La Comtesse de Chamilly (Jacques-François ANCELOT)

Drame en quatre actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 8 septembre 1838.

 

Personnages

 

LE CARDINAL DUC DE RICHELIEU

LE CHEVALIER DE CHAMILLY

CHARLES DE LANTHEUIL

LACHENAYE, premier valet de chambre du roi Louis XIII

JACQUES SIROIS, sergent des archers du cardinal

LE MARQUIS DE RIEUX

TRÉVILLE

GUITAUD, officier cardinaliste

UN CONSEILLER AUX ENQUÊTES

MONTGLAT

MARIE D’ENTRAIGUES

LA BARONNE DE SAINT-CERNIN, sa tante

DAMES de la cour

GENTILSHOMMES

SOLDATS

GERVAISE, fille de chambre de Marie

 

La scène se passe en 1639. Le premier acte, dans le Jardin des Tuileries. Le deuxième acte, dans un château aux environs de Paris. Le troisième acte, au Louvre. Le quatrième acte, dans une maison à l’extrémité d’un faubourg, de Paris.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente le Jardin des Tuileries. Un hangar sur le devant de la scène, avec sièges et table ; de l’autre côté, une charmille avec un banc auprès.

 

Scène première

 

GERVAISE, MARIE, MADAME DE SAINT-CERNIN, assises sur le banc, puis LANTHEUIL

 

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Sainte Vierge ! que nous sommes heureuses d’avoir trouvé ce banc ! j’étais si fatiguée, et il y a tant de monde aux Tuileries aujourd’hui !

GERVAISE.

Est-ce que madame la baronne ne va pas se mêler à la foule qui se porte vers le pont Rouge pour voir passer sa majesté Louis XIII ? 

MADAME DE SAINT-CERNIN.

En effet, voici l’heure où le roi va se rendre en grande pompe à Notre-Dame, pour remercier Dieu de la naissance du Dauphin. Je crois qu’il ne serait pas mal de nous trouver sur sa route ; ma nièce, vous devez être heureuse de le voir, car la haute protection qu’il daigne vous accorder...

MARIE.

Oh ! ma tante !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Comment, Marie, seriez-vous assez ingrate pour oublier que, orpheline et sans fortune, quoique de bonne maison, vous auriez vécu obscure dans le fond d’une province, si sa majesté, qui vous avait distinguée à Tours, pendant le bal qui lui fut donné par la ville, n’avait daigné s’occuper de votre avenir, vous appeler avec moi à Paris et songer à votre établissement ?

MARIE.

Je ne l’oublie pas, ma tante.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Vous semblez n’y pas penser assez. Depuis quelque temps vous êtes distraite, préoccupée ; ce n’est pas naturel.

GERVAISE, regardant au loin.

Madame, madame, j’aperçois le cortège qui commence à défiler.

MADAME DE SAINT-CERNIN, se levant.

Allons voir, d’autant plus que je ne suis pas très rassurée ici ; nous sommes près de la ménagerie, et l’on dit qu’il n’est pas rare de voir des animaux briser les barreaux de leurs cages : la rencontre de pareils promeneurs me serait peu agréable.

GERVAISE.

Je le crois bien ! aussi quelle idée de placer d’aussi vilaines bêtes dans un si beau jardin !

LANTHEUIL, entr’ouvrant la charmille à voix basse.

Marie !... mm mot, de grâce !

MARIE, poussant un cri.

Ah !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Qu’est-ce que c’est ?... auriez-vous vu quelque chose ?

GERVAISE.

Une bête féroce peut-être ?

MARIE.

Non, non !... mais je me sens tellement lasse... je ne pourrais faire un pas.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Il va donc falloir rester ici jusqu’au retour du cortège.

GERVAISE.

Oh ! madame, que c’est beau !... voyez donc que de monde...

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Oui, vraiment, c’est un magnifique spectacle.

LANTEUIL, passant la tête à travers la charmille, à voix basse.

Marie, ne pourrai-je donc plus vous voir comme autrefois à Tours, où nous étions si heureux ?

MARIE, à voix basse.

Hélas ! il ne faut plus peut-être songer ! ce temps-là.

LANTHEUIL, de même.

N’y plus songer ? pourquoi ?

MARIE, de même.

On veut me marier.

LANTHEUIL, de même.

Et vous pourriez y consentir ?

MARIE, de même.

Quel moyen aurais-je de résister ?

On entend des cris au dehors.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Ah ! c’est le roi qui passe ! et je ne puis le voir, ce bon roi qui nous veut tant de bien !

LANTHEUIL, à voix basse.

Ce moyen, si vous m’aimiez, Marie, vous le trouveriez.

MARIE, de même.

Que dois-je donc faire ?

LANTHEUIL, de même.

Eh bien, demain... à la nuit close... sous votre fenêtre.

MARIE, se levant.

Monsieur !...

Des groupes commencent à passer dans le fond. Lantheuil disparaît.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Vous vous sentez donc mieux, ma nièce ?

MARIE.

Oui, ma tante, éloignons-nous.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

C’est cela, venez, et allons nous assurer d’une bonne place pour le retour du roi.

Elles sortent d’un côté.

 

 

Scène II

 

GERVAISE, LE COMTE DE TRÉVILLE, LE MARQUIS DE RIEUX, MONTGLAT et AUTRES GENTILILOMMES

 

MONTGLAT.

Les enragés ! tout Paris sera enroue ce soir s’ils continuent à crier ainsi.

TRÉVILLE.

Et quelle foule pour saluer le futur... ne se nommera-t-il pas Charles ?

MONTGLAT.

Eh ! non, Louis.

DE RIEUX.

Ce sera Louis XIV ! si Dieu lui prête vie !... cordieu ! qu’il se dépêche donc de grandir ! Du reste, il est déjà le bienvenu, car cet enfant-là donnera de la force à sa mère pour briser la tête du serpent.

TRÉVILLE

Et le serpent ?

MONTGLAT.

C’est le cardinal !

TRÉVILLE.

Nous y aiderons, et j’espère bien que l’affaire sera faite avant que l’enfant soit sevré.

DE RIEUX.

Dieu le veuille ! et en l’honneur du royal poupon, jurons tous...

Quelques-uns tendant la main vers Rieux.

d’aller faire bombance aujourd’hui.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, CHAMILLY

 

CHAMILLY, paraissant dans le fond.

Bien dit, marquis de Rieux ! j’en suis !

TOUS.

Eh ! c’est Chamilly ! vivat !

TRÉVILLE.

C’est notre brave chevalier !

DE RIEUX.

J’aurais dû me douter qu’il n’était pas loin, lorsqu’il s’agit de table, de femmes ou de cartes !...

MONTGLAT.

D’un coup de main ou d’un coup de tête...

TRÉVILLE.

Du guet à rosser ou de bourgeois à mettre en déroute...

DE RIEUX.

On entend un : Me voilà ! et c’est Chamilly qui se montre.

CHAMILLY.

Vous me flattez, messieurs.

DE RIEUX.

Non pas ; aussi le frère même du roi, monseigneur Gaston d’Orléans, qui s’y connait, l’a-t-il admis à l’honneur de figurer dans ses tapages nocturnes. Voyons, Chamilly, qu’as-tu fait de beau depuis quelques jours ? la bande infernale s’est-elle signalée ?

CHAMILLY, d’un ton d’insouciance.

Oh ! rien qui vaille la peine d’être redit. Des écriteaux changés de place, des vitres cassées, un commissaire battu et grisé, une mêlée sur le Pont au-Change avec des laquais, dont trois furent jetés à l’eau.

DE RIEUX.

Mais c’est déjà gentil !

CHAMILLY.

Bah ! les vitres ont été remises, le commissaire a recouvré la raison, les hommes ont été repêchés ; pas de résultat. Ainsi laissons cela, messieurs, et parlons du diner. Mon intention serait de vous régaler tous et largement chez Puyvert !

TOUS.

Bravo ! bravo !

CHAMILLY.

Mais je n’en ferai rien, vu que mon crédit est mort dans tous les cabarets de Paris...

On rit.

J’ai joué toute la nuit.

TOUS, excepté de Rieux.

Nous aussi !

CHAMILLY.

Perdu toute la nuit !

TOUS, excepté de Rieux.

Nous aussi.

CHAMILLY.

Et il ne me reste qu’une pistole.

TOUS.

Et à nous rien !

CHAMILLY.

Vertudieu ! mes maîtres, que parliez-vous donc de bombance ?

DE RIEUX.

Un instant ! moi, messieurs, j’ai joué aussi, mais j’ai gagné et je régale... mon escarcelle est pleine, et nous la viderons ensemble.

TOUS.

Vivat !

CHAMILLY.

Ton escarcelle ? mais il n’en reste que les cordons.

DE RIEUX, portant la main à sa ceinture.

Miséricorde ! il dit vrai.

On rit.

J’ai été voté ! c’est cela ! dans cette foule, tandis que, comme un vrai badaud, je regardais passer le cortège !

CHAMILLY.

Vous riez de ça, vous, messieurs ; mais, par les cloches qui ont sonné mon baptême, un bon dîner perdu n’est pas chose plaisante. Vive Dieu ! mes gentilshommes, à la rescousse ! il ne sera pas dit que Chamilly et ses dignes compagnons auront un jour de fête mangé leur pain se « à la fumée des cuisines ». Il nous faut finance et bombance.

MONTGLAT.

Mais quel moyen employer ?

CHAMILLY.

Pardieu ! le plus simple et le plus divertissant ! le marquis de Rieux a été volé. On reprend son bien où on le trouve. La bourse du citadin est endimanchée aujourd’hui ; à notre tour, guettons les escarcelles qui pendent et coupons les cordons ! Il faut qu’un de ces bons bourgeois qui sont là, bouche béante, comme des canards altérés, paie l’écot !

DE RIEUX.

Embrasse-moi, chevalier, l’idée est sublime, et c’est moi qui la mettrai à exécution. Je suis le volé, je serai le voleur !

TRÉVILLE.

Diable ! diable ! messieurs, songez-vous que votre beau projet de couper des cordons peut nous valoir à chacun une corde ?

DE RIEUX.

Une corde ! Monsieur de Tréville, sommes-nous donc des manants ?

TRÉVILLE.

Sois assuré, mon cher marquis, que tout bon gentilhomme que tu es, si le cardinal-duc a un jour ta pendaison en tête, dût-il, pour cela faire, te fournir un licol de soie, avec de beaux coulants d’or, c’est un plaisir qu’il ne se refusera pas.

CHAMILLY, à part et d’un air sombre.

Le cardinal !

MONGLAT.

Le ciel confonde Tréville et ses sottes prévisions ! il vient nous refroidir ; voyez Chamilly, il a l’air tout décontenancé.

CHAMILLY, se remettant de son trouble.

Moi, messieurs, nullement ; allons, allons, à l’œuvre !

DE RIEUX.

À la bonne heure ! je suis prêt, et je réponds de la réussite.

MONGLAT.

Guettons le gibier. Tous remontent le théâtre et semblent épier les mouvements des promeneurs.

DE RIEUX.

Silence, en voici un qui s’avance en manière d’homme important : si j’en juge d’après son bonnet fourré, sa longue veste noire frangée et garnie de martre comme dans le cœur de l’hiver, ce doit être au moins un marchand de fromage de Hollande, ou bien un membre de la diète polonaise.

CHAMILLY.

N’y touchez pas, c’est Jacomény, mon usurier !

MONTGLAT.

Et le mien !

TRÉVILLE.

Et le mien !

DE RIEUX.

Raison de plus.

CHAMILLY.

Non, messieurs, respect à lui ; en le volant, nous aurions l’air de vouloir nous venger.

D’un air de contrition.

Ne mêlons pas des passions mauvaises à nos bonnes intentions de plaisir et de joie.

DE RIEUX.

Bon, voici la foule qui se porte en masse de ce coté : en avant, Montjoie et Saint-Denis, je saurai bien trouver ma victime moi-même.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, excepté DE RIEUX

 

TRÉVILLE.

Eh bien, quand dînons-nous !

CHAMILLY.

Tu es bien pressé, on est allé aux provisions.

MONTGLAT, examinant toujours ce qui se passe, ainsi que les autres.

Voilà qu’il accoste un petit jeune homme, une espèce d’oison de province, qui s’en vient humer le bon air à Paris, et dont l’escarcelle à pointes d’acier brille au soleil à réjouir le cœur.

CHAMILLY.

Il ne prétend pas, je l’espère, agir ouvertement, il s’agit d’adresse et non de violence,

MONTGLAT.

Non ; tous deux se mêlent à la foule, on ne voit plus que leurs deux têtes, ils semblent s’éloigner l’un de l’autre, ils se rapprochent, bravo ! une bande nombreuse de badauds vient de survenir, et imprime à la foule un mouvement qui peut être favorable.

CHAMILLY, regardant ainsi que Tréville.

Mais c’est une bagarre !

TRÉVILLE.

Voici de Rieux !

CHAMILLY.

Il tient l’escarcelle.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, DE RIEUX, puis LANTHEUIL

 

TOUS.

Vivat ! vivat !

MONTGLAT.

L’oison est plumé.

DE RIEUX, en riant aux éclats.

L’oison, c’est moi, messieurs, c’est moi qui suis volé de nouveau, volé deux fois, car la sacoche est vide, et tandis que je faisais le coupe-bourse, un tire-laine me soulevait mon manteau.

Rire général.

MONTGLAT, regardant au fond.

Eh ! bon Dieu, je crois que voilà une visite qui nous arrive.

CHAMILLY.

Qu’est-ce que c’est ?

LANTHEUIL, paraissant tout-à-coup, et arrachant son escarcelle des mains de de Rieux.

Ceci est à moi, et vous me l’avez volé !

On rit.

CHAMILLY, à part.

Que vois-je ? c’est Charles de Lantheuil !

DE RIEUX, en riant.

Vous pouvez la reprendre avec tout ce qu’elle contient.

On rit.

LANTHEUIL.

Vous êtes un misérable !

On rit.

un fripon !

On rit plus fort.

DE RIEUX.

Il est très drôle !... je crois qu’il se fâche !

LANTHEUIL.

Vous me rendrez raison.

DE RIEUX, riant.

Non, mon ami, non, je ne vous rendrai pas rai son. Qui êtes-vous, monsieur ?

LANTHEUIL.

Et vous, monsieur ?

DE RIEUX, avec impertinence et dédain.

Puisqu’il faut se faire connaître, on me nomme Guy de Sourdiac, de Montmaur, marquis de Rieux ; je suis capitaine dans les armées de sa majesté le roi de France. Maintenant, monsieur, êtes-vous gentilhomme, et quel est votre nom ?

CHAMILLY, se précipitant entre eux et saisissant la main de Lantheuil.

Il se nomme Charles de Lantheuil, et il est mon ami.

LANTHEUIL.

Chamilly !

Il se jette dans ses bras.

DE RIEUX.

Tu le connais donc ? Lantheuil, qu’est-ce que c’est que ça ?

CHAMILLY.

Oui, il est mon ami, mon meilleur ami, car il est le seul qui m’ait toujours laissé puiser dans sa bourse.

DE RIEUX.

Je ne m’étonne pas qu’elle soit vide.

LANTHEUIL.

Pouvais-je moins faire pour celui qui m’a sauvé la vie ?

DE RIEUX.

Bah !

CHAMILLY.

La moindre chose : un soir, il y a six mois, il était attaqué par des tire-laines, je vins à son secours...

TRÉVILLE.

Des tire-laines ! alors, mon gentilhomme, vous devez en avoir la grande habitude, et l’affaire doit en rester là.

MONTGLAT.

Oui, oui, ce n’est pas pour si peu de chose qu’on doit braver les édits de Richelieu.

CHAMILLY.

Eh ! toujours ce nom ! voyons, Lantheuil, il ne s’agit ici que d’une plaisanterie que j’ai conseillée moi-même. Qu’on se donne la main, et pour sceller la réconciliation, tu dineras avec nous, si nous dînons.

TRÉVILLE.

Au fait, il est temps d’y songer, il faut que chacun de son côté s’occupe de ce grave intérêt. Marquis de Rieux, tâchons de rejoindre l’usurier Jacomény, nous avons bien encore quelques gages à laisser entre ses mains, il nous prêtera là-dessus.

CHAMILLY.

Soit fait ainsi qu’il est dit ! Vous, messieurs, tentez aussi quelques efforts.

CHAMILLY.

Les miens seraient parfaitement inutiles.

DE RIEUX.

Nous espérons être plus heureux : rendez-vous général dans deux heures au Cours-la-Reine, à la maison Rouge... Sans rancune, monsieur de Lantheuil !

LANTHEUIL.

Sans rancune.

 

 

Scène VI

 

LANTHEUIL, CHAMILLY

 

CHAMILLY.

Eh bien, Charles, où en sont tes amours avec ta belle et noble orpheline de la Touraine ?

LANTHEUIL.

Je l’ai revue tantôt, un seul instant, ici même.

CHAMILLY.

Tes affaires avancent-elles ?

LANTLEUIL.

Moins que jamais ; j’ai appris d’elle qu’on veut la marier, et sans doute son voyage à Paris n’avait pas d’autre but.

CHAMILLY.

Diable ! il faut empêcher cela.

LANTHEUIL.

Et comment ?

CHAMILLY.

Tu pourrais tuer le mari.

LANTHEUIL.

J’y avais pensé, mais je ne le connais pas.

CHAMILLY.

Ah ! c’est un obstacle.

LANTHEUIL.

Et puis, cela me donnerait-il l’espoir d’obtenir celle que j’aime ? Marie, vous le savez, est d’une haute et puissante famille, et moi, simple gentilhomme, sans titre...

CHAMILLY.

C’est vrai ; mais elle n’a pas le sou, et cela rap proche terriblement les distances. Jusqu’à présent tu t’es borné à des soupirs, à des œillades, à des serrements de main...

LANTHEUIL.

Le véritable amour est si timide !

CHAMILLY.

Le véritable amour est un sot quand il laisse échapper l’occasion. Il faut prendre un parti.

LANTHEUIL.

Elle-même a semblé m’y encourager.

CHAMILLY.

Tu vois donc bien ! Sais-tu ce que je ferais à ta place, moi ? je l’enlèverais !

LANTHEUIL.

Ah ! chevalier !

DE RIEUX.

Voilà comme il faut conduire les affaires, comme on égalise les rangs comme on renverse les obstacles.

LANTHEUIL.

Mais l’enlever...

CHAMILLY.

En l’avertissant, bien entendu ! On lui écrit une lettre bien pressante, bien brûlante, bien désespérée...

LANTHEUIL.

Je n’oserai jamais.

CHAMILLY.

Attends, je vais te la dicter.

Il frappe sur la table qui est sous le hangar.

Holà ! quelqu’un !

À un garçon qui se présente.

Deux bouteilles de clairet et de quoi écrire.

Le garçon se retire.

Il me reste une pistole, c’est à tes amours que je la consacre.

LANTHEUIL.

Comment, ici, dans ce jardin ?

CHAMILLY.

Nous y sommes plus seuls que partout ailleurs, la foule guette le retour du roi et nous avons du temps devant nous.

Le garçon a servi ce qu’on lui a demandé, vin, biscuits, papier et encre, et il s’en va.

Assieds-toi là, et prends la plume.

LANTHEUIL.

Que me conseillez-vous là, chevalier ? J’hésite, je l’avoue, je crains...

CHAMILLY.

Pas de crainte ! et écris.

LANTHEUIL.

Allons !... mademoiselle...

CHAMILLY.

Qu’est-ce que c’est que ça ? veux-tu bien mettre : « Belle et adorée Marie... » Voilà deux épithètes qui ne peuvent jamais nuire.

Il dicte.

« Une odieuse tyrannie s’appesantit sur vous ; on veut vous marier ; ni vous ni moi ne devons le souffrir. Vous savez à quel point je vous aime... »

LANTHEUIL.

Oh ! que cela est vrai !

CHAMILLY, dictant.

« Vous m’aimez... ? »

LANTHEUIL.

Mais c’est à peine si j’en suis sûr !

CHAMILLY.

Est-ce qu’il faut avoir l’air de douter de ces choses-là !

Il dicte.

« Vous serez à moi, Marie ! Jamais vous n’appartiendrez à un autre, ou cet  autre, je le tuerai !... »

LANTHEUIL.

Oh ! des menaces...

CHAMILLY.

Très bien ! très bien ! ça fait peur ! va toujours !

Il dicte.

« Un seul moyen nous reste, c’est de fuir ensemble, et de forcer par là vos persécuteurs de consentir à notre union. Vous m’approuverez, Marie ! Vous vous confierez à mon amour et à ma loyauté, ou je ne réponds plus de mon désespoir ! » Maintenant, mets l’adresse.

LANTHEUIL, se levant.

Je n’oserai jamais faire parvenir cette lettre.

CHAMILLY.

Oui-dà ? eh bien ! je m’en charge, moi ! tu seras heureux, tu épouseras celle que tu aimes, je l’ai mis dans ma tête.

Il plie la lettre et la place dans sa poche.

LANTHEUIL.

Ah ! s’il était vrai, je ne troquerais pas mon sort contre celui du puissant Richelieu.

CHAMILLY

Tais-toi, Lantheuil ! ne prononce jamais ce nom là devant moi.

LANTHEUIL.

Qu’entends-je ?

CHAMILLY.

Il semble qu’ils aient juré tous d’assombrir cette journée, c’est la troisième fois que ce nom fatal est jeté au travers de nos gais entretiens : me voilà tout triste à présent !

LANTHEUIL.

En effet, mon ami, j’ai plus d’une fois remarqué l’effroi subit qui vient succéder à votre joyeuse humeur, au nom seul du cardinal.

CHAMILLY.

C’est qu’entre le cardinal et moi il y a un terrible mystère.

LANTHEUIL.

Est-il possible ?

CHAMILLY.

Tu t’étonnes, car tu ne connais pas mon histoire ; je ne le l’ai jamais racontée, ni à toi, ni à d’autres ; et pourtant j’aurais besoin, je le sens là, de trouver un ami qui pût me comprendre et me conseiller.

LANTHEUIL.

Mon dévouement vous est connu, chevalier ! ouvrez-moi votre cœur.

CHAMILLY.

Eh bien ! oui ! j’en ai trop dit d’ailleurs pour ne pas achever : le peu de mots que j’ai prononcés te tromperait peut-être, et je ne veux pas que tu me prennes pour un de ses sicaires quand je suis une de ses victimes.

LANTHEUIL.

Vous, chevalier, vous, si gai, si insouciant ?

CHAMILLY.

Parfois ! mais, parfois aussi, tu l’as observé toi-même, une pensée cruelle vient me saisir au milieu de mes accès de folle gaité ; car ma vie ne m’appartient plus, et cette âme que Dieu m’a faite habite dans un corps qui n’est plus à moi.

LANTHEUIL.

Je ne vous comprends pas.

CHAMILLY.

Tu vas me comprendre quand je t’aurai fait lire dans mon passé : il nous reste un flacon, vidons-le, et prête-moi l’oreille. Ma naissance t’est connue ; tu sais que je suis fils d’un Montmorency, qui, malheureusement, oublia d’épouser ma mère, mais qui, en me reconnaissant plus tard, répara du mieux qu’il put cette légère omission ; mes deux parents, Henri et Boutteville de Montmorency sont morts, et c’est Richelieu qui les a tués.

LANTHEUIL.

Je sais cela.

CHAMILLY.

Aussi vais-je arriver tout de suite à ce qui me concerne ; mais auparavant buvons ! buvons à la mémoire de ceux qui ne sont plus !

LANTHEUIL.

À leur mémoire !

Ils se lèvent et boivent.

CHAMILLY, se rasseyant.

Il y a cinq ans, j’en avais vingt, j’étais lieutenant dans le régiment des gendarmes de Ventadour, et je résolus de m’armer contre ce prêtre qui m’avait forcé de chanter le requiem de toute ma famille. Plusieurs officiers de l’armée de mon seigneur Gaston d’Orléans se mirent à comploter contre la vie du cardinal : j’étais du nombre.

LANTHEUIL.

Projet d’insensés.

CHAMILLY.

Pour enchaîner plus sûrement notre fidélité les uns envers les autres, nous avions signé un engagement ; nous l’avions signé de notre sang ! eh bien ! parmi nous il y avait un traitre, et deux jours après, ce fatal traité était entre les mains du cardinal.

LANTHEUIL, avec effroi.

Du cardinal !

CHAMILLY.

Aussi dès le lendemain j’étais libre de m’étendre tout de mon long sur la paille d’un cachot, dans le donjon de Vincennes.

LANTHEUIL.

Grand Dieu !

CHAMILLY.

J’ignorais la trahison dont mes camarades et moi nous étions les victimes, et je prenais ma captivité en patience, lorsqu’un soir on entre dans mon cachot, on me fait monter dans un carrosse et l’on me conduit avec une honnête escorte jusqu’au petit Luxembourg, où logeait alors le cardinal-duc. Je ne tardai pas à paraître devant lui, et je le trouvai dans son costume d’église, debout, l’air hautain et se caressant la moustache. Quoique un peu déconcerté, ma fierté voulait tenir tête à son orgueil ; mais il m’imposa silence, et d’une voix sèche et brève ! « Monsieur de Chamilly, me dit-il, vous avez mérité la mort comme traître au roi et pour avoir voulu tuer son ministre ! si je vous envoie devant la chambre de l’Arsenal, vous n’en sortirez que pour aller à la place de Grève ou au carrefour Saint-Paul, la corde sur les épaules ! Je pense, monsieur, que vous ne nierez pas votre signature ! » Et il me montra du doigt mon nom écrit de mon sang au bas du funeste engagement ! Que faire ? Je baissai la tête et ne répondis point. Il me scruta l’âme quelque temps de son regard d’hyène, puis il ajouta : « Il faut que vous mouriez ! Cependant il n’est pénible de voir encore le sang des Montmorency couler sur l’échafaud ; je veux vous sauver la honte du supplice, et vous-même exécuterez votre arrêt... »

LANTHEUIL.

Est-il possible !

CHAMILLY.

Tu comprends ce que je devins en entendant de telles paroles. Il poursuivit : « Les Espagnols sont entrés en Picardie, ils se sont emparés de plusieurs villes, et Paris même est menacé : je vous nomme capitaine d’une des compagnies de volontaires qui vont marcher pour reprendre la cité de Corbie tombée en leur pouvoir : Allez combattre, monsieur, et faites-vous tuer ! je vous l’ordonne ! »

LANTHEUIL.

Achevez !

CHAMILLY.

Oui, mais buvons ! car rien ne dessèche le gosier comme de pareils souvenirs !

Ils boivent.

Quand je l’eus remercié de m’avoir du moins choisi une mort honorable, il exigea ma parole de gentilhomme que je ne chercherais pas à me soustraire par la fuite à ma condamnation. Je la lui donnai.

LANTHEUIL.

Quel horrible traité ! Et qu’avez-vous donc fait, chevalier, pour vous en affranchir ?

CHAMILLY.

Rien, mon ami ; tout, au contraire, pour qu’il s’exécutât ! Si je te racontais toutes les actions d’éclat que je fis dans cette campagne, je n’en finirais pas ; toujours le premier au feu, souvent seul au milieu des ennemis, frappant d’estoc et de taille, je cherchais partout la mort, et partout je trouvais la victoire ! C’est à peine si quelques coups de piques espagnoles trouèrent mon pourpoint et mon manteau ! Le diable, qui veut sans doute que je sois pendu, semblait me protéger ! Enfin que te dirai-je ? le moment vint où l’on parla de donner l’assaut à la ville de Corbie que nous assiégeons. Pour me soustraire à l’échafaud, je ne comptais plus que sur l’huile bouillante, les grenades et les pots-à-feu ! Pas du toute la ville capitula ! J’ai toujours eu du malheur ! Buvons à la santé des enfants de Paris que je commandais et qui firent merveilles dans ces sanglantes affaires.

Il se lève le verre à la main.

LANTHEUIL, se levant.

À la santé des enfants de Paris !...

Ils boivent, puis ils s’asseyent.

Mais le cardinal ?

CHAMILLY.

Ah ! le cardinal ? depuis ce temps il semble m’oublier ; mais sans me perdre de vue pourtant, car notre traité de sang dure encore, et m’a fait son esclave !... Je dois, par son ordre, paraître devant lui à des époques marquées ; il faut que ma présence lui dise : Votre victime est toujours prête quand vous voudrez frapper !

LANTHEUIL.

Oh ! mon Dieu ! vous me faites trembler !

CHAMILLY.

Tu comprends maintenant, Lantheuil, pourquoi mon visage se rembrunit à son nom ! tu comprends quelle image affreuse vient me glacer l’âme, même au sein des plaisirs ? Puis-je rêver l’ambition ou le bonheur, moi à qui l’ordre de mourir peut arriver d’un instant à l’autre ? et pourtant, j’ai franchement aussi quelquefois mes jours de joie et d’oubli ! ce corps que le bourreau peut venir réclamer demain, je le jette à l’orgie pour le dérober à l’échafaud ! Allons ! que les saints me soient en aide, et vidons le reste de ce clairet épicé en l’honneur de ma verte vieillesse ! je suis peut-être plus vieux que je ne pense !

Il a rempli les verres.

LANTHEUIL, se levant.

À la mort du cardinal !

CHAMILLY, se levant et lui saisissant le bras.

Silence, imprudent ! jette ce vin, Charles ! il le brûlerait la gorge en passant ! renie ce mot ! non, je ne veux pas que pour moi une idée de haine aille se loger dans ton cœur d’amoureux ! jette ce vin !

Il lui arrache le verre et jette le vin par terre.

Eh ! mon Dieu, je suis moins à plaindre qu’un instant d’humeur noire n’a pu me le faire croire à moi-même ! n’est-il pas possible, que dans le fond de son cœur, le cardinal m’ait fait grâce ?

LANTHEUIL.

Grâce ? lui ?

CHAMILLY.

Pourquoi non ? une fois n’est pas coutume ! va, va, on ne m’enlèvera pas encore nos bons vins, nos folles orgies, mes créanciers toujours pleins de confiance, mes maîtresses qui m’adorent tant que le jeu m’est favorable, et mes amis qui m’aiment dans ma bonne comme dans ma mauvaise fortune ! un surtout, mon confident aujourd’hui, qui s’est parfois refusé à partager mes plaisirs, mais qui sera là sans cesse pour partager mes peines et les alléger. N’est-il pas vrai, Charles ?

LANTHEUIL, se jetant dans ses bras.

Ah ! toujours !

CHAMILLY.

Bannissons donc les inquiétudes, et buvons à tes amours !

On entend au dehors des cris d’effroi ; des femmes et des bommes traversent le fond du théâtre en désordre ; Chamilly et Lantheuil courent au-devant d’eux.

 

 

Scène VII

 

GERVAISE, LANTHEUIL, CHAMILLY, HOMMES et FEMMES

 

LANTHEUIL.

Qu’est-ce donc ?

CHAMILLY, arrêtant Gervaise.

Qu’y a-t-il ?

GERVAISE.

Au secours ! au secours !... il va nous dévorer.

CHAMILLY.

Qui cela ? parlez.

GERVAISE.

Hélas, messeigneurs, un ours qui s’est échappé de la ménagerie !

LANTHEUIL.

Un ours ?

CHAMILLY.

Eh ! vite, vite, Lantheuil, mettons-nous en chasse !

Ils sortent vivement.

 

 

Scène VIII

 

GERVAISE, HOMMES et FEMMES, MADAME DE SAINT-CERNIN

 

GERVAISE.

Où nous sauver, mon Dieu ? ah ! je n’ai plus de jambes !

MADAME DE SAINT-CERNIN, arrivant soutenue par un homme.

Gervaise ! Gervaise ! vous êtes ici, et ma nièce ?

GERVAISE.

Votre nièce, madame ? est-ce que je l’ai vue ? je n’ai vu que l’ours !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Un ours, Gervaise ? c’était un tigre, c’était un lion. 

UNE FEMME de la foule.

C’étaient deux lions.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Mais, ma pauvre nièce, où est-elle ? je l’ai perdue au milieu du tumulte.

GERVAISE.

Pourvu que l’ours ne l’ait pas trouvée.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Ah ! si je pouvais courir !

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, MONTGLAT

 

MONTGLAT.

Rassurez-vous, mesdames, rassurez-vous ! l’ours est mort !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Il est mort ? Dieu soit béni ! et qui est-ce qui l’a tué ?

MONTGLAT.

C’est le chevalier de Chamilly.

GERVAISE.

Ça doit être un bien brave homme.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Mais, Marie, ma chère Marie ?

Elle va vers le fond.

Ah ! qu’est-ce que je vois ? c’est elle !

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, CHAMILLY, portant Marie entre ses bras, puis LANTAEUIL, DE RIEUX, TRÉVILLE, etc.

 

CHAMILLY.

Un siège ! un siège !

On approche une chaise et l’on y place Marie.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Ah ! monsieur, que de reconnaissance !

CHAMILLY.

Cette jeune dame est de votre famille ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Eh ! monsieur, c’est ma nièce Mario d’Entraigues.

CHAMILLY, à part.

Qu’entends-je ? ah ! Lantheuil, nous avons manqué là une belle occasion.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

N’est-elle point blessée ?

CHAMILLY.

Non, madame, non ! un évanouissement. Mais, voyez, elle revient à elle.

MARIE, se ranimant.

Ma chère tante !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Marie, que je suis heureuse de te revoir !

CHAMILLY, à part.

Elle est charmante ! il a bon goût, mon ami Lantheuil.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Voilà ton libérateur.

MARIE.

Ah ! monsieur, que j’ai de grâces à vous rendre !

CHAMILLY.

Mademoiselle.

MARIE.

Sans lui, ma tante, vous ne m’auriez jamais revue.

Lantheuil, de Rieux et Tréville arrivent portant aussi des femmes évanouies dans leurs bras.

DE RIEUX.

Qu’est-ce qui réclame celle-ci ?

UNE FEMME de la foule.

C’est ma cousine.

DE RIEUX, la lui remettant.

La voilà.

TRÉVILLE, qui en porte une vieille.

Et celle-ci ? personne ne répond ?

DE RIEUX, à demi-voix.

Emporte-la chez toi.

TRÉVILLE, la déposant sur un banc.

Merci !

MADAME DE SAINT-CERNIN, qui donne des soins à Marie.

Comme elle est pâle encore ! un verre d’eau !

On apporte un verre d’eau, et tandis que madame de Saint-Cernin humecte les tempes de Marie, Chamilly dit à part.

CHAMILLY, à part.

Pardieu ! je profiterai de la circonstance pour servir les amours de mon ami.

Il tire de sa poche la lettre qu’il a dictée à Lantheuil, entr’ouvre l’aumônière de Marie et la glisse dedans.

LANTHEUIL, arrivant.

Qu’ai-je vu ? c’est Marie !

CHAMILLY, bas.

Silence ! ta lettre est à son adresse.

À ce moment, six hommes amenés par Jacques Sirois, ont été vus se glissant dans la foule et s’approchant de Chamilly ; l’un d’eux lui jette un mouchoir sur la bouche pendant que les autres l’enlèvent : Lantheuil s’occupe de Marie.

CHAMILLY.

Ah !

JACQUES SIROIS, à demi-voix.

Taisez-vous ! 

On enlève Chamilly : la foule est occupée des divers intérêts qui l’agitent et ce mouvement lui échappe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente la salle d’un château. Porte au fond ; portes latérales ; fenêtres à gauche du spectateur, ouvrant sur les jardins. À droite, table couverte d’un tapis ; un grand fauteuil, des sièges.

 

 

Scène première

 

LACHENAYE, JACQUES SIROIS entrant chacun par une porte latérale

 

LACHENAYE.

Salut à messire Jacques Sirois, brave archer et digne confident de monseigneur le cardinal de Richelieu !

JACQUES SIROIS.

À messire Lachenaye, premier valet de chambre du roi, salut !

LACHENAYE.

La santé de son éminence est bonne ?

JACQUES SIROIS.

Meilleure qu’il ne conviendrait à la cabale que dirige sa majesté la reine.

LACHENAYE.

Mais je n’en fais point partie, moi, vous le savez.

JACQUES SIROIS.

Je le souhaite pour vous... Et comment se porte le roi Louis XIII ?

LACHENAYE.

À merveille !... Il daigne se porter à merveille, ce grand roi.

JACQUES SIROIS.

Et la jeune orpheline de Touraine, la jolie Marie d’Entraigues...

LACHENAYE.

Vient d’arriver dans ce château ! amenée par moi avec sa noble tante. Le roi, qui depuis trois mois la voit de temps en temps, chez la comtesse de Soissons, veut beaucoup, mais beaucoup de bien à celle jeune fille.

JACQUES SIROIS.

 Eh ! pardieu, je le sais !... Mais dites-moi, mes sire Lachenaye, quel intérêt peut avoir le roi à marier celle-là ?

LACHENAYE.

Un tout simple... Vous savez les propos, les quolibets qui ont poursuivi les innocentes relations de sa majesté avec Mlle d’Hautefort et Lafayette ?... Ce grand roi veut aujourd’hui que le nom d’un mari serve de voile à la nouvelle et douce occupation de son cœur.

JACQUES SIROIS.

Ah ! je comprends !... Mais je ne devine pas quel intérêt a son éminence à choisir l’époux.

LACHENAYE.

Vous avez bien peu de sagacité !... N’importe-t-il pas à ce grand ministre d’avoir près de l’amie du roi un homme qui lui soit tout dévoué, qui use de son influence sur elle pour l’empêcher d’entrer dans les complots tramés contre le cardinal ?

JACQUES SIROIS.

Oh ! c’est juste !

LACHENAYE.

Et le jeune seigneur est-il venu ?

JACQUES SIROIS.

Nous l’avons enlevé dans le jardin des Tuileries, jeté dans une litière fermée, et l’on vient de le déposer là.

Il indique la porte latérale.

Il y a passé la nuit... Et tout est-il préparé ici ?

LACHENAYE.

Oui, les dernières dispositions sont faites.

JACQUES SIROIS.

Vous n’oublierez pas que son éminence doit se rendre en ce château ?

LACHENAYE.

Je le sais, et je l’attends.

CHAMILLY, dans la coulisse.

Allez tous au grand diable d’enfer !

JACQUES SIROIS.

J’entends mon indocile prisonnier.

 

 

Scène II

 

LACHENAYE, JACQUES SIROIS, CHAMILLY, entrant vivement par une porte latérale

 

CHAMILLY.

Je vous dis encore une fois que je m’ennuie, et que je vous parler au maître... ou à la maîtresse du logis.

À Lachenaye qu’il aperçoit.

Ah ! mille pardons, monsieur... je ne vous avais pas vu d’abord.

LACHENAYE.

Si M. de Chamilly se trouve mieux dans cette salle que dans la chambre où on l’avait placé, il y peut demeurer.

CHAMILLY.

Bien reconnaissant !...

Se tournant vers Jacques Sirois.

Ah çà ! mais mon silencieux ravisseur, plus je vous examine, plus il me semble que j’ai vu votre figure quelque part !... N’étiez-vous pas avec moi au siège de Corbie ?

JACQUES SIROIS.

C’est possible.

CHAMILLY.

Et au service de qui êtes-vous donc maintenant ?

JACQUES SIROIS.

Vous l’apprendrez.

CHAMILLY.

Au moins, dites-moi ou je suis.

LACHENAYE.

Patience, chevalier... patience !

CHAMILLY.

Je crois que j’ai deviné. Voyons, avouez-le ; il faudra toujours bien que je le sache... C’est une femme, n’est-ce pas, qui m’a fait conduire en ce château ?

JACQUES SIROIS.

Une femme ?

CHAMILLY.

Rien n’est plus commun que de pareilles aventures. Une chose semblable n’est-elle pas arrivée tout récemment au marquis de Rieux ?

LACHENAYE.

Quelle que soit la personne qui vous a fait venir ici, préparez-vous à paraître devant elle.

CHAMILLY.

Ah ! diable !... elle va se montrer à moi ?

LACHENAYE.

Sous peu d’instants elle entrera dans ce château.

CHAMILLY.

À merveille !... Et dites-moi, vous l’avez vue, vous ?

LACHENAYE.

J’ai l’honneur de l’approcher souvent.

CHAMILLY.

Est-elle un peu jolie ?

LACHENAYE, souriant.

Mais... les gens qui l’ont trouvée laide ne se sont jamais avisés de le lui dire.

CHAMILLY.

Oui-dà ?... j’en étais sûr !... c’est une haute et puissante dame !... Ne pouvez-vous d’avance me révéler son nom ?

LACHENAYE.

Pourquoi pas ?

CHAMILLY.

Ah ! enfin !... Eh bien ! cette jolie châtelaine ?

LACHENAYE.

C’est son éminence monseigneur le cardinal de Richelieu.

CHAMILLY.

Ah ! mon Dieu !... je suis perdu !

LACHENAYE.

Nous vous laissons, chevalier ; mais si vous besoin de quelque chose, tout le monde ici s’empressera de vous satisfaire.

CHAMILLY.

Merci... je n’ai pas faim.

Lachenaye et Sirois sortent.

 

 

Scène III

 

CHAMILLY, seul

 

Richelieu !... Allons, le moment approche... mon juge va paraître, et personne ne soupçonnera mon sort !... excepté peut-être Lantheuil, mon ami, mon unique confident... Etrange situation que la mienne !... courbé sous la volonté d’un homme qui joue avec ma vie, comme le tigre avec sa proie !... ne pas pouvoir répondre d’un jour, d’une heure, d’un instant !... toujours l’épée de Damoclès suspendue sur ma tête... Eh bien ! qu’il tranche donc le fil, et que tout soit dit !... Mais pourtant, si j’avais tort de m’alarmer ?... Que diable : si le cardinal voulait de ma vie, il y a longtemps qu’il l’aurait prise !... Malgré moi, je ne sais quelle vague espérance me dit que je ne dois pas mourir encore !... Quelles nouvelles raisons pourraient l’engager à me frapper aujourd’hui ?... Non... je vivrai... tout me l’assure, je vivrai  !... et mes créanciers ne perdront pas encore le seul gage que j’aie à leur offrir.

Il s’approche de la porte du fond.

Eh ! mais, qu’entends-je ?... Il me semble qu’on pose des sentinelles en dehors de cette porte ?...

Il écoute.

Oui, c’est leur pas lent et mesuré !... Oh ! ça va mal... ça va très mal !

 

 

Scène IV

 

JACQUES SIROIS, CHAMILLY

 

JACQUES SIROIS.

Monsieur le chevalier de Chamilly, votre épée !

CHAMILLY.

Mon épée ? ah ! la voici !

Il la lui remet.

JACQUES SIROIS.

Vous n’avez point d’autres armes cachées ?

CHAMILLY, se découvrant la poitrine.

Voyez !

JACQUES SIROIS.

C’est bien !

CHAMILLY.

Mais enfin que veut-on faire de moi ?

JACQUES SIROIS.

Vous allez le savoir, attendez !

Il se retire en emportant l’épée de Chamilly. La porte du fond se referme.

CHAMILLY, seul un moment.

Ô mes beaux rêves, vous vous êtes évanouis bien vite ! allons ! si c’est mon arrêt, écoutons-le du moins le regard fixe et la tête levée.

On entend du mouvement au dehors, le cardinal de Richelieu paraît à la porte du fond : il entre suivi de Jacques Sirois armé de son arquebuse. Un homme a remis des papiers au cardinal et se retire ; la porte se referme.

 

 

Scène V

 

RICHELIEU, CHAMILLY, JACQUES SIROIS au fond, appuyé sur son arquebuse

 

Richelieu s’avance lentement, va s’assoir à la table de droite sur laquelle il dépose les papiers qu’il tient à la main.

CHAMILLY, à part.

Du courage !

RICHELIEU, assis et parcourant les papiers sans regarder Chamilly.

Approchez, monsieur de Chamilly.

CHAMILLY, à part.

Va-t-il donc me lire mon arrêt lui-même, et cet homme est-il là pour l’exécuter ?

RICHELIEU.

Qu’avez-vous fait, monsieur, des mois, des années que je vous ai laissés pour vous donner le temps du repentir ?

CHAMILLY.

Ma foi, monseigneur, j’ignorais à quel emploi vous destiniez mes instants.

RICHELIEU.

Vous avez joué, monsieur ! malgré les ordonnances, vous avez fréquenté les brelans, au milieu de ce que Paris renferme de fendeurs, d’escrocs et de spadassins.

CHAMILLY.

J’avoue, monseigneur, qu’il se pourrait bien faire que tous mes compagnons ne fussent pas d’une probité avérée, car bien que j’ose me vanter de connaître à fond tous les jeux...

RICHELIEU, d’un ton colère.

Hein ?

CHAMILLY, se reprenant.

Oh ! pardon !

RICHELIEU.

Continuez !

CHAMILLY, balbutiant.

Je voulais vous faire entendre que... j’ai plus perdu que gagné.

RICHELIEU.

Je le sais... aussi, vous avez ajouté un scandale à un autre : vos dettes sont énormes. Vous devez six mille pistoles à l’usurier Jacomény.

CHAMILLY, avec étonnement.

Tant que cela ?

RICHELIEU.

Est-ce tout ? non, ce n’était point assez du jeu et du vol...

CHAMILLY, relevant la tête avec colère.

Du vol ?

Jacques Sirois fait tomber brusquement son arquebuse sur le parquet.

RICHELIEU.

Baissez le ton, s’il vous plaît, monsieur ! oui, du vol ! comment nommer autrement une dette faite lorsqu’on a vendu et dissipé son patrimoine et qu’aucun espoir ne reste de satisfaire son créancier ?

CHAMILLY.

Mais je jouais, monseigneur... et la fortune...

RICHELIEU, l’interrompant.

Ce n’était point assez de tout cela ; il fallait que la débauche fût de la partie ! vous avez hanté publiquement les tavernes et souffert qu’un fils de France marchât avec vous dans cette voie de honte et de perdition ! Ne vous en défendez pas, chevalier de Chamilly ! malgré l’expérience du passé, vous avez renoué vos anciennes relations avec Monsieur.

CHAMILLY.

Pour troubler le repos de quelques bourgeois de Paris, c’est possible, mais non plus celui de l’État.

RICHELIEU.

Vous n’avez point exécuté les conditions que je vous avais imposées. Monsieur, vous deviez mourir devant Corbie.

CHAMILLY.

J’ai fait tout ce qu’il fallait pour cela. Je jure par le Christ que jamais je n’ai pris autant de soins pour ménager ma vie que j’en ai mis alors à l’exposer. Ce sergent que voilà et qui doit me reconnaître comme je le reconnais à présent, peut al tester qu’il m’a vu au milieu de la mêlée et que j’y combattais en furieux, sans cuirasse et la poitrine découverte. Il était en même temps que moi devant Corbie ; j’invoque ici son témoignage... qu’il parle !

Sirois reste impassible.

RICHELIEU.

Il ne parlerait que si je lui en donnais l’ordre. Il se trouvait aussi comme vous à Castelnaudary, monsieur, mais non dans les mêmes rangs ! Écoutez-moi, il faut en finir ; voilà ce que nous ordonnons...

CHAMILLY, à part.

Allons donc ! qu’il se dépêche !

RICHELIEU, examinant Chamilly d’un regard scrutateur ; puis son visage s’éclaircit et il reprend d’un ton doux et presque familier.

Chevalier, il faut changer de vie et payer vos dettes.

CHAMILLY, stupéfait.

Plaît-il, monseigneur ?

RICHELIEU.

Oui, monsieur, un homme de votre nom, et qui, comme vous, a une large carrière...

Mouvement de Chamilly.

peut-être, ne doit pas choisir pour compagnons des gens de tripot et vivre aux dépens d’un usurier, d’un Jacomény ! il faut rompre avec les uns et payer l’autre.

CHAMILLY, à part.

Se raille-t-il de moi ?

RICHELIEU.

Vous m’avez entendu ?

CHAMILLY.

Parfaitement, monseigneur ! mais un point m’embarrasse.

RICHELIEU.

Lequel ?

CHAMILLY.

C’est que, pour payer, il faut que j’emprunte.

RICHELIEU, souriant.

Singulière façon de payer ses dettes.

CHAMILLY.

Je n’en ai pas d’autre. Tout ce que jo possède suffirait à peine pour satisfaire le dernier de mes créanciers dont Jacomény n’est que le chef.

RICHELIEU.

Miséricorde ! vous avez donc mené un train de prince, monsieur ?

CHAMILLY.

J’avais de rudes soucis, et votre éminence on connaît la cause ! il fallait bien me distraire pour ne pas trop songer à ma fin qui pouvait être très prochaine.

RICHELIEU.

Eh bien ! nous vous délivrerons de ces craintes qui vous mettent en si grosse dépense. Nous vous pardonnons, chevalier ! nous vous faisons la vie sauve.

CHAMILLY.

Qu’entends-je ?

RICHELIEU.

Oui, nous vous faisons la vie sauve ! mais ce n’est pas tout de vivre ; c’est à vous débarrasser de vos dettes que nous voulons arriver.

CHAMILLY.

Vive Dieu ! et gloire au grand cardinal ! maintenant un avenir à moi et l’épée de Damoclès rentrée au fourreau ?

RICHELIEU.

Nous le voulons ainsi.

CHAMILLY.

Oh ! que puis-je faire, monseigneur, pour vous prouver ma gratitude ?

RICHELIEU.

Avez-vous quelquefois songé au mariage ?

CHAMILLY.

Jamais, monseigneur.

RICHELIEU.

Eh bien ! j’y ai songé pour vous.

CHAMILLY.

Pour moi ? c’est trop de bonté.

RICHELIEU.

Écoutez-moi : je vous sais discret et vous êtes brave ; deux qualités que j’estime et qui me font désirer de vous attacher particulièrement à ma personne. Cet homme que voilà

Indiquant Sirois.

m’a rendu bon compte de vous : il vous a vu dans l’action devant Corbie comme vous l’avez remarqué vous-même, et depuis ce temps ma faveur vous est acquise.

CHAMILLY, se tournant vers Sirois.

Merci, mon brave.

Sirois reste immobile.

RICHELIEU.

J’ai donc décidé que vous vous marieriez : votre femme acquittera votre arriéré, vous donnera un rang à la cour et un état de maison, acceptez-vous ?

CHAMILLY.

Comme j’accepterais une place en paradis, si mon bon ange venait me l’offrir.

RICHELIEU.

Il y aura bien quelques conditions, comme clauses secrètes du contrat, peut-être ?

CHAMILLY.

Ah !... des clauses secrètes ?

RICHELIEU.

Mais elles n’auront rien de trop pénible, vous y consentez d’avance ?

CHAMILLY.

Il me serait difficile de faire autrement.

RICHELIEU.

Ainsi je reçois votre parole ?

CHAMILLY.

Je vous la donne, monseigneur.

RICHELIEU.

Et je peux à l’avenir compter sur votre dévouement ?

CHAMILLY.

Comme sur ma reconnaissance.

RICHELIEU.

Jamais les sourdes cabales, les menées mystérieuses qui voudraient s’attaquer à moi ne vous auront pour complice ?

CHAMILLY.

Je le jure !

RICHELIEU.

C’est bien.

CHAMILLY.

Pardon, monseigneur, mais ne puis-je du moins connaître dès à présent le nom de celle que votre éminence me destine ?

RICHELIEU, agitant une sonnette qui est sur la table.

Sous peu d’instants, vous saurez tout : ce qui vous reste à apprendre ne me regarde pas ;

Il se lève.

mais rappelez-vous bien qu’un seul mot répété de ce qui s’est dit entre vous et moi vous perdrait, monsieur.

CHAMILLY.

Je m’en souviendrai, monseigneur.

RICHELIEU, à Lachenaye, qui entre par une porte latérale.

Monsieur Lachenaye, voici le chevalier de Chamilly disposé à vous entendre.

À Chamilly.

Adieu, monsieur.

Il sort lentement, en plongeant son regard sur Chamilly, qui s’incline ; Sirois sort après lui et la porte du fond se referme.

 

 

Scène VI

 

CHAMILLY, LACHENAYE

 

LACHENAYE.

Eh bien ! monsieur de Chamilly ?

CHAMILLY.

Eh bien ! monsieur le premier valet de chambre du roi, que je n’avais pas l’honneur de connaître, car je fréquente peu la cour, je suis prêt à vous écouter.

LACHENAYE.

Vous êtes satisfait de votre entrevue avec son éminence ?

CHAMILLY.

Jusqu’à présent, ça ne va pas trop mal, et si la suite répond au commencement...

LACHENAYE.

N’en doutez pas ! le roi, notre grand roi, vous veut du bien, monsieur.

CHAMILLY.

Bah ! lui aussi ? allons, me voilà en veine de prospérité.

LACHENAYE.

Il veut vous marier.

CHAMILLY.

Me marier ? un instant ! cela ne se peut pas ! je suis retenu.

LACHENAYE, souriant.

Nous savons, nous savons ! mais rassurez-vous ! il s’agit du même projet.

CHAMILLY.

Et de la même femme ?

LACHENAYE.

Sans doute.

CHAMILLY.

Ah ! à la bonne heure ! car sans cela, je ne pourrais pas ; vous comprenez ? surtout en légitime mariage.

LACHENAYE.

C’est juste.

CHAMILLY.

Puisqu’il en est ainsi, et que vous êtes chargé de me donner tous les détails, veuillez d’abord me parler de ma prétendue ; je crois deviner qu’elle est vieille et laide ! hein ?

LACHENAYE.

Comment ?

CHAMILLY.

Oh ! ce ne serait point précisément un obstacle, car je ne suis pas romanesque, moi ; mais si je ne me trompe pas, dites-le-moi tout de suite, pour que j’aie le temps de m’accoutumer à cette idée-là.

LACHENAYE.

Elle est jeune, jolie et bien née.

CHAMILLY.

En vérité ?

LACHENAYE.

Cette union vous assure de grands avantages, que je dois vous faire connaître. D’abord ce château vous est donné comme cadeau de noces de son éminence.

CHAMILLY, examinant.

Ce château ?

LACHENAYE.

Il vient d’être recrépi, décoré ; il est comme tout neuf.

CHAMILLY.

Et ma prétendue ?

LACHENAYE.

Ne vous ai-je pas dit qu’elle est jeune et belle ?

CHAMILLY.

D’accord ! pourtant...

LACHENAYE.

Dès que le mariage sera terminé, vous recevrez le titre de comte et le brevet de commandant de la vénerie.

CHAMILLY.

Oh ! mais c’est un rêve ! un beau château, un titre, une jolie femme, une charge à la cour ! cependant il y a une condition secrète ! quelle est-elle ?

LACHENAYE.

Le moment n’est pas venu de vous l’apprendre ; d’ailleurs, c’est une chose très simple, et qui ne vous donnera aucun mal.

CHAMILLY.

À la bonne heure ! mais...

LACHENAYE.

Mais... mais le mariage doit se faire sous peu d’instants.

CHAMILLY.

Déjà ?

LACHENAYE.

Tout est prêt dans la chapelle, monsieur.

CHAMILLY.

Que diable, on ne se marie pas sans témoins ? le mariage est une espèce de duel.

LACHENAYE.

Vos témoins sont arrivés.

CHAMILLY.

Ah ! il paraît qu’on fournit tout ?

LACHENAYE.

Je me plais à croire que vous n’hésitez pas ! vous vous rappelez sans aucun doute que vous devez à votre seule docilité la clémence de mon seigneur le cardinal ; que son éminence a reçu votre parole, et que si vous la retiriez...

CHAMILLY.

Je serais infailliblement pendu ! je sais cela.

LACHENAYE.

Il est donc inutile que je vous le dise.

CHAMILLY.

Parfaitement inutile ! Marié ce soir, ou pendu au carrefour Saint-Paul avant huit jours !

LACHENAYE.

Il me semble que dans cette alternative...

CHAMILLY.

Le choix ne peut pas être douteux ; et vous avez raison.

LANTHEUIL, en dehors.

Il est ici ! je le verrait il faut que je le voie.

CHAMILLY.

Qu’entends-je ? c’est la voix de mon ami Lantheuil !

Il court à la porte du fond.

 

 

Scène VII

 

LANTHEUIL, CHAMILLY, LACHENAYE

 

LANTHEUIL, entrant vivement.

Ah ! mon ami, mon cher chevalier, vous voilà !

CHAMILLY.

Enchanté de te revoir ! mais comment as-tu pu l’introduire ici ?

LANTHEUIL.

Quand je voulus vous rejoindre dans le jardin des Tuileries, je ne vous vis plus, je m’informai, et j’appris que vous aviez été saisi par six hommes et jeté dans une litière à quatre chevaux ; je courus, et je fus assez heureux pour retrouver vos traces sur la route de Conflans ? Je rodais depuis quelques heures autour de ce château, lorsque j’en vis sortir le cardinal ; je m’effrayai pour vous, et j’étais résolu à tout braver pour pénétrer jusqu’ici, quand j’aperçus MM. de Rieux et de Tréville, vos amis.

CHAMILLY.

Ah ! de Rieux et Tréville sont ici ?

LACHENAYE.

Oui, ce sont les témoins qu’on a mandés.

CHAMILLY.

Bien, bien ! je comprends !

LANTHEUIL.

Leur entrée dans ce château m’offrit un moyen de m’y introduire à leur suite. Parlez, qu’avez-vous à m’apprendre ? le cardinal ?

CHAMILLY.

Charmant, mon ami, doux comme un agneau ! Plus de craintes, plus d’angoisses, mes dettes payées, un titre, un emploi, une fortune !

LANTHEUIL, l’embrassant.

Ah ! que je suis heureux !

CHAMILLY.

Et moi donc ? mais ce n’est pas tout.

LANTHEUIL.

Qu’y a-t-il encore ?

CHAMILLY.

Il y a... ah ! diable ?

Se tournant vers Lachenaye.

Puis-je lui dire ?

LACHENAYE.

Je n’y vois pas d’inconvénient.

CHAMILLY.

Un mariage, mon cher, un mariage !... oui, l’on me marie, et je me laisse faire ; c’est drôle, hein ? et pardieu, reste ici, tu seras un de mes témoins.

LANTHEUIL.

Impossible, chevalier, il faut que je retourne à Paris à l’instant même ; la crainte seule de vos dangers a pu me faire perdre un temps bien précieux, peut-être.

CHAMILLY.

Oh ! c’est dommage.

LANTHEUIL.

Dieu sait quel malheur m’attend à mon retour.

CHAMILLY.

Un malheur ?

LANTHEUIL.

Apprenez que Marie d’Entraigues a disparu avec sa tante depuis ce matin.

CHAMILLY.

En vérité ?

LACHENAYE, à part.

Ah ! c’est déjà connu ?

Haut.

Comment dites-vous, monsieur, de qui parlez-vous ?

LANTHEUIL.

De Mlle Marie d’Entraigues.

CHAMILLY, à Lachenaye.

C’est la bien-aimée de mon ami Lantheuil, un secret entre nous, des amours dont je suis le confident ; ne vous occupez pas de cela !

LACHENAYE, à part.

Ah ! sa bien-aimée ! diable, il faut qu’il parte !

LANTHEUIL.

Des bruits sourds se sont répandus sur son mariage, dont je vous ai parlé.

CHAMILLY.

Bah !

LANTHEUIL.

Et j’ignore ce qu’elle est devenue.

CHAMILLY.

Oh ! c’est cruel !

LANTHEUIL.

On suppose qu’elles sont allées en Touraine.

CHAMILLY.

Ah !

LANTHEUIL.

On me l’a affirmé, et je suis résolu à courir sur leurs traces.

LACHENAYE.

C’est ce que vous avez de mieux à faire.

LANTHEUIL, allant à Lachenaye.

Ah ! monsieur, sauriez-vous quelque chose ?... pourriez-vous m’éclairer sur leurs démarches ?

LACHENAYE.

Je vous conseille d’aller en Touraine.

CHAMILLY.

Et je regrette bien d’être retenu ici, moi, je t’accompagnerais, nous la chercherions, nous la retrouverions ensemble.

LACHENAYE.

Monsieur la retrouvera beaucoup mieux tout seul ; allez en Touraine.

LANTHEUIL.

Merci, monsieur, merci, je pars. Adieu, chevalier, adieu ; dans ma douleur, j’éprouve du moins une consolation puisque je vous laisse heureux.

Chamilly le reconduit. Ils s’embrassent.

 

 

Scène VIII

 

LACHENAYE, CHAMILLY, puis JACQUES SIROIS

 

CHAMILLY.

Pauvre garçon, il me fend le cœur.

LACHENAYE.

C’est assez vous occuper de lui ; laissez-lui faire ce petit voyage, ça le calmera. Monsieur, l’heure approche, et...

CHAMILLY.

Ah ! c’est juste !

LACHENAYE.

Vous êtes disposé à me suivre dans la chapelle ?

CHAMILLY.

À vos ordres, monsieur ! Ah ! pardon, je voudrais bien savoir pourtant le nom de ma prétendue : ce pauvre Lantheuil est venu m’interrompre au moment où j’allais vous le demander.

LACHENAYE.

Son nom ?

CHAMILLY.

Sans doute, c’est bien le moins.

LACHENAYE, souriant.

D’après ce que je viens d’entendre, j’hésite un peu, je l’avoue... Eh ! pardieu, regardez, la voici qui va passer à l’extrémité de cette galerie, pour se rendre à la chapelle.

CHAMILLY, regardant.

Voyons donc ? Ah ! mon Dieu ! mais c’est Mlle Ma rie d’Entraigues !

LACHENAYE.

Elle-même, qui accepte l’époux que je vais lui présenter.

CHAMILLY.

Elle m’accepte ; c’est incroyable ! La baronne de Saint-Cernin, sa tante, l’accompagne.

LACHENAYE.

C’est d’elle que vous allez recevoir sa main.

CHAMILLY.

Marie d’Entraigues ! Permettez, monsieur de Lachenaye, permettez, je ne peux pas.

LACHENAYE.

Vous ne pouvez pas ?

CHAMILLY.

Oh ! épouser la bien-aimée de mon ami, pendant qu’il va la chercher en Touraine ; non, non, c’est impossible !

JACQUES SIROIS, suivi d’arquebusiers.

Messire de Lachenaye, et monsieur de Chamilly sont attendus dans la chapelle.

LACHENAYE.

Vous l’entendez ?

JACQUES SIROIS.

Et avant une heure, il faut que j’aie rendu compte à monseigneur le cardinal de l’exécution de ses ordres.

CHAMILLY.

Au diable ses ordres !

JACQUES SIROIS.

Alors, monsieur de Chamilly, à la Bastille.

LACHENAYE, à Chamilly.

La chapelle, ou le carrefour Saint-Paul.

CHAMILLY.

Marié ou pendu... oh !

Le cortège de la mariée a traversé au fond ; pendant cette fin de scène, les arquebusiers, sur un signe de Sirois, se sont approchés de Chamilly.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une salle du Louvre. D’un côté, l’entrée des appartements de la reine, de l’autre les appartements du roi.

 

 

Scène première

 

TRÉVILLE, LE MARQUIS DE RIEUX, LACHENAYE, GUITAUT, JEUNES SEIGNEURS

 

DE RIEUX, entrant.

Eh bien ! messire de Lachenaye, sa majesté a-t-elle passé une bonne nuit ?

LACHENAYE.

Parfaite ! Il n’a fait qu’un somme, ce grand roi.

DE RIEUX, en riant.

Et Mme de Chamilly ?

LACHENAYE, stupéfait.

Qu’est-ce à dire ?

DE RIEUX.

Eh bien ! quoi, ne lui avez-vous donc point encore rendu vos devoirs ce matin ? vous devez être dans son intimité, c’est vous, dit-on, qui l’avez mariée.

LACHENAYE, à part.

Et non sans peine.

TRÉVILLE, bas à de Rieux.

De Rieux, prends garde.

DE RIEUX.

Ah ! M. de Lachenaye est un grand marieur ! et les femmes ont beau jeu avec lui, mordious ! cette jolie demoiselle d’Entraigues, il lui a fourni tout à la fois le mari et...

TRÉVILLE, l’interrompant.

De Rieux ! de Rieux !

LACHENAYE, à part.

Qu’est-ce qu’il va dire !

DE RIEUX.

Non, c’est que ce pauvre Chamilly, ça me fait de la peine pour lui.

TRÉVILLE.

Est-ce une raison pour calomnier sa femme ?

DE RIEUX.

Comment calomnier ! médire tout au plus ! Ne sais-tu pas qu’à son mariage il y avait une condition secrète, et cette condition, c’était de n’être tout bonnement pour Mme de Chamilly qu’un frère, un prête-nom, un mari pour rire.

Riant.

Hein ! qu’en dis-tu ?

TRÉVILLE.

Et Chamilly aurait consenti... ?

DE RIEUX.

Oh ! il n’aimait pas la belle et il aimait le plaisir, les honneurs ; on lui donnait de tout cela en échange.

TRÉVILLE.

Non.

DE RIEUX.

Eh ! si ! te dis-je. Au bout du compte, ce n’est pas une mauvaise affaire ; mais ce qui m’indigne et me donne pour le moment un si bel accès de vertu, c’est que cet hypocrite de Lachenaye s’est mêlé de tout cela, moins encore pour servir le roi que pour obéir au cardinal.

TRÉVILLE.

Servirait-il deux maîtres à la fois ?

LACHENAYE, à part.

Comme ils me regardent !

GUITAUT, qui a entendu quelques mots.

Si vous parlez du cardinal, messieurs, faites-le avec retenue, ou baissez la voix du moins.

DE RIEUX.

Comment, baisser la voix ? Ne sommes-nous pas ici chez le roi de France, dans son palais du Louvre ?

GUITAUT.

C’est-à-dire aux lieux où la cabale anti-cardinaliste se croit toute-puissante. Elle n’a rien pu contre le ministre cependant, et elle ne pourra rien...

DE RIEUX, à part.

Nous verrons.

GUITAUT, continuant.

Car il a pour lui le roi lui-même.

DE RIEUX, bas à Tréville.

Et nous la reine ! Quand on a les femmes...

LACHENAYE, à part.

Oser parler ainsi !

DE RIEUX.

Au surplus, ce que n’a pu la cabale, comme vous appelez le parti des vrais royalistes, la maladie le pourrait faire. Richelieu, malgré les se cours de ses médecins, ne peut déjà plus sortir de son château de Rueil, ni même de son lit, et dans ce moment la fièvre aussi est anti-cardinaliste ! la fièvre se range de notre côté, vive la fièvre !

GUITAUT.

Ne vous y fiez pas. Richelieu a triomphé d’adversaires plus redoutables encore !

TRÉVILLE.

Eh ! messieurs, s’agit-il de tout cela ! où diable allez-vous entamer un pareil sujet !

LACHENAYE.

Sans doute, sans doute.

DE RIEUX.

N’êtes-vous donc point pour le roi, messire de Lachenaye ?

LACHENAYE.

Moi ? Oh ! pour sa majesté, je me jetterais dans le feu.

GUITAUT.

Êtes-vous donc contre le cardinal ?

LACHENAYE.

Moi ! Oh ! pour son éminence, je me jetterais dans l’eau.

DE RIEUX.

C’est un peu plus froid.

TRÉVILLE.

Allons, messieurs, brisons là. Chamilly nous attend pour une partie de longue paume. Qui m’aime me suive !

TOUS.

À la bonne heure ! vivat !

DE RIEUX, à Tréville, en voyant entrer Mme de Saint-Cernin.

Voici justement la belle-tante de notre grand veneur. Ils en ont fait une dame de la reine de celle-là ! C’est sans doute encore un espion du cardinal, car le maudit homme a des yeux et des oreilles partout.

TRÉSILLE.

Tant pis pour toi !

DE RIEUX.

Bah !

Ils sortent, après avoir salue Mme de Saint-Cernin.

 

 

Scène II

 

LACHENAYE, MADAME DE SAINT-CERNIN

 

LACHENAYE, les regardant partir.

Imprudents ! Si j’avais seulement pensé en moi-même ce qu’ils viennent de dire tout haut, je croirais déjà sentir ma tête se détacher de mes épaules.

À Mme de Saint-Cernin.

Eh bien ! ma dame la baronne, j’espère que vous n’avez point à vous plaindre du sort ? Depuis trois mois que vous êtes installée en cour, les prospérités n’ont point cessé de pleuvoir sur vous et les vôtres.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Oui, la position est belle, je l’avoue ; mais elle est dure parfois. Ma nièce, la jeune comtesse de Chamilly, l’a cruellement éprouvé hier.

LACHENAYE.

Comment ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Ne le savez-vous pas ? La reine lui a fait un affront public à la grande réception du soir. Lorsque Marie s’avança pour lui faire sa révérence, sa majesté, lui tournant brusquement le dos, la laissa toute déconcerté, tremblante, en pleurs. C’est une disgrâce complète.

LACHENAYE.

Vous m’étonnez, vous m’étonnez prodigieusement. La reine soupçonnerait-elle donc... ?

MADAME DE SAINT-CERNIN, avec fierté.

Quoi ?

LACHENAYE.

Peu de chose ; mais enfin...

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Enfin ?

LACHENAYE.

La vive amitié que le roi porte à Mme de Chamilly...

MADAME DE SAINT-CERNIN.

N’a rien que de pur et d’honnête. Vous êtes plus qu’un autre à même de le savoir, puisque vous intervenez parfois en tiers dans leur tête-à tête du soir.

LACHENAYE.

Sans doute, sans doute. Rien n’est plus innocent. Le roi lui apprend à jouer aux échecs, il lui parle de ses oiseaux, de sa chasse, de la façon dont sa messe a été dite ; puis il lui chante les romances qu’il compose, et il en compose beau coup, ce grand roi ! Autrefois, c’était a moi qu’il les chantait. J’aime autant que ce soit à un autre. Mais sait-on ce qui a pu irriter ainsi la reine contre la comtesse ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Moi, je parierais que c’est parce que Mme de Chamilly a refusé de faire partie de la cabale anti-cardinaliste.

LACHENAYE.

Elle a bien fait ! voyez ce qui en en est arrivé à Mlles de La Fayette et d’Hautefort, qui l’ont précédée dans l’amitié du roi. Elles pleurent toutes deux aujourd’hui leur témérité, l’une sous son bandeau de religieuse, l’autre dans sa solitude de Bretagne ; mais notre bon roi, il est sans doute instruit de l’affront fait par la reine à la jeune comtesse ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Dans ce moment même, Marie est auprès de lui.

LACHENAYE.

Bien ! Il doit être furieux, c’est sûr. Il n’aimait pas déjà beaucoup sa femme, ça va aller de mal en pis. Madame la baronne, nous sommes bien heureux d’avoir un dauphin, car si c’était à refaire...

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Monsieur !

LACHENAYE, avec intention.

Enfin, si madame de Chamilly a éprouvé quelques contrariétés, elle en doit être bien dédommagée par les soins, les attentions délicates dont son mari l’entoure ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Son mari ? Ah ! de ce côté, les chagrins ne lui manquent pas non plus. M. de Chamilly est un homme indigne, qui s’est dégradé dans mon estime.

LACHENAYE.

Pourquoi ? N’habite-t-il pas ici au Louvre, avec sa femme, un même logement ? c’est exemplaire !

À part.

Il est vrai que les appartements sont séparés.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

L’ambition a fait taire en lui tout autre sentiment. Il doit être satisfait maintenant ! Le voilà grand-veneur, il est comte.

LACHENAYE.

Il sera encore bien autre chose. J’avoue que M. de Chamilly est souvent absent, toujours en courses ; on ne le voit guères occupé que de chasses, de jeu, de parties de plaisir ! Et comment la jeune comtesse explique-t-elle la conduite de son mari à son égard ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Touchée de l’amitié du roi, éblouie par l’éclat de la cour, elle a eu à peine le temps de s’y reconnaître. Puis, elle a une idée si confuse du mariage ! quoique douée d’une âme exaltée, d’un cœur tendre et inflammable, elle est si innocente !

LACHENAYE.

Pauvre femme !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

D’abord elle se sentait disposée à aimer son mari, comme cela est d’usage.

LACHENAYE.

Pas souvent... pas souvent.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Puis, elle crut l’avoir offensé sans le savoir, et attribua son éloignement à une bouderie de mé page ; maintenant comme elle trouve que cela dure trop longtemps, elle le boude à son tour.

LACHENAYE.

Il n’y a pas de mal.

À part.

Qu’il observe le traité ! car le roi est jaloux et vindicatif : il est très vindicatif ce grand roi !

Haut.

Mais n’est ce pas la jeune comtesse qui sort de chez sa majesté ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Ah ! mon Dieu ! la pauvre enfant, elle a l’air tout bouleversé.

 

 

Scène III

 

LACHENAYE, MADAME DE SAINT-CERNIN, MARIE, puis CHAMILLY

 

MARIE, accourant.

Ma tante ! ma tante ! je suis perdue.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Que vous est-il donc arrive ?

LACHENAYE, bas à Mme de Saint-Cernin.

Je reviendrai bientôt savoir ce dont il retourne.

Il sort.

MARIE, après l’avoir regarde partir.

Oui, perdue ! le roi m’aime, ma tante.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Enfant sans doute, il a pour vous une amitié sincère.

MARIE.

Oh ! ce n’est pas cela ! si vous l’aviez vu, dans son courroux contre la reine ! si vous l’aviez entendu, madame ! C’est moi qu’elle a voulu outrager en vous, s’écriait-il ; eh bien, nous nous vengerons d’elle ! Et son œil s’animait, sa main tremblait dans la mienne, et il me pressait sur son sein avec une violence !... Il m’a fait peur !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

C’est qu’il prenait à cœur l’affront que vous a fait sa majesté : vous ne pouvez qu’en être reconnaissante.

MARIE.

Puis, il a ajouté : Marie, c’est vous qui serez la vraie reine ; vous en aurez la puissance, l’autre n’en conservera que le nom. Je vous rapprocherai de moi, je vous élèverai le plus près du trône que je pourrai, et elle en séchera de dépit. M. de Chamilly sera duc, pour que voussoyez duchesse ! je ferai pour vous autant que mon père a fait pour Gabrielle d’Estrées ; je vous donnerai autant de richesses, autant d’honneur et plus d’amour ! Voilà ce qu’il m’a dit, madame ! Gabrielle d’Estrées ? il veut donc que je sois sa maîtresse ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Ma nièce, calmez-vous.

MARIE, résolument.

Où est mon mari ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Que lui voulez-vous ?

MARIE.

Je veux le voir. En butte à l’amour du roi, à l’inimitié de la reine (que je comprends maintenant), n’est-ce pas à M. de Chamilly de me protéger ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Lui ?

MARIE.

Je ne puis plus vivre ainsi, je veux le voir. Il faut que tout s’explique entre nous enfin. S’il croit avoir sujet de me mépriser, de m’abandonner, qu’il vienne, qu’il m’accuse ! je saurai bien me justifier peut-être. Il ne peut me haïr aussi, lui !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Pourquoi vous haïrait-il ?

MARIE.

Vous avez raison, il ne me hait pas, j’en suis sûre, car j’ai souvent surpris dans son regard l’expression de l’intérêt et de l’amitié. Mais pourquoi le vois-je à peine ? si un léger malentendu seul nous divise, pourquoi, vous, ma tante, ne l’allez-vous point trouver pour le forcer de se rapprocher de moi ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Dieu m’en garde !

MARIE, d’un air stupéfait.

Mais n’est-ce pas là votre devoir, madame ? Eh bien, s’il refuse de venir à moi, j’irai à lui ; il le faut, je le veux ! il m’entendra, je me jetterai à ses pieds, et je le supplierai de m’aimer, pour que je puisse rester digne de son amour.

CHAMILLY, à part.

Qu’entends-je !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Digne de son amour, pauvre Marie ! il faut donc enfin vous dévoiler ce que je prenais tant de peine à vous cacher ! mais votre mari ne peut pas vous aimer, mais il n’en à pas le droit.

MARIE, avec stupeur.

Que dit-elle ?

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Ah ! Marie, nous avons été bien trompées toutes les deux ! M. de Chamilly savait que le roi vous aimait.

MARIE.

Il le savait !

Avec désespoir.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que vais-je donc devenir ?

Elle pleure.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Marie, mon enfant, calmez-vous ! Venez, ma nièce, nous ne pouvons rester ici.

MARIE, s’évanouissant.

Pardon, je ne puis marcher.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Ah ! mon Dieu ! elle se trouve mal ! quelqu’un !

CHAMILLY, s’élançant vers Marie.

Elle se trouve mal !

MADAME DE SAINT-CERNIN, l’apercevant.

M. de Chamilly !

LACHENAYE, arrivant et s’arrêtant au fond du théâtre.

Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? que vois-je ? le mari ! quelle audace !

CHAMILLY, près de Marie.

Marie, revenez à vous !

MADAME DE SAINT-CERNIN, à Chamilly.

Monsieur le comte, ce n’est point votre place.

CHAMILLY, avec indignation.

Où est-elle donc ma place, madame ?

Il se retourne et aperçoit Lachenaye à sa droite, à part.

Ah ! mon espion !

Pour se donner un maintien il se met à frapper légèrement dans les mains de Marie.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Elle revient à elle !

CHAMILLY.

Elle ouvre les yeux ! ô bonheur !

MARIE, comme se réveillant.

Où suis-je ?

CHAMILLY, timidement.

Madame la comtesse.

Marie, revenue à elle, lui lance un regard de mépris. Il se détourne, et rencontre le regard de Lachenaye, empreint d’une indignation burlesque.

MARIE, se levant.

Lui ! partons, ma tante !

À elle-même.

Mais que faire ? où aller ? un seul parti me reste ; oui, dût-elle de nouveau m’accabler de ses dédains, je les braverai pour me justifier.

Haut.

Venez, venez, ma tante !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Mais où allez-vous ?

MARIE.

Chez la reine !

MADAME DE SAINT-CERNIN, étonnée.

Comment ?

Elles entrent chez la reine.

LACHENAYE, à part.

Et moi, chez le roi.

Haut, à Chamilly.

Monsieur le comte de Chamilly, le roi est très mécontent de vous,

Il sort.

 

 

Scène IV

 

CHAMILLY, seul

 

Eh ! que n’importe à moi son courroux ? Quoi ! c’est d’aujourd’hui seulement qu’il a osé parler de son amour ! quoi ! Marie est pure encore ! Caché là, j’ai tout entendu. Ah ! le saint homme de roi, que Dieu le bénisse ! Pauvre jeune fille, dans quel abime je l’avais précipitée !... quand j’ai connu cette fatale condition, je voulais me dérober à cet opprobre, au prix même de ma vie ! et je n’en ai pas eu la force ! Ce besoin de luxe, de plaisirs, ces titres, ces honneurs que je maudis aujourd’hui, tout m’a entrainé, et j’ai exposé cet ange de candeur à tous les périls, à toute la corruption des cours ! Ah ! misérable ! Mais il est encore temps de réparer une partie de mes torts ! je le tenterai ! oui, pour protéger Marie, pour sauver son honneur, je lutterai contre le roi, contre le cardinal lui-même, s’il le faut ! Marie, tu resteras pure et honorée, je le jure ! je t’arracherai à tous les dangers qui t’entourent ! Mais quel moyen employer ? Avoir pour rival un roi ! un roi de France ! n’importe ! je me dévoue ! et...

Apercevant Lantheuil qui arrive.

Ah ! mon Dieu ! que vois-je ? Lantheuil !

 

 

Scène V

 

LANTHEUIL, CHAMILLY

 

LANTHEUIL, accourant à Chamilly avec joie.

Eh ! c’est Chamilly...

Se reprenant.

ou plutôt monsieur le comte... car je sais tout ce qui vous est arrivé d’heureux ; mais j’ai pensé que cela n’avait rien pu changer à votre amitié pour moi, et je suis venu !

CHAMILLY, un peu décontenancé.

Bonjour, Lantheuil, bonjour...

À part.

Oh ! mon Dieu ! lui ici !

LANTHEUIL.

Pardon, monsieur le comte ! je croyais retrouver ici un ancien compagnon, le chevalier de Chamilly... Je le vois, je me suis trompé... Adieu.

Il fait un pas pour sortir.

CHAMILLY, le retenant et lui tendant la main.

Non, Lantheuil, de ce coté tu ne t’es pas trompé... pardonne-moi, mon ami, mais j’ai tant de tourments !

LANTHEUIL, se rapprochant de lui et avec intérêt.

Vous, malheureux ! je n’ai entendu parler cependant que de votre prospérité ; vous êtes riche aujourd’hui, en faveur.

CHAMILLY.

Oui.

LANTHEUIL.

Pourriez-vous regretter le temps passé ?

CHAMILLY.

Pourquoi pas ? quand tu m’as quitté, j’étais pauvre, mais j’étais joueur ; et n’est-elle pas seule attrayante cette fortune qu’on désire, qu’on espère, qu’on voit venir et s’échapper comme une maîtresse capricieuse ? Aujourd’hui j’ai de l’or ; en veux-tu ?... je ne sais qu’en faire... autrefois j’avais des dettes... c’est encore une distraction. La mort avait prise de corps sur moi, mais je la bravais, je l’oubliais, je la faisais attendre, ainsi que mes autres créanciers ! Je me sentais fier de mon insouciance et de ma vie de plaisirs ; car il y avait force et courage jusque dans mes folies ! Enfin, j’étais heureux... j’étais garçon ! mon ami, je ne suis plus rien de tout cela !

LANTHEUIL.

Je sais en effet que vous êtes marié.

CHAMILLY.

Ah !... on l’a parlé de ma femme ? Et que l’on a-t-on appris ?

LANTHEUIL, avec hésitation.

Mais... elle est jolie, dit-on.

CHAMILLY.

Oui, mon ami, très jolie.

À part.

Il ne sait rien.

LANTHEUIL, à part.

Ce trouble... Ce qu’on m’a dit de sa femme est donc vrai ?

CHAMILLY.

Mais parlons de toi, de tes amours !

Se reprenant.

de tes nouvelles amours.

LANTHEUIL.

Mes amours sont toujours les mêmes ; c’est toujours Mario que j’aime !

CHAMILLY.

Toujours ?

LANTHEUIL.

Pendant trois mois, je l’ai cherchée partout ; j’ai parcouru la Touraine, le pays où elle est née, où elle a habité. Rien ! je suis revenu à Paris, j’ai cherché de nouveau... rien encore !

CHAMILLY, à part.

Pauvre garçon...

LANTHEUIL.

Ah ! je suis bien malheureux, car je l’aime tant !

CHAMILLY, à part.

Et quand il saura...

LANTHEUIL.

Mais vous aussi, vous avez des chagrins, et c’est une femme qui les cause !

CHAMILLY, se reculant et regardant fixement Lantheuil.

As-tu donc entendu quelqu’un affirmer que je fusse malheureux... en ménage ? Nomme celui-là qui te l’a dit ; il paiera pour tous ; j’aurai son sang ! oui, puisqu’il faut du sang pour laver l’honneur des femmes ! nomme-le !

LANTHEUIL.

Moi, vous entraîner dans un duel, quand la loi le punit de mort !... mais on ne m’a rien dit... nul ne m’en a parlé... que vous ! du moins, j’ai cru comprendre.

CHAMILLY.

Ah ! tu n’aurais que trop de raisons de t’apitoyer sur moi, si j’osais te découvrir le fond de mon âme... Écoute, et n’accuse pas les oreilles de tinter à faux, c’est la vérité que tu vas en tendre : moi aussi, mon ami, moi aussi, j’aime !

LANTHEUIL.

Vous !

CHAMILLY.

J’étais sûr de ton étonnement ; oui, je suis amoureux... et conçois-tu bien ce que ce mot signifie, prononcé par moi ? par moi, qui n’avais jamais aimé !... chez ceux que l’amour vient saisir presque au sortir de l’enfance, il n’est qu’un sens de plus, et il se mêle doucement à leur existence, sans secousses, sans efforts ! mais dans un cœur usé par les plaisirs, endurci par une longue habitude d’indifférence il se présente menaçant, il brise, il dévaste ! L’as-tu connu cet amour-là, toi ?... non ! tu l’es montré, tu as levé les yeux au ciel, tu as mis la main sur ton cœur, et l’on t’a aimé, n’est-ce pas ?... et moi, ton confident, j’ai nié ton amour, je l’ai raillé, j’ai été impitoyable.

Mouvement de Lantheuil.

À ton tour, pas de pitié pour moi ! non seulement je suis amoureux, mais je suis jaloux et ne suis pas aimé ! je croyais n’avoir qu’un rival, j’en ai deux aujourd’hui ; et telle est ma position sans exemple, que de tous les hommes sur qui pourrait tomber ma colère, tous deux je les excepte : contre eux mon bras serait sans force, mon épée se briserait dans ma main plutôt que de se diriger vers leur poitrine ; à tous deux je dois respect, soit par devoir, soit par remords !... Eh bien, Charles, trouves-tu digne d’envie le sort du comte de Chamilly ?

LANTHEUIL, à part, après un moment de silence et de réflexion.

Deux rivaux ! le roi est l’un des deux ; mais l’autre !... Pauvre Chamilly ! je le plains.

 

 

Scène VI

 

LANTHEUIL, CHAMILLY, LE MARQUIS DE RIEUX, GUITAUD, TRÉVILLE et AUTRES JEUNES SEIGNEURS sortant de chez la reine

 

TOUS.

Vivat ! vivat !

DE RIEUX, à Chamilly.

Ah ! c’est toi, cher comte ! reçois nos compliments. Ta femme est charmante.

TRÉVILLE.

C’est un ange !

CHAMILLY.

Qu’y a-t-il, messieurs ? et à propos de quoi ?...

DE RIEUX.

À propos d’une bonne nouvelle que nous t’apportons : la jolie comtesse est réconciliée avec la reine.

CHAMILLY.

La reine n’avait aucune raison de lui garder rancune.

DE RIEUX.

Oh !... tu sais... les femmes sont jalouses de... les bruits qui avaient couru...

CHAMILLY, sévèrement.

Quels bruits ?

DE RIEUX, à part.

Au fait, ce sont toujours les maris qui savent ça les derniers.

Haut.

Bref, la comtesse a osé affronter la colère de sa majesté ; elles ont eu ensemble un entretien particulier ; elles en sont sorties ravies l’une de l’autre.

TRÉVILLE.

Comme gage de réconciliation, madame de Chamilly se met des nôtres, elle est enfin de la cabale !

DE RIEUX.

Elle nous sauve !

CHAMILLY.

Elle se perd ! miséricorde ! veut-elle donc aussi se briser contre la puissance du cardinal ?

DE RIEUX.

Plus de danger de ce côté ; le roi a grande confiance en la femme, il t’aime beaucoup. Grâce à elle, il reviendra à la reine, il se décidera enfin à accepter la démission de Richelieu.

TRÉVILLE.

Mais la voici elle-même qui sort de chez sa majesté.

CHAMILLY, vivement.

Ma femme !... Viens, Lantheuil, partons.

DE RIEUX, à part.

Voilà bien les maris, elle arrive, il s’en va.

LANTHEUIL, à Chamilly.

C’est votre femme qui vient, n’avez-vous pas entendu ? Restons, je veux la voir ; on la dit si jolie...

CHAMILLY, apercevant les dames qui sortent de chez la reine, à part.

Il n’est plus temps !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, MARIE, MADAME DE SAINT-CERNIN et AUTRES DAMES qui ne font que traverser le théâtre au fond

 

LANTHEUIL, s’adressant à demi-voix à Tréville.

Quelle est parmi toutes ces dames la comtesse de Chamilly.

TRÉVILLE.

Celle qui tient un éventail à la main et que le marquis de Rieux salue en ce moment.

LANTHEUIL, reconnaissant Marie.

Que vois-je ? ah !

Il se passe la main sur les yeux.

Une vision m’abuse.

À Chamilly à demi voix.

Mais c’est elle ! c’est Marie !

CHAMILLY, d’un ton concentré.

Oui, Marie d’Entraigues, ma femme !

Pendant ce temps les dames ont passé, suivies par la plupart des gentilshommes.

LANTHEUIL, éperdu.

Votre femme ! ah ! monsieur !

CHAMILLY, le prenant dans ses bras.

Lantheuil, mon ami, tu m’entendras, tu comprendras... un destin fatal a tout fait.

LANTHEUIL, le repoussant.

Laissez-moi.

Il sort en donnant les signes du plus violent désespoir.

DE RIEUX, à part.

Eh bien, qu’est-ce qu’il a celui-là ?

 

 

Scène VIII

 

TRÉVILLE, CHAMILLY, LE MARQUIS DE RIEUX, SEIGNEURS

 

CHAMILLY, à part.

Il fallait qu’il le sût ; eh bien, la confidence est faite ; mais maintenant c’est à elle qu’il faut songer, un danger terrible la menace... oh ! elle ne sait donc pas ce que c’est que de lutter contre Richelieu ?... c’est la mort... Un seul parti me reste.

DE RIEUX, s’avançant vers lui.

Mais tu es là à te démener tout seul...

CHAMILLY.

Mes amis, vous n’êtes dévoués, n’est-ce pas ? vous aimez les aventures où il y a du danger, où il faut de l’audace ?

DE RIEUX.

Vertudieu ! mets-nous à l’épreuve.

TRÉVILLE.

De quoi s’agit-il ?

DE RIEUX.

D’aller à la tombée de la nuit rosser le guet sur le pont Saint-Michel ?

TRÉVILLE.

De mettre le feu à un couvent ?

DE RIEUX.

De détourner un père, une mère, de chercher querelle à un mari ?

CHAMILLY, se plaçant entre eux.

Non, un enlèvement !

TRÉVILLE.

Enlever une femme 

DE RIEUX.

Si c’est la mienne, je l’aiderai de grand cœur.

CHAMILLY.

Quelle qu’elle soit, vous jurez de me seconder ?

DE RIEUX et TRÉVILLE.

Nous le jurons !

TRÉVILLE.

Mais y aura-t-il résistance de la part de la belle ?

CHAMILLY.

Je le crains.

DE RIEUX.

Eh ! vive Dieu ! sans cela la chose n’en vaudrait pas la peine.

CHAMILLY.

Eh bien, disposez nos amis, et ce soir, à la tombée de la nuit, rendez-vous général au bas du pont au Change, dans le cabaret de Puyvert.

TRÉVILLE et DE RIEUX.

Dans le cabaret de Puyvert.

Ils sortent d’un côté pendant que Lantheuil entre de l’autre.

 

 

Scène IX

 

LANTHEUIL, puis MARIE

 

LANTHEUIL, paraissant dans le plus grand abattement et pouvant se soutenir peine.

J’erre dans les détours de ce Louvre, sans pouvoir reconnaître ma route ; ma tête est si faible ! Marie, la maîtresse du roi, la femme de Chamilly ! Ah ! mais tout cela n’est-il pas un songe ?... Non, car me voici revenu à cette même place où l’horrible vérité s’est révélée à moi ; c’est là qu’il m’entre tenait, avec des semblants d’amitié, de ses chagrins, et de sa femme... sa femme ! elle, c’est là, c’est là qu’elle m’apparut.

Marie paraît dans le fond du théâtre.

Mon erreur se prolonge-t-elle ? suis-je en proie au vertige ? est-ce encore elle ?

MARIE, s’avançant.

Oui, c’est moi, monsieur de Lantheuil : je vous ai vu traversant la galerie, agité, pâle, défait, je n’ai pu résister au sentiment de pitié qui s’élevait pour vous dans mon cœur.

LANTHEUIL, avec amertume.

La pitié !

MARIE.

Interprétez ce mot comme vous voudrez, mais voyez ce qu’il m’a fallu de courage, de résolution, pour que j’ose ici venir de moi-même affronter votre présence. Vous souffrez ? moi aussi, je suis bien malheureuse ; mais je l’ai mérité, sans doute !

LANTHEUIL.

Je ne l’ai pas mérité, moi, madame ; j’ai du courage aussi, et cependant mon malheur dépasse mes forces, jugez-en : Il existait une jeune fille à qui j’avais donné mon cœur, à qui j’aurais donné ma vie. Dans ce temps, comme si le ciel eût pris plaisir à remplir mon âme de douces émotions, de sentiments de bonheur, j’avais un ami que j’aimais comme mon frère, il était le confident de mes amours... eh bien, cet ami, il m’a ravi ma maîtresse, cet ami, c’est le comte de Chamilly ! 

MARIE.

Le comte de Chamilly il savait...

À elle-même.

Oh ! que je le hais !

Haut.

Monsieur de Lantheuil, plaignez-moi, ne me condamnez pas avant

de m’avoir entendue.

Elle lui tend la main, Lantheuil recule.

Ah ! mon Dieu, il ne veut pas que je me justifie !

Elle pleure.

LANTHEUIL.

Vous justifier ! oh ! faites-le, faites-le ! trompez-moi encore s’il le faut, j’aurai de la joie à me laisser abuser ; je veux avoir jusqu’à la fin confiance dans vos paroles, j’ai trop souffert en ouvrant l’oreille aux discours des autres : dites-moi que vous n’êtes pas mariée, j’y croirai, je tâcherai, pour ne pas mourir... Vous ne répondez point ? vous pleurez, Marie, sur moi et sur vous, n’est-il pas vrai ? sur moi, qui viens de voir se dissiper ma dernière illusion ; sur vous, dont l’âme était créée pour la vertu peut-être.

MARIE, relevant la tête.

Monsieur !...

LANTHEUIL.

Car cette jeune fille que j’aimais, non seulement je l’ai retrouvée mariée, mais je l’ai retrouvée flétrie d’un titre odieux !

MARIE.

Flétrie ! qu’osez-vous dire ? Quoi ! Charles, c’est vous qui me calomniez !

LANTHEUIL.

N’êtes-vous pas la comtesse de Chamilly ?

MARIE, avec abattement.

Oui...

LANTHEUIL, avec force.

Eh bien ! la comtesse de Chamilly est la maîtresse du roi !

Il sort.

 

 

Scène X

 

MARIE, seule, restant immobile et dans une sorte de délire

 

Qu’a-t-il dit ? c’est donc bien vrai ? on le croit ! et lui... lui aussi ! Je suis donc déshonorée aux yeux de tous ! Ah ! mais c’est affreux ! Le malheur ne suffisait-il pas ? pourquoi sont-ils venus m’arracher de l’asile où je vivais heureuse et paisible ? C’était pour me perdre ! telle est donc la protection des rois ! ainsi aux yeux du monde, aux yeux de Charles, M. de Chamilly est mon mari, le roi est mon amant ; et cependant je peux prendre Dieu à témoin de mon innocence ! Charles ! Charles ! il ne conservera pas son erreur ! Il en mourra, dit-il ! non ! je veux le sauver ! je veux du moins qu’il me rende son estime ; mais par quel moyen ?

Apercevant de quoi écrire sur une table.

Ah ! sur le champ !

Elle se met à la table et écrit.

« M. de Chamilly est un étranger pour moi, car ce mariage ne fut qu’une tromperie : vous aviez mon amour, comment aurais-je pu appartenir à un autre, cet fut-il le roi de France ? Vivez pour vous, vivez pour moi ! Marie. »

 

 

Scène XI

 

GERVAISE, MARIE

 

GERVAISE.

Oh ! madame la comtesse, vous voilà ! Mme la baronne vous cherche partout, elle est dans une inquiétude...

MARIE, pliant la lettre et la cachetant.

Ah ! c’est vous, Gervaise ? vous m’dies dévouée : eh bien ! vous allez porter cette lettre vous-même à son adresse sur-le-champ !

GERVAISE.

Mais, bon Dieu ! madame, comme vous paraissez troublée ! N’allez-vous pas rentrer chez vous ? on vous y attend avec tant d’impatience ! car il y a de grandes nouvelles. La reine a fait une visite au roi, et l’on vous bénit, madame !...

MARIE, à elle-même.

La reine ! le roi ! que m’importe !

À Gervaise.

Allez !

GERVAISE.

Oui, madame.

À part.

Ah ! mon Dieu ! qu’a-t-elle donc ?

Elle sort.

 

 

Scène XII

 

MARIE, TRÉVILLE, GUITAUT et AUTRES, puis LACHENAYE

 

TRÉVILLE, entrant par le fond, suivi de plusieurs gentilshommes.

Victoire ! madame la comtesse, la démission est enfin acceptée !

DE RIEUX, sortant de chez le roi.

Oui, messieurs, l’affaire est faite ! Et comme le bruit est arrivé qu’en apprenant cette nouvelle, le vieux renard, guéri subitement de tous ses maux, s’est levé tout-à-coup et s’est fait équiper, j’ai chargé de lui défendre même l’accès du Louvre.

TOUS.

Vive le roi !

TRÉVILLE.

Il n’y a plus à en douter !

DE RIEUX.

Bien mieux, puisque la santé est revenue à l’ex-ministre, sa majesté a jugé à propos de l’envoyer achever sa convalescence dans ses terres de Richelieu.

TOUS.

Vive le roi !

DE RIEUX.

Et ce qu’il y a de curieux, c’est que le brave Lachenaye doit à l’instant aller lui en notifier l’ordre lui-même de la part de sa majesté, et faire balayer le Palais-Cardinal ; ce qui met le pauvre Lachenaye en grand émoi, car, entre nous, il est un peu la créature de Richelieu ! c’est fort drôle.

Tous riant.

Mais tenez, le voici ; quelle figure !

LACHENAYE, sortant de chez le roi.

Capitaine, comte de Tréville, vous allez m’accompagner avec beaucoup d’hommes, bien armés, car j’ai une rude commission.

Tout le monde rit.

Vous paraissez fort gais, messieurs.

DE RIEUX.

Vertu de ma mère, il y a de quoi ! n’êtes-vous donc point satisfait aussi, maître Lachenaye, de la chute de notre ennemi ?

LACHENAYE.

Moi, j’en suis ravi !

À part.

C’est peut-être imprudent ce que je dis-là. Ah ! bah ! à présent, c’est bien fini.

Haut.

J’en suis enchanté ! transporté ! Oh ! le gueusard !

UN HUISSIER, annonçant.

Son éminence le cardinal-duc.

LACHENAYE.

Qu’est-ce qui dit cela ?

Il se retourne et voit Richelieu qui s’avance, s’appuyant sur un page.

Miséricorde ! je défaille !

DE RIEUX, à part.

Mordieux ! j’ai trop tardé !

Stupéfaction générale.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, RICHELIEU, en costume de guerre, suivi de SIROIS et de PLUSIEURS GENTILHOMMES, DEUX PAGES, vêtus mi-partie de blanc et de rouge, portent devant lui, l’un son casque, et l’autre son épée et ses gantelets

 

RICHELIEU.

Messieurs, je reçois vos salutations ; nous avons de tristes choses à vous apprendre.

À Marie, qui fait un mouvement pour sortir.

Un moment, madame la comtesse.

Aux autres.

L’une de nos armées royales vient d’être battue devant Thionville ! Feuquières, le brave marquis de Feuquières, qui la commandait, est mort, frappé d’une mousquetade. Picolomini, à la tête des impériaux, s’avance sur Verdun ! Le cardinal-infant tente d’opérer une jonction avec lui par la Meuse. Préparez-vous, messieurs, car si nous ne faisons tête l’orage, avant quinze jours peut-être on pourra voir du haut des tours de Notre-Dame flotter les bannières espagnoles !

TRÉVILLE, d’un air résolu.

Monseigneur, quoi qu’il en soit de tout cela...

RICHELIEU.

Je crois à votre zèle, monsieur, et je le mettrai à l’épreuve ; mais vous voyez que je ne serai pas le dernier prêt ; cependant, lorsque je reçus ces fâcheuses nouvelles, j’étais dans mon lit, faible, souffrant. Venez à moi, maître Lachenaye, et prêtez-moi votre aide pour me soutenir.

LACHENAYE, à part.

Je ne peux pas me soutenir moi-même.

DE RIEUX.

Monseigneur, nous avons reçu des ordres.

RICHELIEU, s’appuyant sur l’épaule de Lachenaye.

Ah ! c’est vous marquis de Rieux ! Apprêtez-vous à dire adieu aux plaisirs de Paris, car in vous ai promu á un commandement important. Voici l’ordonnance préparée.

DE RIEUX.

Quoi ! monseigneur...

LACHENAYE, à part.

En voilà déjà un qui tourne bride !

RICHELIEU.

Oui, messieurs, déjà mes mesures sont prises, car il n’y a pas un moment à perdre. Les gardes suisses et les archers écossais vont être dirigés à l’instant sur Verdun ; que de nouvelles levées provinciales soient publiées. Nous ne vous oublierons pas, messieurs, dans les ordonnances d’avancement.

LACRENAYE, à part.

Quel homme ! quel grand homme !

RICHELIEU.

Vu l’état chancelant de ma santé, j’avais d’abord résolu de me retirer des affaires ; oui, messieurs, et je ne tarderai pas sans doute, mais aujourd’hui il y va de la gloire et du salut du pays. Je dois rester encore, je resterai !

Bas à Murie.

Quant à vous, madame la comtesse, quoique vous ne soyez point de nos amis, vous pourrez bientôt témoigner que, si je sais me dévouer à la gloire de la France, je sais aussi protéger l’honneur des sujets de sa majesté.

Lui montrant un papier.

Vous connaissez cette lettre ?

MARIE, à part.

Dieu ! ma lettre à M. de Lantheuil ! ah !

RICHELIEU.

Vous pouvez vous retirer, madame ! nous nous reverrons quand je sortirai de chez le roi !

MARIE, à part, en sortant.

Que faire ? que devenir ?

RICHELIEU, à Lachenaye.

Maître Lachenaye ! précédez-moi chez le roi.

Aux autres.

Au revoir, messieurs.

Il entre chez le roi.

 

 

Scène XIV

 

TRÉVILLE, DE RIEUX, GUITAUT et AUTRES, puis CHAMILLY

 

Tous se regardent confondus.

DE RIEUX.

Eh bien ?

TRÉVILLE.

Je crois que le roi va fort mal le recevoir.

DE RIEUX.

J’en doute.

CHAMILLY, arrivant.

Vive Dieu ! mes amis, je vous trouve à propos.

Prenant à part de Rieux et Tréville.

Eh bien ! tout est prêt.

DE RIEUX.

Pour la guerre ?

CHAMILLY.

Eh ! non, pour l’enlèvement ! le moment est favorable, j’ai trouvé des hommes dévoués. Puis voici l’heure où, accompagnée seulement de sa tante ou d’une camériste, elle sort pour faire sa promenade aux Tuileries.

DE RIEUX.

Tiens, mon ami, nous n’avons pas la main heureuse aujourd’hui.

CHAMILLY.

Comment ! reculerais-tu déjà ?

DE RIEUX.

Non ! mais il s’agit d’affaires bien autrement importantes : le cardinal est là !

CHAMILLY.

Là ? chez le roi ?

DE RIEUX.

Et peut-être déjà rentré en faveur.

CHAMILLY, à part.

Ah ! raison de plus pour me hâter ! s’il reprend sa puissance, il se vengera d’elle.

Haut.

Mes amis, mes bons amis...

TRÉVILLE.

En fait d’enlèvement, j’en propose un autre, moi, celui du cardinal, si le roi fléchit encore ! nous sommes en nombre, tous les grands du royaume seront pour nous, je réponds de mes soldats.

CHAMILLY.

Ne comptez pas sur moi, messieurs ! jamais je ne porterai la main sur le cardinal ! jamais ! Mais puisque vous me refusez votre appui...

TRÉVILLE.

Ne nous refuses-tu pas le tien ?

CHAMILLY.

Eh bien je saurai me passer de vous.

DE RIEUX.

Silence ! voici Lachenaye qui revient !

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, LACHENAYE

 

LACHENAYE, à part.

La girouette a tourné.

Haut aux autres.

Messieurs, ça va mal, surtout pour vous, monsieur de Chamilly.

CHAMILLY.

Pour moi !

LACHENAYE.

Ou plutôt ça va très bien. Le roi a pensé qu’il ne pouvait se passer de son illustre soutien, mon seigneur le cardinal ! il a tout signé, même un arrêt qui remet en vigueur la loi contre l’adultère.

DE RIEUX et AUTRES.

Quelle horreur !

LACHENAYE.

Quant à vous, monsieur le comte, je vous annonce avec le plus vif regret que, par ordre de sa majesté, vous êtes éloigné de la cour.

CHAMILLY.

Éloigné de la cour !

LACHENAYE.

Avec votre femme...

CHAMILLY, avec un transport de joie.

Avec elle ?

LAGUENAYE, lui remettant un papier.

Voici l’arrêt, dont le duplicata vient d’être envoyé à la comtesse elle-même.

CHAMILLY, prenant le papier et le baisant.

L’exil avec Marie, c’est l’exil dans le paradis terrestre ! ah ! vive le roi !

 

 

Scène XVI

 

LES MÊMES, MADAME DE SAINT-CERNIN

 

CHAMILLY, allant à elle.

Chère tante !

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Qui vous réjouit donc si fort, monsieur ?

CHAMILLY.

Vous ne savez pas ? Marie...

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Elle est partie, monsieur ; oui, je viens d’apprendre qu’à peine eût-elle reçu le fatal arrêt qui la contraignait de s’éloigner avec vous, elle s’écria : Jamais !... et elle a franchi les portes du Louvre sans qu’on ait pu savoir de quel côté ses pas se sont dirigés.

CHAMILLY, abattu.

Partie ! ah ! j’avais donc raison de vouloir l’enlever.

TRÉVILLE.

Comment ? c’était sa femme !

DE RIEUX.

Enlever la comtesse de Chamilly, c’était presque un crime de lèse-majesté !

Tout le monde rit.

MADAME DE SAINT-CERNIN.

Messieurs, respectez l’honneur de ma nièce.

CHAMILLY, sortant de son abattement.

Son honneur ! qui donc oserait y porter atteinte ? celui-là, quel qu’il soit, je le déclare un lâche.

DE RIEUX.

Un lâche !

CHAMILLY.

Ah !c’est donc vous, monseigneur de Rieux, qui avez ainsi parlé ? eh bien ! vous êtes un infâme calomniateur.

DE RIEUX.

Monsieur le comte !

TOUS.

Qu’est-ce donc ? qu’est-ce donc ?

DE RIEUX, riant.

Rien, messieurs, rien... c’est monsieur de Chamilly qui se travestit en berger pour me faire de l’idylle bouffonne, un fidèle époux qui, pour rejoindre sa femme, ira, s’il le faut, la chercher jusque dans l’alcôve du roi.

CHAMILLY, tirant son épée.

Misérable !

TOUS.

Pas d’armes ! pas d’épées ! les ordonnances : les ordonnances !

TRÉVILLE.

Que fais-tu ? dans le palais du roi ! malheureux ! toi déjà disgracié !

CHAMILLY, essuyant la sueur qui lui coule du front.

Pardieu, mes amis, vous avez raison, j’allais me compromettre.

Il remet son épée dans le fourreau.

Vous le voyez, maintenant je suis calme, bien calme... la raison m’est revenue. Diable ! les ordonnances ! cependant j’ai un mot à dire à M. de Rieux.

Mouvement des autres.

Oh ! ne craignez rien... nous nous entendrons, je vous le certifie.

On lui ouvre le passage vers de Rieux, mais en l’observant avec inquiétude. Bas à de Rieux.

Ce soir, à minuit, derrière la maison de Beaufroy.

DE RIEUX.

Il suffit.

CHAMILLY.

À l’épée, et jusqu’à ce que mort s’ensuive.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente une chambre assez élégante dans l’ancien style ; fenêtre à droite du spectateur ; à gauche, cabinet ouvrant sur la scène par une porte précédée de marches ; porte au fond ; un grand fauteuil, des chaises.

 

 

Scène première

 

LANTHEUIL, MARIE

 

LANTREUIL, à lui-même.

Seule, là, près de moi !... endormie sous la garde de mon honneur !... Marie, innocente et pure, que j’outrageais de mes soupçons !... Oh ! repose en paix, toi que j’osais accuser... toi que j’essayais de maudire !... Toute une vie de dévouement et d’amour suffira-elle à réparer mon crime ? Mais son sommeil est agité !... Écoutons !...

MARIE, rêvant.

Mon mari !... non... non... le roi !... jamais... Oh ! qui me sauvera ?... Au secours...

Elle s’agite.

LANTHEUIL.

Marie !... chère Marie !...

MARIE, se réveillant.

Ah !... qui m’appelle ?...

Elle jette les yeux autour d’elle et aperçoit Lantheuil.

C’est lui !... lui !...

LANTHEUIL.

Oh ! ne baisse pas tes beaux yeux !... ne les détourne pas de l’homme qui veillait sur toi comme l’avare veille sur le trésor qu’il croyait perdu !... Regarde-le, Marie ! regarde-le, l’ami que tu as cherché dans les souffrances !...

MARIE.

Oui, je vous ai cherché !... et j’ai quitté cet odieux palais, seule, à pied... et je suis venue vers vous, et je vous ai dit : Charles, je n’ai pas un appui dans ce monde, si vous me refusez le vôtre !...

LANTHEUIL.

Ah ! mon sang, ma vie, tout n’est-il pas à toi ?... à toi, qui, bravant les droits d’un époux indigne et les tendresses d’un roi, es venue demander protection au seul cœur capable de comprendre le tien !... Non !... à dater de ce jour, tu n’es plus comtesse !... tu es la femme du pauvre gentilhomme.

MARIE.

Votre femme ?...

LANTHEUIL.

Dans quelques heures, Marie, nous partirons... Rome nous offre un refuge assuré : là, nous irons nous jeter ensemble aux pieds de celui qui reçut du ciel le pouvoir de lier et délier sur la terre ; il brisera tes nœuds.

MARIE.

Que dites-vous ?...

LANTHEUIL.

Eh bien ! Marie, pourquoi ce trouble ?

MARIE.

Que vous dirai-je ?... Hier, placée entre celui qui s’est fait payer mon opprobre et celui qui l’avait acheté, ma pauvre tête s’est perdue peut-être !... Inspirations de la conscience, opinion du monde, j’ai tout bravé, j’ai tout méconnu pour venir à vous !... Mais aujourd’hui, je ne sais... j’ai peur !...

LANTHEUIL.

Ah ! Marie, je t’en conjure !

MARIE.

Hélas !... puis-je ne pas trembler en songeant aux périls où je vous entraine ?

LANTHEUIL.

Qu’importent les périls ?...

MARIE.

Ce Richelieu, dont j’attaquais la puissance, et qui sait que j’implorais vos secours, car un billet que je vous écrivais est tombé dans ses mains ; cet homme dont je porte le nom ; le roi, dont j’ai repoussé l’amour !... comment échapper à leur vengeance ?...

LANTHEUIL.

Qui nous soupçonnerait à l’extrémité d’un faubourg, si loin de ma demeure, dans cette maison écartée où nous sommes entrés la nuit, où nous resterons quelques beures à peine, car tout se dispose pour notre fuite ?

On entend un son de trompe.

MARIE.

Qu’entends-je ?... quel est ce bruit ?...

LANTHEUIL.

C’est le son de la trompe qui précède la voix du crieur public.

MARIE.

Ah !... écoutez !...

LA VOIX, en dehors.

« De par le roi et les lois du royaume, faisons savoir à tous que sont remis en vigueur les édits et ordonnances des rois saint Louis et Henri IV contre le crime d’adultère. »

LANTHEUIL.

Juste ciel !...

MARIE.

Entendez-vous, Charles ? Avez-vous compris ?... C’est la vengeance de Richelieu qui commence !... la mort à l’épouse criminelle !... Cette loi de sang, c’est pour moi qu’il la fait revivre !... Cette vois, c’est moi qu’elle menace !...

LANTHEUIL.

Vous ?... et qui oserait vous accuser ?

MARIE.

Et qui oserait me défendre ?... Le toit de mon époux, ne l’ai-je pas quitté ?... une nuit entière n’a-t-elle pas passé sur nos têtes depuis que je suis là, seule, avec vous ?... Me défendre ?... je ne le voudrais pas... Que me font aujourd’hui les jugements des hommes ?... qu’ils me condamnent... c’est à Dieu que j’en appelle !... Que suis-je donc à M. de Chamilly ?... Il me vendait !... et moi, je me donne !... que Dieu nous juge... et que Richelieu me tue !

LANTHEUIL.

Eh bien ! le ciel, qui t’entoure de dangers, а voulu que je devinsse digne de toi en te sauvant !  Oui, te sauver, Marie, ou mourir avec toi !...

MARIE.

Mourir ?... oh ! non !...

Ses yeux se dirigent vers là fenêtre.

Mais que vois-je de ce côté ?...

Elle s’approche de la fenêtre

Un groupe de cavaliers... ils s’arrêtent à quelques pas de cette maison.

LANTHEUIL, regardant aussi.

Oui... ils préparent leurs armes... c’est un duel...

MARIE.

Un duel ?... Les malheureux !... eux aussi, ils bravent des édits de mort !...

Elle pousse un cri.

Ah ! regardez, Charles !... regardez !... ne le reconnaissez-vous pas ?

LANTHEUIL.

Grand Dieu !... le comte de Chamilly !

MARIE.

C’est lui !... si près de moi !... Qui l’amène ?... Il vient se battre, affronter la mort !... se placer entre la haine d’un ennemi et la hache du bourreau !... Ah ! je ne puis résister à cette horrible angoisse !

Elle s’est éloignée de la fenêtre et tombe à genoux.

Mon Dieu ! veille sur lui !...

On entend le cliquetis des épées ; elle se relève et reste immobile.

Ciel !

LANTHEUIL.

L’obscurité de la nuit me cache les combattants.

MARIE, à elle-même.

Pourquoi ce duel ?... pourquoi dans ce lieu ?...

LANTHEUIL.

Un homme est tombé !...

MARIE.

Oh ! si c’était...

LANTHEUIL.

Je ne puis distinguer encore...

MARIE.

Il serait là, gisant sur la terre !... et moi, ici... près d’un autre !... Ah ! il a droit à mes secours ; car j’ai porté son nom !... car je lui avais juré au pied de l’autel tendresse et dévouement !

LANTHEUIL.

Non... il vit... il s’éloigne...

Il revient près d’elle.

Rassure-toi, Mare !... rassure-toi  !...

MARIE,  reculant.

Monsieur de Lantheuil !...

LANTHEUIL.

Qu’entends-je ?...

MARIE.

Ah ! laissez-moi !... je veux voir...

Elle court à la fenêtre, puis recule avec effroi.

Oh !... que Dieu nous sauve !

LANTHEUIL.

Qu’est-ce donc ?...

Il retourne à la fenêtre.

MARIE.

Ne voyez-vous point cette troupe de soldats qui s’avance vers cette maison ?

LANTHEUIL.

L’angle de ce mur nie les avait dérobés... Le chef des archers du cardinal est à leur tête... Je reconnais au milieu d’eux le page de Chamilly !

MARIE.

Chamilly !... il a découvert notre asile !... il nous a livrés !... il se venge !... Et ce combat, là, sous mes yeux... ce n’était donc point un hasard ?

LANTHEUIL.

Ils approchent  !...

MARIE, à elle-même.

Quel est cet ennemi qu’il a frappé ?... un homme peut-être qui avait eu pitié de moi, qui m’avait défendue ?

LANTHEUIL.

Que faire ?... quel parti prendre ?

MARIE, s’asseyant.

Les attendre et mourir !...

LANTHEUIL.

Mourir ?... Non... écoute !... La croisée de ce cabinet donne sur l’enclos de la maison... viens ! les rideaux attachés au balcon te permettront d’atteindre le sol, et en quelques minutes tu pourras gagner le couvent des bénédictines, où l’on ne te refusera pas un asile.

MARIE.

Oh ! mon Dieu... mon Dieu !

LANTHEUIL.

Il n’y a pas un moment à perdre !... viens !...

Il entre dans le cabinet et en ressort brusquement en fermant la porte.

MARIE.

Eh bien ?...

LANTHEUIL.

Impossible !... une échelle est dressée... c’est par là qu’ils vont entrer !

MARIE.

Par là ?...

Elle court vers le fond.

LANTHEUIL.

De ce côté, peut-être il est temps encore.

MARIE, ouvrant la porte du fond.

Ah !

Jacques Sirois, suivi de plusieurs archers et d’un homme en robe noire, entre.

 

 

Scène II

 

LANTHEUIL, UN CONSEILLER, JACQUES SIROIS, MARIE, ARCHERS

 

LE CONSEILLER.

Pardonnez-moi, madame, la pénible mission dont je suis chargé. Depuis plus d’un jour cette maison vous sert d’asile, et vous n’y logez pas seule : M. de Chamilly n’a point paru ici : vous devinez sans peine de quel crime vous êtes accusée, et je dois vous sommer de me suivre au nom du roi et de la loi.

LANTHEUIL, à part.

Oh ! comment la sauver ?

MARIE.

Au nom du roi ! c’est au nom du roi qu’on m’arrête ! ah ! si je l’avais écouté, lui, il y a longtemps que je serais coupable, et qui, oserait me punir ? et qui de vous ne serait à mes pieds ?

LANTHEUIL, à part.

Imprudente ! que dit-elle ?

LE CONSEILLER.

Ainsi, madame, vous avouez le crime qui vous est imputé ?

MARIE, avec une sorte d’égarement.

Eh bien, oui, je l’avoue... emmenez-moi, je veux mourir ! je veux rendre compte de ma conduite au roi et à Dieu.

LE CONSEILLER.

Madame...

MARIE, avec exaltation.

Que m’importent vos jugements ? que me font vos lois hypocrites ? oui, j’ai quitté volontairement la maison de celui qu’on m’a donné pour époux ; oui, j’ai couru demander protection à un homme que je pouvais estimer... je suis venue me confier à sa loyauté ; j’ai voulu fuir. M.de Chamilly. Qu’attendez-vous, monsieur ? je vous l’ai dit, je suis coupable, emmenez-moi ! emmenez-moi !

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, CHAMILLY, ouvrant violemment la porte du cabinet

 

CHAMILLY.

Arrêtez !

MARIE.

Grand Dieu !

JACQUES SIROIS.

Monsieur de Chamilly !

LANTHEUIL.

C’était lui !

CHAMILLY.

Ne me reconnaissez-vous pas ? cette femme est la mienne, messieurs, quel autre que moi aurait le droit de l’accuser ?

LE CONSEILLER.

Mais, monsieur le comte...

CHAMILLY.

Qui ose lui imputer un crime ? La comtesse de Chamilly est innocente ; si elle est ici, c’est par mon ordre, c’est par mon ordre qu’elle est venue dans cette maison... par mon ordre qu’elle y a demeuré toute une nuit.

MARIE, émue et surprise.

Juste ciel !

CHAMILLY.

Pour elle, vos condamnations, vos supplices pour elle ?... vous êtes bien hardis, vous qui ne craignez pas de l’outrager !

LE CONSEILLER.

Les aveux de Mme la comtesse...

CHAMILLY.

Ses aveux ! ne les avez-vous pas compris ? oui, elle s’accusait, pour vous contraindre à l’emmener, pour vous éloigner de cette maison, où elle savait que j’étais caché... là !... pour me sauver, elle se laissait flétrir ; car, s’il est ici un coupable que la loi puisse atteindre, ce coupable, c’est moi ! moi, qui viens de punir son calomniateur. Par ma mère, eussé-je risque de mourir sous la main d’un ennemi, ou sous le glaive de la loi, si je ne l’avais sue innocente ?

MARIE, à part.

Oh ! tant de générosité... !

LANTHEUIL, à part.

Il la sauve en se perdant !

CHAMILLY.

Je n’accepte point son sacrifice ; changez de victime, messieurs ; trainez-moi devant mes juges, livrez-moi à vos bourreaux ; mais tant que je vi vrai, qu’on respecte Mme de Chamilly.

MARIE, à part.

Quel supplice !

CHAMILLY, allant à Marie.

Remettez-vous, madame, et cessez de trembler pour moi.

MARIE, dans le plus grand trouble.

Oh ! monsieur !

CHAMILLY, bas.

Silence ! ne me démentez pas !

Haut.

Où donc prétendez-vous trouver l’épouse criminelle ? est-ce dans les bras de son mari ?

LE CONSEILLER, à Chamilly.

Ainsi, lorsque madame a quitté la cour et s’est rendue dans cette maison...

CHAMILLY, vivement.

Je l’avais confiée à la garde d’un ami.

À Lantheuil avec une poignante ironie.

Merci, Charles de Lantheuil, tu me l’as bien gardée !

LANTHEUIL, à demi-voix.

De grâce, monsieur, écoutez-moi !

CHAMILLY, à demi-voix.

Pas un mot !

Haut.

Place, messieurs, place à M. de Lantheuil ; rien ne doit plus le retenir ici.

Bas.

Nous sommes quittes, partez.

LANTHEUIL, à part.

Plus d’espoir, plus de bonheur pour moi ; il est redevenu digne d’elle.

Haut.

Adieu, madame.

À part.

Maintenant, c’est adieu pour toujours.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, moins LANTHEUIL

 

LE CONSEILLER.

Votre présence et vos paroles, monsieur le comte, me délivrent du cruel devoir que j’étais venu remplir, mais votre duel m’en impose un non moins pénible, vous ne l’ignorez pas ?

CHAMILLY.

Faites, monsieur !

LE CONSEILLER, à Jacques Sirois.

Veillez sur M. de Chamilly ; qu’il ne sorte pas de cette maison jusqu’à ce que de nouveaux ordres vous soient donnés. Je vais rendre compte à monseigneur le cardinal.

Il sort.

JACQUES SIROIS.

Et moi, je vais faire garder toutes les issues.

Aux soldais.

En avant, vous autres.

À Chamilly.

Au revoir, mon capitaine.

Il sort avec les soldats et referme les portes.

 

 

Scène V

 

MARIE, CHAMILLY

 

MARIE, à part, dans le plus grand trouble.

Seule avec lui ! et maintenant c’est à moi de rougir. Il va m’accabler de ses reproches, s’armer de tous ses droits d’époux, de l’ordre du roi, du roi !...

CHAMILLY, s’approchant lentement de Marie et tombant à genoux devant elle.

Marie, obtiendrai-je mon pardon ?

MARIE, avec un étonnement mêlé d’indécision.

Monsieur, moi, vous pardonner ! est-ce une raillerie ? Ici, vous êtes le juge, vous êtes l’époux ! Sans doute, je pourrais vous demander compte du bonheur qui m’avait été promis ; moi, jeune fille, confiante, et pure, je vous avais donné ma vie ; n’est-ce point vous qui m’avez repoussée, dédaignée ?

CHAMILLY.

Ah ! vous saurez...

MARIE.

Mais je ne vous reproche rien, monsieur ; vous m’avez sauvé la vie, et plus encore ! sans doute alors, ce n’est point à moi que vous songiez, je ne suis point digne d’exciter tant de dévouement : vous avez voulu que votre nom fût garanti de la honte, il le sera, monsieur ; ordonnez de mon sort, je n’implore même pas votre indulgence.

CHAMILLY, se relevant.

Mon indulgence, à moi ? vous ! Par ma mère, connaissons-nous mieux, madame ; c’est moi qui réclame la votre, car votre faute est mon ouvrage ; à moi le remords, à moi le châtiment.

MARIE.

Quoi ! tant de générosité n’était donc point une : vaine apparence ? oh ! alors, monsieur, j’ai besoin de me justifier à vos yeux !

CHAMILLY, l’interrompant.

Non, vous seriez mille fois plus coupable, ai-je le droit de vous accuser ? Mais c’est moi, madame, qui tiens à vous faire entendre ma justification, vous ne la repousserez pas ; asseyez-vous-là. Écoutez-moi, car le temps presse peut-être.

MARIE, avec une sorte de stupeur.

Je vous écoute, monsieur.

CHAMILLY.

Lorsque je vous épousai, madame, je ne vous connaissais pas, je ne pouvais vous aimer ; ce mariage avait été arrangé à notre insu, et je l’acceptai comme un bienfait, car il me sauvait la vie.

MARIE.

Il vous sauvait la vie !

CHAMILLY.

Oui, madame, j’avais conspiré contre Richelieu, et ma tête lui appartenait. Pour tout châtiment, il me condamna au mariage.

MARIE.

Serait-il vrai ?

CHAMILLY.

Ah ! mieux eût valu la mort ! mais je fus un insensé, car j’acceptai sans les connaître les conditions secrètes de ce funeste hymen. Lorsqu’elles me furent révélées, il n’était plus temps ; nous étions mariés !

MARIE.

Vous ne les connaissiez pas d’avance ?

CHAMILLY.

Non, je le jure ! mais j’étais coupable encore car je vous arrachais à un amour qui eût pu suffire à votre bonheur, et celui auquel je vous ravissais, il était mon ami !

MARIE.

Votre ami !

CHAMILLY.

Oui, madame. Eh bien ! vous croyez-vous coupable envers moi maintenant ?

MARIE.

Vous vous accusez bien amèrement, monsieur, et c’est votre justification que vous vouliez me faire entendre ; mais elle ressort même de vos paroles. Quoi ! vous n’aviez à choisir qu’entre l’échafaud et moi ?

CHAMILLY.

Ah ! madame, me pardonnerez-vous ?

MARIE.

Dieu même a dû vous pardonner, puisque la voix du repentir s’est fait entendre dans votre cœur.

CHAMILLY.

La voix qui se fit entendre, ce ne fut point d’abord celle du repentir, ce fut celle de l’amour !

MARIE, à part.

Que dit-il ?

CHAMILLY, à part.

Le moment est peut-être mal choisi ; mais cordieu ! il ne sera pas dit que je serai mort sans faire ma déclaration à ma femme !

Haut.

Oui, de l’amour, de l’amour que je ressentais pour vous, madame. Vous ouvrez les yeux à ce mot ? vous ne l’aviez donc pas deviné ? vous ne le saviez donc pas ? vous n’avez donc pas de vanité de femme dans l’âme ?

MARIE.

Comment l’eussé-je pu deviner ? Vous, monsieur, vous ! vous m’aimiez ! je vous ai donc bien méconnu !

CHAMILLY.

Oui, j’en jure par Dieu qui m’entend, et devant qui je vais bientôt paraître, jamais passion ne fut plus forte et mieux sentie que la mienne ! je m’étais joué de l’amour ; c’est à force d’amour que je devais expier mon crime ! Quand votre mépris me repoussait, quand votre haine m’ordonnait de vous fuir, moi amant, moi mari, perdu dans la foule qui vous entourait, je me tenais à distance, honteux, tremblant, épiant un de vos regards, et je me croyais heureux lorsque les sons détournés de votre voix arrivaient jusqu’à mon oreille. Car je m’étais laissé séduire par les honneurs, et, pour arrêter mes yeux sur les vôtres, pour effleurer votre main de la mienne, il fallait me cacher, oui, me cacher, comme un coupable, comme un homme sans foi, qui cherche à reprendre ce qui n’est plus à lui ! le droit que je tenais de Dieu, je l’avais vendu !

MARIE.

Quoi ! de pareilles souffrances, vous les avez connues ! que je vous plains ! que je vous plains !

CHAMILLY.

C’est alors que s’éleva en moi un sentiment semblable à la vertu, peut-être ; il épura ma passion sans l’affaiblir. Réparer mes torts, protéger votre honneur, Marie, vous sauver des pièges dont vous viviez environnée et que moi-même j’avais creusés devant vous : tel fut dès lors mon but ! pour l’atteindre, tout me parut possible ; j’osai lutter contre le cardinal, contre le roi lui-même. Un homme a osé prononcer votre nom avec ironie, et cet homme, je l’ai tué ! oui, je l’ai tué, pour que pas une femme n’eût le droit de détourner dédaigneusement la tête en passant auprès de la comtesse de Chamilly, pour que nul n’eût le droit de sourire avec mépris en la regardant !

MARIE, exaltée.

Tant d’amour ! et je le maudissais ! et je bravais tout pour le fuir ! Mais que vois-je ? monsieur, vous êtes blessé ! dangereusement peut-être ! et pour moi ! pour moi !

CHAMILLY.

Rassurez-vous, ce n’est point cette blessure-là qui me tuera... mais Richelieu !...

MARIE, avec désespoir.

Oh ! vous aurez votre grâce ! ils vous épargneront ! ils n’oseront pas vous frapper ! je ne le veux pas ! Vous avez des amis puissants ! je les verrai. Ils seront touchés de mon désespoir. Je verrai le roi lui-même, s’il le faut ! il ne sera pas inexorable ! S’il l’était ! eh bien, c’est devant toute la cour que je lui crierais : Rendez-moi mon mari, sire, car vous êtes plus coupable que lui ! il a vengé mon honneur, et vous, vous avez voulu me le ravir !

CHAMILLY.

Marie ! vous m’avez donc pardonné !

MARIE.

Vous pardonner ! quand c’est moi qui aurai causé votre perte, peut-être !

Elle sanglote en courbant son front sur les mains de Chamilly.

CHAMILLY, avec la plus vive émotion.

Une larme sur ma main ! allons ! le bonheur pour moi ne sera pas de longue durée... mais il est venu du moins ! il est venu !

À demi-voix.

Écoutez-moi bien, Marie d’Entraigues : j’aurais ma grâce, à quoi me servirait-elle ? il faut bien que nous nous séparions, vous ne pouvez plus être à moi.

MARIE.

Que dites-vous ?

CHAMILLY.

Cette lettre...

Il lui montre un papier.

écrite par vous...

MARIE.

À M. de Lantheuil !

CHAMILLY, la déchirant.

C’est le cardinal qui me l’a remise.

MARIE.

Eh quoi, monsieur ! vous aviez lu cette lettre, et vous avez risqué vos jours pour sauver les miens !

CHAMILLY.

Écoutez-moi ; car le temps presse. Moi vivant, quel serait votre sort ? Cet autre, mes torts ont été graves envers lui. De ce côté, j’ai à réparer aussi ; pour assurer votre bonheur à tous deux, je ne puis plus que mourir !

MARIE, se relevant.

N’achevez pas ! et écoutez-moi à votre tour ! je jure ici par le souvenir sacré de ma mère que, quel que soit l’avenir pour elle, la comtesse de Chamilly respectera et gardera le nom que vous lui avez donné.

CHAMILLY.

Qu’entends-je !

MARIE.

Je jure encore, monsieur, que Marie d’Entraigues est aujourd’hui aussi pure que lorsqu’elle parut à l’autel pour vous y engager sa foi.

CHAMILLY.

Marie ! chère Marie ! qui m’aurait dit qu’aujourd’hui je pleurerais de joie ! Quoi ! le bonheur pourrait exister encore pour nous !

À part.

Et mourir ! ah ! que je vais regretter la vie !

 

 

Scène VI

 

MARIE, CHAMILLY, JACQUES GIROIS

 

JACQUES SIROIS.

Mon capitaine !

MARIE.

Ciel !

CHAMILLY.

Déjà !

JACQUES SIROIS.

Non ! je ne viens pas encore vous chercher.

CHAMILLY.

Ah ! tant mieux !

JACQUES SIROIS.

Ne vous rassurez pas trop cependant ! je viens vous annoncer une visite.

CHAMILLY.

Qui est-ce donc ?

JACQUES SIROIS.

Monseigneur le cardinal duc de Richelieu.

CHAMILLY et MARIE.

Ah ! Richelieu !

 

 

Scène VII

 

MARIE, RICHELIEU, JACQUES SIROIS, CHAMILLY

 

Richelieu arrive vivement ; il s’appuie sur l’épaule de Jacques Sirois, à qui il fait signe d’approcher un fauteuil ; il s’assied entre Chamilly et Marie.

RICHELIEU, à Jacques Sirois.

Demeurez ici !

Jacques Sirois va se placer au fond, à part.

La voilà ! il l’a sauvée ! je ne peux plus rien contre elle ! la reine veut, pour me braver, la rappeler à la cour ! Louis XIII la reverrait ! et il est si faible !

Il plonge alternativement son regard sur Chamilly et sur Marie.

CHAMILLY, à part.

Va-t-il s’expliquer enfin ? veut-il, comme le basilic, me tuer rien que de son regard ?

RICHELIEU, après un moment de silence, se tournant vers Chamilly.

Ah çà, monsieur, faudra-t-il donc toujours que je me dérange pour vous ? ne vous lasserez vous point d’éprouver ma patience, et de jouer ave la vie ? Avez-vous cru que je pardonnerais deux fois ?

CHAMILLY.

Monseigneur ?

RICHELIEU.

Taisez-vous, monsieur ! vous connaissez les ordonnances, et cependant vous vous êtes battu aujourd’hui ! vous avez tué !... Vous avez donc bien peu de mémoire ? ai-je fait grâce au comte Boutteville de Montmorency ? ai-je fait grâce au comte des Chapelles ? Ils vous valaient bien pourtant ! sur qui donc comptiez-vous pour vous sauver ? ce n’est pas sur le roi, certes ? car vous devez comprendre qu’il ne vous aime guères.

CHAMILLY.

Aussi, monseigneur, suis-je d’avance résigné a mon sort.

MARIE.

Ah ! pitié pour lui !

RICHELIEU, se tournant vers elle.

Et de quel droit, vous, madame, m’adressez-vous une prière ? Vous devriez songer que c’est près de moi une mauvaise protection que la vôtre ! Croyez-moi, attendez mon arrêt en silence ! j’ai peut-être aussi un compte à régler avec vous, qui n’avez pas craint de lutter ouvertement contre moi ; avec vous, qui êtes entrée dans le parti de la reine !

CHAMILLY, à part.

Voudrait-il se venger d’elle ?

RICHELIEU.

Maintenant qu’une imprudente générosité vous dérobe à la loi que vous braviez, les rêves d’ambition, les orgueilleuses espérances sont revenus sans doute ?

MARIE.

Monseigneur...

RICHELIEU.

Oui, l’on a foi dans sa jeunesse, dans quelques attraits d’un jour, et l’on vient, faible femme, s’attaquer à Richelieu ! on ose heurter de front une volonté contre laquelle se sont brisés les plus beaux écussons de France !

Se tournant vers Chamilly.

Vous, monsieur, je ne vous accuse point d’avoir trempé dans ces complots : vous avez été loyal, vous m’êtes resté dévoué, je l’ai su ; mais, insensé, braver les édits ! vous battre ! et pourquoi ?

CHAMILLY, relevant la tête.

Pour la vertu calomnié, monseigneur !

RICHELIEU.

Que puis-je pour vous, maintenant ? Demain, la puissante famille du marquis de Rieux ne viendra-t-elle pas demander votre tête ? Il faudra donc encore qu’un Montmorency monte sur l’échafaud ? Je ne le voulais pas ! vous le savez bien.

MARIE.

Non, j’irai, s’il le faut, jusqu’au roi...

RICHELIEU, jetant sur elle un regard perçant.

Ah !

À part.

Au roi, qui déjà la regrette et la redemande !

Haut.

N’essayez pas de reparaître à la cour, madame, je vous le conseille ! Ce soir, M. de Chamilly doit entrer à la Bastille pour y attendre son jugement ! vous, si le sentiment du devoir parle encore à votre cœur, un couvent est le seul asile qui vous reste ! je n’ai pourtant pas le droit de vous y contraindre !

MARIE.

Vous n’avez pas non plus le droit de m’empêcher de suivre mon mari !

RICHELIEU.

Votre mari ? le suivre ?

MARIE.

Oui, monseigneur ! partout !

RICHELIEU.

Partout ?

Il réfléchit profondément.

CHAMILLY.

Chère Marie !

RICHELIEU, d’un ton bref et comme venant de prendre un parti.

Madame, avec ce mot-là vous venez peut-être de racheter sa vie !

MARIE.

Qu’entends-je ?

RICHELIEU.

Si je vous disais : Je borne à l’exil le châtiment de M. de Chamilly, qu’il sorte de France : l’accompagneriez-vous ? !

MARIE.

À l’instant même !

RICHELIEU, se levant.

Partez donc !

CHAMILLY.

Ensemble ? Merci, monseigneur ! nul n’a reçu de vous un plus grand bienfait !

RICHELIEU.

D’autres bienfaits vous suivront, monsieur de Chamilly ! Si Richelieu sait punir, il sait aussi reconnaître le dévouement.

CHAMILLY.

Marie, ne regretterez-vous rien ?

MARIE, allant se jeter dans ses bras.

Oh ! rien !

RICHELIEU, sur le devant, à lui-même.

La disgrâce à Mlle d’Hautefort ! le couvent à Mlle de La Fayette ! l’exil à celle-là ! encore une favorite dont me voilà délivré !

LE CONSEILLER, entrant au fond.

Le carrosse qui doit emmener M. de Chamilly à la Bastille...

RICHELIEU.

Qu’il emmène le comte et la comtesse hors de France. Laissez passer, messieurs.

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