Favras (Thomas SAUVAGE - MERVILLE)
Épisode de 1789 en trois actes.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 19 mars 1831.
Personnages
LE MARQUIS DE FAVRAS
TALON, lieutenant civil
LE DUC DE PENTHIÈVRE
LE LIEUTENANT CRIMINEL
TURCATI, homme d’intrigues
MARCEL
MOREL, commis greffier au Châtelet
MAÎTRE L’HEUREUX, huissier-audiencier au Grand-Châtelet
MAÎTRE HAMOT, huissier-audiencier au Grand-Châtelet
GASPARD, geôlier du Châtelet
UN GARÇON DE CAFÉ
CAROLINE D’ANHALT-SCHAUENBOURG, marquise de Favras
MADEMOISELLE OLYMPE TALON
THÉROIGNE MÉRICOURT
PEUPLE
GARDES NATIONALES
SOLDATS DE LA MARÉCHAUSSÉE
CONSEILLERS au Châtelet
VALETS du marquis, etc.
La Scène est à Paris.
ACTE I
Le centre de la cité : un carrefour. Des boutiques de différents états Un café à droite. On aperçoit au fond les tours du Palais de Justice.
Scène première
PEUPLE, GARDE NATIONALE
Des marchands ambulants, des gens vaquant à leurs affaires, traversent le théâtre. Des commissionnaires causent entr’eux, une laitière distribue sa marchandise. On entend un grand tumulte. LE PEUPLE court vers la gauche ; LES HABITANTS se mettent aux fenêtres. On bat la générale, on sonne le tocsin. Des bourgeois, revêtus de l’uniforme de la garde nationale, sortent de chez eux, en rassurant leurs femmes. Cris de dehors : fermez les boutiques ! DES PATROUILLES DE GARDE NATIONALE arrivent de divers côtés, se dirigent sur le point d’où part le bruit. On revient, en traînant violement UN HOMME, que la garde nationale protège. On entend crier dans le fond : à la lanterne ! à la lanterne ! Turcati et Morel se font remarquer dans la foule, comme les plus ardents à l’exciter. L’émeute s’éloigne.
Scène II
TURCATI, MOREL, puis UN GARÇON DE CAFÉ
TURCATI, venant de la gauche.
Je t’en moque, à la lanterne ! c’est pas pour aujourd’hui, milzieux ! Du moment que la garde nationale s’en mêle, c’est fini de rire ; ils mettent de l’ordre, n’y a plus de plaisir. Arrêtons-nous ici.
Il frappe sur une table qui est à la porte du café. Le Garçon paraît.
Garçon, deux petits verres !
LE GARÇON.
Voilà, Messieurs.
MOREL.
Au fait, ça serait une drôle de liberté, s’il n’est pas permis de pendre un homme.
TURCATI.
Farceur ! ne te passionne donc pas. Faut qu’on pende des hommes, sans doute.
MOREL.
Il faut qu’on en pende beaucoup !
Au garçon.
Du doux, s’il vous plaît.
TURCATI.
Moi, du rude, ce qu’il y a de plus rude, mon cadet.
MOREL.
Il faut que la révolution se noie dans le sang.
Au garçon.
Du parfait amour !
LE GARÇON.
Nous en avons d’excellent, Monsieur ; je vous en apporte.
Il disparaît.
TURCATI.
Dis donc un peu, toi, Morel, est-ce que tu es fou de parler comme tu fais ?
MOREL.
Comment donc, mon bon Turcati ?
TURCATI.
Tu dis devant ce garçon qu’il faut que la révolution se noie dans le sang !
MOREL.
N’est-ce pas ce que tu m’as dit toi-même ?
TURCATI.
Mais, mille tonnerres ! je ne te l’ai pas dit comme principe. Pour un homme de plume, tu es bien bête ! Il le faut, parce que ça convient... à ceux qui nous emploient ; il le faut, parce que ça nous vaut de l’argent ; mais voilà tout.
MOREL.
Je ne l’entends pas autrement.
TURCATI.
Alors ne te mets donc pas à découvert. Il me fallait un second : je t’ai choisi, t’ayant là sous la main. Je te paie honnêtement...
MOREL.
Je ne dis pas le contraire.
TURCATI.
Au moins ne me compromets pas.
MOREL.
Ah Dieu ! te compromettre, moi !
TURCATI, voyant revenir le garçon.
Chut !
MOREL.
Vois-tu, plutôt que de...
TURCATI.
Assez causé, Jacquot. Que diable ! il ne fait pas chaud,
D’un ton significatif.
de ce temps-ci on se boutonne.
MOREL, bêtement.
Mais non : je te réponds qu’il fait doux.
Le garçon a rempli les verres.
TURCATI, trinquant.
À ta santé... imbécile !
MOREL.
Merci.
LE GARÇON.
Sans indiscrétion, Messieurs, pourrait-on vous demander la cause du bruit qui vient d’avoir lieu ?
MOREL.
Rien, une misère...
TURCATI.
François, le boulanger da Marché-Palu, qu’on voulait pendre.
MOREL.
Mon dieu ! pas davantage.
LE GARÇON.
François ! je le connais : c’est lui qui nous fournit nos pains mollets.
TURCATI.
C’est qu’il n’a tenu qu’à un fil qu’il ne le perdît tout-à-fait, lui, le goût da pain.
MOREL.
C’est un accapareur.
LE GARÇON.
Lui ! Allez, Messieurs, on vous a trompés, et le peuple aussi. François est un brave homme, charitable au pauvre monde. Il fait jusqu’à six fournées par jour. Tout le district de Notre-Dame vous le dira.
TURCATI.
À la bonne heure ; mais sans la garde nationale, le mitron n’était pas blanc : il allait prendre un bain d’air, à la façon de Berthier et de Foulon, qui voulaient nous faire manger du foin.
LE GARÇON.
Et où l’a-t-elle emmené, la garde nationale ?
MOREL.
À l’Hôtel-de-Ville, où on va l’interroger.
LE GARÇON.
Si on l’interroge, je suis bien sûr qu’on le relâchera tout de suite, parce que c’est un honnête homme.
TURCATI.
Un honnête homme ! un honnête homme !
MOREL.
Et d’ailleurs quel danger de pendre un honnête homme ?
Étonnement du garçon.
Vois-tu, toi, mon cher, tu es garçon de café ; tu n’en sais pas plus long. Mais si tu savais les choses.
TURCATI.
Remplis les verres, et laisse-nous.
LE GARÇON, sortant, après avoir obéi.
C’est des aristocrates, ça.
Scène III
MOREL, TURCATI, puis THÉROIGNE
TURCATI.
Si tu continues comme ça, je serai obligé de te casser aux gages. Comment nous sommes chargés de pousser le peuple à tous les excès possibles, en lui inspirant de fausses terreurs, en excitant ses passions contre les individus qu’il accuse ou dont il se défie...
MOREL.
Ne viens-tu pas de me voir dans les groupes ? C’est moi qui ai dit que François avait des farines plein les souterrains de la barrière d’Enfer.
TURCATI.
C’est vrai ; mais...
MOREL.
J’ai ajouté, par ton conseil, qu’il la destinait à faire de la poudre, pour poudrer les aristocrates, plutôt que d’en faire da pain pour le pauvre peuple.
TURCATI.
Je te rends justice ; mais...
MOREL.
N’est-ce pas moi qui ai crié le premier : à la lanterne, quand j’ai vu les têtes suffisamment échauffées ?
TURCATI.
Tu t’es parfaitement conduit. Mais hors de l’action, ne fais pas de fautes, n’oublie pas ton personnage comme tu fais.
MOREL.
Je te dis d’être sans inquiétude. Mais n’oublions pas que nous avons d’autres affaires encore que celle d’égarer le peuple. Payons, et allons chez ton marquis.
Ils se lèvent.
TURCATI.
Tu as tous ses papiers, an marquis de Favras ?
MOREL, les tirant de sa poche.
Les voilà, copies et brouillons.
TURCATI.
Donne.
Regardant dans la coulisse.
Tiens ! voilà Théroigne. Invitons-la à prendre un petit verre avec nous.
MOREL.
Songe que ce marquis nous attend.
TURCATI, à Théroigne qui entre.
En bonjour, mon enfant. Il y a bien longtemps que je ne t’ai vue. Eh bien, comment mènes-tu la gaîté, les amours ?
THÉROIGNE, triste.
Tout ça ne ya que d’une aile.
TURCATI.
Bah ! la plus jolie fille de Paris aurait da chagrin ? Chasse-moi ça.
Appelant.
Garçon ! un petit verre de plus.
À Morel.
C’est bien. Tu as vraiment une main superbe.
MOREL.
Ah ! pour la peinture... je suis là. Ce n’est que cette diable d’orthographe...
Le garçon apporte un petit verre.
TURCATI, à Théroigne, tout en examinant les papiers.
Qu’est-ce que tu prends ? du doux.
THÉROIGNE.
Non ; du fort.
TURCATI, au garçon.
Cognac, pour Mademoiselle.
À Morel, en lui rendant les papiers.
C’est à merveille.
Lui en remettant quelques-uns qu’il a détachés.
Mets ceci de côté.
MOREL.
Des états de levées, sans date, du temps que tu étais recruteur ?
TURCATI.
Mets-les de côté.
MOREL.
Ce ne sont que des brouillons raturés, griffonnés de la main du patron ; et...
TURCATI, durement.
Mets-les de côté, bavard de cinq-cents diables !
À Théroigne.
Avale-moi ça. Le chagrin n’est bon qu’à faner les roses d’une jolie figure. Ça te remettra la joie au cœur.
THÉROIGNE, tristement.
La joie !... Non ; mais ça étourdit... ça fait oublier...
TURCATI.
Morel, je te présente mademoiselle Théroigne de Mericour.
MOREL.
Séduisante créature. J’ai beaucoup entendu parler d’elle : patriote...
TURCATI.
Ah dame ! c’est du bon numéro, ça ; et une tête...
Bas.
Je la crois même un peu timbrée.
MOREL, avec intérêt.
Ça serait dommage.
TURCATI.
C’est elle qui envoya ses bijoux à l’Assemblée nationale.
THÉROIGNE, se levant le verre à la main, avec emphase.
Avec cette lettre. « Messeigneurs, j’ai un cœur pour aimer ; j’ai amassé quelque chose en aimant ; j’en fais entre vos mains hommage à la patrie. Puisse mon exemple être imité par mes compagnes de tous les rangs.[1] »
Elle boit.
TURCATI.
Et mention honorable au procès-verbal.
THÉROIGNE, posant le verre.
Rien que ça. Mais toi, Turcati, qui a l’air de me féliciter, si tu es patriote, tu l’es devenu bien brusquement. Car je t’ai connu, il n’y a pas encore bien longtemps, passablement aristocrate.
TURCATI.
Simplicité, défaut de calcul et de jugement : Recruteur, travaillant pour les grands, je sentais mon état perdu ; mais j’ai ouvert les yeux... je ne suis retourné.
MOREL.
Dame ! c’est qu’il a de l’industrie, mon ami Turcati. Nous faisons des affaires ensemble...
TURCATI.
Tais-toi !
À Théroigne.
Bref, à présent je professe les plus saines doctrines. Il n’y a pas une heure que j’ai presque fait pendre un homme.
MOREL.
Ah mon dieu ! ça a tenu à rien... à la force armée qui est arrivée... mal à propos ; sans quoi...
TURCATI.
Mais son affaire n’est peut-être pas finie : il est à l’Hôtel-de-Ville. Mon ami et moi passons par là ; si tu veux être des nôtres...
MOREL.
Il y aura peut-être quelque chose à voir.
THÉROIGNE.
Je ne peux pas... je suis trop triste. Je viens du Châtelet, où j’espérais pouvoir parler à Marcel. J’ai attendu trois heures...
Pleurant.
je ne l’ai pas vu.
MOREL.
Permettez : Je suis du Châtelet, moi, commis au greffe des prisons. De qui parlez-vous ? de ce Marcel que notre chambre criminelle a condamné à mort il y a deux jours ?
TURCATI.
Justement. Il chassait dans les environs de Brunoy ; un des gardes de Monsieur veut l’empêcher : querelle, lutte. Marcel a le malheur de tuer l’autre d’un coup de fusil... et le Châtelet le condamne à mort.
MOREL.
Je connais l’affaire : c’est une horreur. Si ça avait été un aristocrate, ils l’auraient absous. Les juges du Châtelet, voyez-vous... j’ai des obligations à la plupart d’entr’eux ; presque tous sont mes protecteurs mes bienfaiteurs... mais ce sont des scélérats... je voudrais voir le dernier à la lanterne.
TURCATI.
Est-il indépendant, ce gaillard-là !
THÉROIGNE, se levant, et marchant avec agitation.
À mort ! Marcel ! lui si bon, si brave... Mourir, mourir du dernier supplice... quand il pourrait faire comme toute la brave jeunesse de France, s’armer, voler aux frontières à la défense de la patrie ! Je l’aurais suivi... je l’aurais imité... encouragé.
Frappant avec les poings sur la table.
Oh ! oui, vos aristocrates du Châtelet... tous les aristocrates du monde... Oh ! j’en aurai vengeance...leur sang coulera... et j’y contribuerai.
Elle se rassied.
TURCATI.
Je ne puis que t’engager à te maintenir dans ces bonnes dispositions. Je te reverrai. Adieu, ma pauvre Théroigne.
Il lui prend la main.
Nous nous reverrons.
Théroigne ne répond pas ; elle s’appuie sur une de ses mains et pleure.
MOREL.
Payons, et partons.
Il appelle.
Hé ! garçon ! ici !
À Turcati.
Tu dis donc que ces papiers du marquis ?...
TURCATI.
Il y a de la manigance, vois-tu, dans les affaires où il nous a employés... Si nous ne sommes pas contents de lui... il est bon que nous ayons garde à carreau entre nos mains.
Baissant la voix.
La nation donne vingt-quatre mille francs de récompense à quiconque découvre un complot contre la sûreté de l’État.
MOREL.
Vingt-quatre mille...
TURCATI, lui montrant le garçon qui attend.
Paye.
MOREL.
Oui
Au garçon.
Combien doit-on ?
LE GARÇON.
Vingt-quatre sous, Monsieur.
MOREL, le payant.
Tiens.
À Turcati.
Ce hasard ! Vingt-quatre sous, c’est le sou pour mille de vingt-quatre mille francs.
TURCATI, l’entraînant.
Viens, viens.
Ils sortent.
Scène IV
THÉROIGNE, seule
Ils ont pris pitié de moi... ils ont compris ma douleur... ça m’a fait du bien, ma tête est plus calme... Il y a plus de sensibilité dans ces gens là, rudes et grossiers qu’ils sont, que dans ces hommes si fiers de leur éducation. Mon père, dont l’indulgence m’aurait sauvée, il ne m’entend pas... il dédaigne de me tendre la main pour m’arracher à l’infamie... Eh bien, soit... j’y traînerai son nom avec le mien...
Elle se lève. On entend de grands cris au dehors.
Ah ! encore du bruit !
S’exaltant.
Le peuple, le pauvre peuple qu’on opprime sans doute !... Oh ! c’est la fin, il sait ce qu’il peut maintenant.
Au bruit, le garçon du café sort, et va voir ce qui se passe.
Scène V
THÉROIGNE, MADAME DE FAVRAS, PEUPLE
Les cris augmentent. Des femmes traversent en courant le théâtre.
MADAME DE FAVRAS.
Ah ! quel spectacle ! quelle horreur !
Elle se couvre la figure de ses mains.
THÉROIGNE.
Qu’est-ce qu’elle a donc, cette femme ?
MADAME DE FAVRAS.
Cachez-moi !... cachez-moi !... Ils viennent ! ils l’apportent !... Ah ! je me meurs !...
Elle chancèle. Cris dehors.
THÉROIGNE.
Elle se trouve mal...
Elle va vers elle et la soutient.
Appuyez-vous sur moi.
Scène VI
THÉROIGNE, MADAME DE FAVRAS, LE GARÇON DE CAFÉ
LE GARÇON, revenant du fond.
Ah ! le pauvre François !
THÉROIGNE.
Aidez-moi, jeune homme, à secourir cette femme.
On assied Mme de Favras sur un tabouret.
LE GARÇON.
Elle l’aura vu...
THÉROIGNE.
Quoi donc ?
LE GARÇON.
La tête de François, le boulanger ; on la porte au bout d’une pique.
THÉROIGNE.
C’est ça qui lui aura fait de la peine à cette femme.
LE GARÇON.
Je crois bien, j’en suis tout tremblant.
THÉROIGNE.
Paix !... elle revient.
MADAME DE FAVRAS.
Où suis-je ?... Dans une rue... Je me suis donc évanouie ?
THÉROIGNE.
Oui... mais ce ne sera rien.
MADAME DE FAVRAS.
Merci, Madame, de vos soins... J’ai peine à me souvenir... Je suis sorti de chez moi avec ma femme de chambre... j’ai passé par le quai de Gêvres... tout-à-coup séparée d’elle...
On entend des cris au dehors.
Ah ! je me rappelle... Une tête... horrible !... sanglante !...
THÉROIGNE, froidement.
Que voulez-vous, c’est la justice du peuple, ma petite mère.
MADAME DE FAVRAS.
Malheureuse ! si c’était votre mari...
THÉROIGNE.
Mon mari ! Marcel !... Ô mon dieu ! si jamais !... Oui, vous avez raison, il faut plaindre sa femme.
Les cris redoublent et approchent.
LE GARÇON.
Ah ! les voilà ! les voilà ! Sauvez-vous !
MADAME DE FAVRAS.
Je ne pourrai jamais... mes jambes fléchissent.
THÉROIGNE.
Allons, Madame, du courage... Je vous accompagnerai jus que chez vous... Où demeurez-vous ?
MADAME DE FAVRAS.
Place Royale.
À elle-même.
Le peuple, le peuple... on l’égare... de lui-même il ne se porterait pas à de tels excès.
THÉROIGNE.
Il a souffert ; il se venge... c’est juste. Prenez mon bras.
Elle marche.
Si c’était mon mari !... ils porteraient ma tête avec la sienne !...
LE GARÇON.
Les voici !
THÉROIGNE.
Venez, venez !
MADAME DE FAVRAS, chancelant.
Impossible !
Soutenue par Théroigne et le garçon, madame de Favras veut se diriger vers le café.-Une masse de peuple paraît en criant et regardant vers la gauche, la marquise se détourne avec effroi. Le théâtre change.
Scène VII
LE MARQUIS DE FAVRAS, seul
Un salon dans l’appartement du marquis de Favras. Une porte au fond. De chaque côté, dans les angles, une fenêtre ; celle de droite donnant sur la place Royale, celle de gauche sur la cour. À gauche une cheminée avec du feu. Du même côté, au premier plan, une porte. Un bureau avec des papiers ; fauteuils, etc.
Il est assis près du bureau et lit un journal.
« L’Assemblée nationale entend le comte de Mirabeau sur la division de la France en départements, et la création des municipalités. –Décret qui met les biens da clergé à la disposition de l’État. – Sur la proposition de M. Alexandre Lameth, suppression des Parlements !... »
Il cesse de lire et pose le journal.
Quelle ardeur ! quelle suite dans ces travaux ! L’impulsion est donnée, le système général s’organise...
Il se lève et se promène.
En vain la raison me dît que la volonté d’une nation doit être plus forte que la volonté d’un seul ; que le peuple doit discuter ses intérêts. Né dans une classe qui tire son éclat du trône, accoutumé à respecter dans la royauté un droit émané du ciel même, chaque acte de cette puissance qui s’est soudainement révélée me froisse et vient déranger mes vieilles idées. Que les préjugés de l’habitude et de l’éducation sont forts !... Et pourtant, je le vois, on ne fera plus rétrograder les Français.
Regardant des papiers.
Messieurs les contre-révolutionnaires, il vous faut renoncer à vos projets... c’est, je crois, ce que vous avez de mieux à faire. Cependant j’ai promis d’exécuter ce plan... On a ma parole, des démarches sont déjà faites... Comment me dégager envers le comte de Provence, qui était l’âme du complot et pour qui j’agissais ?
Scène VIII
LE MARQUIS DE FAVRAS, UN VALET
LE VALET.
Monsieur le Marquis, un homme apporte ce billet pour vous... il attend la réponse.
LE MARQUIS.
Voyons...
Il regarde.
Comment, c’est ?... Faites entrer promptement...
Le valet sort.
Le duc de Penthièvre ! qui peut l’amener ?
Il va vers la porte.
Scène IX
LE MARQUIS DE FAVRAS, LE DUC, LE VALET
LE VALET.
Entrez, Monsieur... Voici cet homme.
FAVRAS.
Insolent !... Sortez.
Le valet sort.
Scène X
LE MARQUIS DE FAVRAS, LE DUC
FAVRAS.
Je prie Monseigneur de pardonner...
LE DUC, souriant.
J’aime beaucoup mieux son impertinence, qu’un respect qui prouverait qu’il m’a reconnu. Je suis fâché que vous ayez paru attacher tant d’importance à un procédé qui, de sa part, était si naturel.
FAVRAS.
J’ai eu tort, sans doute, puisque votre Altesse désire ne pas être connue... Maintenant je ne puis donner aucun ordre, pour que ma porte soit fermée, cela achèverait d’éveiller les soupçons.
LE DUC.
N’en faites rien, cela serait très imprudent.
FAVRAS.
Je suis désespéré... Ce n’est pas que personnellement vous ayez rien à redouter ; le dac de Penthièvre, ce sage bienfaisant, ce philanthrope éclairé est l’objet de la vénération générale.
LE DUC, avec bonhommie.
Oui, je crois que, même dans ces temps de terreur, le peuple a conservé pour moi quelqu’estime, quelqu’attachement ; il me l’a prouvé en me nommant maire et commandant de la garde nationale dans ma commune... Mais l’objet de ma visite exige da mystère et de la discrétion... m’y voici : Arrivé seulement depuis hier à Paris, je suis allé voir ce matin mon cousin, le comte de Provence...
FAVRAS, étonné.
Eh bien, Monseigneur ?...
LE DUC.
Je l’ai trouvé fort préoccupé, fort inquiet...
FAVRAS.
Inquiet ?...
LE DUC.
Il avait, disait-il, besoin de vous parler, et ne pouvait vous admettre au Luxembourg, sans que votre présence y fût remarquée... Lui-même n’osait sortir, venir chez vous dans la crainte d’être reconnu, suivi... Bref, il m’a confié vos projets...
FAVRAS.
Ah !
LE DUC.
Où en êtes-vous ?
FAVRAS.
Je me suis surtout occupé de l’emprunt.
LE DUC.
Bien ; quoi qu’il arrive, il en aura besoin ; mais les troupes à introduire dans Paris ?...
FAVRAS, hésitant.
Je vous l’avouerai... des réflexions... une répugnance... Rien n’est fait...
LE DUC.
Fort bien !... Le comte de Provence renonce à son entreprise...
FAVRAS.
Est-il possible ? De quel poids vous me soulagez !
LE DUC.
Qu’au moment des journées tumultueuses d’octobre, quand il vit ces masses soulevées, ces démonstrations furibondes, et leurs sanglants effets, craignant que le désordre qui se manifestait ne nous conduisît à l’anarchie, croyant d’ailleurs la famille royale personnellement en danger, Monsieur ait oublié son de voir de citoyen français, et formé un dessein, dont il rougit maintenant, je le conçois ; mais aujourd’hui les choses sont bien changées. L’entourage du Roi cède à l’ascendant de sa raison et de sa probité ; la cour me paraît décidée à s’entendre de bonne foi avec l’Assemblée ; et tout tient à cela. Notre révolution ne sera que ce qu’elle doit être : toute de principes, de discussion et de raison.
FAVRAS.
Le Ciel vous entende ! Malgré toute la joie que j’éprouve à voir abandonner une entreprise dangereuse, je ne puis cependant partager tout-à-fait votre sécurité. J’ai toujours peur qu’on ne nous mène bien loin.
LE DUC.
Si nous marchons tous d’accord, nous nous arrêterons où il faudra. Si non... c’est-à-dire, si nous ne voulons pas comprendre l’esprit public... je suis de votre avis. Mais alors que faire ? Soyez sûr, Marquis, que les gouvernements ne meurent jamais que d’un suicide. Et, encore une fois, la cour ne s’oppose plus à ce que le roi fasse le bien ; à mon avis, cela sauve tout. Au résumé, vous ne vous êtes pas trop avancé, il sera facile de faire disparaître les traces.
FAVRAS.
Ne craignez rien.
LE DUC.
Vous sentez de quelle conséquence il est maintenant qu’on n’ait aucun soupçon de ces projets de fuite, de coups d’état. Dans la situation des choses, on ne manquerait pas d’accuser le roi de fausseté, de trahison : il serait perdu.
FAVRAS.
Surtout avec l’effervescence qui règne parmi le peuple. Mais les papiers relatifs à nos desseins, sont entre mes mains. Les seuls qui en soient sortis, concernent les dépôts de fonds sur les points où devaient se réunir pos troupes.
LE DUC.
Ah ! imprudent !
FAVRAS.
Ils ne spécifient rien... et d’ailleurs ils ne compromettraient que moi seul.
LE DUC.
Croyez-vous que cela ne me parât pas aussi très fâcheux ?... Enfin, faites-les rentrer le plus promptement possible. Quant à l’emprunt, Monsieur persiste. Avez-vous quelqu’espoir de succès auprès des banquiers Chomel et Sartorius ?
FAVRAS.
Je ne les ai pas vus moi-même...
LE DUC.
Comment ?
FAVRAS.
Je ne voulais pas me mettre en évidence : mais j’emploie à cette négociation un homme intelligent, dans une position tout-à-fait obscure, que je connais depuis fort longtemps... Un de mes anciens recruteurs ; nommé Turcati...
LE DUC.
Maintenant que vous n’avez plus qu’un but ostensible, veuillez, Marquis, ne pas admettre d’autre intermédiaire que vous... vous obligerez le comte de Provence.
FAVRAS.
Je me conformerai aux intentions de Monsieur.
LE DUC.
Retirez, anéantissez promptement tout ce qui pourrait le compromettre.
FAVRAS.
À l’instant même.
Il jette des papiers au feu.
Voyez... qui soupçonnerait leur existence ?
LE DUC.
Fort bien. Ne manquez pas d’en faire autant des autres.
FAVRAS.
Dès qu’ils me rentreront, et l’on doit me les rapporter aujourd’hui même. Ô ciel ! quelqu’un.
Scène XI
LE MARQUIS DE FAVRAS, LE DUC, MADAME DE FAVRAS, THÉROIGNE
THÉROIGNE, ouvrant la porte.
C’est ici, que vous dites ?
MADAME DE FAVRAS, se jetant dans les bras de son mari.
Ah ! mon ami !
FAVRAS.
Ma femme ! Dans quel trouble ! quelle émotion !
MADAME DE FAVRAS.
Je suis près de toi... je respire.
FAVRAS.
Que s’est-il passé ? que t’est-il arrivé ?
MADAME DE FAVRAS.
Un malheureux... Ah ! les cruels ! ils l’ont égorgé... et sa tête... promenée comme un trophée.
FAVRAS, avec horreur.
Ah !
LE DUC.
Encore un meurtre ! encore une tache pour notre révolution !
MADAME DE FARAS, reconnaissant le duc.
Ah ! Monseigneur...
Favras lui impose silence.
THÉROIGNE, qui est restée accroupie près de la cheminée, à se chauffer, s’approchant brusquement.
Une tache ! Qu’est-ce qu’il dit donc, ce brave homme ? Celui qu’on a pendu était un accapareur, un scélérat, un boulanger. C’est la cour qui soudoie ces gens-là, c’est... la reine, c’est les frères da roi, tous les princes.
FAVRAS.
Ô ciel ! ma bonne ; que dites-vous ?
THÉROIGNE.
La vérité ; et à moins que vous ne soyez aussi un aristocrate, vous ne pouvez pas dire le contraire.
FAVRAS.
Je ne suis pas un aristocrate.
THÉROIGNE, montrant le duc, et passant près de lui.
Et Monsieur ?...
MADAME DE FAVRAS, à part.
Grand dieu ! le reconnaît-elle ?
FAVRAS, répondant à Théroigne.
Monsieur... encore bien moins.
THÉROIGNE.
Tant mieux !... Oui, tous les princes, je voudrais les voir... excepté un seul, c’est le duc de Penthièvre... En v’là un brave homme, celui-là !... l’ami da pauvre, le consolateur du malheureux... tout le monde le bénit... Mais les aristocrates...
Elle prend une prise de tabac dans la tabatière du prince.
Excusez... Les aristocrates ! voyez-vous ; je les ai en horreur. Je sois leur victime, une victime de la cour, moi, telle que vous me voyez.
LE DUC.
Vous ?
THÉROIGNE.
Je suis bien malheureuse.
MADAME DE FAVRAS.
Elle m’a raconté ses infortunes : elles sont grandes en effet, Elle gémit en ce moment sur le sort d’un homme qui... lui était cher...
THÉROIGNE.
Qui m’est plus cher que tout au monde... À qui j’ai tout sacrifié : ma réputation, mon honneur ; pour qui j’ai abandonné... et sans regret au moins, la maison de mon père...
MADAME DE FAVRAS.
Il vient d’être condamné par le Châtelet, pour avoir tué à Brunoy on garde de Monsieur.
THÉROIGNE, pleurant, avec rage.
Oui, condamné, condamné à périr de la main du bourreau !
LE DUC, vivement.
Je connais cette affaire, j’en ai entendu parler... ce matin ; elle est très malheureuse. Le garde avait tort : il outrepassa ses pouvoirs.
THÉROIGNE.
Oui ; mais il appartenait à un prince du sang, et il faut que la mort du pauvre Marcel venge l’outrage fait à la livrée.
Avec fureur.
Ah ! le comte de Provence ! si jamais un 6 octobre revenait !... Qu’il prenne garde à lui ! j’irai... j’irai exprès... et si je peux le rencontrer là... à ma belle... Ah ! Marcel ! pauvre Marcel ? tu seras vengé à ton tour !
LE DUC, avec un peu de trouble.
Mais il ne sera pas exécuté. J’ai déjà parlé pour lui, et j’espère qu’une commutation de peine...
THÉROIGNE.
Comment ! il ne serait pas exécuté ? on ne le tuerait pas ? Ah ! Monsieur, mon cher Monsieur !... Vous avez donc du pouvoir ?
LE DUC.
J’ai des amis.
THÉROIGNE.
Je vas aller le trouver, lui faire savoir cela... lui rendre un peu d’espérance. Vous ne me trompez pas ? Au fait, je ne vous connais pas, tous tant que vous êtes. Mais je vous vois dans un bel hôtel, dans de magnifiques appartements, avec un riche mobilier ; des valets autour de vous. Tout cela dit assez que vous êtes puissants ; qu’on vous écoute ; qu’on ne vous refuse rien ; tandis que nous... Vous promettez donc que vous solliciterez pour Marcel ? que vous demanderez sa grâce, sa vie ?... Ah ! souvenez-vous-en, ne l’oubliez pas. Si vous saviez de quelle joie cette seule espérance remplit mon cœur. Mais si elle était trompée ? Ah ! j’en mourrais...
Se jetant à genoux au milieu du salon.
Madame, Messieurs, c’est de nos jours à tous deux que vous disposez... Je vous en supplie, ne nous abandonnez pas... Grâce ! grâce ! pour Marcel !
MADAME DE FAVRAS.
Calmez-vous, ma chère. Vous pouvez considérer ses jours comme sauvés.
THÉROIGNE.
Ah ! que vous me faites de bien. Adieu, adieu ; je cours partager avec lui mon bonheur.
Elle va sortir.
LE DUC, bas à Favras.
Faites-moi sortir aussi.
FAVRAS, de même.
Suivez-moi.
Scène XII
LE MARQUIS DE FAVRAS, LE DUC, MADAME DE FAVRAS, THÉROIGNE, MADEMOISELLE TALON, UN VALET
LE VALET, annonçant.
Mademoiselle Olympe Talon.
Madame de Favras fait un geste pour dire d’introduire mademoiselle Olympe. Elle entre.
THÉROIGNE.
Ah ! je la connais, cette bonne demoiselle ; c’est l’ange des prisons. Il n’y a pas de jours qu’elle n’apporte des secours et des consolations aux détenus ; et si le lieutenant civil, son père, fait couler bien des larmes, la main bienfaisante de mademoiselle Olympe en essuie encore plus.
MADEMOISELLE TALON.
Vos éloges, ma bonne, sont une douce récompense du peu de bien que je fais.
THÉROIGNE.
Oh ! n’y a pas que moi ; tous les prisonniers en disent autant. Mais vous ne savez pas : Marcel... ce pauvre garçon auquel vous avez montré tant d’intérêt...
Montrant le duc.
Voilà un digne homme qui lui veut da bien aussi... Il va vous dire ça lui-même, car moi, il faut que je coure au Châtelet. Mais je suis ravie, enchantée. Adieu, Messieurs, votre servante... Vous pouvez vous vanter d’avoir donné à une pauvre créature plus de bonheur qu’elle n’en avait connu depuis bien longtemps.
Elle sort en chantant.
Ah ! ça ira, ça ira,
Les aristocrates à la lanterne !
Scène XIII
LE MARQUIS DE FAVRAS, LE DUC, MADEMOISELLE TALON, MADAME DE FAVRAS
LE DUC, riant, en voyant sortir Théroigne.
Elle n’est pas gênée dans l’expression de sa reconnaissance.
Il salue mademoiselle Talon et les autres qui le suivent.
Adieu ; je vous quitte.
MADEMOISELLE TALON, le retenant.
Pardon, Monseigneur, les discours de cette pauvre femme vous ont fait connaître le but de ma visite : je viens implorer votre charité en faveur des prisonniers.
LE DUC, la regardant avec intérêt.
Mission digne de la candeur et de la beauté, Mademoiselle ! Ceux pour qui vous quêtez sont nombreux sans doute ?
MADEMOISELLE TALON.
Hélas ! Monseigneur, leur nombre s’accroît de jour en jour. Il y en a même beaucoup que leur rang et leur naissance semblaient devoir préserver à jamais de se trouver sous les verrous du Châtelet : M. Augeard...
LE DUC, vivement.
Le secrétaire des commandements de la reine ?
MADEMOISELLE TALON.
Oui. Le baron de Bezenval...
FAVRAS, bas au duc.
Le confident de nos projets...
MADEMOISELLE TALON.
Ces Messieurs ne sont pas exposés aux mêmes privations que les obscurs malheureux dont ils partagent la demeure ; et ce n’est pas pour eux que je sollicite votre bienfaisance... Mais leur sort est peut-être plus déplorable encore.
LE DUC.
Comment cela ?
MADEMOISELLE TALON.
Le peuple est excité contre eux, par la nature du crime qu’on leur attribue... un projet d’enlèvement du roi...
LE DUC.
Comment, on sait ?... on dit ?...
Bas à Favras.
Entendez-vous ?...
À mademoiselle Talon.
Et que pense de cela monsieur votre père ?
MADEMOISELLE TALON.
C’est le secret de sa conscience, Monseigneur ; je ne le lui demande pas. Je suis certaine que si les accusés sont innocents, il succombera plutôt avec eux que de porter une sentence inique ; mais il n’a que sa voix. Pardon, ces réflexions, auxquelles je me laisse entraîner, me font perdre de vue l’objet de ma mission : permettez-moi d’y revenir.
MADAME DE FAVRAS.
Veuillez m’inscrire pour dix louis.
FAVRAS.
Moi pour autant.
LE DUC.
Puisque je me trouve chez madame la marquise, je joindrai mon offrande à la sienne.
Il lui remet un billet.
MADEMOISELLE TALON.
Mille francs !... Dois-je vous rendre ?
LE DUC.
Non.
MADEMOISELLE TALON.
Inscrirai-je le nom de votre Altesse ?
LE DUC.
Le nom m’importe pas...
On entend dehors la voix de Turcati.
TURCATI.
On n’entre pas ! on n’entre pas ! Je vous dis qu’il faut que je lui parle.
LE DUC, à Favras.
Encore quelqu’un ! Comment éviter ?...
LE MARQUIS, indiquant la porte de gauche.
Sortez par ici, Monseigneur.
MADAME DE FAVRAS.
Oui, par, mon appartement.
FAVRAS.
Je reconnais la voix : c’est l’homme en question.
LE DUC.
Je sors. Souvenez-vous donc de ce que nous avons dit.
TURCATI, encore dehors.
Si vous ne voulez pas m’annoncer, je m’annoncerai moi-même.
FAVRAS
Je n’oublierai rien, rien, Monseigneur.
Il disparaît, reconduisant le duc et mademoiselle Talon, que la marquise précède.
Scène XIV
TURCATI, MOREL, un peu après, LE MARQUIS DE FAVRAS, rentrant
TURCATI.
Toutes ces façons là sont bien ennuyeuses.
Il regarde au tour de lui.
Et personne encore !
Jetant les yeux du côté de la porte.
Tiens, tiens ! ils ont l’air de faire sortir quelqu’un mystérieusement.
MOREL.
Mais oui.
TURCATI, allant à la fenêtre de gauche.
Il y avait une voiture dans la cour.
MOREL.
Un fiacre.
TURCATI.
Attends... attends... quelqu’un monte dedans... Eh ! bon dieu !...
MOREL, s’approchant.
Quoi donc ?
TURCATI.
Je ne me trompe pas... c’est le duc de Penthièvre... un prince du sang... Oh ! quelle découverte !
MOREL.
Qu’est-ce que tu vois donc là-dedans ?
TURCATI, entendant monter.
Tais-toi : je te le dirai.
FAVRAS.
Ah ! c’est vous, Turcati... Je ne m’étais pas trompé... Vous auriez pu attendre...
TURCATI.
Ma foi, mon colonel, il y avait deux heures que nous étions là... Je ne vous savais pas d’ailleurs avec une compagnie aussi conséquente.
FAVRAS.
Comment ?... Je n’avais personne de conséquence, comme vous dites.
TURCATI.
Pardon, pardon, monsieur le marquis... On n’est pas myope, et l’on n’a pas été recruteur pendant quinze ans pour se méprendre à la tournure et à l’encolure d’un individu.
FAVRAS.
Bah !
TURCATI.
J’ai recruté pendant deux ans pour les régiments de ce particulier là... Bonne pratique, parce qu’il donnait tout de suite son congé à celui qui se dégoûtait du service.
FAVRAS, à part.
Il l’a reconnu !
TURCATI.
Au reste, ça ne nous regarde pas, motus. Je vous dirai donc, mon colonel, que nous nous sommes occupés activement de votre affaire... mais je pense qu’il faut vous hâter de terminer. L’argent devient rare endiable ! Comme il était entre les mains des courtisans, il émigre avec eux ; si l’on n’exige pas un passeport pour les écus, dans quelques jours tout le numéraire aura pris la poste.
LE MARQUIS, inquiet.
Oui... je le crois aussi... Vous me rapportez les papiers ?
TURCATI.
Oui, oui : tout, brouillons et copies. Voilà M. Morel, qui s’est chargé du dernier article. C’est du soigné !
MOREL, remettant les papiers.
J’y ai mis tout mon talent, monsieur le marquis...
Voulant détourner l’attention de Favras.
voyez... c’est de la bâtarde, ce qu’il y a de mieux... Nos Messieurs du Châtelet préfèrent la ronde ; mais c’est trop gothique aujourd’hui, avec les idées nouvelles. Et puis la bâtarde me va mieux, j’y suis plus à mon aise... Remarquez les majuscules... quels pleins ! et quelle hardiesse dans les traits !... à main levée tout ça !
LE MARQUIS, après avoir examiné toute la liasse.
Oui, oui, c’est assez bien écrit... Quant à l’orthographe...
MOREL, à part.
Allons, encore la chienne d’orthographe !
FAVRAS.
C’est fort négligé !
MOREL.
Un peu d’indépendance peut-être ?...
FAVRAS.
Beaucoup trop, je vous assure.
MOREL, à part.
L’aristocrate !
FAVRAS.
Et tellement que je ne puis vous confier d’autres travaux.
MOREL, insistant.
Comment, monsieur le marquis ?...
FAVRAS, jetant les papiers au feu.
Voilà tout ce que je puis faire de ceux-ci.
MOREL, à Turcati.
Je ne serai content que lorsqu’on aura décrété la liberté de l’orthographe... C’est de l’ancien régime, c’est trop féodal l’orthographe.
TURCATI, à part.
À merveille ! il brûle aussi les brouillons.
Mettant la main sur sa poche.
Pas tous.
FAVRAS, revenant à eux et leur donnant de l’argent.
Tenez, pour les frais... et vous, Turcati, pour vos bons soins.
TURCATI, humblement.
J’espère, monsieur le marquis, continuer à mériter votre confiance ; vous pouvez compter sur le zèle et la discrétion...
FAVRAS, les poussant vers la porte.
Merci, Turcati, merci ; lorsque j’aurai l’occasion de vous être utile, je vous promets de m’y employer... Allez, Messieurs...
TURCATI, revenant avec insolence.
Qu’est-ce à dire, monsieur le marquis ?... Vous nous renvoyez !... Tout est-il donc fini entre nous ?
FAVRAS, étonné.
Mais oui ; quant à cette affaire, la difficulté de la terminer heureusement... et, comme vous me le disiez vous-même, la rareté du numéraire...
TURCATI, effrontément.
Allons donc, monsieur le marquis, vous voulez rire !
FAVRAS, stupéfait.
Hein !
TURCATI.
Nous savons bien, entre nous, que l’emprunt n’est pas tout ce qui vous occupe...
FAVRAS.
Que voulez-vous dire ?
TURCATI.
Les lettres-de-change sur Turin, Genève, Vienne, qui devaient en faire partie, avaient une destination...
FAVRAS.
Sans doute... puisque je les demandais, j’en avais l’emploi.
TURCATI.
Comme qui dirait pour solder des troupes suisses, sardes et allemandes.
FAVRAS, à part.
Il sait tout.
MOREL.
Y sommes-nous ?
FAVRAS, avec hauteur.
Qui vous a donné le droit de suspecter ma conduite ?
TURCATI.
Vous, qui nous avez mis sur la voie de vos projets.
MOREL.
Voyons, est-ce ça ?
FAVRAS.
Dois-je vous rendre des comptes ?...
TURCATI.
Des contes, tu voudrais bien nous en faire ; mais ça ne prendra pas.
FAVRAS, hors de lui.
Malheureux ! tu oublies à qui tu parles ; mon rang, ma naissance... Je puis faire punir ton audace...
TURCATI.
Bah ! votre rang, votre naissance... c’est de l’histoire ancienne, on peut l’oublier. Ce qu’il faut se rappeler, monsieur le marquis, c’est l’histoire d’hier, d’aujourd’hui !... Hier, on a détruit la Bastille, et l’on peut chanter aussi haut que l’on veut, sans crainte d’être mis en cage ; aujourd’hui, l’on récompense les bons citoyens qui découvrent les complots contre la nation.
MOREL.
Vingt-quatre mille francs ! rien que ça... comme ça rend patriote !
FAVRAS, troublé.
En quoi ! des menaces. chez moi !... Osez-vous bien !... Craignez...
TURCATI.
Nous, rien... vous, tout.
FAVRAS, avec impatience.
Que prétendez-vous donc à l’aide de ces calomnies ? quel est votre dessein ? que voulez-vous de moi ?
TURCATI.
Une explication ? à la bonne heure.
MOREL.
Nous ne voulons la mort de personne.
TURCATI.
Quand elle ne rapporte rien... Au fait, nous avions deviné ou à peu près vos projets ; la rencontre de la personne qui sort d’ici nous a confirmé nos soupçons.
FAVRAS.
Ils sont mal fondés. Il ne s’agissait, je vous le répète, que d’un emprunt.
TURCATI.
N’importe : ou vous nous emploierez dans vos affaires, et vous nous paierez largement...
FAVRAS.
Tout est fini ; nous renonçons à tout.
TURCATI.
Ou bien vous achèterez notre silence, sur ce que nous savons, au même prix que le gouvernement paierait nos révélations.
FAVRAS, indigné.
Vingt-quatre mille francs !
TURCATI.
C’est juste ça.
MOREL.
Et pas de faute d’orthographe.
FAVRAS, à part.
C’est un piège, gardons-nous y tomber.
MOREL.
Eh bien ?
TURCATI.
Qu’en dites-vous ?
FAVRAS.
Je serais aussi lâche, aussi méprisable que vous, si je cédais à de pareilles menaces.
MOREL.
Ça n’est donc pas arrange ?
FAVRAS.
C’est trop longtemps endurer tant d’insolence !...
Il sonne.
TURCATI.
Monsieur le marquis, prenez garde ; vous jouez gros jeu !
FAVRAS.
Sortez, malheureux ! sortez, ou je vous fais chasser par mes gens.
Scène XV
TURCATI, MOREL, LE MARQUIS DE FAVRAS, MADAME DE FAVRAS, VALETS
Ils entrent par le fond.
MADAME DE FAVRAS, arrivant par la gauche.
Qu’est-ce donc, mon ami ? pourquoi ce bruit ?
MOREL.
C’est monsieur le marquis qui s’emporte, qui menace, parce qu’on l’estime... un peu cher.
TURCATI.
Il est certain que je lui fournissais autrefois des hommes à meilleur marché ; mais aujourd’hui, vingt-quatre mille francs, c’est le cours.
FAVRAS.
Qu’on les jette dehors, et que jamais ils ne reparaissent devant moi.
Les valets font un mouvement.
TURCATI, se mettant en défense.
Un instant, soldats d’antichambre ! pas si prompts à la manœuvre, si vous ne voulez pas qu’on gâte votre uniforme.
MOREL.
Bah ! ils ne l’useront pas... Dans trois jours, ils seront à louer et l’hôtel à vendre.
TURCATI.
À revoir, monsieur le marquis ; vous aurez bientôt de nos nouvelles.
Ils sortent ; les valets les suivent.
Scène XVI
LE MARQUIS DE FAVRAS, MADAME DE FAVRAS
FAVRAS.
Les misérables ! Être exposé à de pareilles insultes !...
MADAME DE FAVRAS.
Que signifient ces menaces ?
FAVRAS.
Elles n’expriment que la cupidité de ces drôles.
MADAME DE FAVRAS.
Si quelqu’argent pouvait les apaiser, pourquoi ne pas en faire le sacrifice ?
FAVRAS.
Plutôt périr que de capituler lâchement avec cette canaille !
MADAME DE FAVRAS.
Seriez-vous véritablement en danger ?
FAVRAS.
D’être dénoncé... sans doute.
MADAME DE FAVRAS.
Ah ! mon ami, dans un temps comme celui-ci, c’est la mort... Je vais les rappeler.
FAVRAS, la retenant.
Je vous le défends !... Rassurez-vous, ma chère amie ; dieu merci, nous avons encore des tribunaux, des magistrats ; et vous avez entendu ce que l’on disait de leur fermeté.
MADAME DE FAVRAS.
Eh ! Monsieur, j’ai vu aujourd’hui une sanglante preuve de leur impuissance à sauver un innocent.
FAVRAS.
Que peuvent des accusations vagues ?
MADAME DE FAVRAS.
Plus elles seront absurdes, plus le peuple y croira...
FAVRAS.
Du moins, il n’écoutera avant de me juger.
MADAME DE FAVRAS.
Il ne juge pas, il condamne.
FAVRAS.
À vous entendre, tout ordre légal serait anéanti.
MADAME DE FAVRAS.
Dans ces moments de crise on doit s’attendre aux plus grands excès.
FAVRAS.
Si nous en étions à ce point de désordre, ma chère amie, il faudrait désespérer de la France.
MADAME DE FAVRAS.
De la France, non ; une grande nation ne périt pas ; mais de son repos, de son bonheur, oh ! pour longtemps... Voulez vous m’en croire, Favras ? Fuyons un pays où les lois ne trouvent plus d’appui, où la force populaire débordée s’apprête à tout renverser sur son passage ; venez en Allemagne, dans ma patrie, au sein de ma famille déjà, un grand nombre de nobles sont allés demander aux souverains d’opposer une digue au torrent révolutionnaire.
FAVRAS, l’interrompant.
Ah ! Madame, que dites-vous ? Vous n’êtes pas française, je vous pardonne. Mais moi, aller exciter l’étranger contre mon pays, revenir dans les rangs pour dévaster nos champs et nos villes, porter la mort à mes concitoyens ! Ah ! c’est un parricide que vous me proposez !
MADAME DE FAVRAS.
Mais le péril...
FAVRAS.
N’excuse ni la lâcheté, ni la trahison. Oui, il est parjure, il est sans foi et sans honneur celui qui ne préfère pas mourir, à mendier chez l’étranger l’asservissement de sa patrie.
MADAME DE FAVRAS.
Restons donc, puisque vous le voulez... mais au moins êtes-vous bien sûr que ces hommes qui vous menacent n’ont pas le moyen de donner quelque consistance à leur dénonciation ?
FAVRAS.
Aucun. Ils ont voulu m’effrayer pour me forcer à les payer ; ayant manqué leur but, ils renonceront d’eux-mêmes à cette ridicule espérance.
Depuis quelques moments il s’est fait un peu de rumeur dans la rue ; elle va toujours en augmentant.
MADAME DE FAVRAS.
Écoutez !... Qu’est cela ?
LE MARQUIS, avec indifférence.
Des gens du peuple qui se rassemblent sur la place.
MADAME DE FAVRAS, inquiète.
Pourquoi près de cette maison ?...
FAVRAS, froidement.
Le hasard...
MADAME DE FAVRAS.
Entendez-vous... On a prononcé votre nom !
FAVRAS.
En effet...
Il écoute.
C’est la voix de Turcati.
MADAME DE FAVRAS.
Ô ciel !
FAVRAS, écoutant toujours.
Que dit-il ?
MADAME DE FAVRAS.
Je ne puis entendre... Je vais ouvrir la fenêtre.
Elle ouvre la fenêtre de droite.
TURCATI, en dehors.
Oui, citoyens, un ami et moi, avons découvert le complot. Il veut faire sortir du royaume le roi, la reine et le dauphin.
Cris de la foule : Ah ! ah ! ah !
MOREL.
Et vous sentez bien qu’une fois dehors, le boulanger, la boulangère et le petit mitron, vous n’aurez plus de pain.
Cris : À la lanterne ! Favras, à la lanterne ! On frappe à coups redoublés.
MADAME DE FAVRAS.
Ah ! nous sommes perdus !
VOIX, en dehors.
À mort l’aristocrate !
FAVRAS.
Je vais leur parler.
MADAME DE FAVRAS, le retenant.
Non... non... ne vous montrez pas.
FAVRAS, la repoussant.
Il le faut, laisse-moi...
MADAME DE FAVRAS, se jetant à genoux devant lui.
Ah ! ils te tueront !... Mon ami, pense à ta femme, à tes enfants !
Le bruit diminue.
FAVRAS.
Le bruit cesse !...
Ils s’éloignent.
MADAME DE FAVRAS, regardant de loin à la fenêtre.
Tout en jetant sur l’hôtel des regards menaçants.
FAVRAS.
Que veut dire cette prompte retraite ?
MADAME DE FAVRAS.
Ô mon dieu ! leur colère serait-elle apaisée ?
FAVRAS.
Je ne puis le croire... Je crains quelque dessein funeste.
Scène XVII
LE MARQUIS DE FAVRAS, MADAME DE FAVRAS, THÉROIGNE
La porte s’ouvre brusquement. Elle entre en courant.
THÉROIGNE.
C’est moi, n’ayez pas peur.
FAVRAS.
Vous savez ce qui se passe ?
THÉROIGNE.
C’est ce qui m’amène.
MADAME DE FAVRAS.
Sont-ils partis ?
THÉROIGNE.
Pour peu de temps.
FAVRAS.
Que veulent-ils ?
THÉROIGNE.
Vous pendre.
MADAME DE FAVRAS, tombant dans un fauteuil.
Ah !
THÉROIGNE.
Ils disent que vous êtes un aristocrate... Je ne les aime pas, les aristocrates !... et pourtant je voudrais vous sauver... Vous vous aimez tant, vous et cette petite femme... Comme Marcel et moi !... Ce serait dommage !
MADAME DE FAVRAS.
Brave femme !
THÉROIGNE.
Comme vos gens refusaient d’ouvrir, et faisaient résistance, ils sont allés chercher des échelles, de la paille, des fagots...
FAVRAS.
Mettre le feu !
THÉROIGNE.
Oui... J’ai profité de ce moment là...
MADAME DE FAVRAS.
Mais que faire ?
THÉROIGNE.
Fuir par les jardins, escalader les murs... Je les ai bien franchis pour arriver jusqu’à vous.
FAVRAS.
Et ma femme, mes enfants ?
THÉROIGNE.
Ce n’est pas à eux qu’on en veut. Partez, partez.
FAVRAS.
Fuir ! se cacher comme un coupable devant une émeute, des scélérats !...
MADAME DE FAVRAS.
Je te suivrai !
THÉROIGNE.
Impossible, vous le perdriez.
FAVRAS, embrassant sa femme.
Adieu !
THÉROIGNE.
Allons donc !
Des pierres arrivent dans les vitres.
MADAME DE FAVRAS.
Les voilà !
Un grand bruit se fait entendre. Des cris, du tumulte.
THÉROIGNE.
La porte est enfoncée... Un escalier dérobé !...
MADAME DE FAVRAS.
Il n’y en a pas... Ils montent !
Bruit terrible.
THÉROIGNE.
Vos valets résistent.
FAVRAS.
Ils sont dans l’escalier.
THÉROIGNE.
Une fenêtre basse... la cheminée... les toits, ou vous êtes perdu.
FAVRAS.
Non ! je n’abandonnerai pas ma femme ! Qu’ils entrent, ils nous égorgeront ensemble.
Il prend sa femme dans ses bras. Grand cri au dehors. La porte s’ouvre. La maréchaussée entre, et contient le peuple.
Scène XVIII
LE MARQUIS DE FAVRAS, MADAME DE FAVRAS, THÉROIGNE, LE LIEUTENANT CIVIL, TURCATI, MOREL, GARDE DE LA MARÉCHAUSSÉE, PEUPLE
LE LIEUTENANT CIVIL, à la foule.
Citoyens, respect à la loi.
FAVRAS.
Monsieur le lieutenant civil, nous sommes sauvés !
TURCATI.
Pas encore.
FAVRAS, à Talon.
Que je vous dois de reconnaissance, Monsieur ; sans votre protection, nous étions perdus.
LE LIEUTENANT CIVIL.
Je ne puis croire que des citoyens se fussent portés à une telle, violation des lois.
LA FOULE, se ruant vers Favras.
C’est un aristocrate ! à la lanterne ! Vive la liberté !
LE LIEUTENANT CIVIL, le couvrant de son corps.
La liberté ! citoyens, n’est pas le droit de se faire justice soi même ; elle n’existe que par l’obéissance aux lois. Si la liberté affermit les empires, la licence les détruit. Citoyens, vous avez des tribunaux pour punir tous les crimes ; c’est à eux, à eux seuls qu’appartient ce devoir ; soyez sûrs qu’ils sauront le remplir. Monsieur le marquis de Favras, sur la clameur publique, je dois m’assurer de votre personne.
MADAME DE FAVRAS.
Quoi, Monsieur !...
TALON, bas.
Comment le sauver sans cela ?
FAVRAS.
Monsieur, je suis prêt à obéir à la justice.
LA FOULE.
Bravo ! bravo !
MADAME DE FAVRAS, à Talon.
Ô Monsieur ! vous allez le livrer à cette foule sanguinaire ?
LE LIEUTENANT CIVIL.
Madame, votre mari va monter dans ma voiture, à côté de moi ; la force publique nous accompagne, elle saura au prix de son sang, faire respecter un citoyen, et protéger les droits de la justice.
Favras embrasse sa femme, puis se sépare d’elle.
THÉROIGNE, à part.
Pauvre femme ! c’est elle qui me fait de la peine ; car si son mari est coupable...
On emmène Favras.
TURCATI, bas, quand il passe devant lui.
Eh bien ! monsieur le marquis, combien en donnez-vous à présent ?
Favras lui jette un regard de mépris.
Rien ! Soit ; la nation paiera.
Haut à la foule.
Vive la nation ! à bas les aristocrates !
LA FOULE.
À bas les aristocrates !
ACTE II
Le parloir de la prison du Châtelet. Une grande arcade au fond ; elle est fermée par deux grilles, entre lesquelles règne un passage de deux pieds et demi. La dernière grille est garnie de planches, pour empêcher de voir à l’extérieur. À la gauche est une petite porte qu’ouvre et ferme un guichetier qui se tient derrière. De chaque côté, deux portes : celle du premier plan, à gauche, conduit par un escalier intérieur au tribunal et au cabinet du lieutenant civil ; elle s’ouvre sur le théâtre. La deuxième, à côté du logement du concierge, mène dans l’intérieur des prisons. Une table. Au fond des bancs de bois.
Scène première
GASPARD, MARCEL
Au lever du rideau, Marcel est assis devant une table, il est pensif. Gaspard entre par la deuxième porte à gauche.
GASPARD, au fond.
Eh ! César ! Castor ! allez coucher... à la niche, petits ! la ronde est faite, tout est en ordre.
En scène.
Deux fameux toutous ! C’est utile dans une prison, ceux-là surtout !... Quelle oreille ! quel odorat !... ils entendent un monseigneur ou un rossignol à cent pas ! ils flairent un ferlampier d’une lieue... n’y a pas moyen de jouer du violon et de vanner avec eux !... Eh ben, Marcel, te v’là tout triste, t’as pourtant reçu ta commutation... tu devrais être joyeux. Sauver son cou de la cravate, c’est une fière épine hors du pied.
MARCEL.
Pour ceux qui tiennent à la vie... mais pour moi !...
GASPARD.
Bah ! bah ! tu fais comme ça ton dégoûté...
MARCEL.
Non, je te jure... Il faut avoir la conscience en repos pour vivre heureux.
GASPARD.
Vivre heureux, vivre heureux !... l’essentiel est de vivre... Je sais bien que tu as an homme à te reprocher, ça tourmente... C’est pour ça que je dis toujours à mes habitués : Faites la bourse et la montre, tant que vous voudrez ; travaillez à l’hasard, benè sit ; mais, pour l’amour de dieu, ne faites pas le crime... Ce n’est qu’à la dernière extrémité que l’on doit se permettre... et encore !...
MARCEL.
Quels scrupules !... On voit bien que tu ne vis qu’au milieu des voleurs et des assassins.
GASPARD.
Oh ! depuis la révolution, nous voyons toute sorte de monde !
MARCEL.
C’est vrai : le grand Châtelet est aujourd’hui...
GASPARD, achevant.
Comme l’arche de Noé... plus de bêtes que d’hommes.
MARCEL.
Pour bêtes... ils le sont... d’abord de s’être laissé prendre.
GASPARD, riant.
Ça c’est vrai. Y a pourtant des grands seigneurs : n’ya pas longtemps, le prince de Lambesc, M.de Livron ; puis M. Augeard, le baron de Bezenval... aujourd’hui, le marquis de Favras... Si le Comité des recherches continue, ça deviendra bonne société les prisons.
MARCEL, se levant.
Dis-moi : est-ce que je ne verrai pas Théroigne aujourd’hui ?
GASPARD.
C’est son jour de permission... Je ne vois pas d’empêchement... Ça, elle t’aime : tu peux t’en vanter.
MARCEL.
Elle est si bonne !
GASPARD.
Bonne !... pour toi, oui ; mais pour tous les autres... Quelle commère ! On dit pourtant que ça appartient à des gens comme il faut.
MARCEL.
C’est vrai.
GASPARD.
Une petite famille bien heureuse !... et tout ça vient d’un coup de tête ; d’avoir suivi un godelureau... C’est mal, oui, d’abuser comme ça d’une jeunesse.
MARCEL, avec désespoir.
Oui, c’est mal... c’est abominable !... Laisse-moi.
GASPARD.
Bien volontiers. Mais pour un homme qui a sa grâce, tu es encore d’une drôle d’humeur... Reste là. Dès que la particulière viendra, je la ferai entrer.
Il sort par la porte du premier plan à gauche.
Scène II
MARCEL, seul
Grâce !... Une détention perpétuelle ! Quelle grâce ! J’aimerais autant... j’aimerais mieux mourir. Languir des années, des siècles dans leurs prisons, au milieu des êtres les plus dégradés, contracter leurs habitudes, prendre leur langage, sentir chaque jour se corrompre, s’anéantir les forces de mon corps et de mon âme !... C’est un supplice trop cruel ! c’est aggraver ma peine ! Eh ! ne suis-je donc pas assez puni pour un crime involontaire ? Deux années dans leurs cachots infects, les angoisses d’une procédure, d’on jugement... séparé d’elle, de celle que j’aime !... Pauvre Théroigne ! je t’ai enlevée à ta famille, privée de sa protection, de ses bienfaits... Voilà mon véritable crime, celui que rien ne peut expier. Et je vais la quitter, la laisser sans appui, sans consolation, seule au monde... Que deviendra-t-elle ? exposée au besoin... peut-être à l’infamie... Ah ! cette pensée est horrible ! insupportable !...
Scène III
MARCEL, THÉROIGNE
THÉROIGNE, au guichet de la grille, pendant que le guichetier examine sa permission.
Il n’y a plus de danger ! il est sauvé ! Tiens, voilà pour ta bonne nouvelle.
MARCEL.
Ah ! la voici ! c’est elle !
THÉROIGNE, courant à Marcel et se jetant dans ses bras.
Mon bon Marcel !
MARCEL.
Chère amie !
THÉROIGNE.
Eh bien, nous voilà tranquilles ; elle est venue cette lettre de grâce, tu ne mourras pas... tu me restes.
MARCEL.
Oui... mais prisonnier.
THÉROIGNE.
Au moins je puis te regarder sans être poursuivie de cette affreuse idée : C’est peut-être la dernière fois !...
Gaiement.
Je reviendrai te voir souvent, tous les jours, passer tout mon temps près de toi.
MARCEL.
Ce n’est pas possible, il y a des jours et des heures fixés.
THÉROIGNE, tristement.
C’est vrai.
MARCEL.
Et puis maintenant que mon sort est décidé, je ne resterai pas ici.
THÉROIGNE.
Où vont-ils le conduire ?
MARCEL.
Peut-être à Bicêtre.
THÉROIGNE.
Avec les voleurs ! toi !
MARCEL, avec amertume.
Je suis maintenant leur camarade, ma vie doit s’écouler avec eux.
THÉROIGNE.
Ah ! ça me fait mal d’y penser... ça ne peut pas être comme ça... Je verrai da monde, je demanderai, je supplierai...
MARCEL.
Tu n’obtiendras rien. Écoute, Théroigne, c’est moi, c’est mon amour qui est cause de la triste position où tu vas te trouver... Je ne puis rien à présent, que de tâcher par mes conseils de te ramener au chemin que je t’ai fait quitter... je le dois ; et, pour mon repos, pour apaiser ma conscience, toi, tu dois m’obéir.
THÉROIGNE.
Qu’exiges-tu ? parle.
MARCEL.
Il faut écrire à ton père, essayer de te rapprocher de lui.
THÉROIGNE, vivement.
Pour qu’il me retienne au pays, qu’il m’empêche de te voir ! Non vraiment... s’il avait voulu, nous ne serions pas là... c’est lui qui est cause de tout... Pourtant je le respecte, je suis même fâchée des chagrins que je lui ai causés... mais rien, rien ne pourra me séparer de toi... Je vais demander de partager ta prison : je servirai les geôliers, les prisonniers, tout le monde, je me rendrai utile... je ne sortirai plus, mais je serai près de toi.
MARCEL.
Que de dévouement ! que d’amour ! et je ne puis te faire partager que ma mauvaise fortune !
THÉROIGNÉ.
Elle serait meilleure, tu la partagerais tout de même, n’est ce pas ?
MARCEL.
Tu ne peux en douter.
THÉROIGNE.
Je ne veux rien de plus.
MARCEL.
Ah ! s’ils me rendaient libre ! s’il m’était permis de travailler pour elle, auprès d’elle, dans un lieu sauvage, éloigné, nous pourrions être heureux encore !... Voilà la grâce que j’implore, la seule que je veuille, que je puisse accepter.
THÉROIGNE.
Tu m’y fais songer. On transporte chaque année des condamnés dans les colonies, il faut qu’on nous envoie par là ensemble...
MARCEL.
Ah ! s’ils y consentaient !...
THÉROIGNE.
Je verrai aujourd’hui le lieutenant civil ; le petit Morel, un commis greffier, doit me faire trouver sur son passage. Je me jetterai à ses pieds, et ne les quitterai que lorsqu’il nous aura accordé cette faveur.
Scène IV
MARCEL, THÉROIGNE, LE MARQUIS DE FAVRAS, MADAME DE FAVRAS
Ils sortent de la deuxième porte à droite.
THÉROIGNE.
Tiens, voilà des voisins !
MARCEL.
Retirons-nous un peu, pour ne pas gêner nos compagnons infortune.
THÉROIGNE.
C’est ennuyeux ce parloir ! tout le monde va et vient...
Reconnaissant le marquis.
Attends donc : je les connais.
MARCEL, bas.
De bien braves gens, bien malheureux !
Il l’emmène au fond.
FAVRAS.
Je vous le répète, ma chère amie, jamais je ne chercherai à me défendre aux dépens de mon bienfaiteur.
THÉROIGNE, bas.
C’est presque à eux que je dois ta grâce.
Marcel regarde M. et madame de Favras avec intérêt : il paraît s’entretenir d’eux avec Théroigne, qui s’est assise auprès de lui sur le banc.
MADAME DE FAVRAS.
Je suis bien loin de blâmer votre générosité ; mais je voudrais qu’on en montrât autant à votre égard, et que l’on sût prendre sa part de la responsabilité qui pèse toute entière sur vous seul aux yeux du peuple.
FAVRAS.
À quoi bon ? Je ne suis point en danger : l’affaire s’instruit avec toutes les formes protectrices de l’innocence ; les dénonciateurs, ni les témoins n’ont pu encore articuler aucun fait positif à ma charge ; vous voyez même que Turcati, malgré ses menaces, n’a point osé paraître dans la procédure.
MADAME DE FAVRAS.
Parce qu’on ne veut pas l’entendre ; mais je suis certaine que lui et quelques-uns des leurs irritent le peuple contre vous.
FAVRAS.
J’ai subi aujourd’hui mon dernier interrogatoire, et bientôt un jugement impartial va me rendre à ma famille et à la liberté.
MADAME DE FAVRAS, à part.
Je n’ose lui faire part de mes craintes.
FAVRAS.
Vous tremblez encore...
MADAME DE FAVRAS.
Non, je vous crois...
Le prenant dans ses bras.
Près de vous je suis tranquille ; je voudrais ne pas vous quitter jusqu’au moment où l’on prononcera ce jugement.
MARCEL, se levant, bas à Théroigne.
Vois : ils sont comme nous : ils s’aiment.
MADAME DE FAVRAS, apercevant Théroigne.
Ah ! ah ! vous ici, ma bonne ?
THÉROIGNE, s’avançant avec Marcel.
Oui ; et voilà Marcel. Ce Monsieur de chez vous, l’autre jour... a tenu parole : la grâce est arrivée.
FATRAS.
Vraiment ?
MARCEL, tristement.
Grâce !... commutation de peine.
FAVRAS.
Je vous en félicite, mon ami.
MARCEL, de même.
Merci.
THÉROIGNE.
Ah ! ça ; et vous, votre affaire ?
FAVRAS.
Je vais paraître devant mes juges : je ne suis pas inquiet.
THÉROIGNE.
Le peuple est furieusement monté.
MADAME DE FAVRAS, vivement.
Que dit-on ?
THÉROIGNE.
On dit... Je ne sais pas si je dois répéter...
MADAME DE FAVRAS.
Oh ! parlez, parlez.
FAVRAS.
Oui, ne craignez rien.
THÉROIGNE.
Dame ! on vous accuse de bien vilaines choses... d’avoir voulu introduire des troupes étrangères dans Paris ; pour mas sacrer les patriotes et faire la contre-révolution.
FAVRAS.
Et c’est tout ?
THÉROIGNE.
Comment ? n’est-ce donc pas assez ?
FAVRAS.
Je veux dire que mes juges apprécieront ces bruits absurdes, et qu’ils les réduiront à leur juste valeur.
THÉROIGNE.
C’est que vos juges... qu’il ne s’y fient pas ! Ils ont déjà absous Bezenval... et ça a fait un mauvais effet. Ils pourraient bien être pendus eux autres pour acquitter comme ça tout le monde. Quand je dis tout le monde... pas le pauvre peuple, pas mon pauvre Marcel, par exemple.
FAVRAS.
Si M. de Bezenval était innocent ?...
Scène V
MARCEL, THÉROIGNE, LE MARQUIS DE FAVRAS, MADAME DE FAVRAS, TURCATI
TURCATI, est entré en scène depuis quelques instants par le guichet, il est resté entre les deux grilles, et il a entendu les derniers mots de Favras.
Il n’était pas innocent ; il était baron, et ça l’a innocenté...
Il entre en scène.
Vous avez beau être marquis, il n’en sera pas de même.
TOUS.
Turcati !
FAVRAS.
Venez-vous ici pour renouveler vos insultes ?
TURCATI, insolemment.
Eh bien... quand ça serait ?... Si je veux m’en donner le plaisir.
MARCEL
Ah !
THÉROIGNE.
Turcati !
TURCATI, au marquis qui le regarde avec mépris.
Vous êtes bien fier, parce qu’on n’a pas voulu recevoir mes dépositions au tribunal, sous prétexte que j’avais rendu pendant quelques temps les services à la police de M. Lenoir... Mais il n’en sera pas toujours ainsi, je parviendrai à me faire entendre, et gare la bombe !
MADAME DE FAVRAS, à son mari.
Mon ami !
FAVRAS.
Ne voyez-vous pas qu’il spécule sur vos angoisses ?
TURCATI, à Marcel.
Je n’ai demandé une permission pour te voir, qu’afin de rencontrer ici M. le lieutenant civil... il va venir... il faudra bien qu’il m’écoute.
FAVRAS.
Parlez, parlez, Monsieur ; je n’ai rien à redouter.
MARCEL.
Comment, tu aurais le cœur de déposer contre ce pauvre homme ?
TURCATI.
Bon ! à merveille ! intéressez-vous à lui !
THÉROIGNE, bas.
Il a contribué à faire obtenir la commutation de Marcel.
TURCATI.
Lui ? Ça n’est pas vrai. C’est le comte de Provence, c’est Monsieur, frère du roi qui a fait cela.
FAVRAS.
Le misérable !
TURCATI.
Qu’aurait-il coûté à un si puissant seigneur d’obtenir la grâce pleine et entière ? Rien. Mais il en a une autre à demander, et il est obligé de se réserver Cette antre est celle du sieur marquis de Favras, conspirateur, qui ne voulait que mettre Paris à feta et à sang, au profit de lui, Monsieur, de la Cour, des Parlements et de toute la séquelle aristocratique.
FAVRAS, avec emportement.
Scélérat ! tu oses...
MADAME DE FAVRAS, se jetant au-devant de lui.
Mon ami ! méprisez les offenses et les calomnies de ce misérable !
MARCEL.
Allons, Turcati, allons ! ça n’est pas bien de venir insulter comme ça un malheureux.
TURCATI.
Nigaud !
À Théroigne.
Voilà comme vous vous laissez toujours duper par ces farceurs là.
Scène VI
MARCEL, THÉROIGNE, LE MARQUIS DE FAVRAS, MADAME DE FAVRAS, TURCATI, GASPARD
GASPARD, de la première porte à gauche.
Eh ! eh ! les amis ! quel tapage ! Est-ce pour vous quereller que vous vous rendez visite ? Allons, chacun chez soi... et les étrangers dehors. Il est deux heures, et voilà monsieur le lieu tenant civil.
TURCATI.
Le lieutenant civil !... Bon ! c’est mon affaire ; j’ vas lui parler.
GASPARD.
Lui parler ? du tout, du tout ! ce n’est pas ici qu’il donne ses audiences... L’ordre et la consigne s’opposent...
TURCATI.
Milzieux ! ils m’font bouillir les cinq sens de nature avec leur ordre et leur consigne... On trouve toujours ça sur son chemin, pour barrer le passage aux honnêtes gens.
MADAME DE FAVRAS.
Adieu, mon ami, je me retire plus heureuse... Votre sécurité a passé dans mon cœur... Adieu.
GASPARD, voulant les faire sortir.
Eh bien ! à qui est-ce que j’ai eu l’honneur de parler ? Est ce pour aujourd’hui qu’on s’en va ?
THÉROIGNE, à Marcel.
Adieu, je ne perds pas encore courage ; je vais rester dans le petit greffe avec Morel, à guetter la sortie du lieutenant civil.
GASPARD.
Allons donc, allons donc, s’il vous plaît.
Tout le monde sort par la grille. Théroigne et Turcati d’abord, puis madame de Favras. Gaspard fait rentrer, Marcel par la deuxième porte de droite.
Restez, vous, monsieur de Favras ; Monsieur vous demande.
Il sort par la deuxième porte de gauche, à l’entrée du lieutenant civil.
Scène VII
TALON, LE MARQUIS DE FAVRAS
TALON.
Je viens, Monsieur, avant d’entendre le rapport sur votre procès, vous demander si vous n’avez rien à ajouter à vos précédents interrogatoires ?
FAVRAS.
Rien, Monsieur.
TALON, avec intérêt.
Mon devoir, ma conscience, m’obligent à vous faire quelques observations dans votre intérêt. Il y a un point que l’instruction n’a point éclairci : les négociations que vous avez entamées n’étaient pas pour votre propre compte, la situation de vos affaires le prouve.
FAVRAS.
Il est vrai.
TALON, hésitant un peu.
Pour qui donc étaient-elles ?
FAVRAS.
Je ne puis le dire.
TALON, de même.
Il résulte des dépositions de quelques témoins que vous aviez des relations avec... un personnage d’un rang très élevé.
FAVRAS.
Je ne puis répondre à cela.
TALON.
Au nom de la cour, je dois vous avertir qu’une entière franchise, en vous permettant de ne paraître que comme agent secondaire dans le complot dont on vous accuse, vous ôterait une grande part de la culpabilité.
FAVRAS.
Aux yeux du tribunal et du peuple, peut-être... mais de quel poids ma conscience resterait-elle chargée !... Je vous le répète, Monsieur, je n’ai rien à ajouter à mes déclarations... Maintenant que l’on me juge, que l’on me condamne.
TALON, avec un intérêt qu’il ne cache plus.
Je de pense pas que vous ayez ce malheur à redouter.
Scène VIII
TALON, LE MARQUIS DE FAVRAS, LE DUC
LE DUC, entrant vivement par la porte qui conduit au tribunal, après avoir regardé si les deux autres personnages sont seuls.
Non ! mais un bien plus terrible !
TALON.
Monseigneur ! vous ici !
LE DUC.
Ne m’y avez-vous pas vu plus d’une fois apporter la consolation ?
FAVRAS.
Cette visite peut vous compromettre.
LE DUC.
Soyez sans crainte, quant à moi. Mademoiselle Olympe, que j’ai été prendre chez elle, m’a conduit par l’escalier particulier du cabinet de son père... Personne ne nous a vus.
FAVRAS.
Vous venez peut-être me recommander le silence ?
LE DUC.
Je sais, Monsieur, qu’avec un cœur comme le vôtre, cette recommandation est inutile... Nous pouvons parler franchement devant Monsieur ; ce n’est plus un juge, c’est un ami ; il sait votre position, je lui ai tout fait connaître.
TALON, à Favras.
Voyez, Monsieur, si j’appréciais votre généreuse discrétion !
FAVRAS.
Eh bien ! que pouvez-vous donc appréhender maintenant ?
LE DUC.
Ce n’est pas au tribunal qu’est le danger, c’est en dehors. Dans les districts une fermentation horrible se manifeste... Le peuple, que l’on continue à égarer, et qui vient de voir sous traire à sa vengeance Augeard et Bezenval, demande une autre victime...
FAVRAS.
Et cette victime, c’est moi ! Que leur ai-je fait ?
TALON.
Et si le tribunal absout ?
LE DUC.
Il ne le pourra pas sans s’exposer lui-même.
TALON.
Qu’importe ! il ne se laissera pas dicter une sentence de mort.
LE DUC.
Vous vous perdrez avec lui ; mais vous ne le sauverez pas.
FAVRAS.
Oh ! ma femme ! mes enfants !
LE DUC.
Vous les reverrez encore ! vous vivrez avec eux et pour eux... Croyez-vous donc que le comte de Provence vous abandonne ?
Au lieutenant civil.
Monsieur, nous avons un moyen sûr, in faillible, de le soustraire à la mort ; vous seul pourriez vous y opposer.
TALON.
De grâce, ne me demandez rien contre mon devoir.
LE DUC.
Sauver la vie d’un innocent, quel devoir pourrait vous le défendre ?
TALON, voulant s’éloigner.
Je ne veux pas vous entendre.
LE DUC, le retenant.
Il le faut pourtant, et votre cœur imposera silence à cette rigueur inflexible. S’il paraît au tribunal, absous ou condamné, il est mort ! absous ou condamné, les juges sont compromis ! Dans les deux cas, pour l’ordre, pour la tranquillité publique, malheur, malheur effroyable ; une prompte évasion nous tire tous d’embarras.
TALON.
Une évasion ! de concert avec moi !...
LE DUC.
Nous ne vous demandons rien... que de nous laisser faire.
TALON.
Mais, observez...
LE DUC.
Tout est prêt.
TALON.
Déjà !
FAVRAS.
Ô mon noble ! mon généreux bienfaiteur !
LE DUC, allant à la porte de gauche.
Venez, Mademoiselle.
TALON.
Ma fille !
Scène IX
TALON, LE MARQUIS DE FAVRAS, LE DUC, MADEMOISELLE OLYMPE
Elle tient une robe et un bonnet de magistrat.
LE DUC.
Eh ! ne savez vous pas qu’on la nomme le bon ange des prisons ?
OLYMPE.
Mon père, vous me l’avez dit bien souvent : aide et secours aux malheureux.
LE DUC, à Favras.
Vite, mettez cette robe.
FAVRAS.
Ah ! je comprends.
TALON.
En ma présence !... Mais comment espérez-vous ?...
OLYMPE, tout en habillant Favras.
Il est de votre taille... revêtu de votre costume... je vais prendre son bras... nous sortirons par le préau... J’ai donné ordre à votre cocher de nous attendre.
TALON.
J’entends... Oui... mais moi... quand je paraîtrai...
LE DUC.
Vous aurez la bonté d’attendre. Une heure, une heure seulement, là-haut, dans votre cabinet.
TALON.
Mais me prêter à une entreprise !...
À Favras.
Fermez donc... Fermez donc bien cette robe.
OLYMPE.
C’est fini. Prenez mon bras maintenant.
Ils se dirigent vers la porte.
TALON.
Je ne puis voir cela... je ne le puis. Laissez-moi me retirer.
Il fait quelques pas, puis les regarde encore.
Eh ! ses cheveux, ses cheveux, que vous ne déroulez pas.
LE DUC.
Quel oubli !
On les défait.
TALON, l’examinant.
Allons... Mon dieu ! de la prudence !...
Entraînant le duc vers la porte de gauche.
Venez, sortons... Ah ! qu’ai-je fait ?
LE DUC.
Une bonne action ! On ne s’en repent jamais.
Le duc et le lieutenant civil ont ouvert la porte de gauche. Au moment de disparaître, le duc à Talon.
Il est sauvé !
Olympe, tenant le bras de Favras, gagne la porte du fond. Ils sont entre les grilles. Le guichet s’ouvre, Théroigne et Morel paraissent.
Scène X
LE MARQUIS DE FAVRAS, OLYMPE, MOREL, THÉROIGNE, LE DUC et TALON, derrière la porte qu’ils tiennent entr’ouverte pour voir ce qui se passe
MOREL, à Théroigne, sur le seuil de la porte.
Le voilà qui sort ; parlez-lui, c’est le moment.
FAVRAS, à part.
Théroigne ! Morel !
Il se couvre le visage de son mouchoir, et redescend en scène.
OLYMPE, bas.
Du courage
THÉROIGNE, leur barrant le passage.
Monseigneur... ô Monseigneur, écoutez-moi.
OLYMPE, tremblante.
Pardon, ma bonne, nous sommes pressés...
MOREL, à Théroigne.
Tenez bon.
TALON, au duc.
Ô fâcheux incident !
THÉROIGNE, à Olympe.
Et vous, Mademoiselle, si douce, si bienfaisante, ne rejetez pas ma prière.
OLYMPE.
Venez à l’hôtel... nous aurons soin de vous...
THÉROIGNE.
Oh ! ce n’est pas de l’argent, des secours que j’implore ; c’est la prison, l’exil avec Marcel...
MOREL, à part.
Tiens, c’est singulier, il ne dit rien !
THÉROIGNE.
Oui, Monseigneur ; un ordre, un mot de vous. Qu’on nous envoie où l’on voudra : en Afrique, à Cayenne, n’importe où, pourvu que nous soyons ensemble.
OLYMPE.
Promettez-lui donc.
MOREL, à part, examinant Favras.
Est-ce que par hasard ?...
THÉROIGNE.
Ah ! vous vous joignez à moi, que de remerciements !
Elle tombe à genoux devant eux.
Monseigneur, vous l’avez entendu.
MOREL, à part.
Eh ! non, ce n’est pas là Monseigneur.
OLYMPE, entraînant Favras, et prête à passer.
Oui, oui ; mou père consent... il promet...
MOREL, se jetant au-devant d’eux.
Allons donc, m’a belle demoiselle, vous badinez.
OLYMPE.
Ciel !
MOREL.
Relève-toi, Théroigne ; on se moque de toi... Ce n’est pas Monseigneur.
THÉROIGNE, se relevant.
Ce n’est pas Monseigneur ? qui donc est-ce ?
OLYMPE.
Il est perdu !
MOREL, lui arrachant sa toque.
C’est le marquis de Favras.
FAVRAS, jetant sa robe.
Oui, c’est moi !
THÉROIGNE, avec rage.
On le sauvait !
OLYMYE.
Silence ! mes amis, silence !
MOREL.
Silence ? pas du tout ! Holà ! Gaspard ! Mathieu ! Joseph ! Alerte ! à la garde !
Scène XI
LES MÊMES, GASPARD, GEÔLIERS, MARÉCHAUSSÉE
MOREL.
Un prisonnier qui s’évade.
Les Geôliers s’emparent de Favras. Le duc et Talon ont fermé la porte avec désespoir. Mademoiselle Olympe pleure, et Morel triomphe.
THÉROIGNE, avec rage.
On le sauvait ! et l’on ne sauvait pas Marcel !
Le Théâtre change. Le Châtelet : Salle des audiences criminelles. Au fond, trois grandes fenêtres, fermées de rideaux verts. Lorsqu’ils sont ouverts, on aperçoit le pont au Change, les quais, etc. La scène est partagée vers le deuxième tiers de sa largeur, par une balustrade, qui fait retour en face du public, jusqu’au rideau d’avant-scène de droite. Cette enceinte, garnie de sièges, est l’audience ; on y entre par trois arcades latérales. Dans la partie de gauche du théâtre, est le tribunal ; du fond, à l’avant-scène, descend une estrade décorée de draperies, et surmontée d’un Christ-là ; sont les sièges et la table du président et des conseillers. En avant, la table du greffier, deux tabourets pour les huissiers. En face du public, adossé à la fenêtre du milieu, le siège de l’accusé élevé de deux marches ; à ses côtés, des tabourets pour les cavaliers de maréchaussée. En avant, plus bas, un siège pour l’avocat, un autre pour madame de Favras.
Scène XII
MAÎTRE HAMOT, MAÎTRE L’HEUREUX
Ils sont en costume, la baguette à la main. Ils entrent précipitamment, par une porte latérale, au premier plan de gauche, cachée par la draperie.
MAÎTRE HAMOT.
Tenons-nous prêts : c’est fini, je le vois. Vous irez avertir des manants, l’audience et la maréchaussée, et moi, messieurs les gens du roi.
MAÎTRE L’HEUREUX.
Que croyez-vous qu’il en soit de ce marquis, que juge aujourd’hui notre chambre criminelle ?
MAÎTRE HAMOT.
Il sera acquitté. Est-ce que, par hasard, vous vous imagineriez que le Châtelet de Paris condamnerait un marquis ?
MAÎTRE L’HEUREUX.
S’il est coupable.
MAÎTRE HAMOT.
Au Parlement, je ne dis pas ; mais au Châtelet !... Il y a trente deux ans et sept mois que je suis huissier des audiences criminelles : j’ai vu condamner bien des paysans, des bourgeois ; mais des gentilshommes, jamais. Figurez-vous donc, mon cher maître l’Heureux, que ce pauvre M. de Favras est accusé de haute trahison.
MAÎTRE L’HEUREUX.
Eh bien ?
MAÎTRE HAMOT.
Nous ne pourrions le condamner qu’à être pendu.
MAÎTRE L’HEUREUX.
Eh bien ?
MAÎTRE HAMOT.
Un homme de condition, un marquis pendu ! Décapité, passe.
MAÎTRE L’HEUREUX.
Je reviens toujours à mon dire, maître Hamot : s’il est coupable...
MAÎTRE HAMOT.
Coupable ou non, le Châtelet ne le condamnera pas...
Mystérieusement.
Compromettre un grand personnage ! Il faudra qu’il soit innocent.
MAÎTRE L’HEUREUX.
Le peuple murmurera.
MAÎTRE HAMOT.
Si le peuple murmure. Par exemple, lui... nous le pendrons volontiers.
MAÎTRE L’HEUREUX.
Tout le peuple ?
MAÎTRE HAMOT.
Pourquoi pas ? Il ne faudrait pour cela qu’avoir assez de cavaliers de maréchaussée, de soldats da guet... ou autres troupes fidèles et dévouées.
MAÎTRE L’HEUREUX, entraînant l’autre à la fenêtre.
Tenez, mon bon doyen, en voilà une partie de ce peuple... faible partie. Il faudrait beaucoup de ces troupes dévouées dont vous parlez, pour appréhender tout cela au corps.
MAÎTRE HAMOT.
Bon dieu ! bon dieu ! que de monde.
MAÎTRE L’HEUREUX.
Eh bien tout ce monde-là veut que le marquis de Favras soit pendu.
MAÎTRE HAMOT, levant les mains au ciel.
Pauvre marquis de Favras !
MAÎTRE L’HEUREUX, voyant entrer Talon.
Monsieur le lieutenant civil.
Scène XIII
MAÎTRE HAMOT, MAÎTRE L’HEUREUX, TALON
TALON.
J’ai cru que madame de Favras était ici ?
MAÎTRE HAMOT.
Elle est sortie avec les conseils de son mari et le reste de l’audience, quand Messieurs se sont retirés dans leur salle des délibérations. Je la crois près d’ici. Si Monsieur le lieutenant civil veut que j’aille lui signifier de comparoir...
TALON.
Faites-moi le plaisir d’aller lui dire que je désirerais lui parler en particulier.
MAÎTRE HAMOT, saluant.
Tout à vos ordres, Monsieur.
Il sort par la 2e porte à gauche.
TALON, à Maître l’Heureux.
Est-ce que la foule est toujours aussi considérable sous ces fenêtres ?
MAÎTRE L’HEUREUX.
Elle augmente de moment en moment. Voyez vous-même, Monsieur.
TALON, regardant à la fenêtre.
Il y a beaucoup de monde, en effet.
MAÎTRE L’HEUREUX, regardant aussi.
Le pont au Change en est encombré... et le quai de Gêvres, et le quai de la Ferraille... jusque passé le Pont-Neuf.
TALON.
Je n’entends point de clameurs.
MAÎTRE L’HEUREUX.
La garde nationale fait de fréquentes patrouilles. Monsieur le marquis de Lafayette s’est lui-même montré plusieurs fois, ainsi que Monsieur Bailli. Les esprits se sont un peu calmés.
MAÎTRE HAMOT, rentrant et annonçant.
Madame la marquise de Favras !
Scène XIV
TALON, MADAME DE FAVRAS, LES DEUX HUISSIERS à l’écart
MADAME DE FAVRAS.
Vous me faites appeler, Monsieur ? Nos juges sont d’accord, sans doute, sur l’arrêt qu’ils vont porter. Qu’ai-je à craindre, que m’est-il permis d’espérer ?
TALON.
Je n’ai qu’un instant à vous donner, Madame. Mes confrères délibèrent encore ; mais je me suis déjà assuré d’un nombre de voix qui suffira à l’acquittement de votre mari. Je venais vous faire part de mes espérances... mais je vois qu’il y a d’un autre côté, encore quelques craintes à concevoir.
MADAME DE FAVRAS.
Quelles, Monsieur ?
TALON.
Le peuple me paraît être devenu beaucoup plus calme. Mais je connais l’esprit du Châtelet : on se pique de fermeté et d’indépendance, depuis qu’on pense qu’il n’y a plus de danger. Si les clameurs se renouvellent avant que l’arrêt soit prononcé, je vois tout remis en question.
MADAME DE FAVRAS.
Mon dieu ! pourquoi tarde-t-on ?
TALON.
Nous voudrions être unanimes ; et il y a encore quelques in décis à gagner, quelques dissidents à convaincre. Si vous risquiez de vous montrer au peuple, il est changeant, mobile, accessible aux sentiments généreux ; la vue de vos pleurs, de vos angoisses, achèverait peut-être de le ramener à la compassion... ou du moins à l’indifférence, qui est tout ce dont nous avons besoin.
MADAME DE FAVRAS.
Ah ! Monsieur, vous ne savez pas ce que vous me conseillez. J’a déjà paru aux regards de cette foule turbulente et cruelle ; j’en ai été brutalement insultée. Elle peut revenir à des sentiments humains, mais aussi ma présence peut ranimer toutes ses fureurs. En acceptant leurs fonctions, Messieurs vos collègues, n’ont pu ignorer qu’elles exigeaient du courage et une conscience inébranlable. Mon mari est innocent : c’est son cri, c’est celui de sa malheureuse famille ; nos juges en sont convaincus. Qu’a donc à faire ici l’opinion populaire avec ses caprices et ses exigences ? Tout dépositaire de l’autorité, tout citoyen, revêtu de fonctions publiques, en doit accomplir les devoirs, même au prix de son sang. Malheur, malheur à l’accusé qui a pour juges des cours pusillanimes ; mais honte, opprobre éternel au lâche magistrat qui ne sait pas mourir sur son siège pour défendre la justice et les lois !
TALON, consterné.
Hélas ! Madame, ce n’est pas à moi que peut s’adresser ce reproche.
On entend une sonnette.
MAÎTRE HAMOT.
La délibération est achevée : le tribunal va rentrer en séance.
TALON.
Avertissez le parquet et les personnes admises à l’audience.
LES HUISSIERS font entrer LE PROCUREUR DU ROI, L’AVOCAT DE L’ACCUSÉ, et quelques autres PERSONNES. On place des sentinelles aux portes.
Scène XV
LES MÊMES, LE LIEUTENANT CRIMINEL, CONSEILLERS, GREFFIER, etc.
Le tribunal prend place. Le lieutenant criminel fait en entrant un signe d’intelligence à Talon.
TALON, bas à madame de Favras.
Bon courage ! il va être acquitté.
MADAME DE FAVRAS, lui saisissant la main.
Ah ! Monsieur !
LE LIEUTENANT CRIMINEL.
Qu’on introduise l’accusé.
Maître Hamot sort.
MADAME DE FAVRAS, à part.
Mon dieu ! ne trompe pas mon espérance.
On entend un peu de bruit dehors.
LE LIEUTENANT CRIMINEL.
Quel est ce bruit ? Le sanctuaire de la justice est-il toujours menacé ?
MAÎTRE L’HEEUREUX, qui a regardé à la fenêtre.
C’est le commandant de la garde nationale de Paris qui passe sur le quai ; la foule le salue de ses acclamations.
LE LIEUTENANT CRIMINEL, aux conseillers qui parlent bas entre eux.
Ceci doit nous ôter toute inquiétude, Messieurs ; ce fidèle ami des lois saura faire respecter la justice et ses décisions.
Scène XVI
LES MÊMES, LE MARQUIS DE FAVRAS, introduit par MAÎTRE HAMOT, L’AVOCAT, SOLDATS de la maréchaussée
MAÎTRE L’HEUREUX.
Respect et silence !
Favras et son avocat se sont placés.
LE LIEUTENANT CRIMINEL.
Sieur marquis de Favras, vous allez entendre le jugement que, dans son impartialité, le tribunal a rendu sur l’accusation portée contre vous.
FAVRAS.
Je l’accepte d’avance, Monsieur, ne doutant pas qu’il ne soit conforme aux lois de mon pays et à la justice.
LE LIEUTENANT CRIMINEL.
Écoutez donc.
Il se couvre.
De par le Roi...
UNE VOIX dehors.
Je vous dis que je veux entrer ; il faut que j’entre. J’ai des renseignements à donner à la justice.
LE LIEUTENANT CRIMINEL.
Qui ose élever ainsi la voix ? Qui ose interrompre l’action régulière des lois, et manquer de respect à ce tribunal ?
Scène XVII
LES MÊMES, TURCATI, MOREL
TURCATI, s’élançant et répondant en face au lieutenant criminel.
C’est moi.
FAVRAS, TALON, MADAME DE FAVRAS, à part.
Turcati !
LE LIEUTENANT CRIMINEL.
Soldats, qu’on l’arrête !
TURCATI, insolemment.
On ne m’arrêtera pas !
MOREL.
Ce serait très imprudent.
Montrant les croisées.
Il y a de ce côté trente mille personnes, hommes et femmes, et Dieu sait quelles femmes ! La voix forte, et la barbe au menton...
TURCATI.
On ne m’arrêtera pas, on n’a pas le droit de m’arrêter. Je viens faire des déclarations importantes et nouvelles au tri banal.
LE LIEUTENANT CRIMINEL.
Il est trop tard.
TALON.
Les débats sont fermés.
TURCATI.
On les r’ouvrira.
TALON.
Je m’y oppose ; nous céderions à la violence. La justice doit être libre.
TURCATI.
La justice doit être juste.
Mouvement parmi les juges.
MADAME DE FAVRAS.
Messieurs, cet homme est notre ennemi ; il vient calomnier jusqu’en votre présence...
TURCATI.
Je viens avec des preuves, preuves irrécusables ; et je con sens à être traité en effet comme an calomniateur, si je ne dis pas la vérité.
MOREL
Moi de même. On ne peut pas être plus loyal ; il n’y a pas de faute d’orthographe là-dedans.
TALON.
Encore une fois, les débats sont clos ; nous ne devons entendre personne.
Grand bruit dehors, agitation parmi les juges.
TURCATI.
Tenez, tenez, écoutez. Le peuple ne veut pas être dupe de la complaisance des gens de robe pour la noblesse.
LE LIEUTENANT CRIMINEL, se levant.
Insolent !
Les juges l’imitent.
MADAME DE FAVRAS, à part.
Ô mon dieu ! mon dieu !
TALON.
Et nous souffrons qu’on nous insulte ainsi dans l’exercice de nos fonctions !
À Maître Hamot.
Appelez le commandant de la force armée !
TURCATI, s’élançant à la fenêtre, et s’adressant au peuple, que l’on voit attroupé sur le quai.
Citoyens, on rejette mon témoignage ; le tribunal prévarique.
Grand tumulte dehors ; on entend crier : À mort Favras ! à mort le Châtelet !
MOREL.
Là ! faites donc arrêter, à présent !
TURCATI, toujours à la fenêtre.
On me menace de la prison, parce que j’offre des lumières pour qu’on juge selon la justice et la vérité.
FAVRAS.
Le scélérat !
VOIX, dehors.
À bas le Châtelet ! à mort Favras ! à mort ! à mort ! à la lanterne !
MADAME DE FAVRAS, à part.
Nous sommes perdus !
Elle tombe dans les bras de son mari.
Ah ! mon ami !
TURCATI, aux juges, avec effronterie.
Maintenant, Messieurs, je ne vous interromps plus ; prononcez votre sentence.
Moment de silence ; les juges se concertent.
LE LIEUTENANT CRIMINEL, agitant sa sonnette.
Reprenez vos places, Messieurs.
Les juges se rassoient.
TURCATI, bas à Morel.
Ah ! ah ! qu’est-ce qu’ils vont faire ?
LE LIEUTENANT CRIMINEL.
Le tribunal, sans s’arrêter à l’inconvenance et au manque de respect dont il vient d’être usé à son égard, voulant surtout connaître la vérité, et assurer le triomphe de la justice, ordonne que quiconque prétend avoir de nouvelles lumières à lui donner sur l’accusation portée contre Thomas Mahi, marquis de Favras, sera entendu séance tenante.
FAVRAS.
Mais, Messieurs, c’est violer toutes les règles, tous les usages reçus. Je proteste de toutes mes forces...
Le tumulte du dehors couvre sa voix.
Scène XVIII
LES MÊMES, THÉROIGNE[2], PEUPLE
THÉROIGNE, paraissant à la tête du peuple qui envahit l’audience.
Venez, venez, amis ! sauvons notre concitoyen, qu’on veut punir de son zèle !
GENS DU PEUPLE.
À la lanterne ! à la lanterne !
TURCATI.
Calmez-vous, on consent à m’entendre : Écoutez ma déposition.
GENS DU PEUPLE.
Écoutons-le.
AUTRES.
Calmons-nous.
MADAME DE FAVRAS, à part.
Oh ! plus d’espoir ! la victime leur sera sacrifiée.
LE LIEUTENANT CRIMINEL, à Turcati.
Approchez.
On fait entrer Turcati et Morel dans l’enceinte du tribunal.
Dites au tribunal ce que vous savez.
TURCATI.
Je sais que le marquis de Favras, que voilà, a été militaire, commandant, avec le titre de colonel, dans la garde suisse de Monsieur.
FAVRAS.
Les débats ont prouvé que je m’étais démis de ma charge en 1775.
LE LIEUTENANT CRIMINEL.
N’interrompez pas le témoin.
TURCATI.
Or, vous saurez que j’ai fait dans un temps le métier de recruteur. Je m’en suis promptement dégoûté ; car je souffrais, dans ma délicatesse et dans ma probité, de faire ainsi le maquignonnage de mes semblables.
MOREL.
Je faisais ses écritures, moi, dans ce temps, et je puis dire que je souffrais joliment aussi dans ma sensibilité et dans ma délicatesse.
LE LIEUTENANT CRIMINEL, à Turcati.
Continuez.
TURCATI.
J’ai donc vendu des hommes... c’est-à-dire, des Suisses et des Allemands au marquis de Favras.
TALON.
En quel temps ?
TURCATI, répondant à Talon.
Mais... en différents temps : en 1787 d’abord.
LE LIEUTENANT CRIMINEL, à Favras.
Vous avez dit que dès 1775 vous n’étiez plus au service : comment enrôliez-vous des hommes en 87 ?
FAVRAS.
Lors de l’insurrection de Hollande, je fus chargé du commandement d’une légion : j’ai fait recruter ici pour la compléter.
MOREL, au peuple.
On notera que cette légion était destinée à servir contre les patriotes du pays.
GENS DU PEUPLE.
Ah ! À bas l’aristocrate !
Le lieutenant criminel agite sa sonnette.
MAÎTRE HAMOT.
Silence ! silence !
Le calme se rétablit.
TALON, au tribunal.
Il ne ressort de ceci aucun fait qui ait trait à l’accusation de haute trahison.
TURCATI.
Un peu de patience : nous y voilà. Le nommé Marginé, Morel et moi, avons été chargés de faire trouver des sommes considérables au marquis de Favras... pour le prêt de ses troupes.
Déposant des papiers sur le bureau.
Voici les pièces à l’appui de ce que j’avance.
Les juges se passent les papiers et les examinent.
LE LIEUTENANT CRIMINEL, à Turcati.
Quel nombre d’hommes devait-on lever ?
TURCATI.
Douze mille Suisses et douze mille Allemands...
MOREL, au peuple.
Vingt-quatre mille hommes, une armée !
Rumeur parmi les gens du peuple.
MADAME DE FAVRAS, à son mari.
Démentez donc cet homme. Souffrez-vous qu’il en impose ainsi ?
MOREL.
C’est la vérité.
TURCATI.
La pure vérité. Est-ce que j’oserais mentir devant le tribunal donc moi ? Demandez...
MOREL.
Pour qui nous prend-on ?
Au peuple.
Vous voyez qu’ils insultent toujours le peuple.
GENS DU PEUPLE.
À mort l’aristocrate !
AUTRES.
À mort le conspirateur !
LE LIEUTENANT CRIMINEL, à Favras.
Comment expliquerez-vous ces écrits ? Ce sont des commissions signées de vous ; des primes y sont promises aux nommés Turcati et Marginé. Ces hommes sont des recruteurs qui ont déjà été employés, par vous, comme tels.
FAVRAS.
Messieurs, quelque conséquence que vous en puissiez tirer, je ne dois... je ne veux pas donner l’explication qu’on me demande. Quand ces écrits prouveraient que j’aie été dans l’intention de lever des hommes, rien ne démontre que cela ait eu lieu.
TALON, entre les mains de qui les papiers sont arrivés.
Ces écrits ne portent pas même de date.
Les papiers circulent de nouveau parmi les juges.
MOREL, au peuple.
Le lieutenant civil favorise le coupable.
MAÎTRE HAMOT.
Silence ! Silence !
MADAME DE FAVRAS, bas à son mari.
Oh ! pourquoi ne parlez-vous pas ?
FAVRAS.
Je fais ce que je dois. Que le ciel me prenne en pitié !
Les juges se consultent, et semblent délibérer.
MOREL, au peuple.
Voyez-vous, voyez-vous, les juges vont aux voix ! Restez.
LE PEUPLE.
Restons.
LE LIEUTENANT CRIMINEL, arrivé au tour de Talon.
À vous, Monsieur : quel est votre avis ?
TALON.
Monsieur, tout ceci est trop irrégulier : trouvez bon que je m’abstienne.
LE LIEUTENANT CRIMINEL.
Monsieur, c’est ce que je ne puis souffrir. Vous avez siégé ; vous devez prononcer comme nous l’avons fait.
LE PEUPLE.
Oui, oui : tout le monde doit se prononcer.
TURCATI.
C’est pour le sauver ; c’est pour tromper la vengeance du peuple qu’il fait ça.
LE PEUPLE.
Il faut parler, il faut parler.
TALON, se levant el se couvrant.
Eh bien, oui, je parlerai : mais selon la raison, et non pour obéir à vos clameurs.
Se tournant vers le lieutenant criminel.
Ce qui vient de se passer ne change rien à ma conviction première. L’accusé m’avait paru innocent, et je ne le trouve pas coupable.
D’une voix forte et très accentuée.
Je conclus donc à l’acquittement, d’après le vœu de ma conscience et le pouvoir que me confère la loi...
Il se rassied et se découvre. Agitation dans le tribunal, tumulte et brouhaha parmi le peuple.
TURCATI, bas à Morel.
Il a du courage, ce gaillard là.
MOREL, de même.
Oui. Il faudra le mettre à la lanterne.
TURCATI.
Butord !
THÉROIGNE.
Moi, ça m’est égal : dans tout ça je ne suis di pour l’un ni pour l’autre ; mais ça me vexe, ça me prend sur les nerfs, de voir le peuple si bête que de se laisser insulter... Ces nigauds-là ne se souviennent déjà plus qu’ils ont pendu Berthier, Foulon... et autres insolents.
PLUSIEURS VOIX.
C’est vrai, on nous insulte. À bas ! à bas !
D’AUTRES VOIX.
À la lanterne ! à la lanterne !
Le peuple veut se précipiter sur Talon et sur Favras. Les juges se lèvent, et témoignent leur frayeur.
MADAME DE FAVRAS, se jetant au-devant de son mari, et poussant un grand cri.
Ah ! arrêtez ! au nom du ciel, arrêtez !
La garde nationale entre et contient les mutins.
MAÎTRE HAMOT.
La garde nationale ! Nous sommes sauvés, et force restera à la loi !
Murmures des séditieux qui sont obligés de renoncer à leur dessein.
THÉROIGNE.
La garde nationale n’en fait jamais d’autres.
MOREL.
C’est vrai ; on ne peut pas avoir un moment de satisfaction avec elle...
Le lieutenant criminel se couvre.
MAÎTRE HAMOT.
Silence ! silence ! laissez prononcer le jugement.
LE LIEUTENANT CRIMINEL, couvert, et après que les juges se sont assis.
« De par le Roi : le Châtelet de Paris, légalement assemblé en sa chambre criminelle, déclare Thomas Mahi, marquis de Favras... »
THÉROIGNE.
Écoutez.
MADAME DE FAVRAS, à part.
Mon dieu !
LE LIEUTENANT CRIMINEL, continuant d’une voix altérée.
« Atteint et convaincu du crime de haute trahison... En réparation de quoi, ladite Chambre le condamne à faire amende honorable à la porte de la Cathédrale, en chemise, pieds nus, et portant en la main droite une torche de cire jaune...
MADAME DE FAVRAS, pâlissant.
Ah !
LE LIEUTENANT CRIMINEL, d’une voix plus émue encore.
« À être de là conduit en Grève et attaché à un gibet dressé à cet effet... jusqu’à ce que mort s’ensuive. »
MADAME DE FAVRAS.
La mort ! quoi, la mort à un innocent !
FAVRAS.
J’accepte votre arrêt, Messieurs... et je le subirai avec résignation, puisque vous le croyez utile au bonheur et à la tranquillité de mon pays ; mais je ne suis point coupable. Que Dieu et votre conscience vous pardonnent comme je le fais moi-même !
MADAME DE FAVRAS, se jetant dans ses bras.
Ah ! mon ami, mon ami !... Quoi ! je vous verrais mourir !...
FAVRAS, la pressant dans ses bras avec la plus vive tendresse.
Ô vous, qui avez fait tout mon bonheur... toute ma consolation en cette vie !... il en est une autre où nous nous reverrons ! Votre souvenir, votre image chérie me suivront jusqu’au moment fatal.
Pleurant malgré lui.
Éloignez-vous de cette scène d’horreur. Votre vue pourrait m’affaiblir... et j’aurai besoin de tout mon courage... Adieu...
MADAME DE FAVRAS.
Je ne vous quitte pas... Non, jamais, jamais !...
FAVRAS, sanglotant.
Il le faut ! il le faut !... Adieu !
Après l’avoir de nouveau embrassée, il se met à la disposition de deux gardes de la maréchaussée qui se sont avancés.
MADAME DE FAVRAS, avec désespoir.
Mon dieu ! mon dieu ! Arrêtez ! je veux le suivre, je veut qu’on m’assassine avec lui !
On emmène Favras.
LE PEUPLE, insultant Favras qui garde sa dignité.
Bravo ! bravo !
PLUSIEURS VOIX.
Vive le Châtelet !
TOUS.
Mort, mort aux aristocrates !
Tableau.
ACTE III
Salle du greffe, au Châtelet.
Au fond, à gauche, une porte sur laquelle est écrit : Cabinet de M. le lieutenant civil. Un poêle, une fenêtre grillée. À droite deux portes ; sur la première : corridor numéro 1 : Prisons : la Grieche, Beauvoir, la Gourdaine. Sur la deuxième : corridor numéro 2 : Cachots : le Puits, Barbarie, les Chaines. À gauche deux portes ; sur la première : Entrée des Guichets. Sur la deuxième : grand Parloir. Une table, des chaises.
Scène première
MADAME DE FAVRAS, TALON, LE DUC
Il fait encore nuit.
TALON, une lanterne sourde à la main, introduit les deux autres : personnages mystérieusement par son cabinet.
Nous y voici. Ma charge, qui me donne le droit de pénétrer dans la prison du Châtelet à toute heure, m’a aussi fourni les moyens de vous y amener. Eh bien, maintenant, que voulez vous faire ?
MADAME DE FAVRAS.
Monseigneur l’a dit positivement : il veut sauver mon mari d’une mort ignominieuse et cruelle qu’il n’a pas méritée.
LE DUC.
Certes, ce ne doit pas être le prix de son zèle et de son dévouement.
TALON.
Non sans doute. Avant le jugement, je répugnais à favoriser une évasion ; maintenant que ce jugement est prononcé, qu’il est évidemment inique, il est du devoir de tout homme de s’employer à en empêcher l’exécution.
MADAME DE FAVRAS.
Et c’est aujourd’hui, Messieurs, aujourd’hui que cette horrible exécution doit avoir lieu !
TALON.
Hélas ! oui. Et, bien qu’il ne fasse pas encore jour, vous venez de voir que le peuple cruel et soupçonneux commence déjà à se rassembler.
LE DUC.
Le peuple est si souvent trompé, qu’il n’a pas tout-à-fait tort d’être soupçonneux : pour cruel, il ne l’est pas... dans ce sens da moins qu’il se croit juste.
MADAME DE FAVRAS.
Est-ce que Monseigneur ne peut pas donner des ordres ? se faire secrètement connaître aux guichetiers ? Il ne s’agit que de gagner un peu de temps. L’innocence de mon mari ne peut manquer d’être reconnue ; alors, cette protection, peut-être dangereuse à de certains égards dans le premier moment, sera regardée comme l’acte d’une vertu sublime.
TALON.
Madame, ce que vous proposez compromettrait inutilement Monseigneur, et pourrait avoir des conséquences... que nous devons éviter... au prix même de notre sang. Nous ne devons employer ici que l’or... qui est partout un mobile assez puissant.
LE DUC.
Je me suis muni d’une forte somme en espèces et en billets de la Caisse d’escompte. Faites venir Favras ; pendant votre absence, Madame et moi nous allons travailler à rendre les issues libres.
TALON.
Que madame se charge seule de ce soin... Ne paraissez pas : cela est inutile... et dangereux.
LE DUC.
Eh bien, allez donc...
Talon entre dans le corridor n° 2. Le duc, tirant de sa poche une bourse et un portefeuille.
Pour vous, Madame, voici...
On entend sonner à la porte extérieure.
Qu’est-ce que cela ?
MADAME DE FAVRAS, tremblante.
Je ne sais...
Scène II
LE DUC, MADAME DE FAVRAS, MAÎTRE L’HEUREUX, GASPARD
MAÎTRE L’HEUREUX.
Qui, tu vas me remettre sur-le-champ le condamné Marcel. Sa peine est commuée en une réclusion perpétuelle à Bicêtre ; je viens le chercher.
LE DUC, qui se tient à l’écart et dans l’ombre avec madame de Favras.
Marcel !
MAÎTRE L’HEUREUX, continuant.
C’est Monsieur, frère du roi, qui lui a obtenu cette grâce. Les grands ont de la peine à se déshabituer d’interrompre le cours de la justice. Pourtant, je crois que celle d’aujourd’hui aura lieu, et que, malgré la même protection, nous aurons le plaisir de voir Favras au gibet. Viens, conduis-moi.
GASPARD, passant le premier.
Par ici, corridor n° 1.
Ils entrent.
Scène III
MADAME DE FAVRAS, LE DUC, puis TALON, LE MARQUIS DE FAVRAS
MADAME DE FAVRAS.
Voilà déjà des témoins de plus, et le jour commence à poindre. Les difficultés vont s’accroître de moment en moment.
LE DUC.
Je le sens ; et les réflexions de cet homme...
Talon et Favras entrent.
MADAME DE FAVRAS courant à son mari.
Ah ! c’est vous ! c’est vous ! je vous revois !
TALON.
Songez que nous n’avons pas de temps à perdre.
LE DUC.
C’est vrai.
Poussant madame de Favras vers la porte.
Allez, Madame, allez...
Madame de Favras sort par le guichet.
FAVRAS, au duc.
Que voulez-vous donc faire ?
Scène IV
LE DUC, TALON, GASPARD, MAÎTRE L’HEUREUX, amenant MARCEL
TALON, les entendant approcher.
On vient de ce côté.
LE DUC.
Je sais : c’est ce malheureux... Marcel qu’on vient prendre-pour le transférer à Bicêtre.
TALON.
Ils vont se trouver aux guichets avec la marquise... Fâcheux témoins, et qui peuvent tout faire manquer.
Les autres paraissent.
LE DUC, bas à Talon.
Il faudrait les retenir.
TALON, de même.
Ou les éloigner d’un autre côté.
LE DUC, de même.
Sous quel prétexte ?
MAÎTRE L’HEUREUX, à Marcel.
Tu fais bien le récalcitrant. Avance donc !
GASPARD, l’avertissant à voix basse.
Eh ! monsieur le lieutenant civil...
Tous deux se découvrent.
TALON, avec embarras.
Où allez-vous ?
MAÎTRE L’HEUREUX.
Monsieur, je vais conduire cet homme à Bicêtre.
MARCEL.
Et moi, je vous dis que je n’en veux pas de votre commutation. Qui a demandé cela ? ce n’est pas moi. On me soustrait à la mort que je désirais... à une mort qui ne dure qu’un moment, pour me jeter dans les horreurs d’une prison perpétuelle. Et l’on appelle cela une faveur ! On s’est trompé... on le verra.
GASPARD.
Qu’est-ce que tu feras, bêtasse ?
MARCEL.
Je me tuerai.
GASPARD.
Est-ce que tu crois qu’il n’y a pas de gardiens là-bas, à Bicêtre ? On t’en empêchera.
MARCEL.
M’empêchera-t-on de me laisser mourir de faim ? de succomber à mes ennuis ? à mon désespoir ?
GASPARD.
Oh ! d’ ça, je n’dis pas : tout un chacun est libre de mourir de chagrin, si ça lui fait plaisir.
À Talon.
V’là les bêtises qu’il a sans cesse à la bouche.
À Marcel.
Viens.
TALON, les retenant.
Un moment...
MAÎTRE L’HEUREUX.
Que voulez-vous, Monsieur ?
TALON.
Vous êtes-vous fait délivrer le procès-verbal de remise... pour cette translation ?
MAÎTRE L’HEUREUX.
Monsieur... le commis greffier de la prison me le remettra... c’est convenu.
TALON.
Cela n’est pas régulier. Et la responsabilité du concierge, des gardiens ?...
MAÎTRE L’HEUREUX.
Je mettrai mon reçu sur le registre des écrous...
GASPARD, faisant un pas.
Je vais l’aller chercher, le registre.
TALON, le retenant.
Non, non.
Donnant une clef à l’huissier.
Entrez dans mon cabinet ; rédigez ce procès-verbal, je le signerai.
MAÎTRE L’HEUREUX.
Fort bien, Monsieur.
Il sort par le fond.
TALON, à Gaspard.
Toi, Gaspard, va m’attendre au grand parloir où je vais monter. Tu y feras venir les prisonniers que je te désignerai.
GASPARD.
À vous obéir, Monseigneur.
Bas, montrant Marcel.
Et celui-ci ?...
TALON, de même.
Je le remettrai à maître l’Heureux dès qu’il aura achevé son procès-verbal. Va.
Gaspard sort par le parloir.
Scène V
TALON, LE DUC, LE MARQUIS DE FAVRAS, MARCEL, un peu à l’écart, puis MADAME DE FAVRAS
LE DUC, à Talon.
J’étais sur un brasier ardent. Que croyez-vous qu’il soit arrivé ? A-t-elle eu assez de temps ? Pensez-vous que l’affaire soit consommée ?
TALON.
Je ne sais. Elle ne revient pas, c’est d’un assez bon augure.
Avec douleur.
Ah ! la voici.
LE DUC, courant au-devant de madame de Favras.
Eh bien ?
MADAME DE FAVRAS.
Ah ! Messieurs, tout est perdu.
TALON.
On a refusé vos offres ?
MADAME DE FAVRAS.
On n’a rien voulu entendre.
Au duc.
Il ne reste qu’un moyen : c’est que vous donniez des ordres ; c’est que vous vous fassiez connaître.
LE DUC, avec résignation.
S’il n’en est pas d’autre ; et puisque celui qui devait le sauver l’abandonne... Allons donc ! car l’innocent ne doit pas périr.
Il fait un pas.
FAVRAS, le retenant.
Vous n’irez pas, vous n’irez pas. Ô ciel ! que dites vous ? Songez-vous aux conséquences inévitables de cette imprudente générosité ? Je meurs innocent, vous le savez ; ne me faites pas mourir coupable... oui, coupable, ne nous flattons pas. Le peuple veut une victime, c’est moi que sa colère a désigné ; c’est un malheur, mais il faut le subir. Si sa vengeance était trompée, oserez-vous désigner les objets si sacrés, les têtes si augustes, qu’il n’en accable pas dans ses premiers transports ? Je n’ai pas frémi à l’idée du supplice, à celle des maux que j’entrevois ; mon cœur se glace d’épouvante.
Le duc lui prend la main, en témoignage de sa sensibilité et de son admiration ; Talon baisse la tête, et exprime par son silence qu’il pense comme lui.
MADAME DE FAVRAS.
Quoi ! vous voulez mourir !
Mouvement de Marcel.
Quoi ! l’horreur de cette cruelle exécution...
FAVRAS.
J’ai foi et confiance en Dieu. Il ne me refusera pas un peu de forcé et de courage pour un moment de douleur.
MADAME DE FAVRAS.
L’ignominie du supplice !...
FAVRAS.
Le temps en lavera ma mémoire, que réhabiliteront la raison et la compassion publiques.
MADAME DE FAVRAS.
Cruel ! ainsi vous vous séparerez de votre femme, de vos enfants.
Marcel s’approche en témoignant beaucoup d’intérêt.
FAVRAS, pressant sa femme sur son cœur, avec un profond attendrissement.
Caroline ! je dois tout immoler à l’intérêt de une patrie, je le dois... je le ferai.
Il l’embrasse en pleurant.
N’arrêtez pas ainsi mes pensées sur l’étendue de mon sacrifice. Ah ! me séparer de mes enfants... de vous ! À cette cruelle idée toute ma résolution... toute ma fermeté m’abandonne.
MARCEL, à lui-même, mais à haute voix.
Pauvres gens ! pauvres gens !
Il se place tout-à-coup au milieu des autres personnages.
Écoutez. Savez-vous qu’on peut vous tirer de là, et qu’il ne faudrait pour ça qu’un brave homme, qui se le mettrait bien dans la tête ?
On le regarde avec étonnement.
TALON.
Comment ? que veux-tu dire ?
LE DUC.
Explique-toi.
MARCEL
Si un bon garçon... dégoûté de la vie... ayant ici
Il met la main sur son cœur.
un poids... qu’il ne peut plus porter... se sacrifiait pour vous... allait pour vous là-bas...à la potence !...
MADAME DE FAVRAS.
Grand dieu ! grand dieu ! que dit-il ?
MARCEL.
Paix ! paix ! pas de bruit. Je serai cet homme là, moi !
MADAME DE FAVRAS.
Serait-il possible !
TALON.
Quoi ! sérieusement tu voudrais...
MARCEL.
Ce serait ma dernière joie dans la vie, car ce serait une bonne action. Qu’est-ce que ça fait que je meure, moi, misérable... destiné à toujours l’être ?
Montrant Favras.
Mais ce digne homme-là... père de jeunes et aimables enfants... Je les ai vus souvent ici. Mari d’une femme... qui l’aime... qui lui est fidèle... dont il a toujours fait le bonheur, il ne faut pas qu’un homme comme ça meure... Ça n’est bon que pour un désolé comme moi.
TALON.
Mais cette substitution serait d’une extrême difficulté.
MARCEL
C’est à vous de la rendre facile. Vous êtes tous gens d’éducation. Je vous offre la chose : inventez au moins la manière de s’y prendre.
FAVRAS.
Je ne puis consentir.
MARCEL.
Ah ! ça, il le faudra bien. Vous ne causerez pas ma mort, déjà, pour vous mettre la conscience en repos, car je vous jure que je me la procurerai bien sans vous ; et que, de toutes façons, dans quinze jours, Marcel ne sera plus de ce monde. D’ailleurs il vous en coûtera quelque chose. Il faudra me donner quelque argent.
MADAME DE FAVRAS.
Ah ! toute ma fortune...
LE DUC, lui prenant des mains la bourse et le portefeuille, et les donnant à Marcel.
Tiens, cela te suffira-t-il ? Il y a cinquante mille francs.
MARCEL.
Cinquante mille francs !... Je n’aurais pas demandé tant ; mais j’accepte... Ah ! Théroigne !...
À madame de Favras.
Vous serez ma trésorière, Madame. Reprenez cette somme, vous en donnerez une partie... la plus grande partie... à une malheureuse... Elle se nomme Théroigne Méricourt... de Méricourt.
MADAME DE FAVRAS.
Je la connais. De tous les ennemis que nous avons dans le peuple, c’est elle qui montre le plus de haine et d’acharnement.
MARCEL.
Oui, cela ne m’étonne pas.
Prenant la main de madame de Favras.
Il faut lui pardonner. Il faut l’aimer.
Petit mouvement de madame de Favras.
Il faut l’aimer ; car moi, je l’aime cent fois... mille fois plus que ma vie. C’est pour elle, Madame ; c’est dans l’espoir qu’elle sera heureuse... que j’ai consenti à remplacer au gibet un noble, et comme elle dit, un aristocrate.
MADAME DE FAVRAS.
Soyez tranquille, vos vœux seront remplis ; votre testament sera fidèlement exécuté.
MARCEL
Il vous faudra du courage.
MADAME DE FAVRAS.
Je me souviendrai du vôtre.
MARCEL.
Votre exemple, vos leçons, vos bons conseils, lui seront utiles.
MADAME DE FAVRAS.
Je ne les lui épargnerai pas.
MARCEL.
J’y compte.
Aux autres.
Vous tous, vous la protégerez... n’est-ce pas ?
Signe affirmatif.
Le reste de la somme... vous le donnerez à ma vieille mère.
Il pleure amèrement.
J’ai encore ma mère, Madame. Je l’ai quittée pour suivre ma maîtresse... et elle m’a prédit... une partie de ce qui m’arrive. Vous lui direz que je l’aime... que je regrette de n’avoir pas écouté ses avis... Vous ferez un autre effort sur vous-même : vous trahirez la vérité : vous laisserez croire à la pauvre femme que je vis toujours... Si elle apprenait ma mort... elle n’y sur vivrait pas.
MADAME DE FAVRAS.
Je vous comprends. Oh ! je me garderai bien... Ce coup ne sera pas porté par moi au cœur d’une mère.
MARCEL.
Bien. Pour le reste, comptez...
TALON, voyant rentrer l’huissier.
Silence ! silence !
Scène VI
TALON, LE DUC, LE MARQUIS DE FAVRAS, MARCEL, MADAME DE FAVRAS, MAÎTRE L’HEUREUX
L’HUISSIER.
Monsieur, voici le procès-verbal...
TALON.
Bon. Je vous dispense da soin de conduire le prisonnier ; j’ai des éclaircissements à en tirer, j’en chargerai un autre. Retirez-vous donc... Vous ne perdrez pas votre vacation : je donnerai des ordres pour qu’elle vous soit payée.
MAÎTRE L’HEUREUX.
Je vous remercie, Monsieur.
Il sort.
Scène VII
TALON, LE DUC, LE MARQUIS DE FAVRAS, MARCEL, MADAME DE FAVRAS
TALON, à Favras.
Vous, rentrez.
Il reconduit Favras au corridor des cachots Revenant.
Étudions-nous maintenant à ne pas éveiller les soupçons.
À Marcel.
Si tu persistes...
MARCEL.
Ah ! comptez-y.
TALON.
Je conçois la possibilité de mettre à exécution ce hardi projet.
Ici on entend rire aux éclats dehors.
MARCEL.
La voilà ! c’est elle, c’est Théroigne.
TALON, emmenant madame de Favras et le duc.
Venez, allons tout concerter.
Scène VIII
MARCEL, THÉROIGNE, TURCATI, MOREL
THÉROIGNE.
Voyez donc un peu l’air singulier de ceux-là ! ne dirait-on pas qu’ils sont enchantés de ce qu’ils vont avoir un des leurs pendu ?
Elle rit.
Ah ! ah ! ah ! ah !
Se jetant au cou de Marcel.
Bonjour, toi ! Eh bien ! qu’est-ce que tu as donc ? tu ne ris pas ?... Tu es là, gai comme la potence qu’on dresse en ce moment sur la place de Grèves.
TURCATI.
Tout de même. Quand ça serait lui qu’on pendrait...
MOREL, se mettant près de la table, et se disposant à écrire.
Pauvre garçon ! c’est qu’il l’a échappé belle ; et ça lui fait revenir des idées... subsidiaires et rembrunies.
THÉROIGNE.
Bah ! il doit en avoir d’autres, au contraire, puisque nous voilà, puisqu’il nous voit auprès de lui.
MARCEL.
C’est donc décidément pour aujourd’hui ?
MOREL.
Qu’on vous transfère à Bicêtre ! oui, mon brave. Je viens justement pour dresser le procès-verbal de remise.
MARCEL.
Je ne parle pas de moi, c’est-à-dire... Je parle du marquis de Favras.
MOREL.
C’est pour aujourd’hui bien certainement. Je viens aussi pour son procès-verbal de remise, à lui.
THÉROIGNE.
Ce bon Morel ! il est homme à toute main.
TURCATI, riant.
En venant te voir, il fait d’une pierre trois coups. Ce n’est pas l’embarras, moi aussi ; car je viens te faire mes adieux, une ; nous allons boire un coup ensemble, deux ; et je vais voir le bout de toilette que Charlot va faire dans un instant à mon ami Favras, trois.
À Morel.
Dis donc qu’on nous apporte du vin.
MOREL, qui a frappé sur la table, à un geôlier qui paraît.
Donne-nous ici du vin, et quelque chose de distingué.
Il se met à écrire.
THÉROIGNE.
Et que le prix ne soit pas un obstacle, mon fils ; c’est moi qui paie.
Le geôlier sort, et revient bientôt avec du vin.
MARCEL, très préoccupé.
Et cette exécution est vraiment pour aujourd’hui ? Vous en êtes bien sûrs ?
TURCATI.
Puisqu’on te dit que nous venons de voir dresser le gibet en passant.
MARCEL.
Ah !
THÉROIGNE, lui versant à boire.
Dieu ! sera-t-il élevé ! Bois.
MARCEL, préoccupé.
Élevé ?... Quoi ?...
TURCATI.
Le gibet, te dit-on.
MARCEL
Ah !
THÉROIGNE.
Bois donc.
MARCEL, qui a mouillé ses lèvres.
Je ne peux pas.
Il va s’asseoir près de la table.
MOREL, tendant son verre.
Mes procès-verbaux sont prêts. Versez.
Regardant Marcel.
Ah ça mais, comme il est donc pâle, lui.
THÉROIGNE, l’entourant de ses bras.
Es-tu malade ? As-tu quèqu’chose ?
MARCEL.
Non.
Il s’essuie le front avec sa main.
THÉROIGNE, le lui essuyant avec son mouchoir.
Il a le visage inondé de sueur.
MARCEL.
Ce n’est rien... rien du tout.
THÉROIGNE, le faisant boire.
Prends un peu de ce vin, il te ranimera.
MARCEL, après avoir bu.
Merci, merci. Tu es bonne.
TURCATI, assis entre Morel et Marcel.
Je crois, le diable m’emporte, que c’est l’idée de cette exécution qui lui affadit le cœur.
MOREL.
C’est bien possible ; c’est bien fait pour cela.
THÉROIGNE, debout à côté de Marcel.
Bah ! un homme. Il a plus de fermeté que ça.
À Marcel.
N’est-ce pas ?
Elle lui remplit son verre.
Bois.
Il obéit.
MOREL.
C’est que quand on songe qu’il a failli être le héros d’une semblable aventure.
TURCATI.
Eh bien ! il ne l’est pas ; raison de plus pour se réjouir.
Il remplit le verre de Marcel.
Buvons.
On boit après avoir trinqué.
MOREL, s’interrompant.
C’est qu’on a beau dire : je suis sûr que c’est une chienne de mort.
TURCATI.
Bah !
MOREL.
Bah !
Il vide son verre.
Quand un verre de vin passe par là, nous savons bien quel genre de sensation il procure ; mais quand un nœud coulant vous serre... et empêche même l’air de pénétrer...
Il frissonne.
Prrouhe !
TURCATI, versant à boire.
Allons donc, poule mouillée !
MOREL.
Je voudrais t’y voir.
TURCATI, trinquant avec lui.
À ta santé !
Faisant de même à Marcel.
À la tienne.
MARCEL.
Merci.
Il boit.
THÉROIGNE.
Allons donc, égaye-toi. Ta peine est commuée, c’est un grand point.
MARCEL.
Au fait... c’est vrai. Que diable !... j’ai été surpris là... comme un imbécile.
Il tend son verre à Turcati.
Verse encore.
THÉROIGNE.
À la bonne heure.
Elle tend aussi son verre.
Et à moi ?
MARCEL, lui retenant la main.
Non, pas à toi. Une femme, ça n’est pas beau.
Il boit, et tend de nouveau son verre.
Encore.
À Théroigne.
Vois-tu, une femme... il faut que ça s’observe... toujours, que ça soit sobre,
Il boit.
modeste, sage.
THÉROIGNE, riant aux éclats.
Ah ! ah ! ah ! tu prêches d’exemple !
MARCEL, dont la langue s’épaissit.
Ne fais pas attention. Mon exemple... Il ne faut pas que tu le suives, vois-tu, mon exemple. Ah ! si tu voulais me croire... Tiens, Théroigne, je t’aime plus que ma vie...
Aux autres.
Restez on peu là, mes amis, je voudrais... lui dire deux mots... en particulier.
TURCATI.
Volontiers. Liberté, libertas !
MOREL, bas à Turcati.
Ne le crois-tu pas un peu fou ?
THÉROIGNE, à Marcel qui l’a conduit à un coin du théâtre.
Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? Parle, je t’écoute.
MARCEL, tout-à-fait ivre.
Il y a... qu’il faut que tu me promettes... de vivre honnêtement... comme une personne honnête, entends-tu ? Tu me fais tes yeux noirs... Je ne veux pas t’offenser, je ne veux pas te faire de peine. Oh ! dieu ! jamais, jamais !... Je voudrais te savoir heureuse.
Baissant la voix, et s’assurant que les autres ne l’écoutent pas.
Tu auras de l’argent... je me suis arrangé pour que tu aies de quoi vivre. Il me semble qu’il doit être facile... de ne pas faire le mal... quand on n’y a pas d’intérêt, n’est-ce pas ?... n’est-ce pas, Théroigne ?
THÉROIGNE.
Mon pauvre Marcel, calme ta tête, ne me parle pas ainsi. Il semble que tu prononces ton testament de mort.
MARCEL.
Mon testament de mort... Eh ! mais, pourquoi pas ?
Étonnement de Théroigne.
C’est-à-dire non, puisque je ne dois plus subir qu’un emprisonnement perpétuel.
Il lui prend la main.
Mais, ma pauvre amie... je n’en serai pas moins séparé de toi... pour toujours...
Il la presse dans ses bras.
Pour toujours !
THÉROIGNE.
Du tout, du tout. Me verrais-tu si gaie, s’il en était ainsi ?... Depuis deux ans que tu passes ta vie dans les prisons, tu ne sais pas ce qu’est devenu le peuple, ce qu’est aujourd’hui sa puissance, et je sais lui parler, m’en faire entendre. C’est nous qui avons fait condamner cet aristocrate, ce marquis ; les juges voulaient le sauver ; mais nous avons dit : Nous voulons qu’il meure. Et ils l’ont donné au bourreau pour nous faire plaisir.
MARCEL.
Tu as trempé là-dedans, toi ?
THÉROIGNE.
Ne me le reproche pas, c’est pour m’être souvenue de leur justice à ton égard. Au reste, ne t’inquiète pas... nous forcerons la prison, et nous te rendrons à la liberté.
MARCEL.
Quoi !
THÉROIGNE.
Sois tranquille ; te dis-je ; et ris-toi de leur prison perpétuelle. Ce n’est pas cela qui nous empêchera de nous revoir.
MARCEL.
Comment, tu es sûre ?...
THÉROIGNE.
Demande à nos amis.
MOREL.
Pardine ! certainement.
Marcel s’appuie la main sur le front, et garde le silence.
TURCATI, descendant en scène.
Eh ! Théroigne ! si tu veux voir monsieur le marquis s’apprêter pour faire le saut, voilà le moment.
Entrent le Bourreau, ses valets, Gaspard portant un manteau sur le bras, et deux cavaliers de maréchaussée ; ils traversent le théâtre et entrent dans le corridor n° 2.
Tiens ! tiens !
MARCEL, regardant aussi.
Qu’est-ce que cela ?
MOREL, lui répondant.
Charlot et deux de ses mousquetaires.
TURCATI, à Théroigne.
Viens donc ; il faut voir ça.
MOREL.
Certainement, c’est curieux.
THÉROIGNE, à Marcel.
Tu ne viens pas, toi ?
MARCEL.
Non...non. Pourquoi y vas-tu, toi ?
THÉROIGNE.
Je vais voir faire à un autre ce qu’on t’aurait fait à toi. Ça me troublera jusqu’au fond de l’âme, ça me remplira d’horreur ; mais il y aura aussi une espèce de plaisir là-dedans, tu comprends.
MARCEL, péniblement.
Va, va.
Scène IX
MARCEL, un peu après, MADAME DE FAVRAS
MARCEL.
Ce qu’elle dit là... Mais oui... je pourrais bien avoir fait un marché de dupe, moi... Quand une fois on est mort...
Il boit, puis il aperçoit madame de Favras.
Ah !
Il se lève, chancèle et s’appuie contre la table.
MADAME DE FAVRAS.
Eh bien, mon ami ?...
MARCEL.
Eh bien... Madame ?...
MADAME DE FAVRAS.
Votre noble et généreuse résolution est-elle toujours la même ?
MARCEL.
Ma... ma... résolution ? s’il faut vous parler à cœur ouvert...
MADAME DE FAVRAS.
Ah ! malheureux ! vous êtes ivre !
MARCEL.
Ivre ?... non... Vous vous trompez... je ne crois pas être... ivre.
MADAME DE FAVRAS.
Vous pouvez à peine vous soutenir.
MARCEL.
Ça...
Il fait un pas et chancelle.
Je ne dis pas... mais ce n’est pas pour le vin que j’ai bu... quelques verres, voilà tout.
MADAME DE FAVRAS.
Vous vous trahirez. On ne pourra reconnaître à ces manières...
MARCEL.
Un marquis ? un homme comme il faut, hein ?
Madame de Favras ne répond pas ; il continue.
Allez, allez, Madame, en de pareils moments... la qualité ne met pas grande différence entre deux malheureux.
Il veut se donner l’air noble.
Tenez, regardez-moi un peu. Croyez-vous donc... que... quiconque se présenterait... de la sorte...
Il fait deux ou trois pas.
serait déjà si peuple ?
MADAME DE FAVRAS, inquiète.
Mon dieu !... ce n’est pas ce que je dis...
MARCEL.
Oui, j’entends bien... parce qu’un marquis... tout en trouvant excellent qu’on se fasse pendre... à sa place... veut pourtant... qu’on fasse... autant que possible, honneur... au marquisat... en présence... de honorable assistance.
MADAME DE FAVRAS.
Un serviteur fidèle va venir vous prendre pour vous conduire dans un endroit où l’on doit vous tenir caché... et où monsieur le lieutenant civil vous introduira. On vous fera prendre là on vêtement en tout semblable à celui... de mon époux ! On donnera... à votre coiffure... la forme habituelle de la sienne...
MARCEL.
Madame... ma pauvre chère dame... j’en suis bien fâché... mais... j’ai fait des réflexions...
MADAME DE FAVRAS.
Grand dieu ! Vous refuseriez-vous maintenant ?...
MARCEL.
Que voulez-vous ?... J’ai appris une chose qui change terriblement... les affaires.
MADAME DE FAVRAS.
Ah ! vous me faites mourir ! Au fait, comment ai-je pu me flatter...
Scène X
MARCEL, MADAME DE FAVRAS, THÉROIGNE
THÉROIGNE, à elle-même, et entrant vivement.
Ah ! je ne peux pas y tenir. je ne suis pas encore assez forte.
Voyant Marcel et la marquise.
Eh bien ! qu’est-ce que ça ?
S’approchant vivement.
Quelle est cette femme ?
Elle la reconnaît.
Ah ! c’est celle de ce malheureux...
MARCEL.
Elle est bien à plaindre.
THÉROIGNE.
J’en conviens. Tu lui donnais du secours ? tu la consolais ?
MARCEL, un peu dégrisé.
La consoler... moi ! Au contraire.
THÉROIGNE.
Comment ? Aurais-tu insulté à sa peine ?
MARCEL.
Ah ! pour qui me prends-tu ? Cette cruauté-là peut convenir à ceux qui ont intimidé les juges... qui les ont forcés à prononcer la mort... mais moi...
THÉROIGNE.
Que veux-tu dire, hein ? Oui, je me suis trouvée parmi ceux qui les ont fait trembler, ces lâches magistrats ! Oui...
Avec égarement.
Oui, j’ai crié : à mort ! à mort Favras ! à mort l’aristocrate ! Où est le mal ?
MARCEL.
Tais-toi ! tais-toi.
THÉROIGNE.
Non.
MARCEL, impérieusement.
Tais-toi, te dis-je !
THÉROIGNE.
Et moi, je ne le veux pas.
MARCEL, à madame de Favras, qui la regarde avec douleur.
Madame, ne l’écoutez pas ; ce n’est pas sa raison qui parle ici.
MADAME DE FAVRAS.
Je lui pardonne. Qu’ordonnez-vous maintenant du dépôt que vous avez remis entre mes mains ?
MARCEL, avec confusion.
Ah ! Il ne m’appartient pas ; il faut le rendre à celui... de qui je le tenais.
MADAME DE FAVRAS, pleurant.
Ses intentions auront été mal remplies.
Elle voit entrer son mari, et court se jeter dans ses bras, en pleurant.
Scène XI
MARCEL, MADAME DE FAVRAS, THÉROIGNE, FAVRAS, pieds nus, sans habit, mais couvert d’un manteau, la corde au cou, MOREL, TURCATI, LE BOURREAU, GARDES, GEÔLIERS, un peu après TALON, UN HOMME vêtu de noir
MADAME DE FAVRAS, à son mari.
Vous ! vous ! en cet état !... À ce cruel moment.
FAVRAS.
Chère amie... réprimez cette douleur...
Baissant la voix.
qui cesse presque d’être fondée...
MADAME DE FAVRAS, avec désespoir.
Ah ! malheureuse ! elle l’est plus que jamais. Faut-il que ce soit moi qui vous détrompe, mon ami !... Ô malheur ! malheur ! qui ne semblait pas fait pour nous ! Voilà comme le ciel se joue de notre confiance et de l’espoir que nous croyons le mieux fondé !
Elle se jette dans ses bras, en poussant des cris et des sanglots.
FAVRAS, regarde Marcel qui baisse les yeux, se séparant doucement de sa femme.
Je vous entends. Eh bien ! mon courage et ma résignation me restent, ils ne m’abandonneront pas. Oui, il faut que meure ! il le faut... Je servirai d’exemple et de leçon à ceux qui se fient aux promesses des grands. Dans votre dévouement, oubliez donc famille, bonheur, patrie... pour ne trouver qu’indifférence... mépris, peut-être !... Oh ! les voilà bien tous ! où le danger commence, leur amitié finit... Eh bien ! la mienne ne se démentira pas. Adieu ! adieu !...
Ils restent un moment dans les bras l’un de l’autre. Tous les assistants fondent en larmes.
TALON, entrant.
Où est le prisonnier Marcel ?
Indiquant l’homme vêtu de noir, qui le suit.
Qu’on le remette à l’instant entre les mains de Monsieur... qui est chargé de le conduire au nouveau lieu de sa détention.
MOREL, à lui-même.
Tiens ! quel est donc cet homme-là ? un exempt, un huissier ? Je ne l’ai jamais vu.
TALON, bas à la marquise.
Cet homme est à moi.
MADAME DE FAVRAS, bas à Talon.
Ah ! Monsieur, tout est perdu !
FAVRAS.
Je pars pour le supplice. Je remercie monsieur le lieutenant civil de tous les bons offices, qu’il s’est efforcé de me rendre, ils ne peuvent plus me conduire à un autre terme. Je déclare donc ici, pour la dernière fois, que je meurs innocent.
Talon regarde Marcel avec étonnement.
MADAME DE FAVRAS.
Innocent ! et mourir ! et cela peut se voir dans un pays qui se prétend civilisé !
À Talon.
Monsieur, ordonnez donc qu’on me tue aussi. Deux assassinats coûtent-ils plus à commettre qu’un seul.
Retenant Favras, qui veut se dégager de ses bras.
Non, non... je ne vous quitte pas... je veux mourir avec vous !
Elle tombe sur le plancher, privée de sentiment.
MARCEL, au bourreau, qui fait signe à Favras de marcher.
Un moment... un moment !
À Favras.
Allez votre chemin, et ne craignez rien. Les gens de parole... sont toujours gens de parole.
À l’homme vêtu de noir.
Mon ami... conduisez-moi... où vous avez ordre de me conduire.
À madame de Favras.
Madame, Madame... le dépôt que j’ai remis entre vos mains, vous en disposerez comme ça a été convenu d’abord.
Indiquant Théroigne.
Voilà celle que j’aime...
À Théroigne.
Je t’ai vue tantôt touchée de la peine de cette digne femme, tu l’es encore. Si elle te donne des conseils... écoute-les... suis-les...
Voyant l’anxiété de Talon, de M. et de Mme Favras.
Je ne dirai rien de plus.
À Favras.
Partez. Bon courage... et que le ciel seconde... ceux qui vous veulent du bien.
Il embrasse Théroigne sans lui parler, et prend la main à Turcati et à Morel.
Adieu, adieu !
TURCATI, à Morel.
Que diable a-t-il donc ?
MOREL.
Je ne sais. Allons du côté de Notre-Dame.
TURCATI.
Puis à la Grèves.
Le cortège se met en marche. Le Théâtre change.
Scène XII
THÉROIGNE, MOREL, TURCATI, LE GARÇON DE CAFÉ, PEUPLE
L’Hôtel-de-Ville. La place de Grèves, vue de la rue de la Vannerie. La nuit commence.
Six heures sonnent.
LE PEUPLE.
Favras ! Favras !
TURCATI.
Sais-tu que je commence à m’ennuyer d’attendre si longtemps. Qu’est-ce qu’il peut avoir à dire depuis plus de trois heures qu’il est monté à l’Hôtel-de-Ville ?
Deux hommes, portant des flambeaux, descendent de l’Hôtel de-Ville, et se dirigent vers la droite, où est la potence.
LA FOULE.
Le voilà ! le voilà !
TURCATI.
Eh ! non, ce n’est pas lui.
MOREL.
Je veux monter à l’Hôtel-de-Ville, pour savoir un peu ce qui se passe. Il a peut-être trouvé encore quelque faute d’orthographe... ou plutôt il y a peut-être quelque manigance... Je vas voir ça.
Il monte à l’Hôtel-de-Ville.
Scène XIII
LES MÊMES, hors MOREL, LE DUC
LE DUC, parlant à la porte d’une maison à droite.
Eh bien, Madame, je cède à votre impatience ; je vais m’assurer de tout.
LA FOULE.
Le voilà ! le voilà !
TURCATI.
Cette fois, c’est bien lui.
Scène XIV
LES MÊMES, CAVALIERS de maréchaussée, LE CONDAMNÉ soutenu par TALON et SON CONFESSEUR, LE BOURREAU, SES VALETS
Le cortège descend et se dirige vers la droite. Tous les yeux sont tournés vers le lieu du supplice.
LE GARÇON DE CAFÉ.
Voyez donc, le juge l’embrasse.
TURCATI.
Pour lui souhaiter un bon voyage, à la bonne heure.
LE DUC, à lui-même.
L’illusion est complète, on ne le reconnaîtra pas.
Scène XV
LES MÊMES, MADAME DE FAVRAS, soutenue par une femme de chambre
LE DUC, qui a été prendre la marquise dans la maison à droite.
Venez, Madame, la chaise de poste est là ; peut-être nous attend-il déjà.
Ils vont traverser le théâtre.
THÉROIGNE, qui se détourne de l’exécution, se trouve en face de la marquise.
Comment c’est vous ? vous ici !
MADAME DE FAVRAS, lui donnant le portefeuille.
Tenez, prenez ceci... c’est Marcel qui vous le donne... Et songez... que vous avez en moi... une amie qui toujours...
MARCEL, traversant la foule accompagné de Morel et d’un cavalier.
Ne prends pas ! c’est le prix d’un marché qui n’a pas eu lieu.
MOREL.
Grâce à moi.
MADAME DE FAVRAS.
C’est vous ! vous !!! Et là ? là ? qui donc...
Elle aperçoit son mari.
Ah !!!
Elle tombe évanouie.
[1] Assemblée nationale, séance du 3 octobre 1789.
[2] Depuis cette scène jusqu’à la fin du drame, Théroigne est en amazone : corsage bleu à revers blancs, liserés rouges, chapeau à plu mes et à nœuds tricolores, écharpe idem ; sabre et pistolets.