Femmes et pirates (Adolphe D’ENNERY - Eugène CORMON)

Vaudeville en deux actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 18 mars 1838.

 

Personnages

 

COLIBOT

PIERRE

UN CHEF DE PIRATES

UN PIRATE

UN PÊCHEUR

MAADAME COLIBOT

MARIE

THÉRÈSE

LOUISE

CATHERINE

JEANNETTE

CHRISTINE

PÊCHEURS

PIRATES

FEMMES DE PÊCHEURS

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un village sur les côtes de la Méditerranée. Au fond, la mer, des rochers, des Barques, des filets. À droite et à gauche, les maisons habitées par les pêcheurs.

 

 

Scène première

 

MARIE, seule

 

Elle sort de la maison de Colibot et va au fond regarder si personne ne vient ; puis elle redescend sur l’avant-scène. 

Ma tante ne revient pas, mon oncle est au chantier, je suis toute, seule. ; voyez pourtant comme il me serait facile de désobéir à ces deux, vénérables parents, en profitant de leur absence pour voir Pierre, ce pauvre Pierre qu’ils me défendent d’aimer et d’écouter à cause qu’ils sont riches et qu’il est pauvre ! Je ne comprends pas qu’ils puissent lui en vouloir pour ça ; je suis sûre qu’il ne demanderait pas mieux que d’être riche. Dieu ! que les parents sont tyranniques !

Air du Premier prix.

Ils ont tous l’âme intéressée ;

Mais c’qu’est surtout l’ plus désolant,
C’est d’ penser qu’on est menacée
De perdre son unique amant.
De c’ malheur pour qu’on la préserve,
Une fill’ sag’ devrait tenir
Quéqu’ p’tits amoureux en réserve,
Faut toujours penser à l’avenir !

Allons, il faut rentrer puisqu’il ne vient pas.

On entend au loin un chant qui se rapproche peu à peu, Marie, prête à rentrer, s’arrête.

PIERRE, dans la coulisse.

Air : N’es-tu pas ma fiancée ?

Une barque, une chaumière
Sont les trésors du pêcheur ;
Quand on s’aime, sur la terre
Faut-il plus pour le bonheur ?
Bonne nacelle, Femme fidèle,
Notre richesse, la voilà !
Le bonheur est là !
Ah ! ah ! ah !

À la fin de ce couplet, Pierre paraît au fond sur les rochers avec un aviron et des filets sur l’épaule.

 

 

Scène II

 

PIERRE, MARIE

 

MARIE.

Le voilà ! ah ! vite, rentrons.

PIERRE, de loin.

Marie !

MARIE, s’arrêtant à la porte.

Ah ! bah ! rien qu’un regard, et je rentre tout de suite.

PIERRE.

Est-ce que votre tante est à la Maison ?

Elle fait signe que non.

Vous êtes donc seule ?

Elle fait signe que oui.

Ah ben ! alors que craignons-nous ? nous pouvons nous parler.

Il dépose à terre son aviron et ses filets.

MARIE, à part.

Nous parler ! on me l’a défendu ; mais j’y songe, écouter, ce n’est pas répondre ; je l’écoute un instant et je rentre tout de suite.

PIERRE, se rapprochant.

Marie, je vous vois peut-être aujourd’hui pour la dernière fois.

MARIE, à part.

Ô mon Dieu !

PIERRE.

Il fallait renoncer à vous ou trouver un moyen de faire fortune ; eh bien, je l’ai trouvé ce moyen.

MARIE, vivement.

Oh ! quel bonheur !

À part.

Oh ! là, là, il me semble que j’ai répondu.

PIERRE.

Oui, et j’espère ayant peu revenir, dans ce village avec de l’or et peut-être plus, avec des épaulettes ! Ne m’approuvez-vous pas, dites, Marie ? répondez-moi donc !

MARIE, à part.

Puisque j’ai déjà répondu une fois, je puis bien encore... Allons, un mot, un petit mot ; et je rentre de suite.

Haut.

Oui, Pierre, qui certainement je vous approuve, et je ferai des vœux pour que vous reveniez le plus vite possible ; mais dites-moi donc votre projet ?

PIERRE.

Vous savez que le gouvernement a pris des mesures pour disperser les pirates qui infestent nos côtes ?

MARIE.

Oui ; eh bien ?

PIERRE.

Il a fait armer plusieurs bâtiments pour aller à leur poursuite, et ‘c’est sur un de ces bâtiments que dès demain je prétends m’engager ; fils de pilote, pilot moi-même, je connais nos côtes mieux que personne, je me rends utile, je me distingue.

MARIE.

C’est vrai.

PIERRE.

J’avance rapidement.

MARIE.

Très bien !

PIERRE.

Et j’obtiens au premier combat...

MARIE.

Une épaulette.

PIERRE.

Deux épaulettes !

MARIE.

Trois épaulettes.

PIERRE.

Non, jamais plus de deux.

MARIE.

Bah ! pourquoi ? Ah ! oui, c’est juste ; mais dans tout cela vous ne me parlez pas des dangers que vous allez courir.

PIERRE.

Des dangers ! mais dans notre état de pêcheur, ne sommes-nous pas accoutumés à lutter sans cesse contre là mort ?

MARIE.

Oui, mais contre le canon des pirates ?

PIERRE.

Eh bien ! ce n’est qu’une chance de plus. Ne puis-je pas m’y exposer, puisque je vous aime et que vous m’aimez ?

MARIE.

Air de l’Idée du mari.

Mon Dieu, notre espérance
Est dans vous en ce jour ;
Soutenez sa vaillance,
Protégez notre amour.

PIERRE.

Ton souvenir, Marie,
Doublera mon ardeur.

MARIE.

Auprès de voire amie
Vous attend le bonheur.

ENSEMBLE.

Du courage ! (bis.)
Et bientôt le bonheur viendra !
Du courage !
Tout nous présage
Que l’amour { vous } récompens’ra.
                    { me    }

À la fin de cet ensemble, on entend un grand bruit de voixdans la coulisse.

MARIE, allant regarder.

C’est ma tante qui revient du marché. Adieu, Pierre, bon espoir, bon courage ; pensez toujours à moi qui ne vous oublie pas ; surtout, monsieur, prenez bien garde aux balles, aux boulets et à la colère de ma tante. Ah ! mon Dieu ! comme j’en dis, moi qui ne devais plus lui parler.

PIERRE.

Je vous reverrai avant de partir ?

MARIE.

Oh ! oui, je vous le promets.

Elle rentre dans la maison à droite ; Pierre va reprendre ses filets.

 

 

Scène III

 

PIERRE, MADAME COLIBOT, THÉRÈSE, LOUISE, CATHERINE, JEANNETTE

 

CHŒUR.

Air : Mon Dieu, pour un vieillard.

Du marché qui vient de finir
Lorsque l’on rapporte au village
De bons écus, dans le ménage
C’est tout bonheur et tout plaisir.

Mme Colibot et toutes des autres femmes portent de petites hottes qu’elles ôtent à la fin du chœur, et qu’elles déposent à la porte de chez elles.

MADAME COLIBOT.

J’espère que Colibot sera content.

Elle fait sonner sa poche.

Le marché a été bon, et quand mon cher mari entend ce bruit-là dans ma poche, il devient gentil, que c’est à ne pas croire.

THÉRÈSE.

C’est comme le mien, de brutal qu’il est toujours, ça le rend doux comme une anguille.

LOUISE.

Et le mien donc ?

THÉRÈSE.

Ma petite femme par ci.

LOUISE.

Ma grosse poule par-là.

MADAME COLIBOT.

Ah ! que t’as des beaux yeux !

THÉRÈSE.

Que t’as un joli pied !

CATHERINE.

Et cent autres choses...

MADAME COLIBOT.

Dont les monstres s’aperçoivent après dix ans de mariage.

THÉRÈSE.

Dix ans de mariage ! Bon pour vous qui êtes notre ancienne.

LOUISE.

C’est égal, il faut convenir que les jours de marché sont bon agréables dans nos ménages.

CATHERINE.

Malheureusement il n’y a marché que tous quinze jours.

MADAME COLIBOT.

Et il faut encore en rabattre ceux où on rie vend rien.

CLAIRETTE.

Qu’ont-elles donc à se plaindre toujours ces deux-là ? Je ne sais pas comment ça se fait ; mais il n’y a pas de jours ou mon mari m’aime moins.

AGATHE.

Ça viendra avec le temps, disent les vieilles.

CLAIRETTE.

Les vieilles radotent, d’abord parce qu’elles sont vieilles, et puis parce qu’elles sont jalouses des jeunes.

AGATHE.

Moi d’abord, je veux toujours rester jeune.

CLAIRETTE.

Et moi aussi, je suis sûre qu’en le voulant bien ça doit être facile.

MADAME COLIBOT, à Pierre.

Tiens, te voilà par ici ? Pourquoi donc n’es-tu pas à travailler avec les autres ?

PIERRE.

À quoi donc ? à ces deux bâtiments qu’ils équipent pour donner la chasse aux pirates ? Çà ne me regarde pas. Je n’ai qu’une pauvre cabane et une méchante chaloupe, on ne me prendra pas ça.

MADAME COLIBOT.

Vilain égoïste. !

PIERRE.

Ah ! si j’avais une femme, un ménage...

MADAME COLIBOT.

Oui, Oui, si on t’avait donné Marie ; un frais mariage que ça aurait fait !

PIERRE.

Avec ces bras-là, voyez-vous, Marie n’aurait jamais manqué de rien.

MADAME COLIBOT.

C’est bon, c’est bons en v’là assez ! 

PIERRE, à part.

Je l’obtiendrai malgré vous.

LES FEMMES, qui regardaient dans la coulisse.

Ah ! les voilà, les voilà !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, COLIBOT, PÊCHEURS

 

CHŒUR DES HOMMES.

Air : Le jeu, le vin.

Amis, amis, notre tâche est finie,
Et désormais nous pêch’rons sans danger : 
Nos deux vaisseaux et leur artillerie
Seront toujours prêts à nous protéger.

COLIBOT.

Approchez, femmes de toutes les conditions et de tous les âges, jeunes et jolies, vieilles et laides ; approchez, mes petites cailles. Eh bien, madame Colibot, j’ai dit jeunes et vieilles, belles et laides, il me semble que vous devez vous reconnaître dans une de ces catégories-là.

MADAME COLIBOT.

C’est bon ; qu’est-ce que vous voulez ?

COLIBOT.

Approchez, vous dis-je, plus près que ça, chacune à côté de son chacun. Bravo ! Maintenant, déposez sur les joues roses de vos époux un chaste baiser.

MADAME COLIBOT.

Un baiser ! et pourquoi faire ?

COLIBOT.

Pour faire plaisir, donc ! Une, deux, et surtout de l’ensemble ; une, deux, trois !

Les femmes embrassent leurs maris.

Ah ! mauvais ! ça m’a écorché les oreilles ; recommençons ça, ah ! chut ! Dites donc, vous, la petite, là-bas, ici, la petite, là-bas ?

La femme approche.

Vous ne savez pas donner un baiser, ma chère ; vous faites comme çà,

Il l’embrasse du bout des lèvres.

on fait comme ça.

Il l’embrasse très fort.

Retournez vers votre époux et faites son bonheur. Attention ! une, deux, trois !

Les femmes embrassent leurs maris.

Ah ! bravo ! ah ! parfait ! ah ! le beau feu de peloton ! Recommençons ça.

MADAME COLIBOT.

Du tout, du tout ! il faut avant nous expliquer ce que ça veut dire.

COLIBOT.

Ça veut dire que nos deux bâtiments sont équipés, armés, prêts à filer, trois nœuds à l’heure, et que si les pirates ont l’audace de se présenter dans nos parages, on te vous leur en flanquera une soignée !

Air des Flambards.

Le pêcheur,
Le vrai pêcheur,
Le brav’ pêcheur
Est un charmant être.
Pour l’amour et pour la valeur,
Il n’a jamais trouvé son maître :
Il sait, avec le mêm’ bonheur,
Vaincre un enn’mi z’ou prendre un cœur.
À ce gaillard-là rien n’échappe, 
Tout ce qu’il amorce il l’attrape,
Et des qu’il a j’té son filet, (bis.)
Il pêche, il pêche et n’ manqu’ pas son objet.

CHŒUR.

Il pêche, etc.

Ils dansent.

COLIBOT.

Deuxième couplet.

Le pêcheur,
Le vrai pêcheur,
Le brav’ pêcheur
Est chéri du sexe :
Pas d’ beautés dont’ i’ n’ soit vainqueur,
Et pas de mari qu’il ne vexe !
Cupidon même, ce dieu malin,
Auprès de lui n’est qu’un bambin.
Dès qu’il signale une fillette.
Petite ou grand’, blonde ou brunette,
Sur elle il lance son filet !...
Il pêche, il pêche et n’ manqu’ pas son objet.

CHŒUR.

Il pêche, il pêche, etc.

Ils dansent. À la fin du morceau, on voit Pierre qui paraît sur un rocher et Marie qui ressort de ta maison de Colibot.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, PIERRE, MARIE, sortant de la maison à droite

 

PIERRE.

Une voile à la mer !

COLIBOT.

Quel pavillon ?

PIERRE.

Ah ! dam ! on ne distingue pas très bien c’est, presque à l’horizon ! Attendez, pavillon rouge et un croissant !

TOUS.

C’est un pirate !

COLIBOT.

Ah ! diable ! un pirate ! en es-tu bien sûr ?

UN PÊCHEUR, qui a pris la longue-vue.

Oui, oui, c’est bien un pirate !

MARIE.

Ah ! mon Dieu ! qu’allons-nous devenir, s’il fait une descente de ce côté ?

THÉRÈSE.

C’est fini, nous sommes perdues !

PIERRE, aux pêcheurs.

Voilà une occasion toute trouvée d’essayer vos deux bâtiments et de faire jouer leurs batteries ; mettez à la voile !

TOUS LES HOMMES.

À la voile !

COLIBOT.

J’aime à entendre ces mâles élans d’une noble énergie.

MADAME COLIBOT.

Mais vous ne serez pas en force !

MARIE.

Vous vous ferez massacrer !

COLIBOT.

Tant mieux ! c’est le devoir d’un brave ! Quand le pays l’ordonne, il doit se faire couper par petits morceaux, le brave !

LES FEMMES.

Ne partez pas ! ne partez pas !

COLIBOT.

Femmes, cessez vos plaintes déchirantes, et buvez ves larmes. À la voile !

TOUS LES HOMMES.

À la voile !

Fausse sortie.

MADAME COLIBOT, les retenant.

Eh bien ! puisque rien ne peut vous, toucher, enlevez-nous !

LES FEMMES.

Oh ! oui, enlevez-nous !

COLIBOT.

Et pourquoi faire ?

MADAME COLIBOT.

Pendant que vous faisiez vos préparatifs, nous faisions aussi les nôtres pour vous, suivre en qualité de mousses.

COLIBOT.

Ah ! pas possible !

LOUISE.

Plutôt la, mort que de nous séparer de nos maris !

COLIBOT.

Oh ! très bien ! oh ! le mouvement est joli !

À part.

Elles sont insupportables ! comment nous en débarrasser ? Ah !...

Haut.

Écoutez, mères, veuves, filles et épouses, je suis subjugué, entraîné ; nous sommes tous entraînés et subjugués, et nous vous enlevons ! Tu m’aideras, petit !

TOUTES.

Bravo ! bravo !...

COLIBOT.

Mais avant le départ, que chacune prépare à son chacun une collation, là en plein air, sur le sol de la patrie. Allez !

CATHERINE.

Oui, allons préparer tout ce qu’il nous faut, et puis, en route !

TOUS.

En route !

Air de Doche.

Jurons, jurons !
Que sans craint’ nous marcherons
Pour chasser les pirates
Et pour protéger nos pénates,
En bons lurons,
Nous combattrons.

TOUS.

Jurons, jurons, etc.

À la fin du chœur, toutes les femmes rentrent chez elles, ; et les hommes restent en scène.

 

 

Scène VI

 

COLIBOT, PIERRE, LES PÊCHEURS

 

COLIBOT.

Oui, oui, allez, femmes héroïques, allez vous préparer à rester bien tranquillement chez vous ;

PIERRE.

Comment, vous ne les enlevez donc pas ?

COLIBOT.

Du tout, c’est une ruse pour nous en dépêtrer : mais ça n’aurait jamais fini ; les pleurades, les embrassades...Les pleurades, ça m’est égal ; mais les embrassades, ça devient monotone,  vue prise de Mme Colibot. Partons !

TOUS.

Partons !

PIERRE.

Un instant ! vous partez sans savoir qui vous commandera ?

COLIBOT.

C’est juste ! faut nommer un capitaine et un second. Le capitaine en premier, le second en second. Qui choisirons-nous ?

UN PÊCHEUR.

Le plus ancien ; toi, Colibot !

COLIBOT.

Moi, capitaine ! Mes amis, voilà une nomination qui me flatte infiniment ! j’accepterais avec joie ce poste dangereux, mais j’en aimé mieux un autre qui le soit moins.

PIERRE, à part.

Si j’osais me mettre à leur tête !

Haut.

Voulez-vous avoir confiance en moi ? Je connais la côte mieux que vous tous, et j’ai servi sur des bâtiments de guerre !

COLIBOT.

Je te donne ma voix.

TOUS.

Moi aussi, moi aussi.

COLIBOT.

Mais avec nous il ne s’agit pas de caponner ! Vaincre ou mourir, c’est notre devise !

Air de Fra-Diavolo.

À bord avec mystère
Rendons-nous à l’instant.

PIERRE.

Et de moi, je l’espère,
Chacun sera content.

Chaque pêcheur va regarder si sa femme ne vient pas.

COLIBOT, à part, pendant que la musique continue.

Adieu donc, ma petite torque, ma petite cabane, mes charmants filets ! adieu tout ! Ah ! et Mme Colibot que j’oubliais ! adieu, ô madame Colibot ! si nous périssons et que je ne te revoie plus, je sens que j’en mourrai de chagrin.

TOUS, à voix basse.

À bord avec mystère
Rendons-nous à l’instant.
De notre chef, j’espère,
Chacun sera content.

Tous les pêcheurs s’éloignent ; Colibot reste le dernier, il s’arrête au moment de sortir.

 

 

Scène VII

 

COLIBOT, seul

 

Oh ! une crampe ! une faiblesse ! Oh ! deux crampés ! deux faiblesses ! Dieu de Dieu ! le fémur de droite et l’idem de gauche ! Impossible de me mouvoir : je crois que je prends racine. Oui ; mais pendant ce temps-là, ils vont, ils vont toujours ; ils sont capables de s’embarquer sans moi. Après tout ; ça ne ferait jamais qu’un brave de moins, et encore ; et encore ! tandis qu’ici un homme de plus c’est quelque chose ! Mais s’ils allaient me soupçonner de lâcheté ! Diable ! diable ! j’ai envie... Oh ! troisième faiblesse ! Décidément je me dévoue ; je reste pour défendre le toit révéré de mes ancêtres : cette charmante bicoque que je me suis bâtie, moi-même. Chut ! voilà l’autre sexe ; si elles me voient, elles prendront l’alarme, empêcheront le départ et nous arracheront notre courage. Je vas me dérober dans là niche de mon chien, que j’ai construite juste à ma taille ; et à mon usage en cas d’événements.

Il se glisse dans la niche.

La vaillance est une belle chose ! mais la prudence donc ! la prudence est le cachet de la vaillance !

 

 

Scène VIII

 

COLIBOT, dans la niche, MADAME COLIBOT sortant de chez elle avec MARIE, qui lui aide à porter une table, THÉRÈSE, LOUISE, CATHERINE, JEANNETTE

 

Même jeu pour toutes les femmes.

MADAME COLIBOT.

Voilà peut-être le dernier repas que je prendrai avec ton pauvre oncle !

MARIE.

M’emmènerez-vous, ma tante ?

MADAME COLIBOT.

Certainement ; que ferais-tu, toute seule ? Ah çà ! mais où sont-ils donc ? Dites donc ; madame Landuriau, avez-vous vu mon homme ?

THÉRÈSE.

Non, ma foi ; et le mien, savez-vous où il est ?

MADAME COLIBOT.

Pas davantage ! Est-ce qu’ils auraient osé partir sans nous ?

THÉRÈSE.

Je suis sûre que non.

MADAME COLIBOT.

Colibot ne risquerait rien, par exemple !

COLIBOT, sortant un peu de sa niche.

Je crois que je puis me montrer.

THÉRÈSE.

En tout cas, ce n’est pas Colibot qui serait parti le premier. On sait qu’il n’est pas très vaillant.

MADAME COLIBOT.

Lui ! Apprenez que si jamais il faisait une lâcheté, je ne suis qu’une femme ; mais il aurait affaire à moi !

COLIBOT.

Rentrons vivement.

LOUISE, au fond.

Regardez donc, voisines, voilà un des vaisseaux qui s’éloigne de la côte.

MADAME COLIBOT.

Serait-il possible ! Ah ! les monstres ! ils sont partis ! quand je vous le disais !

Air.

Ils partent malgré leur promesse,
Nous laissant seules, sans appui,
Voilà comm’ de notre tendresse
Ils nous récompens’nt aujourd’hui !

MARIE.

Ma tante, c’est Pierre qui commande !

THÉRÈSE.

Oui ; mais je ne vois pas Colibot.

MADAME COLIBOT.

Comment vous ne le voyez pas ?

COLIBOT, à part.

Il y a de bonnes raisons pour ça.

MADAME COLIBOT.

Près de la barre, un grand, laid...

COLIBOT, à part.

Laid ! Je parie neuf francs qu’elle se trompe, et que ce n’est pas moi.

MARIE.

Avec tout ça, les voilà partis, et Pierre avec eux.

THÉRÈSE.

Si nous courions sur la jetée leur faire des signaux de détresse...

LOUISE.

Ils se décideraient peut-être à revenir.

MARIE.

Ah ! oui, bonne idée !

TOUTES.

Ils partent malgré leur promesse, etc.

Elles sortent.

 

 

Scène IX

 

COLIBOT, seul, et sortant peu à peu de sa niche

 

Profitons de leur absence pour respirer un peu à notre aise ; car, vrai, on n’est pas bien là-dedans.

Il flaire autour de lui.

C’est singulier comme l’air me semble parfumé ! Voyez-vous. cet accès de courage qui vient de prendre à Mme Colibot ! j’ai joliment bien fait de ne pas me montrer de suite ! Décidément il y a quelque chose dans l’air !

Il flaire encore et regarde autour de lui ; apercevant la table qui est à la porte.

Ah ! voilà ce qu’il y a dans l’air, des charmants petits pieds de cochon ! Ah ! madame Colibot, vous me prenez par mon faible, chère amie !

Il se met à manger.

Voilà une preuve d’amour que je goûte et que je trouve délicieuse ; avec ça que je suis à jeun ! Et des salicoques toutes fraîches ! autre-preuve d’amour que je goûte encore.

Il mange.

Il paraît qu’on avait préparé à chacun de nous des petites surprises. Voyons donc si nos voisines aiment leurs maris autant que Mme Colibot aime le sien !

Il s’approche successivement de chaque table.

Des artichauts à la poivrade ! ah ! j’en goûte.

Il passe à une autre table.

Des pommes de terre 6ous la cendre ! j’en goûte ; des cornichons au naturel, des carottes à la tartare ! j’en goûte, j’en goûte énormément.

Il revient sur l’avant-scène.

Allons, allons, je suis satisfait des sentiments de ces dames pour ces messieurs. Songeons maintenant, à notre chère moitié.

Il regarde au fond.

La voilà qui revient par ici avec les autres moitiés. Attendons qu’elle soit seule pour l’aborder ; c’est plus prudent.

Il retourne à sa niche et cherche à y rentrer.

Ah ! diable ! impossible d’avancer davantage ; il paraît que j’ai pris de l’embonpoint depuis tout à l’heure. Non, c’est le dîner qui ne passe pas ; me voilà dans une jolie situation ! Si Mme Colibot me trouve ; là, je suis un homme perdu, déshonoré et peut-être souffleté !

 

 

Scène X

 

COLIBOT, MARIE, JEANNETTE

 

MARIE.

Ils s’éloignent sans faire attention à nos signaux !

JEANNETTE.

Nous sommes bien bonnes de nous désoler ; ils n’en valent pas la peine,

MARIE.

Pierre lui-même m’a bien vue, mais il ne m’a pas répondu.

JEANNETTE.

Patience, nous prendrons notre revanche quand ils reviendront.

MARIE.

Maintenant, qu’il est sur œ maudit vaisseau, je donnerais tout au monde pour y être avec lui.

JEANNETTE.

Tiens, Marie, fais comme moi, prends ton parti et n’y pensons plus.

Elles causent.

COLIBOT.

C’est ma nièce et ma filleule ; heureusement elles sont seules !

MARIE.

Oh ! quelle idée ! si on pouvait... avec un peu d’audace...

Elle parle à Jeannette.

COLIBOT.

Marie ! Jeannette !

MARIE.

Qui nous appelle ?

COLIBOT.

Par ici ! par ici !

MARIE.

Mon oncle ! comment dans la niche au chien ! Que faites-vous donc là ?

COLIBOT.

Je cours rejoindre nos amis,

MARIE,

Et ma tante qui vous croit avec eux !

JEANNETTE.

Ah ! ben ! vous ne risquez rien !

COLIBOT.

Je me suis dit : Si je pars, que le pays soit désert, qui est-ce qui défendra la maison contre les voleurs ?

MARIE.

Mais quand il n’y a personne, il n’y a pas de voleurs.

COLIBOT.

On croit ça ; c’est une erreur populaire.

Il sort de la niche entièrement.

Tâchez de calmer mon épouse.

MARIE.

Vous allez passer pour un...

COLIBOT.

Tu crois ? on est si méchant au village !

MARIE.

Ma tante sera furieuse !

COLIBOT.

Calme-la, je t’en conjure, et je consentirai à ton mariage avec Pierre.

MARIE.

Bien vrai ?

COLIBOT.

Je le jure.

MARIE.

Cachez-vous.

COLIBOT.

Ou ça ?

MARIE.

Où vous étiez !

COLIBOT, montrant son ventre.

La nature s’y refusé.

MARIE.

Eh bien !... dans ce tonneau.

COLIBOT.

Il est plein d’eau.

MARIE.

C’est pour ça... j’ai mon projet...

COLIBOT.

Le projet de noyer ton oncle ?

MARIE.

Oui, mon oncle, pour vous sauver il faut que je vous noie.

COLIBOT.

Après dîner le bain est dangereux.

JEANNETTE.

Dépêchez-vous, on vient...

MARIE.

Vite dans le tonneau...

COLIBOT, y entrant.

Ne m’y laisse pas trop longtemps.

 

 

Scène XI

 

COLIBOT, MARIE, MADAME COLIBOT, THÉRÈSE, LOUISE, CATHERINE, JEANNETTE

 

TOUTES.

Air : Quadrille des Échos (Musard).

Hélas ils sont partis !
Nous n’avons plus d’ maris !
Pour nous quel triste sort !
Il vaudrait mieux la mort.

MADAME COLIBOT.

S’éloigner ainsi d’ sa femme.

LOUISE.

Sans l’embrasser !... c’est infâme !

MADAME COLIBOT.

Qui nous vengera
De ces monstres-là !

CHŒUR.

Hélas ! ils sont partis, etc.

MARIE.

Au lieu de gémir vous feriez bien mieux de courir après eux.

MADAME COLIBOT.

Courir sur la mer !

MARIE.

N’avez-vous pas le second bâtiment ?

Ici Colibot sort la tête de son tonneau et écoute.

MADAME COLIBOT.

La belle avance !

MARIE.

Vous vouliez suivre vos maris en qualité de mousses, courez après eux comme ils courent après le pirate, et forcez-les de vous recevoir abord.

MADAME COLIBOT.

Au fait !... voyez-vous leur surprise ?

THÉRÈSE.

Oui ; mais qui commandera la manœuvre ?

LOUISE.

Et qui tiendra le gouvernail ?

MARIE.

J’ai de quoi vous tirer d’embarras.

THÉRÈSE.

Quoi donc ?... l’art du bon pilote ?

MARIE.

Mieux que ça, un homme.

TOUTES.

Un homme !

COLIBOT, sortant doucement de son tonneau.

Je saisis sa pensée.

MARIE.

Oui, un brave qui n’a pas voulu vous abandonner et qui est revenu à la nage. Mon oncle enfin...

TOUTES.

Colibot !...

COLIBOT.

Présent !

Il est tout mouillé.

CHŒUR.

Air.

Quel trait de courage !
Bravant le danger,
Rev’nir àl a nage
Pour nous protéger !

MADAME COLIBOT.

Oh ! comme le voilà fait !... pauvre bichon !

COLIBOT, grelottant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

MADAME COLIBOT.

Es tu es revenu à la nage, mon chéri ?

COLIBOT.

Un peu !... j’ai rencontré trois requins ! Dieu ! comme ça mouille, l’eau !

THÉRÈSE.

Ainsi donc, c’est vous qui allez nous conduire ?

COLIBOT.

Vous conduire !...

À part.

Ah çà ! mais autant valait partir avec les amis, ce sont des hommes et il y a moins de danger.

THÉRÈSE.

Eh bien ! vous ne répondez pas ?

MARIE, à part et en observant Colibot.

Est-ce que la peur le retiendrait encore ?

Haut et en prenant une bouteille et un verre.

Tenez, mon oncle, une goutte de rhum pour vous réchauffer.

Elle verse et Colibot boit.

THÉRÈSE.

Mais si le pirate vient tomber sur notre bâtiment ?

COLIBOT.

Elle a raison la grande là bas, si le pirate...

MARIE, versant.

Bavez donc, mon oncle.

Il boit.

LOUISE.

Et s’il vient un orage ? moi d’abord, quand il tonne, je ne suis plus bonne à rien.

COLIBOT.

Encore une qui a raison, si l’orage...

MARIE, versant.

Encore un peu, mon oncle.

Il boit.

Le pirate ? on l’évitera. L’orage ? on le laissera passer. D’ailleurs mon courageux oncle répond de vous. N’est-ce pas, mon oncle ?

COLIBOT, grelottant et présentant son verre.

Ah ! ah ! ah|

MARIE, versant.

Buvez, mon oncle, buvez.

Il boit.

Eh bien ? qu’en dites-vous maintenant ?... N’est-ce pas qu’il n’y a pas de danger ?

COLIBOT.

C’est singulier, je n’envois-plus le moindre danger.

À Marie.

Donne-moi la bouteille... avant la nuit, nous les aurons rejoints.

Il boit.

TOUTES.

Quel bonheur !

MARIE, à part.

Je reverrai donc Pierre !

COLIBOT.

Mais point de femmes à bord !... je ne veux que des matelots !

THÉRÈSE.

Nous serons les vôtres.

MADAME COLIBOT.

Hein ? vous qui doutiez de la valeur de mon mari !

COLIBOT.

Je suis plein de valeur ! il y en avait joliment dans la bouteille, de la valeur.

Il la retourne, elle est vide.

TOUTES.

Vive Colibot !

COLIBOT, élevant la voix.

Matelots !... vous me reconnaîtrez pour votre capitaine ! ou bien je me ferai reconnaître moi-même et gare là-dessous !

TOUTES.

Vive notre capitaine !

COLIBOT.

Très bien !... au vaisseau !

TOUTES.

Au vaisseau !

Air du Serment.

Vite, en route,
Est-il rien qui coûte
Pour revoir son mari !
Son p’tit mari chéri !
À leur poursuite
Courons tout’s bien vite ;
Et bientôt sa valeur
Nous rendra le bonheur...

COLIBOT.

Pour vous, mes p’tit’s chattes,
Comme il serait beau,
Si des gueux, d’ pirates
Nous prenions l’ vaisseau.
J’ me sens un courage !...

MADAME COLIBOT.

Ne vous vantez pas...
J’ sais dans not’ ménage
C’ que ça m’ présage, hélas !

COLIBOT, parlant.

Vous me calomniez, madame Colibot !... dans-ces moments-là, je me sens capable de tout... rien ne m’effraie... embrassez-moi !

Elle lui donne un soufflet.

CHŒUR.

Vite, en route, etc.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente le pont d’un navire. Les voiles sont pliées ; il fait nuit.

 

 

Scène première

 

MARIE, MADAME COLIBOT, THÉRÈSE, LOUISE, CATHERINE, JEANNETTE

 

Elles sont vêtues en matelots. Les unes sont debout, les autres sont couchées à terre.

MARIE.

Air : Adieu, mon beau navire.

Incline ta mâture,
Vite, glisse sur l’eau :
Donne au vent ta voilure,
File, mon beau vaisseau !
Bientôt, brave équipage,
Le jour se lèvera ;
Avec lui, je le gage,
L’espoir-vous reviendra.
Nous, verrons les perfides
Qui causent nos sanglots,
Qui de femmes timides
Ont fait des matelots.

CHŒUR.

Incline ta mâture, etc.

MADAME COLIBOT.

Avec tout ça, voilà près de deux heures que nous sommes en panne, sans avoir pu rejoindre ces messieurs.

THÉRÈSE.

Mais ou sommes-nous maintenant ?

JEANNETTE.

Colibot nous le dira, c’est lui qui s’est chargé de nous gouverner.

MADAME COLIBOT.

Il faut l’interroger.

MARIE.

Mon oncle !... monsieur Colibot !...

MADAME COLIBOT.

Comment !... il ne répond pas !

MARIE.

Se serait-il endormi ?

MADAME COLIBOT.

C’est impossible !... Colibot !... Colibot !...

 

 

Scène II

 

MARIE, MADAME COLIBOT, THÉRÈSE, LOUISE, CATHERINE, JEANNETTE, COLIBOT se réveillant ; il était couché près d’un mât

 

COLIBOT.

Eh bien ?... qu’est-ce ?... qu’y a t-il ?

MADAME COLIBOT.

Où sommes-nous ?

COLIBOT, bâillant.

Ouah !... où nous-sommes ?... au fait !... c’est vrai... où sommes-nous donc ?... ça ne ressemble pas à notre cabane.

MARIE.

Comment, mon oncle. Vous avez dormi ?

COLIBOT.

Et pourquoi donc faire que là nuit aurait été inventée ?

MADAME COLIBOT, bousculant son mari.

Mais, gros débonnaire, rappelez-vous donc que nous sommes sur le navire.

JEANNETTE.

À la recherche de nos maris !

THÉRÈSE.

Que vous vous êtes chargé de nous conduire, et que maintenant...

COLIBOT.

Attendez... ça me revient... oui... oui... je me suis embarqué... je vous ai conduites, et je me suis endormi... c’est le courage que ma nièce m’a versé qu’est cause de ça.

MADAME COLIBOT.

Mais alors nous sommes perdues !

COLIBOT.

Du tout !... vous n’êtes qu’égarées... on peut se retrouver.

MADAME COLIBOT.

Vous êtes un misérable, et je ne sais ce quinine retient de vous, jeter à la mer.

COLIBOT.

Ce qui vous retient, tendre épouse, c’est l’innocence de votre mari et ses charmes dont vous vous priveriez en l’offrant à déjeuner aux requins et autres baleines !

MADAME COLIBOT.

Imbécile !

COLIBOT.

J’aime mieux ; ça.

MARIE.

Mais il faut-réveiller nos compagnons... et aviser au parti qui nous reste à prendre.

Marie tire un coup de pistolet.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, TOUTES LES FEMMES, vêtues de même en matelots

 

CHŒUR.

Air : Quadrille danois.

Réveillons-nous,
Accourons-tous,
Au signal du maître :
Il faut paraître
Sans murmurer,
Prêts à manœuvrer.

MARIE.

Mes bonnes amies, nous avons la douleur de vous annoncer que nous ne savons plus où nous sommes.

TOUTES.

Ah !

MADAME COLIBOT.

Sans doute, puisque mon mari, qui n’est bon à rien s’est endormi...

THÉRÈSE.

Ah ! mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ?

CATHERINE.

Je veux retourner à terre.

JEANNETTE.

Je veux retrouver mon mari.

TOUTES.

Moi le mien... moi je mien.

MADAME COLIBOT.

Silence, matelots !... de la subordination !

COLIBOT.

C’est vrai, imitez-moi ; voyez, je me subordonne !

LOUISE.

Air du Charlatanisme.

Mais enfin gui va nous guider ?

MADAME COLIBOT.

À le remplacer je m’engage.
J’ai l’habitude de commander.

COLIBOT, à part.

Ell’ fera comm’ dans not’ ménage.

Haut à sa femme.

Mon grad’ va devenir je tien,
Je n’ m’en mel’rai pas davantage,
Tu veux commander, c’est très bien...
Mais moi, je ne ferai donc rien ?

MADAME COLIBOT.

Vous ferez comm’ dans not’ ménage !

Aux femmes.

Ainsi c’est convenu, je suis votre nouveau capitaine.

MARIE.

Et moi, ma tante, je suis votre second.

MADAME COLIBOT.

Attention !... chacun à son poste !

Chaque femme se rend au poste qu’elle doit occuper.

COLIBOT.

Ça va joliment marcher !

MARIE et TOUTES LES FEMMES.

Air.

À cet ordre parfait.
Matelots intrépides,
Pour des femmes timides
Qui nous reconnaîtrait ?

COLIBOT, à part.

P’tits pieds, p’tit’s menottes.
Teint séduisant,
R’gard agaçant ;
Voilà des p’tit’s mat’lottes
Que j’préfère aux plus beaux Matelots !

TOUTES.

À cet ordre parfait, etc.

Ici Mme Colibot s’empare du porte-voix et commande les manœuvres suivantes, que Thérèse répète l’une après l’autre avec un porte-voix ; les femmes grimpent aux huniers, carguent les voiles, etc.

MADAME COLIBOT.

Range à carguer la misaine. Borde la brigantine. Brasse grands huniers tribord et bâbord.

JEANNETTE, sur le mât.

Capitaine ! une voile !... une voilé à tribord !

MARIE.

Qu’est-ce que ça peut être ?

COLIBOT.

Nos amis sans doute. Attendez, je m’y connais en fait de pavillon... Donnez-moi la lunette... oui... oui... ce sont eux ; je les reconnais parfaitement. 

TOUTES.

Ah ! quel bonheur !

THÉRÈSE.

Je vais donc revoir mon bon Landuriau !

LOUISE.

Et moi, mon pauvre Piffard !

CLAIRETTE.

Le fait est que rester un jour et une nuit sans son mari... c’est bien cruel !... surtout quand on n’en a pas l’habitude !

AGATHE.

Heureusement ça va finir !

MADAME COLIBOT, qui s’est emparée de la lunette.

Mais attendez donc... ce bâtiment me semble bien gros pour être le leur !

COLIBOT.

Bah ! bah !... c’est l’éloignement qui fait ça. De loin ça paraît toujours plus grand d’après les lois de l’optique...

MARIE.

Mais, au contraire... et il est certain que leur navire était bien plus petit.

COLIBOT.

Alors, c’est qu’il aura pris du corps.

MADAME COLIBOT.

Ah ! mon Dieu ! mais je ne me trompe pas..,. c’est un pavillon rouge !

COLIBOT.

Les farceurs !... ils ont mis un pavillon rouge !

MARIE.

Surmonté d’un croissant... voyez donc, voyez donc, mon oncle.

COLIBOT.

Un croissant !... je crois sans voir... c’est une plaisanterie qu’ils nous font.

MADAME COLIBOT.

Mais du tout, ce sont des Turcs !

COLIBOT.

Hein !... de quoi, des Turcs. ?... allons donc, ce sont nos amis et les amis ne sont pas des...

JEANNETTE.

Oui, oui, ils approchent.

THÉRÈSE.

On distingue leur vêtement !

LOUISE.

Le turban !

CATHERINE.

Le grand sabre !

COLIBOT.

C’est donc fini !... des corsaires !... ah ! ah ! ah ! je voudrais être en Mésopotamie !

THÉRÈSE.

Des corsaires !...qu’allons-nous devenir ?

MARIE.

Ils vont nous emmener en esclavage.

COLIBOT.

Je deviendrais esclave ?

MADAME COLIBOT.

Nous faire sultanes... favorites...

COLIBOT.

On me ferait sultane !

MARIE.

Ou peut-être nous tuer !

COLIBOT.

Nous tuer !... voilà le plus désagréable ! nous tuer !...

MADAME COLIBOT,

Ah !... vous tremblez à présent !

COLIBOT.

Je crois bien que je tremble !... nous tuer !... mais je donnerais sept ans de ma vie pour n’être pas tué !

On entend un coup de canon, effroi général.

Bon ! voilà qu’ils nous font une politesse.

MARIE.

Que faire, ma tante ?

MADAME COLIBOT.

Que faire !... est-ce que je le sais ?

MARIE.

Il faudrait répondre à ce que mon oncle appelle une politesse.

MADAME COLIBOT.

Au fait !...Colibot !... mets le feu à cette pièce !

COLIBOT.

Moi !... j’ai laissé le briquet chez nous !

Un second coup de canon.

MADAME COLIBOT.

À terre tout le monde !

Tout le monde se couche sur le pont.

CHŒUR.

Air de Mila.

C’en est donc fait, plus d’espérance !
Ils vont bientôt nous aborder,
Et sans la moindre résistance
Devant le nombre il faut céder.

L’orchestre accompagne la fin de la scène.

MARIE, élevant un peu la tête.

Ils nous font des signaux,

COLIBOT.

Ne bougeons pas ! faisons les morts !

MADAME COLIBOT, regardant aussi.

Le capitaine prend son porte-voix. Que va-t-il nous dire ? 

UNE VOIX, au dehors.

Oh ! là ! oh ! du navire !... répondez-moi.

COLIBOT, tremblant.

Ré... ré... répondre... il est charmant... et pouvoir répondre !

MADAME COLIBOT.

Tiens, Colibot voilà le porte-voix.

COLIBOT.

Le porte-voix, c’est très bien... ce n’est pas ça qui me manque... mais... la voix !... cette diable de voix pour fourrer dedans.

LA VOIX, au dehors.

Amenez, ou je vous coule.

COLIBOT.

Mon sang se coagule... il se gèle... je sens une foule, de petits glaçons qui circulent, dans mes veines.

Reprise du CHŒUR, à voix basse.

C’en est donc fait, etc.

MARIE.

C’est fini !... les voilà qui mettent leurs chaloupes à la mer... ils se dirigent vers nous.

Elle se lève.

Si nous nous défendions !... si nous vendions cher nos jours !

COLIBOT, la faisant retomber.

Ça serait imprudent !... vendre mes jours !... oh ne m’en donnerait jamais un assez bon prix !... j’aime mieux les garder... pour mon usage particulier.

TOUTES, se levant.

Les voilà ! les voilà !

On voit les corsaires escalader de tous côtés, le sabre et la hache à la main ; toutes, les femmes tombent à genoux,

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LE PIRATE, TURCS

 

LES FEMMES.

Grâce ! grâce !

COLIBOT.

Grâce ! ô Mahomet !

LE PIRATE.

On a eu bien de la peine à se décider ! Je crois en vérité que ces maudits chrétiens avaient l’intention de résister.

MADAME COLIBOT,

Du tout, seigneur, je n’ai jamais résisté !

COLIBOT.

Elle n’a jamais résisté, Mahomet...

LE PIRATE.

Que l’on emmène les prisonniers à fond de cale jusqu’à ce que j’aie décidé de leur sort.

COLIBOT.

Je te ferai observer, grand Mahomet !...

LE PIRATE.

Silence !... le premier, qui parle, je le fais pendre.

COLIBOT.

Je suis muet !

LE PIRATE.

Qu’on me laisse un mousse pour me donner des renseignements ; celui-là !

Il désigne Marie.

COLIBOT, à part.

Ma pauvre nièce !... que-vont-ils en faire ?

Air du Barbier.

LES PIRATES.

Allez, allez,
Obéissez
Qu’on les entraîne 
Et qu’on les enchaîne,
Tous ces chrétiens,
Comme des chiens.

LES FEMMES.

Allons, allons,
Obéissons,
La plainte est vaine ;
On nous enchaîne,
Pauvres chrétiens,
Comme des chiens.

COLIBOT.

Ah ! notre mort,
Hélas ! est certaine,
Lui seul est maître de not’ sort !

Reprise de l’ensemble.

LES PIRATES.

Allez, allez, etc.

LES PEMMES,

Allons, allons, etc.

On emmène les femmes et Colibot ; le Pirate reste avec Marie et deux ou trois Turcs.

 

 

Scène V

 

LE PIRATE, MARIE, TURCS

 

LE PIRATE.

Approche, mousse. Combien d’hommes à bord ?

MARIE, tremblante.

Combien d’hommes ?

LE PIRATE.

Ne sais-tu pas le nombre de l’équipage ?

MARIE.

Si fait !... si fait !... nous sommes trente.

LE PIRATE.

Et combien de femmes ?

MARIE.

Mais... nous sommes trente de mon sexe.

LE PIRATE.

Belle prise que j’aurai faite ! pas une femme !

MARIE, à part.

Hum !

LE PIRATE.

Mais je ne vends que des femmes, moi !... les hommes, je les jette à la mer !

MARIE.

À la mer !... Pardon, seigneur ; et c’est là le sort qui nous est réservé ?

LE PIRATE.

Sans doute !

MARIE.

Tandis que si vous aviez trouvé des femmes ?...

LE PIRATE.

Leur existence était sauve, et je les emmenais !

MARIE.

Eh bien ! seigneur, vous ne tuerez personne !

LE PIRATE.

Comment ?

MARIE.

Nous sommes tous... des femmes.

LE PIRATE.

Des femmes !...

MARIE, à part.

Ma foi, c’est toujours du temps de gagné !

Haut.

Oui, capitaine... des femmes pour de vrai.

LE PIRATE.

Et pas un seul homme ?

MARIE, à part.

Pauvre oncle !... faut pourtant tâcher de le sauver !

Haut.

Pas un seul homme... nous nous étions toutes embarquées pour courir après nos maris.

LE PIRATE.

En effet... la frayeur, l’épouvante de tout l’équipage... 

MARIE.

C’était à qui tremblerait le plus fort.

LE PIRATE.

Et puis pas un coup de fusil tiré...

MARIE.

Nous n’aurions pas su comment nous y prendre.

LE PIRATE.

Ah çà ! mais ne me trompes-tu pas ?

MARIE.

Moi ? oh ! par exemple !... D’ailleurs regardez bien !

LE PIRATE.

En effet, cette tournure, cette petite mine, tout cela est bien féminin. Trente femmes en un jour !... Je les emmène à Maroc.

À un des siens.

Qu’on m’amène la plus vieille et la plus vigoureuse de mes prisonnières ! Elle restera à mon service, j’en ferai ma ménagère.

MARIE, à part.

Pauvre tante ! c’est sûrement elle qu’ils vont choisir !

On entend la voix de Colibot.

Ah ! mon Dieu ! je ne me trompe pas, cette voix !... c’est mon oncle !

 

 

Scène VI

 

LE PIRATE, MARIE, TURCS, COLIBOT, amené par un Turc

 

Air de la Maison de plaisance.

MARIE, à part.

Le voilà !
Mon Dieu, crue va-t-il faire ?
De l’ sauver j’ désespère, 
Il se trouble déjà !

COLIBOT, à part.

Me voilà !
De moi, que va-t-il faire ?
Ah ! le maudit corsaire !
Je me crois mort déjà !

Au Turc.

Poussez donc pas !

LE PIRATE.

Approche, femme !

COLIBOT.

Hein, femme !

Marie lui fait des signes.

LE PIRATE.

Eh bien, donc ?

COLIBOT.

 Me voici !

LE PIRATE.

Elle n’est pas mal !...

COLIBOT.

Sur mon âme,
C’est bien à moi qu’il parle ainsi !
Voilà qui devient très perplexe...
Paraîtrait que dans son canton
Les sexes ont changé de nom, 
Et que je s’rais de l’autre sexe... 
Allons, me v’là de l’autre sexe !

Ensemble.

MARIE.

Le voilà, etc.

COLIBOT.

Me voilà, etc.

LE PIRATE.

Voyons, dis-moi ce que tu sais faire ?

COLIBOT.

Mais dam !... je sais pêcher... conduire une barque... fendre du bois et jouer de la clarinette.

LE PIRATE.

Il est inutile de feindre... je sais quel est l’équipage de ce vaisseau. Sais-tu coudre ?

COLIBOT.

Coudre !...

LE PIRATE.

Soigner un ménage ?

Marie lui fait signe de dire oui.

Eh bien, répondras-tu ?

COLIBOT.

Oui, oui... grand Mahomet... je couds parfaitement

À part.

et je mens encore mieux. 

LE PIRATE.

Fais-tu bien la cuisine ?

COLIBOT.

La cuisine !...

Marie lui fait toujours signe de dire oui.

Mais oui, oui... je fricotte assez bien.

LE PIRATE.

À la bonne heure !... car une vieille femme inutile, je la jette à la mer.

COLIBOT, à part.

Mme Colibot ne risque rien.

LE PIRATE, se levant.

Allons, je vais visiter mes autres esclaves, et je reviendrai mettre tes talents à l’épreuve... Songe à te distinguer !

Il lui prend la main et le fait tourner en lui regardant la taille.

Décidément, la vieille n’est pas trop mal.

 

 

Scène VII

 

COLIBOT, MARIE

 

COLIBOT.

Ah çà ! suis-je bien éveillé ? Qu’est-ce que tout ça veut dire ?

MARIE.

Ça veut dire qu’il faut que vous deveniez femme.

COLIBOT.

Allons donc ! et ma dignité ?

MARIE.

Soit ; mais je vous préviens que vous et votre dignité, dans un instant vous serez à la mer.

COLIBOT.

Ne plaisantons pas... le mot du logogriphe ?

MARIE.

Le pirate vend les femmes, et il noie les hommes.

COLIBOT.

Je saisis !

MARIE.

Et, pour vous sauver, j’ai dit que vous étiez femme comme nous toutes.

COLIBOT.

Très bien !... Ah ! grand Dieu !... et ma barbe que je n’ai pas faite depuis deux jours ! s’il me regarde de près, je suis noyé !

MARIE.

Voyons... En effet... elle est très noire et dure... Ah !

COLIBOT.

Méfions-nous ; s’il voulait me prendre le menton ? Vite, vite...un coup de-rasoir... ayant qu’il ne revienne... j’ai justement tout ce qu’il faut là... dans mon sac !

Il prend un pot, du savon, et de l’eau.

MARIE.

Dépêchez-vous !

COLIBOT, faisant mousser son savon.

Et dire qu’il va venir me ,mettre à l’épreuve ! La couture, passe encore... pourvu qu’il ne me demande pas de points arrière !

Il se barbouille.

Mais, la cuisine...la cuisine... je n’y entends, rien du tout !

Il se rase.

MARIE.

Je ne dis pas... c’est bien embarrassant ; mais enfin... quand il y va de la vie !

COLIBOT.

Oh ! oh ! voilà que je me coupe !

MARIE.

Ah ! mon Dieu !

COLIBOT.

Qu’est-ce que c’est ?

MARIE.

Le voilà qui revient.

COLIBOT.

Tu crois ? et je n’ai qu’un côté de fait !

MARIE.

Vite... ôtez tout ça.

COLIBOT, cache tout, et reste avec un côté couvert de savon.

C’est fini !... il va me détruire !... Oh ! sainte Barbe !... patron des marins ! voilà le cas de t’invoquer !

 

 

Scène VIII

 

COLIBOT, MARIE, LE PIRATE

 

COLIBOT, à part.

Le voilà ! s’il m’envisage en face... je suis perdu !

Il se tient de ce côté pour ne montrer que le côté dont le savon est enlevé.

LE PIRATE.

Ce sent bien des femmes !... Trente femmes superbes !... je les vendrai un prix fort.

COLIBOT, à part.

Comme celui, qui m’achètera sera volé !

LE PIRATE.

Allons, la vieille !... ne tremble pas et regarde-moi en face !

COLIBOT, prenant une petite voix.

Pardon, grand Mahomet !... mais là décence, les mœurs...

À part.

Un chat dans une clarinette n’est pas plus embarrassé que moi.

LE PIRATE, allant s’asseoir ; un Turc lui présente sa pipe, et il fume.

J’ai faim !... fais-moi à dîner.

MARIE.

Nous allons vous préparer cela.

LE PIRATE.

Du tout... ma ménagère seule... je veux essayer son talent. Tu vas me faire de la soupe.

COLIBOT.

De la soupe ?... rien de plus facile... D’abord, dans la soupe on met de la viande.

MARIE.

De la viande... avec du sel, du poivre... des oignons...

LE PIRATE.

Silence donc ! 

COLIBOT.

Comme si je ne savais pas bien ça... parbleu ! de la viande... du sel... du poivre...

À part.

Et le bouillon ?... c’est ce diable de bouillon qui m’embarrasse.

LE PIRATE.

Eh bien ! qu’attends-tu ?

COLIBOT.

Moi ! rien...

À part.

Je n’ai jamais pu savoir, avec quoi ma femme faisait du bouillon.

LE PIRATE.

Toi, la petite, mets le couvert et la vieille ira seule achever son dîner... je vois qu’elle s’y entend. Mais qu’elle songe à reprendre les vêtements de son sexe.

COLIBOT, à part.

Des vêtements de femme ! quelle dégradation !... Ah ! j’ai trouvé pour le bouillon ! Je vas infuser ma viande, mon sel et mon poivre dans plusieurs bouteilles de rhum... ça fera un fort bouillon.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

LE PIRATE, MARIE, puis MADAME COLIBOT, THÉRÈSE, LOUISE, CATHERINE, JEANNETTE, TOUTES LES FEMMES

 

LE PIRATE.

Maintenant que l’on m’amène mes prisonnières !

MARIE, à part.

On dirait qu’il se radoucit un peu.

LE PIRATE.

Air du Chalet.

Trente femmes ! quelle richesse !
Pour le sérail de sa hautesse,
Joli butin !
Bientôt de pauvres paysannes,
Vous allez devenir sultanes,
Le beau destin !
En attendant avec mes prisonnières,
D’un vrai sultan, moi, je prends les manières.

Aux femmes qui sont entrées pendant les premiers vers.

Entourez-moi !
Venez sans nul effroi :
Pour combler votre espoir,
Je vais, vous jeter le mouroir.

LES FEMMES, avec effroi.

Avec effroi
Nous approchons de toi :
Ah ! comble notre espoir,
Et ne nous jett’ pas le mouchoir.

LE PIRATE.

Voyons, odalisques, à quoi êtes-vous bonnes ?

LES FEMMES.

À tout ! à tout !

LE PIRATE.

Parlez chacune à votre tour. Toi ?

THÉRÈSE.

Moi ! je tricote supérieurement les bas de laine.

LE PIRATE.

Et toi ?

CATHERINE.

Moi, je suis très bonne mère de famille. J’en suis à mon dix-huitième.

LE PIRATE.

Diable ! je perdrai sur celle-là. Et toi ?

MADAME COLIBOT.

Oh ! moi, je me sens beaucoup de vocation pour être sultane favorite.

TOUTES.

Moi aussi ! moi aussi !

LE PIRATE.

Silence donc ! sultane favorite ! elles ne sont pas dégoûtées ! Allons, allons, j’ai votre placement à toutes.

Même air.

Deuxième couplet.

Toujours courant, toujours en guerre,
Point de repos pour le corsaire,
Jamais d’amour !
Mais quand le sort me favorise,
Quand je trouve si belle prise
Pour un seul jour ;
Je puis, je crois, avec mes prisonnières
D’un vrai sultan prendre ici les manières.

Ensemble.

LE PIRATE.

Entourez-moi, etc.

LES FEMMES.

Avec effroi, etc.

UN TURC.

Capitaine, une voile à tribord.

LE PIRATE.

Quel pavillon ?

LE TURC.

Pavillon Français...

THÉRÈSE.

Ah ! ce sont nos maris.

LE PIRATE.

Diable ! ceux-là sont des matelots plus aguerris que ceux-ci et la résistance sera vigoureuse.

MADAME COLIBOT.

Ils se feront hacher pour les ravoir.

LE PIRATE.

Oh ! si toutes mes prisonnières vous ressemblaient, je n’aurais pas à craindre un combat bien terrible.

MADAME COLIBOT.

Insolent !

LE PIRATE.

Que l’on hisse un pavillon anglais pour leur donner le change.

LE TURC.

Oui, capitaine, j’y cours.

MARIE, à part.

Et moi, je cours m’y opposer.

Au moment où le Turc va monter à l’échelle de corde ; Marie le pousse à la mer.

MADAME COLIBOT, à part, à Marie.

Que fais-tu ?

MARIE, de même.

Je vous sauve ; voici notre pavillon à nous ; laissez-moi faire.

Elle disparaît un moment.

LE PIRATE, retournant s’asseoir.

Qu’on me serve à dîner ! 

LE TURC.

Le dîner du capitaine !

LE PIRATE.

Venez, mes amis, et qu’on m’apprête ma pipe !

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, COLIBOT, vêtu en cuisinière et portant une immense soupière dans laquelle brûle de l’eau-de-vie

 

COLIBOT, accourant.

Voilà ! voilà !

LE PIRATE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

COLIBOT.

Mahomet, c’est la soupe. Prenez garde, elle est un peu chaude...

LE PIRATE.

Comment ça ? du bouillon... du bouillon enflammé ?

COLIBOT, à part.

De la superbe eau-de-vie de Cognac que j’ai versée sur mon bœuf ! ça doit être comme ça que se fait le bouillon.

MADAME COLIBOT.

Que vois-je ? mon mari !

COLIBOT.

Veux-tu te taire ! chaque parole est un coup de poignard que ta langue me donne.

LE PIRATE.

Allons, mes amis, prenons un bouillon ; et vous, femmes, enchantez-nous pendant notre repas.

MARIE, bas à Mme Colibot.

Ça va bien : ils arrivent à force de voiles.

LE PIRATE.

Eh bien ! ces chants ?

MARIE.

Voilà, capitaine !

Air : Fiorella (au plaisir, etc.).

Sans murmurer subissez vos entraves,
Résignez-vous à la honte, au malheur ;
À vos tyrans chantez, pauvres esclaves,
Puisqu’il le faut, des refrains de bonheur.
Au plaisir, à l’amour
Consacrons notre vie,
Sachons par la folie
Embellir chaque jour.

CHŒUR.

Au plaisir, etc.

Marie va regarder avec les femmes ce qui se passe au large, pendant que le pirate et ses hommes boivent le punch de Colibot.

LE PIRATE.

Mes amis, ce bouillon est excellent.

COLIBOT, à part.

Et non baptisé.

LE PIRATE.

Il vous emporte le gosier d’une manière fort agréable... encore du bouillon !

COLIBOT, à part.

S’ils vont de ce train-là, ils seront paffs ayant cinq minutes.

MARIE.

Même air.

Mais espérez, car un ami s’avance
Pour vous sauver et punir vos tyrans ;
Voici, venir l’instant de la Vengeance,
Et vous direz bientôt à vos amants :
Au plaisir, etc.

CHŒUR.

Au plaisir, etc.

Cette fois le refrain a été repris par les pirates eux-mêmes qui sont à moitié ivres. Bruit de mousqueterie dans la coulisse.

LE PIRATE, chancelant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il va regarder.

MARIE, aux femmes.

Apprêtons-nous à les seconder et emparons-nous de leurs armes.

MADAME COLIBOT.

À moi cette hache ! le premier qui m’approche, je le fends en neuf.

COLIBOT, tremblant.

Pas d’imprudence, mes bonnes amies, pas d’imprudence !

Les femmes se sont emparées des armes que les pirates avaient déposées sur le pont ; elles se retranchent sur les cordages, sur les mâts.

LE PIRATE.

Par Mahomet ! je crois qu’ils se sont emparés de mon navire.

Un coup de canon très rapproché.

COLIBOT.

Ah ! ma niche ! ma niche ! où es-tu ?

LE PIRATE.

Et ils avancent vers nous... camarades, aux armes !

Aussitôt les femmes couchent les pirates en joue ; Colibot se met en dessous d’un tonneau vide ; les pêcheurs escaladent le pont du navire, et les pirates pris entre deux feux sont obligés de se rendre.

 

 

Scène XI

 

 

LES MÊMES, PIERRE, TOUS LES PÊCHEURS

 

Chœur.

LES MARINS et LES FEMMES.

Air : Ah ! la bonne folie.

Ah ! la belle victoire !
Les femmes, les maris
Se sont couverts de gloire,
Les pirates sont pris !

PIERRE.

Chère Marie ! comment c’est toi ?

MADAME COLIBOT.

Oui, et c’est son courage qui nous a électrisées... mais toi, Pierre ?

PIERRE.

Moi, j’ai eu le bonheur de prendre le pirate et de vous délivrer. Marie, j’ai gagné mes épaulettes.

MADAME COLIBOT.

Et la main de ma nièce.

MARIE.

Ô ma bonne tante !

MADAME COLIBOT.

Mais où donc est mon mari ? serait-il blessé ? Colibot !

TOUS.

Colibot !

COLIBOT, sortant de son tonneau.

Me voilà ! me voilà !

MADAME COLIBOT.

Oh étiez-vous donc ?

COLIBOT.

À la cuisine.

MADAME COLIBOT.

Grand poltron !

COLIBOT.

Ah çà ! et le grand Mahomet, le chef des pirates ?

MARIE.

Chez les requins.

COLIBOT.

Et lui qui disait qu’il m’emmènerait à Maroc ! Ô Mahomet, tu n’étais pas prophète !

TOUS.

À terre ! à terre !

Dernier commandement et dernière manœuvre pour faire, partir le vaisseau.

CHŒUR.

Air : Ah ! la bonne folie.

Ah ! la belle victoire, etc.

MARIE, au public.

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

À terre nous allons nous rendre :
Mais avant d’ partir il faudrait 
Que le capitain’ fit entendre,
Pour la manœuvre, un coup d’ sifflet !
Un coup d’ sifflet, ce bruit abominable
Glac’rait d’effroi tous nos mat’lots ;
Mais comme il est indispensable,
Daignez, messieurs, l’ couvrir par des bravos !

TOUS.

Oui, comme il est indispensable,
Daignez, messieurs, l’ couvrir par des bravos ! 

CHŒUR.

Ah ! la belle victoire, etc.

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