Fargeau le nourrisseur (Adolphe D’ENNERY - DUMANOIR)
Comédie-vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 18 octobre 1842.
Personnages
LA DUCHESSE DE MONTFERRAND
LE MARQUIS PHŒBUS DE MONTFERRAND, son fils, 18 ans
MONSIEUR BOUVARD, riche bourgeois
ALBERT, son fils
FARGEAU, éleveur de bestiaux
JEANNE, jeune fermière
MADAME CRÉPIN, son associée
UN VALET DE CHAMBRE
La scène se passe, en 1763, dans les environs de Paris.
ACTE I
Le théâtre représente l’intérieur d’une ferme. L’entrée principale au fond. Porte à droite et à gauche, au premier plan. Autre porte à gauche, au fond. À droite, au fond, un buffet garni. Du même côté, au premier plan, une petite table.
Scène première
ALBERT, puis, MADAME CRÉPIN
Au lever du rideau, il fait à peine jour.
ALBERT, sortant avec mystère de la chambre à gauche, et à demi-voir.
Mme Crépin n’est pas encore rentrée... Personne à la ferme ne peut m’entendre... En traversant le jardin et le grand verger, je pourrai escalader le mur et sortir sans être aperçu...
Il va à la porte du fond, qui s’ouvre doucement.
Quelqu’un !...
Il se cache vivement derrière la porte, qui s’ouvre tout-à-fait.
MADAME CRÉPIN, entrant avec précaution.
Personne n’est encore levé... Il n’y a d’éveillés que trois individus : not’ chien Castor, le grand coq rouge, et la jument grise... C’est pas ceux-là qui diront que j’ai passé la nuit dehors...
Albert cherche à s’esquiver, en observant tous les mouvements de Mme Crépin.
De plus, je n’ai rencontré dans tout le village que la chatte au voisin Bluseau, qui revenait d’un rendez vous d’amour... Je peux être sans inquiétude... Je vas soigner mes crampes d’estomac... Ah ! ben, je me défierai une autre fois de l’oie aux marrons... C’est un mets délicat... mais, Dieu de Dieu !... que ça me pèse sur la conscience !...
Elle va pour sortir à droite et se retourne au bruit que fait Albert en fermant sur lui la porte du fond.
Qu’est-ce qu’est là ?...
La deuxième porte à gauche s’ouvre et Jeanne paraît.
Scène II
JEANNE, MADAME CRÉPIN
JEANNE.
C’est moi.
MADAME CRÉPIN.
Comment ! t’es déjà levée, Jeanne ?
JEANNE.
Oui... Y a tant de choses à faire aujourd’hui à la ferme !... Et puis... je ne pouvais pas dormir... Mais vous, Mme Crépin, pourquoi donc êtes-vous déjà debout ?
MADAME CRÉPIN.
Moi, c’est différent...c’est la jalousie qui me travaille.
JEANNE.
La jalousie ?
MADAME CRÉPIN, à part.
Et une moitié d’oie qui me pèse sur l’estomac.
JEANNE.
Vous êtes jalouse ?... Ça doit être de M. Fargeau.
MADAME CRÉPIN.
Juste !... Ah ! ma pauvre Jeanne, c’t être-là est si séduisant !... Il a un si beau physique... et de si belles prairies !... des pâturages à manger à même, et où-ce qu’il élève des bœufs et des vaches superbes... Enfin, toutes les bêtes qui sortent de chez lui sont les mieux élevées de tout le pays.
JEANNE.
Et, avec ça, il a si bon cœur !... N’est-ce pas lui qui a pris soin de moi, dès mon enfance ?
MADAME CRÉPIN.
Oui... un jour, quéque temps après la mort de feu M. Crépin, y se présente ici, avec toi sous le bras... « La Crépin, qu’y me dit... » C’est comme ça qu’il m’appelle... « La Crépin, ça doit vous ennuyer de vivre toute seule... Je vous amène une petite compagne... Je lui achète dix bons arpents de terre, que vous joindrez à ceux que vous possédez déjà, et vous ferez valoir tout ça en commun... Ça vous va-t-il ? » – Ma foi, t’étais gentille, les arpents étaient bons, et j’ai accepté... Mais c’est pas tout... « La Crépin, qu’y r’ajoute, c’te petite-là c’est comme qui dirait ma fille, et faut que vous l’aimiez comme la vôtre... Eh bien ! qui sait ?... Plus tard, du moment que nous aurons déjà un enfant quasi à nous deux, rien ne nous empêchera d’en avoir d’autres, toujours à nous deux, et avec permission de M. le maire. » Moi, ça m’a touchée, ça m’a émute... et je me suis laissé enjôler... Je l’ai aimée, je l’ai aimé... je l’ai trop aimé !... et, à présent...
À part.
Ah ! Dieu de Dieu ! que ça me pèse donc sur l’estomac !
JEANNE.
Mais, enfin, quels motifs de jalousie avez-vous contre lui ?...
MADAME CRÉPIN.
Quels motifs ?...
L’observant et l’attirant à part.
Tu n’as rien entendu sur la grande Calorgne ?
JEANNE.
Non...
MADAME CRÉPIN, à part.
Je lui dois des fières crampes d’estomac, à la Calorgne...
À Jeanne, à demi-voix.
C’est M. Albert qui m’a donné des soupçons...
JEANNE, vivement.
Alb...
Se reprenant.
M. Albert ?
MADAME CRÉPIN.
Oui, le fils à M. Bouvard... ce gros bourgeois qu’est si riche, si fier, et pas beau du tout... Il aura défendu à son fils de revenir à la ferme : car, M. Albert n’y manquait pas un seul jour... J’ai même cru qu’il de venait amoureux de toi...
JEANNE.
De moi ?... Oh ! vous vous trompiez...
MADAME CRÉPIN.
Et comme il savait se mettre bien avec tout le monde ici !... jusqu’à not’ chien, qu’il a tant dorloté que Castor n’aboyait plus du tout quand il le voyait... Si jamais celui-là se fait voleur de nuit, c’est pas Castor qui l’empêchera d’entrer ici.
JEANNE.
Quelle idée !... Mais il ne songe pas...
MADAME CRÉPIN.
À se faire voleur ?... Je crois bien... On dit que son père a plus de trois millions, qu’il a gagnés dans la bimbeloterie.
JEANNE, à part.
Trois millions !... Hélas ! oui...
MADAME CRÉPIN.
Mais je cause, je cause...
À part.
Je vas me faire du thé...
Haut.
Je reviens tout de suite, Jeanne...
Elle sort à droite.
JEANNE.
C’est bien, Mme Crépin... Ne vous pressez pas...
Scène III
JEANNE, puis, FARGEAU
JEANNE.
Elle ne se doute de rien... Chaque fois qu’elle prononçait son nom, je croyais que mon secret allait m’échapper... Mais je ne serai plus forcée de me contraindre longtemps encore... Albert me l’a juré... bientôt je serai sa...
FARGEAU, paraissant au fond.
Est-on levé ici ?
JEANNE.
M. Fargeau !...
Elle court au devant de lui.
FARGEAU, l’embrassant.
Bonjour, ma petite Jeanne !... Il n’y a que toi d’éveillée, j’en étais sûr... Quant à la Crépin, ne l’accusons pas... je suis la cause de son sommeil prolongé.
JEANNE.
Comment ça ?
FARGEAU.
Eh ! oui... C’te pauvre femme, elle pense à moi la nuit entière... mon image embellit tous ses rêves... ce qui fait qu’elle dort le plus longtemps possible, pour ne pas me quitter... Ça se comprend.
JEANNE, riant.
Ça se comprend, si l’on veut... car il y a déjà longtemps qu’elle est debout.
FARGEAU.
Ah bah !... Alors, c’est un amour pour moi qui ne lui laisse pas fermer l’œil... Je lui ai trop donné dedans, ça l’empêche de le fermer... Ça se comprend encore... Pauvre petite chatte... elle ne boit plus, elle ne mange plus, elle dépérit à vue de nez... Elle m’aime trop : c’est des bêtises de m’aimer comme ça, ma parole d’honneur. Et qu’est-ce qui vous amène de si bonne heure à la ferme ?
FARGEAU.
Ce qui m’amène ?... C’est les voleurs.
JEANNE.
Comment ! les voleurs ?
FARGEAU.
Figure-toi qu’on m’a chipé mon déjeuner... une belle grosse moitié d’oie truffée de marrons, que je m’étais mise de côté... Je ne sais pas comment ça s’est fait, mais enfin, on me l’a chipée... Alors, je me suis dit : Allons chez ma filleuse ; j’y déjeunerai, et ça fera le bonheur de la Crépin.
JEANNE, courant au buffet, qu’elle ouvre.
Vous avez bien fait.
FARGEAU.
Mais, oui...
La suivant des yeux.
Comme tout est propre et bien rangé ici !... Ah ! tu feras une fière femme de ménage, la petite Jeanne.
JEANNE, se retournant vivement.
Vous croyez ?
FARGEAU.
Mais, à qui que nous te marierons ?
JEANNE.
Dame !... je ne sais pas.
FARGEAU.
Y sont tous fièrement bêles et pas mal laids, dans ce pays-ci... Je ne connais, à douze lieues à la ronde, que deux hommes de très bien... M. Albert d’abord... et puis moi, ensuite.
JEANNE.
M. Albert ?... Oui, il est très bien, en effet... et, de plus, bon, sensible, rempli d’honneur et de délicatesse.
FARGEAU.
Mais il est au-dessus de toi... et son père est plus fière qu’un paon qui aurait des queues de rechange... Il ne consentirait jamais à marier son fils à une fille de...
JEANNE, vivement.
Achevez, M. Fargeau !... Vous disiez : À une fille de...
FARGEAU, embarrassé.
Dame ! à une fille... de... à une fille de rien.
JEANNE.
Mais, ma famille ?...
Naïvement.
car, enfin, j’ai dû avoir un père et une mère, comme tout le monde.
FARGEAU.
C’est possible.
JEANNE.
Quand j’étais petite et que je vous parlais de ma naissance, vous me répondiez toujours...
FARGEAU.
Que je t’avais trouvée sous un chou... C’est on mot qui se dit aux petits enfants.
JEANNE.
J’étais si simple, que je le croyais ; mais, à présent...
FARGEAU.
À présent... est-ce que tu ne le crois plus ?
JEANNE, baissant les yeux.
Mais, non, je ne le crois plus.
FARGEAU.
Voyez-vous comme la malice pousse aux petites filles !...
Gravement.
Eh bien ! c’est vrai ! là, tu n’es pas venue au monde sous un chou... Mais, quant à la famille, Jeanneton... la famille, c’est moi ; ton père, c’est moi ; ta mère... c’est moi... les parents, c’est ce pauvre Fargeau, qui élève des bêtes à cornes à ton intention.
Air de Mme Favart.
Je vends, avec leurs père et mère,
Des veaux, des taureaux... pour qu’un jour
Je puisse t’établir, ma chère ;
Puis, la Crépin aura son tour.
Je jure, après un temps d’épreuve,
De récompenser ses vertus :
Je lui dirai :
Cessez d’êtr’ veuve...
Vivement.
Et surtout, qu’ça n’vous arriv’ plus !
Voilà mamain, cessez d’êtr’ veuve...
Mais, surtout, ne r’commençez plus !
Mais, en attendant...
JEANNE.
En attendant ?
FARGEAU.
Va remplacer ma moitié d’oie... Fais-moi déjeuner... car je meurs de faim.
JEANNE.
Vous allez être servi à l’instant...
Elle va pour sortir. On entend des cris.
FARGEAU.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
JEANNE, à la porte du fond.
C’est M. Phœbus !
FARGEAU.
Le fils de Mme la duchesse ?
JEANNE.
Il lui sera encore arrivé quelque chose... Il est si bête et si...
FARGEAU.
Le v’là.
JEANNE.
Je me sauve... Il me taquine toujours...
Elle sort à droite.
FARGEAU.
Lui ?... Je voudrais bien voir...
Scène IV
PHŒBUS, FARGEAU
PHŒBUS, entrant tout défait.
Ah ! le drôle ! Ah ! le manant ! ah ! le paltoquet !... Je le ferai périr sous le bâton, palsangué !
FARGEAU.
Mais, qu’avez-vous donc, M. le marquis ?
PHŒBUS.
Tiens ! c’est toi, Fargeau !... Bonjour, Fargeau. Comment le portes-tu, mon garçon ?
FARGEAU.
Mais vous êtes bien bon, M. le marquis, ça ne va pas mal... Et vous ?
PHŒBUS.
Moi ?... Très bien, merci...
Se reprenant.
Comment ! très bien ?... Mais, qu’est-ce que je dis donc, très bien ?... Mais du tout, vertuchou !... je vais très mal... Une chaise ! donne-moi une chaise, Fargeau... J’ai quelque chose d’enfoncé.
FARGEAU.
Voilà.
PHŒBUS, s’asseyant.
Oh !
Il se relève.
C’est démis, c’est sûr.
FARGEAU, retirant la chaise.
Mais, qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé ?
PHŒBUS.
Voilà... J’étais en train de guetter quelqu’un... non, quelque chose... si, je disais bien, quelqu’un... enfin, je guettais... j’étais dans cette position...
Il se penche.
Oh !...
Il se redresse.
Ah ! je guettais donc... quand je sens un objet très dur et très lourd qui s’appuie sur mon épaule... Je m’en étonne... Voilà qu’un autre objet, du même poids, s’appuie également sur ma seconde épaule... Je continue à m’étonner... Tout-à coup, l’idée me vient de regarder ce que ça peut-être... je regarde, et j’aperçois des pieds d’homme, deux jambes d’homme, deux bras d’homme, et une seule tête d’homme.
FARGEAU, riant.
Total : un homme au grand complet.
PHŒBUS.
Oui... Je m’irrite de sa familiarité, je veux le saisir... mais il s’élance avec force d’un côté et m’en voie rouler de l’autre, au fond du grand fossé... en me criant : Silence, ani... Le reste s’est perdu dans les airs... Mais je voudrais bien savoir ce qu’il entendait par ani... l’animal !
FARGEAU.
Et vous ne l’avez pas reconnu ?
PHŒBUS.
Je ne l’ai envisagé que du dos... Mais on doit le connaitre ici, puisque c’est d’ici qu’il sortait.
FARGEAU, troublé.
D’ici ?... Comment, d’ici ?
PHŒBUS.
Certainement, palsangué !... cette déconvenue m’est arrivée au bout du jardin de la ferme, sous le mur du grand verger.
FARGEAU.
Sous le mur du grand verger !... un homme s’échappait par là, si malin !... Il aura voulu éviter la rencontre des gens du village... Plus de doute ! il avait passé la nuit ici... Ah ! la Crépin ! la Crépin !
PHŒBUS.
Il venait pour la grande Crépin ?
FARGEAU.
Et moi, qui croyais à sa vertu !... moi, qui me figurais qu’elle ne pensait qu’à moi dans le jour, et qu’elle ne rêvait que de moi la nuit !... Oh ! les veuves !... Fiez-vous donc aux veuves !
PHŒBUS, vivement.
Non, les jeunes filles plutôt ! les simples et naïves jeunes filles... vertuchou !... ça vaut beaucoup mieux, n’est-ce pas ?... Tiens, écoute... je puis te confier ça, à toi, fermier de ma mère, qui te loue tes pâturages... et qui a tant de bontés pour toi !...
FARGEAU, s’en allant.
Une autre fois...
PHŒBUS.
Je suis en train d’en guetter une... de jeune fille.
FARGEAU, s’arrêtant tout-à-coup.
Hein ?...
À part.
Et Jeanne qui me disait... Est-ce que sérieusement...
Haut, en revenant.
Vous en guettez une, vous ?
PHŒBUS.
Oui, j’en guelte une petite de mon âge... une petite, très gentille, très simple, pas trompeuse... pas veuve du tout !
FARGEAU, marchant à lui.
Qui-dà ?
PHŒBUS, reculant.
Oui-dà, oui... Il n’y a pas de mal à ça, n’est-ce pas, Fargeau ?
FARGEAU, de même.
Mais non...
PHŒBUS.
Ça convient parfaitement à mon rang...
FARGEAU.
Parfaitement, M. le marquis... Seulement, ça ne conviendrait peut-être pas autant...
PHŒBUS.
À qui donc ?... dis-moi à qui donc... que j’en ris quelque peu.
FARGEAU.
À ceux qui s’intéressent quelquefois aux jeunes filles, sans que ça paraisse...
PHŒBUS.
Bon !... et ça les contrarierait !... ah ! ah ! ah !
FARGEAU.
Ça pourrait bien les contrarier.
PHŒBUS.
Ah ! ah ! ah !
FARGEAU, l’imitant.
Oui... ah ! ah ! ah !... Et ils pourraient bien vous casser les reins, avec ceci... ah ! ah ! ah !... Il montre son gros bâton.
PHŒBUS.
Avec ceci ?... Allons donc ! j’aime à croire que tu ne le leur prêterais pas...
FARGEAU.
Non... mais ils en ont d’autres... des plus gros.
PHŒBUS.
Palsangué !... ça mérite considération... je vais y réfléchir.
FARGEAU.
Oui, je vous conseille... Et moi, je vais...
MADAME CRÉPIN, entrant de la droite, portant un plat et une bouteille.
M. Fargeau, voilà votre déjeuner.
FARGEAU, à part.
C’est elle !
PHŒBUS.
Ah ! c’est Mme Crépin ?...
Riant.
C’est Mme Crépin ?... Adieu, Mme Crépin... serviteur, Mme Crépin... ah ! la gaillarde... elle est très jolie.
MADAME CRÉPIN, tout en posant le déjeuner sur la table.
Vot’ servante, M. le marquis...
À part.
Est-il laid, bon Dieu ! est-il laid !
PHŒBUS.
Vertuchou !...
Il sort au fond.
Scène V
FARGEAU, MADAME CRÉPIN
MADAME CRÉPIN.
Eh bien ! est-ce que vous ne déjeunez pas, M. Fargeau ?
FARGEAU.
Non.
MADAME CRÉPIN.
Vous n’avez donc plus faim ?
FARGEAU.
Non.
MADAME CRÉPIN.
Pourtant, Jeanne me disait...
FARGEAU.
Ici, Crépin !
MADAME CRÉPIN.
Plaît-il ?
FARGEAU.
Ici, veuve Crépin !
MADAME CRÉPIN, allant à lui.
Qu’est-ce que c’est que ce ton-là ?... Dites donc, M. Fargeau, vous êtes bel homme, c’est vrai... mais faudrait pas en abuser...
FARGEAU.
Il ne s’agit pas de ça... Regardez-moi en face !
MADAME CRÉPIN.
Pardinne !... je vous regarde, et...
FARGEAU.
Taisez-vous, et répondez... Veuve Crépin... qu’avez vous fait cette nuit ?
MADAME CRÉPIN, à part.
Aïe ! il sait tout !...
Haut.
Cette nuit ?... j’ai... à part.
FARGEAU.
Vous avez ?...
MADAME CRÉPIN.
J’ai...
FARGEAU.
Vous avez reçu dans la ferme un homme, qui n’en est sorti que ce matin.
MADAME CRÉPIN.
Moi ?... Dieu ! l’honneur !... plus souvent !
FARGEAU.
N’y a pas moyen de le nier, j’ai vu ses traces.
MADAME CRÉPIN.
Ses traces ?...
FARGEAU.
Sur les épaules du marquis, qui lui a servi d’échelle.
MADAME CRÉPIN.
Ah bah !
FARGEAU.
Et j’avais la faiblesse de croire à votre vertu, à votre sagesse !... j’avais la faiblesse de me laisser aimer par cette femme là !... tandis qu’un antre...
MADAME CRÉPIN.
Mais ça n’est pas vrai !
FARGEAU.
Si !
MADAME CRÉPIN.
Non !... D’ailleurs, j’ai des preuves...
FARGEAU.
Des preuves ?
MADAME CRÉPIN.
Oui, des preuves... et, puisque vous m’y forcez, monstre, je vais les mettre au jour... On m’avait dit que vous étiez un perfide, un infidèle, que vous me trahissiez pour la grande Calorgne... et, pour m’en assurer, je n’ai pas passé la nuit à la ferme... Ah !
FARGEAU.
Allons donc !... Et où l’auriez-vous passée, alors ?
MADAME CRÉPIN.
Où ?... Eh bien ! chez vous... là !
FARGEAU.
Chez moi !
MADAME CRÉPIN.
Chez vous, on ne peut plus chez vous... Je voulais être sûre de mon fait, et je me suis blottite dans votre petite office.
FARGEAU.
Ça n’est pas vrai !
MADAME CRÉPIN.
Si ! c’est vrai !... Même qu’en rentrant, volis avez chanté : Les moutons dans la plaine.
FARGEAU.
Oh ! je les chante toujours, les moutons dans la plaine.
MADAME CRÉPIN.
Après ça, vous avez fumé.
FARGEAU.
C’te belle malice !... je fume tous les soirs.
MADAME CRÉPIN.
Après ça, vous avez ronflé... et puis plus fort, et puis plus fort, et puis encore plus fort...
FARGEAU.
Allons donc !... est-ce que c’est des preuves, ça ?... est-ce que tous les hommes ne ronflent pas ?... Tâchez de trouver autre chose pour vous blanchir, chère amie.
MADAME CRÉPIN.
Mais qu’est-ce que vous voulez que je vous trouve, puisque vous n’avez fait que ça ?
FARGEAU, haussant les épaules.
Ah bah !
MADAME CRÉPIN, pleurant.
Si bien que je mourais de faim, au milieu de la nuit, et que je me serais vue périr... sans un brin de volaille qui s’est trouvé dans le garde-manger.
FARGEAU, avec joie.
De la volaille ?
MADAME CRÉPIN, pleurant.
Oui, monstre... un peu d’oie aux marrons...
FARGEAU, sautant sur lui-même.
Ma moitié d’oie !...
Avec transport.
Air de Turenne.
Ô Crépin, vous êtes blanchie !
Venez dans mes bras, ô Crépin !
MADAME CRÉPIN, très étonnée.
Quoi donc ? qu’est-c’que ça signifie ?
Me rendez-vous justice, enfin ?
FARGEAU.
À mes soupçons un seul mot a mis fin !
MADAME CRÉPIN.
Expliquez-vous, je meurs d’impatience !
FARGEAU.
Cette volaill’... qu’un jour nous bénirons...
Contenait, outres les marrons,
La preuve de ton innocence !
Il la serre dans ses bras... puis, changeant de ton et la repoussant doucement.
Minute !... Ôtez-vous de là, Crépin.
MADAME CRÉPIN.
Quoi donc encore ?
FARGEAU, à part.
Du moment que ça n’est pas elle, il faut donc que ça soit...
Il regarde à gauche.
Allez-vous-en, chère amie...
MADAME CRÉPIN.
Comment ?
FARGEAU.
Allez-vous-en me chercher Jeanne... j’ai à lui parler.
MADAME CRÉPIN, ébahie.
On y va... Qu’est-ce qui lui prend donc encore ?...
Nouveau geste de Fargeau.
On y va.
Elle sort à gauche, au fond.
Scène VI
FARGEAU, seul
C’était pour elle... Ah ! cré coquin ! je sens mon gourdin qui mouline tout seul dans ma main... Séduite ! elle, ma petite Jeanne !... Me voilà bien... Qu’est-ce qu’on va me dire, là-bas, quand j’irai porter de ses nouvelles ? « Vous aviez promis d’en avoir toujours bien soin, de veiller sur elle... » et cætera... Ah ! mille noms d’un coq !... j’aime beaucoup la Crépin... mais je préfèrerais cent fois que ça lui soit arrivé, qu’à l’autre... Oh ! il faut que je sache le nom du séducteur... Elle va me le dire...
Réfléchissant.
Elle va me le dire, elle va me le dire ?... Je la connais, la petite, je lui ai formé le caractère à l’image du mien, ce qui fait qu’elle est entêtée comme une... et, comme elle craindra que je ne m’emporte contre lui, elle ne dira rien... Il faut ruser... C’est ça... feignons de le connaitre, et il faudra bien qu’elle lâche le mot.
Scène VII
FARGEAU, JEANNE
JEANNE.
Vous me demandez, M. Fargeau ?
FARGEAU.
Oui, Jeanne, j’ai à vous parler... à vous parler sérieusement.
JEANNE, troublée.
Sérieusement ?
FARGEAU, la regardant fixement.
Vous ne devinez pas ce que j’ai à vous dire ?
JEANNE.
Moi ?... non, j’ignore...
FARGEAU.
Jeanne, je sais tout !
JEANNE.
Ô ciel !
FARGEAU, à part.
V’là déjà qu’elle se trahit !...
Haut.
Oui, je sais tout... et vous n’avez pas eu confiance en moi, votre ami, votre seul ami !... C’est mal, c’est très mal, Jeanne.
JEANNE.
Oh ! calmez-vous, de grâce !
FARGEAU.
Est-ce que je ne suis pas calme ?... La preuve, c’est que je ne l’ai pas tué, le séducteur !
JEANNE.
Le tuer !... lui !
FARGEAU, à part.
Lui, lui... ce n’est pas un nom, lui...
Haut.
Et je l’aurais pu, quand, pour sortir d’ici tout à l’heure, il a escaladé le mur du verger.
JEANNE.
Grand Dieu ! vous étiez là !
FARGEAU.
Mais je me suis dit : Une esclandre la compromettrait, la perdrait peut-être... il vaut mieux d’abord m’expliquer avec elle... après, j’irai le trouver, ce monsieur... Il prolonge la dernière syllabe comme s’il allait dire le nom.
JEANNE.
Et vous avez bien fait, mon ami... car son seul vœu, son seul désir, c’est de me pommer sa femme.
FARGEAU.
Ah ! ouiche !... ils disent tous ça... Qu’il le fasse donc... qui l’en empêche ?
JEANNE.
Mais son consentement ne suffit pas... il lui faut aussi...
FARGEAU.
Ah ! oui... celui de...
JEANNE.
Celui de son père.
FARGEAU, à part.
Il a un père !... qui ca peut-il être ?...
Haut.
Oui, c’est son père qu’il faut décider, son père... Monsieur... monsieur... Même intention que plus haut.
JEANNE.
Et puisque vous le connaissez, que vous connaissez sa famille, vous comprenez tous les ménagements qui lui sont commandés.
FARGEAU, à part, avec colère.
Je comprends... je comprends...
JEANNE.
Pour moi, sans le hasard qui vous a tout appris, je serais morte, plutôt que de prononcer son nom !
FARGEAU, à part.
Bon ! me voilà joliment avancé !... Mais, quel moyen ?... Ah !...
Haut.
Écoute, Jeanne... j’oublie ton manque de confiance envers moi... je ne me rappellerai le passé, que pour l’aider à le réparer... je serai calme, je me ferai violence... et bientôt tout s’arrangera, mon enfant.
JEANNE.
Oh ! mon ami !
FARGEAU.
Mais il faut que je m’occupe de tout ça... car enfin, ton honneur, ton repos... le bonheur de toute ta vie... ça me regarde bien un peu, que diable !
JEANNE.
Oui. Mais que voulez-vous faire ?
FARGEAU.
Rien, rien pour le moment... Seulement, mets-toi là et écris.
JEANNE, passant à la table.
Écrire ?... à qui ?
FARGEAU.
À... à lui... à ce monsieur... à ce jeune homme... dont je ne peux pas... dont je ne veux pas prononcer le nom.
JEANNNE, assise.
Et que faut-il lui dire ?
FARGEAU.
Je vais dicter : « Fargeau a tout découvert, il sait notre secret. C’est un ami sûr et dévoué... Il vous aidera à surmonter les obstacles, à attendrir monsieur... »
Il regard, pour lire le non qu’elle écrit.
JEANNE, s’arrêtant, après avoir écrit son dernier mot.
Monsieur...
FARGEAU, à part.
Est-ce qu’elle ne le sait pas non plus ?...
Continuant à dicter.
« ...Monsieur votre père... Ayez confiance en lui, et... »
JEANNE, écrivant.
« Et aimez-moi toujours. »
FARGEAU, à part.
Ah ! Enfin, ça ne peut pas faire de mal...
Haut.
À présent, l’adresse.
JEANNE.
L’adresse ?
FARGEAU.
Son nom, tout bonnement... Je sais bien ou il demeure, pardieu !
JEANNE, se levant.
Voilà... Oh ! mon ami, combien je vous remercie de votre modération !...
FARGEAU, prenant la lettre.
Bon, bon...
JEANNE.
De votre douceur !
FARGEAU, lisant l’adresse.
« À M. Albert Bouvard. Albert Bouvard !...
Avec force.
C’était Albert Bouvard !
JEANNE.
Comment ? que signifie ?...
FARGEAU, hors de lui.
L’hypocrite !... lui, que je croyais si bon, si honnête homme !... Ah ! mais il n’a qu’à bien se tenir, nous avons un fier peloton de fil à démêler ensemble !
Il déchire la lettre.
JEANNE.
Que faites-vous ?... Cette lettre...
FARGEAU.
Je n’en ai plus besoin, puisque je connais son nom, à présent !
JEANNE.
Vous ne le saviez donc pas ?
FARGEAU.
Je ne savais rien du tout !... Mais, sois tranquille, j’irai le trouver, j’irai trouver son père, j’irai trouver toute la famille... Il t’épousera, il faudra qu’il l’épouse... quand je devrais me battre avec lui, me battre avec son père, me battre avec eux tous !...
Il sort, furieux.
Scène VIII
JEANNE, puis, MADAME CRÉPIN
JEANNE
M. Fargeau !... mon ami !... Impossible de le retenir, de l’empêcher d’aller cher M. Bouvard ! Oh ! mon Dieu !... c’est maintenant que je suis perdue !
MADAME CRÉPIN, paraissant au fond et s’effaçant à droite.
Par ici !... Venez, venez, messieurs.
JEANNE.
Du monde !... Oh ! cachons mes larmes qu’on ne soupçonne pas encore...
Scène IX
JEANNE, MADAME CRÉPIN, BOUVARD, ALBERT
JEANNE, à part.
M. Bouvard !
MADAME CRÉPIN, les introduisant.
Nous avons de la crème excellente, et des petites galettes au beurre, que j’ai faites moi-même.
BOUVARD.
Arrive donc, arrive donc, Albert... Comment peux-tu résister aux attraits de la galette, d’une crème exquise... et de femmes charmantes ?
MADAME CRÉPIN, flattée.
Ah ! m’sieur Bouvard...
Elle sert la galette, la crème, etc.
ALBERT, après un regard à Jeanne, qui ne le perd pas de vue.
Mais, mon père, nous sortons de table, et vous ne pouvez être en appétit...
BOUVARD.
De galette, c’est possible... mais de délicieux minois, c’est différent... et j’en aperçois deux, qui feraient encore tourner ma vieille tête.
MADAME CRÉPIN.
Voyez-vous ça !
ALBERT.
Mon père, je vous en conjure...
BOUVARD.
Allons, ne vas-tu pas me faire de la morale ! Ah ! ce garçon-là n’arrivera jamais à rien... Tout entier à l’étude, au travail, une conduite régulière, des mœurs irréprochables... C’est une éducation manquée.
JEANNE, à part.
Qu’est ce qu’il dit donc ?... par exemple !
MADAME CRÉPIN, riant.
Comment ! M. Bouvard, vous n’êtes pas content que monsieur votre fils...
BOUVARD.
Se conduise en jeune fille !... Eh ! non ! palsambleu !... Ce n’est pas ainsi que je l’ai élevé moi... Quand il était petit... à l’âge de sept ans et demi... je lui faisais porter les plus délicieux habits de gentilhomme, je lui apprenais à jeter gracieusement son chapeau sous le bras, à jouer avec la garde de sa petite épée, à faire tourner adroitement dans ses doigts une tabatière d’or...
MADAME CRÉPIN.
Ah bah !... à sept ans et demi il prisait déjà !
BOUVARD.
Il allait... il mordait très bien à la gentilhommerie, il lançait le palsambleu comme un petit ange... et j’étais heureux des millions que je gagnais... Un jour, me disais-je avec une douce émotion, j’aurai un scélérat de fils qui dévorera tout ça... qui jettera l’or dans les rues et ses créanciers par la fenêtre... qui courra les ruelles, les cabarets ; enlèvera les jeunes filles et rossera messieurs du guet !
JEANNE, à part.
Mais c’est affreux, ce qu’il dit là !
BOUVARD.
Air : Époux imprudent, fils rebelle.
Chez les Bouvard ce goût héréditaire
Me promettait des désordres charmants :
Montrant Albert.
C’est ainsi qu’il devait faire
La gloire de mes cheveux blancs !
À Albert.
De toi, voilà ce que mes veux attendent :
Sois un pendard, un drôle, un libertin,
Ruine ton vieux père, enfin...
Et que tes enfants te le rendent !
ALBERT.
Mon père... ce n’est pas ma faute, si mes goûts ne répondent pas à vos désirs... Je me rappelle que nous sommes nés dans le peuple.
BOUVARD.
Dans le peuple ?... Et ma fortune, ne nous a-t-elle pas élevés, monsieur ?...
Il s’assied et commence sa collation.
ALBERT, avec respect.
Elle a fait de nous de très riches bourgeois, je le sais... mais, je sais aussi que ces charmantes folies, auxquelles vous voudriez me voir me livrer, deviendraient des ridicules chez nous autres, qui n’avons pas le prestige d’un nom, pour les entourer d’un peu d’éclat.
JEANNE, à part.
Oh ! c’est bien, cela !... Elle le remercie du regard.
BOUVARD.
Un nom !... mais on s’en fait un... les noms sont à tout le monde... le calendrier est une propriété publique où chacun a droit de puiser... On achète une terre à Villers-Cotterêts, et l’on se nomme Albert de Villers-Cotterêts... Ah ! que la sœur a bien mieux que toi profité de mes sages conseils !
MADAME CRÉPIN.
Mamzelle Olympe !... Ah ! oui, elle s’en donne un peu, des airs de marquise.
BOUVARD.
Et elle le sera, palsambleu ! elle le sera bientôt... J’en suis sûr, elle me l’a promis... Gare au premier gentilhomme qui se prendra dans ses filets !... Fût-il duc et pair, elle en fera mon gendre.
ALBERT, avec douceur.
Eh bien ! mon père, félicitez-vous des goûts élevés de ma sœur, et soutirez que je vive comme je l’entends.
BOUVARD, se levant.
Eh bien ! soit, reste petit bourgeois, simple millionnaire...
D’un ton suppliant.
Mais, du moins, ne me refuse pas la satisfaction de te voir un peu mauvais sujet...
Bas.
Tiens, regarde ces deux jolies fillettes... Mais, à ta place, je voudrais qu’elles raffolassent de moi... toutes les deux... je voudrais les aimer toutes les deux, les séduire toutes les deux, et les tromper toutes les deux !... Il fait une pirouette.
ALBERT.
Mon père !
BOUVARD.
Mais tu as donc du lait de chèvre dans les veines ?... Tu ne sauras donc jamais ce que c’est que l’amour ?
ALBERT, les yeux fixés sur Jeanne.
Pardonnez-moi, mon père... mais la première que j’aimerai, sera aussi la dernière... car, fût-elle petite bourgeoise ou simple paysanne, celle que j’aimerai... sera ma femme.
JEANNE, bas, en lui serrant furtivement la main.
Oh ! bien !... bien, Albert !
Ensemble.
Air : Doux souvenirs de Pau.
ALBERT.
Riez, si vous voulez, de ma froide sagesse ;
Oui, tels seront toujours et mes goûts et mes veux.
À ma sœur, l’éclat de la noblesse !
Je me contenterai d’aimer et d’être heureux.
BOUVARD.
À son âge, à vingt ans, qu’elle froide sagesse !
Quels indignes penchants ! quels principes affreux !
Quand il peut imiter la noblesse !
Faire honneur à son nom et combler tous mes vœux !
JEANNE.
À son âge, voyez, que d’raison, que d’sagesse !
À posséder mon cœur il borne tous ses vœux !
Ah ! qu’il mérite bien ma tendresse !
Et, réunis un jour, que nous serions heureux !
MADAME CRÉPIN.
Voyez donc, c’est le fils qui prêche la sagesse,
Et voilà tout-à-coup le papa furieux !
À quoi sert, dites-moi, la vieillesse,
Si, pour être raisonnable, il n’suffit pas d’êt’ vieux !
Albert salue et sort.
Scène X
JEANNE, BOUVARD, MADAME CRÉPIN
BOUVARD.
Sa femme !... est-ce bourgeois !... est-ce plébéien !... Et nous quitter... s’en aller comme un ours, quand il était là, près de vous !...
Il les prend chacune sous un bras.
Entre deux jolies poulettes !... Ah ! ventre saint gris ! mes petites chattes, comme je vous courtiserais, moi, si nous étions du même âge !
MADAME CRÉPIN.
Ah bah ! si nous avions cinquante ans !
BOUVARD.
Non ! si j’en avais vingt cinq.
MADAME CRÉPIN, riant.
À la bonne heure !
Scène XI
JEANNE, BOUVARD, MADAME CRÉPIN, FARGEAU
FARGEAU, à la porte.
Voilà le père !... c’est toujours quelque chose !
JEANNE.
M. Fargeau !
MADAME CRÉPIN.
Ah ! voilà M. Fargeau.
FARGEAU.
Oui, et j’ai à causer avec M. Bouvard.
BOUVARD, ironiquement.
Avec moi, l’ami ?
FARGEAU, d’un ton brusque.
Avec vous, monsieur !...
Jeanne s’approche de lui, avec effroi. Il se reprend.
Tranquillement... amicalement...
BOUVARD.
Amicalement ?
FARGEAU.
Et en secret... C’est pour ça que je viens de chez vous.
BOUVARD.
Et mes six laquais vous ont dit que j’étais absent ?
FARGEAU.
Vos six laquais étaient en train de boire votre vin en se moquant de vous... ce qui fait que je suis entré tout droit jusque chez Mlle Olympe, votre fille, qui m’a dit que vous étiez en promenade.
BOUVARD.
Les drôles !... Je cours les chasser.
FARGEAU.
Non, vous les chasserez un peu plus tard... ça vous coûtera une douzaine de bouteilles de plus... mais vous avez bien le moyen de perdre ça...
BOUVARD.
C’est juste... j’en ai les moyens... Parlez...
FARGEAU.
Quand nous serons seuls.
JEANNE.
Seuls !
MADAME CRÉPIN.
Seuls !
JEANNE, bas.
Mon ami !... au nom du ciel !...
ENSEMBLE, à voix basse.
Air : Amour, bonheur, puissance et maîtresse.
Voici l’instant !... Je tremble et j’espère...
Mon Dieu ! quel trouble agite mon cœur !
Tout bas, pourtant, je me dis qu’un père,
De son fils doit vouloir le bonheur.
FARGEAU, à part.
Soyons prudents, et point de colère ;
Montrons du calme et de la douceur.
Il doit céder... que diable ! il est père,
Et de son fils il veut le bonheur.
MADAME CRÉPIN, de même.
Mon Dieu ! qu’est-c’ donc ? pourquoi tout c’mystère ?
Mais, par bonheur, pour moi j’nai plus peur :
Mon innocence à brillé, j’espère,
Et m’sieur Fargeau croit à mon honneur.
BOUVARD, à part.
Eh mais ! vraiment, c’est trop de mystère...
Mais à ses vœux cédons de bon cœur :
À ce manant, à ce prolétaire,
D’un entretien accordons l’honneur.
Jeanne sort à gauche au fond, en faisant des signes à Fargeau. Mme Crépin reste les bras croisés et dans l’attitude d’une personne qui se dispose à écouter. Fargeau vient la prendre doucement par la main et la conduit, toute ébahie, jusqu’à la porte du fond, qu’il ferme sur elle. Pendant ce mouvement, l’orchestre a repris l’air précédent.
Scène XII
BOUVARD, FARGEAU
BOUVARD.
Eh bien ! maître Fargeau, qu’y a-t-il ?
FARGEAU.
D’abord, M. Bouvard, permettez-moi de vous faire une petite question.
BOUVARD.
Faites, Fargeau... faites.
FARGEAU.
M. Bouvard... êtes-vous un honnête homme ?
BOUVARD.
Hein ?... qu’est-ce à dire ?
FARGEAU.
Je vous demande, M. Bouvard, si vous êtes un honnête homme ?
BOUVARD, avec hauteur.
J’ai cent mille livres de rentes, monsieur, et personne ne s’est jamais permis d’en douter !
FARGEAU.
Des cent mille livres ?... c’est possible... Mais, puisque cette question est indiscrète, je vous demanderai alors ce que vous diriez, en apprenant qu’une brave jeune fille a été indignement trompée ?
BOUVARD.
Ce que je dirais ?...
Froidement.
Ah ! tiens ! tiens ! tiens !... voilà ce que je dirais.
FARGEAU.
Ah ! tiens ? tiens ? tiens ?... fichue réponse... Et si j’ajoutais qu’on lui a tourné la tête, en lui promet tant... la fleur d’oranger ?
BOUVARD.
Ces choses-là se promettent toujours...
À part.
Quelque aimable vaurien, qu’il se sera servi de cette ruse ingénieuse... et neuve...
Haut.
Et la petite est jolie ?
FARGEAU.
Très jolie.
BOUVARD, gaiment.
Ah ! diable !...
Soupirant.
Ah ! ce n’est pas mon mauvais sujet de fils qui ferait de ces choses-là !...
FARGEAU.
Eh bien ! vous vous trompez... car c’est justement de lui qu’il s’agit.
BOUVARD.
Ah bah ?... Albert ! mon fils !... En êtes-vous bien sûr ?
FARGEAU.
Ce matin, au point du jour, il escaladait les murs du jardin pour sortir de la ferme, où il s’était introduit... la veille.
BOUVARD, joyeux.
Comment ! une escalade !... une séduction, une vrai séduction !... ici ? dans cette ferme ?
FARGEAU.
Oui, monsieur, ici... Car la jeune fille... vous la con naissez... c’est Jeanne.
BOUVARD.
Jeanne !... Mais elle est charmante, la petite Jeanne... et c’est Albert, mon fils, mon propre fils...
FARGEAU.
Comment ! ça ne vous lâche pas contre lui ?... vous ne lui en voulez pas ?...
BOUVARD.
Lui en vouloir, moi ?... Allons donc, mon cher. Est-ce que ce n’est pas de son âge, de son rang ?... Ah ! quelle joie ! quel plaisir !... Et moi aussi, j’ai donc enfin un scélérat de fils, un pendard de fils !
FARGEAU, à part.
Ah ! ça, mais il est fou, ce vieux-là !...
Haut.
Alors, puisque ça vous enchante, vous ne refuserez pas votre consentement ?
BOUVARD.
Mon consentement... à quoi ?
FARGEAU.
Eh mais ! au mariage...
BOUVARD.
Au mariage... de qui ?
FARGEAU.
De Jeanne, donc !
BOUVARD.
Elle veut se marier... quand même ?... Et avec qui ?...
FARGEAU.
Comment ! avec qui ?... Avec votre fils.
BOUVARD.
Mon fils épouser la petite Jeanne !... Oh ! mais il est charmant, il est adorable... Ayez donc des millions, pour épouser des petites paysannes... Mais moi, moi, mon cher, si j’avais épousé toutes mes conquêtes, je me serais trouvé vingt fois bigame.
FARGEAU, avec force.
Eh ! je m’en moque pas mal, de vos vieilles conquêtes !...
BOUVARD, après un mouvement, qu’il retient.
Ah ! ça, mais, mon cher, pour prendre ainsi la mouche, elle vous est donc quelque chose, cette petite ?... Vous êtes peut-être son père ?
FARGEAU.
Son père !... Mais, si j’étais son père, je vous aurais déjà étranglés, vous, votre fils et vos six laquais !
BOUVARD.
Ah ?... Je suis enchanté qu’elle soit la fille d’un autre... et je ne me gêne plus... Allons donc, allons donc, mon cher... mais on n’épouse pas, on n’épouse plus, on n’épouse jamais... Et allez donc !... Il fait une pirouette et se dispose à sortir.
FARGEAU.
Comment !on n’épouse plus ?... Depuis quand donc ?
LOUVARD.
Mon fils escalade les murs, enlève les jeunes filles... c’est son état de jeune homme... Qu’il aille, qu’il se lance, c’est son affaire, et non la mienne... Mon coq est lâché ; mes amis, enfermez vos poules !... Ah ! ah ! ah !
FARGEAU.
Mais, encore une fois, monsieur...
BOUVARD, sortant.
Enfermez vos poules, vous dis-je, enfermez vos poules !...
Il sort en riant.
Scène XIII
FARGEAU, puis, PHŒBUS
FARGEAU.
Ah ! ton coq est lâché !... c’est comme ça que tu traites ma petite Jeanne ?... Eh bien !... il n’a qu’à bien se tenir, ton coq !... car, si je le rencontre...
PHŒBUS, entrant, tout effaré.
Ah ! te voilà encore, mon cher Fargeau !...
Avec transport.
Je suis aimé, mon ami ! figure-toi que je suis aimé !
FARGEAU.
Eh ! qu’est-ce que ça me fait ?...
À part.
Et pas moyen de nous venger de leurs dédains, de rabattre leur insolence !
PHŒBUS.
Comment ! qu’est-ce que ça te fait ?... Mais sans toi, sans tes conseils de tout à l’heure... j’enlevais mon adorée !
FARGEAU, sans l’écouter.
Je vais le trouver ce M. Albert...
PHŒBUS, se jetant au-devant de lui.
Hein !... Albert Bouvard !... ce petit bourgillon que je n’ai jamais vu ?... et qui doit être bête !... irais-tu lui dévoiler ma passion pour sa sœur ?
FARGEAU, ébahi.
Sa sœur ?... Comment ! sa sœur ?... De qui diable êtes-vous donc amoureux ?...
PHŒBUS.
Mais, de Mlle Olympe ! la belle Olympe Bouvard !
FARGEAU, saluant.
Olympe Bouvard ?... c’est elle que vous aimez !
PHŒBUS.
Comme un insensé...
FARGEAU.
Et elle vous aime !
PHŒBUS.
Comme une... idem.
FARGEAU.
Et vous voulez l’enlever ?...
À part.
Et c’est moi qui l’ai empêché...
PHŒBUS.
Je l’aurais fait, sans les sages remontrances... Je crois qu’elle y consentait.
FARGEAU, allant à lui.
Et vous avez eu peur d’une menace !
PHŒBUS.
Peur ?... palsangué ?
FARGEAU, avec chaleur.
Ce que je vous ai dit n’a pas au contraire exalté votre audace !... le danger n’a pas triplé votre courage !... mais dans votre famille, M. le marquis, une défense, ça devient un ordre !
PHŒDUS.
C’est vrai, au fait... Nous sommes tous comme ça, dans ma famille.
FARGEAU.
Mais, si on avait défendu à votre père d’enlever une femme... il en aurait enlevé dix !
PHŒBUS.
Il en aurait enlevé... onze !
FARGEAU.
Il aurait enlevé tout le village !...
Avec dédain.
Mais bah !... race dégénérée.
PHŒBUS.
Dégénéré, moi !... vertuchou !...
FARGEAU.
Le moindre obstacle vous arrête !... vous sacrifiez une conquête superbe !...
PHŒBUS.
Je sacrifie, moi !... Eh bien ! non !... je ne la sacrifie pas, ma conquête... et si j’avais seulement un cheval...
FARGEAU.
Un cheval ?... je vous en prêterai un.
PHŒBUS.
Oh ! bravo ! tout est arrangé... Et si j’avais seule ment une voilure...
FARGEAU.
Une voiture ?... je vous en aurai une... et vous conduirez la demoiselle...
PHŒBUS.
Loin d’ici... dans un désert !... dans le petit désert d’un de mes amis ! à Paris, faubourg Saint-Antoine.
FARGEAU, passant à la table, et écrivant.
Tenez, donnez ce mot-là à mon garçon Pataud, et vous aurez votre affaire...
À part.
Ma petite jument grise... celle qui n’a jamais voulu faire que le trajet de chez ma mère ici, et d’ici chez ma mère... si celle-là les conduit à Paris, ils auront du bonheur.
PHŒBUS.
Ah ! Olympe ! belle Olympe !... je serai votre heureux vainqueur !
FARGEAU.
Allez, et ne perdez pas une minute !
PHŒBUS.
Air du vaudeville de Partie et Revanche.
Mais je voudrais, de ma reconnaissance,
Te donner un gage... royal !
FARGEAU.
Allez, je suis payé d’avance
Par l’honneur que r’çoit mon cheval...
Dieu ! quel honneur pour mon cheval !
Oui, cet enlèv’ment plein d’audace,
Qui n’peut manquer de soul’ver les bravos,
Va d’un seul coup illustrer votre race...
Et la race de mes chevaux !
PHŒBUS, courant.
Sois tranquille ! je vole au bonheur !... Oh !...
Il s’arrête au moment de heurter Bouvard qui entre.
M. Bouvard !... tiens ! ce hasard !... Monsieur, recevez mes excuses, je vois en conjure.
BOUVARD.
Comment donc ! enchanté, monsieur... de cette rencontre.
PHŒBUS.
Je vous baise les mains, M. Bouvard...
Bas.
J’espère que je suis un délicieux roué... vertuchou !...
Il sort en courant.
Scène XIV
FARGEAU, BOUVARD
BOUVARD.
Il est charmant, ce jeune marquis.
FARGEAU.
Vous trouvez ?...
BOUVARD.
Oui... un air, des manières... qui me vont... et puis...
FARGEAU.
Et puis, des principes qui vous iraient aussi parfaitement, si vous les connaissiez.
BOUVARD.
C’est possible... Mais ce n’est pas de lui qu’il s’agit... Mon cher Fargeau, j’ai réfléchi à la conduite de mon fils... à la réponse que je l’ai faite... et je ne suis pas content de moi.
FARGEAU, vivement.
Vraiment ?... Vous vous repentez ?
BOUVARD.
Mon fils a séduit cette jeune fille... nous lui devons une réparation.
FARGEAU, enchanté.
Une réparation !... Eh bien ! à la bonne heure ! c’est d’un honnête homme !...
À part.
Sacrebleu ! et moi qui viens de conseiller à l’autre...
BOUVARD.
Oui, je pense qu’il est plus digne, plus convenable, plus noble enfin... de doter cette petite...
FARGEAU, étonné.
La doter ?
BOUVARD.
Et je crois qu’un millier d’écus...
FARGEAU, avec colère.
Un millier d’écus !... Vous osez nous proposer... Jeanne n’a que faire de vos secours, M. Bouvard... quand elle en voudra, des mille écus, je n’aurai qu’à vendre deux de mes animaux... Oui, monsieur, deux bêtes à cornes suffisent pour ça, et il n’y a pas besoin de vous !
BOUVARD.
Monsieur !...
FARGEAU.
Monsieur !...
BOUVARD, à part.
Manant !...
Haut.
Soit... je garde mes bienfaits...
Scène XV
MADAME CRÉPIN, FARGEAU, BOUVARD
MADAME CRÉPIN, accourant tout effarée.
Au secours ! au secours !... Ah ! mon Dieu ! mais c’est affreux ! c’est abominable !...
BOUVARD.
Qu’est-ce donc ?
FARGEAU.
Qu’y a-t-il ?
MADAME CRÉPIN.
Il y a que, pendant que vous êtes là bien tranquilles, on abuse de votre carriole et de votre jument grise... pour un enlèvement !
BOUVARD.
Un enlèvement ?... Est-ce que ce serait...
FARGEAU.
Comment ! bien vrai ?... Il l’enlève ?
MADAME CRÉPIN.
Mais, oui, le monstre !... Il part avec une jeunesse... je viens de les voir... C’est manz...
FARGEAU, bas.
Silence, la Crépin !
MADAME CRÉPIN, étonnée.
Ah !
FARGEAU, gaiment.
Eh bien ! M. Bouvard... estimez-vous toujours l’honneur d’une jeune fille à un millier d’écus ?
FARGEAU, de même.
C’est donc, en effet, madame, de mon fils qu’il s’agit ?
MADAME CRÉPIN.
Son fils ?... Mais...
FARGEAU, bas.
Silence, la Crépin !
BOUVARD, ne se contenant plus.
Un rapt, un enlèvement !... Et en plein jour, encore ?... C’est délicieux ! c’est charmant ! c’est ravissant !...
FARGEAU.
Oui, oui, c’est ravissant ! c’est délicieux !... Vous trouvez ça bien ?... Vous approuvez ça, vous ?
BOUVARD.
Si j’approuve !...
Changeant de ton.
Ah ! mon pauvre garçon, je sais que c’est fâcheux, c’est pénible pour vous, à cause de la petite... mais...
FARGEAU.
Pour moi ?... Du tout, du tout... Et du moment que ça vous amuse... rions-en beaucoup... Ah ! ah ! ah !
BOUVARD.
Il rit !... Ah ! ah ! ah !... Il rit aussi !...
MADAME CRÉPIN, riant sans comprendre.
Ah ! ah ! ah !
JEANNE, entrant de la gauche.
M. Fargeau, mon ami, je... Ciel ! son père !
BOUVARD, stupéfait.
La petite Jeanne !... L’enlèvement n’a donc pas lieu ?
MADAME CRÉPIN.
Ah ! ça, qu’est-ce qu’il dit ?
FARGEAU, vivement.
Si fait, l’enlèvement va toujours... et les deux tourtereaux sont déjà loin, allez...
À part.
Près de la ferme de la vieille mère Fargeau.
BOUVARD, avec espoir.
Mais, alors, il s’agit donc d’une autre... d’une seconde ?
FARGEAU.
Oui, précisément... d’une seconde.
BOUVARD.
Deux ! deux à-la-fois !... Ah ! c’est fort... c’est très fort... Qui aurait jamais dit que mon fils...
JEANNE.
Son fils !
ALBERT entrant du fond.
Je vous cherchais, mon père.
BOUVARD, ébahi.
Albert !
ALBERT.
Je ne sais ce qui se passe dans le village... mais les regards qu’on attache sur moi, et puis, des bruits d’enlèvement...
BOUVARD, en colère.
Ah ! ça, mais, ce n’est donc pas toi qui enlèves une jeune fille ?
ALBERT.
Je ne vous comprends pas, mon père.
BOUVARD.
Ah ! c’est dommage... c’était joli... c’était bien joli !...
FARGEAU, vivement.
Oh ! c’est égal, c’est toujours bien joli, tout de même, allez.
BOUVARD.
Ah bah ?
FARGEAU, allant fermer les deux portes du fond, puis, s’adressant à Bouvard.
Et vous allez en juger, M. Bouvard... Car, pendant que vous vous réjouissiez des aimables folies de M. Albert, de ses cascades, enfin... un autre mettait en action ces jolies petites maximes, dont monsieur votre fils ne profilait qu’à moitié...
BOUVARD.
Un autre ?
FARGEAU.
Oui, un autre enlevait une jeune fille... pas si jolie que Jeanne, mais assez gentille aussi... et, de plus, fille d’un riche bourgeois... Et cet autre, qui s’appelle N. Phœbus de Montferrand, enlevait Mlle
Olympe Bouvard !...
Musique à l’orchestre.
BOUVARD.
Olympe !... ma fille !
ALBERT.
Ma sœur !...
BOUVARD.
Et l’on a souffert !...
FARGEAU, riant.
Vous aviez pourtant vos six laquais pour la défendre !
ALBERT
Ah ! courons...
BOUVARD.
S’il en est encore temps !...
Ils se précipitent pour sortir au fond, et cherchent à briser les portes, puis, s’élancent vers les portes latérales.
FARGEAU.
Là ! là ! que du bruit, messieurs !... pour une folie de jeune homme... Laissez donc !...
Tombant dans un fauteuil, en riant aux éclats.
Ce n’est qu’un petit marquis... qui enlève une petite bourgeoise !...
Il rit aux éclats ; Jeanne et Mme Crépin l’entourent, l’interrogent, tandis que Bouvard et Albert continuent à pousser les portes. Mouvement très animé.
ACTE II
Au château de la duchesse de Montferrand. Un salon. Porte au fond et portes latérales. De chaque côté une table couverte d’un tapis.
Scène première
LA DUCHESSE, LANOIX
LA DUCHESSE, assise à gauche.
Vous dites, Lanoix, que M. le marquis n’est pas rentré cette nuit au château ?
LANOIX.
Et je prie en grâce Mme la duchesse de ne pas s’alarmer... M. le marquis avait annoncé à Comtois, son grison, qu’il ne rentrerais que ce matin...
Souriant.
et je suppose qu’il y a là-dessous quelque petite...
LA DUCHESSE.
Assez !...
À part.
À dix-huit ans !... à peine sorti de pages !... Les Montferrand sont d’une précocité !...
LANOIX.
Ce qui faisait présumer ça à l’office, c’est qu’hier on a aperçu deux fois M. le marquis à la ferme de Mme Crépin... et comme Mme Jeanne est fort jolie...
LA DUCHESSE, se levant tout-à-coup.
Jeanne !... Ô ciel !... vous supposeriez !...
Se remettant.
M. le marquis sait trop ce qu’il doit à son rang... Allez, Lanoix, et qu’on m’avertisse dès que mon fils sera de retour...
Lanoix salue et sort.
Scène II
LA DUCHESSE, puis LANOIX
LA DUCHESSE, seule
Ces gens !... avec leurs sottes conjectures !... Ce valet m’a toute bouleversée... Où donc a-t-on mis mon eau de la Reine d’Hongrie ?...
Elle prend un flacon sur la table à droite.
LANOIX, reparaissant au fond.
M. le vicomte de Mérinville demande si Mme la duchesse...
LA DUCHESSE, vivement.
Je ne puis le recevoir... Il ne fait pas jour chez moi...
Lanoix se retire.
je n’ai que faire des visites de ces gentilshommes campagnards... Ils sont bêtes, à manger... tout le foin de leurs terres.
LANOIX, rentrant.
M. le commandeur de Villeray...
LA DUCHESSE, vivement.
Je suis malade...
Lanoix sort.
Autre imbécile... qui voudrait marier ses soixante hivers avec mes trente-cinq belles années !... (Est-ce trente-cinq ou trente-deux !... Ce doit être trente-deux. ) Comme si on pouvait être autre chose, après avoir été duchesse de Montferrand !... Qu’ils aillent tous se promener... Aujourd’hui, je ferme ma porte à tout le monde... à tout le monde, sans exception...
LANOIX, revenant.
M. Fargeau.
LA DUCHESSE, vivement.
Ah !... qu’il entre !
Scène III
FARGEAU et LANOIX, au fond, LA DUCHESSE
FARGEAU, saluant très respectueusement.
Mme la duchesse, j’ai bien l’honneur...
Tout en s’inclinant, il a suivi des yeux Lanoix, et dès que ce lui-ci est sorti, il s’avance avec aisance.
Bonjour, Georgette, comment ça va-t-il ?...
Il lui tend la main.
LA DUCHESSE, vivement.
Bien, très bien, Fargeau... Mais elle... elle !
FARGEAU.
Elle va parfaitement... pour la santé... mais...
LA DUCHESSE.
Mais... quoi ?...
On entend un grand bruit et des voix qui se disputent.
Qu’est-ce donc ?
FARGEAU.
Ça ressemble furieusement à une dispute.
LA DUCHESSE, à Lanoix, qui entre.
Qu’y a-t-il ?
LANOIX.
Mme la duchesse, c’est un jeune homme qui vient d’arriver, furieux, hors de lui, et qui veut entrer malgré vos gens.
LA DUCHESSE.
Voyez donc ce que c’est, Fargeau, et vous me re joindrez dans mon boudoir...
Elle sort à droite.
Scène IV
FARGEAU, ALBERT
ALBERT.
J’entrerai, vous dis-je !
FARGEAU.
Ça devait être lui.
ALBERT.
Ah ! vous voilà, monsieur !
FARGEAU.
Merci, ça ne va pas mal... Et vous ?
ALBERT.
Misérable !...
FARGEAU.
Eh bien ! l’avez-vous rattrapée, la voiture ?... Sacrebleu ! comme vous y alliez après la porte de la Crépin !... V’lan ! d’un coup de pied, à bas... Mais, pendant ça, mon cheval filait.
ALBERT, se contenant à peine.
Ainsi, vous convenez d’avoir aidé à cet enlèvement ?
FARGEAU.
C’est pas moi... c’est mon cheval.
ALBERT.
Ainsi, c’est vous qui avez secondé, entrainé peut être cet insolent marquis ?...
FARGEAU.
Entrainé ?... C’est pas moi... c’est mon cheval.
ALBERT.
Et ces portes fermées à dessein ?
FARGEAU.
C’est pas moi... c’est mon chev...
Se reprenant.
Ah ! c’est-à-dire, les portes, c’est pas mon cheval, c’est moi.
ALBERT.
C’est heureux !... Je suis retourné à la ferme, monsieur... je vous у cherchais.
FARGEAU.
Pourquoi faire ?
ALBERT.
Pour vous châtier !... pour vous tuer !...
FARGEAU.
Bah ?... M. Albert, l’héritier présomptif des Bouvard, vous battre avec c’te espèce de paysan qui nourrit des bêtes à cornes !... Diable ! c’est bien de l’honneur que vous faites au corps des nourrisseurs.
ALBERT.
C’est un honneur que je réserve à d’autres encore... et vous ne passerez qu’en second.
FARGEAU.
Comme vous voudrez.
ALBERT.
Je viens dans ce château chercher M. le marquis Phœbus de Montferrand... et je n’en sortirai pas sans lui !... Il prend un fauteuil et s’assied résolument.
FARGEAU.
Ne vous gênez donc pas... faites comme chez vous.
ALBERT.
Avant ce soir, l’un de nous deux sera mort !
FARGEAU, froidement.
Vous, ça vous regarde... vous êtes libre de décéder dans le courant de la journée... Mais de quel droit, s’il vous plaît, disposez-vous de la vie de notre marquis ?
ALBERT.
De quel droit je lui demanderais compte de l’honneur de ma sœur !...
FARGEAU.
Oui-dà ?... Ah ! ça, à votre avis, c’est donc une plus grande scélératesse d’enlever une jolie bourgeoise, en plein midi, sur la grande route, avec le cheval à Fargeau...
Plus sévèrement.
que de s’en venir chez une pauvre fille, la nuit, par-dessus les murs d’un verger ?
ALBERT, vivement.
Quoi !...
FARGEAU, se croisant les bras.
Si vous tuez M. le marquis de Montferrand pour avoir déshonoré votre sœur... qui est-ce qui vous tuera, vous, pour avoir déshonoré Jeanne ?
ALBERT, se levant tout-à-coup.
Jeanne !... Grand Dieu !... vous savez...
FARGEAU, brusquement.
Il a suivi votre exemple, voilà tout... Si vous n’area pas tort, il a raison.
ALBERT, vivement.
Oh ! non, non, rien de commun entre lui et moi. M. Fargeau !... Le marquis n’a pris pour modèles que les roués de sa classe, qui se font un jeu du malheur, de la honte de leurs victimes, sans trouver leur excuse dans un amour sincère... Moi, monsieur, je suis coupable... je le reconnais... je l’avoue... Mais, si j’ai cédé à une passion plus forte que ma raison... ah ! je vous le jure, il y avait là, au fond de mon cœur, l’espoir de réparer un jour ma faute... il y avait la ferme résolution, de n’avoir jamais d’autre femme que Jeanne !...
FARGEAU, étourdi et attendri.
Ah ça ! ah ça ! vous êtes donc un brave jeune homme, vous ?
ALBERT.
Ah ! c’est que je l’aime, moi, M. Fargeau.
FARGEAU.
Vous l’aimez ?... là... bien vrai ?
ALBERT.
Et, sans le pénible devoir qui m’amène ici, je serais déjà aux pieds de mon père... je lui dirais tout, je le supplierais, je...
FARGEAU.
Et il vous refuserait, et il vous enverrait promener...
Avec élan.
Mais, c’est égal, embrassez-moi !...
ALBERT, étonné.
Fargeau !...
FARGEAU.
Air : Au temps heureux de la chevalerie.
Oui, j’vous entends, c’est conv’nu, qu’à ça n’tienne,
Nous nous battrons, morbleu ! jusqu’au trépas !
Mais, votre main... votre main dans la mienne !
ALBERT.
Que dites-vous ? Je ne vous comprends pas.
FARGEAU, avec effusion.
Dans vot’ famille, et si riche et si fière,
Moi, je cherchais un cœur franc, généreux...
Dam ! je n’ai pas trouvé d’ça chez le père...
Mais, qu’est-c’ qu’ça fait, si l’fils en a pour deux ?
Il se jette dans ses bras.
PHŒBUS, en dehors.
Ah ! il est au château ?
FARGEAU.
C’est la voix de M. le marquis !
ALBERT, furieux.
Le marquis !
Scène V
PHŒBUS, FARGEAU, ALBERT
PHŒBUS, s’avançant, furieux, vers Fargeau.
Tu ne mourras que de ma main, vertuchou !
FARGEAU.
Bon ! à l’autre !...
ALBERT, voulant s’élancer sur lui.
Et vous, M. le marquis...
FARGEAU, le retenant.
Halte-là !
PHŒBUS, à part.
Quel est cet inconnu ?
ALBERT.
Monsieur, je suis...
FARGEAU, bas.
Paix, donc !... Il ne vous connait pas... il va raconter l’aventure de votre sœur...
À Phœbus, en retenant toujours Albert.
Et pourquoi faut-il que je meure de votre noble main ?
PHŒBUS.
Tu le demandes !... J’en fais juge monsieur...
À part.
Quel est cet inconnu ?...
Haut.
Voilà ce que c’est... Il me prend fantaisie, hier, d’enlever une jeune fille du tiers-état...
Mouvement d’Albert, que retient Fargeau.
Oui, c’est affreux, c’est abominable !... nous sommes un tas d infâmes coquins !... mais, c’est dans le sang des Montferrand... Je n’adresse à ce marchand de bestiaux, qui me prête une de ses bêtes... pas à cornes !... un gros gris pommelé... Mais, quel cheval !... entêté comme un âne !...
FARGEAU, à part.
Voilà comme je les élève.
PHŒBUS.
Je lui tourne le museau du côté de Paris, et je fouette... il tourne de l’autre côté... Je le ramène à droite, il revient à gauche... Je persiste dans mon idée, il ne démord pas de la sienne, et finit par tourner en rond... comme ceci... ce qui ramenait toujours la discussion sur elle-même, et devenait un cercle vicieux... Piqué dans mon amour-propre, je lui cingle un dernier coup de fouet... il se cabre, il rue et prend le mors aux dents...
FARGEAU, montrant la droite.
Dans votre idée ?...
PHŒBUS, criant.
Non, dans la sienne, l’animal !... à gauche, le gredin !...
FARGEAU, à part, en riant.
J’étais bien sûr qu’il retournerait chez nous.
PHŒBUS.
La petite poussait des cris extrêmement aigus...
ALBERT, ne se contenant plus.
En voilà assez, M. le marquis !...
PHŒBUS.
Assez, vertuchou !...
À part.
Quel est cet inconnu ?
FARGEAU.
Enfin ?
PHŒBUS.
Enfin, à force de galoper...
FARGEAU.
Toujours à gauche ?
PHŒBUS.
Toujours à gauche, le brigand !... nous arrivons à une métairie... et c’est ici que la mystification me saule aux yeux...
À Albert.
C’était chez lui, monsieur !... Une vieille, que je soupçonne sa mère, et qu’il avait prévenue par un billet, s’empare de la jeune personne et l’introduit dans sa chambre... On m’invite à monter ; je crois que c’est près d’elle... et l’on m’en ferme dans un pigeonnier... très peuplé !...
FARGEAU, à part.
La mère Fargeau a parfaitement compris ma lettre.
PHŒBUS.
Je crie, je peste : je jure comme un roulier... pendant que ces insolents pigeons déshonoraient mon habit !
FARGEAU, à part.
Ça, par exemple, c’était pas dans ma lettre...
Il tend la main à Albert, qui la serre avec reconnaissance.
PHŒBUS.
Et cela s’appelle un enlèvement !... Allons donc ! allons donc !... J’ai été le jouet de cet entrepreneur de pâturages, et je veux le faire mourir sous le bâton !...
FARGEAU.
Moi ?...
ALBERT, avec force.
Pas avant d’avoir rendu raison au frère d’Olympe !
PHŒBUS.
Qu’est-ce que c’est que ça, le frère d’Olympe ?
ALBERT.
Il est devant vous !
PHŒBUS, reculant.
Ah bah !... Et je viens de lui raconter...
ALBERT.
Sortons, monsieur !... ou je proclamerai partout que vous êtes un...
PHŒBUS, fièrement.
Palsangué !...
FARGEAU, les arrêtant par la main.
Ta, ta, ta... Un instant, donc !...
À Albert.
Qu’est-ce que vous voulez, vous ?... Que M. le marquis rende l’honneur à votre sœur ?... Et vous allez commencer par lui couper la gorge !... Il ne pourra pas.
PHŒBUS.
Comment ! me couper la gorge ?... Vertuchou ! j’espère bien que c’est moi, au contraire...
FARGEAU.
Qui la couperez à monsieur ?... C’est encore possible...
Bas à Albert.
Et alors, comment ferez-vous pour épouser Jeanne ?... ça sera bien difficile.
ALBERT.
Je n’écoute rien !... Il se battra !...
PHŒBUS.
Et il vous en cuira, mon petit monsieur !
ENSEMBLE.
Marchons !...
FARGEAU, s’animant.
Ah ! c’est comme ça ?... Eh bien ! j’en veux aussi, moi !... Vous m’avez provoqué tous les deux... l’un, pour avoir fait l’enlèvement... l’autre, pour l’avoir empêché... ça n’a pas le sens commun, mais c’est égal... Ce soir, à huit heures !
ALBERT.
À l’instant !...
PHŒBUS.
Oui !
FARGEAU.
En plein jour ?... quand il y a du monde partout ?... pour qu’on vienne nous séparer ?...
ALBERT.
Il a raison... Ce soir...
PHŒBUS.
À huit heures... Où ?
FARGEAU.
Ici, parbleu !... Nous nous battrons tous... vous avec moi, lui avec vous, moi avec tous les deux... un de chaque côté... Nous nous tuerons tous, vertuchou !... nous nous égorgerons, palsangué !... Tant pis ! je jure comme un marquis !... Nous verrons qui de vous deux rendra la Crépin veuve pour la seconde fois !
MADAME CRÉPIN, paraissant au fond.
Hein ?... qu’est-ce qu’il dit ?... qui est-ce qui parle de veuve, ici ?
FARGEAU, bas, et vivement.
Chut !... Pas un mot devant elle !
MADAME CRÉPIN, s’avançant.
Pardon, excuse, M. le marquis et la compagnie... mais j’ai entendu un mot...
FARGEAU.
Une plaisanterie, ma bonne, ne faites pas attention...
Bas aux jeunes gens.
Vous me jurez de ne pas vous rencontrer avant huit heures ?
TOUS DEUX.
Sur l’honneur !...
Ensemble.
Air : Pendu, pendu.
FARGEAU.
Ce soir !
ALBERT.
Ce soir !
PHŒBUS.
Ce soir !
MADAME CRÉPIN.
Ce soir !
ALBERT.
De venger mon injure
Il me reste l’espoir !
Ce soir,
Je viendrai, je le jure,
Oui, c’est là mon devoir !
Adieu donc, au revoir,
Ce soir !
FARGEAU.
De venger votre injure,
Il vous reste l’espoir !
Ce soir,
J’y serai, je le jure !
Oui, c’est là mon devoir !
À bientôt, au revoir,
Ce soir !
MADAME CRÉPIN.
À ces mots, je le jure,
On n’peut rien concevoir :
Ce soir ?
Quelle est cette aventure ?
Et pourquoi se revoir,
Pourquoi donc se revoir,
Ce soir ?
Phœbus sort par la gauche ; Albert par le fond.
Scène VI
FARGEAU, MADAME CRÉPIN
MADAME CRÉPIN, ébahie.
L’un par ici... l’autre par là !...
FARGEAU, à part.
Ainsi, voilà qui est arrangé... Massacre général, ce soir, à huit heures précises... si... avant ça, je n’ai pas marié tout ce monde-là... Sacrebleu ! je vas avoir de la besogne.
MADAME CRÉPIN, allant à lui.
Ah ! ça, voyons donc, je n’y comprends rien, moi... Qu’est-ce qui s’est passé entre eux, hein ?
FARGEAU.
Ma chère amie, si je vous répondais, je n’aurais pas le temps de vous questionner...
Vivement.
Mamzelle Olympe ?...
MADAME CRÉPIN.
Votre mère l’a ramenée chez elle... et elle s’est écriée, en se jetant dans les bras du Bouvard : « Papa, je serai duchesse !... »
FARGEAU.
Elle croit que ça se fagote comme ça, la petite bourgeoise !... Ensuite ?... Jeanne ?...
MADAME CRÉPIN.
Est ici près, dans la maison du garde.
FARGEAU, s’éloignant.
Bon !... allons vite la chercher...
MADAME CRÉPIN.
Pour l’amener au château ?...
FARGEAU.
Tout-à-fait.
MADAME CRÉPIN.
Pourquoi faire ?
FARGEAU.
On vous le dira, la Crépin... venez...
Il va pour sortir.
MADAME CRÉPIN.
Ah ! j’oubliais, ce n’est pas tout... Je viens de voir descendre de sa carriole M. Bouvard...
FARGEAU, s’arrêtant.
Bouvard !...
MADAME CRÉPIN.
Rouge comme le coq d’Inde de chez nous, quand il n’est pas content... Il a remis une lettre pour la duchesse...
FARGEAU.
Après !
MADAME CRÉPIN.
On l’a fait entrer dans la salle d’attente.
FARGEAU, revenant.
Alors, je ne m’en vas pas... je reste... Allez, la Crépin, allez chercher la petite, et amenez-la.
MADAME CRÉPIN.
Ah ! ça, vous me direz...
FARGEAU.
Plus tard... le jour de nos noces... ce jour-là, je vous apprendrai tout ce que je sais.
MADAME CRÉPIN.
Adieu, mon futur... adieu, mon homme... adieu, mon...
FARGEAU, impatienté.
Adieu, Crépin, adieu !...
Elle sort au fond.
Scène VII
FARGEAU, puis, BOUVARD, puis, LA DUCHESSE
FARGEAU, se frottant les mains.
Ah ! voilà déjà mon Bouvard qui tombe au château... nous allons en découdre.
LANOIX, introduisant Bouvard.
Mme la duchesse invite monsieur à l’attendre dans ce salon.
Il sort.
FARGEAU, à part.
La Crépin a dit vrai... Il est écarlate comme le volatile en question.
BOUVARD, l’apercevant.
Vous ici, M. Fargeau !... Ce n’est pas vous que je demande... ce n’est pas vous que je veux... c’est la duchesse de...
LA DUCHESSE, paraissant à droite.
Qu’est-ce ?
FARGEAU, bas.
La voici.
BOUVARD, à part, après avoir salue.
Quel air orgueilleux !... Ces grandes dames !...
LA DUCHESSE, à part.
Quelle tournure... vulgaire !... Ces petits bourgeois !...
BOUVARD, allant à elle.
Mme la duchesse...
LA DUCHESSE, avec hauteur.
Hein !...
FARGEAU, bas.
Chut !... On ne parle jamais le premier à la duchesse !
BOUVARD, de même.
Cependant, quand on a quelque chose à lui dire...
FARGEAU.
On l’écoute...
Bouvard le regarde.
C’est l’usage.
LA DUCHESSE.
Vous m’avez adressé cette lettre, monsieur, par laquelle vous sollicitez une audience pour m’entretenir d’une affaire grave.
BOUVARD.
Oui, Mme la duchesse.
LA DUCHESSE.
Eh bien ?
BOUVARD.
J’attends que monsieur m’ait fait le plaisir de...
Il montre la porte.
LA DUCHESSE, le congédiant.
Fargeau...
Fargeau, placé derrière Bouvard, fait à la Duchesse un signe négatif. À part.
Ah ?...
Haut.
Monsieur... Bouvard... c’est Bouvard, je crois ?... Je n’ai pas l’habitude de recevoir des... étrangers...
FARGEAU, du même ton.
Des... inconnus...
BOUVARD, le regardant.
Plaît-il ?
LA DUCHESSE.
Sans qu’une personne de ma maison soit présente.
BOUVARD.
Comment ?
FARGEAU.
C’est l’usage... et je vais prévenir l’intendant.
BOUVARD, vivement.
Non !... En ce cas, restez...
À part.
J’aime mieux celui-ci, qui sait tout... qu’un autre, quine sait encore rien.
LA DUCHESSE.
Fargeau... un siège, je vous prie, à M. Bouvard...
Elle s’assied près de la table.
BOUVARD, à part.
Ce n’est pas malheureux !...
Fargeau va prendre un fauteuil, mais, au moment où Bouvard relève son habit pour s’asseoir, il remet le fauteuil à sa place et lui présente un tabouret.
FARGEAU, à part.
Un tabouret, c’est tout ce qu’il te faut.
BOUVARD, s’asseyant, à part.
Tu me le paieras, marchand de bestiaux !
FARGEAU, à part.
Sa figure passe au coquelicot...
Il se tient debout, à la droite de Bouvard.
LA DUCHESSE.
Parlez, monsieur... Ce que vous avez à me dire...
BOUVARD.
Ce que j’ai à vous dire, madame, touche à l’honneur des Montferrand... c’est une réparation due par votre maison à la nôtre.
FARGEAU, à part.
Nous y voilà...
LA DUCHESSE, étonnée et piquée.
Notre maison !... La vôtre !... Et depuis quand, je vous prie, se touchent-elles de si près ?... Il y a loin, monsieur, des tourelles noircies du château de Montferrand, aux murailles blanches et humides encore de la maison des Bouvard.
BOUVARD, se contenant à peine.
Pas si loin, madame, que monsieur votre fils n’ait su franchir la distance... au risque de ternir son blason !...
LA DUCHESSE, se levant.
M. Bouvard !
BOUVARD, continuant, et se levant.
En se comportant comme un abominable roué !
LA DUCHESSE.
Qu’est-ce à dire ?
BOUVARD.
Demandez, madame, demandez à M. Fargeau... qui est là, qui ne dit rien... et qui a été le complice de M. le marquis.
LA DUCHESSE.
Fargeau ?
FARGEAU, vivement.
Ce n’est pas moi... c’est mon cheval !...
BOUVARD, indigné.
Oui, madame, oui, son cheval... le grossier cheval de ce paysan !... pour enlever une héritière d’un million et demi !
LA DUCHESSE, à part.
Quoi ! l’absence de mon fils depuis hier... les suppositions de mes gens... c’était !...
BOUVARD.
Oh ! je sais, madame, que ma fille n’a rien à se reprocher... que, loin de là elle s’est conduite comme une digne Bouvard... que dis-je ?... comme une Romaine... en emprisonnant M. le marquis Phœbus de Montferrand dans un pigeonnier, dont je n’irai pas le retirer !
FARGEAU, à part, en riant.
Bon ! la petite a pris le pigeonnier à son compte !
BOUVARD.
Mais elle n’en a pas moins été compromise... Eh bien ! madame ?... Eh bien ?
LA DUCHESSE, avec ménagement.
Eh bien ! monsieur... j’avoue... je conviens que M. le marquis a été un peu... léger...
BOUVARD.
Léger !
FARGEAU, à part.
Bon !
LA DUCHESSE.
Étourdi, si vous voulez...
BOUVARD.
Étourdi !
FARGEAU, à part.
Très bien !
LA DUCHESSE.
Et, s’il s’agissait d’une... grisette... je saurais ce que j’ai à faire... Mais vous, monsieur... voyons, par lez, quelle sorte de réparation puis-je vous offrir ?
BOUVARD.
Comment ! quelle sorte de réparation ?... la question m’étonne...
Éclatant.
Mais il faut que demain... demain matin...ma fille soit marquise de Montferrand !
LA DUCHESSE, reculant.
Hein ?
FARGEAU.
Plaît-il ?
LA DUCHESSE.
M. le marquis, épouser votre fille !
FARGEAU.
Votre fille, épouser M. le marquis !
LA DUCHESSE.
Mlle Bouvard, marquise de Montferrand !
FARGEAU.
Marquise de Montferrand... Mlle Bouvard !
LA DUCHESSE.
Êtes-vous fou ?
BOUVARD, furieux.
Vous hésitez ?
LA DUCHESSE.
Allons donc, non cher...
FARGEAU.
Cherchez autre chose que ça, mon cher.
BOUVARD, exaspéré.
Quoi ! vous avez le front de me dire, à moi, en face !...
LA DUCHESSE, fièrement.
Tout doux, M. Bouvard !... J’étais disposée à faire quelque chose pour vous... Eh ! mon Dieu ! de tout temps les Montferrand se sont permis des escapades... mais ils ont toujours réparé...
FARGEAU.
Certainement... Quand c’était une jeune fille, on la dotait et on la mariait à an imbécile... quand elle était mariée déjà... à l’imbécile... quand c’était la femme d’un procureur ou d’un conseiller, par exemple... on faisait le mari... président à mortier... Les trois quarts des présidents à mortier viennent de là.
LA DUCHESSE.
Mais, épouser !...
FARGEAU.
Diable ! épouser !...
BOUVARD, hors de lui.
Mais... mais...mais monsieur votre fils...
LA DUCHESSE.
Eh ! M. le marquis est jeune... il est gentilhomme...
FARGEAU, poussant le coude de Bouvard.
Hein ?... Entendez-vous ?
LA DUCHESSE.
Il a fait son métier, cet enfant... Il fallait mieux surveiller Mlle Bouvard.
FARGEAU, même jeu.
Qu’est-ce que vous dites de ça ?
LA DUCHESSE.
Allons, allons, réfléchissez, soyez raisonnable... et... l’on verra... l’on verra... Bonjour, M. Bouvard, bonjour...
Elle sort à droite.
Scène VIII
FARGEAU, BOUVARD
Bouvard est demeuré immobile et comme anéanti.
FARGEAU, très gaiment, et imitant Bouvard.
Eh bien ! mais, dites donc, notre coq s’est lancé... Il s’est lancé, notre coq.
BOUVARD, tout-à-coup.
Qu’est-ce qu’il dit ?
FARGEAU, continuant.
Que diable ! c’était à votre poulette de se garer de lui... Il l’a croquée, il a bien fait... Enfermez vos pou les, mes amis, enfermez vos poules... Et allez donc !... Il fait une pirouette.
BOUVARD.
Tu oses me répéter !...
FARGEAU.
Je vous vole, je volis pille... Dame ! vous parlez si bien !...
Plus sérieusement.
Ah ! vous marchez à pieds joints sur les petits, et vous ne voulez pas que les grands vous grimpent sur la tête !... et vous voulez qu’on épouse votre...
BOUVARD.
Oui ! on l’épousera !...
FARGEAU, gaiment.
Elle ?... la petite Bouvard ?... Ah !... mais, il est charmant, il est adorable... Ayez donc un blason et quatorze quartiers de noblesse, pour épouser des petites bourgeoises ?... Eh ! mon cher, si on épousait toutes ses conquêtes, on se trouverait vingt fois bigame... Allons donc !... on n’épouse pas, on n’épouse plus, on n’épouse jamais !... Et allez donc !...
Nouvelle pirouette.
BOUVARD, suffoquant.
Misérable !... si je... si... Oh ! j’étouffe !... Mais je me vengerai !... je porterai plainte au Parlement !... Il épousera Olympe, ou il ira à la Bastille !... Il ira ramer sur les galères du roi !... il... il... Je ne sais plus ce que je dis... adieu !
Scène IX
FARGEAU, puis, MADAME CRÉPIN et JEANNE
FARGEAU, avec abandon.
Et moi, je suis heureux, je suis content !... je bois du nectar, je mange de l’ambroisie !... Je ne m’appelle plus Fargeau... je me nomme Jupiter !...
Se calmant.
Mais la vengeance ne termine rien, et il s’agit de...
MADAME CRÉPIN, à Jeanne, qu’elle fait entrer.
Entre donc... n’aie pas peur...
FARGEAU.
Ah ! la voici !...
JEANNE.
M. Fargeau !...
Elle court se réfugier dans ses bras.
FARGEAU.
Eh bien ?... eh bien ?... Qu’est-ce que nous avons donc !
JEANNE, émue.
Pourquoi n’amène-t-on ici... dans ce château, où je ne suis jamais entrée ?... Que se passe-t-il donc ?
MADAME CRÉPIN.
Je n’en sais rien, pour ma part.
FARGEAU.
Il se passe... il se passe... Tiens, embrasse-moi, pour me donner du cœur à l’ouvrage !
MADAME CRÉPIN, le tirant par son habit.
Eh ! dites donc, là-bas ?...
FARGEAU.
Vous, la Crépin... faudra vous guérir de vos jalousies... ça donne des maux d’estomac...
MADAME CRÉPIN.
Quand il y a des marrons, ma fine, oui !
FARGEAU.
Ah ! ça, voyons, ne perdons pas de temps... Chère amie, courez chez le notaire du village... le père Chapelou...
MADAME CRÉPIN, joyeuse.
Pour notre mariage ?... pour un contrat ?
FARGEAU.
Pour deux contrats !...
MADAME CRÉPIN.
Ah ! quel bonheur !
FARGEAU.
Je vas expliquer la chose au père Chapelou... Mets-toi là, petite... Voici de l’encre, du papier...
MADAME CRÉPIN.
Pour lui donner les noms et qualités ?
FARGEAU.
Juste... Voulez-vous écrire ça, la Crépin ?
MADAME CRÉPIN, comme si elle hésitait.
Écrire ?... non... J’écris peut être aussi bien qu’une autre... mais, comme je n’ai jamais essayé...
FARGEAU.
À toi, petite !... campe-toi là.
JEANNE.
Ah ! mon Dieu !... dans ce beau fauteuil... moi !...
FARGEAU, la faisant asseoir.
Va donc... je réponds de tout.
MADAME CRÉPIN.
Pardine !... Puisqu’il répond...
Elle s’étend dans un fauteuil à droite, pendant que Jeanne s’assied à gauche, devant la table près de laquelle se tient Fargeau.
Et moi, je dicte...
FARGEAU.
C’est ça.
MADAME CRÉPIN, dictant.
« Jean-Pierre Fargeau, éleveur de bestiaux... » Voilà pour le marié.
FARGEAU, qui a retenu la main de Jeanne, lui dictant tout bas.
« Contrat de mariage de M. le marquis Phœbus de Montferrand, avec Mlle Olympe Bouvard. »
JEANNE, étonnée.
Comment ?
FARGEAU.
Écris donc.
JEANNE.
Oui, M. Fargeau...
À part.
Tiens ! tiens ! tiens !
MADAME CRÉPIN.
C’est-y fait ?
FARGEAU.
Oui.
MADAME CRÉPIN, dictant.
À moi. « Louise-Marie-Catherine-Françoise-Madeleine Gertrude-Dorothée Grenouillet, veuve Crépin.
FARGEAU, tenant la main de Jeanne.
Vous n’en oubliez pas ?... non ?... Va, petite...
Dictant tout bas.
« Contrat de mariage de M. Albert Bouvard... »
JEANNE, se levant tout-à-coup.
Ô ciel !... M. Albert !...
FARGEAU.
Écris donc... là, là...
JEANNE, troublée.
Mais...
FARGEAU.
« Avec Mme Jeanne, fermière. »
JEANNE, laissant tomber la plume.
Ah ! mon Dieu !... vous avez dit !... je...
FARGEAU.
Mais écris donc...
JEANNE, toute tremblante.
Mais... c’est que... je ne comprends pas...
FARGEAU.
Veux-tu bien écrire, à la fin ?...
JEANNE, obéissant, comme malgré elle, et en le regardant toujours.
Oui, oui... M. Fargeau... oui...
À part, tout en écrivant.
Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
MADAME CRÉPIN.
C’est-y écrit ?
FARGEAU.
En toutes lettres...
À part, en pliant le papier.
La Crépin étant de la même force sur la lecture que sur l’écriture... je ne risque rien...
Lui donnant le papier.
Vite, chez le notaire !... Et toi, petite... entre là.
JEANNE, effrayée.
Moi ! dans cet appartement que je ne connais pas !...
FARGEAU.
C’est pour ton bonheur...
Plus bas.
pour ton mariage.
JEANNE, vivement.
Oh ! alors, ouvrez vite.
MADAME CRÉPIN.
Je cours chez le père Chapelou.
FARGEAU.
Et, en revenant, allez chez les Bouvard... dites au vieux que Mme la duchesse l’attend.
MADAME CRÉPIN.
Ah bah ?
FARGEAU.
Vous êtes encore là ?
MADAME CRÉPIN.
On s’en va, on s’en va !...
Elle sort au fond en courant.
FARGEAU, à Jeanne.
Vite !...
JEANNE, en sortant.
Mais... ne me laissez pas trop longtemps.
FARGEAU.
Non, non...
Au moment où il ferme la porte à gauche, celle de droite s’ouvre tout-à-coup et la Duchesse paraît.
Il était temps !
Scène X
FARGEAU, LA DUCHESSE
LA DUCHESSE.
Qui sort donc par cette porte, Fargeau ?
FARGEAU.
Par... cette porte ?... c’est... la Crépin, ma future.
LA DUCHESSE, avec humeur.
Ah ! je croyais... Ce bourgeois, ce Bouvard est parti, je suppose ?
FARGEAU.
Il doit être loin, s’il court toujours.
LA DUCHESSE, s’asseyant près de la table à droite.
Ça vient me déranger, pour me parler des légèretés de mon fils !... de ces étourderies qu’une mère doit ignorer...
FARGEAU.
Aussi, nous l’avons traité !... J’ai été satisfait... ça m’a fait plaisir... parce que c’est un gros faquin, que ce Bouvard... Mais, maintenant qu’on l’a remis à sa place...
S’approchant, et d’un ton sérieux.
Voyons, est-ce que ça va en rester-là ?
LA DUCHESSE.
Quoi ?
FARGEAU.
Dame !... on lui a enlevé sa fille, à c’t homme.
LA DUCHESSE.
Eh bien ?... est-ce une raison pour que le marquis descende à une mésalliance ?...
FARGEAU.
Heu ! heu !
LA DUCHESSE.
Tu dis ?
FARGEAU.
D’abord... pour ce qui est de mésalliances... ce ne serait pas la première que...
LA DUCHESSE.
Fargeau !
FARGEAU.
Et, après tout, M. le marquis ne l’aurait pas volé... car enfin... il a compromis, déshonoré...
LA DUCHESSE, brusquement.
En voilà assez !... laissons là cette famille Bouvard, qui me fait mal aux nerfs...
FARGEAU.
Cependant...
LA DUCHESSE.
Assez !...
FARGEAU, à part.
Oh ! oh !...
Haut, en s’inclinant avec respect.
Pardon, excuse... je me tais, Mme la duchesse... Je vous obéis...
D’un ton dégagé.
Mais j’aurais deux mois à dire à Georgette.
LA DUCHESSE, vivement.
Chut !...
Lui faisant signe d’approcher, et baissant la voix.
Tu vas me parler... d’elle, n’est-ce pas ?... de Jeanne ?... Dépêche-toi.
FARGEAU, se grattant l’oreille.
Dépêche-toi, dépêche-toi... Je voudrais au contraire retarder le moment de vous dire...
LA DUCHESSE.
Quoi donc, mon Dieu ?... Tu m’effraies !
FARGEAU, lui prenant la main en soupirant.
Mauvaise nouvelle, Georgette !
LA DUCHESSE, se levant.
Grand Dieu !... elle serait malade... en danger !...
FARGEAU.
Elle se porte comme un charme.
LA DUCHESSE.
Eh bien ?
FARGEAU.
Sacrebleu ! c’est pas aisé à dire, ça.
LA DUCHESSE.
Tu me fais mourir !...
FARGEAU, cherchant ses mots.
Dame, qu’est-ce que tu veux ?... c’est jeune... c’est joli comme un petit ange... et ça a un cœur... ça en a même trop, de cœur... Et un beau jour, ma foi...
LA DUCHESSE.
Je crains de le comprendre !... Jeanne...
FARGEAU.
Jeanne est perdue.
LA DUCHESSE.
Air de Julie.
Qu’avez-vous dit ?... ô ciel ! quel coup terrible !
FARGEAU.
V’là c’que j’craignais d’vous révéler ici.
J’aurais voulu la sauver... impossible.
LA DUCHESSE.
Si jeune encore !
FARGEAU.
Eh ! c’est toujours ainsi.
Quand le feu prend dans un’ forêt, madame,
C’est le vieux bois qui brûl’ plus facil’ment...
Mais la femme’, c’est bien différent,
À part.
Plus c’est jeune et mieux ça s’enflamme.
LA DUCHESSE.
Et peut-être un choix indigne d’elle !...un paysan !...
FARGEAU.
Non, pas un paysan.
LA DUCHESSE.
Ah ! je respire.
FARGEAU.
Ça aurait peut être mieux valu... car engin, un homme au-dessus d’elle, un bourgeois...
LA DUCHESSE, vivement.
Eh mais ! si cet homme est digne de son amour, un prompt mariage peut tout réparer... un mariage conclu dès demain... dès aujourd’hui... à l’instant.
FARGEAU.
Ta, la, la, la... comme tu y vas, Georgette !...
Elle fait un mouvement de frayeur.
Comme vous y allez, Mme la duchesse !... Et les obstacles ?...
LA DUCHESSE.
Il faut les aplanir, les surmonter tous... avec de l’argent, de l’or, à tout prix !... Va, Fargeau, va, mon ami, cours chez cet homme, adresse-toi à lui, à sa famille, et...
FARGEAU.
Eh ! croyez-vous donc que je serais venu vous trou ver avant d’avoir fait tout ça ?... J’ai été au père du jeune homme... car c’est un jeune homme... je lui ai tout dit, je l’ai prié, supplié...
LA DUCHESSE.
Et ?
FARGEAU.
Et il m’a envoyé au diable... il m’a ri au nez... il m’a reçu comme... eh ! tenez, comme vous venez de recevoir M. Bouvard, qui venait vous demander la même chose.
LA DUCHESSE.
Oh ! quelle différence !... Mais tu l’y es peut-être mal pris... tu n’as pu d’ailleurs offrir une dot... Retournes-y, Fargeau, et s’il faut cent mille livres, deux cents...
FARGEAU.
Trois cents, si vous voulez !... belle affaire, pour des gens qui possèdent trois millions gagnés dans la bimbeloterie !
LA DUCHESSE.
Qu’entends-je !... ce jeune homme, ce serait...
FARGEAU.
M. Albert, le fils de M. Bouvard.
LA DUCHESSE.
Le fils de M. Bouvard !
FARGEAU.
Et vous voulez que j’aille lui demander encore ce que vous venez de lui refuser... quand vous, grande dame, vous n’avez pas voulu descendre jusqu’à lui, vous exigerez que lui, bourgeois, descende jusqu’à la paysanne !... Allons donc ! c’est pas juste, ça.
LA DUCHESSE.
Mais l’honneur de cette pauvre enfant !...
FARGEAU.
Mais l’honneur de sa fille, à lui !... car, pour ce qui est de ça... nous pouvons en convenir ici, entre nous... c’est la même chose partout... c’est toujours le même le honneur, voyez-vous, depuis le haut jusqu’en bas.
LA DUCHESSE.
Que faire, mon Dieu, que faire ?
FARGEAU.
La chose la plus simple... faire pour eux ce que vous voulez qu’ils fassent pour vous... marier, M. le marquis à Mlle Bouvard.
LA DUCHESSE.
Jamais ! jamais !
FARGEAU.
Ah ?... Alors, tout est fini... n’en parlons plus... Jeanne sera malheureuse toute sa vie...
LA DUCHESSE, se rapprochant.
Malheureuse... Jeanne !
FARGEAU, d’une voix émue.
Et lui... lui, le pauvre soldat qui est là-haut... lui, qui ne voulait que le bonheur de sa fille... eh bien ! il s’en passera.
LA DUCHESSE, suppliante.
Fargeau !
FARGEAU.
Oui, c’est le dernier vœu qu’il a formé, c’est le dernier mot qu’il a écrit... là, dans cette lettre... qu’il m’adressait, mon pauvre frère, la veille de...
LA DUCHESSE.
Une lettre de lui !... de Maurice !...
FARGEAU.
Que je n’ai jamais voulu vous montrer, pour ne pas vous briser le cœur...
Avec une ironie amère.
Mais je vois bien, à cette heure, que vous avez un cœur ferme et solide.
LA DUCHESSE.
Oh ! cette lettre !... cette lettre !
FARGEAU, lisant, d’une voix de plus en plus émue.
« Fontenoy, le 10 mai 1745.
« Frère... Demain matin, nous livrons bataille aux Anglais... Il est minuit, tous les camarades dorment autour de moi, et je n’ai pas sommeil... J’ai idée que cette bataille de demain sera la dernière pour moi, et je ne dors pas, pour penser à vous tous... Dès que tu recevras ma lettre, va trouver Georgette, embrasse-la bien fort en mon nom, ainsi que ma petite Jeanne... et dis-lui que je sais tout. »
LA DUCHESSE.
Ciel ! il savait !...
Elle écoute avec anxiété.
FARGEAU, continuant.
« J’ai bien gardé le secret, n’est-ce pas, frère ?... et pourtant je savais tout... Un jeune seigneur, M. le duc de Montferrand, est devenu amoureux de la pauvre ouvrière... mais Georgette a résisté, elle a repoussé la séduction, comme une brave et honnête fille qu’elle est... »
Il serre la main de la Duchesse, qu’il ne quitte plus.
« Irrité par ses refus, plus épris que jamais, il lui a offert sa main... elle a refusé sa main, comme elle avait rejeté son or... Mais, depuis ce temps-là, je le vois, Georgette n’est plus heureuse... parce que Georgette pourrait être duchesse si elle n’avait pas fait serment d’être fidèle à Maurice le soldat !... C’est peut-être pour ça que le bon Dieu, qui veut le bonheur de tout le monde, me réserve le premier boulet que les Anglais nous enverront demain matin... Georgette sera libre, Georgette sera duchesse... Je ne lui demande qu’une chose... mais je la veux, il me la faut... c’est le bonheur de Jeanne, de notre enfant !... Adieu, frère, ad... »
La voix lui manque, la lettre lui tombe des mains et il continue en sanglotant.
Et il ne s’est pas trompé... le premier boulet a été pour lui !... il s’est fait tuer, entends tu ?... il s’est fait tuer, pour que Georgette devint duchesse !... La Duchesse pousse un cri étouffée et tombe dans un fauteuil en se couvrant le visage de ses mains.
FARGEAU, après un moment de silence et comme prenant une résolution.
Allons !... Il ouvre brusquement la porte à gauche.
Scène XI
FARGEAU, LA DUCHESSE, JEANNE
JEANNE, entrant.
Ah ! enfin, M. Fargeau...
FARGEAU.
Chut ! tais-toi !...
Il la conduit tout près de la Duchesse qui, la tête appuyée sur les mains, ne voit et n’entend rien.
JEANNE, le regardant en tremblant.
Cette dame... c’est ?...
FARGEAU.
Silence !...
Élevant la voix.
La voici, Mme la duchesse.
LA DUCHESSE, levant la tête, reconnaît Jeanne et retient un cri qui allait lui échapper.
Ah !
JEANNE, se jetant à genoux.
Ah ! madame !...
LA DUCHESSE, vivement.
Non !... non ! relève-toi !
Ensemble, à voix basse.
Air : Moment enchanteur.
LA DUCHESSE, à part.
Lorsque je la vois,
Quand j’entends sa voix,
Dieu ! quel trouble inconnu !
Que mon cœur est ému !
Et je ne puis pas
Lui tendre les bras !
Mon honneur, mon serment
Me le défend.
JEANNE, à part.
Lorsque je la vois,
Quand j’entends sa voix,
Dieu ! quel trouble inconnu !
Que mon cœur est ému !
Mais ne disons pas
C’que j’prouv’ tou bas !
Le respect, pauvre enfant
Te le défend.
FARGEAU, à part.
Déjà, je le vois,
Rien qu’à cette voix,
Tout son cœur s’est ému...
Mais le sort l’a voulu,
Elle ne peut pas
Lui tendre les bras...
Son honneur, son serment
Le lui défend.
FARGEAU.
C’est elle, Mme la duchesse... c’est cette pauvre enfant pour qui j’ai imploré votre protection, et qui n’espère qu’en vous.
LA DUCHESSE, très émue.
Tu... tu l’aimes donc bien... ce jeune homme ?
JEANNE, avec élan.
Oh ! oui, madame !
LA DUCHESSE.
Et lui... crois-tu qu’il t’aime sincèrement ?
JEANNE.
Il me l’a dit... je l’ai cru...
LA DUCHESSE.
Cependant, tu aurais dû prendre les conseils...
JEANNE, avec candeur.
De qui donc, madame ?
Air du Fou de Tolède.
Quand il disait, de sa voix douce et tendre :
« Ma vie à toi ! »
Moi, je cherchais quelqu’un pour me défendre,
Autour de moi.
Qui donc pouvait, loin d’une voix si chère,
Guider mes pas ?
Pour le sauver, d’autres ont une mère...
Je n’en ai pas,
Moi je n’en ai pas !
FARGEAU, qui, du fond, observait la Duchesse.
Eh bien ! et moi, donc ?... Est-ce que je compte pour rien ?
JEANNE, avec élan.
Oh ! pardon, M. Fargeau !...
Hésitant.
Mais... ce n’est pas la même chose.
LA DUCHESSE.
Et si, malgré mon entremise, mes efforts, ce mariage est impossible ?...
JEANNE.
Impossible !... J’en mourrai...
Elle va tomber en pleurant dans les bras de Fargeau.
FARGEAU, la pressant contre lui.
Mourir !... Allons donc !... Est-ce que je le souffrirais, sacre... Ma pauvre petite Jeannette !...
Il l’embrasse, puis, bas à la Duchesse.
Vous donneriez les deux cents mille livres de tout à l’heure pour ce baiser là ?... hein ?... Moi, je l’ai pour rien... et un second avec, si je veux...
Il l’embrasse de nouveau. Bas à la Duchesse, avec émotion.
Celui-là, c’est pour Maurice...
La porte du fond s’ouvre brusquement, et Mme Crépin entre en courant, deux papiers à la main. Jeanne recule vivement.
Scène XII
MADAME CRÉPIN, FARGEAU, LA DUCHESSE, JEANNE, un peu au fond
MADAME CRÉPIN, très gaiment.
Fargeau ! Fargeau ! les voilà !... voilà les deux...
S’arrêtant à la vue de la Duchesse.
Oh ! la duchesse !...
FARGEAU, à part.
Ah ! c’est mon affaire !...
À Mme Crépin.
Donnez vite... Vous permettez, me la duchesse ?
LA DUCHESSE.
Qu’est-ce donc ?
MADAME CRÉPIN, vivement.
C’est mon...
FARGEAU, bas.
Silence, la Crépin !...
Allant poser les deux actes chacun sur une table à droite et à gauche.
Un... et deux !
LA DUCHESSE.
Mais, me direz vous, Fargeau...
Scène XIII
MADAME CRÉPIN, FARGEAU, LA DUCHESSE, JEANNE, BOUVARD
LA DUCHESSE.
Que vois-je ?... Encore lui !
BOUVARD, d’un ton sec.
Me voici, madame... Que me voulez-vous ?
LA DUCHESSE.
Moi, monsieur ?
BOUVARD.
Mme Crépin est venue m’appeler, de votre part... au moment où j’allais expédier une plainte en bonne forme...
LA DUCHESSE, étonnée.
De ma part ?...
FARGEAU.
Non, non... de la mienne.
MADAME CRÉPIN, à part.
Bon ! me voilà compromise !
LA DUCHESSE.
Que signifie, Fargeau ?...
FARGEAU, tirant une grosse montre.
Huit heures moins... Ça chauffe, ça brûle... Nous n’avons pas un moment à perdre...
BOUVARD, en colère.
Ah ! ça, mais, à la fin, de quoi donc se mêle-t-il, ce Fargeau ?
Il va pour sortir.
FARGEAU.
Ce Fargeau a son idée.
JEANNE.
Que va-t-il faire ?
FARGEAU, conduisant la Duchesse près de la table à gauche.
Mme la duchesse, ayez la bonté de jeter un coup d’œil sur...
Il montre le contrat. Bouvard s’approche.
Non... vous, votre affaire est là-bas, à l’autre table... là-bas, là-bas...
BOUVARD, se dirigeant vers la table à droite.
Quelle est cette plaisanterie ?
MADAME CRÉPIN, à part, étonnée.
Il va faire signer la duchesse à mon contrat ?
LA DUCHESSE, prenant le contrat et lisant à voix basse.
« Contrat de mariage entre M. le marquis Phœbus Montferrand et Mlle... Bouvard... »
Jetant le papier.
Jamais !
BOUVARD, de même, à gauche.
« Contrat de mariage entre M. Albert Bouvard et Mlle... Jeanne !... » Jamais !
JEANNE.
Ô ciel !
FARGEAU, froidement.
Ah !... il y a de l’écho... Il est impossible de mieux s’entendre.
LA DUCHESSE.
Vous avez osé !...
FARGEAU, de même.
Nous allons essayer d’une autre combinaison, Pardon, Mme la duchesse, si vous voulez bien prendre la peine de passer de ce côté-là...
Il lui indique la table à droite ; elle hésite. Bas.
Va donc, va donc, Georgette...
S’approchant de la table à gauche.
Par ici, Bouvard.
BOUVARD.
Hein ?... Il a dit...
FARGEAU.
Par ici ?...
Il passe au milieu.
LA DUCHESSE, lisant, à droite.
« Contrat de mariage... »
FARGEAU, achevant.
« Entre M. Alfred Bouvard et Mlle Jeanne. »
LA DUCHESSE, vivement.
Oh ! de tout mon cœur !...
Elle signe.
JEANNE, avec joie.
Elle a signé !...
FARGEAU.
Ça a été tout seul.
BOUVARD.
Hum ! hum !...
Lisant, à gauche.
« Entre M. le marquis Phœbus Montferrand... »
FARGEAU.
« Et Mlle Olympe Bouvard... » Ça vous va-t-il, cette fois ?
BOUVARD, avec transport.
Je signe ! je signe !
FARGEAU.
Très bien !
JEANNE.
Lui aussi !
MADAME CRÉPIN.
Ils signent tous à mon contrat !...
La Duchesse et Bouvard, tenant chacun un des contrais et une plume, s’approchent à droite et à gauche de Fargeau.
FARGEAU, les regardant alternativement.
Eh bien ! mais... il manque encore quelque chose... Jusqu’à présent, tout ça est nul...
Montrant les deux contrats.
Pour que vos deux signatures ne soient pas perdues... il n’y a que ça à faire...
Il prend les deux contrats et les passe de l’un à l’autre.
LA DUCHESSE et BOUVARD.
Quoi !
FARGEAU, les stimulants.
Allons... allons, allons...
À la Duchesse.
Vous tenez encore votre plume... ne la laissez pas sécher...
À Bouvard.
Qu’est-ce qui vous manque ?... de l’encre ?... vous en avez là... sous la main...
À la Duchesse.
Allons donc...
Faisant le geste designer.
« Duchesse de Montferrand... » Et le paraphe.
À Bouvard.
Et vous...
Même geste.
Nicolas... François... ou Baboulin Bouvard... » Et puis...
Faisant un grand paraphe avec son doigt.
Une grande machine comme ça.
Pendant cette réplique, la Duchesse et Bouvard se sont rapprochés des deux tables, se sont observés mutuellement, ont avancé et retiré la main en même temps, etc. etc. Huit heures sonnent.
Scène XIV
MADAME CRÉPIN, FARGEAU, LA DUCHESSE, JEANNE, BOUVARD, ALBERT, PHŒBUS
PHŒBUS, entrant par la porte à gauche.
Huit heures !... Je sais le premier !...
ALBERT, paraissant au fond.
Me voici, monsieur.
LA DUCHESSE.
Phœbus !
BOUVARD et JEANNE.
Albert !
LA DUCHESSE.
Qu’y a-t-il ?
BOUVARD.
Qu’est-ce que c’est ?
FARGEAU, vivement.
Rien, rien... ne faites pas attention... c’est huit heures qui sonnent... Ils vont se battre, ils vont s’égorger pour l’honneur de deux familles...
Mouvement général.
puisqu’il n’y a pas d’autre moyen de réparer la chose... Ne faites pas attention... c’est moi qui suis leur témoin.
LA DUCHESSE, effrayée.
Se battre !...
BOUVARD.
S’égorger !...
Par un mouvement spontané, ils signent tous les deux.
FARGEAU, éclatant.
Ça y est !...
Courant aux deux jeunes gens.
L’affaire est arrangée !
TOUS DEUX.
Comment
FARGEAU, avec élan.
Est-ce qu’on se bat, entre beaux-frères ?... À vous, Mlle Olympe Bouvard...
À Albert.
Et vous...
PHŒBUS.
Ah bah ! je me marie ?... Tiens ! tiens ! tiens ! tiens !
La Duchesse le présente à Bouvard.
FARGEAU, prenant sous le bras Albert et Jeanne.
Eh bien ! petite, es-tu contente de moi ?
JEANNE.
Oh ! oui !...
Bas, en montrant la Duchesse.
et d’elle aussi... Ah ! je sens là que je vais l’aimer, comme une mère !
FARGEAU, lui serrant la main.
C’est comme ça qu’il faut l’aimer.
MADAME CRÉPIN, s’approchant.
Ah ! ça, et moi ?... Où-ce qu’il est donc, dans tout ça, mon contrat ?
FARGEAU.
À c’te heure que v’là tout ce monde marié...
Allant la prendre par le bras.
À nous deux, la Crépin !... Je me mets en ménage... Dès demain, je vends toutes mes bêtes à cornes.
CHŒUR FINAL.
Air : Victoire, ils ont rendu les armes.
Entre nous, la guerre est finie :
Grâce à l’amour, grâce à l’hymen,
La noblesse et bourgeoisie
Vont enfin se donner la main.