; mais, en revanche, c’est bien la plus emportée et la plus violente... Elle me fait quelquefois trembler, et je, la trouve encore plus méchante et plus acariâtre que feu ma femme (la fée de la raison) : aussi feu ma femme n’était pas si sage et si vertueuse que celle-ci[273]. »

Ce roi Astur, soit dit en passant, a déjà quelque chose de la bonhomie de nos rois d’opérette. « Ma fille est perdue, dit-il quelque part ; on nous la ramènera quelqu’un de ces jours ; tout ce que je puis, c’est de la faire chercher moi-même dans toute l’étendue de mes États. Viens, Darinel, comme ils ne sont pas grands, la visite en sera bientôt faite[274]. »

Le fou Darinel, est naturellement le philosophe de la pièce. » Je te fais don d’être sage, lui dit Mélisende, la fée de la sagesse. – Darinel : dispensez-moi donc du ridicule de le trop paraître. – Mélisende : Ce sera comme tu le souhaites. – Blandonie, fée des plaisirs ; Et moi, je te rendrai le plus voluptueux de tous les hommes. – Darinel : À la bonne heure ; mais donnez-moi l’art de le bien cacher ; cela est de conséquence. – Voilà qui est fait, je te l’accorde. – Je m’en vais être un joli garçon, sage et voluptueux tout ensemble. Eh bien, tenez, il y a des imbéciles qui s’imaginent que cela est incompatible : bagatelle ! il n’y a que manière de bien tourner les choses[275]. »

C’est la morale du Temple, c’est la morale de Sceaux ; c’est l’idéal de vie des honnêtes gens pendant une bonne moitié du XVIIIe siècle.

 

 

11 - La Philosophie – Le Dialogue – L’Action – Conclusion

 

L’absence d’action dramatique dans la plupart des comédies de Dancourt n’empêche point les personnages de développer une activité singulière. Je ne sais pas de théâtre où l’on s’amuse plus furieusement.

Entrez chez Mme Simon. Ils sont toujours dix à table, et pour divertir la veuve et la consoler de la perte de son mari, « ils fessent son champagne à la santé du mort ». On chasse aux flambeaux. On fait réveillon au cabaret en sortant du bal. On se couche vers neuf heures du matin et l’on se lève vers quatre heures de l’après-midi. On cause sans nulle bégueulerie ; c’est déjà le joli débraillé des conversations de chez d’Holbach[276]. (Cf. Diderot, lettres à Mlle Vollant.) – Le major a une petite femme que la présidente voudrait connaître, une innocente, à ce que l’on dit, une petite créature qui ne sait pas le monde et qui n’ose regarder un homme sans rougir. « C’est une marque qu’elle y entend finesse », dit Mme Simon. Et, en effet, le major la retrouve dans un bal masqué au bras du président. Mais le major est de bonne composition, et aussi la présidente : « La petite personne est fort jolie, dit-elle ; allez, allez, monsieur le président, je vous pardonne[277]. »

Et l’on ne s’amuse pas moins à la foire de Bezons. C’est là que les petites femmes de Paris se fournissent pour l’automne en attendant le retour des officiers en campagne. « Il y a, dit l’Olive, des foires pour les chevaux et les bêtes à cornes : il est bien juste qu’il y en ait pour les soupirants. Les dames qui veulent faire emplettes viennent ici dans la prairie voir danser, gambader, trotter, galoper ce qu’il y a de jeunes gens ; et quand il s’en trouve quelqu’un beau, bien fait et de bonne mine... Je me donne au diable, je l’ai échappé belle, moi qui vous parle ; la bonne marchandise est défaite en ce pays-ci[278]. » – Le bac a chaviré ; les petites femmes sont tombées dans l’eau ; le chevalier est en quête de manteaux pour les envelopper en attendant que leurs habits sèchent : « Allons, vite, votre manteau, monsieur l’abbé... la petite personne qui s’en servira mérite bien qu’on lui fasse plaisir ; elle est d’humeur reconnaissante, et tu ne seras point fâché de l’avoir obligée. – L’abbé : Mon caractère m’oblige à être charitable, il n’y a pas moyen de m’en défendre[279]. »

Et comme on s’amuse à la foire Saint-Germain ! Il s’y vend un peu de tout, et la morale y est joyeuse. Écoutez ce bout de négociation. Mme Mousset : « Mais son mariage est conclu avec un autre. – Le Breton : Cela n’est rien, mon enfant, mon maître n’est pas scrupuleux : il l’épousera en secondes noces avant qu’elle soit veuve[280]. » – « Je m’explique, Madame, dit de son côté le chevalier, entendons-nous de grâce. Pour épouser, il faut connaître, et nous ne nous connaissons pas encore. En attendant le contrat de mariage, ne peut-on faire un bail de cœur à certaines clauses[281] ? » – Mme de Kermonin, se voyant trompée par le financier Farfadet, est prise de vapeurs ; et les plaisanteries grasses d’aller leur train : « Je me donne au diable, fait l’Olive, si ce sont des vapeurs. C’est une fille qui va devenir mère, ne vous y trompez pas... Tachez de reporter cela jusque chez vous, Mademoiselle, courage ! » – Elle avance sur son temps, cette Mme de Kermonin (qui s’appelle tout bonnement Nicole et qui est la sœur d’un laquais) : elle donne déjà aux hommes les petits noms que les petits journaux mettent dans la bouche de nos contemporaines : « Tu croyais donc me jouer impunément, vieux singe[282]. »

Et aux fêtes nocturnes du Cours, c’est encore là qu’on s’amuse ! Cynœdor, le diable de la danse, préside au bal masqué. On y prend des grisettes pour des dames de conséquence et des bourgeois pour des seigneurs. Cela mêle et rapproche les classes. – Cynœdor conte une de ses farces : « Je m’avisai, sur la fin du bal, de dérober une mule à chaque dame qui s’avisa de s’asseoir sur l’herbe ; je les rendis ensuite à l’aventure ; la plupart des chaussures furent dépareillées, et cela lit faire de mauvaises conjectures[283]. » – Le « divertissement » rappelle en vers sautillants quelques autres menues histoires :

Assis près de sa femme,
Un avocat au Cours,
Méconnaissant la dame,
Lui conta ses amours.
Elle, pour profiter de son erreur extrême,
En tire de l’argent
Comptant,
Et le pauvre avocat,
Bien fat,
Se fit cocu lui même.

D’une aimable grisette
Certain vieux brocanteur
Par contrat fit emplette
Sans s’assurer du cœur.
L’exemple d’un époux dont toute la fortune
Venait de trafiquer,
Troquer,
Fit qu’elle trafiqua,
Troqua,
Au Cours, au clair de lune.

À Suresnes, c’est du délire. – Foret, marchand de vin, a beaucoup de vin vieux dans sa cave, qu’il veut garderie plus longtemps possible pour le vendre plus cher. Il veut, avec son vin, garder Lucile (sa fille) et Nérine (nièce de son associé, qui naturellement ont des amoureux. Bacchus, qui s’intéresse aux jeunes gens, vient avec la Folie, annoncer à Foret une année d’abondance, l’engage à vendre son vin avant la baisse des prix, et transforme sa maison en guinguette avec Lucile et Nérine pour servantes. Éraste et Clitandre seront garçons de cabaret. « Écoutez, mes enfants, dit paternellement Bacchus, de filles de guinguette à garçons de cabaret il n’y à que la main : n’allez pas abuser de la protection qu’on vous donne et anticiper... – Éraste : Nous vous le promettons. – La Folie : Ils auront de la peine à tenir parole ; l’air de Suresnes est terriblement dangereux pour ces choses-là. – Bacchus : Point, point, il y a de la bonne foi parmi les ivrognes, c’est la meilleure qualité de mes sujets[284]. » – Le bonhomme Silène sera le portier. Comme il est toujours ivre, on le prendra pour un Suisse[285]. – « Les portes se sont ouvertes d’elles-mêmes, raconte Claudine. Il y a je ne sais combien de garçons qui tiront le vin dans de grandes cruches, les broches tournent dans toutes les cheminées. Il est tombé dans la maison une nuée d’affamés qui fesont la cuisine jusque dans le jardin, et ils disont comme ça qu’il y en a encore davantage de l’autre côté de l’iau qui s’apprêtont à faire comme eux[286]. » Ce sont des noces de Gamache, relevées par un pétillement d’esprit parisien. Kerpinot, un ivrogne déjà cité, arrive avec Mme Penterelle. Et si, dit-il, nous venons déjà de faire collation dans une autre guinguette à Passy, madame et moi, avec mon laquais, sa femme de chambre et notre fiacre, tous cinq tête-à-tête... Quand on se trouve à la guinguette, on n’y fait point tant de cérémonies[287]. – Le beau monde même accourt s’y débrailler[288] ; car la guinguette est à la mode et ne tire pas à conséquence. La maison ne désemplit point, on se bat pour entrer, et tout le monde sort sans payer, ce qui n’accommode point maître Foret : « Voilà une bonne chienne de pratique ! Les bords de l’eau sont pleins d’ivrognes qui emportent les bouteilles et qui boivent à la santé du maître garçon. » Mais le bon Bacchus promet de payer : il donnera à Foret « une lettre de change sur la Fortune, moitié comptant, et le reste après vendanges[289]. » – L’orgie se termine par cinq noces, ni plus ni moins : c’est Bacchus qui le veut ainsi : « Comment, cinq noces à la fois ? se récrie Foret. Voudriez-vous aussi me remarier, moi ? – Bacchus : Te remarier ? es-tu veuf ? – Morbleu, non, mais par votre moyen, avec un de ces arrêts de guinguette qui s’exécutent par provision, on pourrait toujours, en attendant... – Cela viendra quelqu’un de ces jours ; épouse Claudine, ta servante, ce sont les allures des marchands de vin. Pour aujourd’hui, célébrons les mariages de ta fille et de sa camarade avec leurs amants. – L’Amour : Celui du chevalier et de la veuve. – La Folie : De M. Kerpinot avec Mme Penterelle. – Bacchus : Et le mien avec la Folie. – La Folie : Voilà qui est fait, je le veux bien[290]. »

Il se dégage de tout ce joyeux théâtre une douce et facile, trop facile philosophie, un acquiescement spirituel aux faiblesses humaines et aux « lois de la nature». Ce mot, qui reviendra si souvent dans la prose et dans les vers du XVIIIe siècle, on le rencontre, avec le sens que lui donnait un épicurisme banal, dans la comédie des Fées. Voici ce que chante un habitant de l’Île inconnue :

Nous habitons sous d’aimables climats
Où la sagesse la plus pure
Instruit à suivre pas à pas
Les douces lois de la nature.

Lois équivoques, qui commandent l’humanité pour tous, à commencer par soi. Notez que, dans cette langue commode, « la nature » tantôt signifie Dieu, tantôt est synonyme du tempérament. – Un des bons côtés pourtant de cette sagesse tempérée, c’est l’absence de pédanterie, c’est une disposition à l’indulgence universelle. Il est rare que les gens qui s’amusent et qui ne sont pas des sots soient rudes au prochain. L’excellent docteur qui, dans l’Amour charlatan, se lamente des nombreux démentis que donne sa conduite à ses principes, est plus près de la sagesse qu’il ne croit, puisqu’il saisit du moins ces contradictions et que cela le dispose apparemment à passer de semblables défaillances aux autres. « Ô amour, ô amour, que tu me fais souffrir !... On me croit un fort habile homme ; mais l’amour que j’ai pour Philine me fait bien sentir que je ne suis qu’un sot... Je me suis attaché toute ma vie à étudier la nature, et je n’ai jamais pu la dompter... Je suis convaincu que pour la bienséance et pour la santé même, il faut être sobre, et je ne puis me corriger d’être ivrogne et gourmand... Je suis né sans biens et j’ai affecté de les mépriser, faute d’espoir d’en acquérir. La Fortune me rit, je deviens avare, usurier même. – Momus : Ce compagnon-là tient bien ses comptes, seigneur Jupiter. – Jupiter : Il compte fort bien, mais il n’en devient pas meilleur[291]... » – Mais Jupiter ne lui tiendra pas rigueur : il lui donnera sa Philine ; et comme Jupiter lui a été indulgent, le docteur qui connaît si bien son indignité sera indulgent à sa femme. Quand lui-même se sera résigné à ses propres faiblesses (sauf l’avarice), il sera tout à fait selon l’esprit du siècle. – Le théâtre de Dancourt, qui, pris dans son ensemble, a des aspects de vaste guinguette, respire une immense tolérance morale. Tout péché spirituellement confessé et porté de bonne grâce y est plus qu’à demi pardonné. Et d’ailleurs, il y a si peu de péchés ! – « Est-il rien, dit Mercure, de plus nécessaire à la vie que le plaisir[292] ? »

Eh ! que peut-il ici manquer à vos désirs ?

demande Callitée Philacte.

PHILACTE.

Notre maison, nos dieux, notre patrie

CALLITÉE.

La plaisante bizarrerie !
La patrie est où l’on est bien.
L’homme est un habitant du monde :
Et croyez-moi, partout où le plaisir abonde,
Un sage ne souhaite rien[293].

Ainsi avait pensé, à travers le christianisme du XVIIe siècle, une lignée persistante d’épicuriens. Mais ce qui était la maxime d’un petit groupe est devenu, semble-t-il, celle du plus grand nombre. Sagesse lâchée, mais qui se sauve de la grossièreté (sinon toujours de la banalité) en plus d’une manière, et d’abord par la vivacité et l’élégance d’esprit de ceux qui la pratiquent. Comme le plaisir est pour eux aussi bien dans le contentement de l’amour-propre que dans la satisfaction des sens, la coquetterie accompagne et relève leur débauche, ou même en remplit et en prolonge les interrègnes. Ils sont d’une nature assez fine pour que leurs plus vives jouissances soient en somme celles qui dérivent de leur extrême sociabilité. Il y a de l’amour des hommes dans leur amour du plaisir. Et il y a une sorte de jolie bravoure dans leur façon d’entendre la vie. Leur raillerie est perpétuelle : jamais on n’a eu à ce point l’art ou le don de prendre les choses en riant ; et cette ironie est sans amertume, très différente de celle de nos jours, où l’on sent le plus souvent un fond de pessimisme arrêté. Leur moquerie n’est que la forme naturelle de leur résignation presque irréfléchie et nullement douloureuse au monde comme il est. C’est peut-être l’époque où des civilisés ont su avoir le plus d’insouciance, ont su le mieux « s’amuser » et mêler le plus d’esprit aux plaisirs mêmes qui peuvent s’en passer. Presque toute la littérature d’alors est charmante par une foncière indépendance de pensée qui revêt des airs frivoles, par un scepticisme sans « pose » et sans souffrance, par un parti pris de n’être pas sérieux pour ne pas être dupe, de jouir de l’heure, d’être indulgent à soi-même, aux autres, à l’univers, et de traduire cette indulgence en badinage. Le ton est celui d’une plaisanterie qui n’est ni travaillée ni cruelle, mais continue, universelle, car elle est sur toutes les bouches. On se moque de soi, des autres, de tout ; on se moque pour se moquer. Combien de fois n’avons-nous pas entendu les personnages de Dancourt nous faire l’aveu railleur de leurs propres travers ! Leur dialogue est presque toujours celui de gens qui auraient une pointe de champagne. C’est là une impression d’ensemble et qui ne saurait se dégager de citations éparses et tronquées. – Voici pourtant un fragment de conversation surpris chez Mme Simon ;

 « Vivarez : Le chevalier ma chassé de sa chambre parce qu’il s’est mis de mauvaise humeur et s’est imaginé que je lui avais mis de travers son gras de jambes. – Le major : Ah ! ah ! son gras de jambe de travers. Oh ! palsambleu, c’est celui qui lui fut emporté, il y a trois ans, par un boulet de canon. Il n’en vaut pas moins pour cela, Mesdames, et il n’a jamais reçu que cette seule blessure. – Lisette : Voilà un valet de chambre bien discret. – Vivarez : Autant que toi. Ne me dis-tu pas l’autre jour que Madame t’avait querellée parce que, dans les retroussis de son manteau, on avait oublié une de ses  esses ? – Mme Simon : Cela est bien impertinent ; est-ce que j’ai des fesses postiches ? Vous m’avez vue en jupon, monsieur le major[294] ? «

Chez Trapolin :

« Trapolin : ...Deux milles livres ? cela est assez fort, et une petite guenon que vous aimiez vous a cassé pour 1 300 francs de porcelaines ? – Mme de Malprofit : Je les dois encore. Ma bonne amie Mme Aubry me les avait envoyées pour un petit entresol que j’ajuste. Je les voulais placer sur des consoles, le singe les plaça sur le parquet et les mit toutes en cannelle. – Je me déferais de cet animal-là. – Je l’ai donné à mon époux ; elle lui a mangé deux promesses des Gabelles et renversé une écritoire sur un billet de compagnie ; cela est fort plaisant. – Voilà une guenon qui coûte cher. – Il en a qui lui coûtent davantage. Les animaux ruinent, monsieur Trapolin ; mais quand on les aime[295]... »

Voilà le ton ordinaire. – Le style est exactement, et pour la première fois au théâtre (du moins avec cette continuité), celui de la conversation courante, avec ses négligences, ses répétitions de mots, ses anacoluthes, ses incorrections, ses tours à la mode. – Le dialogue, libre et capricieux, n’est plus celui de Molière, équilibré, symétrisé, et qui va droit à un but. Je ne vois chez Dancourt qu’un très petit nombre de scènes rythmées et qui rappellent surtout la manière de Marivaux[296]. Et son dialogue n’est pas non plus celui qu’on aime de nos jours et qu’a inauguré Beaumarchais, – un dialogue haché, saccadé, semé de traits et coupé de tirades nerveuses et papillotantes. C’est quelque chose de moins réglé que la conversation du XVIIe siècle, de plus facile et de plus onduleux que la nôtre (je parle toujours du théâtre). Les « mots » n’y abondent pas encore comme chez nos contemporains. – Des mots, on n’en trouve guère dans Molière ; et je pense que dans la réalité on en faisait peu de son temps, la mode étant à d’autres gentillesses. Un peu après lui, on en fait davantage, le goût s’affinant toujours et devenant plus curieux de traits d’esprit, j’entends de ceux qui sont courts, rapides, imprévus, et qui sifflent à la manière de flèches. Le XVIIIe siècle en a laissé une quantité. Il y en a quelques-uns dans les Lettres persanes, dans les Mémoires d’Hamilton. Plus tard on colportera ceux de Voltaire. Chamfort en fera et en recueillera des centaines. Beaumarchais en trouvera d’immortels. De nos jours on en fait, au théâtre, plus que jamais ; le plus souvent ils veulent être féroces et supposent un fonds de scepticisme quelque peu pédant, de désenchantement et d’âpreté systématiques : l’auteur se laisse entrevoir derrière eux dans l’attitude d’un moraliste paradoxal et qui veut être cinglant. – Les « mots » sont en général d’une tout autre nature dans la première partie du XVIIIe siècle. Chez Marivaux, où ils fleurissent sur les lèvres des valets et des soubrettes, ils tout alambiqués, précieux et gracieux, galants plus souvent qu’épigrammatiques. – Chez Dancourt, qui précède Marivaux, les mots sont moins nombreux et moins jolis, mais plus naturels et plus gais ; et en outre il en éclate çà et là de plus rapides, de plus âpres, et qui ont, je ne sais comment, une saveur plus moderne. Par là, comme par le « réalisme » plus marqué de son théâtre, Dancourt est plus près de nous que quelques-uns de ceux qui sont venus après lui. Nous avons eu l’occasion de citer déjà bon nombre de ces mots. En voici d’autres de divers genres, pêle-mêle. Il faut se souvenir qu’ainsi détachés, ils perdent nécessairement de leur effet.

Dans le Moulin de Javelle :

« La mère : Il me paraît que vous avez fait une sottise, cousin Ganivet. – Ganivet : Pourquoi une sottise ? je n’en démordrai point ; je ne suis pas plus de qualité qu’elle, nous n’aurons rien à nous reprocher. Elle s’est faite comtesse, elle me fera bien autre chose[297]. »

Dans les Vacances :

« Mme Périnelle : C’est une trop mauvaise compagnie pour les vacances que la compagnie d’une compagnie de cavalerie[298]. »

Dans le Diable boiteux :

« Mme Lucas : J’ai tout perdu, monsieur Corbeau. Un mari qui m’aimait si tendrement ! Si quelque chose peut m’en consoler, c’est qu’il est bien mort, le pauvre homme[299] !... »

« Lépine (dans l’armoire) : Madame Lucas, ma chère petite femme ! – Mme Lucas : Ah ! je n’en puis plus, je me meurs, voilà comme il avait coutume de m’appeler ; je ne reconnais pas tout à fait sa voix cependant. – Marthon : Oh ! Madame, la mort change bien la voix des personnes[300]

Dans le Second chapitre du Diable boiteux :

« Bertrand : Et si ce mari, qu’elle croit mort, ne l’était pas ? Car enfin, quelle certitude en a-t-on ? – Lisette : Quelle, Monsieur ? La joie de Madame ; elle a un instinct[301] !... »

Dans la Femme d’intrigues :

« La Brie : Elle se marie ? et contre qui[302] ? » (On ne croirait pas cette plaisanterie si vieille ; je pense que Dancourt en est bien l’inventeur.)

Dans les Agioteurs :

« Le vieux Zacharie : Je renonce à tout négoce, et je veux que nous n’ayons vous et moi d’autre occupation que de nous aimer. – Suzon : De nous aimer ? Vous auriez trop d’occupation, monsieur Zacharie, et moi je n’en aurais guère[303]. »

Dans l’Impromptu de Suresnes :

« Foret : Les plus courtes folies... – La Folie : Sont les mauvaises. Les plus suivies sont les meilleures, on s’épargne le temps de la réflexion[304] ».

Dans les Fêtes nocturnes du cours :

« Cidalise : J’ai une si grande aversion pour les imbéciles que je ne voudrais point d’un sot qui fit ma fortune. – Cynœdor : Il n’y a pourtant qu’un sot qui vous la puisse faire[305] ».

« Oronte : Je vous connais, masque, vous avez beau faire. – L’Olive : Je vous connais aussi : nous avons tous deux de mauvaises connaissances. – Je crois que vous êtes un certain fripon... – Je pense que vous êtes un certain honnête homme... Oh ! nous nous méprenons, connue vous voyez[306] ».

« L’Olive : Monsieur, Monsieur, quand ces dames-là qui n’aiment pas ordinairement se mettent en tête d’aimer quelqu’un, c’est cent fois pis que d’honnêtes femmes[307] ».

« Clitandre : Il se flatte de l’épouser. – Marthon : Belle marque d’amour ! – Y en a-t-il de plus forte ? – En savez-vous de moindre[308] ? »

« Marthon : C’est un homme de condition sans doute. – L’Olive : Elle se connaît en gens d’aujourd’hui de condition ou en condition, c’est à peu près la même chose[309] ».

C’est encore dans cette jolie mascarade des Fêtes du cours que je recueille ce bout de conversation philosophique :

« Célide : Tout le monde se trompe donc aujourd’hui ? – Cynœdor : Non, au contraire, on ne se trompe plus ; on se trompait autrefois parce qu’on avait de la confiance ; mais à présent on met tout au pis, on s’attend à tout, on compte là-dessus, et on ne peut être dans l’erreur, comme vous voyez ».

Et plus loin : « Le siècle courant est un bal continuel[310] ».

Un bal continuel, et un bal joyeux. C’est comme l’enfance de l’esprit moderne, une époque où la volupté est encore sans mélancolie et le scepticisme sans angoisse. Ce n’est point pour s’étourdir sur des souffrances intimes que ces gens-là dansent en rond. L’état social, avec tous ses défauts, paraît solide et durable. Rien ne présage les grands bouleversements. On n’est plus gêné par ce qu’on appelle les préjugés, on n’est pas encore tourmenté par le souci des réformes. On est gai, on est fou tout naturellement ; on jouit des récentes élégances de la vie avec cette frivolité spirituelle amenée par l’extrême culture du siècle précédent. Il n’y a donc dans l’ironie d’alors rien de l’âcreté d’un Desgenais ou d’un Thomas Vireloque, rien de ce ricanement qui suppose d’anciennes et cruelles désillusions, de grandes expériences avortées, le mépris des hommes, le doute sur l’avenir. – La seule ombre à la fête, c’est parfois, chez ceux qui y prennent part, une fatigue, un dégoût de l’esprit et du corps surmenés, un sentiment du vide que laisse au cœur cette mascarade. Un seul des héros de Dancourt, je pense, éprouve, sous une forme toute rudimentaire, un peu de ce qui sera le mal de notre siècle en son adolescence. Clitandre, dans les Fêtes du cours, a juste la somme de mélancolie, de « vague à l’âme », dont cette société était capable. C’est comme qui dirait un « René » de la régence, c’est-à-dire non encore tourmenté par l’infini et peu sensible aux clairs de lune. Il ne peut plus s’amuser, voilà tout, et reste isole de la folie qui l’environne, qui l’emporte malgré lui et qui le fait obscurément souffrir. Ce peu suffit pour le mettre à part : sa plainte est unique et, à qui voit au fond, presque touchante. On est surpris et charmé d’entendre tout à coup, au milieu de flonflons et des répliques étourdies, cette voix un peu triste d’un jeune homme qui ne sait ce qu’il veut, qui n’est pas content de lui, qui ne s’amuse plus et qui s’en aperçoit :

« Je n’ai jamais fait de partie dont je me sois promis si peu de plaisir que celle-ci. Je suis vraiment amoureux de Célide sans être fort sûr d’en être aimé. J’ai à combattre un rival riche, aimable, Damon, qu’elle estime, et qui mérite d’être heureux ; et dans cette situation je fais une partie de nuit au Cours avec des coquettes de profession, qui m’aiment peu, que je n’estime guère. Pourquoi le fais-je ? Si j’en sais rien, que la peste rn étouffe ! Sottise de jeune homme, air ridicule de bonne fortune ; pure impertinence, envie de donner matière à parler. On parlera, je chagrinerai Célide ; j’enragerai, il faudra des éclaircissements[311]. »

« Voilà mon homme, dit Marthon achevant son portrait, qui va partout en enrageant, qui enragerait de n’y pas aller, qui ne fait jamais ce qu’il voudrait faire ni ce que les autres veulent, que le plaisir entraine sans le contenter, que la raison gourmande et n’assujettit point, esclave de ses passions sans croire en avoir, heureux en apparence, et malheureux par tempérament[312]. »

Ce Clitandre est au fond un esprit sérieux à qui le plaisir ne suffit plus. Il se retirera du tourbillon, il « pensera », il sera philosophe et philosophe optimiste, les grandes épreuves n’ayant pas encore été tentées. Il sera ravi du Projet de paix universelle de l’abbé de Saint-Pierre ; il applaudira aux Lettres philosophiques de Voltaire. De l’épicurisme pratique, de l’indulgence pour la nature humaine à la confiance en l’homme, il n’y a pas loin. – Il est trop facile, sans doute, d’interpréter l’histoire après coup, et les choses se seraient passées autrement, qu’on les expliquerait encore ; on croit voir pourtant à quoi a servi, dans le développement de l’esprit humain cette période de négation légère, d’irréflexion apparente, de divertissement à outrance, qui commence aux dernières années du XVIIe siècle et remplit à peu près les trente premières du siècle suivant. On secoue sans emphase et d’un air étourdi les anciens jougs légitimes ou non, celui de la décence pêle-mêle avec les autres ; on fait table rase du passé autoritaire, des croyances jadis imposées ; en sorte que rien (pas même la prudence ni l’expérience, puisque l’entreprise est nouvelle) n’apportera d’obstacle ni de tempérament au généreux et excessif essor de l’esprit critique, du génie de destruction et de réforme, de ce qu’on appellera la philosophie. Il est donc permis d’établir un lien naturel entre le furieux laisser-aller de la Régence et sa hardiesse spéculative d’où sortira l’Encyclopédie et le reste. Cette période de libre vie fera plus libre la pensée militante, et parmi les écrits du temps, c’est peut être le théâtre de Dancourt qui nous en donne la plus vive et la plus fidèle peinture. Il nous apprend, en outre, qu’il faut avancer la date de ce libertinage d’esprit et de conduite par où s’est signalée la Régence, et que le XVIIIe siècle se dessine dans les mœurs publiques, vingt-cinq ou trente ans avant la mort de Louis XIV.

C’est par là, – et aussi par le mouvement et la gaieté, – que vaut ce théâtre, beaucoup plus que par l’invention dramatique. Toutes les pièces de Dancourt (comme celles de Molière, ainsi qu’on l’a vu) peuvent se ramener à deux ou trois données typiques. C’est d’abord l’éternelle histoire des amoureux contrariés par un père, une mère, un tuteur, et qui en viennent à leurs fins. Ce sujet peut être, dans le détail, varié à l’infini suivant le milieu, la nature de l’obstacle ou le stratagème employé pour le surmonter, – et se compliquer par la rivalité amoureuse du père et du fils, de la fille et de la mère. À ce type se rapportent Le Tuteur, Les Vendanges de Suresnes, Les Vacances, Les Curieux de Compiègne, Le Mari retrouvé, Les Eaux de Bourbon, La Loterie, Le Charivari, Le Retour des officiers, Les Enfants de Paris, Colin-Maillard, L’Opérateur Barry, La Folle enchère, La Parisienne, Les Vendanges, Les Fonds perdus, La Désolation des joueuses, La Gazette, La Foire de Bezons, La Foire Saint-Germain, Madame Artus, La Comédie des comédiens, Les trois Cousines, Le Galant Jardinier, Le Prix de l’arquebuse, L’Impromptu de Suresnes. – Dans la plupart de ces pièces, des actions épisodiques se mêlent à ce que nous regardons comme l’action principale ; et ce ne sont pas les jeunes premiers ni les jeunes premières qui attirent le plus l’attention. L’aventure des amoureux contrariés dans leurs desseins n’est qu’un cadre commode, un prétexte à exhiber d’autres figures plus originales. – Ailleurs, l’action dominante est une histoire d’amants brouillés et réconciliés, comme dans les Bourgeoises de qualité et les Fêtes nocturnes du Cours. Est-il nécessaire de faire remarquer que la classification que nous tentons ici n’a rien de rigoureux ? – D’autres pièces sont des histoires de trompeurs trompés : galants démasqués et bafoués, maris volages bernés par leurs femmes, escrocs pris à leur piège, etc. (Le Chevalier à la mode, L’Été des coquettes, Le Vert Galant, Les Bourgeoises à la mode, Le Moulin de Javelle, La Femme d’intrigues, Les Agioteurs, Le Diable boiteux.) – Ajoutez quelques autres pièces qui ne rentreraient qu’avec peine dans une de ces catégories : La Maison de campagne. Les Fées, Le Second chapitre du Diable boiteux, L’Opéra de village, La Trahison punie, Céphale et Procris, Sancho Pança gouverneur, La Métempsycose des Amours. – Ce sont donc, en général, de vieux sujets rajeunis par l’actualité et la précision des détails, des variations en grande partie modernes sur d’anciens thèmes. Quoi d’étonnant que Dancourt n’ait trouvé d’action vraiment neuve quand il n’en cherchait pas ? Notons que, même de nos jours, nombre de comédies célèbres peuvent se ramener à quelqu’une des données traditionnelles. – Quant aux fables nouvelles et originales, ce qui les fait trouver à nos auteurs dramatiques, c’est l’épuisement de l’ancien fonds, c’est l’observation plus constante et plus voulue de la réalité, c’est le renouvellement de l’état social, c’est une façon plus sérieuse de comprendre le théâtre, c’est un élargissement de la comédie qui ne craint plus d’être tragique, et que défraient des « questions » qu’elle n’avait pas songé à aborder jadis : l’adultère, le divorce, la situation des enfants naturels, etc. ; ce sont des vues de moraliste, des « thèses » que nos auteurs veulent soutenir à la scène. – Dancourt n’en était point là. – L’invention d’une fable saisissante peut encore être provoquée par l’étude approfondie d’un caractère : or, nous avons vu qu’il se jouait sur les surfaces : la plupart de ses pièces ne consistent qu’en dialogues alertes, en agréables tableaux de mœurs.

Mais ces tableaux sont pris sur le vif. Si l’action n’a pas de date, les acteurs en ont une. Ce serait abuser des mots que de qualifier ce théâtre de « réaliste » ; on peut dire du moins que, plus qu’aucun autre de la même époque, il nous donne, dans son ensemble, l’impression d’un monde réel. – Un joli monde ! dira-t-on. – Il faut se rappeler que l’affaire du théâtre n’est pas de peindre les majorités, les bonnes gens qui végètent sans bruit, mais de ramasser dans quelques personnages, en les exagérant, les vices et les travers d’une génération ; puisque c’est par là presque uniquement qu’elle se distingue des autres : on peut dire qu’une société se caractérise et se peint par ses exceptions, j’entends par celles qui lui sont propres. – Le monde de Dancourt est un monde d’écervelés, de fous, de gens affamés de plaisir et d’argent, avec un tour d’esprit ironique et un scepticisme sans profondeur : il a donc bien vu ce qu’un auteur dramatique avait à voir ; et il ne l’a pas plus grossi que ne l’exigeaient les lois naturelles de son art dans le genre familier qu’il pratiquait. – Si l’on établissait le bilan de nos mœurs d’après les vaudevilles et les comédies parus depuis trente ans, le trouverions-nous beaucoup plus flatteur ? – Dancourt n’a pas plus calomnié ses contemporains que ne l’ont fait les moralistes du commencement du XVIIIe siècle. La véracité de son théâtre, qui suit les Caractères et qui précède les Lettres persanes, est confirmée à la fois par la Bruyère et par Montesquieu. – Qu’on relise les remarques d’Usbeck ou de Rica sur les Français de Paris, sur ceux que Dancourt avait sous les yeux (Lettres persanes,

XXIV, XXXIV, LXXXVII, CVI) ; sur les femmes, les maris, les hommes à bonnes fortunes (lettres XXVI, CX, XXXVIII, LV, XLVIII, LXXXVI) ; sur la noblesse (lettre LXXXVIII) ; sur la rivalité des classes (lettre XLIV) ; sur les fermiers généraux (lettre XLVIII) ; sur le jeu (lettre LVI) ; sur les drames de l’argent (lettres XCVIII, CXXXII, CXXXVIII, écrites après la grande aventure du système de Law que Dancourt nous fait pressentir) ; enfin sur le grand et principal travers de cette génération, le badinage (lettre LXIII). Il serait facile de renvoyer, pour chacun de ces passages, à une, ou plusieurs comédies de Dancourt. – Et ses personnages favoris (du moins presque tous) se retrouveraient encore dans un autre livre célèbre, qui lui est contemporain, mais où malheureusement l’observation est par trop générale (Le Diable boiteux) : entremetteuses et filles faciles, joueurs et joueuses, femmes entêtées de noblesse, nouveaux enrichis, une société frivole et ardente au plaisir. Je ne retiens ici du roman de Lesage que cette page caractéristique :

« Il faut être né dans le sein de la Castille pour se sentir capable d’aimer jusqu’à devenir fou de chagrin de ne pouvoir plaire. Les Français ne sont pas si tendres, et si vous voulez savoir la différence qu’il y a entre un Français et un Espagnol sur cette matière, il ne faut que vous dire la chanson que ce fou chante et qu’il vient de composer tout à l’heure :

CHANSON ESPAGNOLE.

Ardo y lloro sin sosiego :
Llorando y ardiendo tanto,
Que ni el llanto apaga et fuego
Ni el fuego consume el llanto.

C’est ainsi que parle un cavalier espagnol quand il est maltraité par sa dame ; et voici comme un Français se plaignait en pareil cas ces jours passés :

CHANSON FRANÇAISE.

L’objet qui règne dans mon cœur
Est toujours insensible à mon amour fidèle.
Mes soins, mes soupirs, ma langueur,
Ne sauraient attendrir cette beauté cruelle.
Ô ciel ! est-il un sort plus affreux que le mien ?
Ah ! puisque je ne puis lui plaire,
Je renonce au jour qui m’éclaire :
Venez, mes chers amis, m’enterrer chez Païen.

– « Ce Païen est apparemment un traiteur ? dit don Cléofas. – Justement, répondit le Diable[313] ».

C’est donc bien le même monde que nous peignent Dancourt et, autour de lui, les moralistes. Mais l’observation de Dancourt est plus poussée. – En dessous, un travail qui mêle les classes, surtout par la diffusion plus grande et par le va-et-vient plus rapide de l’argent ; une liberté de mœurs qui prépare l’ère de la « philosophie » ; – à la surface, l’affectation de la légèreté, la licence devenue une mode : – pour acteurs, des personnages pris dans la rue, au cours, dans la banlieue, aux endroits où l’on soupe ou dans des foyers peu sévères, et qui représentent à peu près, du haut en bas, toutes les professions, toutes les conditions sociales et souvent même le monde interlope que celui des honnêtes gens coudoie de plus en plus ; personnages qui portent pour la plupart des noms modernes et parisiens, qui ne s’appellent plus Argante, Chrysale, Orgon ou Sganarelle, mais Blondineau, Palin, Guillemin, Hamelin, Grimaudin, Mouflard, Naquart, Loricart ; personnages très vivants, ne fût-ce que parle mouvement qu’ils se donnent, et qui parlent tous le langage de la conversation courante, un langage où abondent les allusions aux usages, aux modes, aux institutions du temps, si bien que le dialogue aurait souvent besoin d’être commenté par un historien ; – un goût d’actualité, une recherche presque constante des milieux réels, comme l’indiquent plusieurs des titres (Le Moulin de Javelle, L’Opérateur Barry, Les Fêtes du cours, La Foire de Bezons, etc.) ; – des tableaux de mœurs tenant lieu d’intrigue, des figures bien contemporaines s’agitant dans une action convenue : par quelques-uns de ces traits, les comédies de Dancourt font songer à tels petits actes parisiens de MM. Meilhac et Halévy ou de M. Gondinet. Son théâtre est, sauf erreur, non seulement un des plus bruyants et des plus amusants, mais le plus fertile en documents sur le train de la vie et des mœurs, le plus vrai du répertoire classique (la vérité dans Molière étant d’autre sorte), en somme, le plus intéressant du XVIIIe siècle avec celui de Marivaux et de Beaumarchais. Dancourt ne serait pas trop mal appelé le père du vaudeville. Pourquoi ai-je l’air de le découvrir ? C’est que de son temps on avait le préjugé de la hiérarchie des genres, un respect inébranlable pour la comédie en cinq actes et en vers, et très peu la passion du « réel » dans les œuvres d’art. Son théâtre dut paraître, en résumé, d’un poids fort mince aux gens du siècle dernier, et ce jugement, une fois accepté, semble s’être perpétué jusqu’à nos jours. Il était bon de le contrôler puisque Dancourt y gagne, comme j’ai tâché de le montrer. – N’est-ce pas d’ailleurs une bonne action de rechercher dans le passé ces écrivains parfois si « intelligents » du second ordre, ceux qui sont presque oubliés, dont on ne sait plus que le nom, qui ne peuvent espérer d’être lus du grand nombre, et pour qui un lecteur consciencieux et qui va jusqu’au bout est une rare fortune ? Nous sentons qu’ils nous savent bon gré de ranimer un instant leur immortalité incertaine ; et que, s’ils ont pu rêver mieux de leur vivant, plus modestes après leur mort, ils sont tout heureux que leur œuvre terrestre leur fasse encore, après un siècle d’oubli grandissant, ne fût-ce qu’un ami.

 

 

Chapitre II - Les contemporains de Dancourt

 

On ne trouve rien, dans le théâtre des contemporains de Dancourt (de 1690 à 1720), qui lui soit comparable pour la franchise et le goût du vrai. Dufresny est le seul qui lui puisse être opposé, mais pour des mérites très différents.

L’action, que Dancourt néglige, est toujours remarquable, chez Dufresny, par l’ingéniosité et l’artifice.

Mme Oronte est possédée de l’esprit de contradiction. M. Oronte, qui veut marier sa fille à M. Thibaudois, dit à sa femme, pour l’y amener, qu’il veut la donner à Valère. Mais Angélique prévient Mme Oronte de ce complot par un billet anonyme, résiste et proteste quand Mme Oronte veut là-dessus lui faire épouser Valère et fait semblant de l’épouser malgré elle[314].

Lisette, fille du fermier Lucas, aimée d’un baron et d’un riche bourgeois les encourage et les trompe tous deux, puis les envoie promener quand elle croit avoir gagné le gros lot à la loterie. Mais la liste des lots était fausse, et la coquette est trop contente de se rejeter sur Girard, son troisième et plus jeune amoureux[315].

Valère est trop pauvre pour épouser Isabelle. Il a deux tantes fort riches, deux vieilles filles, qui ne veulent rien lui donner. Seulement, elles lui ont promis chacune cent mille francs au cas où elles viendraient à prendre un mari. Il s’agit donc d’amener ces vieilles folles au mariage. Le valet Frontin y réussit : pour la prude Bélise, il est le sénéchal Groux, et pour l’extravagante Araminte, le chevalier Clique[316] ?

Le comte et la marquise, qui sont frère et sœur et qui se détestent, en procès depuis longtemps, veulent se rapprocher pour marier leur nièce Angélique. Mais ils ne peuvent s’entendre... À la fin, le comte marie Angélique à son amant Dorante, parce qu’il a découvert que Dorante est aimé de la marquise[317].

Une jeune veuve, qui aime Valère, mais qui dépend d’un président solennel et d’une présidente impérieuse et prude, va être forcée d’épouser un certain Ligournois. Pour rompre ce mariage déjà conclu, on ressuscite Damis, le premier mari de la jeune veuve, mort en voyage. Le faux Damis vient à bout de la coriace présidente, parce qu’il a en sa possession des lettres compromettantes qu’elle écrivait autrefois au vrai Damis[318].

Toutes ces intrigues sont conduites avec une grande dextérité. J’ai gardé pour la fin le Double Veuvage, qui est le triomphe de l’artifice. Tout y est symétrique et antithétique. Voici un intendant et voici sa femme. L’intendant a un neveu, Dorante ; l’intendante a une nièce, Thérèse. Dorante et Thérèse s’aiment tous deux, Dorante est tendre, Thérèse étourdie. L’intendant aime la nièce de sa femme ; l’intendante, le neveu de son mari. L’intendante, croyant son mari mort, veut épouser Dorante ; l’intendant, croyant sa femme morte, veut épouser Thérèse... Après toute une série de scènes parallèles merveilleusement filées, les deux époux se rencontrent, et sont enfin forcés de consentir au mariage des deux jeunes gens[319].

Dans toutes ces pièces, fondées sur des données artificielles, tous les personnages ont de l’esprit, un esprit tourmenté qui court après les tournures rares et les surprises de l’expression. Dufresny, qui renchérit sur la Bruyère, prépare Marivaux. – Il est difficile d’être plus sèchement spirituel que ce Dufresny. – On ne peut guère le considérer que comme un ouvrier habile à l’excès dans un genre vieilli, au lieu que Dancourt est presque un précurseur.

La supériorité de Dancourt paraît mieux encore si on le rapproche de ses autres contemporains.

Le Grondeur de Brueys[320] n’est que l’Esprit de contradiction sous une forme beaucoup moins piquante. Le Muet est une imitation traînante de l’Eunuque. L’Avocat Pathelin est la farce du XVe Siècle, revue et augmentée d’une amourette banale.

Voici une comédie de Campistron, le Jaloux désabusé (1709). Le titre explique assez le sujet. C’est, sur un autre ton et sans un grain de fantaisie, l’École des jaloux de Montfleury. Cela commence la fatigante série des comédies sérieuses qui deviendront larmoyantes avec la Chaussée. C’est une sorte de « moralité » plutôt qu’une comédie. Cela n’appartient ni au genre comique ni au genre tragique, mais au genre pédagogique, où Destouches triomphera ennuyeusement.

On revient à la comédie avec Lafond, qui a de la gaieté et de l’esprit, comme presque tout le monde en avait dé son temps, mais pas plus que presque tout le monde. Et de même Legrand. Ceci une fois constaté, comme l’intérêt de ces badinages est principalement dans la fable, il suffit de la raconter.

Licandre et Éliante, fuyant ensemble « la rigueur d’un père », ont fait naufrage. Licandre a disparu. Éliante a été recueillie dans une île avec le valet Crispin. La loi du pays force au mariage tous les étrangers qui s’y réfugient. Éliante épouse Crispin, seulement pour la forme, car elle veut se conserver à Licandre. Mais Crispin réclame ses droits d’époux. Alors Éliante, avec la complicité de sa suivante Marine, feint d’être morte : Crispin, toujours d’après la loi du pays, devra être brûlé avec elle sur le même bûcher. On devine que Licandre survient au moment de la cérémonie funèbre et que tout s’accommode[321].

Angélique Philidor est aimée des trois frères Lisimon. L’un s’adresse à M. Philidor, l’autre à Mme Philidor, le troisième (celui qui est aimé) à Mme Philidor, et toute la famille Philidor croit que c’est le même Lisimon. Tout s’explique quand les trois frères se trouvent en présence de la famille, et tout finit bien. Un valet qui se fait payer par les trois frères, conduit l’action[322].

Retournez l’intrigue. Au lieu de trois hommes dont chacun se croit préféré, que ce soient quatre femmes, et l’on aura à peu près la Famille extravagante de Legrand. – Piètremine, procureur, est amoureux de sa pupille Élise, qui aime Cléon (et d’une) Mme Rissolé, mère de Piètremine, Lucrèce sa sœur, Suzon sa fille (et de quatre), aiment également Cléon. – Cléon, qui s’est caché dans la maison pour voir Élise, rencontre successivement Mme Rissolé, Lucrèce et Suzon, et pour se tirer d’affaire, laisse croire à chacune qu’il est venu pour elle. – À la fin, tous les acteurs se rencontrant ensemble, tout se découvre. Cependant Piètremine, par le stratagème de son élève Bazoche, signe le contrat de mariage de Cléon et d’Élise, croyant signer le sien. – On voit que la confection d’une comédie tourne à la recette[323].

Léonor, jeune veuve promise autrefois à Damon (lequel est en voyage), a deux soupirants : Léandre, qu’elle paie de retour, et le médecin Lempesé. Damon revient et se fait passer pour aveugle afin de mieux étudier son monde. La vieille Léonor, tante de la jeune, se donne pour la nièce et signe la première son contrat de mariage avec Damon qu’elle croit abuser. Mais Damon dit qu’il ne veut plus de la jeune Léonor et fait signer à sa place, sur le dit contrat, le médecin Lempesé qui se trouve ainsi marié malgré lui avec la vieille. Après quoi, Damon recouvre la vue pour unir la jeune Léonor et le jeune Léandre[324].

Legrand ne manque Jonc pas d’ingéniosité et sait mener un quiproquo. – On lit sans peine le Roi de Cocagne. – Philandre, chevalier errant, arrive avec Lucelle et le magicien Alquif dans le royaume de Cocagne. Le roi tombe amoureux de Lucelle, qui résiste, et que défend Philandre. Le roi le fait conduire en prison. Mais, par les soins du magicien, une bague enchantée que le roi a mise à son doigt lui fait perdre la raison. Il ne reconnaît plus Lucelle et fait délivrer Philandre... Puis la bague passe au doigt de Lucelle, qui perd la tête à son tour, fait des déclarations à un valet... La bague repasse au roi : il extravague de nouveau, donne au paysan Guillot sa couronne, puis la bague, et revient alors dans son bon sens... Le magicien lui explique enfin tout ce mystère, et le roi, qui est bonhomme au fond, unit Philandre et Lucelle[325]. – Il y a d’aimables détails dans cette féerie qui fait songer à certaines fantaisies de Marivaux. – Le roi de Cocagne a pour ministres Bombance et Ripaille, pour serviteurs les Sylphes, les Salamandres, les Ondins et les Gnomes, qui représentent les quatre éléments. – Les dames de la cour, Félicine et Fortunate, sont de petites filles qui ont cinquante ans ; car, dans cet heureux pays, une fois la cinquantaine sonnée, les femmes redeviennent enfants,

Et rentrent, sans hiver, de l’automne au printemps.

Le parterre du roi est peuplé de nymphes qui ont la forme de fleurs. Puis il y a dans la pièce une idée philosophique, – marque du temps : le roi de Cocagne est las de sa vie trop facile, las de la docilité des femmes, et la résistance de Lucelle lui semble d’abord piquante. – Il demande à Bombance et à Ripaille, comme Auguste à Maxime et à Cinna, s’il ne ferait pas bien d’abdiquer. La parodie est spirituelle. – Ce qui manque le plus, c’est le style. La poésie en devait être tour à tour gracieuse et haute en couleur, pour exprimer les voluptés légères ou substantielles de ce pays merveilleux. Mais Legrand habille assez pauvrement ses plus heureuses inventions.

L’Épreuve réciproque[326] d’Alain est une agréable bluette où Marivaux a pu puiser l’idée du Jeu de l’amour et du hasard.

Je ne citerai de Destouches que le Triple Mariage[327], le reste de son œuvre étant postérieur à Dancourt. – Le vieil Oronte a pris femme en cachette de son fils et de sa fille, lesquels de leur côté se sont mariés à l’insu de leur père. Comment tout se découvre, c’est là toute la pièce, et cela ne vaut guère la peine d’être conté. – Destouches n’a pas encore trouvé son genre, qui est la comédie morale, instructive et pédante, en cinq actes et en vers. Mais dès ce début se montre sa manie de corriger les personnages à la fin de la pièce, et aussi le comique très lourd qui lui est propre, notamment dans le rôle de Javotte, une petite fille de dix ans, qui est au petit chevalier de Baron ce que celui-ci était à la Louison de Molière.

En somme, toutes ces comédies n’ont ni assez de vérité ni assez de fantaisie. Presque indifférentes comme œuvres d’art, elles sont presque négligeables comme documents. – Pour trouver un théâtre original, aimable, et précieux à l’historien, qui se rattache à celui de Dancourt et qui le complète (sans lui ressembler d’ailleurs), il faudrait dépasser un peu 1720 et aller jusqu’à Marivaux. Dancourt a exprimé le laisser-aller des mœurs et de la vie extérieure au commencement du dernier siècle ; Marivaux a traduit sur la scène, en l’idéalisant un peu, ce que cette société a eu de plus élégant, de plus délicat dans son esprit et dans son cœur. Il faudrait donc étudier son œuvre d’un peu près pour connaître l’âme entière de cette époque. Et d’autre part, le roman quasi réaliste du Paysan parvenu nous remettrait sous les yeux un monde assez semblable à celui de Dancourt et nous assurerait de la vérité de son théâtre. On aurait ainsi comme la première partie de l’histoire de la comédie au XVIIIe siècle. Car après Dancourt et du vivant même de Marivaux commence avec Destouches et la Chaussée, pour se continuer par Diderot et Sedaine, une période nouvelle et bien distincte, une période d’innovations conçues avec plus ou moins de bonheur, mais que l’on sentait nécessaires, et que nous n’avons pas à apprécier ici : cette étude a été faite et n’est sans doute pas à recommencer.


[1] La Critique de l’École des femmes.

[2] L’Impromptu de Versailles.

[3] Les Précieuses ridicules, sc. 5

[4] Le Festin de Pierre, II,3.

[5] Le Malade imaginaire, I, 5.

[6] Le Bourgeois gentilhomme, I, 2.

[7] Tartufe, I, 6.

[8] Le Malade imaginaire, II, 6.

[9] Tartufe, III, 2.

[10] Les Femmes savantes, III, 5.

[11] L’Avare, II, 6.

[12] L’Avare, II.

[13] Tartufe, IV.

[14] Georges Dandin, III.

[15] Le Malade imaginaire, I.

[16] L’École des maris, I.

[17] Tartufe, II.

[18] Sc. 4.

[19] IV, 1.

[20] La Critique de l’École des femmes, sc. 7.

[21] La Critique de l’École des femmes, sc. 7.

[22] La Critique de l’École des femmes, sc. 7.

[23] I, 8.

[24] Sc. 3.

[25] La Critique, sc. 7.

[26] L’École des Jaloux, 1664.

[27] La Femme juge et partie.

[28] La Magie sans magie, I, 2.

[29] Meilhac et Halévi.

[30] Sc. 3.

[31] II, 4.

[32] II, 7.

[33] II, 8.

[34] II, 7.

[35] IV, 24.

[36] II, 4.

[37] V, 1.

[38] V, I.

[39] Ésope à la ville.

[40] Ésope à la cour, II, 1.

[41] Ésope à la ville, III, 3.

[42] Ésope à la cour, II, 3.

[43] Ésope à la cour, III, 10.

[44] Ésope à la cour, V, 2.

[45] Un peu plus, et ce seraient les étonnants apologues d’un fantaisiste connu ;

L’humanité me doit l’andouille !

Disait à la mer un pourceau.

La mer reprit : Ta ratatouille

Ne vaut pas le frais maquereau.

C’est à tort que la mer se fâche.

Chacun ici-bas a sa tâche.

Ou les fables tintamarresques :

Certain tambour major, à l’heure où chacun dîne,

Mangeait un jour une sardine,

Et de bon appétit, ma foi !

On a souvent besoin d’un plus petit que soi.

[46] Les Ménechmes.

[47] Le Marquis dans Le Joueur.

[48] La Sérénade. Le Retour imprévu.

[49] Le Joueur.

[50] Le Bal.

[51] Le Joueur. Les Ménechmes.

[52] Quatre en cinq actes et en vers, trois en cinq actes et en prose, deux en trois actes et en vers, cinq en trois actes et en prose, une en deux actes et en prose, trente-deux en un acte et en prose, presque toutes suivies de divertissements et de ballets.

[53] De quelques usages.

[54] De la Ville.

[55] MM. Sardou et Gondinet.

[56] Les Bourgeoises de qualité, III, 10.

[57] Les Bourgeoises de qualité, II, 7.

[58] Les Bourgeoises de qualité, I, 1.

[59] Les Bourgeoises de qualité, I, 5.

[60] Les Bourgeoises de qualité, II, 4.

[61] Les Bourgeoises de qualité, II, 5.

[62] De la Ville.

[63] Les Bourgeoises à la mode, I, 3.

[64] Le Prix de l’arquebuse, 14.

[65] Le Chevalier à la mode, I, 1.

[66] Les Vacances, 3.

[67] Les Curieux de Compiègne, 8.

[68] Les Curieux de Compiègne, 9.

[69] Les Curieux de Compiègne, 16.

[70] La Foire de Bezons, 5.

[71] La Parisienne, 8.

[72] Les Bourgeoises de qualité, I, 5.

[73] Les Bourgeoises de qualité, I, 5.

[74] Les Bourgeoises de qualité, I, 6.

[75] Les Bourgeoises de qualité, I, 7.

[76] Les Bourgeoises de qualité, I, 3.

[77] Les Bourgeoises à la mode, IV, 6.

[78] Les Bourgeoises à la mode, I, 3.

[79] Les Bourgeoises à la mode, II, 9.

[80] De quelques usages.

[81] Les Bourgeoises à la mode, I, 5.

[82] Les Bourgeoises à la mode, II, 5.

[83] Les Bourgeoises à la mode, IV, 3.

[84] La Femme d’intrigues, II, 5.

[85] La Femme d’intrigues, IV, 9.

[86] La Femme d’intrigues, IV, 4.

[87] La Foire de Bezons, 6.

[88] Le galant Jardinier, 9.

[89] Le Moulin de Javelle, 6.

[90] Le Moulin de Javelle, 27.

[91] Renaud et Armide, 4.

[92] Colin-Maillard, 3.

[93] Colin-Maillard, 2l.

[94] Les Vendanges, 1.

[95] L’Opéra de village, 8.

[96] L’Opéra de village, 9.

[97] La Foire de Bezons, 16.

[98] La Foire de Bezons, 17.

[99] La Foire de Bezons, 20.

[100] La Foire de Bezons, 16.

[101] Le Diable boiteux, prologue.

[102] Le Tuteur, 13.

[103] Le Tuteur, 11.

[104] L’Amour charlatan, 10.

[105] Le Charivari, 10.

[106] Les trois Cousines, I, 6.

[107] Les trois Cousines, III, 3.

[108] Les trois Cousines, III, 12.

[109] Les Vacances, 7.

[110] La Foire Saint-Germain, 9.

[111] Le Diable boiteux.

[112] La Parisienne, 8.

[113] L’Impromptu de Suresnes, 4.

[114] Les Bourgeoises de qualité, III, 1.

[115] Foire de Bezons, 13.

[116] La Comédie des comédiens, I, 1.

[117] La Femme d’intrigues, II, 4.

[118] L’Impromptu de Suresnes, 14.

[119] L’Été des coquettes, 1.

[120] Renaud et Armide, 14.

[121] Les Vacances, 7.

[122] Le Prix de l’arquebuse, 22.

[123] Le Charivari, 20.

[124] La Gazette, 6.

[125] La Gazette, 23.

[126] La Gazette, 24.

[127] Ed. et J. de Concourt.

[128] Le Moulin de Javelle, 23.

[129] Le Moulin de Javelle, 15.

[130] Le Moulin de Javelle, 17.

[131] Le Vert Galant, 3.

[132] Le Vert Galant, 16.

[133] Le Vert Galant, 23.

[134] Le Vert Galant, 24.

[135] Le Vert Galant, 25.

[136] La Comédie des comédiens, I, 5.

[137] La Comédie des comédiens, I, 5.

[138] L’Amour charlatan, 18.

[139] Les Vacances, 10.

[140] Les Vendanges, 15.

[141] Les Vacances, 3.

[142] Le Retour des officiers, 10.

[143] Le Retour des officiers, 11.

[144] Le Retour des officiers, 11.

[145] Les Bourgeois de qualité, II, 5.

[146] Des Biens de fortune, passim.

[147] Le Retour des officiers, 1.

[148] Le Second chapitre du Diable boiteux, prologue, sc. 1.

[149] Le Prix de l’arquebuse, 3. – Voir aussi Les Agioteurs, III, 6.

[150] L’Été des coquettes, 3.

[151] Le Vert Galant, 13.

[152] La Foire Saint-Germain, 16.

[153] La Foire Saint-Germain, 16.

[154] La Femme d’intrigues, I, 3.

[155] L’Amour charlatan, 1.

[156] Cf. le Retour des officiers, Les Agioteurs, etc.

[157] Le Chevalier à la mode, III, 2.

[158] Le Tuteur, 5.

[159] Turcaret, III, 8.

[160] Les Agioteurs, II, 8.

[161] Les Agioteurs, II, 3.

[162] Les Agioteurs, II, 7.

[163] Les Agioteurs, II, 4.

[164] DUCLOS, Les Confessions da comte de X.

Quand on prononce le nom de Ferme générale, on se représente une réunion d’épicuriens, de pachas, de proconsuls, pressurant le peuple pour satisfaire leur insatiable cupidité. Les plus indulgents allèguent, comme pour Mme de Pompadour, des excuses tirées d’intelligentes prodigalités envers les gens de lettres, et les artistes, et cherchent des circonstances atténuantes dans la magnifique édition des Contes de la Fontaine.

Voilà la légende.

Voici l’histoire.

Il y avait à cette époque de nombreux financiers qui, en l’absence de tout crédit public, jouaient de la dette flottante et profitaient des embarras du trésor pour faire avec l’État des contrats très onéreux et partant très dangereux, au moyen desquels ils acquéraient de rapides fortunes généralement terminées par des chutes non moins rapides, Quelques-uns, pendant le cours de leur prospérité, sont parvenus à s’introduire dans la Ferme pour ajouter à leurs splendeurs le double avantage d’une place largement rémunérée et d’un titre honorable, mais c’étaient là des exceptions rares.

Règle générale, la Ferme était une réunion de très honnêtes gens, de très respectables pères de famille, d’administrateurs plus ou moins capables, plus ou moins laborieux, mais tous véritables fonctionnaires publics, généralement étrangers aux combinaisons commerciales, et qui se contentaient d’avoir une excellente place, grâce à laquelle ils étaient certains de faire fortune, à condition de la conserver assez longtemps pour y réaliser par l’économie d’importantes épargnes (Adrien Delahante, Une Famille de finance au XVIIIe siècle, IV, II, 4.)

...L’impopularité des généraux n’était donc pas justifiée en ce qui concernait la manière dont ils exerçaient le droit qu’ils tenaient de leur contrat. Elle s’explique par l’assiette de quelques-uns des impôts qu’ils étaient chargés de percevoir. (Adrien Delahante, Une Famille de finance au XVIIIe siècle, IV, II, 5.)

[165] Le Second Diable boiteux, prologue, sc. 1.

[166] Le Second Diable boiteux, II, 5.

[167] La Foire de Bezons, 21.

[168] Ceinture dorée. Les Effrontés.

[169] La Question d’argent.

[170] Mercadet.

[171] Les Effrontés.

[172] La Désolation des Joueuses, 12.

[173] La Déroule du pharaon, 15.

[174] La Loterie, 8.

[175] La Loterie, 20.

[176] La Loterie, 5.

[177] La Déroute du pharaon, 3.

[178] La Femme d’intrigues, I, 1.

[179] La Femme d’intrigues, I, 1.

[180] La Femme d’intrigues, I, 1.

[181] La Femme d’intrigues, I, 3.

[182] La Femme d’intrigues, I, 5.

[183] La Femme d’intrigues, IV, 12, 13, 14.

[184] La Femme d’intrigues, II, 7.

[185] La Femme d’intrigues, III.

[186] La Femme d’intrigues, V, 7.

[187] Les Bourgeoises à la mode, I, 8.

[188] Les Bourgeoises à la mode, I, 10.

[189] Les Bourgeoises à la mode, I, 11.

[190] Cf. Mme Cardinal, dans Ludovic Halévy.

[191] Des Femmes.

[192] Cf. La Femme d’intrigues, La Foire Saint-Germain, La Désolation des joueuses.

[193] Le Chevalier à la mode, III, 9.

[194] Le Chevalier à la mode, I, 5.

[195] La Foire de Bezons, 5.

[196] Les Fêtes du cours, 8.

[197] Le Moulin de Javelle, 3.

[198] Les Fêtes nocturnes du cours, 2.

[199] Tricoche et Cacolet, La Boule, Les 36 Millions de Gladiator, Lolotte, La Navette, etc.

[200] La Foire de Bezons, 13.

[201] Les Bourgeoises à la mode, I, 3.

[202] Les Bourgeoises à la mode, I, 13.

[203] Le Tuteur, 14.

[204] Le Moulin de Javelle, 33.

[205] Les Fées, I, 4.

[206] Le Second chapitre du Diable boiteux, I, 2.

[207] Le Second chapitre du Diable boiteux, I, 8.

[208] Le Second chapitre du Diable boiteux, I, 4.

[209] La Femme d’intrigues, III.

[210] Le Moulin de Javelle, 2.

[211] Voir Le Tuteur, Les Vendanges de Suresnes, Les Vacances, Les Curieux de Compiègne, Le Mari retrouvé, Le Moulin de Javelle, Le Charivari, Colin-Maillard, Les Trois Cousines, Le Galant Jardinier, Les Agioteurs.

[212] Les Vendanges de Suresnes, 2.

[213] Les Vendanges de Suresnes, 2.

[214] Les Vendanges de Suresnes, 2.

[215] Les Vendanges de Suresnes, 3.

[216] Les Curieux de Compiègne, 6.

[217] Le Moulin de Javelle, 4.

[218] Le Moulin de Javelle, 11.

[219] Le Moulin de Javelle, 11.

[220] Les Vendanges, 2.

[221] Le Tuteur, 2.

[222] Le Tuteur, 1.

[223] Le Galant Jardinier, 7.

[224] Le Galant Jardinier, 5.

[225] Les Agioteurs, I, 1.

[226] Les Agioteurs, I, 2.

[227] Le Charivari, 6.

[228] Le Charivari, 6.

[229] Le Charivari, 6.

[230] Le Charivari, 14.

[231] Le Charivari, 14.

[232] Les Vacances, 1.

[233] Ex. : Le Chevrier de F. Fabre.

[234] Les Curieux de Compiègne, 9.

[235] Les Curieux de Compiègne, 16.

[236] La Foire de Bezons, 14.

[237] La Foire de Bezons, 14.

[238] Les Vacances, 19.

[239] Les Vacances, 22.

[240] Les Vacances, 23.

[241] L’Été des coquettes, 9.

[242] L’Été des coquettes, 10.

[243] La Foire de Bezons, 5.

[244] La Foire Saint-Germain, 1.

[245] Les Vendanges de Suresnes, 7.

[246] L’Impromptu de Suresnes, 6.

[247] L’Opérateur Barry, prologue.

[248] La Gazette.

[249] La Maison de campagne, 29.

[250] Le Moulin de Javelle, 33.

[251] Les Agioteurs, III, 9.

[252] La Femme d’intrigues, I, 4.

[253] La Femme d’intrigues, I, 5.

[254] L’Impromptu de Suresnes, 14.

[255] Les Trois Cousines, I, 3.

[256] Madame Artus, I, 5.

[257] Madame Artus, II, 3.

[258] Sancho Pança, II, 1.

[259] Sancho Pança, II, 1.

[260] Don Quichotte, partie II, chap. LI.

[261] Sancho Pança, III, 6.

[262] Céphale et Procris, I, 2.

[263] Céphale et Procris, I. 4.

[264] Céphale et Procris, I, 7.

[265] Céphale et Procris, II, 3.

[266] Céphale et Procris, II, 3.

[267] Céphale et Procris, II, 9.

[268] Céphale et Procris, II, 7.

[269] La Métempsycose des Amours, III, 9.

[270] L’operateur Barry, 2.

[271] L’Opérateur Barry, 15.

[272] L’Opérateur Barry, 16.

[273] Les Fées, II, 4.

[274] Les Fées, III, 7.

[275] Les Fées, I, 3.

[276] Le Second chapitre du Diable boiteux, 1, 2, 3.

[277] Le Second chapitre du Diable boiteux, II, 4.

[278] La Foire de Bezons, 12.

[279] La Foire de Bezons, 8.

[280] La Foire Saint-Germain, 17.

[281] La Foire Saint-Germain, 25.

[282] La Foire Saint-Germain, 30.

[283] Les Fêtes nocturnes du Cours, 3.

[284] L’Impromptu de Suresnes, 11.

[285] L’Impromptu de Suresnes, 11.

[286] L’Impromptu de Suresnes, 7.

[287] L’Impromptu de Suresnes, 14.

[288] L’Impromptu de Suresnes, 14, 15.

[289] L’Impromptu de Suresnes, 17.

[290] L’Impromptu de Suresnes, 19.

[291] L’Amour charlatan, 2.

[292] L’Amour charlatan, 9.

[293] Céphale et Procris, I, 2.

[294] Le Second Diable boiteux, I, 2.

[295] Les Agioteurs, III, 6.

[296] Ex. : Le Charivari, 5 ; Le Tuteur, 12.

[297] Sc. 36.

[298] Sc. 16.

[299] Sc. 14.

[300] Sc. 18.

[301] I, sc. 2.

[302] I, sc. 1.

[303] I, sc. 7.

[304] Sc. 17.

[305] Sc. 3.

[306] Sc. 7.

[307] Sc. 7.

[308] Sc. 9.

[309] Sc. 12.

[310] Sc. 19.

[311] Les Fêtes du Cours, 8.

[312] Les Fêtes du Cours, 9.

[313] Le Diable boiteux, ch. IX.

[314] L’Esprit de contradiction, un acte en prose, 1700.

[315] La coquette de Village ou le Lot supposé, trois actes en vers, 1702.

[316] Le Dédit, un acte en vers, 1719.

[317] La Réconciliation normande, cinq actes en vers, 1719.

[318] Le Mariage fait et rompu, trois actes en vers, 1721.

[319] Le Double Veuvage, trois actes en prose, 1719.

[320] On ne parle ici que des comédies contenues dans le Répertoire du Théâtre-Français.

[321] Le Naufrage, un acte en vers, 1710.

[322] Les trois Frères rivaux, un acte envers, 1713.

[323] La Famille extravagante, un acte en vers, 1709.

[324] L’Aveugle clairvoyant, un acte en vers, 1716.

[325] Le Roi de Cocagne, trois actes en vers, 1718.

[326] Un acte en prose, 1711.

[327] Un acte en prose, 1716.

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