La Bradamante (Gautier de Costes, sieur de LA CALPRENÈDE)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, en 1636.

 

Personnages

 

CHARLES, Roi de France

LÉON, Prince de Grèce

ROGER, Serviteur de Bradamante

AYMON, Père de Bradamante

RENAUD, Frère de Bradamante

BRADAMANTE

HIPALQUE, Suivante de Bradamante

MARFISE, Sœur de Roger

NAYMES, Seigneur Français

ZÉNON, Ami de Léon

AMBASSADEURS de Bulgarie

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LÉON, ROGER

 

LÉON.

Que vous me haïrez pour cette lâcheté.

ROGER.

Ne jugez point si mal de ma fidélité.

LÉON.

Je veux à vos dépens acheter ma fortune,

Ha ne trouvez-vous point ma requête importune ?

Toutefois si parmi vos sentiments guerriers

Vous mêlâtes jamais les myrtes aux lauriers :

Et si vous connaissez ce que peut sur une âme

Le transport violent d’une amoureuse flamme,

Vous excuserez tout.

ROGER.

Hormis ce compliment,

Traitez-moi je vous prie un peu plus franchement,

Pourrais-je être qu’à vous après ce bon office.

LÉON.

C’est trop se souvenir de si peu de service :

Vous êtes redevable à ma seule amitié.

J’eus pour vous du respect non pas de la pitié :

Ayant été témoin d’une valeur si rare,

Je fis ce qu’aurait fait l’âme la plus barbare,

Et j’ai dégénéré de toute ma maison,

Ne trahissant les miens qu’après leur trahison.

J’ai soulagé des fers ces mains victorieuses,

Pour suivre à l’avenir vos traces glorieuses,

Pour me rendre vaillant vous imitant de loin

Mais je commence mal, vous en êtes témoin.

Toutefois s’il est vrai que la mort m’épouvante,

Que je sois pour jamais privé de Bradamante,

Que par un coup du Ciel je meurs devant vous,

Si je craignis jamais de mourir de ses coups.

Je tiendrais ce trépas pour ma première gloire :

Mais je perds l’espérance, en perdant la victoire.

J’ai trop peu de valeur pour hasarder ce bien,

Et si je suis vaincu, je ne possède rien.

ROGER, à part soi.

Fut-il jamais malheur à mon malheur semblable ?

LÉON.

De quoi pâlissez-vous ?

ROGER.

Ma crainte est pardonnable,

Et ce commandement me serait bien plus doux,

Si j’étais plus vaillant, ou plus heureux que vous.

LÉON.

Ah ne me parlez plus contre votre pensée.

ROGER.

Dans votre passion mon âme intéressée,

N’a rien appréhendé que pour vous seulement,

Et vous hasardez trop en cet événement,

Puisque votre repos sur ma valeur se fonde.

LÉON.

Je m’assure sur vous mieux que sur tout le monde.

ROGER.

Aussi pour vous servir je voudrais tout oser,

Et ce que j’en ai dit, n’est pas pour m’excuser.

J’irai, j’irai pour vous combattre Bradamante,

Et quand j’aurais pour elle une ardeur violente,

Fut-ce de mon malheur l’inévitable arrêt,

Je me dépouillerais de tout mon intérêt,

Et je voudrais pour vous me combattre moi-même.

LÉON.

Mais comment m’acquitter de ce bienfait extrême ?

ROGER.

Je sais ce que je dois à qui je dois le jour.

LÉON.

Cet acte officieux me le rend à son tour,

Et je reconnais bien que je suis exécrable,

Si je cache à quel point je vous suis redevable :

Si je n’offre à vos pieds et mes empires et moi.

Bien donc sur cet espoir je vais trouver le Roi.

Je vous quitte un moment, Ciel fais que je périsse,

Si je puis être ingrat après un tel service.

 

 

Scène II

 

ROGER, seul

 

Doncques cette valeur que j’ai reçu des Cieux,

M’est un présent fatal, un don pernicieux,

Qui ne me doit servir qu’à ma propre ruine :

Ô Ciel à quel malheur ta rigueur me destine :

J’adore Bradamante, et cette passion

Doit céder lâchement à l’obligation.

Je cesse de haïr pour un bienfait extrême,

Dont je dois m’acquitter en me perdant moi-même.

Mais puisqu’en le faisant je fais ce que je dois,

Je ne murmure point contre ses justes lois.

Oui je te combattrai, ma chère Bradamante,

Et quoique je trahisse une fidèle amante,

Contre qui le devoir l’emporte sur l’amour,

Je te puis satisfaire en me privant du jour.

 

 

Scène III

 

BRADAMANTE, seule dans sa chambre

 

Mon cœur ne retient plus la douleur qui te presse,

Il est vrai ce perfide a faussé sa promesse,

L’ingrat a violé sa foi.

Il n’a point de regret de t’avoir délaissée,

Et ne souvient plus de toi,

Quoiqu’il vive dans ta pensée.

 

Quel esprit prévoyant eut reconnu la feinte

Des serments qu’il me fit d’une amitié si sainte,

Et de tant de fidélité ?

Que j’eusse cru faillir contre mon grand courage,

De soupçonner de lâcheté,

Ses discours et son beau visage.

 

Comme votre beauté, disait-il, est extrême,

Dans sa perfection mon amour est de même,

Et le feu si pur et si beau,

Qui parmi les mortels me brûle et me captive,

Me doit encor dans le tombeau,

Brûler d’une flamme plus vive.

 

Que la longueur du temps, ou des lieux nous sépare,

Rien ne peut ébranler une amitié si rare.

On ne verra jamais changer

Les résolutions d’une âme si constante,

Et je ne serai plus Roger,

Quand je vivrai sans Bradamante.

 

Ce discours redoublait une naissante flamme,

Je crus que ce beau corps logeait une belle âme,

Incapable de trahison.

Sa peine, je l’avoue, ébranla ma constance,

Je le crus aimer par raison,

Et je l’aimai par innocence.

 

Tout à coup, sans ouvrir son dessein à personne,

Et sans me dire adieu le traître m’abandonne,

Et s’éloigne de cette Cour.

Il habite possible une terre inconnue,

Où de quelque nouvelle amour

Son âme est déjà retenue.

 

Abuse déloyal, abuse autant de Dames,

Que tu reconnaîtras capables de tes flammes,

Invente de nouveaux serments,

Dont ta fidélité dans leurs âmes s’imprime,

Tu sais que les Dieux aux Amants,

Ont permis de jurer sans crime.

 

Toutefois je ne puis forcer cette puissance,

Qui m’oblige à t’aimer après ton inconstance,

Oui, je t’aime encore Roger,

Et malgré la raison qui veut que je t’oublie,

Il n’est pas en moi de changer,

Pour rompre le nœud qui nous lie.

 

 

Scène IV

 

HIPALQUE, BRADAMANTE

 

HIPALQUE.

Marfise vous attend pour aller chez le Roi.

BRADAMANTE.

Elle est de mon repos plus soigneuse que moi.

C’est pour voir ce Léon : je la suivrai, n’importe,

Où l’avez-vous laissée ?

HIPALQUE.

Auprès de votre porte.

 

 

Scène V

 

CHARLES, AYMON, RENAUD

 

CHARLES.

Ma parole est donnée, il n’en faut plus parler.

AYMON.

Si votre Majesté la voulait rappeler,

Je me pourrais servir des droits de la naissance,

Et j’aurais sur les miens une entière puissance ;

Je ne me plaindrais pas d’avoir cent mille fois,

Pour le bien de l’État sué sous le harnois,

De vous avoir suivi dans toutes vos conquêtes,

Même depuis que l’âge a fait blanchir nos têtes.

Si vous laissiez agir le sang et la raison,

Si j’étais absolu dans ma seule maison,

Et s’il m’était permis de tenir ma promesse,

Pour n’être pas ingrat au Monarque de Grèce

Pardonnez ce discours à mon ressentiment,

L’affront que je reçois m’ôte le jugement.

J’intercède sans fruit pour une ingrate fille,

Au lieu d’âtre absolu sur toute ma famille

Sa désobéissance avance mon trépas,

Et je cherche son bien, qu’elle ne connaît pas.

RENAUD.

Former sans apparence un bien imaginaire,

C’est se paître de vent et d’une ombre légère,

Des Sceptres, des grandeurs, ne sont pas un vrai bien,

Et qui ne vit content, il ne possède rien.

AYMON.

Vous de qui le conseil trompa son innocence,

Et qui favorisez sa désobéissance,

La croyant obliger par une trahison,

Alléguez-vous pour elle une seule raison ?

Pouvait-elle choisir un parti plus sortable ?

Roger avec Léon, qu’a-t-il de comparable ?

L’un doit paraître un jour dans cet illustre rang,

Que l’on a vu tenir aux Princes de son sang.

L’autre n’a que la cape et l’épée en partage,

Et s’il se peut vanter c’est d’un peu de courage.

RENAUD.

Oui, sa seule vertu doit le recommander,

Comme le plus grand bien qui se peut posséder.

Aussi vaut-elle mieux que l’éclat d’un Empire,

Et l’honneur est un bien que l’on ne peut détruire.

Ceux dont l’ambition se ravale si fort,

Suivant un faux bonheur sont esclaves du sort,

Aux belles actions avoir l’âme occupée,

Ne recevoir la loi que de sa seule épée,

Et ne voir les grandeurs qu’avecque des mépris,

C’est où doivent butter les généreux esprits.

Le bien de la Fortune est un bien périssable,

Et tous ses fondements ne sont que sur du sable.

Outre que si Roger n’a pas reçu des Cieux,

Ces frivoles grandeurs que vous aimez le mieux :

Si le sort en naissant lui ravit ses Provinces,

Vous savez toutefois qu’il est issu de Princes,

La Fortune et les siens l’ont toujours combattu,

Et l’ont privé de tout, hormis de la vertu,

Quoiqu’il ne soit pas Roi, sa naissance est Royale.

AYMON.

Mais celle de Léon n’en a qu’une d’égale,

Et vous témoignerez, puisque vous l’avez déjà vu,

S’il est de qualité dont il ne soit pourvu.

N’est-il pas jeune, beau, n’est-il pas agréable ?

N’est-il pas courageux, bref n’est-il pas aimable ?

Et cette fille ingrate, à moins que se haïr,

Ne devrait-elle pas l’aimer et m’obéir ?

RENAUD.

Une inclination ne peut être forcée.

AYMON.

C’est que pour son Roger Bradamante est blessée,

C’est qu’elle est sans esprit et, vous sans amitié.

Oui, son aveuglement vous dût faire pitié,

Et vous devriez rougir de vos conseils perfides,

Qui perdent une sœur, et font des parricides.

Réservez vos avis pour une autre saison,

Et me laissez tout seul gouverner ma maison.

J’ai plus d’âge que vous et plus d’expérience,

Et vous m’êtes suspect après tant d’insolence.

Quoi ! vous mêler déjà de me faire la loi,

Est-ce à vous, je vous prie, à gouverner chez moi ?

Et prenant sur les miens une injuste licence,

Obliger un ami par cette récompense.

Vous acquérir Roger avec un tel présent.

Ô le bon naturel, ô le fils complaisant !

RENAUD.

Mais si ma sœur le veut, malgré votre promesse,

La voulez-vous forcer pour le Prince de Grèce ?

AYMON.

Oui, je lui ferais voir sans le respect du Roi.

RENAUD.

Sa justice à propos vous impose la loi.

S’il est assez vaillant pour vaincre Bradamante,

Il faudra bien alors que ma sœur y consente.

Si ce malheur arrive.

AYMON.

Il vous trompera tous.

Il est plus courageux et plus vaillant que vous.

Ingrat.

CHARLES.

L’événement éclaircira l’affaire.

Vous vous piquez Aymon.

AYMON.

J’ai raison de le faire,

Et votre Majesté me peut bien excuser.

CHARLES.

Mais le meilleur pour vous est de vous apaiser,

Et d’espérer du Ciel une si bonne issue,

Qu’elle confirmera l’espérance conçue.

Mais recevons ce Prince, il s’approche de nous.

 

 

Scène VI

 

CHARLES, LÉON

 

CHARLES.

Vous venez sur le point, que nous parlions de vous.

LÉON.

N’ayant point mérité d’être en votre mémoire,

Par un tel souvenir vous me comblez de gloire.

CHARLES.

Et bien depuis le temps que vous êtes venu,

Quels divertissements vous ont entretenu ?

Est-il rien dans ma Cour capable de vous plaire ?

LÉON.

L’esprit le plus chagrin s’y pourrait satisfaire :

Je n’ai vu rien encor que rare et que charmant.

CHARLES.

Et je vois dans ces mots l’intérêt d’un amant.

Confessez que ce bien se doit à Bradamante,

Qu’à son occasion ce séjour vous contente,

Et que notre climat a pour vous des appas,

Qui sans cette beauté ne nous toucheraient pas.

LÉON.

Il est vrai qu’un amant dont l’ardeur est extrême,

Ne peut aimer un lieu privé de ce qu’il aime :

Mais dans ma passion, et mon aveuglement,

Encore je conserve un peu de jugement.

Bradamante n’a rien qui ne soit adorable :

Mais aussi votre Cour n’a rien de comparable,

L’univers la révère, et ces grands chevaliers,

Qui sont de votre État les généreux piliers,

Relèvent bien l’éclat de votre diadème,

Mais il reçoit surtout le lustre de vous-même.

CHARLES.

De grâce, désormais, dites-en un peu moins.

LÉON.

J’ai de ce que je dis tous les hommes témoins.

Mais quoique tout le monde avecque moi l’avoue,

Si votre Majesté ne veut pas qu’on la loue,

Je lui veux obéir et changer de discours,

Mais tout mon entretien sera de mes amours.

Sire, c’est de regret qu’une ardeur véhémente

Me fera malgré moi combattre Bradamante.

Mais si le seul combat me la doit accorder,

Si par ce seul moyen on la peut posséder,

Je le veux entreprendre avec votre licence.

Je sais que votre Édit en donne la puissance,

Et sur ce seul espoir je me suis présenté,

Pour obtenir ce bien de votre Majesté.

Voilà, Sire, en deux mots le sujet qui m’arrête,

Si vous me refuser d’accorder ma requête.

CHARLES.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous avons connu

Le généreux dessein qui vous a retenu.

Il est vrai que déjà ma parole m’engage,

Mais je ne doute point d’un si brave courage,

Et je crois que l’amour vous doit favoriser.

Bien donc, vous en pouvez, librement disposer,

Elle n’en recevra qu’une parfaite joie.

Mais comment à propos le bonheur nous l’envoie !

 

 

Scène VII

 

CHARLES, BRADAMANTE, LÉON, AYMON, MARFISE, RENAUD

 

CHARLES.

Si pour l’amour de vous être félicité,

Se pouvait appeler une importunité,

Certes votre beauté me serait importune :

Mais elle aide au contraire à ma bonne fortune,

Je lui suis obligé de donner tant d’amour,

Puisqu’un nombre d’amants embellit notre Cour.

BRADAMANTE.

Si votre Majesté se donne cette peine

Pour ceux-là seulement que ce sujet y mène,

Vous êtes si bénin que j’espère en effet,

D’obtenir le pardon du mal qu’ils vous ont fait.

Leur nombre est si bien grand, que dans toute la France

Un seul n’a point paru de puis votre ordonnance.

Bradamante leur plaît ; mais elle coûte cher,

Et personne à ce prix ne la veut rechercher.

LÉON.

Certes ma passion serait trop offensée,

Si vous n’aviez parlé contre votre pensée.

Jamais aucun péril ne me divertira

De la fidélité que mon cœur vous jura,

Pour vous la conserver toujours inviolable.

BRADAMANTE.

À tant de passion je suis trop redevable.

CHARLES.

Et pour vous assurer de son affection,

Je vous veux avertir de son intention.

Bradamante à la fin il faut courir aux armes,

Se servir d’autres traits que de ceux de vos charmes.

Il faut prendre demain la salade et l’écu,

Pour combattre celui que vous avez vaincu.

Le voilà résolu de tenter la fortune.

BRADAMANTE.

Il est donc de deux-là que le jour importune :

Mais si peu de sujet ne l’obligera pas,

S’il a du jugement, à courir au trépas.

Sa main sera bien mieux pour un autre occupée,

Je ne mérite pas qu’il donne un coup d’épée.

LÉON.

Si quelque autre moyen vous pouvait acquérir,

J’y courrais à clos yeux sans crainte de périr,

Et me parût le Ciel contraire ou favorable,

J’aurais dans mon malheur un sort trop honorable.

Mais puisque maintenant il ne m’est pas permis

D’avoir d’autre destin, ni d’autres ennemis,

Il faut que de son gré la victime s’apprête,

Et mette entre vos mains cette coupable tête,

Que vous devez punir de sa témérité,

Ou me récompenser de ma fidélité.

BRADAMANTE.

Ce courage à la fin mérite Bradamante.

Oui, Léon, il est juste il faut qu’on vous contente.

Je voudrais que déjà vous fussiez satisfait.

Mais toutefois l’honneur que votre amour me fait,

M’oblige à vous donner un conseil salutaire.

Monsieur, déportez-vous d’un dessein téméraire,

Il tient encor à vous d’éviter ce malheur,

Ou bien soyez muni d’une rare valeur,

Vous courez un danger plus grand que l’on ne pense.

LÉON.

Amour contre vos coups est toute ma défense,

Il les détournera sans bouger de ce cœur,

Redoublera ma force et me rendra vainqueur.

Si le Ciel m’est contraire, et que sur la poussière,

Je trébuche à vos pieds privé de la lumière,

Quels dieux, fussent-ils tous libres de passion,

Ne seront envieux de ma condition ?

Voir bâtir mon tombeau par une main si belle,

N’est-ce pas me combler d’une gloire éternelle ?

MARFISE.

Je n’envierai jamais un semblable bonheur,

J’aime mieux de mon gré lui quitter cet honneur.

AYMON.

Pour le repos commun il serait nécessaire,

Qu’on ne se mêlât point que de son propre affaire.

Mais la confusion est si grande aujourd’hui,

Que chacun met le nez aux familles d’autrui.

Madame croyez-moi qu’en ce qui ne nous touche,

Nous ferions beaucoup mieux de n’ouvrir point la bouche.

MARFISE.

Quoi Monsieur, est-ce à moi que vous parlez ?

Certes c’est sans sujet que vous me querellez.

Mes soins sont bien ailleurs que dans votre famille.

AYMON.

Pourtant vous vous mêlez de gouverner ma fille,

Lui donner des conseils qui troublent sa raison,

Et vous avez déjà divisé ma maison.

Renaud est son asile, et vous sa confidente.

Et tous deux recherchez sa ruine apparente.

Madame, c’est de là que naissent mes regrets,

Vous ne la conseillez que pour vos intérêts,

Ou les vôtres à part, pour ceux de votre frère.

MARFISE.

Elle pourrait ici témoigner le contraire,

Et que j’aime son bien que vous n’avancez pas.

L’or, les biens, les grandeurs ont pour vous des appas,

Et l’éternelle soif de votre humeur avare,

Pour votre propre sang vous a rendu barbare.

Doit-elle relever votre condition,

Et servir d’instrument à votre ambition ?

Et la contraindrez-vous de se rendre amoureuse,

Pour élever pour vous une fortune heureuse ?

Monsieur, vous avez tort de me faire parler,

Je ne suis pas d’humeur de rien dissimuler :

Et les fortes raisons qui combattent pour elle,

Me feront à jamais embrasser sa querelle.

AYMON.

Je soutiendrai la mienne, et je lui ferai voir,

Que si je la puis ranger aux termes du devoir.

Suffit que désormais que rien ne vous intéresse,

Que de vos actions vous soyez la maîtresse,

Sans plus vous informer comment on vit chez moi.

RENAUD.

Vous quereller ainsi, même devant le Roi,

C’est abuser vraiment d’une douceur extrême.

AYMON.

Vous avez tout ouï, je vous en dis de même.

RENAUD.

Et les mêmes raisons qu’elle a dites ici,

Sauf ce que je vous dois, je vous les dis aussi.

CHARLES.

C’est perdre trop de temps en des discours frivoles,

Je n’entends tous les jours que les mêmes paroles,

Aymon votre courroux va toujours trop avant.

LÉON.

Je dois pour m’acquitter mourir en le servant,

Et si j’ai dans mes vœux la fortune prospère,

Je le veux honorer comme mon propre père.

AYMON.

Je soutiens votre droit avec trop de raison,

Et vous comblez d’honneur toute notre maison.

LÉON.

Doncques sur le pouvoir que l’Empereur nous donne,

Vous devez dans le champ comparaître en personne,

Je m’y rendrai demain au lever du soleil.

BRADAMANTE.

Et je veux, s’il se peut, prévenir son réveil,

Vous m’y verrez paraître, et si mal disposée,

Que vous en obtiendrez une victoire aisée.

Ayez soin toutefois d’être assez bien armé.

LÉON.

Je crains plus que vos mains ces yeux qui m’ont charmé.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LÉON, ROGER, couvert des armes de Léon

 

LÉON.

Ce harnais vous sied bien, et le Dieu de la Thrace,

N’eût jamais sous l’armet une si bonne grâce :

Après ces grands exploits dont mes yeux sont témoins,

J’ai sur votre valeur transporté tous mes soins.

Je tiens par ce moyen Bradamante conquise,

Et triomphe déjà d’une victoire acquise.

Ô vous, par qui le Ciel me la doit accorder,

S’il m’est encor permis de vous le demander,

Souffrez qu’encor un coup mon amour vous demande

Le pardon, que j’attends d’une faute si grande.

Et ne soupçonnez point par cette lâcheté,

Que je manque de cœur, comme de liberté.

Si d’autres ennemis appelaient mon épée,

Ou si pour vous servir elle était occupée,

Je fuirais ce qu’amour me fait faire aujourd’hui,

Et n’emprunterais point l’assistance d’autrui.

Cependant, cher ami, pardonnez à la crainte,

Dont je veux avouer que mon âme est atteinte.

Je crains pour Bradamante aussi bien que pour vous.

De grâce, retenez ces redoutables coups,

Vous en remporterez une parfaite gloire,

Si sans verser du sang vous avez la victoire.

Épargnez la beauté, le sexe et votre ami.

ROGER.

Se reposer sur moi seulement à demi,

C’est me désobliger pour une méfiance.

LÉON.

Et ce serait parler contre ma conscience,

Si je dissimulais que j’en ai du souci,

Que je tremble pour elle, et crains pour vous aussi.

Non que votre valeur se puisse mettre en doute :

Mais acheter mon bien par le prix qu’il me coûte.

Mon frère confessez que pour me secourir,

Je cherche des moyens.

ROGER.

Qui me feront mourir.

Si vous persévérez à vivre de la sorte,

C’est par trop relâcher d’une amitié si forte.

Et ces discours moqueurs, comme ils sont superflus,

Me feront croire enfin que vous ne m’aimez plus.

LÉON.

Oui, mais par ce soupçon vous vous rendez coupable,

Je veux qu’en un moment la fortune m’accable,

Que du plus haut sommet de ma prospérité,

Dans un gouffre de maux je sois précipité,

Que je perde à l’instant d’un heureux hyménée,

Cette félicité que vous m’aurez donnée,

Si je ne vous conserve une éternelle foi,

Si mon frère toujours ne m’est plus cher que moi :

Et si j’accepterais la meilleure fortune,

Que m’étant avec lui dorénavant commune,

Je dédaigne sans lui tous les plus grands honneurs,

Nous les posséderons avec tous mes bonheurs.

Et le Ciel dont je tiens un sceptre en héritage,

A laissé pour nous deux l’Orient en partage.

Cependant ce harnois vous déguise si bien,

Que mes plus familiers n’y reconnaîtront rien.

Ou si tous connaissaient à quel point je vous aime,

Sans doute ils vous prendraient pour un autre moi-même.

Mais l’heure du combat m’oblige à vous quitter,

Je perdrais trop de temps à vous solliciter.

Mon bien est assuré par des mains si vaillantes.

Adieu, pour me cacher je rentre dans mes tentes.

 

 

Scène II

 

ROGER, seul

 

Des bords plus éloignés où le flambeau du jour,

Sorti de l’Océan recommence son tour,

Jusqu’aux flots reculés où sa clarté dévale,

Est-il une fortune à ma fortune égale ?

Malheureux si la terre en a jamais produit,

À quelle extrémité te trouves-tu réduit ?

C’est peu que tout le monde à ta perte conspire,

Que le Ciel avec lui s’unisse pour te nuire,

Que tous les éléments soient armés contre toi,

Comme contre un ingrat qui viole sa foi.

Si le Ciel pour montrer que sa haine est extrême,

N’armait ta propre main pour te perdre toi-même.

Oui, c’est le point qui reste à ton dernier malheur,

Que tu sois l’instrument de ta propre douleur.

Et tu périrais mal, si ta perte légère,

En pouvait accuser une cause étrangère.

Cette main, qui mes dieux, et mon Prince servant,

M’a des plus grands périls retiré si souvent :

De qui les actions partout victorieuses,

Aux yeux de tout le monde ont paru glorieuses ;

Devait donc (destinée à ce fatal emploi)

Traiter mes ennemis plus doucement que moi.

Malgré le souvenir de ma première flamme,

La traîtresse pourra s’armer contre mon âme.

Et toi cœur déloyal noirci de lâcheté,

Sont-ce là des effets de ta fidélité ?

Sont-ce là les serments que tu fis par ma bouche ?

Éclate et mets au jour le regret qui te touche,

Parais pour m’obliger à toi-même inhumain :

Mais non, tu dois mourir d’une plus belle main,

Puisque c’est Bradamante à qui je fais l’offense,

Bradamante elle-même en fera la vengeance.

C’est par ce seul moyen qu’il me faut acquitter,

Je trouve mon salut à me précipiter.

À voir d’un coup vengeur ma poitrine frappée,

Et recevoir la mort de sa fatale épée.

Je puis par ce moyen contenter mes désirs,

Et par un même sort venger ses déplaisirs.

Mais l’étrange malheur qui me poursuit encore !

Je trahis par ma mort un ami qui m’adore.

Désormais son salut ne dépend que de moi,

Et si je veux périr, je lui manque de foi.

Non je suis obligé de tenir ma parole,

Ma résolution inutile s’envole.

Et si par moi Léon ne la possède pas,

Je ne puis sans un crime avancer mon trépas.

Je dois faire pour lui tout ce qui m’est possible,

Après il n’est plus rien qui ne me soit loisible.

Et m’étant acquitté de ce que je lui dois,

Il me sera permis de mourir mille fois.

Pour lors je trouverai mon repos dans mes armes,

Pour lors le seul trépas aura pour moi des charmes,

Et dans mon dernier sort je serai bien heureux,

Que ma tragique fin m’acquitte à tous les deux.

 

 

Scène III

 

AYMON, RENAUD, BRADAMANTE

 

AYMON.

Puisque dans ce dessein vous êtes résolue,

Que vous prenez sur vous la puissance absolue,

Vous en ferez, Madame, à votre volonté.

Mais vous vous souviendrez que cette liberté,

Que cette folle amour qui vous rend méprisable,

De même en peu de jours vous rendra misérable.

Vous vous repentirez d’avoir désobéi,

Et vous regretterez qui vous aurez haï,

Alors que vous aurez plus d’esprit et plus d’âge,

Que vous vous guérirez de cette humeur volage,

Et qu’en vous la raison trouvera quelque part,

Vous voudrez un mari, mais il sera trop tard.

Tout le monde rira de vous vous délaissée,

Et vous soupirerez de votre erreur passée.

Vous aurez de la peine à trouver un époux,

Même votre Roger ne voudra plus de vous.

Je ne crois pas pourtant que ce discours vous touche,

Et principalement quand il vient de ma bouche,

Si votre conseiller vous en disait autant.

Mais je m’en vais trouver le Roi qui vous attend.

Armez-vous cependant de colère et de haine,

Vous serez plus vaillante, étant plus inhumaine.

C’est un trait de valeur de tuer un amant,

Par vos yeux, par vos mains, il mourra doublement.

Va tigresse, va monstre, horreur de la nature,

Veuille le Ciel sur toi venger ta propre injure,

Et pour te faire voir son pouvoir absolu,

Te perdre en ce combat, puisque tu l’as voulu.

Il s’en va.

RENAUD.

Il faut laisser passer sa fougue accoutumée,

Enfin tout son courroux se résout en fumée.

Dans ses premiers transports il a beaucoup de feu :

Mais après tout, ma sœur, il vous nuira fort peu.

BRADAMANTE.

Avec votre support dont je suis consolée,

Ma résolution ne peut être ébranlée.

Il n’est point de tourment qui ne me soit léger,

Pourvu que votre humeur ne vienne à se changer,

Que vous n’embrasiez point le parti d’un avare.

RENAUD.

Vous devez avouer que votre humeur est rare,

Et qu’un aveuglement contre toute raison,

Vous fait appréhender un mal hors de saison.

Ne vous troublez-vous point d’une crainte frivole,

Sachant que le premier j’ai donné ma parole.

Que je vous engageai dans un si beau dessein,

Et que je vous ai mis cet amour dans le sein.

Non non, ma chère sœur, vivez toute assurée,

De la protection que je vous ai jurée :

Et que le Ciel, au cas que je fausse ma foi,

Fasse éclater bientôt sa colère sur moi.

J’aime votre repos, comme je le dois faire,

Outre que la vertu de Roger m’est si chère,

Que n’ayant d’autre but que votre commun bien,

L’intérêt de tous deux sera toujours le mien.

Et je tiendrais, ma sœur, pour un bonheur extrême,

S’il m’était accordé de combattre moi-même,

Tenir à ce besoin la place de l’absent :

Mais vous avez pour lui le bras assez puissant,

Votre rare valeur m’est assez bien connue,

Pour me faire espérer la victoire obtenue.

Si le contraire arrive, assurez-vous ma sœur,

Qu’il en sera bien tard paisible possesseur.

Et si vous ne vivez que dans cette pensée,

Je ne souffrirai point que vous soyez forcée.

Nous y pourrons pourvoir sans offenser le Roi.

En tous cas de ces soins reposez-vous sur moi,

Et soyez de ces soins un peu moins affligée.

BRADAMANTE.

Ah mon frère à quel point je vous suis obligée !

Si le Ciel me permet.

RENAUD.

N’allons pas plus avant.

BRADAMANTE.

Mon frère je voudrais mourir en vous servant.

RENAUD.

Je m’en vais vous quitter pour aller dans la place,

Où déjà pour vous voir tout le peuple s’amasse,

Toute la Cour attend ce qui réussira.

Quand il faudra venir on vous avertira.

 

 

Scène IV

 

BRADAMANTE, HIPALQUE

 

BRADAMANTE.

Maintenant que je puis soupirer et me plaindre,

Et qu’aucune raison ne m’oblige de feindre,

Hipalque encore un coup que je t’ouvre mon cœur.

Mais ne me flatte plus d’un langage moqueur,

Puisque tu me trahis, me cachant ta pensée,

Confesse qu’à la fin cet ingrat m’a laissée,

Que toutes tes raisons ne le défendent pas,

Et que sa perfidie est digne du trépas,

Qu’il fait à son honneur une honteuse tache,

Et qu’on ne peut commettre une action plus lâche.

Les serments qu’il me fit, ceux qu’il reçut de moi,

Le Ciel qu’il appela pour témoin de sa foi,

Ces larmes, ces soupirs, ces promesses si saintes,

Dans l’âme d’un Roger être sitôt éteintes !

C’est ce que ta raison ne peut plus excuser,

Et tu te ferais tort de le favoriser,

Puisque son intérêt se mêle à mon injure,

Tu devrais la première accuser ce parjure.

Vu que ce déloyal t’abusa si souvent,

Et reput ton esprit de mensonge et de vent :

Toutefois, si tu peux, prends encore sa cause,

Pour le justifier invente quelque chose,

Et tu m’obligeras si mon esprit consent,

Après t’avoir ouïe, à le croire innocent :

Plût aux dieux qu’il le fût !

HIPALQUE.

S’il ne l’était, Madame,

Je serais la première à lui donner du blâme,

Et je le haïrais pour sa légèreté,

Comme je le défends pour sa fidélité.

Je connais trop Roger, et son âme est trop haute

Pour le simple soupçon d’une si noire faute,

Je sais bien que son cœur n’eut jamais tant d’amour,

Et que privé de vous il est privé du jour.

BRADAMANTE.

Si j’occupais encor un lieu dans sa pensée,

Sans en avoir sujet m’aurait-il délaissée ?

Et s’il me conservait quelque reste de foi,

Pourrait-il si longtemps vivre éloigné de moi ?

Maintenant qu’il sait bien que je suis tourmentée,

Qu’à son occasion je suis persécutée,

Que pour lui je rejette un Prince suppliant,

Et refuse pour lui l’Empire d’Orient.

HIPALQUE.

Si sa profession n’obligeait son courage

Dans les occasions où son honneur l’engage,

Et si les Chevaliers ne devaient à clos yeux

Tenter à tous moments les périls glorieux,

Ce long retardement mettrait bien en peine :

Mais c’est quelque aventure, où son devoir le mène,

Ou quelque déplaisir, qui l’ont fait éloigner.

BRADAMANTE.

Mais pourquoi ce départ sans me le témoigner,

Sans me dire un adieu, qu’est-ce qui l’en dispense ?

HIPALQUE.

On s’éloigne souvent beaucoup plus qu’on ne pense,

Et parfois on médite en voyage d’un jour,

Et les dieux à leur gré disposent du retour.

Quoi qu’il en soit, Madame, effacez cette crainte,

Dont sans aucun sujet je vois votre âme atteinte.

Assurez vos soupçons sur un bon fondement,

Et croyez que jamais vous ne perdrez amant.

Autrefois ce tyran de notre fantaisie

Travailla votre esprit par une jalousie,

Lorsque ceux d’Agramant (il m’en souvient assez)

Par votre belle main se virent renversés :

Et qu’une lance d’or fit voler sur la croupe

Des plus fiers Sarrasins une confuse troupe,

Votre cœur sans raison se voulut ressentir,

Mais Roger innocent vous en fit repentir.

BRADAMANTE.

Bien donc veuille le Ciel que tu sois véritable,

Je croirai pour te plaire une chose incroyable.

Mais je crains, le voyant si longtemps retenu,

Que quelque grand malheur ne lui soit advenu.

Possible à ce moment privé de la lumière,

Il me garde au tombeau son amitié première,

Puisque par mon feu je ne puis juger du sien,

On ne saurait tant vivre éloigné de son bien.

Non, quoique sa promesse, ou son honneur l’engage,

Il n’est rien qui le peut retenir davantage,

Et pour me voir encor il ferait un effort,

S’il n’était loin de nous, ou prisonnier, ou mort.

Hélas, s’il est ainsi, chère âme de mon âme,

Crois que je te conserve une immuable flamme,

Et que mort et vivant tu te peux assurer

D’une fidélité qui doit toujours durer.

Pour toi contre les miens je ferai des miracles,

Je forcerai pour toi toute sorte d’obstacle,

Pour toi tous mes amants seront mes ennemis,

Et me servant du droit que le Roi m’a permis,

Paravant que la nuit nous ôte la lumière,

Ton rival passera l’infernale rivière.

Par sa punition tu seras satisfait,

Et son sang lavera l’offense qu’il te fait.

Ma main, si ce Grégeois peut retarder ta gloire,

Et si du premier coup tu n’obtiens la victoire,

Je te désavouerai : Mais qui me vient troubler ?

Ah ! c’est vous ma compagne.

 

 

Scène V

 

MARFISE, BRADAMANTE

 

MARFISE.

Il n’en faut plus parler,

N’y songez plus ma sœur, sa perte est assurée,

Puisque votre vaillance aujourd’hui l’a jurée :

Ah, que mon frère et moi vous sommes obligés !

Que fera-t-il pour vous, puisque vous le vengez !

Que du tort qu’on lui fait vous faites votre offense,

Et contre ses rivaux vous prenez sa défense.

Certes s’il savait bien que pour l’amour de lui

Vous courez ce hasard il en mourrait d’ennui :

Et moi comme sa sœur, que faut-il que je fasse,

Ne m’étant pas permis de tenir votre place ?

BRADAMANTE.

Ce que pour n’être ingrate il faut que vous fassiez,

C’est de m’aimer ma sœur, et que vous confessiez,

Que nous ayant quittés en l’état où nous sommes,

Roger est aujourd’hui le plus ingrat des hommes.

MARFISE.

Si la nécessité ne l’a point diverti,

Vous ne me verrez point embrasser son parti,

Je serai la première à punir ce parjure,

Et de votre intérêt je ferai mon injure.

Mais quittons ce discours, Bradamante il est temps,

L’Empereur dans la place attend les combattants,

Le peuple est assemblé.

BRADAMANTE.

Roger l’heure est venu,

Que mon affection doit être reconnue.

Allons ma sœur, allons, et Léon.

MARFISE.

Il est prêt.

BRADAMANTE.

J’ai donné de sa mort l’irrévocable Arrêt,

Et sa présomption sera si bien punie,

Qu’on verra mes parents pleurer leur tyrannie.

 

 

Scène VI

 

CHARLES, AYMON, RENAUD, NAYMES

 

Le champ de bataille doit paraître, et l’Empereur avec les assistants aux barrières.

CHARLES.

Certes un cœur blessé de cette passion,

Est un très digne objet de la compassion,

Et si l’on connaissait les malheurs qu’elle cause,

Les hommes la fuiraient par-dessus toutes choses.

Pour moi pendant le temps qu’un sang plus vigoureux,

M’entretenait aussi de désirs amoureux,

Je ne fus pas exempt des malheurs de cet âge.

Mais depuis que les ans m’ont fait un peu plus sage,

Comme sans passion, jugeant plus sainement

Des peines, des soucis, des chagrins d’un amant :

J’ai connu que le Ciel rendait un bon office

À ceux qu’il a laissés libres de ce supplice.

AYMON.

On ne saurait blâmer un feu respectueux,

Un amour qui n’a rien qui ne soit vertueux,

Même à qui les parents ont donné la naissance,

Ou l’ont autorisé d’une juste licence :

Mais ceux qui prévenus de cette passion,

S’engagent follement dans une affection,

Qui ne relèvent point des volontés d’un père,

Et méprisent le bien qui leur est nécessaire,

Devraient être punis.

RENAUD.

Tout intérêt à part,

On excuse un péché qui se fait par hasard,

Se commet sans dessein par une seule œillade,

Qui rend le plus souvent un esprit si malade,

Qu’il est bien malaisé que dans cette prison,

Un cœur sans liberté laisse agir la raison,

Puisse considérer ce que le temps exige,

Même à quoi le devoir et le sang nous oblige.

AYMON.

Je vous tiens pour suspect.

CHARLES.

Et vous l’êtes aussi,

Mais trêve de discours, Bradamante est ici.

NAYMES.

Cette férocité pleine de tant d’audace,

Qui même sous l’armet se remarque en sa face,

Ce port majestueux et doux également,

Paraît en même temps redoutable et charmant.

CHARLES.

Ah, que si vous pouviez recouvrer la jeunesse !

Mais la foule se fend pour le Prince de Grèce,

Le voilà dans le champ superbement armé.

AYMON.

Confessez que ce port n’est pas moins animé,

Que sa démarche est grave, et sa taille divine,

Et que nos paladins n’ont pas meilleure mine.

 

 

Scène VII

 

MARFISE, ZÉNON, CHARLES, BRADAMANTE, ROGER, BRADAMANTE, RENAUD, NAYMES

 

MARFISE.

Sire, mon champion demande le pouvoir

À votre Majesté de faire son devoir.

ZÉNON.

Je vous fais pour le mien une même prière.

CHARLES.

Et j’en donne à tous deux une puissance entière.

Naymes ayez le soin, comme expérimenté,

Que suivant la coutume et la formalité,

Entre les combattants le soleil se partage,

Et qu’ils soient en tous points sans aucun avantage.

NAYMES.

Pour en venir aux mains, je crois que c’est assez,

Ils sont à l’opposite également placés,

Il les met en termes de combattre.

Maintenant que le Roi le combat autorise,

Que des yeux, ni des mains nul ne les favorise.

BRADAMANTE, mettant la main à l’épée.

C’est le fer à la main qu’il me faut conquérir.

ROGER, sous les armes de Léon, tout bas.

Puisque vous l’ordonnez, je vous rendrai contente.

Ils se battent, et Roger ne fait que parer les coups.

CHARLES.

Considérez un peu la main de Bradamante,

Vous jugerez son bras qui frappe si souvent,

Une foudre, un éclair, un tourbillon de vent,

Et je crois que Léon aura bien de la peine.

AYMON.

Considérez aussi comme sa fougue est vaine,

Comme il fait ce duel sans animosité,

Et rabat tous les coups avec dextérité :

Qu’il ne s’ébranle point par cette violence,

Et tient sans la frapper le combat en balance.

Bradamante se retire pour reprendre haleine, et Roger en fait de même.

NAYMES.

Par un si grand travail ils sont tous deux lassés.

AYMON.

Je connais qu’à la fin mes vœux sont exaucés,

Et que ce grand guerrier trompera tout le monde.

CHARLES.

Certes, sa valeur n’en a point de seconde.

AYMON.

Et bien quand ce Roger combattrait à vos yeux,

Croyez-vous pas Renaud, qu’il ferait beaucoup mieux ?

RENAUD.

Je le veux avouer, sa valeur est extrême,

Ou je crois que ma sœur ne soit plus elle-même,

Ah, quelle soutient mal le droit de son Amant !

MARFISE.

Elle ne le saurait plus courageusement.

ROGER, bas.

Malheureux vois-tu pas que ce repos te tue,

Reprends Roger, reprends ta vigueur abattue,

Songe qu’il faut mourir, obéis toutefois,

Et ne l’offense pas pour la dernière fois.

BRADAMANTE.

Après un tel repos, tu ne meurs pas de honte,

Elle recommence le combat.

Tente un dernier effort, ou péris, ou surmonte.

NAYMES.

Ils ont recommencé plus fort qu’auparavant.

Bradamante recule et Roger la poursuit.

MARFISE.

Ô malheur ! Ô destin variable et mouvant !

Ah ! ma sœur n’en peut plus, ô regret qui me tue !

ROGER, déguisant sa voix.

Il passe sur elle, et lui ôte son épée : mais Bradamante ne laisse pas de se jeter sur lui plus furieuse que auparavant.

Madame, confessez que vous êtes vaincue,

Que vos plus grands efforts sont enfin superflus.

BRADAMANTE.

Je le confesserais si je ne vivais plus ;

Mais crois qu’avec le jour je perdrai la victoire,

Et que ma seule mort t’en donnera la gloire.

AYMON.

Sire, vous voyez bien la chose comme elle est,

Ne le permettez pas, empêchez s’il vous plaît.

Il les sépare.

CHARLES.

Apaisez les bouillons de ce mâle courage,

Ne le contestez plus, Léon a l’avantage.

BRADAMANTE.

Il est vrai, mais ma mort.

MARFISE.

Ne désespérez pas.

Elles se retirent. Et Roger aussi.

ROGER.

Et toi, puisque ses mains ne te l’ont point ravie,

Va finir dans l’horreur ta misérable vie.

CHARLES.

Il se veut désarmer, retirons-nous aussi.

AYMON.

Ô Ciel ! que ta justice éclate bien ici,

Me pouvais-tu combler d’une parfaite joie,

Qu’en me donnant le bien que ta bonté m’envoie ?

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

BRADAMANTE, MARFISE

 

BRADAMANTE.

En vain votre pitié s’offre à me secourir,

Ne me consolez plus ma sœur, je dois mourir,

Rien ne peut détourner ce dessein immuable.

Quoi, par ma lâcheté je vivrais misérable !

Je vivrai pour Léon, et non pas pour Roger :

Ah ! non, n’espérez pas de me faire changer.

Vous me verrez plutôt vomir le sang et l’âme,

Qu’allumer dans mon cœur une nouvelle flamme.

Autre que mon Roger n’eut jamais ce pouvoir,

Je sais bien que je l’aime au-delà du devoir,

Et que vous, dont l’esprit a plus de retenue,

Blâmerez une ardeur qui vous est inconnue.

Que vous condamnerez ces violents transports,

Qui portent une fille à de si grands efforts :

Mais si votre vertu de mon amour s’offense,

Quand vous reconnaîtrez cette même puissance,

Ce tyran de nos cœurs, qui me force d’aimer,

Vous me plaindrez, Madame, au lieu de me blâmer.

MARFISE.

Jamais vos actions n’ont mérité de blâme,

Je ne condamne pas une pudique flamme ;

Et quoique jusqu’ici mon cœur ait résisté,

Il a plus de froideur que de sévérité.

Au contraire ma sœur, vous étant obligée,

Je suis également avec vous affligée,

Nos esprits sont touchés d’une même douleur,

Comme mon propre mal, je plains votre malheur.

Et si je vous condamne en cette violence,

C’est de peu de courage, ou de peu de constance.

Vous devriez, ce me semble, avec ce même cœur,

Qui de mille périls s’est retiré vainqueur,

Qui par mille combats s »‘est rendu redoutable,

Gagner sur votre esprit la victoire semblable.

BRADAMANTE.

Oui, mais ce même cœur que vous avez vanté,

S’est noirci maintenant par une lâcheté,

Le traître a pu souffrir que cette main plus lâche,

Efface le passé par une seule tache :

Au lieu de me défendre et de me secourir,

Tous deux ont conspiré pour me faire mourir.

Qu’ils meurent donc tous deux, puisque le ciel l’ordonne,

Avant que ce Léon possède ma personne,

Qu’il ait quelque pouvoir dessus ma liberté.

Laissez-moi donc, ma sœur, dans cette volonté,

Et ne détournez plus un dessein légitime,

Puisque votre amitié vous fait commettre un crime.

Serez-vous bien joyeuse, au moins si vous m’aimez,

De voir mes tristes jours en regrets consommés,

Voir votre Bradamante aux larmes condamnée,

Entrer dans un veuvage au lieu d’un hyménée :

Que le plus odieux de tous ses ennemis,

Se vante des baisers qui lui seront permis ;

Qu’il possède à son aise, et mes yeux, et ma bouche,

Et me mette aux enfers, me mettant dans sa couche.

Que quand cette raison ne vous toucherait point,

L’intérêt de Roger à mon malheur est joint,

Puisque sa passion, qui m’est déjà connue,

Ne verra, sans mourir, sa flamme prévenue.

Il ne me verra pas entre les bras d’autrui,

Sachant que ma vertu ne pourra rien pour lui.

Car après que l’Hymen m’aura déjà liée,

Si ma première amour ne peut être oubliée,

Pour le moins mon devoir la conduira si bien,

Que mourant à mes yeux, il n’en obtiendra rien.

Souffrez, ci vous l’aimez comme le sang l’ordonne,

Que n’étant point à lui, je ne sois à personne,

Et ne permettez pas qu’un rival odieux,

Le pouvant empêcher, en triomphe à vos yeux.

MARFISE.

Je ne permettrai pas qu’un autre vous possède,

Mais nous y pourvoirons par un autre remède,

Et certes je m’étonne, ayant tant de vertu,

Que vous ayez le cœur tellement abattu.

Pardonnez-moi, ma sœur, si j’use de ces termes,

Oui, vous devriez avoir les sentiments plus fermes,

Et ne témoigner pas à vos meilleurs amis,

Qu’ayant paru plus qu’homme entre mille ennemis,

Au moindre déplaisir qui travaille votre âme,

Vous avez témoigné moins de cœur qu’une femme.

Je vois bien qu’en ce cas on est peu consolé,

Que l’esprit le plus fort en serait ébranlé,

Et que quand ce malheur une amitié sépare,

La raison n’agit point, et la confiance est rare :

Mais que le désespoir vous réduise à ce point,

Sachez que votre amour ne vous excuse point,

Vous ne pouvez douter que je n’aime mon frère

Autant que le devoir m’oblige de le faire :

Et que j’ai son honneur et son repos si cher,

Que votre mal me doit également toucher.

Je vous proteste aussi, que je perdrai la vie,

Avant que par Léon vous lui soyez ravie.

Mais il vous faut tenir dans des termes plus doux,

Et le laisser agir plus sagement que vous.

 

 

Scène II

 

RENAUD, MARFISE, BRADAMANTE

 

RENAUD.

Comment gouvernez-vous cette désespérée ?

MARFISE.

Certes, votre présence était bien désirée,

Et vous me surprenez au milieu d’un discours,

Où je n’avais besoin que de votre secours.

RENAUD.

Vous n’en eûtes jamais dans aucune conquête,

Et tous ces beaux lauriers qui couvrent votre tête,

C’est votre seule main qui vous les a donnés,

Et fait ces grands exploits qui nous ont étonnés.

Mais autant que le mal de ma sœur nous afflige,

Autant votre pitié, Madame, nous oblige,

Et cette charité que vous lui témoignez,

À de puissants liens, dont vous nous étreignez.

Oui, de cette bonté j’ai l’âme si ravie.

MARFISE.

Quand même son repos dépendrait de ma vie,

Je vous jure le Ciel que je la donnerais,

Et même à ce prix je le rachèterais.

Mais puisque dans ses maux je suis intéressée,

Un dessein que le ciel m’a mis dans la pensée,

Me laisse un grand espoir qu’il nous sera permis

De rompre encor un coup celui des ennemis.

Je vous le veux ouvrir, puisque votre prudence

Nous fait avoir besoin de votre confidence,

Et qu’avec vos conseils il réussira bien.

RENAUD.

Vous me comblez d’honneur.

MARFISE.

Votre sœur n’en sait rien.

Quoiqu’aucune raison ne veut que je le cache,

Je vous en veux parler avant qu’elle le sache.

BRADAMANTE.

Ouvre la source de tes pleurs,

Fais couler un ruisseau de larmes,

Et meurs au moins par ces douleurs,

N’ayant pu mourir par les armes.

Préviens cette captivité,

Qui menace ta liberté

D’une prison insupportable :

Et fais paraître aux Dieux qui sont tes ennemis,

Que tu ne meurs pas misérable,

Puisque pour t’affranchir le trépas t’est permis.

 

Cette main, qui dans les dangers

Témoigna sa valeur extrême,

Est forte pour les étrangers,

Et n’est faible que pour toi-même.

Arme-la donc à ton secours,

Pour couper le fil de tes jours :

Mais non, étant ton ennemie,

L’ingrate à ce besoin craindrait de t’obliger,

Et sa valeur est endormie,

Sinon que ses effets te puissent affliger.

RENAUD.

Oui, la même prudence ordonne qu’on le suive,

Il faut encor un coup que Bradamante vive.

Que sa fidélité conserve son amour,

Et reçoive de vous le repos et le jour.

Léon est au Palais, plein d’honneur et de gloire,

Il demande déjà le prix de sa victoire,

Et le vieillard Aymon, las de le caresser,

N’attend plus que ma sœur pour le récompenser,

Mais vous le troublerez.

BRADAMANTE.

Hé, dites-moi mon frère.

RENAUD.

Vous saurez en chemin ce que vous devez faire,

Disposez-vous déjà pour agir avec nous.

MARFISE.

Je serai chez le Roi presque aussitôt que vous.

 

 

Scène III

 

ROGER, en son premier habit

 

Je puis, développé d’une suite importune,

Me plaindre en liberté des traits de la fortune,

Et devant que ma main finisse mon tourment,

Rappeler mes douleurs pour mourir doublement :

Puisque de tant de maux étant la seule cause,

Une mort seulement serait trop peu de chose.

Résous-toi, misérable, à mourir mille fois,

Et ne regrette pas l’état où tu te vois.

Conserve pour toi-même un sentiment farouche,

Et que de tes malheurs la pitié ne te touche,

Étant le plus cruel de tous tes ennemis,

Les pires traitements te seront bien permis.

Justes Dieux ! fallait-il que de mon mal extrême,

Je devinsse l’auteur et la cause moi-même ?

Et que j’enveloppasse en mon injuste sort,

Celle que j’aimais tant, et qui m’aimais si fort.

Est-ce à votre repos une chose importante,

De perdre avec Roger sa chère Bradamante ?

Et n’obtiendrez-vous pas le comble de vos vœux,

Si vous en perdiez un, sans les perdre tous deux ?

Hélas ! si pour saouler votre haine implacable,

Vous gardiez à mes jours un sort si déplorable.

Que ne m’accordiez-vous d’assouvir la fureur,

Et le juste courroux d’un barbare Empereur ?

Si dans une prison j’eusse perdu ma tête,

Votre haine n’était qu’à demi satisfaite.

Et moi je n’étais pas malheureux en tout point,

Si même à tous mes maux le remords n’était joint.

Ce n’était pas assez d’une seule victime,

Et je devais périr coupable d’un grand crime.

Ô vous que je perdis par cette trahison !

Puisque mes repentirs ne sont plus de saison,

Et que c’est vainement que la douleur me touche,

Prononcez mon arrêt par votre belle bouche,

Condamnez cet ingrat aux plus cruels tourments,

Qu’ont jamais mérité les perfides amants.

Rien ne me peut servir de prétexte ou d’excuse,

Et pour vous prévenir, moi-même je m’accuse.

Il est vrai, j’ai failli, mais par un tel forfait,

Que rien n’effacera le crime que j’ai fait.

Cette main sacrilège ayant eu la puissance

De s’armer contre vous avec tant d’insolence,

Ayant pu consentir à ce lâche dessein,

Me pourra bien plonger un poignard dans le sein.

Aussi je n’en attends que ce dernier service,

Je lui pardonne tout après ce bon office.

Étant accoutumée à me faire mourir,

Je vois que sa pitié s’offre à me secourir.

Mais je m’épargnerais par un si doux remède,

Non perfide, à ce coup je refuse ton aide.

Tu finirais mes maux par une prompte mort,

Et je la veux souffrir, mais avec moins d’effort.

Je veux, je veux sentir toute son amertume,

Que l’horreur de la faim me mine et me consume,

Et que mon désespoir me tuant à son tour,

Me fasse avant ma mort mourir cent fois le jour.

D’un Ours ou d’un Lion le gîte épouvantable,

Sera dorénavant ma retraite effroyable,

Où tous ces animaux s’armeront contre moi,

Et me reprocheront que j’ai manqué de foi.

Leurs ventres affamés seront ma sépulture,

Ils enseveliront ce monstre de nature,

Et leur dent pitoyable aux siècles à venir,

Effaceront mon crime avec mon souvenir.

Je puis mourir, Léon, sans que ma mort t’offense,

Je me suis acquitté par cette récompense.

Bradamante est à toi, vit désormais content,

Et meurs entre les bras de celle qui t’attend.

Pour moi je t’abandonne, et cette ingrate ville,

Puisque dorénavant je te suis inutile,

Et que sans te troubler il ne m’est pas permis

De te voir triompher du mal que j’ai commis.

 

 

Scène IV

 

CHARLES, LÉON, AYMON, MARFISE, BRADAMANTE, RENAUD

 

CHARLES.

Prince chéri du Ciel, votre valeur est telle,

Qu’au jugement de tous elle est plus que mortelle,

Et ne se peut payer que par un tel présent,

Après ces beaux exploits Bradamante y consent.

Il est vrai que jamais une fille bien née,

Ne subit sans rougir le joug de l’Hyménée,

Et que ce long silence et cet œil abattu,

Au lieu de son mépris témoigne sa vertu.

Aussi dans sa froideur elle serait blâmée,

Si de tant de vertus elle n’était charmée.

Les rares qualités d’un si parfait amant,

Amolliraient sans doute un cœur de diamant.

LÉON.

Invincible Empereur, je vis dans l’espérance,

Puisque votre grandeur entreprend ma défense.

J’attends de ma valeur et de ma qualité.           

Moins que de mon amour et de votre bonté.

L’un et l’autre me donne un esprit légitime,

Et mon ambition passerait pour un crime,

Si j’osais présumer, que j’ai reçu des cieux

Quelque autre qualité qui la mérite mieux.

Ma seule passion l’oblige à quelque chose,

Et non pas cette loi que ma victoire impose.

C’est par là seulement que je la veux fléchir,

Et le hasard n’a rien qui me puisse affranchir.

Mais parmi tant de biens que le destin m’envoie,

Vous seule êtes contraire à la commune joie.

Maintenant que le Ciel me voit d’un si bon œil,

Vous me désespérez par un si triste accueil :

Que l’amour la plus froide et la plus retenue,

Doit être, à mon avis, autrement reconnue.

Montrez-nous donc, Madame, un visage content,

Ne vous opposez pas au bonheur qui m’attend,

Et souffrez sans regret, que le Ciel nous assemble,

Et joigne, pour jamais, nos deux âmes ensemble.

Vous ne répondez rien.

AYMON.

Bradamante parlez,

Ce silence indiscret nous a déjà troublés.

MARFISE.

Ceux qui sont travaillés d’un ver de conscience,

Couvrent leur repentir d’un semblable silence.

Le souvenir d’un crime imprime des remords,

Qui gênent nos esprits de plus de mille morts.

BRADAMANTE.

Grâce aux Dieux, les remords n’affilent point mon âme,

J’ai vécu sans reproche, expliquez-vous Madame,

Et ne m’offensez point en présence du Roi.

MARFISE.

Si trahir un amant, si violer sa foi,

Si fausser lâchement la parole donnée,

Révoquer des serments, et rompre un hyménée,

Sont de ces actions que l’on doit estimer,

Au jugement de tous j’ai tort de vous blâmer.

Vous m’entendez, Madame, et la honte s’imprime

Sur votre front changé, qui confesse son crime.

Oui, vous vous souvenez du jour que devant moi,

À mon frère Roger vous donnâtes la foi.

Renaud y fut aussi témoin de vos caresses,

Et le Ciel appelé dans toutes vos promesses,

Avec tant de serments, que ne les tenant pas,

Vous obligez la terre à s’ouvrir sous vos pas.

C’est ce qu’auparavant que le soleil se cache,

Je veux que par ma voix toute la France sache,

Et que devant les yeux de l’Empereur Romain,

Je vous veux maintenir les armes à la main,

Vous faire malgré vous tenir votre promesse.

Que si dans ce sujet quelque autre s’intéresse,

Qu’il relève ce gage, et qu’il vienne au combat.

Quelle soudaine peur ce grand courage abat.

Vous ne répondez rien, ô grands Dieux ! Bradamante

À ce mot de combat pâlit et s’épouvante.

Parlez un peu, Madame, et s’il vous est permis,

Purgez-vous d’un forfait devant vos ennemis,

C’est moi, qui vous défie, et sur cette querelle,

Je veux encor Renaud vous combattre avec elle,

Si vous ne confessez tout ce qui s’est passé.

AYMON.

D’où vient qu’à ce défi vous êtes si glacé ?

Quoi, l’honneur de Clairmont a-t-il pris l’épouvante ?

Marfise fait trembler Renaud et Bradamante.

RENAUD.

Les plus sanglants duels ne sont plus étrangers

À qui ne s’est nourri que parmi les dangers.

C’est le seul exercice où cette main s’adonne,

Qui jamais au combat ne refusa personne.

Elle met en usage, et la lance, et l’écu,

Mais c’est la vérité, dont je le sens vaincu :

Je n’ai point sur ma force assez de confiance,

Pour entrer dans le camp contre ma conscience.

Il est vrai que ma sœur est promise à Roger,

Avec tant de serments, qu’elle ne peut changer.

AYMON.

Justes dieux ! pouvez-vous souffrir cette imposture ?

Mais je serai pour eux sensible à leur injure.

Oui, je veux m’opposer à cette trahison,

Qu’on brasse lâchement contre notre maison.

Je sais que ce perfide a conjuré ma perte,

Mais il soupirera, sa ruse découverte,

Il se repentira de m’avoir offensé.

LÉON.

De quels empêchements me vous-je traversé ?

Ha, Madame, à ce coup ouvrez un peu la bouche,

Qu’à cette extrémité ma passion vous touche,

Et ne conspirez pas avec mes ennemis,

Pour me voler un bien que le Ciel m’a promis.

CHARLES.

L’esprit le plus subtil ici ne verrait goutte,

Bradamante, il est temps de nous tirer d’un doute :

Enfin par vos discours sachons la vérité.

BRADAMANTE.

Puisqu’il faut obéir à votre Majesté,

Je la veux supplier de voir sur mon visage,

De ma confession l’infaillible présage :

De remarquer ce front, qui parle assez pour moi.

Oui, Sire, il est certain que j’ai donné ma foi.

LÉON.

Ô mortelle sentence !

AYMON.

Ô mensonge exécrable !

Le ciel vit-il jamais une fourbe semblable ?

Non, non, il n’en est rien, je le maintiens à tous.

Quoi, Sire, avoir le front de mentir devant vous ?

Et votre Majesté, si sainte, et si sacrée,

Souffrir impunément l’imposture sacrée ?

Ils ont également brassé la trahison.

MARFISE.

Vous avez presque atteint la dernière saison,

L’esprit, comme le corps, s’affaiblit avec l’âge.

AYMON.

Il m’a ravi la force, et non pas le courage :

Ce corps est affaibli, mais il me reste un cœur,

Qui de mille péris m’a retiré vainqueur.

Il me reste, Madame, en sa vigueur première,

Et sachez, que plutôt je perdrai la lumière,

Tout caduc que je suis, que de souffrir de vous

Un si sensible affront, qui nous offense tous.

La lâcheté des miens vous l’a fait entreprendre,

Mais mon propre intérêt m’oblige à les défendre.

Je veux encore un coup endosser le harnois,

Pour soutenir mon droit, et la rigueur des lois,

Faire voir à Roger, quelque part qu’il se cache,

Que le sang de Clairmont ne souffre point de tache.

Que je ne puis survivre à la honte des miens,

Et qu’il se mêle un jour de disposer des siens.

Qu’il prétend vainement d’entrer dans ma famille,

Que Renaud n’eut jamais de pouvoir sur ma fille.

Et que quand l’imprudente aurait donné sa foi,

Elle n’a pas le droit d’en disposer sans moi :

C’est ce que je soutiens.

MARFISE.

Le péril est extrême.

Mais quoiqu’en ce combat la gloire fût de même,

J’attendrai sur l’espoir de vous voir rajeunir.

Cependant qu’entre tous je m’offre à soutenir.

Qu’on n’espère jamais d’épouser Bradamante,

Que de son propre gré mon frère n’y consente.

Et puisqu’il est absent, je combattrai pour lui.

AYMON.

Donc que ce différent se termine aujourd’hui,

Oui, Madame, je veux moi-même vous combattre,

Et de ma propre main cette insolence abattre,

Magnanime Empereur.

LÉON.

Monsieur retirez-vous,

L’exercice de Mars est désormais pour nous,

Et principalement quand l’affaire nous touche.

Je dois seul m’opposer à cet esprit farouche,

Et lui faire avouer ; que très mal à propos,

Au point de mon bonheur, on trouble mon repos.

J’entreprends ce duel, puisqu’il vous plaît, Madame,

Ma main, avec regret, s’arme contre une femme.

Je verrais un guerrier plus volontiers que vous,

Qui semblez destinée à des combats plus doux.

MARFISE.

Jamais les plus sanglants n’ont changé ce visage,

J’ai dans mille périls signalé mon courage,

Et mille cavaliers, à mes pieds renversés,

Craignent encor la main qui les a terrassés.

CHARLES.

La valeur de tous deux est assez reconnue :

Mais puisque notre loi doit être maintenue,

Et que cette Amazone en doit être le prix,

Je consens à regret au combat entrepris :

Demain, dès que Phébus nous rendra sa lumière,

Je vous donne le camp.

MARFISE.

J’y serai la première.

LÉON.

Je n’aurai d’autre soin que de vous prévenir.

AYMON.

Et moi, que de prier le Ciel de les punir.

Va-t’en couple maudit, s’il doit faire justice,

J’attends qu’en peu de jours l’un et l’autre périsse.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LÉON, ZÉNON

 

LÉON.

Donc vous avez perdu votre temps et vos pas,

N’importe, cher ami, ne désespérons pas.

Possible que le sort, inconstant et muable,

Changeant aussi pour nous, nous sera favorable.

Adieu, je me fais tort, vous retenant ici.

ZÉNON, rentre.

Nous nous acheminons.

LÉON.

Je vais courir aussi.

Ô Ciel ! combien est vain un espoir qui se fonde

Sur l’éclat incertain des affaires du monde,

Dont le bonheur bâti sur un sujet mouvant,

Inconstant comme il est, s’efface au premier vent.

Exemple infortuné des traits de la fortune.

Hélas ! de quoi te sert ta mémoire importune,

Que pour te rafraîchir la perte de ton bien ?

Croyant tout posséder, tu ne possèdes rien.

Hier tu fus plein d’honneur, et ta flamme imprudente

T’avait fait en espoir l’époux de Bradamante.

Tu marchais triomphant de la gloire d’autrui,

Et tout ce qu’il t’acquit tu le perds aujourd’hui.

Le ciel, de quelque soin que ton crime se cache,

Veut enfin mettre au jour une action si lâche,

Et ne peut pas souffrir que tu sois possesseur

D’un bien, dont tu serais inique ravisseur.

C’est lui qui suscita cette forte Amazone,

Pour te faire sentir la peine qu’il te donne,

Et qui fit accorder ta folle passion

Au combat entrepris à ta confusion.

Te voilà désormais perdu de renommée,

Marfise dans le camp superbement armée,

T’appelle à haute voix, et tu ne parais pas,

Pour souffrir un affront pire que le trépas.

Mais que fera Léon sans force et sans vaillance ?

Ce brave chevalier n’est plus en sa puissance,

C’est pour lui seulement qu’il l’avait entrepris.

Le ciel me le donna, le ciel me l’a repris.

Que requerras-tu donc en ce malheur extrême ?

Va Léon, va périr et combattre toi-même.

Va-t’en noyer ta honte, en ton sang répandu,

Ou recouvre l’honneur et le repos perdu.

Mais espérons encor, possible qu’à cette heure,

Du sort capricieux l’influence est meilleure.

Mon ami retourné, nous réparerons tout.

Allons et poursuivons la quête jusqu’au bout.

Toi qui me fis commettre une si grande faute,

Qui fis brûler mon cœur d’une flamme si haute.

Puissant maître des Dieux, Amour guide mes pas,

Guide-moi sur les siens, ou me guide au trépas.

 

 

Scène II

 

ROGER

 

Odieuse clarté, je te soutiens encore,

Soucis qui me tuez, ennui qui me dévore,

Éternelles douleurs, regrets, peines, remords,

Me laissez-vous vivant après cent mille morts ?

Donc toutes vos rigueurs n’ont pas assez de force,

Pour chasser cet esprit de sa débile écorce.

Mais pourquoi ferez-vous des efforts superflus,

Pour dépouiller du jour celui qui ne vit plus ?

S’il vivait, verrait-il sa chère Bradamante,

Au milieu des baisers, défaite et languissante,

Repousser un Léon qui la tient en ses bras,

Et son ressentiment ne l’accablerait pas ?

Verrait-il un rival qu’aucun souci ne touche,

Former à tout moment sur cette belle bouche,

Sur ces mains, sur ces yeux quelque amoureux dessein,

Sans lui mettre cent fois un poignard dans le sein ?

Et toutefois il vit, il le voit et l’endure,

Et même son devoir ne veut pas qu’il murmure.

Non, pour ne perdre point la gloire d’un bienfait,

Je ne me repens point du bien que je t’ai fait.

Vis Léon, vis content, un long siècle d’années,

Le ciel, selon tes vœux, fasse tes destinées,

Et verse désormais sur Bradamante et toi,

Tous les mêmes bonheurs que j’attendrais pour moi,

Et qu’il comble d’horreur le reste de ma vie,

Si tes prospérités me donnent de l’envie.

Cependant me voici dans le profond du bois.

Le creux de ce rocher qui répond à ma voix,

Pourra bien, pour ce soir, me servir de retraite :

Mais sans aller plus loin, la voici toute prête.

Ce mol et vert gazon se présente à propos

À ces membres mourants pour un peu de repos.

Qu’ils se reposent donc, puisqu’il les en invite,

Et que dorénavant ce soit leur dernier gîte.

Ce séjour me contente, et ce me semble assez beau,

Tout affreux comme il est, pour faire mon tombeau.

Terre, que je choisis pour dernière demeure,

Si jamais du destin l’influence meilleure,

Que celle qui t’afflige, en voyant mon trépas,

Fais que ma Bradamante adresse ici ses pas,

Contrains-la de s’asseoir en cette même place,

Et là, si tu le peux, conte-lui ma disgrâce.

Dis-lui que son Roger, ah ! change de discours,

Enfin dis que Roger finit ici ses jours.

Ces arbres t’aideront, même si j’ai la force,

Je graverai deux mots sur la prochaine écorce.

Que le dieu du hasard, et celui de l’Amour,

Pour me justifier, lui feront voir un jour.

Il grave sur l’écorce de l’arbre, et lit après l’avoir écrit.

Ici mourut Roger, qui se priva de vie,

Mais ne l’en blâmez pas,

Son devoir le commande, et l’honneur l’y convie,

Pouvait-il s’excuser d’un si noble trépas ?

 

Que je serais heureux, si cette belle bouche

Vous prononçait un jour au pied de cette souche,

Et remarquait ma main, qu’elle connaît assez,

Sur ces mots que le temps aura presque effacés.

Mais je me flatte en vain contre toute apparence,

C’est commettre un péché d’avoir quelque espérance.

En l’état où je suis, je ne dois plus songer,

Qu’aux objets seulement qui peuvent affliger.

 

 

Scène III

 

LÉON, ROGER

 

LÉON.

Hélas, qui finira mes courses incertaines ?

Qui me retirera de mes recherches vaines ?

Et quel dieu charitable écoutera ma voix ?

Je me sens inspiré de visiter ce bois.

L’herbe de cet endroit me semble un peu foulée,

Une certaine joie en mes sens s’est coulée :

Je suivrai ce sentier, de peur de m’égarer.

Je vois des pas formés, mais j’entends soupirer.

Écoutons si la voix jusqu’à nous parvenue,

Approchant de plus près, pourrait être connue.

ROGER.

Non, ne t’afflige plus mon âme,

Nous voici déjà dans le port,

Possible crains-tu que la mort

Ne fasse pas mourir ta flamme,

Et que dans les enfers tu portes le flambeau,

Qui te doit brûler au tombeau.

LÉON entre dans le bois.

Qu’à travers ces buissons je me fasse une voie,

J’entends déjà la voix, il faut que je le voie.

ROGER.

Ici ton malheur est extrême,

Que rien ne te peut secourir,

Mais, lâche, voudrais-tu guérir,

Quand il dépendrait de toi-même ?

Pouvoir être un moment, et ne l’adorer pas,

N’est-ce point pis que le trépas

LÉON.

J’entrevois maintenant au pied de cette roche

Un cavalier sur l’herbe, il faut que je m’approche.

ROGER.

Vous que j’ai toujours adorée,

Divine et charmante beauté,

Croyez que ma fidélité

Ne fut jamais plus assurée,

Et quoique le devoir ait exigé de moi,

Je vous ai conservé ma foi.

 

Elle ne fut jamais plus forte,

Mais le Ciel me fit obéir,  

Et me força de vous trahir,

Pour suivre un devoir qui m’emporte.

Le devoir et l’amour firent également

Vos déplaisirs et mon tourment.

LÉON.

Ah, mon âme, à ce coup chasse toute ta crainte,

Cette blanche licorne, en cet écu dépeinte,

La fait assez connaître, et sa taille et sa voix,

Courons donc de ce pas l’embrasser mille fois.

Ne précipitons rien, peut-être par sa bouche

J’apprendrai maintenant le regret qui le touche,

Et que pour me cacher, il prenait tant de soin,

Il mettra tout dehors, se croyant sans témoin.

ROGER.

Je vous aime sans espérance,

Ma flamme ne voit point de jour,

Toutefois ma première amour

Ne reçoit point de différence.

Le ciel, qui peut changer votre condition,

Ne change point ma passion.

 

Je veux qu’un autre vous possède,

Vivez entre les bras d’autrui,

Je vous chéris avec lui :

Mon mal me donne mon remède.

Vous êtes satisfaite, et je le suis aussi,

Puisque Amour me l’ordonne ainsi.

LÉON.

Non, non, je ne saurais supporter davantage,

Ces discours inconnus où son amour l’engage.

C’est trop de patience avec tant d’amitié,

Et déjà sa douleur me transit de pitié.

Ha, mon frère, avouez que vous êtes coupable.

ROGER.

Hélas ! quel importun trouble ce misérable !

Que dans ces lieux d’horreur tu viens mal à propos,

Ne me refuse point ce reste de repos.

Adieu, poursuis tes pas, le Ciel te soit propice.

LÉON.

Est-il dans ces déserts tigre qui ne fléchisse ?

Retirons-le d’erreur, quoi ! M’éloignez de vous,

N’en dois-je point attendre un traitement plus doux ?

Sont-ce là les accueils où l’amitié convie ?

ROGER.

Ha, Léon, quel démon ennemi de ma vie,

Vous conduit en ces lieux, plein d’horreur et d’effroi,

Où même il ne voit rien d’effroyable que moi.

LÉON.

Le désir de trouver, non pas cet effroyable,

Mais mon fidel ami, ce cavalier aimable,

La moitié de ma vie, et l’auteur de mon bien,

Et sans qui désormais je n’espère plus rien.

ROGER.

Maintenant votre envie est à plein satisfaite,

Vous m’avez rencontré, vous voyez ma retraite.

Savez-vous mon dessein ? c’est celui de mourir.

Que si votre amitié songe à me secourir,

Je n’en puis recevoir qu’un service agréable,

C’est de quitter bientôt ce bois épouvantable,

Me laisser en repos, et ne me troubler pas

Dans le bien que le Ciel m’accorde à mon trépas.

LÉON.

Justes dieux, qui croirait que l’amitié permette

Une tant inhumaine et barbare requête !

Quoi, mon plus cher ami, m’ose-t-il conjurer,

Que sans le secourir je le laisse expirer ?

Que cent fois plus cruel, qu’une fière lionne,

Je sache son trépas, et que je l’abandonne.

Ô dieux, quelle pensée ! hélas, remettez-vous,

Mon frère, reprenez des sentiments plus doux,

Chassez ce désespoir, dont j’ignore la cause,

Que si pour l’adoucir il se peut quelque chose,

En présence des dieux je vous donne ma foi,

Et comme chevalier, et comme fils de Roi,

Que j’y perdrai mes biens, mes amis, et ma vie.

ROGER.

Que ma condition serait digne d’envie,

Et que cette amitié dans une autre saison,

Me rendrait bien heureux avec juste raison :

Mais puisque mon malheur me la rend inutile,

Hélas, ne trouvez-vous plus ma prière incivile.

De si fortes raisons m’obligent au trépas,

Que vous me faites tort de ne l’avancer pas.

Et si vous le saviez, vous avoueriez vous-même,

Qu’un extrême malheur veut un remède extrême,

Mon devoir me l’ordonne, et le Ciel l’a voulu.

LÉON.

Puisque dans ce dessein je vous vois résolu,

Et que c’est vainement que je vous en conjure,

Nous courons donc tous deux une même aventure.

Je meurs avec vous, et le même destin,

Qui joignit nos deux cœurs, confondra notre fin.

ROGER.

C’est à ce coup, Léon, que vous perdrez l’envie,

Qui vous rend si soigneux de conserver ma vie.

Il n’est, il n’est plus temps de rien dissimuler,

Apprenez en deux mots de quoi vous consoler,

Et soyez assuré qu’après ma découverte,

Vous serez le premier à désirer ma perte.

Vous regrettez ma mort, vous la désirerez,

Vous m’en voulez distraire, et vous m’y pousserez.

Cet ami, que le Ciel fit votre redevable,

Qui tient le jour de vous, et qu’un sort favorable

Fit d’un si grand bienfait acquitter à demi,

C’est votre plus cruel et plus grand ennemi.

En un mot c’est Roger, par cette connaissance

Vous savez mon amoure, mes faits et ma naissance.

Celle que vous aimez, ma liberté charma,

Et contre mon espoir, Bradamante m’aima.

Sur un roc élevé dans le milieu des ondes,

Où le flot abîma nos troupes vagabondes,

Par la faveur du Ciel échoué sur le bord,

Un bienheureux vieillard m’en tira demi mort.

Et cet enfant du Ciel par sa sainte prière,

M’ayant soudain remis en ma santé première,

Par ses sages discours me décilla les yeux,

Et me purgea l’esprit de l’erreur de nos dieux.

Quand Roland et Renaud sur le roc arrivèrent,

Qui contre leur attente en ce lieu me trouvèrent,

Et m’ayant reconnu même changé de loi,

Tous deux pour Bradamante ils me donnent la foi.

Le frère me l’accorde, et sur cette espérance,

Abandonnant l’écueil nous repassons en France.

Charles nous caressa, la Cour nous fit honneur,

Mais rien ne fut égal à mon premier bonheur.

Ah, que ce souvenir sensiblement me touche,

Je vois ma Bradamante, et de sa belle bouche

Je reçus cet arrêt si charmant et si doux,

Qui m’avait destiné pour être son époux.

En un mot entre nous la parole donnée,

Me faisait espérer un heureux hyménée,

Quand le Ciel pour troubler nos bonheurs apparents,

Suscita contre nous ses avares parents.

L’éclat de vos grandeurs leur offusqua la vue.

Que votre vertu leur eût été connue,

Qu’elle eût sans autre égard borné leur passion,

Je les eusse excuses dans leur ambition.

Soudain piqué d’amour, de colère et de honte,

Et ne pouvant souffrir qu’un rival me surmonte,

J’abandonnai la cour avec un fort dessein,

D’aller, sans retarder, vous transpercer le sein,

De me perdre ou vous perdre au milieu de la Grèce.

L’impatient désir d’exécuter me presse,

Je passe en Bulgarie, où je vis à l’abord

Des spectacles d’horreur, de carnage et de mort.

Là je vis de courroux et de rage enflammées,

Se heurter fièrement deux puissantes armées,

Qui nagèrent d’abord dans leur sang répandu.

Le combat demeura quelque temps suspendu,

Mais les Bulgariens à la fin vous cédèrent,

Leur Roi demeura mort, leurs troupes reculèrent,

Lorsque par un soldat du succès averti,

J’embrasse contre vous le plus faible parti,

Et vous cherche partout, plein de haine et de rage.

Il serait superflu d’en dire davantage,

Et comment à son tour votre troupe céda,

Vous savez mieux que moi tout ce qui succéda.

Ma prise, ma prison, et votre courtoisie,

Et que d’un tel bienfait j’eus l’âme si saisie,

Que l’amitié chassant la haine hors de mon sein,

Je conçus de l’horreur pour mon premier dessein :

Et ne veux réparer cette damnable envie,

Qu’en cherchant les moyens de vous donner ma vie.

Maintenant, ô Léon, que vous me connaissez,

Pourquoi m’épargnez-vous si vous me haïssez ?

Que vous sert au côté cette inutile épée,

Que du sang odieux jusqu’aux gardes trempée,

Vous ne vous délivrez d’un si grand ennemi ?

S’il ne meurt par vos mains, il ne meurt qu’à demi.

Vous n’êtes point cruel en le privant de vie,

Puisque le droit le veut, et qu’il vous y convie.

Quoi, vous doutez encore, et ne connaissez pas

L’avantage pour vous qui suivra mon trépas.

Bradamante est à moi, sa parole est donnée,

Et ma mort seulement peut rompre l’hyménée.

J’ai beau quitter mes droits, j’ai beau vous la céder,

Nul, tant que je vivrai, ne la peut posséder.

Faites-moi donc mourir, ou souffrez que je meure,

Et puisque en votre endroit la fortune est meilleure.

Allez jouir des biens que le Ciel vous promet,

Et goûter des douceurs tandis qu’il le permet.

LÉON.

Ne trouvez pas mauvais de voir sur mon visage,

De mon étonnement un si grand témoignage.

Certes, cette nouvelle à l’abord m’a surpris,

Et ce nom de Roger a saisi mes esprits.

Non pas qu’il ait changé l’amour que je vous porte,

Son ardeur au contraire en est beaucoup plus forte :

Et ce nom même au lieu de la diminuer,

M’oblige davantage à la continuer.

Il est vrai que Roger m’a donné de la haine,

Autant que son amour m’a procuré de peine,

Et que j’ai souhaité sa ruine et son mal,

Comme on peut souhaiter la perte d’un rival.

Mais si j’eusse d’abord reconnu sa personne,

Il eût reçu de moi le cœur que je lui donne ;

Et quand dans la prison il se fût découvert,

Il n’en eût ressenti que ce qu’il a souffert.

J’adore la vertu partout où je la trouve.

Que s’il en eût voulu quelque meilleure preuve,

J’atteste devant Dieu, que j’aurais fait pour lui,

Ce qu’avecque raison je veux faire aujourd’hui.

Oui, si vous ne m’eussiez par cette méfiance

Dérobé le bonheur de votre connaissance,

Et caché votre nom mieux que votre vertu,

Jamais en ma faveur vous n’eussiez combattu.

Je n’aurais point souffert qu’on vous eût contesté

Celle qu’imprudemment je vous avais ôtée,

Et que je vous redonne avec un repentir

Des maux que mon erreur vous a fait ressentir.

Venez donc la revoir, puisque amour vous l’ordonne,

Et que votre victoire avec lui vous la donne.

Elle est vôtre, et pas un ne vous la peut ôter,

Que si l’avare Aymon vous la veut contester.

La moitié de la Grèce est assez spacieuse,

Pour saouler l’appétit d’une âme ambitieuse,

L’Empire d’Orient nous laisse assez pour tous.

ROGER.

Ces excès de bonté n’appartiennent qu’à vous,

Il n’est qu’un seul Léon qui se vainque soi-même.

Ô qu’en ses actions votre gloire est extrême,

Que vous méritez bien un si rare bienfait,

Et que le Ciel est juste au présent qu’il vous fait.

Non, il n’est qu’un Léon digne de Bradamante,

Qu’il la possède donc, qu’elle vive contente,

Et goûte désormais des douceurs avec lui,

Que la faveur des dieux leur promet aujourd’hui.

LÉON.

Quoi donc, vos premiers vœux sont encore si fermes !

De grâce, cher ami, changeons, changeons de termes,

Et ne retenez rien de l’horreur de ces bois,

S’il vous faut conjurer pour la dernière fois.

Je ne vous parle point de l’amitié passée,

Puisque de votre esprit elle est presque effacée :

Mais par la passion qui vous conduit ici,

Que cette passion vous en retire aussi.

Ne me refusez pas cette dernière grâce.

ROGER.

Il n’est rien que pour vous mon amitié ne fasse,

Mais vous ravir un bien par une lâcheté,

Que votre courtoisie a si bien mérité.

Ne bâtir mon bonheur que sur votre ruine,

Ah, Léon, seulement ce penser m’assassine.

Vous m’offrez un poignard pour vous percer le sein,

Et je dois consentir à ce lâche dessein ;

Hé, quelle opinion avez-vous de mon âme ?

Non, non, vivez heureux au sein de votre Dame.

Bradamante est à vous, le Ciel le veut aussi.

Et le Ciel m’est témoin que je le veux aussi.

LÉON.

Si ce point seulement vous défend de me suivre,

Rien plus ne vous défend d’espérer et de vivre.

Ne considérez plus Léon, ni son amour,

Puisqu’en vous connaissant il a perdu le jour.

Non, non, je n’aime plus, et ne tiens Bradamante,

Vos intérêts à part, que pour indifférente.

Eût-elle plus d’appas, je suis sans passion.

Que si vous lui gardez un peu d’affection,

Et si dans votre cœur sa belle image empreinte,

Dans l’horreur de ces bois n’est pas encore éteinte.

Je vous conjure ici par ce premier pouvoir,

Et par tous vos serments de la venir revoir.

Elle vous le commande, et je vous en conjure.

ROGER.

Que deviendra mon âme au combat qu’elle endure ?

Les larmes d’un ami, l’amour et le devoir,

Pour ébranler un cœur ont beaucoup de pouvoir.

Bien, vous avez vaincu mon ange tutélaire,

Me voici désormais résolu de vous plaire.

Mais je proteste encor, comme j’ai protesté,

Que vous me contraignez à cette lâcheté,

Et que je tiens de vous une seconde vie.

LÉON.

C’était moi seulement qui vous l’avais ravie.

Mais puisque je me vois au comble de mes vœux,

Allons, allons revoir un climat plus heureux.

Allons ravir la cour, et surtout Bradamante,

Qui, comme je l’ai vécu, se meurt dans cette attente.

Ôtons-lui le sujet qu’elle a de me haïr.

ROGER.

Allons, je ne vivrai que pour vous obéir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CHARLES, AYMON, MARFISE

 

CHARLES.

Pour moi, de quelque sens que son départ s’explique,

Je ne saurais avoir la croyance publique.

Après tant de valeur qu’il vient de témoigner,

La crainte d’un combat l’aurait fait éloigner :

C’est ce que mon esprit trouve bien difficile,

Outre que tous les siens sont encor à la ville.

Ses pavillons tendus attendent son retour,

Toutefois en ceci je ne vois point de jour.

Sur le point de combattre aux yeux de sa maîtresse,

Dans ce retardement son honneur s’intéresse.

Marfise a comparu, le jour est expiré,

Et le peuple confus enfin s’est retiré.

Tout le monde le blâme, et malgré moi j’écoute

Les sentiments divers qui me tiennent en doute.

AYMON.

Ah, Sire, n’espérez d’un Prince si bien fait,

Que les déportements d’un cavalier parfait.

Il est vrai qu’aujourd’hui son absence est étrange,

Mais comme en un moment la fortune se change,

Quelque grand accident lui peut être advenu,

Quelque soudain malheur qui l’aura retenu :

Car enfin on sait bien, que jamais dans la France

On n’avait vu combattre avec plus de vaillance.

Et cette Bradamante, indomptable aux combats,

Presque sans résistance a mis les armes bas.

Quelque présomption, quelque orgueil qui l’emporte,

Marfise, on le sait bien, n’est pas guères plus forte.

MARFISE.

Que ne paraît-il donc ce gendre prétendu ?

Et pourquoi dans le camp ne s’est-il point rendu ?

Ce Brave, ce Vaillant, qui pour une maîtresse,

Avec ce grand éclat, était venu de Grèce,

Et depuis refroidi s’est retiré sans bruit.

Peut-être il croit encor que Marfise le suit,

Et mettant en oubli Bradamante et ses charmes,

Il a cru que ses pieds sont ses meilleures armes,

Préférant son salut à ses affections.

Vous voilà bien déchu de vos prétentions.

Pauvre Aymon, les desseins que vous formiez en Grèce,

Se sont évanouis, voilà votre tristesse.

Vous avez beaucoup moins le visage riant,

Que quand vous gouverniez l’Empire d’Orient.

AYMON.

Possible croyez-vous que mon âge dispense,

Me croyant affaibli, de me faire une offense.

Vous me croyez sans cœur et sans ressentiment :

Mais je vous veux tirer de votre aveuglement,

Et soutenir les droits d’un homme en son absence,

Que vous devriez blâmer seulement en présence.

C’est une lâcheté que je ne puis souffrir,

Et ce n’est que pour lui que je me viens offrir.

Je combats pour Léon.

MARFISE.

Je suis déjà rendue,

Je vois que sa querelle est trop bien défendue.

Ô de quel champion le ciel l’aura pourvu !

C’est ce qu’à son départ il avait bien prévu,

Et remettant sur vous tout ce qu’il peut prétendre,

Il laisse votre fille et ses droits à défendre.

Conservez-les, Monsieur, jusques à son retour,

Vous le verrez venir tout embrasé d’amour,

Porter sur votre tête une riche couronne.

AYMON.

Madame, c’est assez, ne querellez personne,

Sans le respect du Roi, on vous témoignerait.

CHARLES.

N’allez pas plus avant, ce courroux vous nuirait.

Vous êtes violent, et l’ardeur vous emporte.

AYMON.

Croyez que ma vigueur n’est pas encore morte.

CHARLES.

Il est vrai que de soi son naturel est doux,

Mais il est dangereux quand il entre en courroux.

AYMON.

Vous vous tenez toujours dans votre complaisance,

Vous êtes un bon fils.

CHARLES.

Quel chevalier s’avance ?

Léon qui le conduit nous en éclaircira.

AYMON.

Bien Marfise, voici qui vous repartira.

 

 

Scène II

 

LÉON, CHARLES, AYMON, MARFISE, ROGER, RENAUD

 

Roger doit avoir les armes de Léon, sous lesquelles il avait combattu.

LÉON.

Ce n’est pas sans sujet que votre renommée,

Est jusqu’au bout du monde heureusement fermée.

Que les plus éloignés parlent avec honneur

De vos rares vertus, et du rare bonheur,

Qui dans tous vos projets vous rend le ciel propice.

Surtout, tout l’Univers connaît votre justice,

Et cette exacte foi, que vous gardez à tous,

Sire, sur cet espoir je me présente à vous,

Sachant que la parole inviolable et sainte

D’un si grand Empereur ne peut pas être enfreinte.

La vôtre vous oblige à me donner le prix,

Qui me fut accordé du combat entrepris.

Puisque par votre Édit Bradamante est promise

Pour légitime épouse à qui l’aura conquise.

Je ne saurais douter des promesses d’un Roi,

Je vous en somme donc, mais ce n’est pas pour moi.

Ce vaillant chevalier, amoureux de ses charmes,

La vainquit sous mon nom et sous mes propres armes :

C’est sur lui seulement que cette Aigle parut,

Et Léon fut exempt du danger qu’il courut.

Je viens pour publier, et ma honte, et sa gloire,

Et lui pour demander le fruit de sa victoire,

Que votre Majesté ne lui peut refuser.

CHARLES.

Léon, tout ce discours est pour nous abuser.

Je n’ai jamais douté que ce ne soit vous-même.

J’ai vu dans ce combat votre valeur extrême,

J’ai moi-même admiré vos redoutables coups,

Et vous nous assurez que ce ne fut pas vous.

LÉON.

Non, Sire, ou qu’à présent devant vous je périsse,

Ce fut ce chevalier, faites-lui donc justice.

AYMON.

Jamais étonnement ne fut semblable au mien,

Que vous sert-il de feindre ? aussi n’en croit-on rien.

LÉON.

Il le faut croire ainsi, puisque je le dépose,

Et que ce cavalier soutiendra bien sa cause.

MARFISE.

Quand il serait le Dieu qui préside aux combats,

Il prétend vainement ce qu’il n’obtiendra pas.

Ce dessein est fatal, à quiconque l’attente,

On ne peut sans mourir songer à Bradamante,

Suffit que je soutiens le droit de son époux,

Et que je l’en saurai rebuter comme vous ;

Et s’il a ce dessein j’obtiendrai la licence,

Qu’il vienne dans le camp faire voir sa vaillance.

LÉON.

On n’épouvante point cet esprit de léger,

Non, Madame, il n’est pas moins vaillant que Roger.

MARFISE.

Qu’il le témoigne donc sans tarder davantage.

LÉON lui lève sa visière.

Mais avant le combat regardez son visage,

Madame, le voilà prêt à vous contenter.

MARFISE.

M’abusez-vous, mes yeux, il n’en faut plus douter.

Ah, mon frère, c’est vous.

ROGER.

Oui, c’est moi qui vous blâme

D’avoir trop bien servi mon repos et ma flamme,

Et de trop d’amitié pour un frère perdu.

RENAUD.

Donc après tant de vœux le ciel nous l’a rendu.

Ô mon frère, ô Roger.

ROGER.

Souffrez que je vous quitte.

Et qu’envers l’Empereur d’un devoir je m’acquitte.

CHARLES.

Quoi, suis-je le dernier qui vous dois caresser ?

Non, mon fils, approchez, je vous veux embrasser.

Ah ! que le ciel me donne une parfaite joie,

Et que je suis ravi du bonheur qu’il m’envoie ?

Qu’on vous a désiré dans toute cette Cour.

AYMON.

Les dieux en soient loués, vous voilà de retour.

ROGER.

Si votre Majesté comble de tant de grâce,

Un pauvre chevalier que faudra-t-il qu’il fasse,

Pour n’être pas ingrat aux faveurs qu’il reçoit,

Mourir en vous servant, c’est le moins qu’il vous doit.

Aussi j’ai protesté par cette obéissance,

Que mon cœur vous jura depuis ma connaissance,

D’employer tous mes jours dans la fidélité,

Qui m’attache à jamais à votre Majesté.

CHARLES.

Ces bonnes volontés me rendent redevable,

Aussi vivez certain d’une amitié semblable,

Connaissant vos vertus j’en ferai toujours cas.

Mais dieux ! se peut-il bien qu’on ne s’abuse pas,

Que devant ce harnois, et contre notre attente,

Vous ayez en effet combattu Bradamante ?

LÉON.

Que votre majesté m’écoute s’il lui plaît,

Elle apprendra de moi l’affaire comme elle est,

Et quoique ce récit soit contraire à ma gloire,

Je vous en redirai la véritable histoire.

Constantin et Vatran Roi des Bulgariens,

Tous deux proches voisins, tous deux grands terriens,

Sur les inimitiés d’une vieille querelle,

Se faisaient dès longtemps une guerre mortelle.

Conducteur de l’armée, après plusieurs combats,

J’avais presque réduis nos ennemis à bas.        

J’entrai dans leur pays quand le Roi se dispose

De finir les malheurs que la guerre lui cause,

Nous présente bataille, et le jour ordonné,

Chaque troupe parut au combat assigné.

Dès que les instruments les eurent animées,

On vit branler d’abord ses deux forces armées.

Dont le choc furieux et les cris pleins d’horreur,

Aux cœurs plus assurés donnaient de la terreur,

Soudain de mille corps la terre fut couverte,

Encore aucun parti ne reconnaît sa perte,

Et l’on voit les mourants ensemble renversés,

Tant amis qu’ennemis, pêle-mêle entassés.

Et le sang a déjà changé toute la plaine,

La victoire arrêta longuement incertaine,

Encor aucun parti ne peut être vainqueur,

Lorsqu’animant les miens, je leur remets le cœur.

Je fends l’épée au poing la troupe plus épaisse,

Là j’aperçois Vatran, qui fend aussi la presse.

Nous nous joignons tous deux, et sans être empêchés,

Nous fûmes quelque temps au combat attachés.

Mais enfin ennuyés d’une si longue guerre,

Percés de plusieurs coups, je le porte par terre.

Sa mort traîna soudain la défaite des siens,

Qui tous épouvantés quittent la place aux miens.

Enfin tout se débande, et se met à la fuite,

Le Grégeois court après, ardent à la poursuite :

Mais lorsqu’à la défaite ils sont plus empressés,

Par un seul cavalier je les vois repoussés,

Qui comme un tourbillon en l’éclat d’un tonnerre,

Renverse en un moment un escadron par terre.

À ce premier abord tout fait jour, tout le fuit,

Où il tourne ses pas la victoire le suit,

Et la mort infaillible en tous lieux l’accompagne,

Il a de mille morts jonché cette campagne,

Et le sang qui ruisselle en mille et mille lieux,

Sous tant de corps mourants épouvante nos yeux,

Connaissant à sa race un chemin assez ample,

L’ennemi se rallie, et tue à sen exemple :

Ses redoutables coups font peur même de loin,

Pour moi je fus content d’en être le témoin,

Et du haut d’un coteau qui découvre la plaine,

Je le vois tout sanglant, sans colère et sans haine,

Et la perte des miens ne me peut animer,

Tant sa rare valeur me force de l’aimer,

Voyant entièrement notre troupe défaite,

Je veux sauver le reste et fais une retraite.

Roger aiguillonné de colère et d’amour,

Était parti d’ici pour me priver du jour,

Et piqué vivement du dessein qui le presse,

Il allait me chercher au giron de la Grèce.

Il méprise la voix du peuple qui le suit,

Mais étant déjà las et proche de la nuit,

Il couche à Navangrade, où son hôte s’avise

De cette redoutable et sanglante devise.

La ville était à nous, et par le Gouverneur

Il fut surpris au lit sans peine et sans honneur.

On le mène à mon père, et lui plein de vengeance,

Résolut de le perdre étant en sa puissance,

Le met dans des cachots qui sont privés du jour,

Moi que tant de valeur avait rempli d’amour,

Je ne peux voir longtemps le traiter de la sorte,

Je tue son geôlier, je fais rompre sa porte,

Et pendant le silence et l’horreur de la nuit,

De l’obscure prison je le tire sans bruit,

Me fais connaître à lui, le caresse et l’embrasse,

Il me caresse aussi, mais de si bonne grâce,

Que l’amour que j’avais s’en accrut de moitié,

Et se forma dès lors une ardente amitié.

Bien peu de temps après porté de l’espérance,

Et guidé de l’Amour, j’arrivai dans la France.

Lui sans être connu m’accompagna toujours,

Je le fis confident de toutes mes amours,

Et dès lors que ce bruit vint troubler mon attente,

Qu’il fallait au combat acquérir Bradamante,

Certain de sa valeur, et certain de sa foi,

Je le vins conjurer de combattre pour moi.

Où d’un simple bienfait, reconnaissance extrême,

Ce pauvre chevalier s’arma contre soi-même,

Résolu de mourir combattit à vos yeux.

Vous savez si pour soi on saurait faire mieux.

Vous saurez à loisir le succès de sa fuite,

Le regret que j’en eus, et ma longue poursuite,

Comme il m’a découvert son nom et ses amours,

Que nous vous apprendrons par un plus long discours.

CHARLES.

Certes, jamais récit ne vint à mes oreilles,

Qui toucha mon esprit de si grandes merveilles.

Ces excès de vertus sont encor si nouveaux ?

Que l’on n’en vit jamais des exemples si beaux.

Pour moi je les admire, et déjà me prépare

D’être participant d’une amitié si rare,

Si vous souffrez un tiers dans votre affection.

ROGER.

Si vous nous élevez à tant d’ambition,

Vous enorgueillirez deux âmes insolentes,

Et que trop de faveur rendra méconnaissantes.

RENAUD.

Je perdrais à regret l’espoir que j’ai conçu,

Si dans cette union je n’étais pas reçu.

ROGER.

Je me console aussi d’une telle espérance,

Je sais ce que je dois à l’honneur de la France,

Et je n’ignore point la bonne volonté,

Dont je suis redevable à sa seule bonté,

Que je reconnaîtrai par cette même vie,

Qu’il a par son support à jamais affermie.

RENAUD.

Ces compliments sans fin témoignent des froideurs,

Mais d’où viennent ces gens ? Ils sont Ambassadeurs.

J’ignore leur pays, mais si on les écoute,

Le discours qu’ils feront, nous tirera de doute.

 

 

Scène III

 

AMBASSADEURS DE BULGARIE, CHARLES, ROGER, RENAUD, AYMON, LÉON

 

AMBASSADEURS.

Sire, nous espérons de votre Majesté,

D’obtenir le pardon de notre liberté.

Nous courons inconnus de province en province,

Mais jusqu’ici sans fruit, à la quête d’un Prince.

L’amas de chevaliers qui suivent votre cour,

De tous les plus fameux l’ordinaire séjour,

Nous a fait concevoir quelque ombre d’espérance,

Qu’après tant de travaux nous le verrons en France,

Et que notre malheur viendrait à se changer.

CHARLES.

Nous direz-vous son nom ?

AMBASSADEURS.

Oui, Sire, c’est Roger.

CHARLES.

Si pour lui seulement vous l’aviez entreprise,

Votre quête finit, voilà Roger de Ryse.

ROGER.

Oui, si vous attendez du service de moi,

Exposez vos desseins, parlez devant le Roi,

Me voici désormais disposé de vous plaire.

AMBASSADEURS.

Ô Ciel ! que nos travaux ont un ample salaire,

Que tous nos déplaisirs et nos malheurs passés,

Par un si grand bonheur sont bien récompensés,

Toute la Bulgarie à vos pieds prosternée,

Par vos mains seulement veut être gouvernée,

Tous d’un consentement vous demandent pour Roi,

Le peuple entre nos mains vous a donné sa foi,

Et je viens de sa part vous offrir la Couronne,

Qu’on vous a vu sauver des fureurs de Belonne,

Quand par votre valeur les Grégeois repoussés,

Dans leurs retranchements se virent renversés.

D’un si rare secours conservant la mémoire,

On vous voulut poursuivre après votre victoire

Pour le même dessein qui nous conduit ici,

Mais notre diligence ayant mal réussi,

Nous prîmes seulement, avec beaucoup de peine,

Votre Écuyer lassé, qui courrait hors d’haleine,

Et qui pour contenter notre importunité,

Nous apprit votre nom et votre qualité.

Dès que nous l’eûmes su, toute la Bulgarie

D’un départ si soudain infiniment marrie,

Dépêche sur vos pas cent messages divers,

Nous avons parcouru presque tout l’univers.

Enfin les plus heureux de toute la province,

Après mille travaux nous lui donnons un Prince,

Pourvu que sa bonté nous accorde ce point,

Et voyant nos désirs ne les rejette point.

Venez donc gouverner un peuple qui vous donne

D’un Royaume puisant la superbe Couronne,

Et connaissant son zèle et sa dévotion,

Ne lui refusez pas votre protection.

ROGER.

Ceux de qui vous tenez cette entière puissance,

Témoignent leur vertu par leur reconnaissance,

Et nous font assez voir qu’un service rendu,

Parmi des gens d’honneur ne peut être perdu,

Une bonté si rare est d’autant plus louable,

Qu’un si petit service est peu considérable,

Et je souhaiterais d’avoir bien mérité,

Ce qu’exige de moi leur bonne volonté.

Mais j’ai reçu du Ciel si peu de suffisance,

Pour supporter un faix d’une telle importance,

Que je me sens déjà trop bien récompensé,

Si de ce grand honneur je me vois dispensé.

Qu’on m’en excuse donc, et que quelqu’un succède

Des parents du défunt au lieu que je lui cède.

Je porte cette épée, et m’en sers quelquefois,

Mais soutenir un sceptre, c’est bien un autre poids.

AMBASSADEURS.

Quoi, vous rejetez donc un peuple qui n’espère,

Qu’en son Conservateur, en son Dieu tutélaire,

Et qui vous a voué tant de fidélité,

Pour périr de regret se voyant rebuté ?

CHARLES.

Si le vouloir du Ciel au trône vous destine,

Ne méprisez jamais la volonté divine.

Outre qu’un tel présent n’est pas à mépriser,

Un Royaume vaut peu, s’il se peut refuser.

RENAUD.

Assez l’achèteraient au péril de leur vie,

Allez où le devoir et l’honneur vous convie,

Et vous croyez heureux entre tous les humains,

Puisqu’un sceptre en dormant vous tombe entre les mains,

Aymon dorénavant se verra sans excuse.

AYMON.

Si ce bonheur m’advient, et que je le refuse,

Dites que j’ai perdu le sens et la raison.

LÉON.

Non Roger, ces refus ne sont pas de saison,

Acceptez leur présent sans tarder davantage.

CHARLES.

Outre votre intérêt, leur offre vous engage,

Ne rejetez donc plus un bonheur apparent,

Il vaut mieux être Roi, que chevalier errant.

ROGER.

Puisque vous le voulez, et que le Roi l’ordonne,

Indigne que j’en suis, j’accepte la Couronne.

En moi vous recevrez un frère au lieu d’un Roi.

AMBASSADEURS.

Doncque tout le premier je vous donne ma foi.

CHARLES.

Ayez dans cette Cour un peu de patience,

Demain plus à loisir vous aurez audience,

Maintenant il est temps de songer à l’amour,

Après tant de brouillards il faut voir quelque jour,

Aymon il faut songer à votre conscience.

Mais voici qu’à propos Bradamante s’avance.

Abaissez la visière et demeurez ici,

Ayant été trompé, il faut tromper aussi.

 

 

Scène IV

 

MARFISE, BRADAMANTE, ROGER, CHARLES, LÉON, RENAUD, AYMON

 

MARFISE.

Vous venez à propos pour savoir des nouvelles,

À votre occasion j’ai toujours des querelles,

Ce chevalier armé se vante devant tous,

Que vous êtes à lui, que lui répondez-vous ?

Il ose effrontément se donner cette gloire,

Qu’il a devant vous remporté la victoire.

BRADAMANTE.

Ces armes, il est vrai, témoignent mon malheur,

J’ai manqué de fortune, et non pas de valeur.

Je n’ai point sous l’Armet remarqué le visage,

Mais Léon jusqu’ici s’en donne l’avantage.

Videz avec lui vos premiers différents,

Les discours de ce tiers me sont indifférents.

Je combattis un seul, s’il prétend quelque chose,

Je suis prête au combat, pour lui qu’il s’y dispose.

LÉON.

Pour moi, malgré l’ardeur de mes affections,

Je me démets du tout de mes prétentions,

Lui seul vous a vaincu, et lui seul vous demande.

BRADAMANTE.

S’il y prétend des droits, il faut qu’il les défende,

Je l’appelle au combat dangereux et sanglant.

CHARLES.

Certes, votre courroux est un peu violent.

Lui donneriez-vous point un moment de relâche,

Pour connaître son nom et ce front qu’il vous cache ?

Il lui lève la visière.

BRADAMANTE.

Ô bons dieux ! c’est Roger.

ROGER.

Oui, Madame, c’est moi,

Il se met à genoux.

Qui vous rends à genoux l’hommage que je dois,

Et qui ne veut bouger de ces pieds que j’embrasse,

Que par mon repentir je n’obtienne ma grâce,

Que mes malheurs soufferts ne vous fassent pitié.

Il est vrai, j’ai failli, mais blâmez l’amitié,

Condamnez le devoir, qui sur une belle âme

Doit être plus puissant que l’amoureuse flamme.

Ma main a pour Léon contre vous combattu,

Mais je devais la vie à sa seule vertu.

Je vous cédai, Madame, et cette main perfide,

Qui s’arma contre vous était mon homicide,

J’allais par mon trépas expier mon péché,

Si cet ami courtois ne m’en eût empêché.

Il m’a quitté ses droits, m’a cédé Bradamante,

Pourvu qu’à mon rappel ma Déesse consente

Et que ma repentance efface mon forfait.

BRADAMANTE.

Je donne au repentir l’offense qu’on me fait.

Oui, malgré la douleur que vous m’avez causée,

À vous la pardonner je me sens disposée,

Pourvu que sur l’espoir d’en être ainsi traité,

Vous n’abusiez jamais de ma facilité.

ROGER.

Si je vous fâche encor, je n’attends plus de grâce.

BRADAMANTE.

Bien donc, que du passé le souvenir s’efface,

Et qu’il me soit permis avec toute la Cour,

De ressentir le bien de votre heureux retour.

CHARLES.

Il faut sans retarder que leur peine finisse,

Il est temps désormais que ce cœur s’amollisse.

Aymon, votre rigueur ne saurait plus durer,

Et votre ambition n’a rien à désirer.

Si toutes les raisons ordonnent qu’on marrie,

Sa chère Bradamante au Roi de Bulgarie.

Vous opposerez-vous au bien qu’elle en reçoit ?

Car aspirer plus haut, c’est plus qu’elle ne doit.

Vous recevez du Ciel un Roi pour votre gendre.

Fut-il à votre choix, pouviez-vous mieux prétendre ?

Outre tant de vertus qui le font admirer.

RENAUD.

C’est le plus grand bonheur qui se puisse espérer,

Et si vous remarquez un si grand avantage,

Vous serez obligé de changer de courage,

Outre que Bradamante a de l’amour pour lui.

LÉON.

Il faut que leur bonheur s’accomplisse aujourd’hui.

Approuvez sans regret ce que le ciel ordonne.

AYMON.

Je n’ai besoin ici du conseil de personne,

Vous prêchez vainement un homme résolu.

Je veux ce que le Ciel et les miens ont voulu.

Je consens que Roger épouse Bradamante,

Ce n’est pas qu’ébloui d’une pourpre éclatante,

Sa nouvelle grandeur me le fasse estimer,

Mais c’est pour sa vertu qui m’oblige à l’aimer.

ROGER.

Ô favorable arrêt ! dont mon âme est ravie,

Mais je n’attends de vous que celui de ma vie,

Prononcez-le, Madame, et ne permettez pas,

Que deux mots seulement me donnent le trépas.

BRADAMANTE.

Je crois que mon devoir m’oblige à reconnaître

Les bonnes volontés, que vous faites paraître.

Puis donc que mes parents l’ont ainsi résolu,

Je ne m’oppose point à ce qu’ils ont voulu,

Leurs volontés me sont des lois inviolables.

CHARLES.

Ô que cette franchise a des traits aimables !

Que ce discours me plaît, allons donc de ce pas,

Et que votre bonheur ne se diffère pas.

Que le Ciel vous unisse avec autant de joie,

Que je ressens ma part du bien qu’il vous envoie.

LÉON.

Je vais parmi leurs biens me repaître d’espoir.

Mais je suis trop heureux ayant fait mon devoir.

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