Irène (Eugène SCRIBE - LOCKROY)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 2 février 1847.

 

Personnages

 

MONSIEUR LE COMTE DE BRIENNE, vice-amiral

LE VICOMTE HENRI DE CLERMONT, officier

LE COMTE ANNIBAL DE BOUTTEVILLE, amis de Clermont

LE CHEVALIER DE MONTARAN, amis de Clermont

UN VALET

IRÈNE, fille de Monsieur de Brienne

LA BARONNE DE SAINT-SAVIN

TÉRÉZINE, aubergiste de la Croix-d’Or

DOMESTIQUES

VALETS D’AUBERGE

OFFICIERS

MARINIERS, etc.

 

À Toulon, à l’auberge de la Croix-d’Or, au premier acte. À Paris, au ministère de la Marine, au deuxième acte.

 

 

ACTE I

 

Une salle de l’auberge de la Croix-d’Or à Toulon. À droite, sur le second plan, une chambre portant le n° 13. À gauche, en face, la porte d’un corridor conduisant à d’autres chambres. Au fond du théâtre, à droite, un escalier conduisant à une galerie intérieure nu premier étage, avec une rampe en bois, tenant toute la largeur du théâtre et donnant sur d’autres chambres et sur de grandes croisées. La galerie continue à droite et à gauche du spectateur et est censée donner sur d’autres appartements qu’on ne voit pas. Au fond du théâtre et sous la galerie du premier étage, une porte conduisant à la salle à manger et à toutes les pièces du rez-de-chaussée.

 

 

Scène première

 

TÉRÉZINE, descendant par l’escalier du fond de la galerie du premier étage, MONSIEUR DE BRIENNE et IRÈNE, assis à droite, près de la table, DES DOMESTIQUES attendant derrière eux, tenant des malles et des cartons

 

MONSIEUR DE BRIENNE, s’adressant à Térézine.

Eh bien ! madame l’aubergiste, qu’est-ce que ma sœur a définitivement choisi ?

TÉRÉZINE.

Elle s’est décidée pour le numéro 8, au bout de cette galerie.

Montrant celle du premier étage.

La dernière chambre vacante, un appartement charmant !

MONSIEUR DE BRIENNE, brusquement.

Parbleu ! ils le sont tous !

TÉRÉZINE.

Comme vous dites, monsieur, à la Croix-d’Or, à Toulon... toutes les chambres sont commodes, les lits élégants, la cuisine idem... et moi et mon mari, monsieur Jacquemart...

MONSIEUR DE BRIENNE, l’interrompant.

C’est bien !

Aux domestiques qui se tiennent au fond.

Portez ces malles et ces cartons chez madame la marquise, ma sœur... au numéro 8.

Les domestiques partant les malles et les cartons montent l’escalier à droite, traversent la galerie du fon ! au premier étage, et disparaissent par la gauche.

TÉRÉZINE, à Monsieur de Brienne.

Ces dames y seront à merveille ! Ce sont les chambres que tout le monde me demande, parce qu’elles donnent sur une grande terrasse par laquelle on descend dans notre jardin ! des bosquets d’orangers et de citronniers ! sans compter que de la terrasse on aperçoit la pleine mer, la rade de Toulon... rien que cela !

MONSIEUR DE BRIENNE, avec impatience.

C’est bien !

TÉRÉZINE.

Et l’escadre sur le point d’appareiller ! On n’attend plus que le commandant qui descend toujours chez nous !

IRÈNE, souriant.

En vérité !

MONSIEUR DE BRIENNE, avec humeur.

Cela suffit !... ma sœur vient-elle souper ?

TÉRÉZINE, se frappant le front.

Ah ! j’oubliais !... elle m’a chargée de vous dire qu’elle n’a pas faim, qu’elle est fatiguée, et qu’elle a des lettres à écrire avant de se coucher.

MONSIEUR DE BRIENNE, brusquement.

Comme elle voudra !... mais ma fille et moi nous soupons ! n’est-ce pas, Irène ?

IRÈNE.

Oui, mon père !... ne fut-ce que pour vous tenir compagnie en l’absence de ma tante.

TÉRÉZINE.

Ce sera prêt dans un instant.

Présentant un registre à Monsieur de Brienne.

Si monsieur voulait s’inscrire sur le registre des voyageurs ? cela nous est prescrit.

MONSIEUR DE BRIENNE, écrivant.

C’est juste ! Vous nous servirez dans mon appartement à moi... celui que vous voudrez.

Lui rendant le registre.

Je ne suis pas comme ma sœur, je ne suis pas difficile !... De quel côté est ma chambre ?

TÉRÉZINE.

Nous en avons de fort convenables là-haut !...

Jetant les yeux sur le registre, à part.

Monsieur le comte de Brienne, vice-amiral, avec sa fille, et madame la marquise de Villiers, sa sœur !

Haut, vivement.

Monsieur... monsieur le vice-amiral, nous avons là de ce côté...

Montrant le corridor, à gauche.

au rez-de-chaussée, la chambre d’honneur donnant sur le jardin.

IRÈNE, vivement.

Ce sera celle de mon père !

TÉRÉZINE, allant à un meuble à gauche.

Et puis il y a là des lettres et des paquets arrivés de Paris à l’adresse de Monsieur le vice-amiral, comte de Brienne, ce qui m’avait fait penser naturellement, ainsi qu’à mon mari, qu’il nous ferait l’honneur de descendre chez nous !

MONSIEUR DE BRIENNE, l’interrompant.

C’est bien ! notre souper ?

TÉRÉZINE.

Dans l’instant, monseigneur !

À part, en s’en allant.

Un vice-amiral chez nous !

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR DE BRIENNE, IRÈNE

 

MONSIEUR DE BRIENNE.

Cette femme est bavarde !

IRÈNE.

Elle est aubergiste, et enchantée de vous recevoir ! Vous voyez qu’elle s’en vantait d’avance !

MONSIEUR DE BRIENNE, regardant sa fille.

N’es-tu pas bien fatiguée, ma fille ?

IRÈNE,

Non, vraiment !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Venir de Versailles jusqu’ici, presque sans s’arrêter !

IRÈNE.

J’étais avec vous, mon père !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Tu as voulu, malgré moi, m’accompagner...

IRÈNE.

Pour vous voir plus longtemps et vous faire mes adieux !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Merci, merci, mon enfant ! c’est ton retour qui m’inquiète.

IRÈNE.

Je reviendrai avec ma tante ; aucun danger, et y en eût-il, il n’est pas permis d’avoir peur à la fille et à la sœur d’un marin !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Oui, mon fils va se battre pour l’indépendance de l’Amérique : moi, croiser dans la Méditerranée contre les Anglais ; et pendant bien longtemps peut-être, te voilà sans protecteur !

IRÈNE.

Et moi donc !... me comptez-vous pour rien ?

MONSIEUR DE BRIENNE.

Non ! mais avant de quitter Versailles et la cour, j’aurais aimé à te voir mariée. Notre jeune reine, Marie-Antoinette le désirait... tu ne l’as pas voulu !

IRÈNE.

Non, mon père !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Ainsi, de tous ces jeunes seigneurs qui t’entouraient, aucun n’a réussi à te plaire ?

IRÈNE.

Aucun !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Et tu n’aimes personne ?

IRÈNE.

Personne ! que vous, mon père ! vous êtes si bon ! Par exemple, une chose qui me surprend, c’est que vous avez partout une réputation de sévérité effrayante ! vos domestiques n’osent lever les yeux devant vous ; et j’ai vu de braves soldats trembler en vous adressant la parole ! cela ne m’a jamais produit cet effet-là... au contraire !... c’est moi qui vous gronde parfois... avec respect, s’entend !

MONSIEUR DE BRIENNE.

C’est que toi... tu es ma fille !

IRÈNE.

Et puis ils disent aussi que vous êtes sombre, taciturne, ne parlant jamais ! avec moi vous parlez... et de tout... comme en ce moment !

MONSIEUR DE BRIENNE.

C’est que toi... tu es ma fille !

IRÈNE.

Ne vous étonnez donc pas si ce bonheur-là me suffit !

Air : De votre bonté généreuse.

De notre jeune souveraine
Qu’une autre obtienne la faveur !
Qu’une autre, glorieuse et vaine,
Recherche un titre et de l’honneur.
Quant à moi, plus ambitieuse,
Plus exigeante dans mes goûts,
Je veux plus !... je veux être heureuse !...
Voilà pourquoi je reste auprès de vous ! (Bis.)

Prenant les lettres que Térézine a placées sur la table.

Tenez, mon père, voici vos lettres, lisez, que je ne vous gêne pas ! celle-ci d’abord ! ce doit être la plus importante... un grand cachet... et ces mots : Conseil du Roi.

MONSIEUR DE BRIENNE, l’ouvrant.

Oui... tu as raison. Des ordres pour l’embarquement et le départ...

IRÈNE, vivement.

Prochain ?...

MONSIEUR DE BRIENNE, avec émotion.

Très prochain !

 

Beaucoup d’autres instructions particulières, pour des personnes que tu ne connais pas !... Monsieur le vicomte Henri de Clermont.

IRÈNE.

Attendez donc !... je crois qu’il a été reçu chez vous, il y a un an... à Versailles !

MONSIEUR DE BRIENNE.

C’est possible !... nous recevions tant de monde !

Souriant.

T’y intéresses-tu ?

IRÈNE, froidement.

Moi !... du tout !

MONSIEUR DE BRIENNE, lisant.

« Monsieur le vicomte Henri de Clermont, qui a donné, il y a un an, sa démission de capitaine de dragons, et qui depuis ce temps a voyagé en Italie, demande aujourd’hui à reprendre du service. Il doit être en ce moment à Hyères, ou à Toulon, pour raison de santé... »

À Irène, qui fait un geste.

Il était donc malade ?

IRÈNE, froidement.

Il paraît !...

MONSIEUR DE BRIENNE, continuant.

« Veuillez lui expliquer, avec les ménagements que l’on doit à sa famille, qui est puissante, que sa demande ne saurait être accueillie, à notre grand regret ! Dites-lui (ce que nous ne voulons pas lui écrire) que c’est le roi lui-même qui s’y est opposé. Notre jeune souverain n’entend point raillerie sur le chapitre des mœurs, et la dernière aventure du vicomte a causé trop de scandale... »

S’interrompant.

L’aventure... je crois bien en effet qu’il y a eu quelque chose... te rappelles-tu ?

IRÈNE.

Moi, mon père !... est-ce que cela me regarde ? tout ce que je sais, c’est que vous ne l’avez plus reçu. Et vous avez bien fait. C’était d’un bon exemple.

MONSIEUR DE BRIENNE.

Tu trouves ?

IRÈNE.

Oui, mon père.

MONSIEUR DE BRIENNE.

Tu sais donc alors ce que c’était ?

IRÈNE.

Moi !... non ; mais ma tante !...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Tu me parlais tout à l’heure de ma sévérité !... mais toi et ta tante vous êtes bien plus rigides encore que moi, vieux marin...

Voyant le geste d’Irène.

C’est bien !... je ne vous blâme pas ! vous êtes comme le roi !

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DE BRIENNE, IRÈNE, TÉRÉZINE, rentrant par la porte à gauche

 

TÉRÉZINE.

Monsieur le vice-amiral est servi dans la salle du rez-de-chaussée.

MONSIEUR DE BRIENNE, souriant.

La chambre d’honneur qui donne sur le jardin !

TÉRÉZINE.

Et du jardin... on peut remonter par la terrasse dans la chambre de ces dames, qui est juste au-dessus.

IRÈNE, à son père.

Ce sera commode ! vous viendrez nous dire bonsoir !

MONSIEUR DE BRIENNE, à demi-voix.

Mieux que cela !... vous faire mes adieux.

IRÈNE.

Ô ciel !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Sans l’avouer à ta tante, à qui je veux épargner ce moment-là... à cause de ses crises nerveuses ! mais à toi, qui as de la force... je peux te dire : je pars cette nuit.

IRÈNE.

Vous, mon père !

MONSIEUR DE BRIENNE.

J’en ai reçu l’ordre. Il faut que demain soir, nous soyons en vue de Gênes ! ainsi donc quand vous vous éveillerez... nous aurons mis à la voile !

À Irène qui porte sa main à ses yeux.

Allons, allons, ai-je eu tort de compter sur ta fermeté ?

IRÈNE.

Non, mon père !

MONSIEUR DE BRIENNE.

C’est à toi d’en donner à ma sœur, et d’être en mon absence, sa consolation et sa fille !... et si jamais tu cessais de mériter son affection ou la mienne... tout serait fini pour ton vieux père !...

IRÈNE.

Qu’osez-vous dire ? est-ce que c’est possible ?

MONSIEUR DE BRIENNE.

Non ! non ! que veux-tu ?

Air du Fumiste.

Ma faiblesse est bien naturelle !
Quand il faut quitter son enfant,
Tout vous effraie, et c’est pour elle
Qu’où devient timide et tremblant !

IRÈNE.

Allons donc, quel enfantillage !
À mon tour je vais vous gronder !
Vous qui m’ordonniez le courage !

MONSIEUR DE BRIENNE.

C’est moi... qui viens t’en demander !

Ensemble.

IRÈNE.

Sa faiblesse est bleu naturelle ! etc.

MONSIEUR DE BRIENNE.

Ma faiblesse est bien naturelle ! etc.

Monsieur de Brienne sort avec sa fille par la porte que Térézine vient de leur indiquer.

 

 

Scène IV

 

TÉRÉZINE, puis DE CLERMONT

 

TÉRÉZINE, regardant sortir Monsieur de Brienne et sa fille.

Un amiral ! c’est un lier honneur pour la maison ! Nos voisins de la Croix-de-Malte vont-ils enrager, eux qui ont fait tant de bruit le mois dernier pour un malheureux capitaine de frégate !

On entend le fouet d’un postillon.

Ah ! encore du monde !...

DE CLERMONT, à la cantonade.

Dételle les chevaux !... je coucherai ici... je connais la maison.

Il entre en scène, et un domestique qui entre après lui, pose sur la table à droite un nécessaire de voyage.

TÉRÉZINE, à part.

Il paraît que c’est une pratique ! Eh oui ! ce jeune gentilhomme qui, l’autre année, allait en Italie par le chemin de la Corniche !...

Haut.

le vicomte de Clermont !

DE CLERMONT, riant.

Térézine !... la petite servante provençale qui, l’année dernière, a fait ma chambre.

TÉRÉZINE.

Oui, monsieur le vicomte.

DE CLERMONT.

Tu vois que j’ai de la mémoire ! mais c’est que tu menaçais déjà d’être fort gentille.

S’approchant d’elle.

Et il me semble que, depuis, le danger n’a fait que s’accroître !

TÉRÉZINE, se reculant.

Oh ! bien oui !... mais ce n’est plus ça ! je ne suis plus la servante, je suis la maîtresse de l’auberge.

DE CLERMONT.

En vérité !

TÉRÉZINE.

Monsieur Jacquemart m’a épousée !

DE CLERMONT.

Ce brave Monsieur Jacquemart !... qu’est-ce que c’est que Monsieur Jacquemart ?

TÉRÉZINE.

Un célèbre cuisinier de Marseille, qui a étudié à Paris, chez un fermier-général. Il est venu acheter, à Toulon, l’hôtel de la Croix-d’Or où j’étais déjà servante, et en me voyant !... pécaïre !...

DE CLERMONT.

Amour, tu perdis Troie !...

TÉRÉZINE.

Oui, monsieur !... et quoique je n’eusse rien...

DE CLERMONT.

Monsieur Jacquemart a fait une très bonne affaire.

Air du vaudeville du Premier prix.

Cette mine gentille et vive
Doit l’enrichir !... car, grâce au ciel,
Pour t’admirer chacun arrive !
Et dans les comptes de l’hôtel
Le voyageur, s’il faut qu’il parte,
Ne peut plus rien vérifier :
Tes yeux lui font perdre la carte
Quand il s’agit de la payer !

TÉRÉZINE, faisant la révérence.

Vous êtes bien bon !

DE CLERMONT.

C’est égal ! tu méritais mieux que cela !

TÉRÉZINE, baissant les jeux.

Vous trouvez ?

DE CLERMONT.

Oui, je suis fâché pour toi, que tu aies épousé un cuisinier, quelque célèbre qu’il soit ! mais d’un autre côté j’en suis content.

TÉRÉZINE.

Et pourquoi ?

DE CLERMONT, froidement.

Parce que j’aurai un bon souper, j’en suis sur !

TÉRÉZINE, étonnée.

Quoi, monsieur le vicomte !...

DE CLERMONT, entendant le fouet d’un postillon.

Tiens, voilà des voyageurs qui arrivent. Occupez-vous d’eux, madame Jacquemart...

TÉRÉZINE.

On a le temps ! votre chambre est là, monsieur le vicomte, au numéro 13. C’est votre ancienne !

DE CLERMONT.

C’est bien ! ne pensez pas à moi, je vous en prie !

 

 

Scène V

 

TÉRÉZINE, DE CLERMONT, ANNIBAL, LE CHEVALIER

 

ANNIBAL, entrant par le fond.

La fille et les garçons ! en avant ! et qu’on se dépêche de nous servir.

DE CLERMONT, se retournant.

Le chevalier de Montaran avec qui j’ai été élevé ! le comte Annibal de Boutteville !

ANNIBAL et LE CHEVALIER, l’apercevant.

Henri de Clermont !

TÉRÉZINE, à part.

Ils se connaissent.

ANNIBAL.

Quel plaisir de se retrouver sous le beau ciel de la Provence, moi, votre guide, votre précepteur !

Montrant de Clermont.

car le vicomte est un de mes anciens élèves. Un élève qui m’a fait honneur dès les premiers pas !... le voilà lancé ! quant au chevalier... c’est différent, c’est un nouveau.

LE CHEVALIER.

Oui... j’ai commencé !

DE CLERMONT.

Cadet de famille, je sais qu’on le destinait au couvent. Il avait même commencé ses études pour cela.

ANNIBAL.

Oui, mais il a eu des chances. La mort de son frère aîné lui permet de troquer le froc contre l’uniforme.

LE CHEVALIER.

Je veux être marin !

DE CLERMONT, souriant.

Et mauvais sujet.

ANNIBAL.

Pour le premier article, il vient s’adresser à l’amirauté de Toulon.

DE CLERMONT.

Et pour le second, au comte Annibal de Boutteville ! il est en bonnes mains !

ANNIBAL.

Il pouvait plus mal tomber ! Je l’ai rencontré à Marseille sur la Cannebière. Nous avons fait route ensemble, et depuis quinze lieues seulement que je m’occupe de son éducation...

LE CHEVALIER.

C’est étonnant ce que j’ai fait de chemin !

ANNIBAL.

Tout dépend des commencements et des premiers principes.

LE CHEVALIER.

Viennent après cela trois mois de campagne contre l’Angleterre...

ANNIBAL.

Et il sera complet.

DE CLERMONT.

Ah ! çà, nous soupons ensemble ?

ANNIBAL.

Tous les trois !... c’est cela ! vivent le souper et l’amitié !

Air de Lantara.

Pour ce soir oublions la guerre !
De l’Anglais et de ses desseins
Je me ris en vidant mon verre !
Et s’ils en voulaient à nos vins,
Le premier j’en viendrais aux mains.
Mais leur ambition profonde
Ne peut m’atteindre et je leur dis :
Fils d’Albion, vous n’en voulez qu’à l’onde !
Je n’en bois pas !... soyons amis !

TÉRÉZINE.

Quel souper veulent ces messieurs ?

ANNIBAL, au chevalier.

Chevalier, vous êtes le plus jeune ! cela rentre dans vos attributions. Commandez ce qu’il y a de mieux ; n’oubliez pas les mets du pays, l’aillolis et la bouille-à-baisse, chers aux Provençaux, et le vin de Champagne, cher à tous les Français ! Vous arrangerez cela avec madame...

DE CLERMONT.

Madame Jacquemart !

LE CHEVALIER, vivement.

Qui est fort gentille !...

ANNIBAL, riant.

Voyez-vous déjà mon élève !

LE CHEVALIER, troublé.

Je dis... qu’elle est fort gentille !

DE CLERMONT, riant.

Nous ne vous empêchons pas de le dire, chevalier, ni madame Jacquemart non plus, j’en suis sûr !

DE CLERMONT et ANNIBAL.

Air : À quoi bon s’attrister sur les maux de la vie. (Zanetta.)

Ô rivages heureux ! beau ciel de la Provence
Où l’on voit tout éclore... excepté la constance,
De ton soleil on bénit l’influence
Et l’on sent redoubler, avec les feux du jour
Ceux d’amour !

Le chevalier et Térézine sortent par le corridor à gauche.

 

 

Scène VI

 

ANNIBAL, DE CLERMONT

 

ANNIBAL.

Y a-t-il longtemps que nous ne nous sommes vus !

DE CLERMONT.

Plus d’un an ! Depuis mon voyage en Italie.

ANNIBAL.

J’allais t’y rejoindre ! parce qu’Annibal et l’Italie cela va bien ensemble... cela me va !

DE CLERMONT, riant.

Surtout les délices de Capoue !

ANNIBAL.

Et puis autant ce pays-là qu’un autre. Car, en ce moment, je voyage par raison et par le conseil...

DE CLERMONT.

De tes médecins ?

ANNIBAL.

Non ! de mes créanciers.

DE CLERMONT.

C’est donc toujours de même ?...

ANNIBAL.

Du tout ; cela augmente ! Vois-tu, mon cher élève, vous autres jeunes gens de la fin de ce siècle, vous ne savez pas vivre ! vous mangez votre patrimoine... c’est bien !... je ne dis pas non ; mais une fortune particulière a toujours des bornes, le crédit public n’en a pas ! c’est le système de Law. C’est le mien, j’ai été élevé par mon oncle de Nocé, dans les souvenirs de la Régence !

DE CLERMONT.

Dont tu es la dernière expression !

ANNIBAL.

Ma jeunesse s’est écoulée sous les belles années du bon roi Louis XV, du sultan Louis XV. C’est sous son règne que j’ai mangé ma première fortune, celle de mon père ; et la seconde, celle de mon oncle !...

DE CLERMONT.

Quoi ! vraiment tu as tout mangé, tout ?

ANNIBAL.

Pour le moins ; et alors, car dans ces moments-là on est capable de tout, je me suis marié ! je me suis encanaillé ; moi, gentilhomme, j’ai épousé la fille d’un négociant, d’un juif, d’un lombard, d’un bourgeois enfin !... non pas qu’elle ne fût très bien, tu le sais ! tu lui as fait la cour !...

DE CLERMONT.

Moi ! jamais !

ANNIBAL.

Tu es le seul de mes amis !

DE CLERMONT.

C’est l’époque de mes caravanes à Malte.

ANNIBAL.

C’est juste ! Et six mois après nous étions séparés... d’un commun accord, c’est la seule fois que nous nous soyons entendus : elle à Marseille !... moi à Versailles ! sans cela je le l’aurais présentée, une femme charmante !... quinze cent mille livres tournois de dot. Mais qu’on me parle encore d’époux bien assortis !... cette femme-là, pour mon malheur, avait tous mes goûts.

DE CLERMONT.

Vous deviez vous adorer !

ANNIBAL.

Nous ne pouvions pas vivre ensemble ; elle aimait comme moi, le jeu, le Champagne et la dépense ! quand je jetais cent louis par la fenêtre, elle en jetait deux cents ! sa fortune, je veux dire... mon bonheur ne pouvait durer !... c’est le seul chagrin que j’aie eu en ma vie.

DE CLERMONT.

Je te trouve en effet bien à plaindre.

ANNIBAL.

Aussi le ciel me devait quelque consolation !...

D’un air affligé.

depuis trois mois, je suis veuf.

DE CLERMONT, lui prenant la main.

Ah ! mon pauvre ami !... je te fais bien mon compliment !... et comment cela ?

ANNIBAL.

Je n’ai jamais su au juste comment cela était arrivé. Il paraît qu’elle avait les passions très vives, et dans un moment d’exaltation elle s’est jetée à l’eau par amour, pas pour moi !... je n’ai pas, grâce au ciel, sa mort à me reprocher, et ce n’est pas là ce qui m’inquiète ; mais cet événement-là est arrivé dans des circonstances si pénibles !... elle venait de faire un héritage immense, colossal... un autre négociant, un autre lombard, un oncle à elle, lui laissait à la Louisiane une fortune incalculable... comme mes regrets. J’ai tout perdu avec ma femme... aussi je suis désolé, mes créanciers de même ! je vais être obligé, pour eux, de me remarier ; mais cette fois j’aime mieux attendre et faire un meilleur choix du côté du caractère... une femme rangée, économe... c’est ce qu’il me faut... Voilà, mon ami, ce qui m’est arrivé, depuis notre séparation... et toi, qu’as-tu fait ?

DE CLERMONT.

Ce qu’on fait en Italie : admirer sur parole des fresques, des marbres, des toiles ! crier au chef-d’œuvre ! de peur de passer pour un ignorant ; et, fatigué d’enthousiasme, je me suis arrêté, au retour, un mois aux îles d’Hyères.

ANNIBAL.

Pour te reposer ?

DE CLERMONT.

Ah ! bien oui !...

ANNIBAL.

Tu as trouvé là le bon air, le calme...

DE CLERMONT.

Et une petite baronne !... la baronne de Saint-Savin... tu ne connais pas les passions de province ?

ANNIBAL.

Cela dure peu !

DE CLERMONT.

Elles n’en finissent pas, vu la difficulté du recrutement. Et celle-ci, je ne sais comment m’y soustraire. Un premier amour !... amour terrible ! soupçonneuse, défiante, jalouse comme une Napolitaine, voulant toujours se tuer et ne se tuant jamais ; en un mot les plaisirs les plus monotones... je ne te conseille pas de voyager de ce côté-là, tu t’y ennuierais !

ANNIBAL.

Si tu crois qu’on s’amuse à Versailles ! et à Paris donc ! je ne m’y reconnais plus et je me crois en pays étranger. Au lieu de s’occuper, comme de mon temps, d’Opéra et de petits soupers... on agite des questions de sciences, de politique et de réforme. Il y a un Monsieur Turgot qui ne parle que d’économie... c’est à n’y pas tenir !... au lieu d’être heureux, ils se font savants ; au lieu de rire, ils raisonnent, et les femmes mêmes, qui autrefois ne savaient pas l’orthographe, mais qui savaient aimer, c’était le bon temps ! les femmes se mêlent de lire et de discuter ! Te douterais-tu de ce qui maintenant fait tourner toutes les têtes ? ce sont les Mémoires d’un nommé Caron de Beaumarchais et le fluide magnétique, le somnambulisme ! que sais-je ?

DE CLERMONT, vivement.

En vérité !

ANNIBAL.

C’est à dormir debout !... un étranger, un Allemand, le docteur Mesmer, reçoit à son hôtel, place Vendôme, les plus jolies femmes de la ville et de la cour. Il étend les mains et on bâille, il parle et on s’endort : c’est sa spécialité ! Les mères y conduisent leurs filles, les maris leurs femmes, qui souvent même y vont toutes seules... et si je te racontais ce qui s’y passe...

DE CLERMONT.

Je le sais ! avant mon départ pour l’Italie, je suis allé chez lui, comme tout le monde !

ANNIBAL.

Toi !

DE CLERMONT.

Bien plus ! j’ai pris des leçons du docteur.

ANNIBAL.

Allons donc !

DE CLERMONT.

Qui, après tout... est un savant distingué.

ANNIBAL.

Est-ce que par hasard toi, militaire et officier de dragons, tu croirais à de pareilles absurdités ?

DE CLERMONT.

Moque-toi de moi si tu veux... je ne suis pas le seul... et Monsieur de Puységur, Monsieur d’Espremesnil, le jeune marquis de Lafayette...

ANNIBAL.

Comment, toi aussi, tu me soutiendras que l’on puisse prendre sur quelqu’un une influence telle que de loin... par la force de sa volonté... on le fasse dormir tout éveillé, tantôt les yeux ouverts, tantôt les yeux fermés !

DE CLERMONT.

Pourquoi pas ?

ANNIBAL.

Et qu’il soit force d’obéir ! et qu’on le fasse parler, agir, voir dans l’avenir ou à travers les murailles...

DE CLERMONT.

Pourquoi pas ?

ANNIBAL.

Et qu’au réveil il ne se souvienne de rien !... mais ça n’a pas le sens commun !

DE CLERMONT.

Je ne te dis pas non ! je suis de ton avis... mais je l’ai vu !

ANNIBAL.

Ah ! tu l’as vu ?

DE CLERMONT.

De mes propres yeux !

ANNIBAL.

Et comment expliques-tu cela ?

DE CLERMONT.

Cela ne me regarde pas !

ANNIBAL, avec impatience.

Il faut cependant raisonner et comprendre...

DE CLERMONT.

Parbleu ! mon cher, si tu n’acceptes que ce que tu comprends, te voilà forcé de renoncer à tout ce qu’il y a de mieux et de plus beau dans ce monde !... Tu n’as jamais rien compris aux femmes, et cependant tu y crois ?

ANNIBAL.

Pas toujours !

DE CLERMONT.

Enfin, elles existent, tu ne peux le nier !

ANNIBAL.

C’est vrai !... c’est un argument.

DE CLERMONT.

Air : L’étude est inutile. (Cavatine de Jeannot et Colin.)

Moi, je crois aux mensonges
Qui comblent tous mes vœux ;
Je crois à tous les songes
Qui me rendent heureux !
Enfin, et j’en fais gloire,
Je crois, quoique vaurien,
Je crois qu’il vaut mieux croire
Que de ne croire à rien !...
Ce système est le mien ;
Mais à chacun le sien !

Oui, croire à l’impossible
À pour moi tant d’attraits
Que, chose inadmissible.
Si je me mariais...
J’aurais presque croyance
En ma chaste moitié !
Riez-en de, pitié !...
Je crois à la constance...
Je crois à l’amitié...

Lui tendant la main.

Oui, même à l’amitié !

Car je crois aux mensonges, etc.

Et ce qui me fortifie encore plus dans mon opinion, c’est que cet empire magnétique, cette influence attractive dont tu te moquais tout à l’heure, j’en ai fait l’épreuve par moi-même !

ANNIBAL.

Ah bah ! voilà qui devient plus piquant !

DE CLERMONT.

Un jour, en sortant d’une des séances du docteur allemand, je me rendais à Trianon, où m’appelait un ordre de la reine... Je me promenais en attendant audience, lorsque j’entends dans un bosquet le léger froissement d’une robe ; je m’approche avec précaution, j’entr’ouvre doucement le feuillage, et j’aperçois une jeune fille qui venait de s’asseoir sur un banc de verdure, un livre à la main.

ANNIBAL.

Jolie ?

DE CLERMONT.

Adorable ! et, ce qui était mieux encore, dans sa tournure, dans ses traits, dans son regard, tout ce qui constituait pour nous un sujet précieux, unique, adorable ; et, l’imagination encore remplie du système du maître, je ne pus résister à l’envie d’essayer ma nouvelle science magnétique ; et quelle fut ma surprise... je dirai mon effroi...

ANNIBAL.

Elle s’endormit ?

DE CLERMONT.

Oui, mon ami.

ANNIBAL.

L’effet du livre qu’elle lisait !

DE CLERMONT.

Non pas ! il était fermé... et depuis ce jour je ne pensais plus...

ANNIBAL.

Qu’au magnétisme !

DE CLERMONT.

Du tout... à ma belle inconnue ! et juge de mon émotion en la retrouvant un soir au cercle de la reine !... elle tient à une des premières familles de la cour...

ANNIBAL, vivement.

Son nom ?

DE CLERMONT.

Ah ! je ne te le dirai pas !... pour mon honneur ! car dussé-je m’exposer à toutes tes railleries... moi mauvais sujet... moi ton élève... j’étais devenu amoureux fou...

ANNIBAL.

T’oublier à ce point-là !

DE CLERMONT.

Que veux-tu ? tout le monde a ses moments d’erreur et de faiblesse. Je m’étais fait présenter chez son père, et, pendant plus de trois mois, je n’ai pas perdu une occasion de la voir, de la suivre...

ANNIBAL.

Il me semble que c’était elle qui exerçait sur toi le système d’attraction !

DE CLERMONT.

Et ce qui est plus honteux, plus humiliant encore... mais je suis dans mon jour de franchise... c’est que mes hommages, mes assiduités n’obtinrent rien, que son indifférence ; le dépit, la colère, le désespoir n’eurent pas plus de succès ; elle ne daigna même pas s’apercevoir que j’étais furieux ! et enfin... je ne sais pas si je dois te l’avouer...

ANNIBAL.

Allons... du courage !...

DE CLERMONT.

On me dit un jour que monsieur son père était sorti... le lendemain il était encore absent et le troisième jour même réponse... il était clair...

ANNIBAL.

Que l’on te congédiait !

DE CLERMONT, avec colère.

Que l’on me fermait la porte... à moi... un pareil affront ! c’était, il est vrai, le lendemain de notre duel... qui fit tant de bruit... tu sais... toi et moi... contre ces deux officiers étrangers pour cette cantatrice italienne.

ANNIBAL.

Qui nous trompait tous les quatre !

DE CLERMONT, souriant.

Oui... elle aimait les quatuors.

ANNIBAL.

Eh c’est pour cela, pour une querelle musicale, que l’on refusait de te recevoir !

DE CLERMONT.

Aussi, dans mon dépit, dans ma rage, j’étais capable de tout... pour obtenir un instant, un seul instant de cette fière beauté !

ANNIBAL.

Eh bien !... et le magnétisme et sa puissance !...

DE CLERMONT, vivement.

Ah ! si j’en avais trouve l’occasion !...

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

Pour vaincre ce cœur inflexible,
En Mesmer et dans mon talent
J’avais espoir ; mais impossible
De la trouver seule un instant.
Elle avait pour garde fidèle
Un père, un frère, et, pour me faire fuir.
Une tante... un argus !...

ANNIBAL, gaiement.

C’est elle
Qu’il fallait d’abord endormir !
C’était la tante, eh ! oui, mon cher, c’est elle
Qu’il fallait d’abord endormir.

DE CLERMONT.

Que te dirais-je ! découragé, désespéré, je donnai, dans mon dépit, ma démission de capitaine de dragons, je quittai Versailles et la France, et depuis un an, décide à l’oublier, je subis un voyage d’agrément qui m’ennuie à périr, tout en faisant ce que je peux pour m’étourdir et me distraire !...

ANNIBAL.

Et quels sont tes projets, maintenant ?

DE CLERMONT.

De reprendre du service. J’ai adressé une demande au ministre, et voyant que la réponse n’arrivait pas, je me rendais à Versailles pour hâter cette décision.

ANNIBAL, d’un air de doute.

Bien vrai ?

DE CLERMONT.

Eh ! bien non !

À demi-voix.

Mais pour tâcher de me rapprocher d’elle et de la revoir.

ANNIBAL.

Quoi ! ta folie te tient toujours ?

DE CLERMONT.

Tu l’as dit.

ANNIBAL.

C’est fini !... je vais te renier pour mon élève... tais-toi au moins devant ce jeune homme... car c’est lui !... non, c’est madame Jacquemart.

 

 

Scène VII

 

ANNIBAL, DE CLERMONT, TÉRÉZINE, sortant du corridor à gauche

 

TÉRÉZINE, tenant un registre sous son bras.

Ces messieurs sont servis ! Monsieur le chevalier les attend dans le petit salon !

Au comte Annibal.

Quant à la chambre, je vous ai donné la même à tous les deux.

ANNIBAL.

Cela m’est égal. Je n’y tiens pas !

TÉRÉZINE.

Et un souper de prince !

ANNIBAL.

C’est différent ! j’y tiens !

TERÉZINE, présentant le registre à Annibal.

Si ces messieurs voulaient bien écrire leur nom ?

DE CLERMONT.

Volontiers...

À Annibal.

Attends-moi donc !...

ANNIBAL.

J’ai trop faim... écris pour moi !...

Il sort à gauche.

DE CLERMONT.

C’est juste !... ton nom... et le mien.

TÉRÉZINE, à Clermont pendant qu’il écrit à la table à droite.

Ah ! le vôtre, c’est inutile ! je le connais ! Henri de Clermont, c’est un beau nom !

DE CLERMONT.

Eh mais ! celui de Térézine était fort gentil et c’est vraiment dommage que tu l’aies quitté... je l’aimais mieux que celui de Jacquemart.

TÉRÉZINE, avec un soupir.

Ah ! je le vois bien !

DE CLERMONT, regardant le registre.

Ô ciel !...

On entend en dehors le fouet d’un postillon.

TÉRÉZINE, avec impatience.

Encore du monde qui nous arrive ! on ne peut pas s’occuper un instant des détails de la maison !... Pardonnez, monsieur le vicomte,

Criant au dehors.

On y va ! on y va !

Elle sort.

DE CLERMONT.

Parmi les voyageurs qui viennent d’arriver, le vice-amiral comte de Brienne !... avec sa fille... et sa sœur la marquise de Villiers !... Irène ici !... et mes amis qui m’attendent !... n’importe !...

 

 

Scène VIII

 

DE CLERMONT, TÉRÉZINE, entrant d’un air effrayé

 

TÉRÉZINE, à Clermont.

Monsieur le vicomte !... monsieur le vicomte !...

DE CLERMONT.

Qu’est-ce donc ?

TÉRÉZINE.

Une dame qui arrive...

DE CLERMONT.

Qu’est-ce que cela me fait !...

TÉRÉZINE.

Elle vous connaît ; car en descendant de voiture, elle a aperçu la vôtre qui n’était pas encore remisée et regardant les armoiries, elle s’est écriée : « Le vicomte est ici ! c’est bien !... »

DE CLERMONT, à part.

Qui diable ça peut-il être ?

TÉRÉZINE.

Mais elle a dit : « C’est bien ! » avec un air... enfin ça m’a effrayée pour vous !

DE CLERMONT.

Elle est donc vieille ?

TÉRÉZINE, vivement.

Du tout ! elle est jeune et jolie ! c’est justement pour ça...

S’interrompant.

Et le postillon que j’ai interrogé... parce qu’on sait tout par les postillons... il m’a dit qu’elle venait des îles d’Hyères.

DE CLERMONT, à part.

C’est la petite baronne !... la baronne de Saint-Savin ! Fuyons !...

 

 

Scène IX

 

DE CLERMONT, TÉRÉZINE, LA BARONNE

 

TÉREZINE, qui, pendant ce temps, a remonté le théâtre, redescend d’un air effrayé.

La voilà, monsieur, la voilà !

LA BARONNE, entrant vivement par la porte du fond et apercevant Clermont.

Seul !... il est seul !

Apercevant Térézine.

Sortez ! laissez-moi !

TÉRÉZINE.

Mais le repas que madame vient de commander...

LA BARONNE.

Vous m’avertirez dès qu’il sera prêt !

TÉRÉZINE.

Ce ne sera pas long !

À part.

Je vais bâter Monsieur Jacquemart !

LA BARONNE, impérieusement.

Je vous ai dit de sortir.

TÉRÉZINE.

Oui, madame !

À part.

Est-elle pressée !

Bas au vicomte.

Monsieur, faut-il vous laisser ?

DE CLERMONT.

Oui.

TÉRÉZINE, de même.

Il n’y a pas de danger ?

DE CLERMONT.

Non !

TÉRÉZINE, à part.

C’est égal ! je n’aime pas cette femme-là !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène X

 

LA BARONNE, DE CLERMONT

 

DE CLERMONT, à part.

Comment me débarrasser d’elle sans éclat ? Irène qui est ici !...

Haut.

Comment, baronne, seule en voyage... à Toulon !... quelle heureuse rencontre !

Clermont lui offre un siège.

Si vous voulez...

LA BARONNE.

C’est inutile !...

DE CLERMONT, à part.

Elle a un calme qui me fait frémir !

LA BARONNE, s’approchant de lui froidement.

Monsieur le vicomte, vous savez qui je suis ?

DE CLERMONT, s’inclinant.

Vous êtes charmante !

LA BARONNE.

Ne me répondez pas ! baronne de Saint-Savin, dernier rejeton d’une illustre maison, tenant à ce qu’il y a de mieux dans la Saintonge et le Poitou ; des malheurs de famille m’avaient obligée, moi orpheline, à me réfugier momentanément sur les frontières de l’Italie où je voulais vivre ignorée et solitaire, fuyant le monde, et surtout les hommes, vous le savez...

À Clermont, qui veut faire un geste.

Ne me répondez-pas ! si, malgré mes serments et presque ma volonté, j’ai consenti à recevoir vos visites et même vos hommages, c’est que j’ai pense que le vicomte Henri de Clermont, un officier français, un gentilhomme, comprendrait tout le prix d’un pareil sacrifice... car c’était un premier sentiment. Monsieur, vous ne l’ignorez pas ! je vous l’ai dit.

Clermont fait un mouvement.

Ne me répondez pas ! je vous l’ai dit... comment avez-vous reconnu de pareils procédés ?... je vous le demande, monsieur, je vous le demande...

DE CLERMONT.

M’est-il permis de répondre ?

LA BARONNE.

Non, perfide !... Vous me deviez toutes vos pensées... toute votre confiance, et, sans m’en prévenir, vous quittez les îles d’Hyères et nos bosquets embaumés, vous venez vous établir mystérieusement dans cette auberge... dans quelle intention, par quel motif, dans quel espoir ? Parlerez-vous enfin, monsieur, parlerez-vous, abuserez-vous plus longtemps du courroux que je modère et de la patience qui m’échappe ?

DE CLERMONT, d’un ton solennel.

Madame la baronne... il n’y a pas d’amour sans confiance. Je vous ai juré...

LA BARONNE, avec colère.

Un amour éternel !

DE CLERMONT, tendrement.

Qui m’est facile... et il dure, vous le savez bien...

LA BARONNE, de même.

Depuis quinze jours !

DE CLERMONT, gaiement.

C’est déjà un à-compte sur l’éternité, un faible à-compte, j’en conviens, mais si vous voulez le prolonger... il faut...

LA BARONNE, se modérant.

Eh bien ! je vous écoute !

DE CLERMONT.

Air : Vos maris en Palestine. (Le comte Ory.)

Il faut, dès que je l’atteste.
Croire tout aveuglément !
Et garder sur tout le reste
Le silence le plus grand !

LA BARONNE.

Moi me taire !

DE CLERMONT.

Eh ! oui vraiment !

LA BARONNE.

Me taire !!... c’est impossible :
De moi ne l’espérez pas !
Un tel sacrifice, hélas !...

DE CLERMONT, galamment.

Pour moi seul sera pénible :
Je ne vous entendrai pas !

LA BARONNE, avec colère.

Si, monsieur... vous m’entendrez, et je veux savoir...

DE CLERMONT, à part.

Elle ne s’en ira pas !

Haut.

Eh bien ! madame... des ordres secrets me rappellent à Versailles, et voulant nous épargner à tous deux la douleur d’une séparation...

LA BARONNE.

Une séparation...

DE CLERMONT

Mon trouble vous dit assez ce qu’elle me coûte

LA BARONNE.

Moi !... moi ! vous quitter... mais vous voulez donc que je meure ?

DE CLERMONT, à part.

Nous y voilà !

LA BARONNE, suivant Clermont qui s’approche d’un meuble.

Eh bien ! si ma mort seule peut vous prouver mes tourments et mon amour, donnez-moi donc quelque arme, quelque poignard...

DE CLERMONT, ouvrant froidement le nécessaire de voyage qui est sur la table à droite.

En voici uni... un poignard turc, que j’ai rapporté de mes voyages à Malte !

LA BARONNE, le prenant et le regardant avec effroi.

Un poignard turc !...

DE CLERMONT, froidement.

Désolé de n’avoir rien de mieux...

LA BARONNE.

Ah ! çà, mais vous ne m’aimez donc plus du tout ?

DE CLERMONT.

Et vous, baronne ?

LA BARONNE, jetant le poignard.

Moi !... je vous déteste ! et je veux à mon tour vous abandonner et vous trahir !

Avec un soupir.

du moins, si je le peux !

DE CLERMONT, qui a ramassé et serré le poignard, froidement.

Dans ce cas-là, baronne, vouloir c’est pouvoir, et je fais avec vous un pari...

LA BARONNE.

Lequel ?

DE CLERMONT.

C’est qu’avant vingt-quatre heures vous m’aurez oublié.

LA BARONNE.

Perfide ! vous mériteriez bien de gagner !

Air : Du partage de la richesse. (Fanchon la vielleuse.)

En attendant, entre nous guerre ouverte,
Haine mortelle !... oui vous le méritez ;
Et c’est de moi que viendra votre perte.
Adieu, monsieur !

DE CLERMONT, avec joie.

Quoi ! vraiment vous partez ?

LA BARONNE, revenant.

Non ! non, je reste !

DE CLERMONT, souriant avec contrainte.

Ah ! vous êtes charmante !

LA BARONNE, le regardant.

Car ma présence... oui... je crois l’éprouver,
Grâce au ciel, est pour vous trop gênante
Pour que je veuille encor vous en priver !

DE CLERMONT.

Vous vous trompez, baronne.

LA BARONNE.

Et ce n’est pas tout ! moi aussi, monsieur, j’ai affaire à Versailles... des affaires de famille que je négligeais pour vous !... je ne vous quitterai pas ! nous ferons route ensemble et la route est longue.

DE CLERMONT, avec colère.

Baronne !...

À part.

Et aucun moyen de m’en délivrer, personne ne viendra à mon aide.

Apercevant le chevalier qui entre.

Ah ! le chevalier !

 

 

Scène XI

 

LE CHEVALIER, DE CLERMONT, LA BARONNE

 

LE CHEVALIER, en pointe de gaieté et en fredonnant, sans voir la baronne et s’adressant à de Clermont.

Eh bien ! mon cher, nous t’attendons toujours ! Madame Jacquemart nous dit qu’une affaire imprévue et fâcheuse te retenait.

LA BARONNE, à part, d’un ton piqué.

Ah ! fâcheuse !

LE CHEVALIER, s’adressant toujours à de Clermont.

J’ai laissé le comte qui en est à sa troisième de Champagne... sans qu’il y paraisse...

Riant.

tandis que moi, dès les premiers verres... C’est étonnant comme cela vous égaie et vous enhardit !

Il chante.

Vivent les fillettes !

Apercevant la baronne.

Ah ! mon Dieu...une femme... une femme charmante !

DE CLERMONT, à voix basse.

N’est-ce pas ?

LA BARONNE, à part.

Il est très bien, ce petit jeune homme.

LE CHEVALIER, bas à de Clermont.

Tu la connais ?

DE CLERMONT, de même.

Nullement ! je viens d’apprendre par notre hôtesse que c’était madame la baronne de Saint-Savin.

LE CHEVALIER, avec respect.

Une baronne !

DE CLERMONT, à demi-voix.

Qui tient aux premières familles de la Saintonge et du Poitou ! une jeune voyageuse fort intéressante... qui, seule et sans chevalier, brave les dangers d’une longue route.

LE CHEVALIER, de même.

En vérité !

Nuit graduée à la rampe.

DE CLERMONT, de même.

Une affaire importante, et pour laquelle elle a besoin de protecteurs, l’appelle à Versailles !

LE CHEVALIER, passant près de la baronne.

Si mes amis... si ma famille pouvaient être utiles à madame la baronne...

LA BARONNE, s’inclinant.

Vous êtes trop bon !

LE CHEVALIER, avec embarras.

Si moi-même... je pouvais ici en cette ville...

S’inclinant.

Le chevalier de Montaran, officier de marine... dès que j’en aurai le brevet !... d’ici là, je suis libre, parfaitement libre... et vous servir serait pour moi un honneur... dont je serais bien fier... un honneur... que... que...

LA BARONNE, d’un air aimable.

Que je ne refuse pas, monsieur !...

LE CHEVALIER, à Clermont avec joie.

Elle ne refuse pas !

À voix basse.

Un mot encore, vicomte... parce que la délicatesse et le sentiment de mon infériorité me défendent d’aller sur les brisées de mes anciens, dis-moi si tu n’aimes pas déjà cette jolie voyageuse que tu viens d’apercevoir ?

DE CLERMONT, de même.

Moi, du tout !

LE CHEVALIER, de même.

Bien vrai ?

DE CLERMONT, de même.

Je te le jure... pourquoi cette demande ?

LE CHEVALIER, de même.

C’est que du premier coup d’œil, je me suis senti entraîné et séduit... mais plutôt que de trahir un ami... je résisterais...

DE CLERMONT, de même.

Ne résiste pas ! je t’en prie...

LE CHEVALIER, de même.

Je te dis cela, non pas que j’aie la moindre idée... ni surtout le moindre espoir... car je n’ai jamais été aimé de ma vie !

DE CLERMONT, vient.

Ce pauvre chevalier...

LE CHEVALIER, à voix basse.

Jamais ! ce doit être si difficile de faire une passion !

DE CLERMONT, de même.

Du tout.

LE CHEVALIER, de même.

En vérité !

DE CLERMONT, de même.

Le difficile, vois-tu bien, c’est de s’en défaire !

LE CHEVALIER, de même.

Allons donc !

 

 

Scène XII

 

LE CHEVALIER, DE CLERMONT, LA BARONNE, TÉRÉZINE

 

TÉRÉZINE, accourant.

Madame est servie !

À part, apercevant le chevalier.

Ah !... ils sont trois !... cela vaut mieux !

À la baronne.

Je vous demande pardon de vous avoir fait attendre ; Monsieur Jacquemart, le cuisinier, n’en finissait pas !

LA BARONNE, sèchement.

C’est bien !

LE CHEVALIER, bas à Clermont, pendant que la baronne défait les épingles de son mantelet.

Puis-je la conduire jusqu’à la salle à manger ? faut-il oser ?

DE CLERMONT, de même.

Oui, sans doute !...

LE CHEVALIER, à la baronne.

Me permettez-vous, madame la baronne, de vous offrir la main ?

DE CLERMONT, à part, voyant la baronne qui accepte, et montrant le chevalier.

À la bonne heure, au moins... voilà un ami !

LA BARONNE, à voix basse et passant près de lui.

Ne vous réjouissez pas ! je reviendrai.

DE CLERMONT, à part.

C’est ce que nous verrons !

Le chevalier sort par le fond avec la baronne.

 

 

Scène XIII

 

DE CLERMONT, TÉRÉZINE

 

DE CLERMONT, à part.

Maintenant et à tout prix, il faut parvenir jusqu’à Irène !

Appelant.

Térézine !

TÉRÉZINE, accourant vivement.

Monseigneur !...

DE CLERMONT.

Où as-tu logé madame la baronne ?

TÉRÉZINE, vivement.

Pas de ce côté.

DE CLERMONT.

C’est bien.

TÉRÉZINE.

Dans l’autre bâtiment, et si maintenant monsieur le vicomte veut souper ?...

DE CLERMONT.

Merci !... je n’ai pas faim !

TÉRÉZINE.

Et votre autre ami qui vous attend toujours !

DE CLERMONT.

Il se passera de moi sans peine ! À table il oublie tout !

TÉRÉZINE.

C’est vrai ! René, notre premier garçon, m’a dit qu’il en était à sa cinquième de Champagne.

DE CLERMONT.

Tu vois bien !... Peut-être même a-t-il déjà regagné sa chambre.

TÉRÉZINE, montrant la porte à droite.

Si monsieur le vicomte en veut faire autant ?

Montrant le bougeoir qu’elle tient à la main.

Je vais l’éclairer.

DE CLERMONT.

Ce n’est pas la peine ! je n’ai pas sommeil !

TÉRÉZINE.

C’est comme ces dames !... nous en avons ici beaucoup ! Madame la marquise d’Effiat et ses trois filles, et la sœur et la fille d’un vice-amiral ! car nous logeons ici le vice-amiral, rien que cela ! Monsieur de Brienne, qui doit, dit-on, appareiller cette nuit.

DE CLERMONT, vivement.

Cette nuit !... et tu dis que sa fille et sa sœur ne dorment pas... c’est tout naturel !...

TÉRÉZINE.

C’est-à-dire, sa sœur est déjà rentrée dans sa chambre depuis longtemps ; mais la jeune fille, ainsi que madame d’Effiat et les autres demoiselles sont encore sur la terrasse.

DE CLERMONT, avec émotion.

Vraiment ?

TÉRÉZINE.

Dame !... il fait si chaud sous ce beau ciel de Toulon, qu’il est agréable de respirer la fraîcheur de la nuit et la fraîcheur de la mer ! sans compter qu’on aperçoit de loin les vaisseaux de l’escadre qui sont à l’ancre !

Se retournant et apercevant Clermont qui vient de monter l’escalier du fond.

Eh bien ! où allez-vous donc ?

DE CLERMONT, sur l’escalier.

Je vais voir les vaisseaux de l’escadre ; à la clarté des étoiles, ce doit être un coup d’œil magnifique.

TÉRÉZINE, d’un air de regret.

Vous croyez !

DE CLERMONT, du haut de la galerie où il vient de monter, à Térézine qui est restée sur le devant du théâtre près de la table à droite.

Porte de la lumière dans ma chambre...

TÉRÉZINE.

Oui, monsieur.

DE CLERMONT.

Et va à tes affaires, ne t’occupe pas de moi !

TÉRÉZINE, sur le devant du théâtre.

Vous n’avez rien autre chose à me demander ?

DE CLERMONT, avec impatience.

Eh ! non, te dis-je ! va-t’en ! Va-t’en !...

À part, s’approchant de l’extrémité de la galerie, et jetant un regard sur la terrasse qu’il est censé apercevoir.

Ces dames ont quitté la terrasse... une seule est restée... mais je ne vois que sa taille !... Assise sur un banc... rêveuse et les yeux fixés sur la pleine mer !...

Avec joie.

C’est Irène ! ! elle contemple le navire qui demain doit emporter son père... Pareille occasion ne se représentera jamais !... Mais... si en me voyant, elle s’éloigne ?... Allons... allons !...

Il se précipite sur la terrasse à gauche et disparaît.

TÉRÉZINE, pendant ce temps, a allumé deux bougies, elle en laisse une sur la table à droite, elle porte l’autre, ainsi que le nécessaire de voyage, dans la chambre n° 13, dont elle laisse la porte ouverte. Elle rentre un instant après, un peu avant que Clermont ait disparu.

Tout est prêt là-dedans, et quand il voudra !... Va-t’en, a-t-il dit, va-t’en ! Il a raison.

Tenant son bougeoir à la main, elle remonte le théâtre.

Allons !...

Avec un soupir.

allons retrouver Monsieur Jacquemart !

Elle sort par la porte du fond qu’elle referme.

 

 

Scène XIV

 

IRÈNE, DE CLERMONT

 

Musique.

DE CLERMONT, reparaissant au haut de la galerie à gauche et regardant du côté de la terrasse.

Elle vient !... elle vient !... elle obéit... elle suit la route que je lui ai tracée.

Le bras étendu vers la terrasse et marchant toujours à reculons, il disparaît un instant par la droite. Irène paraît en ce moment à gauche à l’extrémité de la galerie. Elle s’avance lentement, et pendant ce temps, Clermont, qui a redescendu l’escalier, se trouve au milieu du théâtre.

Sur cette terrasse, on pouvait nous entendre... sa tante pouvait s’éveiller... et il faut que je la voie, que je lui parle.

Irène qui avait disparu un instant pendant les phrases précédentes, descend en ce moment l’escalier.

Je n’y puis croire encore... c’est elle !... près de moi... au milieu de la nuit !... mais ici... dans cette salle, si quelqu’un de la maison allait nous surprendre !...

Montrant la porte à droite et traversant le théâtre.

Là... ce sera plus sûr !

S’arrêtant.

Non... non... chez moi... je n’oserais pas. Qu’elle ne me devine pas ! Je le veux !... qu’elle ne reconnaisse pas celui qui la force d’obéir...

Il lui commande du doigt de se diriger vers le grand fauteuil qui est à gauche et de s’y asseoir. Irène obéit.

Ah ! qu’elle est belle ainsi et quel bonheur de la contempler !... mais le silence même qui nous environne m’effraie ! et pourtant je n’ose lui parler : il me semble qu’au son de ma voix, mon rêve va se dissiper et cette ombre s’évanouir !

Après un instant de silence.

Irène !...

Elle tressaille.

Est-ce bien moi qui vous ai plongée dans le sommeil où vous êtes ?

Elle fait signe que oui.

Pourquoi ne parlez-vous pas ? Parlez ! je le veux. M’entendez-vous ?

IRÈNE.

Oui !

DE CLERMONT.

Qu’éprouvez-vous ?

IRÈNE.

Je souffre... ah !... je souffre !...

DE CLERMONT.

Et pourquoi ?

IRÈNE.

D’obéir malgré moi à une volonté qui a brisé la mienne.

DE CLERMONT.

Craignez-vous donc ici quelque danger ?

IRÈNE.

Non ! Dieu me protège.

DE CLERMONT.

Pourquoi alors venez-vous de tressaillir ?

IRÈNE.

J’ai honte !

DE CLERMONT.

De quoi ?

IRÈNE.

D’être ici ! de ne plus être près de ma tante !

DE CLERMONT.

Votre tante !... n’est-ce pas elle qui dirige toutes vos pensées, qui dicte vos décisions ?

IRÈNE.

Non !

DE CLERMONT.

N’est-ce pas elle qui repousse tous les partis qui se présentent ?

IRÈNE.

C’est moi !... moi seule !

DE CLERMONT.

Vous ! et pour quel motif ? répondez !

IRÈNE, comme forcée d’obéir.

Il y a dans le monde... quelqu’un...

DE CLERMONT.

Eh bien ?...

IRÈNE, avec expression.

Que j’aime !

DE CLERMONT, à part avec un mouvement de dépit.

Dieu ! et moi qui ne m’en doutais pas !... elle en aime un autre ! une inclination !... une inclination contrariée...

Haut.

Il est donc jeune, aimable, brave ?...

IRÈNE.

Oui.

DE CLERMONT.

D’une haute naissance ?

IRÈNE.

Oui.

DE CLERMONT.

Ainsi donc il méritait votre amour ?

IRÈNE.

Non !... il ne méritait que mon mépris... et cet amour dont je rougis... j’ai juré de le combattre, de l’oublier, dussé-je en mourir !

DE CLERMONT, avec émotion.

Quel est donc ce cavalier si redoutable, aimé et méprisé à la fois ?

Voyant qu’elle garde le silence.

Quel est-il ?

IRÈNE.

Je ne le dirai pas !... je ne le puis !...

DE CLERMONT.

Parlez !

IRÈNE.

Non... non... je vous en prie... je ne le veux pas.

De Clermont étend la main au-dessus de sa tête.

Vous me faites mal...

DE CLERMONT.

Son nom ?...

Il étend toujours sa main, et Irène, haletante, oppressée, et comme vaincue par une force supérieure, laisse échapper ces mots.

Henri de Clermont.

DE CLERMONT, pousse un cri et s’éloigne d’Irène qui semble respirer et renaître.

Moi !... moi... est-il possible ! grands dieux !... Ah ! elle a raison, je ne la méritais pas !

Haut et se rapprochant d’elle.

Et vous l’avez banni de votre cœur comme de votre présence ?... Répondez... vous ne désirez plus le voir ?

IRÈNE.

Jamais ! jamais ! je ne le dois pas !

De Clermont étend la main sur elle.

Mais au prix de tout mon sang, je voudrais que ce fût possible... je voudrais pouvoir lui dire une fois... une seule fois tout ce que j’ai là dans mon cœur.

DE CLERMONT, à part.

Eh bien ! donc... que cela soit ! que je l’entende et que je meure après.

Il prend un fauteuil et s’assoit près d’elle ; à haute voix.

Irène... Irène, votre main dans la mienne !

Irène tressaille.

Vous que j’aime, ne me reconnaissez-vous pas ?

IRÈNE.

Ah ! c’est toi !... te voilà, Henri... qu’il y a longtemps que je ne t’ai vu ! mais j’ai toujours pense à toi... toujours !... moi, je t’aime tant, et cependant tu me fais tant de chagrin... ce jeu effréné... et tes duels, tes amours, je sais tout... Je n’ai pas l’air d’écouter, mais j’entends ! j’ai l’air de rire... mais je souffre. Je sens là comme un fer aigu qui me perce le cœur, je suis malheureuse... je suis jalouse... mais cela ne m’empêche pas de l’aimer... au contraire, je le crois !

DE CLERMONT, à part.

Est-il possible !

IRÈNE.

Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi me faire tant de peine ? ces femmes que tu me préfères... elles ne sont pas si jeunes... si jolies que moi... cela me semble du moins... et elles ne t’aiment pas autant... ah ! j’en suis bien sûre !...

DE CLERMONT, à part.

C’est vrai... c’est vrai...

Haut.

Mais n’est-il pas un moyen d’effacer mes torts, de mériter ton cœur et ta main ?

Irène fait signe que oui.

Dis-le-moi donc... parle... je le veux !

IRÈNE, ayant l’air de lire dans l’avenir.

Attends... attends ! ne sais-tu pas que de grands événements se préparent... que déjà, il y a une guerre... bien loin d’ici... eu Amérique...

DE CLERMONT.

Eh bien... achève !

IRÈNE.

Eh bien !... mon frère vient de partir et tous nos jeunes gentilshommes s’embarquent... tous ceux qui ont du cœur. Tu en as, Henri, va avec eux.

DE CLERMONT.

J’irai...

IRÈNE.

Abandonne cette vie de désordre où tu ne trouverais que la honte. Il va, là-bas, de l’honneur à acquérir !

DE CLERMONT.

Je partirai !

IRÈNE.

Et à ton retour, viens demander ma main à mon père. Je serai là, je t’aurai attendu. Je t’attendrai toujours ; vivant, je serai à toi, et mort, à personne !

DE CLERMONT.

Tu me le jures ?

IRÈNE.

Je n’en ai pas besoin, tu peux compter sur moi !

DE CLERMONT.

Un gage, au moins... un seul !

IRÈNE, souriant.

Un gage... dis-tu ? te rappelles-tu la dernière fois que tu m’as adressé la parole à Versailles... c’était pour m’offrir un bouquet !

DE CLERMONT.

Que vous avez repoussé avec dédain et jeté à terre.

IRÈNE.

Devant toi ! mais après ton départ, je l’ai ramassé.

Montrant son cœur.

Il est là... que de fois je l’ai couvert de mes larmes...

À demi-voix.

et de mes baisers... tiens, le voilà ! ce sera ton talisman, à toi ; quand tu me le rapporteras, après la victoire, je te donnerai en échange, non pas mon cœur... il est à toi, mais moi, moi... le veux-tu ?

DE CLERMONT.

Ah ! jamais un tel langage ne s’était fait entendre à mon oreille, ni à mon cœur... Oui, ces fleurs, je le les rapporterai ! oui, désormais fidèle aux lois de l’honneur...

Écoutant vers le fond du théâtre.

Quel bruit s’est fait entendre !... On marche de ce côté... l’entends-tu ?

IRÈNE.

Oui ! on vient... on se dirige là... vers cette chambre !

DE CLERMONT.

Eh ! qui donc ?

IRÈNE.

Une ennemie...

La porte du fond s’ouvre.

DE CLERMONT, regardant.

Ô ciel ! la baronne !

Il se place devant le grand fauteuil où est Irène, et cherche à la cacher.

 

 

Scène XV

 

IRÈNE, DE CLERMONT, LA BARONNE

 

DE CLERMONT.

Vous, baronne, que je croyais retirée dans votre appartement, venir à une pareille heure...

LA BARONNE, s’avançant vers lui.

Exprès pour vous apprendre que décidément je vous déteste !

DE CLERMONT, de même.

Ce n’était pas la peine !

LA BARONNE, avançant toujours.

Que je vous quitte, que je vous dis un éternel adieu !... et avant que le jour ait paru, je serai loin de cette ville, car je pars à l’instant même, et vous laisse seul avec vos remords,

Venant de la porte du fond, elle s’est avancée jusqu’au milieu du théâtre ; en ce moment, elle aperçoit Irène qui est en face d’elle, et elle s’écrie gaiement.

Quand je dis seul, je me trompais...

DE CLERMONT.

Au nom du ciel, taisez-vous !

LA BARONNE, riant.

Voilà qui est admirable ! quand je croyais me venger, monsieur avait déjà pris sa revanche !

DE CLERMONT.

Baronne... je vous en prie...

LA BARONNE.

Revanche fort piquante ! car la petite n’est pas mal... une figure que je n’oublierai pas !... et elle dort... c’est sublime... le sommeil de l’innocence !

DE CLERMONT, avec colère.

Baronne !

LA BARONNE.

Chez un capitaine de dragons !

DE CLERMONT.

Baronne !

Modérant sa colère.

Dans son intérêt... dans le vôtre... silence ! et partez à l’instant... à l’instant !

LA BARONNE, riant.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?

On entend vers la gauche les sonnettes de plusieurs voyageurs.

DE CLERMONT, dans le plus grand trouble.

Parce qu’on s’éveille !... et pour vous-même, pour votre réputation... à laquelle vous tenez !

LA BARONNE.

Certainement !... et beaucoup !

DE CLERMONT.

Si l’on vous voyait... ainsi... de grand matin...

LA BARONNE.

Nous sommes deux !

DE CLERMONT.

N’importe !... il y a ici des amis à moi... des officiers qui ne respectent rien !

ANNIBAL, criant à gauche, en dehors.

Holà ! madame l’hôtesse.

DE CLERMONT.

Entre autres, le plus mauvais sujet du royaume : le comte Annibal de Boutteville !

LA BARONNE.

Le comte Annibal !

LE COMTE, en dehors.

Eh bien ! viendra-t-on ?

DE CLERMONT.

L’entendez-vous ?

LA BARONNE, riant.

Eh ! oui !... c’est bien sa voix !

DE CLERMONT, vivement.

Vous le connaissez ?

LA BARONNE, riant.

Oui vraiment !... comme tout le monde !

DE CLERMONT.

Raison de plus... et s’il vous voyait...

LA BARONNE, éteignant la bougie qui est sur la table.

Je l’en défie !...

On entend sonner et appeler de plusieurs endroits différents.

DE CLERMONT.

Mais il n’est pas seul ici... et tous les autres voyageurs...

LA BARONNE, riant.

C’est juste !...le tête-à-tête deviendrait trop nombreux !... adieu !... adieu, vicomte !

Elle s’arrête un instant près de la porte du fond et dit en déclamant.

J’ai voulu voir ! j’ai vu !

Elle sort par la porte du fond et le théâtre reste dans l’obscurité.

DE CLERMONT.

Irène !... Irène ! levez-vous... levez-vous et partons !... je le veux !...

Regardant les grandes croisées qui sont au fond de la galerie du premier étage.

J’aperçois à travers ces vitraux le jour qui commence à paraître.

Écoutant.

Dieu ! la voix de son père !... partez ! parlez !...

Montrant Irène qui dort dans le fauteuil.

Et pour la ramener chez elle... près de sa tante..., il n’y a pas de temps à perdre !

S’approchant d’Irène.

Venez... venez...

Il l’entraine vers l’escalier à droite et commence à monter avec elle les premières marches.

 

 

Scène XVI

 

ANNIBAL et MONSIEUR DE BRIENNE, sortent en ce moment du corridor de l’auberge à gauche, et TÉRÉZINE accourt du fond en rajustant sa toilette et comme quelqu’un qui vient de se lever

 

Tout le théâtre est encore dans l’obscurité ; mais aux fenêtres du premier étage, les premières lueurs du jour commencent peu à peu à paraître.

TERÉZINE, entrant en courant par la porte du fond.

On y va !... on y va !

ANNIBAL, entrant en causant avec Monsieur de Brienne, par la porte à gauche.

Oui, monsieur le vice-amiral, Henri de Clermont est ici !

TÉRÉZINE, entrant.

C’est là sa chambre.

ANNIBAL, entrant dans la chambre.

Et si vous désirez lui parler...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Deux mots à lui dire de la part du ministre... et avant mon départ...

ANNIBAL, dans la chambre.

Eh bien ! personne ! il n’y est plus !

TÉRÉZINE, regardant vers l’escalier à droite.

Je crois bien ! le voilà qui monte l’escalier et reconduit chez elle une belle dame.

À part, redescendant la scène.

Encore une autre !... par exemple !...

MONSIEUR DE BRIENNE, regardant, à part.

Ciel !... ma fille !... courons !...

ANNIBAL, sortant de la chambre.

Vous savez où il est ?... je vais avec vous...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Non, monsieur, non !... impossible !...

ANNIBAL, s’arrêtant.

C’est juste... car voici les officiers de votre vaisseau.

Des officiers de marine et des matelots paraissent à la porte du fond.

MONSIEUR DE BRIENNE, à part.

Devant tout ce monde un éclat... un scandale !... et partir !... partir !

Annibal est sur la première marche de l’escalier, Monsieur de Brionne, chancelant, s’appuie sur le fauteuil à droite, Térézine tombe assise sur le fauteuil à gauche, pendant que de Clermont et Irène traversent la galerie du haut.

 

 

ACTE II

 

Un des appartements du ministère de la Marine, à Paris.

 

 

Scène première

 

ANNIBAL, assis dans un fauteuil à gauche et rêvant, LE CHEVALIER, entrant par le fond

 

LE CHEVALIER, se retournant vers le fond.

Comment ? le ministre est absent !... c’est très fâcheux !

ANNIBAL, levant la tête.

Hein ? qui vient là !

LE CHEVALIER.

Moi qui ne connaissais que lui !... à qui m’adresser ?

ANNIBAL.

Eh, parbleu !... à moi, chevalier !

LE CHEVALIER.

Le comte Annibal de Boutteville ! au ministère de la marine et des colonies...

ANNIBAL.

Ah ! le voilà comme tout le monde ! personne ne veut croire à mon crédit, à commencer par moi qui suis tout étonné d’en avoir. À ton service, chevalier... tu voulais parler au ministre...

LE CHEVALIER.

On le dit absent ?

ANNIBAL.

Un voyage sur les côtes pour visiter nos ports et nos arsenaux. Depuis la guerre d’Amérique notre marine prend une extension immense !

LE CHEVALIER.

Et grâce au ciel les enseignes de vaisseau peuvent rapidement monter en grade !

ANNIBAL.

C’est là ce qui t’amène ?

LE CHEVALIER.

Cela... et autre chose...

ANNIBAL.

Quoi que ce soit je m’en charge ! le ministre est absent... mais le sous-secrétaire d’État, qui fait l’intérim, n’a rien à me refuser...

LE CHEVALIER.

En vérité !

ANNIBAL.

C’est mon futur beau-père !

LE CHEVALIER.

Toi, Annibal... tu te maries !

ANNIBAL.

Tu vas comme les autres pousser des cris de surprise et d’admiration... Eh bien ! oui, je me marie... ce n’est pas la première fois : je suis fait au danger.

LE CHEVALIER.

Toi, Annibal !... comte de Boutteville !

ANNIBAL.

D’abord... je ne porte plus ce nom-là qui effrayait l’hymen et les beaux-pères... je l’avais rendu trop célèbre !... la mort de mon grand-oncle me laisse marquis de Montsorin... sans me laisser plus riche !

LE CHEVALIER,

Et comment cela, mon cher marquis ?

ANNIBAL.

Il n’a pu m’ôter le titre ; mais ses biens... il me connaissait, ce cher oncle. Il était sûr que je les mangerais, et alors...

LE CHEVALIER.

Il a commence.

ANNIBAL.

Il a fini !... et à l’ouverture de sa succession... rien ! absolument rien ! on aurait dit que depuis six mois... j’avais hérité ! Il n’y avait plus qu’un espoir, ce que vous autres, marins, vous appelez une ancre de salut... il fallait me marier, trouver quelque riche héritière... qui se contentât du titre de marquise de Monsorin, de l’héritage de mon oncle et de cinq cent mille livres... de dettes...

LE CHEVALIER.

Tu as trouve ?

ANNIBAL.

Oui, mon ami... et sans me donner de peine !

LE CHEVALIER.

Une veuve de fermier-général ?

ANNIBAL.

Une fille de haute naissance !

LE CHEVALIER.

C’est qu’alors elle a trente ans ?

ANNIBAL.

Elle en a dix-huit !

LE CHEVALIER.

Air du vaudeville de Turenne.

Alors, mon cher, elle est donc effroyable ?

ANNIBAL.

Elle est charmante, et de forme et d’esprit !

LE CHEVALIER.

Mais sa famille ?...

ANNIBAL.

Est puissante, honorable,
Fort bien en cour, et chacun lui prédit
Pour l’avenir encor plus de crédit.
Chez eux l’on voit les trésors de la banque
Et des vertus, des mœurs, de la raison...
Enfin tu vois que dans cette union
Je trouve tout ce qui me manque !

C’est admirable !

LE CHEVALIER.

Dis donc impossible ! invraisemblable !

ANNIBAL.

C’est ce que je me répète ! Il faut, d’honneur ! qu’il y ait quelque chose, qu’on ne me dise pas... quelque malheur ou quelque inconvénient caché.

LE CHEVALIER.

J’en ai peur...

ANNIBAL.

Enfin, nous verrons bien : c’est le comte de Bassevelle qui a fait ce mariage, un de mes créanciers ! ils assisteront tous à la bénédiction nuptiale... le coup d’œil sera superbe !

LE CHEVALIER.

Tu te maries à Versailles ?

ANNIBAL.

Non, la chapelle était trop petite... ici, à Paris... ce matin, dans une heure ; et hier, j’ai fait mes adieux à la vie de garçon par une orgie qui a duré toute la nuit. Je venais de rentrer au grand jour... en homme marié ! Je ne me cache plus !

LE CHEVALIER.

C’est exemplaire ! et le nom de la fiancée ?

ANNIBAL.

Mademoiselle de Brienne !...

LE CHEVALIER.

Dont le père commandait l’année dernière une escadre dans la Méditerranée.

ANNIBAL.

Et depuis quinze jours sous-secrétaire d’État au département de la marine. Voilà d’où vient mon pouvoir... et s’il peut te servir à toi... ou à nos amis... je viens d’écrire au vicomte de Clermont et de lui faire part de mon mariage, aux États-Unis.

LE CHEVALIER.

Il y est donc toujours ?

ANNIBAL.

Depuis une année entière !

Air du vaudeville de la Famille de l’Apothicaire.

Il se conduit en vrai soldat,
Et d’une façon héroïque
Il prend part à chaque combat !

LE CHEVALIER.

Au moins écrit-il d’Amérique ?

ANNIBAL.

Eh oui !... j’ai reçu de sa main
Une lettre, que Dieu confonde !
De vertu, de morale !... enfin
Une lettre de l’autre monde ;
La vertu !... la morale... enfin
Une lettre de l’autre monde !

C’est à ne pas le reconnaître. Il faut que le docteur Franklin et les quakers de la Pennsylvanie en aient fait un philosophe et un sage !

LE CHEVALIER.

Eh ! mais... avant son départ il avait déjà des aperçus pleins de profondeur. C’est lui, il y a un an, lorsque je commençais, c’est lui qui m’a dit le premier : « Le difficile n’est pas de faire une passion, mais de s’en défaire ! »

ANNIBAL.

Sage maxime !

LE CHEVALIER.

Dont je n’ai que trop reconnu la vérité... c’est pour cela que je viens ce matin au ministère de la marine ! Une constance désespérante et obstinée à laquelle je ne sais comment me soustraire, une chaîne que je ne puis briser...

ANNIBAL.

Et tu viens t’adresser à l’autorité ?...

LE CHEVALIER.

Précisément !

ANNIBAL.

C’est original, et pour la rareté du fait, moi, marquis de Montsorin, je me charge de ta pétition... raconte-moi cela.

LE CHEVALIER.

L’année dernière, lorsque nous nous rencontrâmes à l’hôtel de la Croix-d’Or, à Toulon, j’aperçus le soir même une personne charmante, une baronne ! Je te le dis en secret, la baronne de Saint-Savin !

ANNIBAL.

Ah ! bah !...

LE CHEVALIER.

Comment, tu connais ?...

ANNIBAL.

J’en ai entendu parler au vicomte de Clermont, qui l’avait admirée comme toi !

LE CHEVALIER.

Imagine-toi qu’elle partait seule... sans cavalier ! et elle m’avait permis d’escorter sa voiture.

ANNIBAL.

En écuyer cavalcadour.

LE CHEVALIER.

Son dessein était de se rendre à Versailles pour une importante affaire... qui, bientôt, fut oubliée !... que te dirai-je ? une étincelle électrique, un coup de foudre...

ANNIBAL.

Ô sympathie !

LE CHEVALIER.

Oui, mon ami, une flamme réciproque et subite ! c’était une première passion, vrai, je te le jure !

ANNIBAL.

Je te crois !... il faut bien commencer...

LE CHEVALIER.

De son côté, à elle... c’était un premier sentiment.

ANNIBAL.

Tu en es sur ?...

LE CHEVALIER.

On ne peut aimer ainsi qu’une seule fois !... elle ne me quittait pas d’une heure, d’un instant... c’était un dévouement adorable le premier trimestre... un peu monotone le second, fatigant le troisième, et insupportable le quatrième...

ANNIBAL.

C’est là que tu en es ?

LE CHEVALIER.

Oui, mon ami. Et voilà que je reçois l’autre semaine du ministre de la marine l’ordre de m’embarquer pour les États-Unis, sur l’Inflexible, frégate de soixante canons !

ANNIBAL.

C’est là ce qui te fâche ?

LE CHEVALIER.

Au contraire !... mais quand j’ai annoncé cette bonne nouvelle... les larmes aux yeux...

ANNIBAL.

Je devine ! le désespoir d’Ariane ou de Didon...

LE CHEVALIER.

Du tout. Elle s’est écriée le front rayonnant dé joie : « Il y a un Dieu pour les amants !... et moi aussi j’ai, depuis un an, un voyage à faire en Amérique... je ne vous quitterai pas ! j’ai des protections ! j’obtiendrai du ministre mon passage sur un vaisseau de l’État, sur l’Inflexible. »

ANNIBAL.

En vérité !

LE CHEVALIER.

Air : Je ne vous vois jamais rêveuse. (Ma Tante Aurore.)

Elle a déjà, mon cher, j’en tremble,
Audience pour ce matin ;
Et s’il nous faut, trois mois ensemble,
Faire ainsi le même chemin,
Sur mer et dans un calme extrême,
Jouir d’un amour attiédi
Qui, comme l’Océan lui-même
Dure et s’étend à l’infini...
Tu comprends bien ?...

ANNIBAL.

Oui, mon ami !

LE CHEVALIER.

C’est à périr !...

ANNIBAL.

De bonheur et d’ennui !

Ensemble.

LE CHEVALIER.

Voilà pourquoi
Je viens à toi !

ANNIBAL, lui tendant la main.

Tu viens à moi,
Compte sur moi ;
Oui, compte sur moi ! (Bis.)

Je ferai rejeter la demande de la baronne, je l’obtiendrai de mon beau-père et sans peine ! il refuse toujours !

LE CHEVALIER.

En vérité !

ANNIBAL.

Avant qu’on ait ouvert la bouche... il vous répond : Non, non. Toujours non !

LE CHEVALIER.

À la bonne heure au moins ! voilà du caractère !

ANNIBAL, montrant Monsieur de Brienne qui s’avance en rêvant.

C’est lui ! avec une foule de demandes... à refuser...

LE CHEVALIER.

Quel air taciturne et sévère !

ANNIBAL.

Il ressemble à ta frégate l’Inflexible, et sur son front assombri semble incrusté le signe négatif... dont je te parlais.

LE CHEVALIER.

Est-ce qu’il est toujours ainsi ?

ANNIBAL.

Non, parbleu ! il est aujourd’hui en gaieté, vu le mariage de sa fille... et tu arrives à merveille !

 

 

Scène II

 

ANNIBAL, LE CHEVALIER, MONSIEUR DE BRIENNE

 

MONSIEUR DE BRIENNE.

Ah ! c’est vous, monsieur le marquis !

ANNIBAL.

Oui, monseigneur mon beau-père, et, en l’absence du ministre dont vous tenez le portefeuille, je viens vous demander une faveur...

MONSIEUR DE BRIENNE, sévèrement.

Cela ne se peut pas !

ANNIBAL, bas au chevalier.

Quand je te le disais !

MONSIEUR DE BRIENNE.

C’est précisément parce que vous allez être mon gendre que je ne puis vous accorder de faveur ou de passe-droit.

ANNIBAL.

Et si ce n’était pas pour moi ?

MONSIEUR DE BRIENNE.

C’est différent !

ANNIBAL, à part, en s’inclinant.

Trop aimable !

Haut.

Si c’était pour un ami, monsieur le chevalier de Montaran, enseigne de vaisseau...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Qui a reçu l’ordre de s’embarquer sur l’Inflexible...

LE CHEVALIER, s’avançant.

Oui, monseigneur !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Que me voulez-vous ?...

LE CHEVALIER, passant près de Monsieur de Brienne.

Vous demander, monseigneur, si une femme peut obtenir passage à bord ?

MONSIEUR DE BRIENNE.

Non !

ANNIBAL, bas au chevalier.

Tu vois bien !

LE CHEVALIER.

C’est que je craignais... non... je veux dire je croyais qu’il y avait eu parfois des exemples...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Très rares, dans des circonstances graves et impérieuses !

LE CHEVALIER.

Ainsi, votre excellence n’accorderait point cette faveur, même si elle était sollicitée par une femme charmante ?

MONSIEUR DE BRIENNE.

Je crois, monsieur, vous avoir dit : non !

LE CHEVALIER.

J’ai parfaitement entendu, excellence ! et c’est tout ce que je venais vous demander.

Bas, à Annibal.

Ah ! çà, tu m’assures qu’il n’est pas homme à changer d’opinion ?

ANNIBAL, de même.

Lui ! jamais !...

LE CHEVALIER, de même, avec admiration.

Et il est ministre !

ANNIBAL, bas.

Par intérim seulement.

Haut.

Merci, beau-père, d’avoir bien voulu, à ma considération... je vais m’occuper de ma toilette...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Hier soir, monsieur le marquis, Monsieur de Bassevelle a dû vous remettre de ma part un papier important.

ANNIBAL.

Hier ?

Bas, au chevalier.

Ne disons pas au beau-père que je ne suis pas rentré de la nuit.

Haut.

Oui, excellence... oui... le papier important...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Vous l’avez lu ?

ANNIBAL.

Très attentivement.

MONSIEUR DE BRIENNE.

Ainsi, vous acceptez les cent mille livres que j’ai ajoutées à la dot ?

ANNIBAL.

Comment...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Vous acceptez ?...

ANNIBAL.

Avec enthousiasme... mais...

MONSIEUR DE BRIENNE.

C’est bien ! nous eu parlerons plus tard.

ANNIBAL, bas, au chevalier.

Je te le disais... un ministre, un beau-père incompréhensible ! il accorde aujourd’hui tout ce qu’on ne lui demande pas !

LE CHEVALIER, de même.

C’est ce que je vois ; allons, je cours offrir mon bras à la petite baronne, et l’amène ici à son audience !

ANNIBAL.

Air : De Paul de Kock. (Le Caissier.)

Oui, le moment est propice,
Va la chercher ut reviens !

Lui tendant la main.

Mais, du reste, à ton service,
À toi... comme à tous les tiens !
À mes amis j’appartiens.
Mou crédit... je le propose !
Ne craignez pas d’en user,
Quand vous aurez quelque chose...
À vous faire refuser !

Ensemble.

ANNIBAL.

Oui, le moment est propice, etc.

LE CHEVALIER.

Oui, le moment est propice, etc.

Le chevalier et Annibal sortent par la porte du fond.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DE BRIENNE, puis IRÈNE

 

MONSIEUR DE BRIENNE, se jetant dons un fauteuil, et à part.

Allons, et quoi qu’il m’en coûte, pourvu que l’honneur de ma famille soit intact, pourvu qu’un éternel silence ensevelisse à jamais... ce que je voudrais me cacher à moi-même...

Se retournant sans regarder.

Ah !... c’est vous, Irène ?

IRÈNE, en toilette de mariée, s’adressant timidement à son père.

Oui, mon père... j’ai obéi à vos ordres. Je me suis parée de ces présents qui me venaient de vous ! Ne laisserez-vous pas tomber un seul regard sur votre fille ?

MONSIEUR DE BRIENNE, se retournant et poussant un cri d’approbation.

Ah !...

À part, et se contenant.

Qu’elle est belle ! et qui dirait, mon Dieu, à voir ce front si modeste et si pur...

À Irène qui vient de se jeter à ses genoux.

Que faites-vous ?... que me voulez-vous ?...

IRÈNE.

Si j’ai repoussé d’abord le mariage que vous et ma tante m’imposiez... que mon obéissance actuelle m’obtienne mon pardon ! Votre bénédiction, mon père...

Voyant Monsieur de Brienne qui garde le silence.

Me la refuserez-vous’ ?

MONSIEUR DE BRIENNE, avec émotion.

Non... non, je vous la donne ! et si vous le pouvez, soyez heureuse !

IRÈNE.

Puis-je l’être, quand votre cœur est changé à ce point ! un an loin de moi !... un an sans m’écrire !... Il y a un an cependant, quand je vous ai quitté, mon père... quand je vous ai embrassé pour la dernière fois... vous étiez pour moi bon et indulgent... vous m’aimiez...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Ah ! c’est qu’alors vous étiez ma fille !

IRÈNE.

Ne le suis-je donc plus ? votre colère, votre sévérité que l’on disait si terribles et que je n’avais jamais connues, devaient-elles éclater pour quelques instants de résistance, bien naturelle ! J’ai pu me tromper... mais on m’avait assuré, et vous l’ignorez sans doute, que monsieur le comte Annibal avait beaucoup de dettes !

MONSIEUR DE BRIENNE, froidement.

Je le sais !

IRÈNE.

Que sa société, ses liaisons, sa conduite étaient loin d’être irréprochables.

MONSIEUR DE BRIENNE, de même.

Je le sais ! je le sais !

IRÈNE.

Et vous lui livrez votre fille ?

MONSIEUR DE BRIENNE, avec une colère concentrée.

Parce qu’à tout autre, puisqu’il faut vous le déclarer, à tout autre qui me l’eût demandée, moi, gentilhomme, je n’aurais pas voulu la donner.

IRÈNE.

Qu’entends-je ?

MONSIEUR DE BRIENNE.

Et qu’avec celui-là même, je n’ai voulu manquer ni de loyauté, ni de franchise... Eh bien ! oui... je lui ai écrit hier... je lui ai tout dit !

IRÈNE.

Eh ! quoi donc ?

MONSIEUR DE BRIENNE.

Ce que j’ai appris à votre frère en lui ordonnant de nous venger et de punir...

IRÈNE.

Ô ciel ! et que lui avez-vous donc appris ?

MONSIEUR DE BRIENNE.

Vous me le demandez ! vous avez cette audace !... vous !

IRÈNE.

Vous me faites peur... mon père !

MONSIEUR DE BRIENNE, cherchant à se modérer.

J’ai tort !... j’ai tort... j’avais juré de ne pas prononcer ce nom-là... mais puisque vous m’y forcez, faut-il donc vous rappeler Monsieur Henri de Clermont !...

IRÈNE, à part.

Ô ciel !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Pourquoi avez-vous tressailli ?

Lui prenant la main.

Pourquoi maintenant êtes-vous tremblante ?

IRÈNE, se récriant.

Moi ! mon père !

MONSIEUR DE BRIENNE, lui faisant signe de se taire.

Parlons bas !

Avec une colère concentrée qui augmente toujours.

Ses folies, ses aventures scandaleuses, lorsqu’il en était question en votre présence, n’excitaient-elles pas votre mépris ?

IRÈNE, de même.

J’en conviens.

MONSIEUR DE BRIENNE.

Eh bien ! cette froideur, ce dédain, cette haine que vous affectiez, sont-ils les sentiments qui règnent dans votre cœur... répondez !

IRÈNE.

Mon père !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Ainsi donc, il n’a reçu de vous aucune préférence !...

IRÈNE,

Oui, moi ?...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Jamais il ne s’est trouvé... seul... avec vous ?...

IRÈNE.

Jamais !... quelle idée !...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Jurez-le donc !... jurez-le devant votre père !...

IRÈNE, levant la main.

Devant Dieu !...

MONSIEUR DE BRIENNE, à part.

Ah ! c’est trop fort... quand de mes propres yeux.

Haut.

Quand moi-même...

IRÈNE.

Qu’avez-vous ?...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Silence ! silence !

À voix basse.

et remettez-vous, car on vient !

Irène, pendant le commencement de la scène suivante, se retire vers la glace à gauche, et, pour cacher son trouble, a l’air de s’occuper à arranger sa toilette.

 

 

Scène IV

 

IRÈNE, MONSIEUR DE BRIENNE, LE CHEVALIER, LA BARONNE

 

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame la baronne de Saint-Savin !

MONSIEUR DE BRIENNE, à part, avec humeur.

C’est juste... je lui ai accordé une audience !... en un pareil moment !

LE CHEVALIER, bas à la baronne.

Je vous répète qu’il est des plus mal disposés, et qu’il vous dira non !

LA BARONNE, de même.

Ce n’est pas possible !

Haut après une révérence faite à Monsieur de Brienne.

L’on ose soutenir, monseigneur, que vous savez résister aux dames... moi je prétends que ce n’est pas vrai, et que vous me donnerez gain de cause, n’est-ce pas ?

MONSIEUR DE BRIENNE.

Non, madame.

LA BARONNE.

Certainement... parce qu’on vous a mal expliqué ce dont il s’agit... Voilà une frégate qui va appareiller pour l’Amérique... où justement j’ai à faire... je réclame le passage à bord.

MONSIEUR DE BRIENNE.

Impossible. Les femmes n’y sont point admises.

LA BARONNE, souriant.

Et pourquoi, monseigneur ?

MONSIEUR DE BRIENNE.

Parce que c’est un vaisseau de l’État.

LA BARONNE.

De l’État, raison de plus. Le grand roi disait : L’État, c’est moi... je dirai avec plus de vérité : L’État, c’est nous !... ce sont les femmes. Nous en faisons partie, au moins pour moitié... Vous ne pouvez le nier, tout ministre que vous êtes, et vous allez céder à la force de mon raisonnement.

MONSIEUR DE BRIENNE.

Non, madame.

LA BARONNE.

Vous céderez... je le parie.

MONSIEUR DE BRIENNE, avec impatience.

Non !

LA BARONNE, riant.

Non !

MONSIEUR DE BRIENNE.

J’ai l’honneur de vous répéter : non, non, non !

LE CHEVALIER, à part.

À merveille !

Bas à la baronne.

Eh bien ! vous qui ne vouliez pas me croire, qu’en dites-vous ?

LA BARONNE, de même.

Que c’est un brutal... et que nous verrons !

Apercevant Irène qui en ce moment s’avance vers son père.

Ah ! mon Dieu.

LE CHEVALIER.

Qu’avez-vous ?

LA BARONNE, regardant Irène avec attention, à part.

C’est bien elle... j’en sais sûre !

Haut.

Je suis sûre que mademoiselle va parler pour moi !

LE CHEVALIER.

Ciel !... vous la connaissez ?

MONSIEUR DE BRIENNE, avec dédain.

Ma fille !...

LA BARONNE, à Monsieur de Brienne d’un air aimable.

Ah ! c’est mademoiselle votre fille ?... Si j’en crois cette couronne et ce bouquet... elle va se marier !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Oui, madame !

LA BARONNE.

Je lui en fais mon compliment et surtout à son mari ; enchantée de revoir une si aimable personne !

IRÈNE.

Je ne croyais pas avoir eu l’honneur de rencontrer madame.

LA BARONNE.

Une seule fois... et il est tout simple que mademoiselle ne m’ait pas remarquée... mais moi, c’est différent ! c’était, si je ne me trompe, il y a un an... à Toulon... dans une soirée...

Monsieur de Brienne commence à écouter avec inquiétude.

IRÈNE, naïvement.

Une grande soirée ?...

LA BARONNE.

Non, en petit comité.

À Monsieur de Brienne.

Chez un ami dont le nom et la protection me seront peut-être de quelque utilité auprès de votre excellence.

À voix basse.

Henri de Clermont !

MONSIEUR DE BRIENNE, à part.

Ô ciel !

LA BARONNE.

Et je me rappelle même des détails...

MONSIEUR DE BRIENNE, à voix basse.

Silence... je vous en supplie.

LA BARONNE, riant.

À mon tour je pourrais dire : non ! car j’aime à parler... j’en ai tellement l’habitude,

À voix basse.

que je ne pourrai m’en empêcher, si je reste ici... en France.

MONSIEUR DE BRIENNE, à demi-voix.

Madame... de grâce...

LA BARONNE, de même en riant.

Mais en Amérique... c’est différent !

MONSIEUR DE BRIENNE, de même.

Que voulez-vous donc ?

LA BARONNE, à haute voix et d’un ton impérieux.

Partir !

MONSIEUR DE BRIENNE.

J’y consens.

LA BARONNE.

Dans trois jours !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Demain, si vous voulez.

LA BARONNE.

Sur l’Inflexible.

MONSIEUR DE BRIENNE.

C’est accordé.

LE CHEVALIER, à part, stupéfait.

Grand Dieu ! qu’ai-je entendu !

LA BARONNE, au chevalier.

Eh bien, monsieur, que vous disais-je ?

LE CHEVALIER, passant près de Monsieur de Brienne.

Je tremblais que ce ne fût pas possible ; monseigneur disait ce matin...

MONSIEUR DE BRIENNE, avec embarras.

Que les exceptions étaient très rares... très difficiles...

LA BARONNE.

Mais pour des motifs graves... ou impérieux...

MONSIEUR DE BRIENNE, d’un air galant.

Pour madame la baronne...

LA BARONNE.

On n’est pas plus aimable que monseigneur. Il ferait aimer le pouvoir... et me ferait presque regretter la France...

Mouvement d’effroi de Monsieur de Brienne.

Rassurez-vous, il faut que je parte : une succession qui m’attend... et comme votre excellence pourrait peut-être d’ici à demain oublier ses bonnes internions... elle en a tant !... je la prierai de vouloir bien me donner un mot pour le premier commis que cela regarde...

MONSIEUR DE BRIENNE, qui a pris une plume.

Je vais écrire... vous allez lui remettre, et dès ce soir l’ordre sera expédié !...

LA BARONNE.

Je viendrai le chercher.

IRÈNE.

Le chercher... si madame la baronne voulait nous faire l’honneur de passer ici la soirée...

La baronne fait la révérence en signe d’acceptation.

MONSIEUR DE BRIENNE, bas à sa fille avec colère.

Qu’avez-vous fait !...

Présentant le papier à la baronne.

Voici, madame...

LA BARONNE.

Je vous accablerais de mes remerciements, monseigneur...

À demi-voix et avec intention.

si désormais, je n’étais muette !

Au chevalier.

Chevalier, chargez-vous de ce mol pour les bureaux... moi j’ai à peine le temps pour ma toilette de ce soir.

UN DOMESTIQUE.

La voiture de monsieur le comte.

MONSIEUR DE BRIENNE.

On nous attend à l’église.

Ensemble.

Air : Ave Maria (Mademoiselle Puget.)

MONSIEUR DE BRIENNE.

Oui, voici l’instant,
On nous attend
À la chapelle.
L’heure nous appelle ;
Il faut partir
Et m’obéir.
Oui, dans la chapelle
L’heure nous appelle.
À mes lois fidèle,
Il faut partir
Et m’obéir.

LE CHEVALIER.

Oui, son ascendant
Est surprenant,
Faveur cruelle !
Comment avec elle,
Et sans mourir,
Comment partir ?
Ô faveur cruelle !
Contrainte nouvelle !
Comment avec elle,
Et sans mourir,
Comment partir !

IRÈNE.

Oui, voici l’instant,
On nous attend
À la chapelle.
Contrainte cruelle ;
Ah ! c’est mourir
Que d’obéir !
Oui, dans la chapelle
L’heure nous appelle,
Contrainte cruelle,
Ah ! c’est mourir
Que d’obéir !

LA BARONNE.

À mon ascendant
C’est vainement
Qu’on est rebelle,
Ô chance nouvelle !
Ainsi partir !
Ah ! quel plaisir !
Ô faveur nouvelle !
L’amour nous appelle.
Et, couple fidèle.
Ainsi partir,
Ah ! quel plaisir !

Monsieur de Brienne, Irène et la baronne sortent.

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, seul

 

Voilà nos hommes à caractère !... ces hommes d’État si rigides, si fermes dans leur opinion... rien ne pourrait les faire changer... et au moindre vent, la girouette a tourné ! Que lui a-t-elle dit... là... à voix basse ? comment s’y est-elle prise ? Je l’ignore ! Mais elle a tout obtenu... elle part ! et avec moi ! un tête-à-tête de trois mois, une traversée infernale où je ne verrai que le ciel, la mer... et elle ! toujours elle ! Ah ! si nous n’étions pas en guerre, et s’il n’y avait pas sur l’Océan quelque espoir de dangers... comme je donnerais ma démission !

 

 

Scène VI

 

LE CHEVALIER, DE CLERMONT, paraissant à la porte du fond

 

LE CHEVALIER, poussant un cri de joie.

Qu’ai-je vu ?... mon maître, mon ami !

DE CLERMONT, courant à lui.

Le chevalier !...

L’embrassant.

Ah ! je le revois !

LE CHEVALIER.

D’où viens-tu donc ?

DE CLERMONT.

Débarqué avant-hier au Havre !... arrive ce matin à Paris !... et mon voyage n’a été qu’un enchantement continuel ! C’est une belle chose que les forêts de l’Amérique et ses immenses prairies, et le Niagara, le Saint-Laurent ! mais tout cela ne vaut pas la patrie... cela ne vaut pas la France ! quel beau pays !... c’est ce que je me répète depuis hier... Tiens... tiens... je suis trop heureux ! embrassons-nous encore !

LE CHEVALIER.

Quelles nouvelles de l’armée ?

DE CLERMONT, gaiement.

C’est moi qu’on a chargé de les apporter au ministre de la marine et au roi.

LE CHEVALIER.

Est-il vrai que Washington et les milices de la Virginie étaient près de succomber ?

DE CLERMONT, avec chaleur.

Oui, lorsque le comte de Rochambeau et ses six mille Français sont arrivés...

LE CHEVALIER

La guerre alors s’est ranimée ?

DE CLERMONT, de même.

La guerre !... elle est finie !... l’armée de Cornwallis battue et cernée a été forcée de se rendre prisonnière.

LE CHEVALIER.

Et tu y étais ?

DE CLERMONT, naïvement.

Je n’y ai pas nui !... du moins mon général a eu la bonté de me le dire... et de l’écrire au roi.

LE CHEVALIER.

Mais que de souffrances, de fatigues vous avez éprouvées !

DE CLERMONT,

C’est vrai ! aussi jamais, je crois, je n’ai passé d’année plus animée, plus pleine, plus heureuse. Si tu savais, quand votre jeunesse s’est écoulée oisive et inoccupée... quel contentement de ne plus être sur la terre un fardeau inutile, de voir l’estime qui vous arrive ; si tu savais combien les graves événements dont nous avons été témoins, ont mûri en peu de temps nos idées si futiles et si folles ; le Nouveau-Monde se soulevant pour proclamer son indépendance, tout un peuple qui nous doit sa liberté, qui nous le dit, et qui jure. Dieu le veuille ! de ne jamais l’oublier... chaque citoyen nous touchant dans la main et nous disant : Frères ! ces magistrats qui venaient au-devant de nous, et ces femmes qui nous jetaient des fleurs... Ah ! voilà ce qui fait regretter le passé ! voilà ce qui fait dire : Que de jours de gloire j’ai perdus !

LE CHEVALIER, avec émotion.

Oui... oui... je comprends cela !

DE CLERMONT.

Tant mieux ! car moi qui, jusqu’à présent, t’avais donné de si mauvais conseils...

LE CHEVALIER.

Le meilleur de tous, c’est ton exemple !

DE CLERMONT.

Du bonheur et voilà tout ! Parti capitaine... j’ai un régiment ; c’est moi qu’on a chargé de rapporter en France les drapeaux enlevés... y compris le mien !

LE CHEVALIER.

Ah ! tu en as un !

DE CLERMONT.

Oui ! je me suis élancé en prononçant son nom... je me suis écrié comme les preux nos ancêtres : Ah ! si elle me voyait !... et elle m’a protégé, j’en suis sûr ! tous, tombés à mes côtés et moi, pas une balle, pas une blessure ! c’est dommage ! elle l’aurait vue, mais que veux-tu ?... ce sera pour une autre fois !

LE CHEVALIER.

Ah ! çà, mon ancien maître... vous êtes donc amoureux ?

DE CLERMONT.

Parbleu ! sans cela, est-ce que je serais parti ?... il n’y avait que cela qui soutenait mes forces et mon courage... je voulais revenir... et revenir digne d’elle, je voulais avoir le droit de me présenter devant son père et de lui dire :

Air du Pot de fleurs.

Pour expier une folle jeunesse,
Pour obtenir celle que j’adorais,
J’ai bravé dans ma noble ivresse
Et la mitraille et le feu des Anglais.
Si par le feu, surtout en France,
Tout est purifié, dit-on.
Coupable, j’ai droit au pardon,
Et vainqueur, à la récompense !
Je viens implorer mon pardon
Et réclamer ma récompense !

LE CHEVALIER.

Ah çà ! c’est donc une gageure... une épidémie... tout le monde se marie !

DE CLERMONT, souriant.

Eh ! qui donc encore ?

LE CHEVALIER.

Le nouveau marquis de Montsorin, notre ami Annibal !

DE CLERMONT, riant.

Annibal lui-même !...

LE CHEVALIER.

Lui-même ! en personne !

DE CLERMONT.

Bravo !... ses créanciers doivent le bénir !

LE CHEVALIER.

Aussi... ils y sont.

DE CLERMONT.

Où donc ?

LE CHEVALIER.

À la bénédiction nuptiale qu’on lui donne en ce moment.

DE CLERMONT, riant.

Ah ! je suis arrivé trop tard... j’aurais été son témoin !

LE CHEVALIER.

C’est ce qu’il disait ce matin... car il venait de l’écrire... de l’envoyer un billet de part en Amérique...

DE CLERMONT, gaiement.

Nous assisterons du moins au dîner et au bal... et nous embrasserons la mariée ! l’as-tu vue ?

LE CHEVALIER.

Ici ! au moment où elle partait pour l’église,

DE CLERMONT.

Je ne te demande pas si elle est riche... cela va sans dire... c’était de rigueur, mais est-elle jolie ?

LE CHEVALIER.

Charmante ! et d’une illustre et ancienne famille... de la famille de Brienne.

DE CLERMONT.

Comment ?...

LE CHEVALIER.

Tiens, entends-tu ce bruit dans les cours de l’hôtel : ce sont toutes les voitures qui reviennent de l’église.

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, DE CLERMONT, IRÈNE, ANNIBAL, INVITÉS

 

LE CHŒUR.

Air : O bell’alma inamorata. (Lucia.)

Ah ! quel beau jour vient de luire !
Que d’attraits faits pour séduire !
Ô tendre amour ! ton empire
Les a rangés sous ses lois !

DE CLERMONT, à gauche du théâtre regardant tous les conviés qui défilent successivement de la porte à droite.

Ô frayeur ! crainte mortelle !
Non... non... ce n’est pas cela !

Apercevant Annibal qui entre en ce moment en tenant Irène par la main, il pousse un cri.

Ah !
C’est bien elle !
Ah !

Il tombe dans le fauteuil qui est derrière lui.

LE CHŒUR.

Ô tendre amour ! ton empire
Les a rangés sous ses lois !

ANNIBAL, qui s’est avancé au milieu du théâtre avec sa femme, regarde à gauche et aperçoit de Clermont. Il s’élance, et se jette dons ses bras pendant que le chœur continue.

Pour mon bonheur tout conspire !
Quoi ! c’est toi que je revois !...
Mon amitié te réclame,
Vois le choix que j’ai fait, liens, le voilà !

Le présentant à Irène qui se soutient à peine.

Mon meilleur ami, madame !

IRÈNE.

Ah ! quel trouble je sens là !

DE CLERMONT, à part.

Ah !
C’est sa femme,
Ah !

LE CHŒUR.

Ah ! quel beau jour vient de luire !
Que d’attraits faits pour séduire !
Ô tendre amour ! ton empire
Les a rangés sous ses lois !

ANNIBAL, aux personnes de la noce qui se retirent par le fond.

Ma famille !... mes grands parents... pardon ! je vous rejoins.

Revenant vers de Clermont.

Un ami vaut mieux qu’un parent..., et quelle rencontre ! le jour même de mon mariage... car c’est fini, nous sortons de l’autel, tu m’en vois encore tout attendri... et juste dans ce moment... mon ami... mon meilleur ami arrive d’Amérique pour me féliciter... m’admirer et s’étonner...

Au chevalier.

Car il est comme les autres, il n’en est pas encore revenu ! cela produit cet effet-là sur tout le monde...

À Irène.

Oui, madame, c’est bien lui, monsieur le vicomte Henri de Clermont que vous ne connaissez peut-être pas, mais dont à coup sûr vous avez entendu parler.

DE CLERMONT, à part avec douleur, regardant Irène qui lui fait la révérence.

Pas le moindre trouble à mon aspect !

ANNIBAL.

Et tu arrives de l’armée ?

LE CHEVALIER.

En héros ! en vainqueur ! Il a obtenu un régiment !...

ANNIBAL.

C’est superbe ! n’est-ce pas, mademoiselle... je veux dire... madame la marquise ?

IRÈNE, froidement.

Oui, sans doute ! les amis de monsieur le vicomte doivent être tiers de ses succès !

DE CLERMONT, s’inclinant.

Vous êtes bien bonne, madame !

Le chevalier qui a passé entre Annibal et Irène a l’air de leur raconter ce que dans la scène précédente, il a appris de Clermont, et celui-ci se dit à part en regardant Irène

Quelle froideur ! quelle indifférence !... et quand je me rappelle notre dernière entrevue... son amour... les aveux surpris à son sommeil... Ah ! pour elle, ce n’était qu’un rêve ! et moi !... moi !...

ANNIBAL, s’approchant de Clermont.

Eh bien ! comment trouves-tu ma femme ? tout le monde m’en fait compliment ! Elle n’est pas mal, n’est-ce pas ?

DE CLERMONT.

Oui, mon ami.

ANNIBAL.

Et puis cet air digne... cette sévérité... à laquelle je ne suis pas habitué... c’est piquant, c’est délicieux. Je n’ai pas encore eu de maîtresse plus adorable... aussi cela doit t’encourager à suivre mon exemple.

LE CHEVALIER.

Il y est tout disposé !

ANNIBAL.

En vérité !

LE CHEVALIER.

Il est amoureux ! amoureux fou ! et revient pour se marier.

DE CLERMONT.

Moi !

LE CHEVALIER.

Ah ! tu me l’as avoué !

À Irène qui tressaille.

Oui, madame, tout est d’accord entre lui... la jeune personne et sa famille.

ANNIBAL, au chevalier.

Alors... chevalier... il n’y a plus que toi... fais comme nous... laisse-toi être heureux !

LE CHEVALIER, se frappant le front.

Ah !... tu viens de me réveiller !

À demi-voix.

La baronne qui m’a prié de passer pour elle dans les bureaux, j’y cours...

ANNIBAL.

Comment ?

LE CHEVALIER.

Ton beau-père a dit : oui.

ANNIBAL.

Pas possible !... c’est la première fois !

LE CHEVALIER.

Je l’avais oublié !...

ANNIBAL.

Et moi aussi qui oublie tout... le bonheur m’étourdit.

Au chevalier.

Je m’en vais avec toi !...

IRÈNE, effrayée.

Et pourquoi donc, monsieur ?

ANNIBAL.

Le comte de Bassevelle qui m’avait donné rendez-vous au sortir de l’église, pour affaire urgente, à ce qu’il dit... pardon, marquise.

Au chevalier.

Je descends avec toi...

DE CLERMONT.

Et moi je vous suis...

IRÈNE, à part.

Grâce au ciel !...

ANNIBAL.

Eh non !... reste... je te Retrouverai ici, reste avec madame la marquise.

Il sort avec le chevalier.

DE CLERMONT, à part.

Seul !... seul avec elle !

 

 

Scène VIII

 

DE CLERMONT, IRÈNE

 

Ils restent quelques instants muets et immobiles, n’osant lever les yeux l’un sur l’autre ; Irène a rassemblé toutes ses forces pour vaincre son trouble ; elle s’assoit sur un fauteuil à droite, cherche à prendre un air calme et même à sourire.

IRÈNE, assise, et se tournant vers de Clermont.

C’est, dit-on, un bien beau pays que les États-Unis, monsieur le vicomte ?

DE CLERMONT.

Oui, madame.

IRÈNE.

Pour se soulever ainsi contre leur ancienne patrie, il fallait qu’ils fussent bien malheureux !

DE CLERMONT, avec distraction.

Bien malheureux... oh ! oui, madame... beaucoup !

IRÈNE.

Et vous avez vu Washington ?

DE CLERMONT, avec un peu d’impatience.

Souvent... tous les jours !

IRÈNE.

Un homme des anciens temps !... un Cincinnatus !... jusqu’ici, du moins !... Pensez-vous, monsieur, qu’il ne se démentira pas ?

DE CLERMONT, à part, avec douleur.

C’est elle qui me parle ainsi... ce calme d’esprit, cette indifférence...

IRÈNE.

Ne craignez-vous pas, vous qui l’avez vu de près, qu’il ne finisse, comme tant d’autres, par s’emparer du pouvoir suprême ?

DE CLERMONT, à part, avec colère.

Ah ! cette conversation m’est insupportable !... quand mon cœur bat ! quand ma tête est brûlante ! quand je n’ose lever les yeux vers elle !

Haut, avec trouble.

Je ne sais... madame, ce que l’avenir prépare à nos nouveaux alliés... moi, soldat et de retour dans ma patrie... je ne pensais qu’au plaisir de revoir la France et mes amis... et je ne m’attendais pas...

IRÈNE.

À quoi donc, monsieur ?

DE CLERMONT.

À trouver le comte Annibal marié !

IRÈNE.

Eh ! mais, n’ai-je pas entendu dire tout à l’heure... que vous songiez à l’imiter ?

DE CLERMONT.

C’était depuis un an... mon désir et mon seul espoir... mais maintenant j’y ai renoncé... et pour toujours !

IRÈNE, vivement.

En vérité !... une pareille résolution...

DE CLERMONT.

Oui, madame, j’y suis décidé !

IRÈNE.

Et pourquoi donc ?

DE CLERMONT.

Si je vous le disais... vous ne voudriez peut-être pas y ajouter foi. Le récit vous en paraîtrait absurde, romanesque... une femme que j’aimais, et qui pourtant n’avait pour moi que des rigueurs...

IRÈNE.

Vous avez raison, monsieur le vicomte, c’est bien invraisemblable...

DE CLERMONT.

Et moi, pour me soustraire à un amour insensé dont je m’indignais... je me livrais à toutes les dissipations, à toutes les folies... je ne reculais devant aucun excès ! enfin, pour me guérir... je courais à ma perte, lorsqu’un jour... un soir... je crus la voir en rêve... oui, madame, c’est un rêve qui m’a sauvé.

IRÈNE, avec émotion.

En vérité !

DE CLERMONT.

Air : Celle que j’aime tant cosse d’être cruelle.

Ô suave merveille ! ô délice suprême
Dont je m’enivre encor... oui, d’ici je la vois,
Assise à mes côtés et se penchant vers moi ;
Sa bouche murmurait : Henri... Henri... je t’aime !

IRÈNE, qui a écouté avec la plus vive émotion, s’écrie sans y penser.

Ah ! c’est bien singulier !

DE CLERMONT.

Pourquoi donc ?...

IRÈNE, se remettant.

Vous avez raison... en rêve tout est possible.

DE CLERMONT.

Alors, j’entendis sa voix ranimer le courage et l’honneur près de s’éteindre... « Va combattre ! s’écria-t-elle ; reviens digne de moi, me demander à mon père. »

IRÈNE.

Elle a dit cela !

DE CLERMONT.

« Je t’attendrai, je te le promets ! vivant, je serai à toi ! et mort... à personne ! »

IRÈNE.

Elle a dit cela !

DE CLERMONT.

Moi, je suis parti. Je me suis battu, j’ai risqué mes jours pour elle ! je reviens... je demande sa main... on me répond : Elle est mariée !

IRÈNE, poussant un cri.

Ah !...

DE CLERMONT.

Qu’avez-vous donc, madame ?...

IRÈNE.

Rien !...

À part.

Le même rêve... celui que j’ai fait tant de fois... c’est à confondre la raison... Sauvez-moi, mon Dieu, sauvez-moi !

DE CLERMONT.

Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai renonce à jamais au mariage et à tout autre amour ! je n’ai plus qu’un désir : c’est de fuir... c’est de m’éloigner d’elle ; car ce songe... cette illusion ne peuvent plus se réaliser... celle que j’ai perdue... c’est vous !

IRÈNE.

Ô ciel !

DE CLERMONT.

Celle que j’aimais... que j’aime, c’est vous !

IRÈNE.

Monsieur...

DE CLERMONT.

Mon rêve s’est évanoui... il ne me reste rien que mon désespoir et mon amour !

Il tombe à ses pieds.

IRÈNE.

Monsieur... que faites-vous ?... Je ne dois... ni ne veux vous entendre !

DE CLERMONT, en suppliant.

Irène !

IRÈNE.

Sortez ! je vous hais... je vous déteste !

DE CLERMONT.

Ah !... je ne le vois que trop !

IRÈNE.

Et c’est la vérité !

Poussant un cri et restant immobile.

Ah !... mon père !...

 

 

Scène IX

 

DE CLERMONT, IRÈNE, MONSIEUR DE BRIENNE, au fond du théâtre

 

MONSIEUR DE BRIENNE, apercevant Clermont aux pieds de sa fille.

Qu’ai-je vu ?

S’adressant à Irène.

Au sortir de l’autel et le front ceint encore de la couronne nuptiale, vous osez...

DE CLERMONT.

Monsieur...

IRÈNE, avec indignation.

Mon père, vous calomniez votre fille.

MONSIEUR DE BRIENNE, levant les mains vers le ciel.

Non... mais je la maud...

DE CLERMONT, s’élançant entre eux.

Arrêtez, monsieur, et ne maudissez que moi qui l’ai mérité. Un autre que vous s’était déjà chargé de votre vengeance et de mon châtiment. Votre fils...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Mon fils !...

DE CLERMONT.

Blessé dangereusement par lui dans un premier combat, il me fallut recommencer après ma guérison. Plus heureux cette fois, je fis sauter l’épée de mon adversaire, et, maître de sa vie, il me fut permis de lui demander pardon et de lui avouer...

À Monsieur de Brienne.

ce que vous ignorez tous les deux ! Dès ce moment votre fils était devenu non-seulement mon ami, mais un frère, et il vous avait écrit pour vous supplier de m’accorder la main de sa sœur !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Lui !...

DE CLERMONT.

Cette lettre... je vous l’apportais... trop tard, je le sais !

La lui présentant.

Lisez-la Cependant... car elle vous apprendra tout ce qui s’est passé il y a un an... ma folie ou plutôt mon crime, et, en me condamnant à vos yeux, en m’ôtant peut-être tous les droits à votre pardon, elle justifiera du moins un ange, à qui j’avais enlevé l’estime et l’amour de son père !

MONSIEUR DE BRIENNE, qui, pendant ces dernières phrases, a ouvert la lettre et l’a parcourue précipitamment.

Est-il possible ! se jouer ainsi de son avenir... de sa réputation !... Ma fille !...

Tombant à genoux devant elle.

IRÈNE, se levant.

Monsieur... que faites-vous !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Mon devoir !... Tu disais vrai !... Moi, ton protecteur et ton père... je t’ai calomniée, et ma vie entière se passera à réparer ma faute...

IRÈNE.

C’est trop ! c’est trop !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Et je t’ai vendue... sacrifiée... toi, mon trésor le plus cher !

IRÈNE.

Mais qu’est-ce que cela signifie ?

MONSIEUR DE BRIENNE, l’entrainant vers l’appartement à gauche.

Viens !... viens ! tu sauras tout !

À de Clermont qui fait un pas vers lui.

Air du vaudeville de La Sœur de lait.

Je ne peux pas dénoncer votre crime,

Montrant sa fille.

Ni vous flétrir, son honneur le défend.
Mais vous aurez, la prenant pour victime,
Causé ses maux, sa honte et sou tourment ;
Vous aurez, vous, enfin, qui l’aimiez tant,
Aux bras d’un autre et pour toute sa vie,
Jeté vous-même et livré mon enfant !...
Adieu, monsieur, à défaut d’infamie.
Ce sera votre châtiment !
Éloignez-vous, qu’à défaut d’infamie
Notre malheur soit votre châtiment !

Monsieur de Brienne sort par la porte à gauche avec sa fille et Monsieur de Clermont tombe dans un fauteuil.

 

 

Scène X

 

DE CLERMONT, ANNIBAL, paraissant à la porte du fond

 

ANNIBAL, aux domestiques qui l’entourent.

Partout des masses de lumières et des masses de fleurs, car le bal, le souper, tout roule sur moi !... tous les embarras de la noce !...

Aux domestiques.

L’orchestre... y a-t-on songé ?... Non. Qu’on envoie ! Courez vite et revenez m’avertir...

À de Clermont qui se dirige vers la porte.

Où vas-tu ?

DE CLERMONT.

Je m’en vais... adieu !

ANNIBAL, le retenant.

Pas encore.

DE CLERMONT, se dirigeant vers la porte.

Si vraiment.

ANNIBAL.

Impossible ! j’ai un service à te demander.

DE CLERMONT, restant.

Parle alors... parle vite !

ANNIBAL.

Ah ! tu restes... je le savais bien !... et tu as raison ! car tu vois, mon ami, le plus riche et le plus...

DE CLERMONT.

Heureux des hommes !...

ANNIBAL.

Au contraire ! le plus contrarié...

DE CLERMONT.

Le jour de ton bonheur...

ANNIBAL.

C’est justement mon bonheur qui en est cause... et si on n’avait pas de la philosophie !... imagine-toi que le comte de Bassevelle, à qui je devais cent mille écus et qui craignait de ne jamais être paye... a mis à mon mariage une énergie... qui tenait du désespoir.

DE CLERMONT.

Ah ! c’est lui qui t’a marié ?

ANNIBAL.

Il a fait toutes les démarches... il a fait le contrat... il a fait même, je crois, la cour pour mon compte ; mais il avait été chargé par mon beau-père d’une lettre qui l’a fait trembler pour mon union ou plutôt pour sa créance, et ce papier important qu’il devait me remettre avant le mariage... il ne me l’a donné qu’après... à l’instant même !

DE CLERMONT, vivement.

Eh bien ?...

ANNIBAL.

Eh bien !... comme je te l’ai dit... on est philosophe ou on ne l’est pas, et le beau-père, dans sa franchise de gentilhomme, se croit obligé de m’avouer que sa fille on a déjà aimé un autre !

DE CLERMONT.

Ô ciel !

ANNIBAL.

Cela peut arriver à tout le monde ! et lors de mon premier mariage... mais enfin c’était après, c’était dans l’ordre habituel, tandis qu’ici... tu me diras : ce n’est qu’une affaire de temps... Non ! parce qu’il s’agit aujourd’hui d’une dot de cinq cent... qu’est-ce que je dis, de six cent mille livres... ce qui change bien la thèse.

Air de Préville et Taconnet.

Sur ce point-là chacun a son système :
Ce que je fus, je peux bien l’être encor ;
Mais un hasard, qui n’est rien en lui-même,
Devient honteux, s’il se paie à prix d’or !
À quel danger, Dieu d’Hymen, tu me livres !
Chacun va dire, en voyant ce lien,
Que c’est d’un juif et non pas d’un chrétien,
De recevoir, pour six cent mille livres,
Ce que, chez nous, tant d’autres ont pour rien !
Car je reçois, pour six cent mille livres.
Ce que chez nous tant d’autres ont pour rien !

DE CLERMONT.

Tu as raison.

ANNIBAL.

Et pour imposer silence aux indiscrets et aux sots... je voudrais d’abord...

DE CLERMONT.

Quoi donc ?...

ANNIBAL.

Connaître celui dont me parle le beau-père... ce monsieur... mon prédécesseur.

DE CLERMONT.

Pour quel motif ?

ANNIBAL.

Pour le tuer !

DE CLERMONT.

Tu as raison !

ANNIBAL.

N’est-ce pas ? c’est une bonne idée ?

DE CLERMONT.

Que j’approuve !

ANNIBAL.

J’en étais sur ! c’est pour cela que je m’adresse à toi... à un ami... je ne peux pas, moi, mari... aller aux informations et demander à tout le monde : Savez-vous qui ?... ce serait trop original !

DE CLERMONT.

C’est juste !

ANNIBAL.

Sans compter qu’à moi... on ne me le dirait peut-être pas... mais à toi... c’est différent !

DE CLERMONT.

Tu as raison ! je me charge de tout !

ANNIBAL, lui serrant la main.

Je te remercie !

DE CLERMONT.

Dès que tu le voudras, je te ferai rencontrer avec lui !

ANNIBAL.

Aujourd’hui !... dès ce soir !

DE CLERMONT.

J’allais te le proposer !

ANNIBAL.

À dix heures le combat... à onze heures la première contre-danse, et à minuit... je vais me coucher... voilà une soirée de noce bien employée ! Mais il faut qu’ici, dans le bal, on ne se doute de rien.

Montrant la porte à droite.

De ce côté est le jardin de l’hôtel, il donne sur les Champs-Élysées, par une petite grille dont voici la clef.

DE CLERMONT.

C’est bien !

ANNIBAL.

C’est par-là que tu me l’amèneras.

DE CLERMONT.

C’est dit.

ANNIBAL.

Et comment feras-tu ?

DE CLERMONT.

Je le connais !

ANNIBAL.

En vérité !... voyez-vous comme ça se sait toujours. Raison de plus pour presser cette rencontre.

Air : Il n’est pas temps de nous quitter. (Voltaire chez Ninon.)

Ami, charge-toi de ce soin,
Et puisque tu sais mon injure,
C’est toi qui seras mon témoin.

DE CLERMONT.

Je serai là... je te le jure !

ANNIBAL.

J’espère en toi pour hâter ce moment :
De près il faut que je le tienne !

DE CLERMONT, lui tendant la main.

Touche donc là ! j’ai rempli mon serment,
Car sa main a pressé la tienne !
Oui, tu le connais maintenant :
Sa main vient de presser la tienne !

ANNIBAL, sans quitter sa main elle regardant en riant.

Ah bah ! c’est toi ! mon élève !

DE CLERMONT, froidement.

Moi-même !... cela t’étonne ?

ANNIBAL.

Non, vraiment ! ces hasards-là, c’est toujours à des amis qu’on les doit. Et franchement... moi qui ai tant d’amis... j’aurais mieux aimé que ce fût un autre... Ma foi, mon cher vicomte,

Mettant son chapeau sur sa tête.

je t’en demande bien pardon !

DE CLERMONT.

Il n’y a pas de quoi !

ANNIBAL.

Je l’ai dit !

DE CLERMONT, vivement.

Et moi je le désire !...

ANNIBAL, lui donnant la main.

C’est convenu !

Ensemble.

Air du trio du Préaux Clercs.

ANNIBAL.

Oui, sans bruit, sans éclat,
Terminons ce débat,
On s’estime, l’on s’aime et gaiement on se bat !
Près d’entrer en ménage.
Ça promet ! ce n’est pas
Le premier mariage
Où l’on voit des combats !

DE CLERMONT.

Oui, sans bruit, sans éclat,
Terminons ce débat,
On s’estime, l’on s’aime et gaiement on se bat !
Si j’obtiens l’avantage.
S’il reçoit le trépas.
Ce fatal mariage
Ne s’accomplira pas !

ANNIBAL.

À ce soir !

DE CLERMONT.

Au jardin !

ANNIBAL.

Et l’épée...

DE CLERMONT.

À la main !

ANNIBAL.

Ton témoin ?

DE CLERMONT.

Pourquoi donc ?
Entre amis ! à quoi bon ?

Ensemble.

ANNIBAL.

Oui, sans bruit, sans éclat
Terminons ce débat.
On s’estime, l’on s’aime et gaiement on se bat
Prés d’entrer en ménage
Il faut bien, ici-bas,
S’attendre à des combats.

DE CLERMONT.

Oui, sans bruit, sans éclat,
Terminons ce débat.
On s’estime, l’on s’aime et gaiement on se bat !
Ce fatal mariage,
À moins de mon trépas,
Ne s’accomplira pas !

ANNIBAL, apercevant des domestiques qui paraissent à la porte du fond.

Je suis à vous !...

Annibal sort par la porte du fond avec les domestiques.

 

 

Scène XI

 

DE CLERMONT, seul

 

Allons ! je suis tranquille maintenant, elle ne sera pas à lui !... tant que je vivrai du moins... car ce soir, lui... ou moi !... mais je ne mourrai pas sans la revoir encore, sans lui adresser un dernier adieu, sans lui rendre ces fleurs qu’elle m’avait données et que je lui rapportais teintes de mon sang. Mais comment parvenir jusqu’à elle ? et surtout la trouver seule ?

Écoutant à gauche.

Je l’entends... ah ! son père est avec elle !... toujours son père qui ne la quitte pas !... N’importe... et fût-ce jusqu’à ce soir... j’attendrai là... dans ce cabinet... je n’en sortirai pas !...

Il se jette dans l’appartement à droite.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR DE BRIENNE, IRÈNE, sortant de la porte à gauche, DE CLERMONT, caché à droite

 

MONSIEUR DE BRIENNE.

Oui, mon enfant, je vais tout décommander ! plus de bal, plus de fête. Quant à ton mari, rassure-toi, je lui laisserai ta dot... c’est tout ce qu’il demande, et il me laissera à moi mon trésor le plus précieux. Nous ne nous quitterons plus !... je t’emmène !

IRÈNE.

Oui... ne restons pas ici !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Je vais tout disposer pour notre départ... Allons... du courage !

IRÈNE, regardant la lettre qu’elle froisse dans sa main.

Ah ! c’est affreux ! c’est indigne !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Tu y penses encore !

IRÈNE.

Pour l’oublier, mon père !... Il ose parler de son amour !... après une telle conduite, après une telle audace ; mais celui qui n’a pas été arrêté par la crainte de m’outrager et de me compromettre ainsi... celui-là ne m’aimait pas, et n’est plus redoutable pour moi !... il a perdu tous ses droits... même à mon estime !

MONSIEUR DE BRIENNE.

Ainsi donc Monsieur de Clermont...

IRÈNE.

Tout est fini, mon père... je vous le jure ! bien plus... après ce que je sais... après ce que je viens de lire... je ne pourrais plus supporter sa présence, sans indignation... sans honte !... sa vue seule me ferait fuir épouvantée ! vous voyez bien qu’il faut nous éloigner... ce soir même, à l’instant ! je vous en supplie !...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Puis-je te rien refuser... moi si coupable envers toi !... Allons ! allons, calme-toi... ce ne sera pas long... dans quelques instants tout sera prêt, et je viendrai te prendre... pour partir.

IRÈNE.

Oui, pour nous éloigner à jamais !

 

 

Scène XIII

 

IRÈNE, seule

 

Elle se laisse tomber dans un fauteuil à droite du théâtre et sans proférer une parole, se remet à lire encore à voix basse la lettre qu’elle tient toujours à la main.

Comment !... il y a un an j’ai passé toute une nuit dans cet hôtel !... près de lui !... ah ! c’est à confondre !... mais il est donc vrai, puisque lui-même l’avoue, que son pouvoir sur moi est tel, qu’il peut, même de loin, me forcer à lui obéir... à céder à ses ordres... qu’il peut à son gré me priver de mes sens et de ma raison !... c’est effrayant ! je n’oserai plus me livrer au sommeil, et dès que je sentirai mes yeux s’appesantir... je craindrai toujours de tomber en sa puissance...

Musique.

Ô mon Dieu... mon Dieu !... qu’est-ce que je sens donc ?

Commençant à sentir les premiers effets du magnétisme et cherchant à s’y soustraire.

Non... non... je ne le veux pas... je ne céderai pas... Mon père... mon père !... à moi !...

Luttant vainement.

Ah ! ah !... ôtez-moi ce poids qui m’accable... qui m’oppresse... non... non... je lutte en vain... j’obéis !... me voilà, me voilà.

Elle s’endort.

 

 

Scène XIV

 

IRÈNE, endormie sur un fauteuil à droite, DE CLERMONT, sortant de l’appartement à droite

 

DE CLERMONT, s’avançant vers elle.

Pardonnez-moi, mon Dieu !... et toi aussi, Irène, tu m’y as forcé !... ma présence, disais-tu, t’aurait fait fuir épouvantée !... et moi... je voulais te voir... avant de mourir ! car cette fois mon arrêt est porté... et ce ne sera pas l’épée d’un rival... c’est ta haine... à toi... qui m’aura tué...

Irène tressaille.

M’as-tu donc entendu ?... réponds ?

IRÈNE.

Oui... oui.

DE CLERMONT.

Tant que j’avais espoir en ton amour... en ton estime... je pouvais supporter la vie... mais maintenant... et depuis que tu sais la vérité... tu me hais, tu me méprises...

Air : Celle que j’aime tant cesse d’être cruelle.

Je n’en puis plus douter et pourtant, de toi-même,
Irène, j’ai voulu connaître mon arrêt !
Oui, pour qu’ici je meure avec moins de regret,
Dis-moi tout... je le veux !

IRÈNE.

Henri !... Henri... je t’aime !

DE CLERMONT, hors de lui et écoutant encore.

N’est-ce point une erreur ?

IRÈNE.

Henri !... Henri... je t’aime !

DE CLERMONT.

Malgré mes torts... malgré l’aveu de mon crime !

IRÈNE.

Malgré moi-même !

DE CLERMONT.

Et tout à l’heure cependant... parle, réponds-moi, quand tu jurais de me fuir...

IRÈNE.

J’écoutais si tu ne venais pas !... si malgré ma défense... tu ne t’offrirais pas à mes yeux... Ah ! je l’espérais !

DE CLERMONT, cherchant à calmer son émotion.

Et moi... avant de vous quitter... j’ai voulu vous remettre ce gage de votre amour... ces fleurs que vous m’aviez données... les reconnaissez-vous ?...

IRÈNE.

Oui... teintes de ton sang... tu les portais... là... sur ton sein... quand l’épée de mon frère... Ah ! je voudrais bien les garder...

DE CLERMONT.

Les garder !

IRÈNE.

Tais-toi... tais-toi... je ne le puis pas... je suis mariée... Ils m’ont mariée...

Regardant autour d’elle.

Et ces fleurs, il faut les quitter.

Elle les porte rapidement à son cœur et à ses lèvres, puis les donne à Clermont.

Tiens... je le les rends... cache-les bien... ainsi que mon secret !

DE CLERMONT, avec désespoir.

Ah ! je n’y résisterai pas.

On entend sonner une horloge.

Dix heures !... Adieu ! adieu !

IRÈNE.

Où vas-tu ?

DE CLERMONT.

Te délivrer ou mourir !

IRÈNE.

Mourir !

DE CLERMONT.

Ne sais-tu pas, toi qui vois tout, que je dois attendre quelqu’un ce soir... dans le jardin ?

IRÈNE, avec effroi.

N’y va pas, n’y va pas... car dans ce combat... tu serais tué !

DE CLERMONT.

Moi !... qu’importe, je ne puis manquer à ce rendez-vous !

IRÈNE.

Tu n’iras pas !... je ne le veux pas... je ne veux pas que tu meures !... reste ! reste près de moi... je t’en supplie... attends encore... un jour... un seul jour, car je crois voir... il me semble là.

Portant la main à son front.

Non.

La portant à son cœur.

Là... plutôt, que bientôt tu chériras la vie... que bientôt nous serons heureux !

DE CLERMONT.

Heureux... nous ! c’est impossible !

IRÈNE, souriant avec impatience.

Eh ! non... puisque je te le dis !

DE CLERMONT.

Et comment ?

IRÈNE.

Je ne sais !... il y a devant mes yeux... comme des ténèbres épaisses !... un nuage obscur... Attends... il commence à se dissiper... mais pas assez encore... pour que je puisse voir et lire distinctement... ah !... j’en ai bien envie pourtant...

DE CLERMONT, avec chaleur.

Essaie ! essaie !

IRÈNE, avant l’air de lire.

Je suis près de toi... dans notre hôtel... chez nous... tu me dis : Mon amie... ma femme !... oui, ma femme... c’est bien ce mot-là...

DE CLERMONT.

Ah ! pour cela il faudrait un miracle !

IRÈNE, regardant toujours.

Non... non... le nuage s’éclaircit, ce que je ne distinguais pas d’abord... s’approche et m’apparaît... c’est une femme... je la vois très bien... elle est jolie ! elle est vive... et coquette.

DE CLERMONT, vivement.

Qui donc ?

IRÈNE, d’un ton de reproche.

Ah ! vous la connaissez très bien, monsieur...

Le repoussant.

Laissez-moi... laissez-moi !

Se mettant à rire.

Ah !... ah ! c’est singulier... c’est bizarre...

DE CLERMONT, la regardant avec surprise.

Le sourire sur ses lèvres ! le sourire !... en un pareil moment !

IRÈNE, souriant.

Oui... oui. Je comprends bien !...

DE CLERMONT.

Quoi donc ?...

IRÈNE.

Son mari avait déjà anéanti deux successions...

DE CLERMONT.

Achève !...

IRÈNE.

Alors, elle a voulu dissiper elle-même... et à elle toute seule... la troisième qui lui appartenait...

DE CLERMONT.

De qui paries-tu ? réponds ?

IRÈNE, gaiement et à demi-voix.

Tais-toi !... tais-toi !... ses parents... et son mari... lui-même, croient tous qu’elle est morte... et moi je la vois... tiens... tiens, ne la reconnais-tu pas... en grande parure ?

Avec effroi.

Ah ! mon Dieu !

DE CLERMONT.

Qu’as-tu donc ?

IRÈNE.

Elle est perdue si le comte Annibal l’aperçoit... et elle vient à ce bal... entends-tu ? c’est dans la cour de l’hôtel que sa voiture est entrée... elle en descend... elle monte le grand escalier... la voilà... la voilà !

DE CLERMONT.

Mais qui donc ?... grand Dieu !

 

 

Scène XV

 

IRÈNE, DE CLERMONT, au milieu du théâtre, LA BARONNE et LE CHEVALIER, entrant par une porte à droite du salon, au moment où ANNIBAL entre par une porte à gauche, et MONSIEUR DE BRIENNE, par le fond

 

ANNIBAL, entrant vivement.

Une voiture !... encore des dames qui nous arrivent... ne vous dérangez pas, beau-père... c’est à moi de leur offrir la main... Ô ciel ! qu’ai-je vu ?

LA BARONNE, poussant un cri.

Ah !

ANNIBAL.

Ma femme !

MONSIEUR DE BRIENNE, DE CLERMONT, IRÈNE et LE CHEVALIER.

Sa femme !

ANNIBAL.

Ma première !

LA BARONNE.

Chevalier, soutenez-moi !

ANNIBAL, avec désespoir.

Et c’est toi, chevalier... qui me rends à mes premiers nœuds... toi, un ami !

LE CHEVALIER.

C’est elle qui partait pour l’Amérique... un immense héritage...

ANNIBAL.

Celui de son oncle !...

Prenant la baronne évanouie des bras du chevalier, et la soutenant dans les siens.

Nisida ! Chère Nisida ! que tout soit oublié !

DE CLERMONT, qui pendant ce temps, tournant le dos aux spectateurs et debout devant le fauteuil d’Irène, est censé avoir rappelé celle-ci à elle-même.

Elle revient !

De Clermont s’est éloigné de quelques pas d’Irène qui vient de s’éveiller. Irène porte la main à soi front comme pour rappeler ses souvenirs ; elle aperçoit son père, se lève, se jette avec crainte dans ses bras. Monsieur de Brienne lui montre Clermont qui en ce moment, met un genou en terre. Irène jette un cri, regarde alternativement son amant et son père.

IRÈNE.

Encore mon rêve !

DE CLERMONT, lui présentant le bouquet.

Non ! la réalité.

IRÈNE.

Et ces fleurs ?...

MONSIEUR DE BRIENNE.

Ton bouquet de noces !

Irène prend le bouquet et le presse sur son cœur.

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