Histoire du vieux temps (Guy de MAUPASSANT)

Comédie en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Déjazet, le 19 février 1879.

 

Personnages

 

LE COMTE

MA MARQUISE

UN VALET

 

Chambre Louis XV. Vieux portraits pendus aux murs. Grand feu dans la cheminée. On est en hiver.

 

 

À MADAME CAROLINE COMMANVILLE

 

Madame,

 

Je vous ai offert, alors que vous seule la connaissiez, cette toute petite pièce qu’on devrait appeler plus simplement « dialogue ». Maintenant qu’elle a été jouée devant le public et applaudie par quelques amis, permettez-moi de vous la dédier.

C’est ma première œuvre dramatique. Elle vous appartient de toute façon, car après avoir été la compagne de mon enfance, vous êtes devenue une amie charmante et sérieuse ; et, comme pour nous rapprocher encore, une affection commune, celle de votre oncle[1] que j’aime tant, nous a, pour ainsi dire, faits de la même famille.

Veuillez donc agréer, Madame, l’hommage de ces quelques vers comme témoignage des sentiments très dévoués, respectueux et fraternels de votre ami bien sincère et ancien camarade.

 

GUY DE MAUPASSANT

 

Paris, le 23 février 1879.

 

 

COMÉDIE

 

La vieille marquise est dans son fauteuil, un livre sur les genoux ; elle paraît s’ennuyer.

UN VALET, annonçant.

Monsieur le comte.

LA MARQUISE.

Enfin, cher comte, vous voici ;

Vous pensez donc toujours aux vieux amis, merci

Je vous attendais presque avec inquiétude ;

De vous voir chaque jour on a pris l’habitude ;

Puis, je ne sais pourquoi, je suis triste ce soir.

Venez, auprès du feu allons nous asseoir

Et causer.

LE COMTE, s’asseyant, après lui avoir baisé la main.

Moi, je suis tout triste aussi, marquise,

Et lorsqu’on se fait vieux, cela démoralise.

Les jeunes ont au cœur cargaison de gaieté ;

Un nuage en leur ciel est bien vite emporté,

Et toujours tant de buts, tant d’amours à poursuivre !

Nous autres, il nous faut de la gaieté pour vivre ;

La tristesse nous tue, elle s’attache à nous

Comme la mousse à l’arbre épuisé. Voyez-vous,

Contre ce mal terrible il faut bien se défendre.

Et puis, tantôt, d’Armont est venu me surprendre

Nous avons remué la cendre des vieux jours,

Parlé des vieux amis et des vieilles amours ;

Et, depuis ce moment, comme une ombre incertaine,

Je revois s’agiter ma jeunesse lointaine.

Aussi je suis venu, tout triste et tout blessé,

M’asseoir auprès de vous, et parler du passé.

LA MARQUISE.

Moi, depuis le matin, l’horrible froid m’assiège ;

J’entends souffler le vent, je vois tomber la neige.

À notre âge, l’hiver afflige et fait souffrir ;

Quand il gèle bien fort on croit qu’on va mourir.

Oui, causons, car un bon souvenir de jeunesse

Ravive par instants notre froide vieillesse.

C’est un peu de soleil...

LE COMTE.

Mais dans un jour d’hiver ;

Mon soleil est bien pâle et mon ciel bien couvert.

LA MARQUISE.

Allons racontez-moi quelque folle équipée ;

Vous étiez, dit l’histoire, un grand traîneur d’épée,

Jadis, monsieur le comte, insolent, beau garçon,

Riche, bon gentilhomme et de fière façon ;

Vous avez fait scandale, et croisé votre lame

Avec plus d’un mari ; car une belle dame,

Un soir que nous causions, m’a raconté, tout bas,

Que tous les cœurs sauraient au seul bruit de vos pas.

Si l’on ne m’a menti, vous avez été page,

Grand coureur de ruelle et faiseur de tapage ;

Et vous avez dormi quatre mois en prison

Pour un certain manant pendu dans sa maison,

Lequel avait, dit-on, femme jeune et jolie.

La femme d’un manant, comte, quelle folie !

Quatre mois en prison pour cela ! C’eût été

Dame de haute race et de grande beauté,

Soit... – Voyons, trouvez-moi quelque galante histoire

De grande dame ; amour romanesque, et l’armoire

Classique où le mari, dans ses retours subits,

Surprend l’amant transi parmi les vieux habits.

LE COMTE.

Et pourquoi donc toujours, toujours la grande dame ?

Les autres, cependant, plaisent aussi : la femme

Est faite pour charmer, qu’elle soit noble ou non.

La grâce est sans aïeux et la beauté sans nom.

LA MARQUISE.

Merci ! – Je ne veux point de vos amours banales.

Vous avez autre chose au fond de vos annales,

Cher comte, et maintenant, je vous écoute. – Allez !

LE COMTE.

Il faut vous obéir, puisque vous le voulez.

Ah ! certes, le proverbe est bien vrai, sur mon âme,

Qui prétend que Dieu veut ce que veut une femme. –

Quand je vins à la Cour j’étais sentimental ;

J’ouvris bientôt les yeux ; le réveil fut brutal

Par exemple. J’aimai, j’aimai la toute belle

Comtesse de Paulé. Je la croyais fidèle.

Je la surpris, un soir, aux bras d’un autre amant ;

J’en eus le cœur brisé, marquise, et sottement

Je la pleurai deux mois ! Mais la Cour et la Ville

Ont bien ri. Cette engeance est envieuse et vile,

Siffle les malheureux, applaudit au succès ;

J’étais trompé, j’avais donc perdu mon procès.

Pourtant, bientôt après, j’eus une autre maîtresse ;

Mais nous logions encore à deux dans sa tendresse.

L’autre était un poète. Il lui tournait des vers,

L’appelait fleur, étoile, astre de l’univers,

Et je ne sais quels noms. – Je provoquai le drôle ;

C’était un bel esprit, il resta dans son rôle ;

Trop lâche pour se battre, il fit un plat sonnet ;

Et l’on en rit encor, me traitant de benêt.

La leçon, cette fois, mit un terme à mes doutes,

Je cessai d’en voir une, et je les aimai toutes.

Or je pris pour devise un dicton très ancien :

« Bien fol est qui s’y fie » – et je m’en trouvai bien.

LA MARQUISE.

Mais, autrefois, quand vous déclariez votre flamme,

Et soupiriez aux pieds de quelque belle dame,

L’enveloppant d’amour, de respects et de soins,

Parliez-vous ainsi ?

LE COMTE.

Non ; mais avouez du moins,

Entre nous, que la femme est une enfant gâtée.

On l’a trop adulée, et surtout trop chantée.

Ses flatteurs attitrés, les faiseurs de sonnets,

Lui versant tout le jour, comme des robinets,

Compliments distillés au suc de poésie,

En ont fait un enfant gonflé de fantaisie.

Aime-t-elle du moins ? – Point du tout ; il lui faut,

Non l’amour de vingt ans, et dont le seul défaut

Est d’aimer saintement, comme on aime à cet âge,

Mais un roué ; celui qu’on regarde au passage

Avec étonnement et presque avec respect.

Toute femme s’émeut et tremble à son aspect,

Parce qu’il est, – mérite assurément fort rare, –

Le premier séducteur de France et de Navarre !

Non qu’il soit jeune, non qu’il soit beau, non qu’il ait

De grandes qualités... rien ; mais cet homme plait

Parce qu’il a vécu. Voilà la chose étrange ;

Et c’est ainsi pourtant que l’on séduit cet ange !

Mais quand un autre vient demander, par hasard,

De quel tribut payer l’aumône d’un regard,

Elle lui rit au nez et demande la lune !

Et, vous le savez bien, je ne parle pas d’une,

Mais de beaucoup.

LA MARQUISE.

C’est très galant ; encor merci !

À mon tour, à présent, écoutez bien ceci :

Un vieux renard perclus, mais de chair fraîche avide,

Rôdait, certaine nuit, triste et le ventre vide ;

Il allait, ruminant ses festins d’autrefois,

La poulette surprise un soir au coin d’un bois,

Et le souple lapin qu’on prenait à la course.

L’âge, de ces douceurs, avait tari la source ;

On était moins ingambe et l’on jeûnait souvent.

Quand un parfum de chasse apporté par le vent

Le frappe, un éclair brille en sa vieille prunelle.

Il aperçoit, dormant et la tête sous l’aile,

Quelques jeunes poulets perchés sur un vieux mur.

Mais renard est bien lourd et le chemin peu sûr,

Et malgré son envie, et sa faim, et son jeûne :

« Ils sont trop verts, dit-il, et bons... pour un plus jeune. »

LE COMTE.

Marquise, c’est méchant, ce que vous dites là ;

Mais je vous répondrai : Samson et Dalila,

Antoine et Cléopâtre, Hercule aux pieds d’Omphale.

LA MARQUISE.

Vous avez en amour une triste morale !

LE COMTE.

Non ; l’homme est comme un fruit que Dieu sépare en deux.

Il marche par le monde ; et, pour qu’il soit heureux,

Il faut qu’il ait trouvé, dans sa course incertaine,

L’autre moitié de lui ; mais le hasard le mène ;

Le hasard est aveugle et seul conduit ses pas ;

Aussi presque toujours, il ne la trouve pas.

Pourtant, quand d’aventure il la rencontre... il aime ;

Et vous étiez, je crois, la moitié de moi-même

Que Dieu me destinait et que je cherchais, mais

Je ne vous trouvai pas, et je n’aimai jamais !

Puis voilà qu’aujourd’hui, nos routes terminées,

Le sort unit, trop tard, nos vieilles destinées.

LA MARQUISE.

Enfin, cela vaut mieux, mais vous avez péché,

Et je ne vous tiens pas quitte à si bon marché.

Savez-vous, mon cher comte, à quoi je vous compare ?

Votre cœur est fermé comme un logis d’avare :

Vous êtes l’hôte ; quand on vient pour visiter

Vous vous imaginez qu’on va tout emporter,

Et ne montrez aux gens qu’un tas de vieilleries.

Voyons, plus de détours et trêve aux railleries !

Tout avare, en un coin, cache un coffret plein d’or,

Et le cœur le plus pauvre a son petit trésor.

Qu’avez-vous tort au fond ? – Portrait de jeune fille

De seize ans, qu’on aima jadis ; légère idylle

Dont on rougit peut-être et qu’on cache avec soin,

N’est-ce pas ? Mais, parfois, plus tard, on a besoin

De venir contempler ces images, laissées

Là-bas, derrière soi ; ces histoires passées

Dont on souffre et pourtant dont on aime souffrir.

On s’enferme tout seul, une nuit, pour ouvrir

Certain vieux livre et son vieux cœur ; comme on regarde

La pauvre fleur donnée un beau soir, et qui garde

La lointaine senteur des printemps d’autrefois.

On écoute, on écoute, et l’on entend sa voix

Par les vieux souvenirs faiblement apportée.

Et l’on baise la fleur, dont l’empreinte est restée

Comme au feuillet du livre à la page du cœur.

Hélas ! Quand la vieillesse apporte la douleur,

Vous embaumez encor nos dernières journées,

Parfums des vieilles fleurs et des jeunes années !

LE COMTE.

C’est vrai ! Même à l’instant j’ai senti revenir,

Tout au fond de mon cœur, un très vieux souvenir ;

Et je suis prêt à vous le raconter, marquise.

Mais j’exige de vous une égale franchise,

Caprice pour caprice, et récit pour récit ;

Et vous commencerez.

LA MARQUISE.

Je le veux bien ainsi.

Pourtant mon histoire est un simple enfantillage.

Mais, je ne sais pourquoi, les choses du jeune âge

Prennent, comme le vin, leur force en vieillissant ;

Et d’année en année elles vont grandissant.

Vous connaissez beaucoup de ces historiettes :

C’est le premier roman de toutes les fillettes,

Et chaque femme, au moins, en compte deux ou trois ;

Je n’en eus qu’une seule ; et c’est pourquoi, je crois,

Je l’ai gardée au cœur plus vive et plus tenace ;

Et dans ma vie elle a rempli beaucoup de place.

J’étais bien jeune alors, car j’avais dix-huit ans ;

J’avais appris à lire avec les vieux romans ;

J’avais souvent rêvé dans les vieilles allées

Du vieux parc, regardant, le soir, sous les saulées,

Les reflets de la lune, écoutant si le vent

Ne parlait pas d’amour à la branche, et rêvant

À celui que tout bas la jeune fille appelle,

Qu’elle attend, qu’elle croit que Dieu créa pour elle !

Puis voilà que celui que j’avais tant rêvé,

Jeune, fier et charmant, un jour, est arrivé ;

Et je sentis bondir mon cœur de jeune fille.

Je me pris à l’aimer ; il me trouva gentille...

Mon beau jeune homme, hélas ! partit le lendemain ;

Rien de plus : un baiser, un serrement de main,

Un regard échangé qu’il oublia bien vite.

Il s’était dit : « Elle est mignonne, la petite. »

Et cela lui sortit du cœur ; mais Dieu défend

De se jouer ainsi de l’amour d’une enfant !

Ah ! vous trouvez la femme insensible ; elle saute

De caprice en caprice ; allez, c’est votre faute.

Elle pourrait aimer, mais vous l’en empêchez ;

Le premier amour qui lui vient, vous l’arrachez !

Pauvre fille ! j’étais bien folle et bien crédule ;

Mais vous allez trouver cela fort ridicule,

Vous qui raillez l’amour... Longtemps je l’attendis !...

Comme il ne revint pas, j’épousai le marquis.

Mais je confesse que j’aurais préféré l’autre !

J’ai mis mon cœur à nu, découvrez-moi le vôtre

Maintenant.

LE COMTE., souriant.

Ainsi, c’est une confession ?

LA MARQUISE.

Et vous n’obtiendrez pas mon absolution

Si vous raillez encor, méchant homme insensible.

LE COMTE.

C’était dans la Bretagne, à l’époque terrible

Qu’on nomme la Terreur. – Partout on se battait,

Moi, j’étais Vendéen ; je servais sous Stofflet. –

Or, cela, dit, ici commence mon histoire.

On venait, ce jour-là, de repasser la Loire.

Nous étions demeurés, postés en partisans,

Quelques braves amis, quelques vieux paysans,

Et moi leur chef, en tout peut-être une centaine,

Cachés dans les buissons qui contournaient la plaine,

Protégeant la retraite et cédant peu à peu.

Nos hommes, à la fin, avaient cessé le feu ;

Et l’on se dispersait, selon notre coutume,

Quand un soldat soudain, un Bleu, qui, je le présume,

S’était, grâce aux buissons, avancé jusqu’à nous,

Sauta dans le chemin et me tira deux coups

De pistolet. J’ouvris la tête de ce drôle ;

Mais j’avais, pour ma part, deux balles dans l’épaule.

Tout mon monde était loin. En prudent général,

J’enfonçai l’éperon aux flancs de mon cheval.

Alors, à travers champs, et la tête éperdue,

Comme un fou qui s’enfuit, j’allai, bride abattue ;

Tant qu’enfin, harassé, brisé, n’en pouvant plus,

Je tombai, tout en sang, au revers d’un talus.

Mais bientôt, prés de moi, je vis une lumière

Et j’entendis des voix. – c’était une chaumière

Où je heurtai, criant : « Ouvrez, au nom du roi ! »

Et puis, à bout de force et tout midi de froid,

Je m’affaissai, soudain, en travers de la porte.

Suis-je resté longtemps étendu de la sorte ?

Je ne sais ; mais, alors que je repris mes sens,

J’étais dans un bon lit bien chaud ; de braves gens,

Attendant mon réveil avec inquiétude,

S’empressaient, m’entouraient, pleins de sollicitude ;

Et je vis, au milieu de ces lourdauds Bretons,

Comme un oiseau des bois couvé par des dindons,

Une enfant de seize ans ! ah ! marquise, marquise !

Quelle tête ingénue et quelle grâce exquise !

Comme elle était jolie avec ses cheveux blonds

Sous son petit bonnet, si soyeux et si longs,

Qu’une reine pour eux eût donné sa richesse !

Puis elle avait des pieds et des mains de duchesse !

Si bien que je doutai très fort de la vertu

De sa grosse maman ; j’aurais pour un fétu

Vendu mes droits d’auteur, à la place du père.

Dieu ! Qu’elle était jolie avec sa mine austère

Et pudique ! – Et durant quatre nuits et trois jours

Elle ne quitta pas mon chevet ; et toujours

Je la voyais auprès de moi, tantôt assise,

Tantôt debout, lisant dans son livre d’église

Et priant, mais pour qui ? – Pour moi, pauvre blessé ? –

Ou pour un autre ? Puis, son petit pied pressé

Allait, venait, trottait lestement par la chambre ;

Et puis, de ses yeux clairs et dorés comme l’ambre,

Elle me regardait ; car elle avait un œil

Jaune comme celui de l’aigle, et plein d’orgueil ;

Et même j’éprouvai, quand je vous vis, marquise,

Pour la première fois, une grande surprise,

En retrouvant cet œil et ce regard pareil

Qu’on eût dit éclairé d’un rayon de soleil.

Elle était, sur ma foi, si fraîche et si jolie,

Que, presque à mon insu, j’avais fait la folie

De me mettre à l’aimer. – Mais voilà qu’un matin

J’entendis le canon gronder dans le lointain.

Mon hôte entra soudain ; tout pâle et hors d’haleine :

« Les Bleus ! les Bleus ! dit-il, ils vont cerner la plaine,

« Sauvez-vous ! » – Cependant j’étais bien faible encor,

Mais je me dépêchai, car le temps pressait fort.

Comme un cheval frissonne au bruit de la trompette,

La fièvre du combat me montait à la tête.

Mais elle, tout de noir vêtue, et comme en deuil,

Quelques larmes aux yeux, m’attendait sur le seuil.

Elle tint l’étrier quand je me mis en selle ;

En galant chevalier je me penchai vers elle,

Et déposai gaiement un baiser sur son front.

Elle se redressa comme sous un affront ;

Un fauve éclair jaillit de sa fière prunelle,

Et rougissant de honte : « Ah !  : Monsieur », me dit-elle.

Certes, elle n’était point ce que j’avais pensé ;

Elle avait trop grand air, et j’avais offensé

Gauchement, lourdement, la noble jeune fille,

L’enfant de quelque ancienne et fidèle famille

Que de vieux serviteurs cachaient au milieu d’eux,

Quand le père, avec nous, luttait contre les Bleus.

Ah ! je fis tout d’abord contenance assez sotte ;

Mais j’étais, en ce temps, quelque peu Don Quichotte,

Et tous les vieux romans tournaient le cerveau.

Aussi, de mon cheval, descendant aussitôt

Je fléchis humblement un genou devant elle,

Et je lui dis : « Pardon, pardon, mademoiselle ;

Ce baiser, croyez-moi, car je ne mens jamais,

N’est point d’un libertin ou d’un étourdi, mais,

Si vous le voulez bien, sera de fiançailles.

Je reviendrai, si le permettent les batailles,

Chercher gage d’amour que je vous ai laissé. »

« Soit ! dit-elle en-riant. – Adieu ! mon fiancé. »

Elle me releva ; puis de sa main mignonne

M’envoyant un baiser : « Allez, on vous pardonne,

« Dit-elle, et revenez bientôt, bel inconnu ! » –

Et je partis.

LA MARQUISE, tristement,

Et vous, n’êtes pas revenu ?

LE COMTE.

Mon Dieu ! non. Mais pourquoi ? je ne sais trop moi-même.

Je me suis dit : Est-il possible qu’elle m’aime

Cette enfant que je vis un instant ? Pour ma part

L’aimais-je ? J’hésitais. J’arriverais trop tard,

Peut-être pour trouver ma belle jeune fille

Aimant quelque autre, aimée et mère de famille ?

Et puis ce vain propos d’un fou, dit en passant,

Sans doute avait glissé sur elle, lui laissant

Un mignon souvenir, une douce pensée.

Et puis, la trouverais-je où je l’avais laissée ?

M’étais-je pas trompé ? Ne valait-il pas mieux

Garder ce souvenir lointain, frais et joyeux,

La voir toujours telle que je me l’étais peinte,

Et ne point revenir et la revoir, de crainte

De ne trouver, hélas ! Que désillusion ?

Mais il m’en est resté comme une obsession,

Une vague tristesse au cœur, et comme un doute

D’un bonheur coudoyé, mais laissé sur ma route.

LA MARQUISE, avec des sanglots dans la voix.

Elle l’aurait peut-être aimé, cet inconnu ?

Dieu seul le sait ! mais vous n’êtes point revenu.

LE COMTE.

Marquise, aurais-je donc commis un si grand crime ?

LA MARQUISE

Ne me disiez-vous point, tout à l’heure : « J’estime

Que l’homme est comme un fruit que Dieu sépare en deux.

Il marche par le monde ; et, pour qu’il soit heureux,

Il faut qu’il ait trouvé, dans sa course incertaine,

L’autre moitié de lui ; mais le hasard le mène ;

Le hasard est aveugle et seul conduit ses pas ;

Aussi, presque toujours, il ne la trouve pas.

Pourtant, quand d’aventure il la rencontre, il aime.

Et vous étiez, je crois, la moitié de moi-même

Que Dieu me destinait et que je cherchais, mais

Je ne vous trouvai pas, et je n’aimai jamais.

Puis voilà qu’aujourd’hui, nos routes terminées,

Le sort unit, trop tard, nos vieilles destinées. »

Trop tard, hélas, car vous n’êtes pas revenu !

LE COMTE.

Marquise, vous pleurez !...

LA MARQUISE.

Ce n’est rien, j’ai connu

La pauvre fille dont vous parliez tout à l’heure ;

Ce récit m’attrista ; voilà pourquoi je pleure.

Ce n’est rien.

LE COMTE.

L’enfant qui jadis reçut ma foi,

Marquise, c’était vous !

LA MARQUISE.

Eh bien ! oui, c’était moi...

Le comte se met à genoux et lui baise la main. Il est très ému.

LA MARQUISE, après un moment de silence.

Allons, n’y pensons plus ; il est un temps aux roses.

Notre vieux front pâli n’est plus fait pour ces choses.

Rirait bien qui pourrait nous voir en ce moment !

Relevez-vous ; et pour finir ce vieux roman,

Souvenir du passé qui n’est plus de notre âge,

Tenez, comte, je vais vous rendre votre gage ;

Je ne suis plus fillette et j’ai le droit d’oser.

Elle l’embrasse sur le front. Puis, avec un sourire triste.

Mais il a bien vieilli, votre pauvre baiser !


[1] Gustave Flaubert.

PDF