Don Quichotte et Sancho Pança (Auguste ANICET-BOURGEOIS - Ferdinand LALOUE)

Pièce en deux actes et treize tableaux

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Cirque, le 12 octobre 1843

 

Personnages

 

DON QUICHOTTE DE LA MANCHE

SANCHO-PANÇA

LE BACHELIER SAMSON CARASCO

LE DOCTEUR

NICOLAS le barbier

PÉREZ, hôtelier

GINÈS, forçat

BAZÎLE

MONTÈS, muletier

GAMACHE

UN CHEF D’ARCHERS DU ROI

UN CHEVRIER

UN CUISINIER

DULCINÉE

UN FORÇAT

L’ALCADE

UN PAYSAN

UN ÉCUYER

PLUTON

PÉDRO

L’ALCADE DE L’ÎLE

UN ARCHER

LE GREFFIER

UN HUISSIER

UN MÉDECIN

LA DUCHESSE FERNANDEZ

NICETTA, nièce de Don Quichotte

DAME RODRIGUEZ, gouvernante

THÉRÈSE, femme de Sancho

SANCHETTE, sa fille

QUITTERIE

MARITORNE, servante de Pérez

JUANA, servante de Pérez

UN PAGE DE LA DUCHESSE

LA FÉE ORGANDE

ALDOUZA, tante de Bazile

UNE DEMOISELLE D’HONNEUR

 

La scène se passe en Espagne.

 

 

ACTE I

 

 

Premier Tableau

 

Le théâtre représente l’intérieur de la maison de Don Quichotte, sa chambre, sa bibliothèque, ses vieux tableaux de chevalerie, son grand fauteuil.

 

 

Scène première

 

LE DOCTEUR, LE BACHELIER SAMSON, CARASCO, NICOLAS LE BARBIER, DONA RODRIGUEZ, LA GOUVERNANTE NICETTA, LA NIÈCE

 

Ils sont assis et tiennent une sorte de conseil.

LA GOUVERNANTE.

Décidément, monsieur le Docteur, le seigneur don Quichotte a le cerveau fêlé.

LE BARBIER.

Hier, quand j’ai eu fini de le raser, il m’a fait une belle frayeur, allez... Il m’a dit que j’étais le Maure Abendaraëz ; il a prétendu que mon rasoir était un cimeterre, et que je venais lui couper le cou... Là-dessus il a pris sa grande épée, et ma foi j’ai bien fait d’avoir de bonnes jambes.

NICETTA.

Mon pauvre oncle ! il est bien à plaindre !...

LE BARBIER.

Je le plaindrai, mais je ne le raserai plus.

LE BACHELIER.

Dans cet état d’esprit, sera-t-il disposé à entendre la proposition que je vous ai prié de lui faire, monsieur le Docteur, pour mon mariage avec la signora Nicetta, sa charmante nièce ?

LE DOCTEUR.

Je crains que le moment soit mal choisi.

LE BACHELIER.

Le seigneur Don Quichotte était autrefois si sage, si sensé.

LA NIÈCE, au bachelier.

Hélas ! pendant cette année que vous avez passée à Salamanque pour finir vos études, il a tout à fait perdu la raison.

LA GOUVERNANTE.

Et ce sont ces maudits livres de chevalerie qui lui ont brouillé la cervelle.

LA NIÈCE.

Dame Rodriguez a raison... il est souvent arrivé à mon oncle de passer deux jours et deux nuits de suite à lire ces dangereux livres, et au bout de ce temps-là, il mettait l’épée à la main, et frappait à grands coups contre les murailles ; il disait qu’il combattait contre quatre géants plus grands que des tours ; alors, quand il était bien las, il buvait une grande tasse d’eau froide, disant que c’était une liqueur précieuse que lui avait apporté le sage Merlin, un enchanteur de ses amis.

LE BACHELIER.

Voilà une singulière folie.

LE DOCTEUR.

D’autant plus extraordinaire que sur toute autre chose il est parfaitement sage.

LA GOUVERNANTE.

Quel moyen croyez-vous qu’il faudrait emploi er pour guérir mon digne maître ?

LE BARBIER.

Moi, je le saignerais tous les matins. Évidemment c’est le sang qui lui monte au cerveau : ôtez le sang, il ne montera plus ; le seigneur don Quichotte en mourra peut-être... mais il mourra raisonnablement.

LE BACHELIER.

Je crois qu’il faudrait d’abord lui retirer tous des romans qui lui ont dérangé la tête.

LE DOCTEUR.

J’y pensais depuis longtemps, mais comment faire ?...

LA GOUVERNANTE.

Jour de Dieu !... c’est bien facile !... il faut brûler tous ces excommuniés de livres comme autant d’hérétiques.

LE BACHELIER.

Le moyen est violent, mais il est sûr...

LE BARBIER.

C’est mon opinion... le feu d’abord, puis après la saignée.

LE DOCTEUR.

À quel jour fixez-vous l’expédition ?

LA GOUVERNANTE.

Aujourd’hui, à l’instant même.

LE DOCTEUR.

Si don Quichotte rentrait.

LA GOUVERNANTE.

Il est allé chez Sancho Pança... Je ne sais ce qu’il peut dire à ce gros butor... mais il reste toujours des heures entières avec lui.

LE BACHELIER.

Les livres sont dans cette bibliothèque.

LE BARBIER.

Et ceux-là ?...

NICETTA.

Ceux-là sont des livres de science, il ne les regarde plus. Oui... entrez là, mon ami, avec M. le Docteur, il y a du feu dans la cheminée, brûlez tout ce que vous trouverez. Dame Rodriguez, Nicolas et moi nous ferons sentinelle.

LE DOCTEUR.

Venez, il n’y a pas une minute à perdre, si nous ne voulons pas être surpris par don Quichotte.

LA GOUVERNANTE.

Brûlez bien vite tout, monsieur le Docteur.

LE BACHELIER.

Oh ! nous ne ferons grâce à personne.

ENSEMBLE.

Air : L’été, l’été, (des Lilas.)

Au feu, au feu,
Vite eu ce lieu
Il faut qu’on brûle,
Et sans scrupule,
Les livres n’auront pas beau jeu,
Sans pitié jetons tout au feu.

Le Docteur et le Bachelier entrent dans la bibliothèque.

 

 

Scène II

 

NICETTA, LA GOUVERNANTE, NICOLAS

 

NICOLAS.

Qu’est-ce que dira votre oncle, quand il ne trouvera plus ses bouquins ?

NICETTA.

L’un de nous lui donnera une raison.

NICOLAS.

L’un de nous... oui... mais ça ne sera pas moi, je n’aime pas plaisanter avec l’épée du seigneur don Quichotte... C’est un brave homme que votre oncle ; mais il m’embrocherait comme une alouette.

LA GOUVERNANTE.

On monte l’escalier, c’est lui.

NICOLAS.

Je me sauve.

LA GOUVERNANTE.

Ils n’ont pas encore fini.

NICETTA.

Fermez la porte, prenez la clef, et laissez-moi répondre à mon oncle.

NICOLAS, qui a été au fond.

Pas moyen de passer.

La Gouvernante à ôté la clef.

LA NIÈCE, la prenant.

Nous irons les joindre par l’autre porte.

NICOLAS.

Le voilà !

 

 

Scène III

 

NICETTA, LA GOUVERNANTE, NICOLAS, DON QUICHOTTE

 

Il est couvert d’une large robe de chambre qui laisse voir en s’ouvrant des cuissards et des genouillères comme les portaient les chevaliers.

DON QUICHOTTE, à part.

Dulcinée du Toboso !... Elle s’appellera Dulcinée du Toboso !

Le Barbier a voulu se glisser derrière don Quichotte et partir ; mais celui-ci se retourne au bruit.

LE BARBIER.

Pourvu qu’il ne me prenne pas encore pour un géant.

DON QUICHOTTE.

Ah ! c’est vous, maître Barbier ?

LE BARBIER, à part.

Tiens ! il me prend pour moi ; j’aime mieux ça.

DON QUICHOTTE.

Vous arrivez bien ; suivez-moi dans mon cabinet, nous y serons mieux qu’ici.

LE BARBIER.

Aïe ! aïe !

NICETTA.

Laissez-moi faire.

DON QUICHOTTE, sortant du cabinet.

Voilà une étrange chose... je ne trouve plus la clef de cette porte. Madame ma gouvernante ou mademoiselle ma nièce, voulez-vous m’expliquer ce que cela veut dire ?

LA GOUVERNANTE.

Cela veut dire, monsieur, que le...

NICETTA.

Que vous nous voyez toutes tremblantes, et Nicolas aussi... Tout à l’heure un enchanteur est venu, monté sur un dragon, est entré dans votre cabinet ; nous ne savons pas ce qu’il a fait ; mais au bout de quelque temps il s’est envolé par le toit, emportant la clef de cette porte et laissant la maison toute plaine de fumée.

DON QUICHOTTE.

C’est donc cela, qu’en entrant ici j’ai senti une odeur de roussi.

LA GOUVERNANTE.

Et je me souviens bien aussi que le méchant vieillard dit à haute voix en s’en allant qu’il jouait ce tour-là au seigneur don Quichotte, et qu’il s’appelait le sage Mouton.

DON QUICHOTTE.

Dites Freston et non pas Mouton.

NICOLAS.

Je ne sais pas si c’était Freston ou Friton, mais je sais que le nom finissait en ton.

DON QUICHOTTE.

Il est vrai que c’est un savant enchanteur, et mon grand ennemi, qui a une aversion mortelle pour moi, parce que son art lui prédit que je dois me trouver un jour en combat singulier contre un jeune chevalier qu’il aime et qu’il protège, mais qu’il voit que je vaincrai, malgré toute sa science.

NICOLAS, à la Gouvernante.

Voilà que ça lui reprend ; si, sous prétexte de barbe, je pratiquais une première saignée ?

NICETTA.

Allons plutôt retrouver M. le Docteur.

DON QUICHOTTE.

Ami Barbier, vous repasserez demain.

LE BARBIER.

Et au lieu de rasoir, j’apporterai ma lancette.

 

 

Scène IV

 

DON QUICHOTTE, seul

 

Le grand jour est donc arrivé !... la chevalerie va renaître ! Ce soir, le valeureux don Quichotte de la Manche va ceindre sa redoutable épée... Vous tous, qui avez à demander justice, rassurez-vous, le moment de votre délivrance approche !

 

 

Scène V

 

DON QUICHOTTE, SANCHO

 

SANCHO, passant sa tête par la porte.

Les femelles ne sont plus là... on peut entrer.

DON QUICHOTTE.

Ah ! te voilà... Eh bien, tous tes préparatifs sont-ils faits ?

SANCHO.

Je suis tout prêt à être écuyer errant... J’ai des oignons et du fromage dans mon bissac... une petite outre de vin... avec ça je peux errer pendant trois ou quatre jours... et vous, êtes-vous en état de route ?...

DON QUICHOTTE.

Mes armes sont là... et mon cheval est dans la cour.

SANCHO.

Oui, je l’ai vu en entrant.

DON QUICHOTTE.

N’est-ce pas que c’est un noble et beau coursier ?... C’est ainsi qu’étaient tous les chevaux des chevaliers errants.

SANCHO.

Ah ! alors ils n’étaient pas gras.

DON QUICHOTTE.

Mais, j’y songe ; tous ces célèbres animaux avaient des noms que la postérité nous a transmis... Le cheval de Renaud de Montauban s’appelait Bavard... Alexandre montait Bucéphale ; on parle encore du cheval Babiera qui portait le Cid... Comment s’appellera mon cheval : je voudrais lui trouver un nom...

SANCHO.

Qui aille à son physique. Monsieur, sauf meilleur avis, il me semble que vous pourriez l’appeler... Rossinante.

DON QUICHOTTE.

Ce nom est grand et sonore !...

SANCHO.

Et puis il y a un avantage ; c’est que dans une écurie où il y aura beaucoup de chevaux, quand vous demanderez le vôtre, on ne pourra pas s’y tromper... Rossinante, on lui met la main sur les côtes... Voilà.

DON QUICHOTTE.

Soit... dans une heure tu viendras ici, tu selleras mon cheval et le tien.

SANCHO.

Le mien, sans vous démentir, je n’en ai pas.

DON QUICHOTTE.

Tu n’as pas de cheval ?

SANCHO.

Non, mais j’ai un âne.

DON QUICHOTTE.

Je n’ai jamais lu nulle part que les chevaliers errants fussent suivis d’écuyers montés sur des ânes.

SANCHO.

Ah ! mais celui-là est un bel âne, gros et gras comme moi... puis c’est mon ami... Pour vous servir, je quitterai femme et enfant, mais mon grisou... je ne veux pas errer sans lui... il faut nous prendre l’un portant l’autre.

DON QUICHOTTE.

À la bonne heure, tout est dit.

SANCHO.

Non pas !... Nous n’avons pas encore parlé des gages que votre seigneurie veut me donner. Serai-je payé à la journée au mois ou à l’année !...

DON QUICHOTTE.

Tu seras récompensé comme tout bon écuyer doit l’être.

SANCHO.

Récompensé ne me paraît pas assez clair... J’aime mieux un bon tiens que deux tu l’auras ; la chèvre broute où elle est attachée, c’est sur un œuf que la poule pond d’autres œufs, et beaucoup de peu font un beaucoup.

DON QUICHOTTE.

Ami Sancho, avec moi tu sais bien ce qui t’attend !...

SANCHO.

Je pensais que ça pouvait être quinze maravédis par mois ; la nourriture, le blanchissage.

DON QUICHOTTE.

Tu auras la gloire, d’abord.

SANCHO.

Bon !... d’abord ; et après ?

DON QUICHOTTE.

Écoute ! Il pourra bien se faire qu’avant qu’il soit six jours je gagne un royaume ; et comme les chevaliers errants ne gardent jamais rien pour eux...

SANCHO.

Vous vendrez le royaume, et vous m’en donnerez la monnaie... ça doit être d’un bon prix.

DON QUICHOTTE.

Je te ferait couronner roi !

SANCHO.

Roi !... Thérèse Pança, ma femme, serait reine.

DON QUICHOTTE.

Sans doute.

SANCHO.

Mais, quand vous feriez pleuvoir des couronnes, il ne s’en trouverait pas une qui irait à la tête de ma femme.

DON QUICHOTTE.

Tu auras un royaume, ou tout au moins le gouvernement de quelque grande île.

SANCHO.

Pour ce qui est d’une île, ça me va. Eh ! bien, c’est dit : je me contenterai d’un gouvernement pour mes gages... je ne vous fixe pas... je le prendrai comme il se trouvera.

DON QUICHOTTE.

Tu auras la première île que je prendrai ; je vais me couvrir de mes armes.

Ensemble.

Air de Paris la Nuit.

DON QUICHOTTE.

Ah ! d’orgueil je sens battre mon cœur,
D’avance
J’ai l’espérance
Au combat d’être toujours vainqueur.
Va ! tu seras gouverneur.

SANCHO.

De plaisir je sens gonfler mon cœur,
D’avance
J’ai l’espérance
Au combat d’vous voir toujours vainqueur
Et d’être bientôt gouverneur.

 

 

Scène VI

 

SANCHO, seul

 

Un gouvernement pour six jours de service, voilà une profession !... au diable la maison, le lard rance, ma femme et les pois chiches. Vive la chevalerie errante... je vas seller Grison.

 

 

Scène VII

 

SANCHO, LA GOUVERNANTE, THÉRÈSE PANÇA, SANCHETTE

 

LA GOUVERNANTE.

Tenez, entrez, le voilà ; vous étiez bien sûres de le trouver ici... il n’en sort pas.

Elle les laisse ensemble.

THÉRÈSE.

Ah ! te voilà donc, coureur !

SANCHO.

Je courrai bien mieux quand je serai tout-à-fait errant.

SANCHETTE.

Comment, père, vous allez décidemment nous quitter ?...

SANCHO.

Je vais conquérir des royaumes, des îles, des comtés... enfin tout ce qui me tombera sous la main.

THÉRÈSE.

Ne vois-tu pas qu’il est devenu aussi fou que le seigneur Don Quichotte, qu’il va suivre.

SANCHO.

Vous ne trouverez pas ça, madame Pança, quand vous serez reine, ou gouvernante, ou comtesse... et comtesse, c’est le moins.

THÉRÈSE.

Et où trouverez-vous tout cela ?...

SANCHO.

Ça regarde le seigneur Don Quichotte, mon maître ; il conquiert, lui... moi, je gouverne ; et toi, ma petite Fanchette, tu seras princesse... et Grison... c’est lui qui en aura de l’agrément quand je serai gouverneur

THÉRÈSE.

Ça... gouverneur de dindons... tout au plus.

SANCHETTE.

Si j’étais princesse, je n’irai plus au marché, n’est-ce pas, père ?

SANCHO.

Je crois bien... Grison non plus.

SANCHETTE.

Nous ferions nos quatre repas tous les jours ?...

SANCHO.

Certes ; Grison aussi.

SANCHETTE.

Vous me donnerez une robe pour les dimanches ?...

SANCHO.

Un licou neuf à Grison.

THÉRÈSE.

Au lieu de donner dans toutes ces sornettes, vous feriez bien mieux de labourer le peu de terre que nous avons pour avoir en réserve quelques mesures de blé qui vous serviraient à marier Fanchette... à Péblos.

SANCHO.

Le chevrier... fi donc !... une fille de gouverneur !...

THÉRÈSE.

Quel malheur de voir un homme qui n’était que bête, devenir fou en si peu de temps !...

SANCHETTE.

Pourtant, ma mère, à présent je ne peux plus écouter Péblo le chevrier.

THÉRÈSE.

Allons, voilà l’autre, à présent !... En attendant toutes ces richesses, nous laissez-vous quelque chose sur vos appointements ?...

SANCHO.

Dans l’état d’écuyer errant il n’y a pas d’appointements ; on reçoit tout en gros !...

THÉRÈSE.

Ou rien !...

SANCHO.

Vous verrez ça... Thérèse, ma mie... embrassez-moi, si ça vous convient, et adieu...

THÉRÈSE.

Je n’ai que faire de vos embrassements ; mais je veux que vous veniez à la maison ; on ne quitte pas comme ça une famille sans s’inquiéter de ce qu’elle deviendra...

SANCHO.

Je veux bien aller à la maison, d’autant plus qu’il y a encore un peu de vin que je ne veux pas laisser s’aigrir pendant mon absence ; il faut aussi que je prenne mon âne et mon bissac... Venez, ma famille... je vous laisserai quelque chose avant de partir... ma bénédiction !...

Ensemble.

Air : Il faut laisser là l’ouvrage.

SANCHO.

Allons, pour que ça finisse,
Gagnons vite la maison ;
Venez que je vous bénisse,
Et que je selle grison.

THÉRÈSE.

Il est temps que ça finisse,
Et qu’il quitte la maison ;
Certes, il a par maléfice
Perdu toute sa raison.

SANCHETTE, à sa mère.

Vous grondez, quel injustice !
Pourtant, mon père a raison
Que bien vite il s’enrichisse
Et revienne à la maison.

Ils sortent tous trois par le fond ; le Docteur le Bachelier et Nicetta sortent document de la bibliothèque.

 

 

Scène VIII

 

LE DOCTEUR, NICETTA, LE BACHELIER

 

LE DOCTEUR, entrant.

Tout est brûlé !... Maintenant, pour faire votre demande, je crains, mon cher bachelier, que le moment soit mal choisi... la tête du bonhomme est loin d’être calme ; et, lui parler mariage, c’est s’exposer à l’entendre répondre tournoi ou géant

LE BACHELIER.

Peut-être son accès de chevalerie est-il passé, et vous savez, monsieur, que la condition mise à mon mariage avec sa charmante nièce par le seigneur don Quichotte lui-même était ma réception au grade de bachelier... J’arrive de Salamanque, muni de mon diplôme, et je viens réclamer l’exécution de la promesse qui m’a été faite.

LE DOCTEUR.

Et vous, Nicetta, que pensez-vous de tout ceci ?...

NICETTA.

Je pense que puisqu’il est bachelier...

LE DOCTEUR.

Il doit être marié, n’est-ce pas ?...

NICETTA.

Mais... oui...

LE BACHELIER.

Vous êtes charmante !...

LA GOUVERNANTE, sortant vivement de la chambre de don Quichotte.

Ah ! monsieur le docteur ! ah ! monsieur Carasco... en voici bien d’une autre !...

LE DOCTEUR.

Qu’y a-t-il...

NICETTA.

Vous nous effrayez !...

LA GOUVERNANTE.

Je viens de voir M. votre oncle tout cerclé de fer comme un tonneau, il a du fer jusque sur les jambes ; tenez, voyez, il marche comme un compas...

LE BACHELIER.

En effet, le voilà armé de pied en cap...

LE DOCTEUR.

Et sans doute hors d’état de nous comprendre ; croyez-moi, mes enfants, n’irritons pas sa folie, remettons à ce soir la demande que nous voulions lui faire ; venez jusque chez moi, et cherchons ensemble un moyen de guérir cet incurable chevalier.

Ils sortent.

 

 

Scène IX

 

DON QUICHOTTE armé de pied en cap, puis SANCHO

 

DON QUICHOTTE, entrant.

Enfin ! me voilà prêt... à moi, Rossinante !... et à nous deux, mon beau coursier, à nous deux les aventures, la gloire et l’immortalité !...

SANCHO, paraissant à la porte, son bissac sur l’épaule.

L’âne est en bas.

DON QUICHOTTE.

Salut, jour trois fois heureux, qui sera témoin de la première sortie de don Quichotte de la Manche ? Salut ; soleil qui éclairera ses premiers exploits !

SANCHO, qui s’est avancé.

Quand il aura salué tout le monde, il médita peut-être bonjour... Monsieur... monsieur...

DON QUICHOTTE.

Ah ! c’est toi, mon fidèle écuyer... Tout est il prêt pour notre départ ?...

SANCHO.

Oui, monsieur ; l’âne et Rossinante sont bridés, ils auraient mangé l’avoine s’il y en avait eu, mais je les ai engagés à attendre que nous avons conquis quelque bonne île qui en produise.

DON QUICHOTTE.

Dieu aidant, ils ne manqueront de rien, ni toi, non plus, brave écuyer.

SANCHO.

Quel drôle de costume que vous avez pris là ! vous avez l’air d’aller vous vendre au poids... Est-ce que vous comptez garder toute cette ferraille pour voyager ?...

DON QUICHOTTE.

Un chevalier errant ne doit jamais quitter son armure.

SANCHO.

Mais, mon cher maître, parle soleil qui fait, vous serez là-dedans comme le goujon dans la poêle. Puis Rossinante ne pourra jamais porter tout ça.

DON QUICHOTTE.

Tu calomnies ce noble animal. Allons, viens, que cherches-tu ?

SANCHO.

Votre valise et votre sac de nuit.

DON QUICHOTTE.

Pauvre sot !... sa lance et son écu, voilà tout le bagage, d’un chevalier ; que tiens-tu là ?...

SANCHO.

Mon bissac ! j’ai entendu dire quelque j art que les écuyers errants avaient le droit d’en avoir ; j’ai là-dedans deux bottes d’oignons, trois chemises, deux fromages de chèvre...

DON QUICHOTTE.

Assez !... nous perdons là un temps précieux que nous devons au monde... En route, Sancho, en route !...

SANCHO.

C’est ça, monsieur, vogue la galère, et vienne le gouvernement.

Ensemble.

Air : Amour sacré de la patrie.

DON QUICHOTTE.

Amour de là chevalerie,
Soutiens aujourd’hui ma valeur.
Au combat si je perds la vie,
Conserve-moi du moins l’honneur.

SANCHO.

Amour de la chevalerie,
Empêche-moi d’avoir trop peur ;
Je tiens à conserver la vie,
J’aurai toujours assez d’honneur.

Ils sortent tous deux

 

 

Deuxième Tableau

 

Le théâtre change et représente la cour d’une hôtellerie. Grande porte charretière au fond ; à gauche le corps de logis ; à droite, les écuries ; près de là un puits et une auge.

 

 

Scène première

 

PÉREZ, l’hôtelier, MARITORNE et JUANA ses suivantes sont à la porte charretière, on entend les grelots des mulets, MULETIERS

 

CHŒUR DE MULETIER.

Air du départ l’heure est sonnée.

Oui, du repos l’heure est sonnée,
Pour un jour c’est assez de chemin.
Amis, la tâche est terminée,
Nous recommencerons demain.

PÉREZ.

La journée a été chaude, n’est-ce pas ?...

MONTÈS.

Les montagnes de la Manche sont rudes et le soleil y tombe d’aplomb sur la tête.

MARITORNE.

Eh bien, il faut vous rafraîchir.

MONTÈS.

Me rafraîchir auprès de deux yeux comme ceux-là, mais ces ont deux nouveaux soleils qui achèveront de me rôtir.

MARITORNE.

C’est gentil pour un muletier ce que vous dites là...

MONTÈS.

Le muletier est galant, charmante Maritorne... dans ses longues courses, il ne rêve qu’à l’amour...

PÉREZ.

Oui, mais il faut qu’il pense à ses mules qui sont là dans l’écurie sans boire ni manger.

MONTÈS.

Allons, venez, père hôtelier, nous allons nous occuper de ces estimables créatures et le reste du temps sera tout à Maritorne.

PÉREZ.

Nous verrons ça... je n’entends pas qu’on dérange mes servantes.

MONTÈS.

Laissez donc !... ça les arrange... n’est-ce pas, Maritorne ?

MARITORNE.

Quelquefois.

MONTÈS, bas à Maritorne.

À ce soir, dans la cour, quand tout le monde sera couché...

MARITORNE, de même.

C’est bon, on verra !...

Les Muletiers sortent sur la reprise du chœur.

 

 

Scène II

 

MARITORNE, JUANA

 

MARITORNE.

C’est un joli garçon que ce Montès.

JUANA.

Tu as l’air de t’en apercevoir un peu trop.

MARITORNE.

Quel mal y a-t-il à cela ?... les servantes d’hôtellerie et les muletiers sont faits pour s’entendre.

 

 

Scène III

 

MARITORNE, JUANA, BAZILE

 

Bazile est monté sur une mule équipée à l’espagnole : il est prêt à passer devant la porte, Maritorne l’arrête.

MARITORNE.

Eh bien ! seigneur Bazile, vous n’entrez pas un instant ? vous passez bien fier !...

BAZILE, sans descendre de sa mule.

Bien triste, tu veux dire...

MARITORNE.

Il n’y a donc rien de nouveau ?...

BAZILE.

Si, malheureusement... Quitterie épouse dans deux jours le riche Gamache.

MARITORNE.

Et il n’y a pas moyen de s’op poser à cela ?...

BAZILE.

Que veux-tu faire ?... moi je suis pauvre et je n’ai que mon amour... les parents de Quitterie préfèrent l’indifférence et la fortune de Gamache... Adieu ; dis à ton maître que je n’ai pas assez de joie au cœur pour trinquer avec lui.

MARITORNE.

Adieu ! bon courage et bonne espérance !...

BAZILE, s’éloignant.

Je n’ai plus ni l’un ni l’autre.

MARITORNE.

Pauvre garçon ! à la place de Quitterie, je l’aimerais mieux que Gamache et tous ses beaux domaines.

JUANA, jetant un cri.

Ah !

MARITORNE.

Qu’y a-t-il ?...

JUANA.

Regarde !

 

 

Scène IV

 

DON QUICHOTTE, monté sur Rossinante, SANCHO, le suivant sur son âne, puis PÉREZ, LES MULETIERS

 

MARITORNE, apercevant don Quichotte.

Ah ! mon Dieu !... quelle figure !... c’est un fantôme !

JUANA.

Sainte madone ! c’est un revenant... sauvons-nous...

MARITORNE.

Attends !... je vois auprès de ce grand échalas un gros bonhomme qui n’a pas l’air d’avoir peur... restons, nous verrons si ça parle.

SANCHO, en dehors de la porte.

Je vous dis, monsieur, que c’est une hôtellerie.

DON QUICHOTTE.

Tu te trompes, ami Sancho ; c’est un château : voici la tourelle !...

SANCHO.

Ça, c’est le pigeonnier.

DON QUICHOTTE.

Et là-bas, à l’entrée de la cour d’honneur, ne vois-tu pas ces demoiselles qui m’attendent ?

SANCHO.

Ça, des demoiselles ?... des servantes, vous voulez dire... et qui ont l’air assez déluré, ma foi. Pérez paraît suivi des Muletiers.

DON QUICHOTTE.

Eh ! parbleu, voici le seigneur châtelain lui-même, suivi de ses écuyers, qui vient me faire les honneurs de son château.

SANCHO.

C’est l’hôtelier, qui pour votre argent vous fera autant d’honneur que vous voudrez.

DON QUICHOTTE.

Tu n’entends rien à la chevalerie... Entrons.

Ils entrent tous les deux dans la cour.

MARITORNE, à Pérez.

Qu’est-ce que ce peut être que cet homme-là ?...

PÉREZ.

D’abord, est-ce un homme ?

MONTÈS.

Je l’ai déjà rencontré... il paraît que c’est un fou qui se croit chevalier errant.

PÉREZ.

Vraiment !... nous allons rire, alors...

SANCHO, bas, à don Quichotte.

Voyez donc comme tout le monde nous regarde ! c’est votre diable de costume.

DON QUICHOTTE.

Taisez-vous et venez me tenir l’étrier...

PÉREZ, s’approchant.

Seigneur chevalier,

Il lui tient l’étrier.

c’est à moi à prendre ce soin... je suis trop heureux de la préférence que vous donnez à mon château.

Don Quichotte met pied à terre.

DON QUICHOTTE, à Sancho.

Eh bien ?...

SANCHO.

À la bonne heure !... mais j’au rais parié que c’était une auberge.

PÉREZ.

Seigneur chevalier, nous sommes à vos ordres ; rien ne vous manquera ici.

DON QUICHOTTE.

Pour moi, seigneur châtelain, la moindre chose me suffira.

SANCHO.

C’est comme moi : un gigot de mouton, une miche de pain, quelques mesures de vin...

PÉREZ.

Vous serez content, bonhomme... Seigneur chevalier, toutes mes chambres sont occupées.

DON QUICHOTTE.

Ne vous inquiétez pas de cela. Je vous recommande seulement cet excellent coursier... entre toutes les bêtes qui mangent du foin dans le monde, il n’y en a pas de meilleure.

PÉREZ.

Pour ma part, je n’en ai jamais vu de pareille... Et l’âne de votre domestique ?...

SANCHO.

Domestique !... je suis écuyer errant, entendez-vous ; et mon âne n’a que faire de vos services : il ne me quitte jamais.

PÉREZ.

Eh bien, suivez-moi, vous et votre âne.

Il emmène Rossinante, Sancho, son âne et les Muletiers suivent.

 

 

Scène V

 

DON QUICHOTTE, MARITORNE, JUANA

 

JUANA, qui a mis le couvert.

Seigneur chevalier, est-ce que vous n’allez pas vous débarrasser de votre attirail de fer... surtout du pot que vous avez sur la tête.

DON QUICHOTTE.

Ceci est un morion, belle demoiselle ; il m’a été donné par l’enchanteur Parafagamus, qui l’a fait forger exprès.

MARITORNE.

Qu’est-ce qu’il faut vous servir maintenant ?...

DON QUICHOTTE.

La moindre chose ; ne vivons-nous pas de racines et d’eau claire ?

SANCHO, qui est entré suivi de l’hôtelier.

Un instant, s’il vous plaît ; des racines et de l’eau claire ça ne me va pas ; je n’ai pas l’honneur d’être chevalier errant. Je ne suis qu’un simple apprenti écuyer, et je crois qu’un morceau de viande rôtie à point, et un broc de vin, conviennent mieux à ma position.

PÉREZ, aux Servantes.

Servez le seigneur chevalier et son écuyer.

MARITORNE, apportant un plat et Juana des couverts.

Voilà ce qu’il y a de mieux dans la cuisine.

DON QUICHOTTE.

Combien je suis touché de ces soins délicats !

SANCHO.

Mettez ça là, grosse mère, et vive la joie ! N’auriez-vous pas quelques olives ?

MARITORNE.

Ça ne manque pas ici, il y en a là plein ces grandes jarres.

Elle va en prendre dans une des jarres qui sont sur une planche en dehors de la maison.

SANCHO, regardant les jarres.

Il n’y a que cela à faire ? c’est bon à savoir. À votre santé, seigneur chevalier.

Il boit.

DON QUICHOTTE, à part.

Chevalier !... mais j’y songe, j’ai oublié... Ah ! ce seigneur châtelain peut m’octroyer ce qui me manque.

Il va à l’hôtelier, et se met à genoux.

PÉREZ.

Que faites-vous là ?

DON QUICHOTTE.

Seigneur châtelain, j’ai une faveur à vous demander et je ne me lèverai pas que vous ne me l’ayez accordée.

PÉREZ.

Quelle est cette faveur ?

DON QUICHOTTE.

Il faut que demain, à la pointe du jour, vous me fassiez la grâce de m’armer chevalier, et que cette nuit vous me permettiez de faire la veillée des armes dans la chapelle du château.

PÉREZ.

Ce sera un grand honneur pour moi de donner l’accolade à un chevalier d’un si grand mérite ; mais il n’y a point de chapelle au château, je viens de la faire abattre pour en construire une plus belle ; au reste la veillée peut se faire aussi bien dans une cour que dans une chapelle. La nuit vient, et vous pourrez commencer la veillée ici-même quand vous voudrez.

DON QUICHOTTE.

Tout de suite, noble châtelain, tout de suite.

SANCHO.

En ma qualité de simple écuyer, je puis aller me coucher, n’est-ce pas ?

DON QUICHOTTE.

À ton aise.

MONTÈS, bas, à Maritorne.

Il va rester ici, adieu notre rendez-vous.

Don Quichotte porte son écu et son épée sur l’auge au près du puits, et commence la veille des armes. Tout le monde sort. La nuit est venue.

 

 

Scène VI

 

DON QUICHOTTE, d’abord seul, puis SANCHO

 

DON QUICHOTTE, se promène fièrement la lance au poing auprès des armes.

Ô divine Dulcinée du Toboso, dame de beauté !... de main, je pourrai me dire votre chevalier ; demain, vos nobles couleurs discrètement portées me rendront invincible !

Il tombe absorbé dans ses pensées.

SANCHO, sortant doucement de l’auberge et se coulant le long du mur jusque auprès des jarres.

Avant de me coucher j’ai pensé à une chose... Le seigneur don Quichotte prétend que dans notre état on dort souvent à la belle étoile... Il me semble qu’une petite provision d’olives occuperait assez agréablement le temps d’un écuyer... Voyons donc si ces jarres sont aussi bien garnies que le prétend cette servante. En voici une qui paraît bien légère... peut-être qu’au fond...

Il enfonce son bras.

Rien ! Passons à une autre !

Il veut retirer son bras et ne peut en venir à bout.

Diable ! il n’y a pas moyen de retirer le poignet, je suis pris comme à une souricière.

Il fait de nouveaux efforts.

Impossible ! comment me tirer de là ? Il n’y a qu’un moyen, c’est de casser la cruche.

Il parcourt le théâtre et arrive jusqu’à don Quichotte, qui, assis auprès du puits, le dos tourné à Sancho, ressemble assez dans l’obscurité à une borne placée auprès de l’auge.

Bien, voici une borne qui fera mon affaire.

Il élève la cruche et la brise sur la tête de Don Quichotte.

DON QUICHOTTE, se relevant.

Oh !

SANCHO.

Ah ! c’était mon maître !

DON QUICHOTTE, saisissant sa lance et en frappant deux ou trois coups sur la tête de Sancho.

Ah ! chevalier déloyal !

SANCHO, étendu par terre.

Je suis mort !

DON QUICHOTTE, lui mettant un pied sur la poitrine.

Confesse que tu es vaincu !

SANCHO.

Je confesse que vous m’étouffez.

DON QUICHOTTE.

Tu vas mourir, traître !

Il lui met la pointe de sa lance sur la gorge.

SANCHO.

Mais je suis Sancho, votre écuyer. Au secours ! au secours !

JUANA, MARITORNE et PÉREZ, accourant ainsi que des Garçons d’auberge.

Chœur.

Air : À la gaieté tout nous invite.

Mais d’où vient donc tout ce tapage ?
On crie, on appelle au secours ;
Sans dout’c’est le fou qui fait rage !
De qui menace-t-il les jours ?

DON QUICHOTTE.

Seigneur châtelain, soyez témoin du châtiment d’un lâche enchanteur qui a voulu m’enlever mes armes par sur prise ; il m’a brisé une montagne sur la tête.

PÉREZ, s’approchant.

Mais c’est votre écuyer.

SANCHO.

C’est ce que je me tue de lui dire ; arrachez-moi de ses mains, il est enragé !

DON QUICHOTTE, qui l’a examiné.

Oui, c’est vrai... ceci ressemble bien à Sancho... je vois ce que c’est... le lâche enchanteur se voyant pris s’est enfui au milieu des airs et il a mis Sancho à sa place. J’en suis tellement sûr que j’ai envie de lui passer ma lance au travers du corps.

SANCHO.

Non pas, s’il vous plaît !...

DON QUICHOTTE.

Vous allez voir que lorsque cette apparence fantastique de Sancho sera étendue là par terre, on trouvera mon brave écuyer profondément endormi dans son lit. Je demande à faire cette expérience.

SANCHO.

Moi, je m’y oppose !

PÉREZ.

Si ce n’est pas votre écuyer, cette grosse figure y ressemble à s’y méprendre, et dans le doute...

SANCHO.

Dans le doute abstiens-toi.

DON QUICHOTTE.

Un proverbe !... il n’y a pas à s’y tromper, celui-ci est bien Sancho.

PÉREZ, aux Muletiers.

Débarrassons-nous au plus vite de cet insensé qui chasserait tout le monde de mon auberge.

À don Quichotte.

Seigneur chevalier je crois que la veillée des armes est accomplie, et quand vous voudrez, je vous armerai chevalier.

DON QUICHOTTE.

Je suis prêt, seigneur châtelain.

PÉREZ, à Maritorne.

Allez chercher le livre du cérémonial.

MARITORNE, bas.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

PÉREZ, de même.

Le livre de cuisine.

MARITORNE.

Bien !

PÉREZ, à don Quichotte.

Mettez-vous à genoux.

Don Quichotte se met à genoux, on apporte le livre et Pérez se met à marmotter quelques oraisons, puis il donne un grand coup sur la tête de don Quichotte, qui tombe à quatre pattes, et au même moment il lui frappe un coup de plat d’épée sur le dos.

Relevez-vous, mon frère, et venez recevoir l’accolade, vous êtes chevalier.

À Juana.

Venez ceindre l’épée du nouveau chevalier.

À Maritorne.

Chaussez l’éperon.

DON QUICHOTTE, bas à Maritorne.

Quel est votre nom charmante demoiselle ?...

MARITORNE.

Maritorne, seigneur chevalier !

DON QUICHOTTE.

Eh ! bien, à l’avenir, pour l’amour de moi, appelez-vous dona Maritorne.

MARITORNE.

Je ferais tout au monde pour l’amour de vous.

DON QUICHOTTE.

Jusqu’à m’accorder un tendre rendez-vous ?...

MARITORNE, vivement.

Oui, si vous voulez à la fenêtre de ce pigeonnier.

DON QUICHOTTE.

De cette tourelle, vous voulez dire ?...

MARITORNE.

Quand tout le monde sera parti.

DON QUICHOTTE.

J’y serai.

MARITORNE, à part.

Et moi aussi... tu me payeras mon rendez-vous avec Montès.

PÉREZ.

Allons, seigneur chevalier, je vous conseille de prendre un instant de repos... au point du jour vous pourrez commencer à chercher des aventures, et je crois qu’elles ne vous manqueront pas.

DON QUICHOTTE.

Je vais visiter mon cheval et voir si tout est en état. J’aurai l’honneur de vous voir avant mon départ.

PÉREZ, à part.

Je l’espère bien... tu payeras la carte et le dégât.

TOUS.

Air : À mes ordres qu’on obéisse.

Est-ce la dernière aventure ?
Ah ! pour nous quelle affreuse nuit !
Qu’il prenne vite sa monture,
Qu’il parte, et cette fois sans bruit.

Tout le monde sort.

 

 

Scène VII

 

DON QUICHOTTE seul, puis MARITORNE à la lucarne du pigeonnier

 

DON QUICHOTTE.

Je les ai adroitement éloignés ; allons, aux aventures glorieuses succèdent les aventures galantes !...

Il s’approche du pigeonnier.

MARITORNE, de la lucarne.

Êtes-vous là ?...

DON QUICHOTTE.

Je me serais bien gardé d’y manquer.

MARITORNE.

Donnez-moi votre main, je veux vous donner un anneau qui vous rappellera mon souvenir.

DON QUICHOTTE fait des efforts inutiles pour arriver à la lucarne.

C’est impossible... Attendez... charmante princesse, j’ai un moyen de parvenir jusqu’à vous...

À part.

À moi Rossinante... il faut me venir en aide, mon noble et beau coursier.

Il va chercher Rossinante, il monte debout sur la selle et parvient à passer sa main dans la lucarne.

SANCHO, sortant de la maison.

Il n’y a pas moyen de dormir dans cette maison... les moustiques y ont élu domicile, je ne me trouverais plus que les os demain matin, je vais finir ma nuit à l’écurie.

DON QUICHOTTE.

Mais, ma chère belle, que me mettez-vous donc au bras ?

MARITORNE.

C’est l’anneau en question.

DON QUICHOTTE.

C’est une corde, avec un nœud coulant, et vous serrez horriblement !

SANCHO, en voulant gagner l’écurie, heurte Rossinante en passant.

Tiens, c’est Rossinante qui se promène dans la cour... Viens donc, vieux farceur.

Il l’emmène sans voir Don Quichotte qui reste privé de point d’appui.

DON QUICHOTTE, suspendu par le poignet.

À moi !... à moi !...

SANCHO, se retournant.

Tiens ! le voilà pendu à présent... et dire qu’il fait tout ça pour m’avoir un gouvernement.

DON QUICHOTTE.

À moi !... à moi !... mon bras s’allonge.

Le jour paraît.

PÉREZ, sortant de la maison.

Eh ! bien, ça ne finira donc pas... qu’est-ce qu’il fait là à présent ?...

MARITORNE, à la lucarne.

Ça va se gâter, coupons la corde.

Elle coupe la corde, Don Quichotte tombe sur l’Hôtelier ; ils roulent tous deux à terre.

SANCHO.

Il est tombé sur l’aubergiste, voilà le moment de gagner la grande route.

PÉREZ, se relevant.

Ah ! à la fin, je suis las de toutes vos extravagances, et j’ai été un grand imbécile de m’y prêter... Faites-moi le plaisir de sortir de ma maison à l’instant même !... voici ce que vous devez !... vingt-deux réaux pour nourriture et logement, quinze maravédis pour une cruche cassée... Payez et partez.

DON QUICHOTTE, montant à cheval.

Je pars.

SANCHO, paraissant avec son âne.

Je pars aussi.

PÉREZ.

Et payer ?...

DON QUICHOTTE.

Je n’ai lu nulle part que les chevaliers errants fussent obligés de payer le gîte qu’on leur accordait... je ne payerai pas, pour ne pas déshonorer votre château.

PÉREZ, à Sancho.

Voyons, vous qui n’êtes pas aussi fou que lui, voulez-vous payer ?...

SANCHO.

Je n’ai lu nulle part, attendu que je ne sais pas lire, que les écuyers errants devaient payer un mauvais morceau de mouton sec, et un pot de vin sûr qu’on leur donnait pour souper.

PÉREZ.

Comment !... il ne paye pas non plus lui ! nous allons voir ça !...

LES MULETIERS.

Il faut le berner !... il faut le berner !...

DON QUICHOTTE, brandissant sa lance.

Lâches chevaliers qui vous réunissez contre ce pauvre homme, je vous défie tous.

Il sort de la porte cochère, on la referme sur lui ; il reparaît au-dessus des murs. Pendant ce temps les Muletiers ont pris une large couverture, ils y jettent Sancho, et le bernent.

SANCHO, sautant en l’air.

À moi, seigneur Don Quichotte !... ils vont m’envoyer jusqu’à la lune ! ah ! oh !... la ! la !...

LES MULETIERS.

Air : Sauvons-nous ! (Lilas.)

Jusqu’aux cieux (bis.)
Il faut qu’on le lance ;
C’est au mieux (bis.)
Quelle contredanse
Sans frais ni mal.
Le drôle aura le bal.

Don Quichotte se précipite contre la porte qui cède, il met l’épée à la main et charge les Muletiers qui laissent Sancho dans la couverture ; celui-ci se retire, grimpe sur son âne. Les Muletiers reviennent armés de leurs fouets, et font partir au galop Rossinante et le grison.

 

 

Troisième Tableau

 

Le théâtre change et représente un grand nombre de moulins à vent, à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

CHŒUR DE MEUNIERS, qui rentrent au moulin avec des mulets portant des sacs de farine

 

Air des Lilas.

Joyeux meuniers, au grand moulin,
Portons nos sacs et notre grain.
Il dort, mais pour qu’il soit mouvant
Que lui faut-il ? un peu de vent.

 

 

Scène II

 

DON QUICHOTTE, SANCHO, l’un à cheval, l’autre sur Grison

 

Ils paraissent au fond, ils mettent pied à terre au pied d’un arbre

SANCHO.

Eh bien, comment vous trouvez vous ?

DON QUICHOTTE.

Je me sens encore un peu brisé de la chute que j’ai faite au bas de cette tourelle ; mais il n’est pas permis aux chevaliers errants de se plaindre, quand même ils auraient toutes les côtes brisées.

Il s’assied au pied de l’arbre.

SANCHO.

Et croyez-vous que ce soit per mis aux écuyers errants ?...

DON QUICHOTTE.

Je crois que rien ne s’y oppose.

SANCHO.

Alors... oh ! la ! la ! les cuisses !... oh ! les jambes ! oh ! les bras !

DON QUICHOTTE.

Une chose qui nous a été fatale, peut être, c’est que j’ai commencé mes aventures sans prendre congé de madame Dulcinée du Toboso...

SANCHO.

Ah tiens, je voulais toujours vous demander ça... Qu’est-ce que c’est que ça Dulcinée du Toboso ?...

DON QUICHOTTE.

La dame de mes pensées !

SANCHO.

Oui... je comprends... et ça m’étonne à votre âge, avec un physique et un cheval pareils. Enfin ça lui va à cette jeunesse ? Et vous dites qu’elle demeure au Toboso ?

DON QUICHOTTE.

C’est là sa résidence royale.

SANCHO.

Royale !... Il n’y a que des ca barets au Toboso.

DON QUICHOITE.

Oui pour les yeux vulgaires, mais ce que vous ne voyez pas vous autres, un chevalier l’aperçoit.

On entend chanter au loin.

Entends-tu ces sons mélodieux ?...

SANCHO.

Je connais ça, c’est l’air que je chantais quand je voulais faire marcher mes cochons... je n’étais pas au milieu qu’ils étaient déjà loin.

DON QUICHOTTE.

Je ne me trompe pas, c’est elle !

SANCHO.

Madame Dulcinée !...

DON QUICHOTTE.

Tiens regarde, vois-tu cette jeune princesse couverte d’or et de perles, montée sur un palefroi noir.

SANCHO.

Où ça ?...

DON QUICHOTTE.

Sur la route en face de nous.

SANCHO.

Je ne vois qu’une vachère montée sur un petit mulet.

DON QUICHOTTE.

Malheureux ! un malin génie te trouble la vue, ne vois-tu pas au moins sa jupe de satin bleu et son corsage de velours rouge ?...

SANCHO.

Ma foi ! je ne lui vois de bleu que les mains, et de rouge que les cheveux.

Dulcinée du Toboso paraît. C’est une grosse paysanne montée sur un mulet.

DON QUICHOTTE, se précipitant à genoux en face du mulet.

Incomparable beauté, vous qui centuplez ma valeur, recevez l’hommage de votre chevalier.

DULCINÉE, d’une voix grossière.

Ah ça mais... Qu’est-ce que vous avez donc, vieux ! vous allez effrayer ma mule.

DON QUICHOTTE.

Beauté cruelle... je resterai dans cette position jusqu’à ce que vous m’ayez nommé votre chevalier.

DULCINÉE, à Sancho.

Dites donc vous... Qu’est-ce qu’il a donc après moi ce grand escogriffe ?

SANCHO.

Il dit que vous êtes une charmante princesse, c’est une idée qu’il a, à lui tout seul.

DULCINÉE.

Princesse lui-même !... je suis une honnête fille, entendez-vous !

DON QUICHOTTE.

Pourquoi tant de rigueurs ?... ô ma reine ! ô ma déesse !

DULCINÉE.

Qu’est-ce que je disais... V’là Brisquette qui s’effarouche et quand elle a peur elle rue et me flanque par terre.

La mule fait une ruade qui atteint don Quichotte et le renverse. Dulcinée désarçonnée va tomber sur Sancho qui était à la tête de la mule. Sancho est renversé à son tour. Dulcinée se relève la première, Saute sur sa mule et disparaît. Sancho et don Quichotte restent seuls, assis en face l’un de l’autre.

SANCHO.

Eh ! bien, ça vous fait-il toujours l’effet d’une princesse ?

DON QUICHOTTE.

Tous ceci est encore un tour de quelque enchanteur... N’importe je déjouerai tous ses maléfices,

Il monte à cheval.

dans ce carrefour même je proclame que l’illustre Dulcinée du Toboso, est la plus belle parmi les belles, et je défie en combat à outrance quiconque oserait soutenir le contraire. Voici venir justement une troupe d’hommes précédés de quelques chevaliers... ouvre bien tes yeux Sancho pour te rappeler un jour ce mémorable combat.

 

 

Scène III

 

DON QUICHOTTE, SANCHO, QUELQUES ARCHERS à cheval paraissent dans le fond, ils précèdent UNE TROUPE DE GALÉRIENS enchaînés deux à deux

 

DON QUICHOTTE, la lance en arrêt.

Confessez à l’instant même, que l’illustre Dulcinée du Toboso...

SANCHO, bas à Don Quichotte.

C’est la chaîne des forçats qu’on mène servir le roi aux galères.

DON QUICHOTTE, descendant de cheval.

C’est vrai... mais j’y songe, ces gens-là sont forcés et ne font pas ce qu’ils veulent ?...

SANCHO.

Ils en ont bien l’air.

DON QUICHOTTE.

Alors voici qui me regarde moi, dont la profession est d’empêcher les violences et de secourir tous les malheureux.

SANCHO.

En voilà bien d’une autre à présent !... Vous allez vous mettre dans de beaux draps avec la justice !...

Les Galériens sont arrivés au milieu du théâtre ; les Archers leur font faire une halte.

DON QUICHOTTE s’approchant du chef des archers.

Monsieur, voudriez-vous bien me dire pour quel sujet on mène ainsi ces pauvres gens ?...

LE CHEF DES ARCHERS.

Ce sont des forçats qui vont servir le roi sur ses galères ; je n’en sais pas plus, et je ne crois pas qu’il soit besoin que vous en sachiez davantage.

DON QUICHOTTE.

Vous m’obligeriez pourtant beaucoup de me laisser apprendre de chacun en particulier la cause de sa disgrâce.

LE CHEF.

Nous faisons halte ici. Vous pouvez les interroger ; ils ne demanderont pas mieux que de vous répondre... ils se font gloire de leurs friponneries.

DON QUICHOTTE, s’avançant vers un forçat.

Dites-moi, mon ami, quel crime avez-vous donc commis pour être enchaîné ainsi ?...

LE FORÇAT.

Je suis ici pour avoir été amoureux.

DON QUICHOTTE.

Comment, pour rien autre ?...

LE FORÇAT.

Mes amours ne sont pas ce que vous pensez... J’étais si fort épris d’un panier d’argenterie, et je le tenais si bien embrassé que, si la justice ne s’en était pas mêlée, il serait encore dans mes bras.

SANCHO.

Voilà un amoureux qui a de bien vilaines passions.

DON QUICHOTTE, au chef.

Et quel est cet homme qui me paraît plus sévèrement en chaîné que les autres ?

LE CHEF.

Oh ! celui-ci est le plus criminel et le plus redoutable.

LE FORÇAT GINÈS.

Le moins bête, vous voulez dire ?...

LE CHEF.

Parlez plus respectueusement, triple larron ! ou je vous ferai changer de ton.

GINÈS.

Vous pouvez me faire battre, mais vous ne me ferez pas taire...

LE CHEF, levant sa canne.

C’est ce que nous allons voir.

DON QUICHOTTE, se mettant entre eux deux.

Ne le maltraitez pas... Mais, enfin, qu’avez-vous fait ?...

GINÈS.

Je n’ai fait que de bonnes actions... Je savais qu’un vieil hidalgo voyageait toujours imprudemment seul avec un assez bon nombre de doublons dans ses poches... je me suis dit : « Le bonhomme se fera voler ; il est temps de l’avertir : il faut lui donner une leçon ! » Un soir je l’attendis sur la route de Séville, et je poussai la plaisanterie jusqu’à le coucher en joue avec une espingole, en n’oubliant pas de lui demander, avec une grosse voix : « La bourse ou la vie !... » Il donna sa bourse, le cher homme, comme s’il avait eu affaire à un véritable voleur !... J’avais bien envie de la lui rendre ; mais je réfléchis que la leçon ne serait pas assez complète, et je la gardai... Depuis il n’a plus été volé... il n’est plus sorti de chez lui. Eh bien, le croiriez-vous, monsieur ? la justice a été jusqu’à me reprocher cette charitable action... je ne suis ici enfin que pour toutes affaires semblables, ayant pour seul et unique but un enseignement moral à l’usage de mes concitoyens.

DON QUICHOTTE.

Il y aurait peut-être d’autres moyens de corriger les vices, et de donner des avertissements de prudence ; mais enfin, quoi qu’il en soit, c’est contre votre volonté qu’on vous a enchaîné, et que vous êtes privé de votre liberté ?

GINÈS.

Certainement, car je sens que j’ai encore quelques bonnes actions à faire.

DON QUICHOTTE.

Et vous seriez tous heureux d’être libres ?...

LE FORÇAT.

C’est-à-dire que nous serions enchantés.

DON QUICHOTTE, au chef.

C’est à vous, monsieur, qui êtes le chef de ces gardes, que je vous demande de mettre ces pauvres gens en liberté.

LE CHEF.

Voilà qui est curieux, par exemple !...

À part à Sancho.

Dites donc, l’homme à l’âne, est-ce que votre maître est fou ?...

SANCHO.

Mon maître est chevalier errant ; c’est un assez vilain état... voilà tout ce que j’en sais.

DON QUICHOTTE.

Monsieur, je vous demande cela avec douceur et politesse, et si vous me l’accordez, j’en serai reconnaissant ; mais si vous ne le faites pas de bonne grâce, cette lance, cette épée et la vigueur de mon bras, vous le feront faire de force...

SANCHO, à part.

Comment ! il veut battre les gardes !...

LE CHEF.

Ah ! pardieu !... voilà une bonne plaisanterie.

DON QUICHOTTE.

Voulez-vous mettre ces hommes en liberté ?...

LE CHEF.

Vous êtes fou !...

DON QUICHOTTE.

Et vous, vous êtes un maraud.

Il se précipite la lance en avant sur le chef et le renverse : il charge ensuite les Gardes. Pendant ce temps les forçats se débarrassent de leurs chaînes et viennent en aide à Don Quichotte. Les Gardes sont mis en fuite.

TOUS.

Victoire !... Vive le chevalier errant...

SANCHO, à part.

Voilà de la belle besogne.

Bas, à Don Quichotte.

Monsieur, prenez garde à vos poches.

DON QUICHOTTE.

Approchez tous...

Les forçats l’entourent.

Maintenant que par moi vous êtes libres, voici ce que j’attends de vous ; je vous ordonne de reprendre la chaîne que je vous ai ôtée, et qu’en cet état vous alliez au Toboso vous présenter à ma dame Dulcinée ; que vous lui racontiez, mot pour mot, ce que j’ai fait en votre faveur ; après cela, je vous laisse maîtres de faire tout ce que vous voudrez.

GINÈS.

Seigneur chevalier, ce que vous demandez serait excellent pour nous faire reprendre par les archers.

SANCHO.

C’est parfaitement juste ; voilà un scélérat qui a raison.

GINÈS.

Tout ce que nous pouvons vous offrir, ce sont des prières pour cette illustre dame.

DON QUICHOTTE.

Vous reprendrez volontairement cette chaîne, où je vais vous la remettre moi-même.

SANCHO.

Allons ! voilà autre chose, à présent.

GINÈS.

Êtes-vous de cet avis, camarades ?...

LES FORÇATS.

Au diable !...

DON QUICHOTTE, voulant leur fermer la route.

Vous ne passerez pas !...

GINÈS.

C’est ce que nous allons voir.

TOUS.

Aux bâtons !...

Les Forçats font pleuvoir sur Don Quichotte et sur Sancho une grêle de pierres, Sancho se met à l’abri derrière son âne. Don Quichotte reçoit une pierre dans la figure ; il est désarçonné et roule à côté de Rossinante. Les Forçats craignant de l’avoir tué se sauvent de divers côtés.

SANCHO, qui a reçu plusieurs coups de bâton, est aussi couché par terre.

Eh bien ! monsieur, je vous l’avais bien dit, que vous nous feriez une mauvaise affaire ; et tout ça pour une grosse citrouille du Toboso... Allons, monsieur, levez-vous et partons... Si les archers revenaient, ils nous feraient un mauvais parti pour avoir aidé les forçats à s’évader... nous finirions par être battus par tout le monde.

DON QUICHOTTE.

Moi fuir... non... c’est à cheval que je dois attendre l’ennemi.

Il monte à cheval.

DON QUICHOTTE, voyant le moulin qui commence à tourner.

Oh ! ami Sancho, voici la plus épouvantable aventure qui se soit présentée à un chevalier errant... Vois-tu cet énorme géant qui agite ses grands bras.

SANCHO.

Où diable voyez-vous un géant là ?... je ne vois qu’un moulin qui commence à tourner.

DON QUICHOTTE.

C’est le géant Nicobras, dont on m’avait prédit l’arrivée ; je vais l’étendre dans la poussière.

Il marche vers le moulin.

SANCHO.

Monsieur, n’allez pas là... vous allez vous faire tuer par l’aile du moulin.

À ce moment les Meuniers arrivent avec quelques mules ; ils voient Don Quichotte courir contre le moulin, et veulent lui barrer le passage pour l’empêcher de se faire tuer.

DON QUICHOTTE.

Arrière, tous, manants et mécréants !...

SANCHO, se cachant.

V’là que ça va recommencer.

Don Quichotte renverse un meunier qui tombe en bas de sa mule. Sancho croyant que la mule lui appartient par droit de conquête, s’en empare ; il se cramponne après ; les garçons meuniers que Don Quichotte avait dispersés un moment reviennent en plus grand nombre. Tandis que quelques-uns font pleuvoir sur Don Quichotte une avalanche de farine, qu’ils prennent à poignée dans leurs sacs, les autres s’emparent de Sancho et l’emportent auprès du moulin. Pendant ce temps Don Quichotte a croisé la lance contre le moulin, et l’aile venant le frapper, l’a jeté au milieu du théâtre. Les meuniers ont attaché Sancho à l’aile du moulin, qui l’enlève.

CHŒUR DES MEUNIERS.

Air : À mes ordres qu’on obéisse.

Venez, accourez à notre aide !
Ce vieux fou nous fait un beau train :
C’est le diable qui le possède !
Voilà qu’il s’en prend au moulin.

 

 

Quatrième Tableau

 

Le théâtre change et représente l’intérieur de la maison de Bazile.

 

 

Scène première

 

ALDONZA, tante de Bazile, puis NICOLAS le barbier

 

ALDONZA.

Il est grand jour, et ce pauvre Bazile n’est pas rentré !... que peut-il faire ? il aura passé la nuit autour de la maison de Quitterie... Ô l’ingrate fille !... si Quitterie épouse Gamache, mon pauvre neveu en mourra, c’est sûr...

NICOLAS, paraissant à la porte.

Peut-on entrer ?...

ALDONZA.

Vous venez d’assez loin pour ne pas rester à la porte...

NICOLAS.

C’est vrai, j’ai des pratiques six lieues à la ronde... avec mon âne, je m’en tire encore... Eh bien, votre neveu est-il là, que je le rajeunisse ?

ALDONZA.

Il a besoin de ça, car le pauvre garçon vieillit avant l’âge...

NICOLAS.

Toujours du chagrin !

ALDONZA.

Plus que jamais.

NICOLAS.

C’est comme dans notre village, tout est sens dessus dessous. Vous connaissez le seigneur don Quichotte, ce vieil hidalgo ?

ALDONZA.

Très bien.

NICOLAS.

C’était la sagesse même... maintenant fou à lier... encore si on avait pu le lier... mais pas du tout, il court les champs... il se croit chevalier errant... il a emmené avec lui le père Sancho, qui se croit aussi écuyer errant.

ALDONZA.

Que font-ils ?

NICOLAS.

Est-ce qu’on sait ?... ils courent les aventures. Ils seront bien heureux s’ils s’en tirent avec quelques côtes cassées.

ALDONZA.

Que nous vient-il là ?... Tiens, c’est le chef de nos chevriers... déjà rentrés ?...

LE CHEVRIER.

Vous êtes étonnés de me revoir si tôt, n’est-ce pas ?... d’abord, les camarades sont allés s’habiller pour assister aux noces de Gamache, et puis nous avons conduit jusqu’au bas de la montagne une espèce de revenant tout couvert de fer rouillé, que nous avons trouvé étendu auprès du moulin de la Sierra Morena... Nous l’avons couché en travers sur son cheval, et Pédro l’amène jus qu’ici.

NICOLAS, bas, à Aldonza.

Voilà. C’est notre homme !... il aura reçu quelque mauvais coup, c’est sûr.

ALDONZA.

Oh ! soyez tranquille, maître Nicolas, nous lui donnerons tous les secours qui sont en notre pouvoir.

NICOLAS.

Et le domestique ?...

LE CHEVRIER.

Il est aussi éreinté que le maître

 

 

Scène II

 

ALDONZA, NICOLAS, LE CHEVRIER, BAZILE, très pâle, paraît agité

 

ALDONZA, allant à lui.

Ah ! te voilà, mon enfant ; eh bien ?

BAZILE.

Tout est perdu, ma tante, le mariage se fait aujourd’hui.

LE CHEVRIER.

Sans doute, un garçon de ferme de Gamache est venu exprès aux champs pour nous inviter.

BAZILE.

Il veut que tout le pays assiste à son bonheur ; j’y serai aussi, moi, à cet odieux mariage.

NICOLAS, tirant sa trousse.

Je vous attendais, Bazile... c’est votre jour.

BAZILE.

Oh ! non, je resterai comme je suis... ceci n’est pas un jour de fête pour moi...

LE CHEVRIER, à Aldonza.

Tenez, voilà l’homme dont je vous ai parlé qui paraît en haut de la montagne.

NICOLAS, bas, à Aldonza.

Ayez-en bien soin ; moi, je me sauve pour qu’il ne me reconnaisse pas. M. le docteur du village et le bachelier Samson Carasco ont des projets pour ramener ce pauvre homme chez lui, je leur dirai que je l’ai vu ici.

Il sort.

BAZILE, à sa tante.

De quel homme parle-t-il ?...

ALDONZA.

D’un pauvre gentilhomme qui a perdu la tête et qu’un de nos chevriers conduit chez nous... il paraît qu’il est blessé.

BAZILE.

Que l’on fasse pour lui tout ce qui sera utile.

Il entre dans la chambre à droite, le Chevrier sort par le fond. On aperçoit Don Quichotte couché en travers sur Rossinante.

 

 

Scène III

 

ALDONZA, DON QUICHOTTE, SANCHO, QUELQUES VALETS DE FERME

 

DON QUICHOTTE.

Sommes-nous arrivés, Sancho ?... Vit-on jamais un chevalier dans un si piteux état ?

SANCHO.

Vous avez moins l’air d’un chevalier que d’un sac de farine.

DON QUICHOTTE.

Aide-moi à descendre... aïe !... aïe !...

ALDONZA.

Placez ce pauvre homme sur le grand fauteuil ; que lui est-il donc arrivé ?...

SANCHO.

Il a fait une chute.

Voulant s’asseoir.

Oh ! la ! les reins !...

ALDONZA.

Est-ce que vous êtes tombé aussi ?...

SANCHO.

Non, mais de la frayeur que j’ai eue de voir tomber mon maître, il m’a pris un je ne sais quoi dans le corps... qu’il me semble qu’on m’a donné mille coups de bâton.

ALDONZA, qui a pris une fiole dans un buffet.

Tenez, prenez une goutte de cet élixir, c’est souverain pour les contusions.

SANCHO.

Un cruchon de vin me suffira, moi, señora ; l’élixir ne convient qu’aux chevaliers.

ALDONZA.

Votre maître est donc chevalier ?...

SANCHO.

Errant, madame... C’est un drôle d’état... un chevalier errant, c’est une chose qui se voit toujours à la veille d’être empereur, ou roué de coups de bâton... Aujourd’hui pas de quoi dîner, demain avec trois ou quatre royaumes à donner à son écuyer... c’est comme ça...

ALDONZA, souriant.

Alors, vous avez pour le moins quelque comté ?

SANCHO.

Oh ! cela ne va pas si vite !... Il n’y a que quelques jours que nous cherchons les aventures, et nous n’avons reçu jusqu’à présent que des coups de bâton et autres torgnoles... mais si monseigneur don Quichotte peut guérir de ses blessures, et que je ne sois pas trop estropié des miennes, je ne troquerais pas mes espérances contre le meilleur comté d’Espagne !

DON QUICHOTTE, se levant un peu.

Croyez-moi, ma belle dame, vous n’êtes pas trop malheureuse d’avoir une occasion de me recevoir dans votre château. Je ne vous en dis pas davantage, parce qu’il ne sied pas de se louer soi-même, mais mon fidèle écuyer vous dira qui je suis.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, BAZILE

 

BAZILE.

Ma bonne tante, je vais vous quitter... Vous me reverrez bientôt... peut être moins malheureux qu’en ce moment.

ALDONZA.

Ne fais pas d’imprudence, mon enfant.

BAZILE.

Soyez rassurée sur mon compte ; si je ne suis ni le plus fort ni le plus riche, je serai peut-être le plus habile... Ah ! voici ces pauvres gens qu’on a amenés ici... J’ai entendu parler de la folie de ce gentilhomme... comme lui peut-être je cours après une chi mère... Nous verrons.

ALDONZA.

Tu n’as pas vu madame la duchesse ?

BAZILE.

Non... depuis quelques jours elle a quitté son château pour se rendre à la cour... Ah ! ma bonne marraine ! si vous saviez combien je souffre, vous m’auriez prêté votre appui, et cet odieux mariage ne ferait pas mon malheur.

DON QUICHOTTE, se levant péniblement.

Quel mariage peut donc faire votre malheur, jeune homme ?

ALDONZA.

Le mariage d’une femme qu’il aime, et qui aujourd’hui en épouse un autre.

DON QUICHOTTE.

Et ce mariage se fait contre votre volonté ?

BAZILE.

Assurément.

DON QUICHOTTE, tout courbé.

Ceci me regarde ; ne suis-je pas là pour redresser les torts ?

SANCHO.

Il faudrait pouvoir vous redresser vous-même.

DON QUICHOTTE.

Quand se fait ce mariage ?... où se fait-il ?...

ALDONZA.

Aujourd’hui même, au pied de la Sierra... dans le riche domaine de Gamache.

DON QUICHOTTE.

Il faut y aller, jeune homme, et vous opposer à un hymen qui fera sans doute plusieurs infortunés... Je vous soutiendrai de la force de mon bras, et je défierai tous les chevaliers qui voudront appuyer Gamache.

SANCHO, bas, à don Quichotte.

Monsieur... n’allez pas là... nous allons encore attraper quelque chose.

DON QUICHOTTE, à Bazile.

Eh bien, reprenez-vous confiance ?...

BAZILE, souriant.

La force, monsieur, votre valeur même que je crois grande, ne pourrait rien changer à mon sort.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, LES CHEVRIERS

 

LE CHEVRIER.

Nous sommes prêts, Bazile, et nous vous suivons, non pas pour le riche festin où nous sommes invités, mais pour vous soutenir, si vous étiez mal reçu.

SANCHO.

Pardon, mon ami, vous avez parlé d’un riche festin ?...

LE CHEVRIER.

Oui, tout le monde y est convié, riches ou pauvres, habitants de la contrée ou voyageurs inconnus ; il y a des bœufs entiers à la broche, des marmites où cuisent des veaux et des moutons : ce sera superbe.

SANCHO.

Et tout le monde peut puiser à la marmite ?

LE CHEVRIER.

Sans doute.

SANCHO, à Don Quichotte.

Monsieur, Vous avez raison... vous devez secourir ce pauvre jeune homme. Allons aux noces du seigneur Gamache.

BAZILE.

Allons, mes amis, partons.

DON QUICHOTTE.

Je vous accompagne !... Comptez sur l’appui de don Quichotte de la Manche.

BAZILE.

Je compte avant tout sur mon amour.

CHŒUR.

Air : Cette belle journée !...

Puisque Bazile cache
Et sa douleur et son courroux,
Aux noces de Gamache
Pour le servir rendons-nous tous.

Ils sortent.

 

 

Cinquième Tableau

 

Le théâtre change et représente un site pittoresque ; tous les après d’une fête ; à droite des tentes sous lesquelles les cuisiniers préparent le repas. Dans le fond, des charmilles formant des salles de danse ; à droite la maison de Quitterie. Au changement, tableau animé des préparatifs d’une noce immense.

 

 

Scène première

 

On entend sonner une cloche.

UN INVITÉ.

Mes amis, voilà le moment de vous mettre en marche et d’aller au-devant du marié.

UN CUISINIER.

Dépêchez-vous si vous voulez vous joindre au cortège. Le seigneur Gamache a bien fait les choses, aussi tout le pays a voulu lui faire honneur, et tous les jeunes gens et les jeunes filles sont déjà sur la route.

L’INVITÉ.

Partons vite alors.

Les invités se mettent en marche ; il ne reste en scène que les cuisiniers.

CHŒUR DE SORTIE.

Air : Courons fêter la présence.

Chantons bien haut l’arrivée
Du plus heureux des époux ;
Puis après pour la fiancée
Nous aurons des accents plus doux.

 

 

Scène II

 

DON QUICHOTTE et SANCHO, arrivant par une route opposée à celle qu’a suivie le cortège

 

SANCHO.

Nous avons bien fait de prendre les devants !... Diable !... ça sent bon ici !...

DON QUICHOTTE, descendant de cheval.

Parce qu’on y respire une odeur de cuisine, n’est-ce pas ?...

SANCHO.

Dam ! écoutez donc, j’ai eu assez de mauvaises aventures pour en désirer une bonne.

DON QUICHOTTE.

La gourmandise te perdra.

SANCHO.

C’est un vice qu’il n’est pas facile de conserver dans l’état d’écuyer errant... je n’ai encore mangé que des oignons et du fromage depuis que j’exerce... Je vais en attendant tâcher de loger votre monture... Rossinante ne sera pas fâchée d’être de la noce... Si on ne m’avait pas volé mon Grison, quelle régalade il se donnerait !

Il emmène Rossinante.

DON QUICHOTTE.

Dans quel monde vivons-nous, mon Dieu ?... le riche opprime le pauvre, il lui ravit tout, même jusqu’à ses amours ; mais la chevalerie est là pour remettre tout à sa place.

SANCHO, rentrant.

Rossinante est devant un sac d’avoine... d’abord il n’avait pas l’air de savoir ce que c’était... la pauvre bête a aussi perdu l’habitude de manger.

DON QUICHOTTE, au Cuisinier.

Dis-moi, mon ami, la cérémonie va-t-elle bientôt commencer ?

LE CUISINIER.

On est allé au-devant du marié ; si vous voulez rejoindre le cortège, prenez ce chemin.

DON QUICHOTTE.

Je vais au-devant de notre ennemi.

SANCHO.

Notre ennemi ! je me dis, moi, son ami intime et particulier... Un homme qui a vingt cuisiniers à son service... grand homme, va !... je t’estime !

Don Quichotte sort.

Puisque mon maître s’en va, j’ai bien envie de prendre un petit à-compte sur le repas de noce.

S’approchant timidement d’un cuisinier qui écume une énorme marmite.

Dites-moi, monsieur, serez-vous assez bon pour me laisser tremper une croûte de pain dans cette marmite ?

LE CUISINIER.

Mon ami, personne ne doit avoir faim ici... grâce au riche Gamache... Voyez par là si vous ne trouvez pas quelque cuiller à pot, vous écumerez une poule ou deux.

SANCHO.

Je ne vois pas de cuiller à pot.

LE CUISINIER.

Ah ! mon Dieu ! que vous êtes innocent et que vous êtes embarrassé pour peu de chose !

Prenant une large casserole qu’il enfonce dans la marmite et en tirant deux poules et trois canards.

Tenez, déjeunez toujours avec cette écume, en attendant le dîner.

SANCHO.

Mais je n’ai rien pour la mettre, cette excellente écume.

LE CUISINIER.

Eh bien, emportez la casserole ; rien ne coûte à la richesse et à la joie de Gamache.

SANCHO.

Je cours grand risque d’étouffer avec ça.

LE CUISINIER.

Cette cruche de vin fera passer le déjeuner.

SANCHO, qui est allé s’asseoir de l’autre côté du théâtre, se met à manger gloutonnement.

Je ne sais pas pourquoi mon maître a pris parti pour le petit Bazile... Voilà le bon, le véritable marié. Moi, c’est à Gamache que je m’en tiens.

Grand bruit au dehors.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LE CUISINIER.

Ceci nous annonce que le cortège approche. C’est le seigneur Gamache qui vient chercher Quitterie, sa fiancée, qui loge dans cette maison... La fête va commencer.

SANCHO, mangeant.

Décidément, voilà la meilleure aventure qui me soit arrivée... l’état a du bon !

 

 

Scène III

 

SANCHO, DON QUICHOTTE, GAMACHE, QUITTERIE, UN MAGISTRAT, CORTÉGE

 

Une grande marche annonce l’arrivée du cortège ; les laboureurs en habits de fête, des jeunes gens élégamment vêtus, des jeunes filles composent le cortège qui amène Gamache à la maison de Quitterie ; on crie : Vive Gamache le Généreux !... Quitterie paraît sur sa porte ; Gamache va l’y prendre et la conduit sur le trône de verdure et de fleurs qui a été disposé auprès de la maison.

Ballet.

Après le dernier groupe, les fiancés se lèvent pour aller recevoir la bénédiction nuptiale ; mais on entend des grands cris vers le fond du théâtre. Bazile, suivi de ses serviteurs et de ses amis, paraît et vient se placer en face du trône où sont encore les futurs époux.

BAZILE.

Attendez, Gamache et Quitterie ; sans ma volonté votre bonheur ne serait pas complet... Tu sais bien, ingrate, Quitterie que, suivant la sainte loi que nous professons, tu ne peux prendre d’époux tant que je vivrai... Cependant tu foules aux pieds tous les engagements que tu avais pris envers moi, tu veux rendre un autre maître et possesseur de ce qui était à moi... Eh bien ! pour que son bonheur soit au comble, je vais moi même détruire l’obstacle qui s’y opposait... Vive le riche Gamache, avec l’ingrate Quitterie, de longues et heureuses années, et meure le pauvre Bazile !

Il saisit un bâton qu’il portait à la main, le sépare en deux moitiés, en tire une épée ; puis, l’appuyant par terre, il se jette sur la pointe et tombe baigné dans son sang. Effroi général, les amis de Bazile l’entourent et lui portent secours. Don Quichotte le prend dans ses bras. Gamache et Quitterie sont descendus auprès de Bazile mourant.

SANCHO, à part.

J’étais sûr que ce petit Bazile serait un trouble-fête.

DON QUICHOTTE.

Silence ! Qu’on écoute ce garçon qui veut parler avant de trépasser.

BAZILE, revenant un peu à lui.

Vous le voyez, Quitterie, je vous ai tenu parole ; vivre avec vous ou ne plus vivre, c’était mon serment tous les jours... C’était le tien aussi... mais je te pardonnerais encore si tu voulais en ce moment suprême m’appeler ton époux ; ce titre sacré que j’emporterais au tombeau ne peut rien ôter à votre félicité commune.

GAMACHE.

Ce que vous demandez, Bazile, n’est qu’un vain titre et je ne puis souffrir...

DON QUICHOTTE.

Je ne vois pas pourquoi l’on n’accorderait pas à ce pauvre jeune homme la dernière faveur qu’il demande.

GAMACHE.

Seigneur chevalier, au moment de recevoir la main de Quitterie, cette proposition me paraît étrange.

SANCHO, dans son coin.

Il a raison, ce petit Bazile est venu gâter la noce.

Tous les amis de Bazile s’approchent de Gamache et le prient de lui accorder la faveur qu’il réclame.

LE CHEVRIER.

Allons, seigneur Gamache, un bon mouvement pour ce pauvre Bazile qui va mourir ; vous avez le temps d’être heureux, vous.

GAMACHE.

Eh bien ! si Quitterie consent, je ne m’y oppose pas.

SANCHO.

C’est un bonhomme que ce Gamache.

QUITTERIE, émue et agitée, s’agenouille auprès de Bazile.

Bazile, me voulez-vous donner votre main ?

BAZILE.

Ô Quitterie ! je te conjure de dire hautement que c’est sans faire violence à ta volonté que tu me donnes ta main.

QUITTERIE.

Aucune violence ne serait capable de forcer ma volonté ; c’est de mon propre mouvement que je te donne ma main de légitime épouse.

Un Alcade qui avait accompagné Bazile s’approche alors.

L’ALCADE.

Vous êtes époux ! je vous unis au nom de la loi, et prie le ciel de donner une heureuse demeure à l’âme du nouveau marié.

BAZILE, se relevant avec légèreté.

Un instant !... le nouveau marié n’est pas mort. Il arrache l’épée qui semblait lui traverser le corps.

TOUS.

Miracle !... miracle !

BAZILE.

Non, ce n’est pas miracle qu’il faut crier, mais, adresse ! adresse !

Il entraîne Quitterie au milieu de ses amis.

GAMACHE.

On ne me jouera pas ainsi. À moi, mes amis !...

BAZILE.

À moi, camarades !...

DON QUICHOTTE.

Vous l’emporterez, Bazile ; car vous avez pour vous l’amour et don Quichotte de la Manche.

SANCHO, emportant sa casserole.

Encore du grabuge !... On ne peut pas faire un repas tranquille.

Les deux partis se forment ; les amis de Gamache veulent saisir Quitterie. Mais les Chevriers font jouer leurs bâtons et frayent un passage à Bazile ; Don Quichotte a pris parti pour Bazile. La lance en arrêt, il s’oppose au passage de toute la troupe de Gamache. Sancho, dans le tumulte, s’est caché au fond d’une marmite.

Chœur.

Air : De M. Francastel.

LES DEUX PARTIS.

Arrêtez ! arrêtez !...
Ou craignez notre haine ;
Respectez ! respectez
La loi qui les enchaîne.

L’ALCADE.

Dans cette heureuse journée
Où Quitterie a reçu sa foi,
Pour protéger son hyménée
Bazile doit compter sur la loi.

DON QUICHOTTE.

Oui : mais surtout qu’il compte par prudence
Sur cet excellent damas,
Sur ma bonne lance
Et la force de mon bras.

LE CHŒUR.

Arrêtez ! arrêtez !... etc.

 

 

ACTE II

 

 

Sixième Tableau

 

Le théâtre représente un carrefour de forêt.

 

 

Scène première

 

BAZILE, LE DOCTEUR, LE BARBIER, QUITTERIE

 

Ils sont assis au pied d’un gros arbre.

BAZILE, continuant une conversation commencée.

Oui, monsieur le docteur, Madame la duchesse, ma marraine, a été très touchée de ce qu’au travers de sa folie le seigneur don Quichotte a fait pour moi contre les amis de Gamache. Son attitude souvent comique, il faut en convenir, avait pris là quelque chose de martial qui a imposé à ceux qui voulaient m’arracher Quitterie.

LE DOCTEUR.

En quoi Madame la duchesse pense-t-elle nous servir pour ramener ce pauvre gentilhomme à la raison ?

BAZILE.

Elle a pour cela plusieurs projets... Il paraît que Quitterie peut lui être utile, car elle m’a fait prier de la lui conduire.

QUITTERIE.

Et j’ai consenti de grand cœur... ce pauvre gentilhomme nous a montré tant de dévouement !...

LE DOCTEUR.

Mais où retrouverons-nous don Quichotte ?

BAZILE.

Je l’ai gardé deux jours chez moi ; ce temps étant nécessaire à Madame la duchesse pour faire venir à son château les gens dont elle a besoin.

LE DOCTEUR.

Quels sont ces gens ?

BAZILE.

Des comédiens... Et Quitterie a consenti à se charger du rôle très facile, du reste, de l’incomparable Dulcinée du Toboso !... c’est ainsi que notre héros nomme la dame de ses pensées...

QUITTERIE.

Mais ne craint-on pas qu’il me reconnaisse ?

BAZILE.

Dès que les choses prennent un aspect merveilleux, don Quichotte ne reconnaît plus rien... et je suis bien sûr qu’il ne découvrira pas son ami Bazile sous les traits de l’enchanteur Merlin... c’est le rôle qui m’est réservé.

LE DOCTEUR.

Fort bien ; mais comment amener don Quichotte chez la duchesse ?...

BAZILE.

S’il était resté plus longtemps chez moi, cela eût été très facile... mais, par malheur, un roman de chevalerie oublié sur un rayon de bibliothèque lui a remis toutes ses folies en tête, et malgré nos supplications et les prières du bonhomme Sancho, qui se reposait là de ses aventures, il est parti ce matin au point du jour, rêvant de nouveaux exploits.

LE DOCTEUR.

Savez-vous quelle route il a prise ?

BAZILE.

Je lui ai indiqué cette forêt appartenant à la duchesse, comme un lieu propice aux rencontres et soumis à de terribles enchantements ; je l’ai vu s’y enfoncer, suivi du malheureux Sancho, qui court à pied après les gouvernements depuis qu’on lui a volé son âne...

LE BARBIER.

Tiens ! on lui a volé son âne ?... moi j’ai perdu le mien... un âne rouge superbe ; il est mort d’une colère rentrée ; mais il y en a un à vendre, m’a-t-on dit, à l’hôtellerie de Gil Pérez : je vais l’acheter.

QUITTERIE.

Est-ce que vous avez perdu votre chapeau aussi ?

LE BARBIER.

Je n’en porte pas dans mes courses ; mon plat à barbe le remplace ; et puis cela a l’avantage de me servir d’enseigne... Quand je passe dans un village, on sait tout de suite à qui l’on a affaire. Barbier, ici !... cela m’a valu bien des barbes. En courant à mes pratiques, si je rencontre le seigneur don Quichotte, je viendrai vous avertir.

BAZILE.

Il me semble que j’entends le pas d’un cheval ; si c’était celui de Rossinante !...

LE DOCTEUR.

C’est le seigneur don Quichotte.

BAZILE.

Veuillez m’accompagner chez la duchesse.

Air : Chaque ouvrière. (Tribunal rose.)

Oui, ma marraine
Est de ces lieux la souveraine.
Vous allez voir
Jusqu’où peut aller son pouvoir.

LES TROIS AUTRES.

Oui, sa marraine
Est de ces lieux la souveraine.
Nous allons voir
Jusqu’où peut aller son pouvoir.

 

 

Scène II

 

DON QUICHOTTE, SANCHO

 

Don Quichotte est à cheval.

SANCHO, arrivant lentement.

Monsieur, monsieur !... je ne sais pas si ça vous fatigue d’aller à cheval, mais moi je déclare que j’en ai assez de vous suivre à pied.

DON QUICHOTTE.

Eh bien, ami Sancho, faisons une halte ici... aussi bien ce carrefour de forêt me paraît merveilleusement choisi pour les aventures.

SANCHO, s’asseyant au pied de l’arbre.

Toujours les aventures !... quand nous en avons de bonnes, elles ne durent pas longtemps. Nous étions bien tranquilles chez ce bon M. Bazile... on y faisait ses quatre repas, et on dormait dans un bon lit... mais ça ne vous va pas, à vous !...

Ouvrant son bissac.

Ah ! monsieur... voulez-vous ce manche de gigot ?

DON QUICHOTTE.

Non, mange, toi qui n’as pas d’autres pensées dans la tête.

SANCHO.

Ça ne m’empêche pas de penser ; au contraire ; quand j’ai bien mangé, j’ai plus de bon sens... Par exemple, au lieu de courir les champs et de chercher les coups, pourquoi ne vous mettriez-vous pas tout bonnement au service de quelque empereur ou de quelque roi mal dans leurs affaires, et qui auraient besoin d’un coup de main contre les ennemis ? Après la besogne faite, vous au riez une bonne récompense ; et moi, je toucherais quelque petite chose... Voilà du bien bon lard !...

DON QUICHOTTE.

Avant qu’un chevalier puisse offrir ses services à quelque haute puissance, il faut que par des aventures brillantes il établisse sa réputation.

SANCHO.

Si ça continue vous aurez la réputation d’un chevalier éreinté... Toute votre ferraille est déjà en morceaux, vous n’avez même plus votre pot sur la tête.

DON QUICHOTTE.

Mon casque, tu veux dire ?

SANCHO.

Casque ou pot vous voilà nu-tête, et vous n’êtes pas beau comme ça... vous pourriez vous appeler le chevalier de la Triste-Figure.

DON QUICHOTTE.

Attends donc, c’est une idée.

Après avoir réfléchi.

Chevalier de la Triste-Figure !... Oui, ce titre convient à la situation de mon âme... je l’adopte.

SANCHO.

Vous avez bien raison ; ça vous va très bien !... Ah ça, dites donc, monsieur, pour peu qu’on vous casse encore quelque chose de votre ferraille, vous ne serez bientôt pas plus armé que Rossinante.

DON QUICHOTTE.

Je vais défier le premier chevalier qui se présentera, et son casque sera le gage de ma victoire !... Allons, suis-moi, et cherchons d’autres aventures.

Il marche vers une allée de la forêt.

Dieu soit loué, mon bonheur passe mon espérance.

SANCHO.

Ah ! monsieur, qu’est-ce que Vous avez vu... je crains votre bonheur comme les coups de bâton.

DON QUICHOTTE.

Regarde ce chevalier qui vient droit à nous sur un cheval gris pommelé et portant un armet d’or en tête.

SANCHO.

Faites excuse monsieur, ce que je vois c’est un homme monté sur un âne gris, et qui porte je ne sais quoi de luisant sur la tête.

DON QUICHOTTE.

C’est l’armet de Membrin le casque le plus précieux que je puisse con quérir. Éloigne-toi de quelque pas et laisse-moi faire.

SANCHO.

Monsieur, m’est avis que vous allez vous fatiguer et que mieux vaudrait vous réserver pour me conquérir un bon gouvernement... Voilà l’Embrin qui arrive je me sauve.

Il se cache derrière un arbre.

 

 

Scène III

 

DON QUICHOTTE, NICOLAS LE BARBIER, monté sur un âne, il a son plat à barbe de cuivre sur la tête, puis SANCHO

 

NICOLAS, sans voir don Quichotte.

Cet âne est ma foi très bon... j’ai fais là une excellente acquisition. Allons retrouver ma dame la duchesse qui doit être dans la forêt.

DON QUICHOTTE.

Arrête ! chevalier, arrête !...

NICOLAS, à part.

Le Seigneur don Quichotte, et nous sommes tête-à-tête.

Haut.

Comment, monsieur, vous ne me reconnaissez pas ?... Nicolas le barbier.

DON QUICHOTTE.

Lâche imposteur ! si tu n’oses pas combattre sous ta véritable forme, abandonne-moi ce noble armet que tu es in digne de porter sur ta tête.

NICOLAS.

Un armet !... je n’ai jamais porté de ces choses-là !

DON QUICHOTTE.

C’est trop discourir donne moi cet armet, ou je te passe ma lance au travers du corps.

Il court sur Nicolas, qui pour éviter le coup, se jette en bas de son âne, laisse tomber son plat à barbe, et se sauve à toutes jambes en criant : Au secours ! à moi, au secours !...

DON QUICHOTTE, s’emparant du bassin.

Je le tiens !...

SANCHO, sortant de sa cachette et agitant son bonnet.

Victoire !... Victoire !... en attendant l’île j’ai gagné quelque chose à la bataille...

DON QUICHOTTE.

Oh ! ce cheval gris pommelé, prends-le, Sancho ; ma part de butin est assez belle.

SANCHO.

Mais, monsieur, je ne veux pas que vous me donniez plus que je ne reçois examinez donc ce gris pommelé qui n’est autre chose que...

Reconnaissant son âne.

Ah ! mon Dieu !

DON QUICHOTTE.

Qu’as-tu ?...

SANCHO.

Ce que j’ai ?... mon âne, monsieur, mon âne... C’est lui, c’est Grison, c’est mon fils ! mon bijou, mes amours, c’est lui que je ne reconnaissais plus sous ce harnais.

DON QUICHOTTE.

Ce cheval serait-il en chanté ?...

SANCHO.

Ce cheval est un âne vous dis-je, et cet âne est mon Grison... Tenez... il me reconnaît monsieur.

DON QUICHOTTE.

Prends garde Sancho, un enchanteur aura pris cette figure pour te tromper...

SANCHO.

Allons donc, monsieur ! est-ce qu’un enchanteur aurait cette mine-là ?

Il lui prend la tête.

Eh bien, mon pauvre Grison tu vas tâter encore du métier d’âne errant, mon ami mais tu ne me quitteras plus... Si jamais j’ai mon île, je te donnera une place dans mon gouvernement.

DON QUICHOTTE, tout occupé du plat à barbe.

J’ai beau retourner cet armet... il me semble qu’il y manque chose.

SANCHO.

Comment appelez-vous ça ?...

DON QUICHOTTE.

Un armet, ignorant.

SANCHO.

Tiens ! ça me fait l’effet d’un plat à barbe.

DON QUICHOTTE.

Sais-tu ce que je pense ?...

SANCHO.

Non, vous avez toujours des idées si drôles !...

DON QUICHOTTE.

C’est que cet incomparable armet sera tombé dans les mains de quelqu’un qui n’en a pas connu la valeur et voyant cependant que c’était de l’or fin, il en aura fait fondre la moitié.

SANCHO.

Écoutez ; monsieur, si je ne me connais pas en chevalerie, je me connais en cuivre, et ce plat à barbe pourrait faire une superbe casserole.

On entend dans la forêt des sons de cor. Don Quichotte se hâte de placer le plat à barbe sur sa tête.

DON QUICHOTTE.

Encore une aventure.

À Sancho qui s’éloigne.

Où vas-tu ?

SANCHO.

Je vais cacher le Grison.

DON QUICHOTTE.

Regarde Sancho !... vois quel brillant cortège.

SANCHO.

Cette fois, monsieur, nous voyons de la même couleur... c’est quelque grande dame qui chasse dans la forêt... je crois que Grison peut rester... je le risque.

 

 

Scène IV

 

DON QUICHOTTE, SANCHO, LA DUCHESSE, UN ÉCUYER de la Duchesse, CHASSEURS

 

La Duchesse paraît montée sur une haquenée blanche. Toute sa suite est à cheval.

DON QUICHOTTE, à Sancho.

Ami Sancho cours de ma part saluer cette belle dame, et dis-lui que le chevalier de la Triste Figure lui baise les mains.

SANCHO.

Je crois la chose naturelle,... c’est ma foi une belle dame et bien habillée. À la bonne heure, voilà une bonne aventure !

Il retire son bonnet, s’approche de la Duchesse et se met à genoux.

Belle dame, le chevalier que vous voyez là-bas dans ce coin s’appelle le chevalier de la Triste Figure... Et moi je suis son écuyer Sancho Pança.

LA DUCHESSE.

Levez-vous, mon ami ; il n’est pas juste que l’écuyer d’un chevalier tel que celui de la Triste Figure demeure ainsi à genoux. Levez-vous, et allez dire à votre maître qu’il me fera beaucoup d’honneur et de plaisir, s’il veut venir à un château que j’ai près d’ici.

À son écuyer.

Tout ce qu’a projeté Bazile est-il prêt ?

L’ÉCUYER.

Oui, madame la duchesse.

SANCHO, qui est retourné près de son maître.

À la bonne heure, voilà comme j’entends les princesses... Elle n’a rien de faux celle-là ; du reste, monsieur, elle m’a chargé de vous dire qu’elle vous invitait, vous, Rossinante, le Grison et moi à dîner pour quelques jours de suite dans son château.

DON QUICHOTTE.

Je vais aller saluer cette dame.

Il s’avance auprès de la duchesse, met le pied à l’étrier pour descendre. Sancho qui tient l’autre étrier, le quitte au moment où don Quichotte s’appuie. La selle tourne, don Quichotte tombe entre Rossinante et la haquenée de la duchesse ; des chasseurs s’empressent de le relever. Sancho qui était tout à son âne n’a rien vu.

Sancho ! Sancho !

SANCHO.

Attendez-moi pour descendre monsieur...

Se retournant.

Tiens ! vous êtes par terre.

DON QUICHOTTE.

Butor !... pourquoi ne m’as-tu pas tenu l’étrier ?...

SANCHO.

Il faut que je tienne l’étrier, il faut je tienne mon âne, il n’y a pas moyen d’y tenir.

LA DUCHESSE, à don Quichotte, qui s’est relevé.

J’ai bien du déplaisir, chevalier, que pour la première fois votre seigneurie ait ainsi mis le pied sur mes terres.

SANCHO, à part.

La princesse appelle ça mettre le pied !... le seigneur don Quichotte s’est assis sur ses terres.

LA DUCHESSE.

Si vous voulez, seigneur chevalier, me suivre à mon château, vous y recevrez l’accueil qui attend toujours les chevaliers errants qui me font l’honneur de visiter ma petite cour.

SANCHO.

Et moi, madame, suis-je de la société ?...

LA DUCHESSE.

Oui certainement, ami Sancho.

SANCHO.

Je commence à me faire au métier ; une princesse !... ça doit avoir une bonne cuisine.

LA DUCHESSE.

Seigneur chevalier, veuillez vous placer près de moi...

DON QUICHOTTE.

Madame...

Ici un grand bruit se fait entendre.

SANCHO.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?

LA DUCHESSE.

Que me veut mon page, et d’où vient son effroi ?...

LE PAGE.

Madame ! madame ! tout est prodige et enchantement dans cette forêt... la route que vous voulez suivre est couverte d’êtres fantastiques entourant un char que défendent des démons, et dans ce char est une dame voilée que ces démons semblent tenir en leur pouvoir malgré sa volonté.

SANCHO.

Comme l’heure du dîner approche, si nous prenions un autre chemin ?

DON QUICHOTTE.

Y penses-tu ?...

SANCHO.

Je ne pense qu’à ça ; et je vais passer devant, si on veut.

DON QUICHOTTE.

Madame, une infortunée est là qui réclame l’appui de mon courage, et je me dois à elle avant tout.

LA DUCHESSE.

Je vois, chevalier, que vous êtes digne de la réputation que vos exploits vous ont faite !... mais le bruit approche, et tout nous annonce une terrible aventure.

DON QUICHOTTE.

À moi la première place !

SANCHO.

Je ne demande qu’un petit coin.

On entend dans la forêt un bruit de clairons, des roulements de tambours et des cris sinistres. La nuit est arrivée. Des diables montés sur des chevaux traversent le théâtre en sens divers ; des flammes brillent et s’éteignent. Don Quichotte s’est placé la lance en arrêt pour protéger la Duchesse. Sancho se cache sous son âne. Bientôt on voit paraître un char traîné par deux mules noires couvertes de caparaçons d’or. Sur ce char est Quitterie sous les traits de Dulcinée du Toboso couverte d’un long voile. Auprès d’elle, à sa gauche, est Bazile sous la figure d’un vieillard à barbe blanche, vêtu d’une grande robe noire ; à sa droite est une grande et belle dame portant une baguette d’or. Sur les autres parties du char on voit des Démons agitant leurs torches.

CHŒUR DE DÉMONS.

Air de M. Francastel.

Nous voilà ! nous voilà ! nous sortons des enfers !
Et la princesse Dulcinée,
Couverte de nos fers,
Va connaître sa destinée.
Nous voilà ! nous voilà ! nous sortons des enfers !

BAZILE.

C’est toi que je cherchais, chevalier de la Triste-Figure, je suis le sage Merlin... je m’intéresse à toi, mais l’enchanteur Parafaragaramus, jaloux de ta renommée, s’est vengé de ta gloire en frappant la dame de tes pensées... Regarde ce qu’il a fait de la belle des belles !...

Il lève le voile, on aperçoit Dulcinée avec une barbe de sapeur.

DON QUICHOTTE.

Que vois-je !...

SANCHO.

Madame Dulcinée, ça ! mais c’est un vrai sapeur !

BAZILE.

Voici la fée Urgande que j’ai appelée à ton aide et qui va te dire à quel prix tu pourras faire cesser l’enchantement de Dulcinée.

SANCHO.

Comment... elle est enchantée d’être comme ça !

BAZILE.

Silence !...

URGANDE.

Air du Barbier de Séville.

De la pauvre Dulcinée,
Si l’on veut finir les maux,
Sur elle la destinée
Se prononce en peu de mots.
Que Sancho se distribue,
Dans un lieu sûr et bien discret,
D’un bon bras sur la chair nue,
Trois mille et trois cents coups de fouet.

SANCHO.

Merci, je n’en suis pas.

URGANDE.

Bon et brave écuyer, pas de murmure,
Vous rendrez sa forme si pure
Au chef-d’œuvre de la nature
Pour quelques pauvres coups de fouet.
Voyez, Sancho, cette barbe est affreuse,
Là-bas votre maître est dans la douleur.
Frappez, frappez, d’une main généreuse,
Car chaque couples conduit au bonheur
Oui, oui, d’un fouet de poste,
Cet écuyer, l’honneur de tous,
Se donnera, fidèle à son poste,
Trois mille coups ! et trois cents coups ! (Ter.)

SANCHO, la contrefaisant.

Trois mille coups ! et trois cents coups ! et trois cents coups ! elle répète ça pendant une heure... madame la fée, c’est comme si vous chantiez !...

DON QUICHOTTE.

Comment ! pour rendre à madame Dulcinée son incomparable beauté, il ne faut que ça !

SANCHO.

Que ça ?... trois mille et trois cents coups de fouet à nu... bien obligé !... Si vous ne trouvez pas de meilleur moyen de raser madame Dulcinée, elle pourra bien mourir avec sa barbe... Je trouve d’ailleurs que ça lui va très bien.

DON QUICHOTTE.

Silence, maraud !... Si vous ne voulez pas vous donner les trois mille et trois cents coups de fouet, je vous en donnerais six mille, et si bien appliqués qu’il vous en cuira toute votre vie.

URGANDE.

Cela ne peut être ainsi... les coups de fouet doivent être volontaires, et non forcés.

QUITTERIE-DULCINÉE, pleurant.

Sancho, c’est bien peu de chose ; voyez dans quel état je suis...

SANCHO.

Qu’est-ce que ça me fait à moi !... ça regarde mon maître ; qu’il se fouette, lui.

LA DUCHESSE.

Ami Sancho, si ce n’est pour madame Dulcinée, au moins que ce soit pour votre maître... acceptez les conditions que vous fait la fée Urgande... d’ailleurs, je sais, moi, que le seigneur don Quichotte vous a promis le gouvernement d’une île : je vous le donne dans mes états, mais à condition que vous désenchanterez madame Dulcinée.

SANCHO.

Madame la duchesse, vous me dorez la pilule ; un gouvernement est peut-être une bonne chose, je n’en ai pas tâté ; mais les coups de fouet, je sais ce que c’est Je demande quelques jours pour me décider.

BAZILE.

C’est impossible ! il faut qu’en cet instant, en ce lieu même, l’affaire soit convenue.

SANCHO.

Je refuse, alors.

LA DUCHESSE.

Consentez, Sancho, et vous aurez dès aujourd’hui le gouvernement de votre île.

SANCHO.

Est-ce qu’on ne pourrait pas me passer la chose pour une centaine de coups ?

BAZILE.

Le destin a prononcé... Oui, ou non ?

SANCHO.

Eh bien, oui... j’accepte les deux mille deux cents coups de fouet.

BAZILE.

Trois mille.

SANCHO.

C’est bien... Il a toujours peur qu’on en oublie... J’accepte, mais à condition que je me les donnerai quand je voudrai.

LA DUCHESSE.

Ami Sancho, vous êtes gouverneur.

SANCHO.

Mais il faut que je fasse savoir ça à Thérèse Pança, ma femme.

LA DUCHESSE.

Je lui enverrai un de mes pages.

DON QUICHOTTE.

Viens dans mes bras, ami Sancho... tu me rends au bonheur.

SANCHO.

Il m’en cuira de votre bonheur ; car enfin, entre nous... à votre âge, qu’est ce que ça vous fait qu’elle soit rasée ou barbue ? c’est toujours la même chose, elle vous va aussi bien comme ça.

DON QUICHOTTE.

Ne parle pas ainsi, Sancho, et si tu avais pour moi l’amitié d’un bon serviteur pour son maître, tu te retirerais dans un coin de cette forêt, et tu commencerais tout de suite... Quand tu ne te donnerais qu’une centaine de coups, ce serait toujours autant de gagné.

SANCHO.

Ah ça, mais vous êtes enragé ! Comment voulez-vous que je quitte la société pour me fouetter ? il y a temps pour tout.

LA DUCHESSE.

J’invite le seigneur don Quichotte et son fidèle écuyer à me suivre à mon château.

BAZILE.

Et moi, je vais enfermer madame Dulcinée dans la caverne de Montézinos, et elle y restera jusqu’à ce que Sancho se soit donné les trois mille trois cents coups de fouet convenu.

CHŒUR.

Air d’Anita.

Bientôt madame Dulcinée
Verra finir tous ses tourments.
Du bon Sancho la destinée
Est d’avoir tous les dévouements.

DON QUICHOTTE, à Sancho.

Je te connais très honnête homme,
Tu payeras sans perdre de temps.

SANCHO, à part.

Trois mille coups ! peste, quelle somme !
Je m’en donn’rai deux ou trois tous les ans !

Reprise du Chœur.

Sortie générale.

 

 

Septième Tableau

 

Le théâtre change et représente le village qu’habitent don Quichotte et Sancho Pança, la maison de Sancho au fond du théâtre. Un petit treillage sous lequel Thérèse et Sanchette viennent travailler.

 

 

Scène première

 

THÉRÈSE PANÇA, SANCHETTE, sa fille, sortent de la maison

 

Thérèse file, Sanchette tricote.

Ensemble.

Air : Grâce à toi, ma sœur bien chère. (Sainte Catherine.

Il faut nous mettre à l’ouvrage,
Jamais de fête pour nous.
Patience et bon courage,
Puis viendront des jours plus doux.

THÉRÈSE.

Nous ne risquons rien de travailler, va, ma pauvre fille. Il y a trois mois que ton père est parti, et il ne nous a pas encore envoyé un maravédis... tout ça n’avance Pas ton mariage avec Péblo le chevrier.

SANCHETTE.

Écoutez donc, ma mère, les gouvernements ne viennent pas comme ça.

THÉRÈSE.

Les gouvernements... tu comptes encore là-dessus, toi !... Si, en attendant, il nous faisait au moins passer ses gages... D’ailleurs qu’est-ce qui croit à toutes ces belles histoires dans le village ? personne que toi ! Cette petite fille est d’une niaiserie ! Sancho avait bien raison de dire que c’était tout son portrait, et cette enfant-là prouve que j’ai toujours été honnête femme... Tiens, voilà monsieur le bachelier et la nièce du seigneur don Quichotte... grand fou ! qui m’a pris mon, mari sans me rien donner pour ça... je le lui aurais cédé pour pas cher, mais pour rien c’est trop peu.

 

 

Scène II

 

THÉRÈSE, SANCHETTE, LE BACHELIER, NICETTA, puis UN PAYSAN

 

THÉRÈSE, allant à eux.

Eh bien ! quelle nouvelle avez-vous de nos coureurs ?

LE BACHELIER.

Aucune encore, monsieur ; le docteur qui les a suivis dans l’espoir de les ramener, ne m’a point encore écrit.

NICETTA.

Je suis dans une inquiétude mortelle pour ce pauvre oncle.

THÉRÈSE.

Je ne suis pas méchante, mais je ne la plains guère ; c’est lui qui a débauché mon homme.

NICETTA.

Soyez sans inquiétude, madame Pança ; quand ils reviendront, ce qui ne tardera pas, j’espère, nous payerons à Sancho tout le temps qu’i aura perdu.

THÉRÈSE.

À la bonne heure, voilà ce qu’il y aura de plus clair dans toutes les belles promesses qu’on lui a faites.

SANCHETTE.

J’aimerais bien mieux que papa ait un gouvernement.

THÉRÈSE.

Laisse-moi donc ! je donnerais de suite ce gouvernement-là pour une aune de boudin.

UN PAYSAN, arrivant.

Eh ! dites donc, la Pança !...

THÉRÈSE.

Eh ben ?

LE PAYSAN.

V’là du nouveau qui vous arrive.

THÉRÈSE.

C’est-y mon homme ?

LE PAYSAN.

Non, c’est un petit bouffi tout frisé, tout galonné, qui vous demande ; tenez, le v’là !

LE BACHELIER.

À ce costume on reconnaît un page de quelque grande maison... Je crois que tout le village est avec lui.

PAYSAN.

V’là ce que c’est ; les chiens ont couru après le cheval, les enfants après les chiens, les mères après leurs enfants et les maris après leurs femmes ; vous comprenez, les femmes, les enfants, les chiens et les maris, ça fait le village au complet.

 

 

Scène III

 

THÉRÈSE, SANCHETTE, LE BACHELIER, NICETTA, LE PAYSAN, UN PAGE, arrivant au galop, suivi de DEUX LAQUAIS, qui portent des cartons, et DES HABITANTS DU VILLAGE

 

CHŒUR.

Air : Parents, témoins, l’amitié nous engage.

Quel beau cheval, et surtout quel beau page !
Que vienn’nt-ils faire dans ce pays d’malheur.
Au grand jamais dans les ru’s du village
On n’vit passer un pareil voyageur.

LE PAGE.

La signora Pança, s’il vous plaît !

THÉRÈSE.

Il n’y a pas ici de signora Pança ; il n’y a que Thérèse Pança, femme de Sancho Pança, et c’est moi.

LE PAGE, mettant pied à terre et saluant profondément.

C’est à vous précisément que j’ai l’honneur d’être adressé par sa grandeur la duchesse Fernandez et sa seigneurie Pança, gouverneur de l’île de Barataria.

THÉRÈSE.

Comment !... que dites-vous là ?... Sancho est duchesse ?...

SANCHETTE.

Mais non, maman, il est seigneurie et gouverneur.

THÉRÈSE.

Lui ! mon homme ! gouverneur... et de quoi ?...

LE PAGE.

De l’île de Barataria.

TOUS.

Gouverneur !...

THÉRÈSE.

Sancho ! lui ! mon gros joufflu... Ah ! quand je vous disais qu’il deviendrait quelque chose... gouverneur !... j’espère que c’est une belle place !... et gouverneur de Baracabra.

LE PAGE.

Barataria.

THÉRÈSE.

C’est ce que je disais Tabacaria... c’est une île conséquente, n’est-ce pas ?... qui rapporte gros ?... où on pourra mettre du beurre dans ses épinards... comme dans les autres gouvernements !... embrasse moi, ma fille ; me v’là gouverneuse, vive Sancho !... vive mon homme !... tiens, embrasse moi aussi, petit, ça sera ton pourboire. Pour le quart d’heure je n’ai que ça de monnaie dans ma poche.

LE PAGE, à part.

C’est déjà trop !

THÉRÈSE.

Embrasse donc aussi Sanchette, imbécile, je sommes riches, je donne sans compter.

LE PAYSAN.

Mais tout ça c’est des contes, ça n’est pas possible.

LE PAGE.

Voici une lettre de monseigneur Pança qui vous instruira plus complètement.

THÉRÈSE, vivement.

Donnez, donnez, que je déchiffre cela.

LE BACHLIER, tirant le Page à l’écart.

Pourriez-vous m’expliquer ce que cela veut dire ?

LE PAGE.

N’êtes-vous pas le bachelier Samson Carasco ? j’ai une lettre du docteur de ce village que je vous remettrai tout à l’heure.

THÉRÈSE.

Écoutez, vous autres, la lettre de son altesse royale, sa seigneurie Sancho de Pança... et ôtez vos bonnets

À sa fille.

Faut tout de suite prendre son rang... Ah ! père Gil, apportez donc un pot de piquette pour le petit... je vous payerai ça sur les appointements de mon homme le gouverneur.

LE PAYSAN.

Tout de suite, madame Pança, tout de suite.

THÉRÈSE, à sa fille.

Vois-tu, il ne nous aurait pas fait crédit d’un verre d’eau ce matin.

SANCHETTE.

Mais lisez-nous donc la lettre de monseigneur papa !

THÉRÈSE.

C’est juste... hum !

Lisant.

« Thérèse, mamie, ces lignes sont pour vous apprendre que je suis enfin gouverneur... mais les gouvernements ne se donnent pas, on me fait payer celui-là trois mille et trois cents coups de fouet. »

SANCHETTE.

Ah ! bah !

THÉRÈSE.

Tiens !... c’est comme ça que ça s’achète ?...

LE PAGE.

Oui, c’est le prix.

LE BACHELIER, à part.

Quelque nouvelle folie...

SANCHETTE.

Pauvre père !...

THÉRÈSE.

Ne vas-tu pas le plaindre... je trouve que c’est pour rien.

Lisant.

« Comme on m’a donné du temps pour solder la chose, j’emploie ce temps de mon mieux chez madame la duchesse de Fernandez, qui a la plus belle figure et la plus grande cuisine que j’aie jamais vues... Elle est pleine d’attentions pour moi et pour Grison, qui ne s’était jamais trouvé non plus à pareille fête... il a de la litière jusqu’au ventre et de l’avoine jusqu’au cou... il se laisse faire comme moi, ce bon Grison. En le voyant si bien à l’écurie, j’ai pensé à toi et à Sanchette ; j’ai parlé de vous deux à madame la duchesse, qui vous envoie des robes superbes, ses compliments et son carrosse. »

TOUS.

Un carrosse !

LE PAGE.

Il est là.

THÉRÈSE.

J’irai en carrosse, moi !...

SANCHETTE.

Avec de belles robes ; y a-t-il encore quelque chose ?...

THÉRÈSE.

« Arrivez vite au château, car lorsque je vous aurai embrassées je partirai pour mon gouvernement, où je compte amasser beaucoup d’argent... il me faut une bonne somme pour me payer les trois mille trois cents coups de fouet, que je regrette bien de ne pas pouvoir partager comme le reste avec toi, le Grison et Sanchette. Adieu, ma mie, fais notre fille bien belle, pour qu’elle fasse honneur à ton mari et gouverneur

« SANCHO PANÇA. »

NICETTA, au Bachelier.

Pas un mot de mon oncle.

LE PAGE.

Je prierai votre seigneurie de vouloir bien se hâter... ces cartons renferment les toilettes que vous envoie madame la duchesse. Habillez-vous... je vais faire avancer le carrosse. Il faut que nous partions dans quelques minutes.

THÉRÈSE.

Oh ! soyez tranquille, je vais débarbouiller Sanchette... ça ne sera pas long, passez-moi les cartons... nous mettrons tout ce qu’il y a dedans ; ma chère petite, je n’en veux plus à votre oncle... il a fait un gouverneur avec Sancho, et ça n’était pas facile.

Au Page.

Dis donc, petit, pendant que je vas mettre tous ces affiquets-là, fais donc un peu promener notre carrosse pour que tout le monde le voie... Viens, ma Sanchette, tu vas être belle comme une reine.

SANCHETTE.

Et je n’épouserai pas Péblo, le faiseur de fromages ?

THÉRÈSE.

Par exemple !... je te mettrais dans les fromages, toi ! Il te faut à présent un mari huppé, très z’huppé !... nous te trouverons ça là bas.

Air : La branche fleurie.

Oui, tu seras comtesse,
Ou peut-êtr’ bien princesse :
Ça doit v’nir tôt ou tard.

SANCHETTE.

J’mang’rai dans des assiettes,
Et dans nos omelettes
J’mettrai toujours du lard.

THÉRÈSE.

Quelle douce perspective !
Je n’f’rai pas la lessive,
Et j’n’irai plus au four.
Paysans, faites place ;
Allons, gar’ que je passe !
C’est bien ! adieu, bonjour !
On m’attend à la cour. (Bis.)

SANCHETTE.

Dans mes riches toilettes
J’aurai des collerettes,
Des rob’s à falbalas,
Des bas de filoselle,
Des chemi’s de dentelle
Et des souliers d’taffetas ;
Puis, le jour de ma noce,
Dans un beau grand carrosse
Je f’rai mes embarras.

ENSEMBLE.

Oui, je serai comtesse, etc.

Elles entrent dans la maison avec les cartons ; les paysans suivent les domestiques qui vont faire avancer la voiture.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, excepté THÉRÈSE et SANCHETTE

 

LE PAGE, au Bachelier.

Vous êtes impatient, monsieur, de savoir pourquoi nous jouons ici cette comédie... Madame la duchesse, qui s’intéresse au sort du gentilhomme que vous connaissez, cherche à le rendre à la raison ; pour cela, on a jugé à propos d’éloigner Sancho, qui l’entretient dans ses folles idées : on a fait celui-ci gouverneur pour quelques jours ; quant à sa femme, soit dit entre nous, on veut s’en amuser un peu... Voici une lettre de monsieur le docteur.

NICETTA.

Croyez-vous, monsieur, que ce que l’on projette réussira ? je porte beaucoup d’intérêt à ce gentilhomme, c’est mon oncle.

LE PAGE.

Signora, ce jeune bachelier vous en peut dire autant que moi maintenant.

LE BACHELIER.

Monsieur le docteur m’écrit qu’il conserve l’espérance de ramener le seigneur don Quichotte dans sa maison et de lui faire abandonner ses idées de chevalerie errante, mais il a besoin de ma présence.

NICETTA.

Il faut y aller, monsieur le bachelier.

LE BACHELIER.

Il m’en coûtera de vous quitter, mais c’est pour vous servir encore.

NICETTA.

Ramenez mon oncle, et ma main vous récompensera des soins que vous aurez pris.

LE BACHELIER.

Cet espoir doit me faire réussir.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, PAYSANS, VALETS, amenant le carrosse, puis THÉRÈSE et SANCHETTE, en riches costumes ridicules

 

CHŒUR.

Air : Pour ton retour, bonne mère. (Sainte-Catherine.)

Quelle étonnante aventure !
C’est comme un rêve, vraiment !
Puisque Thérèse a voiture,
Faut croire au gouvernement.
Ils ont un gouvernement.

THÉRÈSE, sortant.

Place !... place !... mettez-vous contre les murs, que je passe.

LES PAYSANS.

Oh ! quel étalage !...

THÉRÈSE.

J’espère que je brille comme un soleil dans une lanterne... Comme je n’avais pas le temps de choisir, j’ai mis tout ce qu’il y avait dans le carton.

SANCHETTE.

Moi aussi.

THÉRÈSE.

C’est drôle, la robe va bien par devant, mais elle est trop longue par derrière ; je me ferai couper ça à la première occasion.

LE PAGE.

Gardez-vous-en bien ; cette longue jupe s’appelle une queue.

THÉRÈSE.

Comment que t’as dit ça ?... une queue... c’est bon pour les caniches... je ne veux pas avoir de queue.

SANCHETTE.

Et moi, maman ?...

THÉRÈSE.

Toi, encore moins... je vas nous enlever ça en un tour de main.

LE BACHELIER.

Ma chère Thérèse, les robes ainsi faites ne sont portées que par les dames de la cour.

THÉRÈSE.

Merci... on a de drôles d’idées à la cour ; enfin, va pour la queue... c’est égal, ça ne doit pas être commode pour traverser les ruisseaux.

LA PAGE, appelant.

Le carrosse des signoras !

Un carrosse brillant avance. Les laquais ouvrent les portières. Thérèse et Sanchette montent dans la voiture. Le Bachelier monte à cheval. Le cortège part. Thérèse et Sanchette font des adieux de princesse aux habitants du village.

Reprise du chœur précédent.

 

 

Huitième Tableau

 

Le théâtre change et représente un riche salon chez la Duchesse.

 

 

Scène première

 

LE BACHELIER, LE DOCTEUR, LE BARBIER

 

LE DOCTEUR.

Je suis enchanté de vous voir arriver, mon cher bachelier ; vous allez nous venir en aide.

LE BACHELIER.

J’ai voulu devancer Thérèse et sa fille, qui seront ici bientôt.

LE DOCTEUR.

Elles ont bien pris la lettre de madame la duchesse ?...

LE BACHELIER.

Oh ! parfaitement !... elles se croient déjà de grandes dames... elles trônent dans leurs équipage et jettent sur les passants des regards de protection... elles sont aussi folles que nos aventuriers... Que font ceux-ci maintenant ?...

LE DOCTEUR.

On leur rend des honneurs auxquels ils sont très sensibles. Sancho préférerait la cuisine au salon, mais comme il amuse beaucoup la duchesse, il dîne avec elle et fait les bévues les plus comiques... enfin, on va l’envoyer à son gouvernement, et nous n’aurons plus qu’à nous occuper de don Quichotte.

LE BARBIER.

J’entends des éclats de rire dans la galerie... c’est le chevalier errant que l’on conduit ici en grande cérémonie.

LE DOCTEUR.

Retirons-nous ; il ne faut pas qu’il nous sache si près de lui.

 

 

Scène II

 

DON QUICHOTTE, QUATRE DEMOISELLES D’HONNEUR DE LA DUCHESSE

 

Don Quichotte a un manteau de satin vert, un justaucorps de satin jaune, une toque de satin rouge, des bas de soie blancs et des souliers de satin blanc.

DON QUICHOTTE.

Je suis vraiment confus, mesdames ; jamais chevalier ne se trouva dans un aussi délicieux enchantement... le palais d’Armide n’était rien auprès de ce château, et ses nymphes étaient certes moins jolies que vous.

UNE DES FILLES D’HONNEUR.

Seigneur chevalier, s’il vous plaisait de répéter maintenant le pas qui sera dansé après le festin ; mes compagnes sont à vos ordres ; nous allons figurer le quadrille... pour madame la duchesse, qui veut absolument ce soir ouvrir le bal avec vous.

DON QUICHOTTE.

J’avoue, mes nobles dames, que cette petite leçon ne me sera pas inutile... je suis plus habitué à la vie des camps et au tumulte des armes qu’aux plaisirs de la cour.

LA FILLE D’HONNEUR.

Commençons donc !

Pas ridicule, pendant lequel la Duchesse et les personnes de sa suite paraissent aux diverses portes du salon. À la fin du pas, don Quichotte, exténué de fatigue, tombe dans un fauteuil.

LA DUCHESSE.

Bravo ! seigneur chevalier ! on n’a pas plus de grâce !...

DON QUICHOTTE.

Oh ! madame, j’aimerais mieux rompre dix lances pour vous contre dix géants que de faire tête à ces quatre en chanteresses. Elles ont fait ce que nul n’a pu faire encore, elles n’ont vaincu.

SANCHO, entrant suivi par deux jeunes filles : l’une tient une aiguière et l’autre des serviettes, il a la barbe et le visage couvert de savon.

Je vous dis que j’en ai assez.

LA DUCHESSE.

Qu’avez-vous donc, ami Sancho ?...

SANCHO.

J’ai que je suis au vif, et que je vous supplie de me délivrer de ces deux écorcheuses...

LA DUCHESSE.

Comment appelez-vous mes caméristes ?...

SANCHO.

Madame, la propreté est une bonne chose ; je la pratiquais, je me rasais une fois par semaine, c’était peu ; mais ici on me rase quatre fois par jour, et c’est trop ; et voilà une petite brunette là-bas qui en veut à ma peau ; mais j’y tiens et je la défendrai.

LA DUCHESSE.

C’est juste !

SANCHO.

N’est-ce pas ?...

DON QUICHOTTE.

Comment peux-tu te présenter devant madame en cet état ?...

SANCHO.

C’est encore la petite écorcheuse qui m’a savonné pendant que je faisais la sieste ; je me suis réveillé à temps, elle me tenait déjà le nez...

Il prend le mouchoir de la Duchesse, s’essuie avec et le lui rend.

Me voilà savonné pour le restant de mes jours ; et je crois, madame, que je suis propre à gouverner toute la terre, à commencer par mon île.

LA DUCHESSE.

Bien volontiers, mon cher gouverneur.

DON QUICHOTTE.

Je m’oppose à ce que Sancho nous quitte, tant qu’il n’aura pas accompli la pénitence que lui a imposée la fée Urgande, pour le désenchantement de madame Dulcinée du Toboso.

SANCHO.

Les trois mille trois cents coups de fouet... Bon... vous croyez donc que ça se fait en un jour : je m’en suis déjà donné une cinquantaine ce matin, et je trouve que c’est assez.

DON QUICHOTTE.

Malheureux ! si tu ne vas pas plus vite que ça, l’infortunée princesse gémira longtemps dans la caverne de Montézinos.

SANCHO.

Quelle gémisse !... dans quelque temps, ça ira mieux ; j’aurai plus d’habitude.

LA DUCHESSE.

Le sage enchanteur a donné au seigneur Sancho tout le temps qui lui conviendrait.

SANCHO, à part.

Et j’en profiterai ; je ne me suis pas encore donné une croquignole.

UN ÉCUYER.

La signora Thérèse Pança et la signora Sanchette Pança viennent de descendre dans la grande cour du château.

SANCHO.

Ma femme et ma fille ! faites les entrer à l’écurie de Grison ; je vas les y retrouver.

LA DUCHESSE.

Y pensez-vous !...

Au Page.

Amenez ici la señora Pança et sa fille.

L’Écuyer se retire. Toutes les demoiselles se rangent sur deux rangs. Des gardes se placent dans la galerie. On introduit Thérèse et Sanchette en grand cérémonial.

CHŒUR.

Air.

Il faut pour faire honneur
À notre gouverneur,
De sa famille aussi
Fêter l’entrée ici.

THÉRÈSE.

Dis donc, petite, es-tu comme moi ? je n’y vois rien du tout.

SANCHETTE.

Je suis toute étourdie.

THÉRÈSE.

Mon homme ! où est mon homme ?

SANCHO.

Me v’là ; embrasse-moi, femme, ça va bien, Grison aussi ; et toi Sanchette, t’es toujours rousse, mon enfant ; mais à présent que je suis gouverneur, tu vas devenir blonde.

THÉRÈSE.

Ô mon pauvre Sancho ! je ne te voyais pas dans tout ce beau monde. Je ne t’en veux plus d’être parti ; t’as joliment fait ton chemin, mon gros.

SANCHO.

Oui, grâce à monseigneur don Quichotte que voilà.

THÉRÈSE.

Tiens ! je ne le reconnaissais pas avec son manteau d’or et sa toque à plumes ; il a l’air d’un dais de procession. Eh bien, mon brave homme, vous n’êtes pas en graissé ; mais il paraît que vous ne vous êtes pas oublié non plus... Vous devez être roi au moins...

DON QUICHOTTE.

Pas encore ma bonne dame Pança.

THÉRÈSE.

Je vous remercie toujours du métier que vous avez donné à mon homme ; il aurait longtemps fauché les foins au village avant de mettre sa femme en carrosse... Ah ça, dis donc, Sancho, montre-moi donc cette bonne duchesse qui nous a si bien nippées.

SANCHO.

Je vais te présenter à elle.

THÉRÈSE.

Je me présenterai bien moi même.

SANCHO.

Laisse faire c’est l’usage.

Il conduit Thérèse devant la Duchesse. Il salue grotesquement.

Salue... plus bas ! plus bas !...

THÉRÈSE.

Plus bas... je vais m’asseoir alors.

LA DUCHESSE.

Señora Thérèse Pança, je suis enchantée de vous recevoir à ma cour.

THÉRÈSE.

Je ne suis pas moins bien aise d’avoir fait votre connaissance ; à votre air je vois tout de suite que je m’entendrai mieux avec vous qu’avec Juana et Pédrilla, deux vachères qui venaient faire la veillée avec nous.

LA DUCHESSE.

Je suis heureuse de la bonne opinion que vous avez de moi.

THÉRÈSE.

Vous la méritez bien... Le beau carrosse, les belles robes que vous m’avez données, comme dit Sancho, ça ne se trouve pas dans le pas d’un cheval... À propos de Sancho, je crois, sans le flatter, que vous aurez là une bonne pâte de gouverneur... je le connais : pourvu qu’il boive et mange bien, il ne dira rien à personne.

LA DUCHESSE.

Oui, je pense que je n’au rai qu’à me féliciter du choix que j’ai fait ; mais deux époux qui ne se sont pas vus de puis longtemps ont sans doute beaucoup de choses à se dire ; nous vous laissons, j’emmène mademoiselle Sanchette. Si le seigneur don Quichotte veut bien nous accompagner, nous le prierons de présider aux apprêts du cortège qui doit conduire le seigneur Pança dans son gouvernement.

DON QUICHOTTE, bas, à Sancho.

Pense à ce que tu me dois.

Reprise du chœur Précédent.

Tout le monde sort.

 

 

Scène III

 

SANCHO, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Eh bien, mon brave homme, en voilà de la chance !

SANCHO, avec un soupir.

Oui, je suis gouverneur.

THÉRÈSE.

Et moi gouverneuse ! T’as pas l’air enchanté ?...

SANCHO.

Ne me parle pas d’enchantement, tu me rappelles madame Dulcinée du Toboso.

THÉRÈSE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

SANCHO.

Une jeune personne qui a de la barbe plus que toi et moi, et qui trouve ça gênant... Parions d’autre chose.

THÉRÈSE.

Oui, de ton île... la v’là donc arrivée... Sais-tu que c’est fièrement heureux pour nous !

SANCHO.

Ah ! oui, mais c’est moi qui aurai toute la besogne.

THÉRÈSE.

Ah ! voilà une chose bien difficile à faire !

SANCHO.

Dame !... quand on n’en a pas l’habitude.

THÉRÈSE.

On l’a prend... Jour de Dieu !... si tu veux me laisser gouverner, moi, tu ver ras comme ça marchera.

SANCHO.

Oui, tu gouvernerais toute la journée en carrosse.

THÉRÈSE.

Ça n’en irait que plus vite.

SANCHO.

Et puis il y a encore autre chose qui ne me va guère... ce sont les trois mille trois cents coups de fouet.

THÉRÈSE.

Il y a bien des gens qui en recevraient le double pour avoir un gouvernement.

SANCHO.

Et puis ce n’est pas amusant de se les donner soi-même.

THÉRÈSE, se levant.

Ah ! pour ça, mon homme, ça ne serait pas juste : comme il me reviendra honneur et profit du gouverne ment, il est naturel que j’aie ma part de la peine... Vois-tu, mon ami, les trois mille trois cents coups de fouet...

SANCHO.

Tu veux les prendre à ton compte ?

THÉRÈSE.

C’te bêtise... non, je te les donnerai... pour que ça t’ennuie moins.

SANCHO.

Merci !...

THÉRÈSE.

Et pour que ça soit plus vite fait... nous allons commencer tout de suite. Voyons, as-tu un fouet par-là ?...

SANCHO.

Non pas.

THÉRÈSE.

Si fait !... Oh ! je ne crains pas la fatigue. À la maison, j’étais habituée à fouetter notre âne... Comment faut-il te donner ça ?

Elle retrousse sa manche.

SANCHO.

Toute réflexion faite, quand je serai dans mon gouvernement, je payerai quelqu’un pour me rendre ce service-là.

THÉRÈSE.

Voilà un drôle d’emploi que tu donneras là...

SANCHO, à part.

C’est un emploi qui ne fatiguera personne. 

THÉRÈSE.

J’aurais eu sitôt fait, et ça ne t’aurait rien coûté. Quand on a une fille à marier, vois-tu, on ne doit plus faire de folle dépense... Veux-tu ?...

SANCHO.

Du tout.

THÉRÈSE.

Gros paresseux, va !

 

 

Scène IV

 

SANCHO, THÉRÈSE, LA DUCHESSE, DON QUICHOTTE, ÉCUYERS, GARDES, DEMOISELLES D’HONNEUR, CORTÉGE

 

LA DUCHESSE.

Seigneur Sancho Pança, le cortège d’honneur chargé de vous accompagner jusque dans vos états est tout prêt et vous attend ; je garde auprès de moi la señora Thérèse Pança et sa fille ; je ne veux pas me séparer en un jour de toute une famille qui m’est chère...

THÉRÈSE, faisant une grande révérence.

C’est bien de l’honneur pour nous, madame la duchesse.

SANCHO.

Madame, je consens volontiers à vous laisser ma femme et ma fille ; mais je ne puis pas me séparer de Grison... Je ne le vois pas parmi ces messieurs, et pourtant il faut qu’il soit du cortège, ou je n’en serai pas.

LA DUCHESSE.

On a pensé qu’il ne convenait pas de lui faire monter le grand escalier du château, il vous attend dans la cour.

SANCHO.

C’est juste, madame ; j’espère qu’on vous rendra bon compte de ma manière de gouverner.

Mettant un genou en terre devant don Quichotte.

Mon seigneur et maître, vous n’avez rien à dire à votre fidèle écuyer !...

DON QUICHOTTE.

N’oubliez pas les trois mille trois cents coups de...

SANCHO, se relevant.

Soyez tranquille, c’est comme s’ils étaient reçus.

DON QUICHOTTE, à demi-voix.

Je te conseille pendant le voyage, au moment des haltes, de t’écarter un peu dans quelque bois touffu et de...

SANCHO.

J’y avais pensé.

À part.

Ils ont tous le même tic.

LA DUCHESSE.

Avant de partir, mon cher Sancho, vous allez être revêtu des marques distinctives de votre dignité en présence de toute ma cour.

THÉRÈSE, bas, à Sancho.

Comment ! tu vas t’habiller devant tout le monde !... On met un riche manteau sur les épaules de Sancho, sur sa tête une toque à plumes, et il part au milieu du cortège.

CHŒUR.

Air : Quand vous serez transformée (Orangerie).

Tout est or et broderie :
Voilà bien un gouverneur.
Amis, à sa seigneurie
Il faut l’escorte d’honneur.

THÉRÈSE.

Sancho, pense à ta famille.

SANCHO.

J’devrais être en rout’ déjà.

SANCHETTE.

Adieu, père.

SANCHO.

Adieu, ma fille.

DON QUICHOTTE, avec un geste de fouetter.

Je ne te dis que cela.

REPRISE.

Tout est or et broderie, etc.

 

 

Neuvième Tableau

 

Le théâtre change et représente un grand vestibule ou salle basse du palais de Barataria ; la ville au fond. Au changement à vue on entend battre la caisse, sonner les cloches ; on voit courir le peuple.

 

 

Scène première

 

MARITORNE, GIL PÉREZ, MONTÈS, PÉDRO, HABITANTS

 

CRIS.

C’est lui, c’est notre gouverneur !...

CHŒUR.

Air.

Voyez là-bas comme on s’empresse :
Au gouverneur
On rend honneur,
Par des chants d’allégresse.
Écoutez bien, c’est de l’ivresse :
Chantons comme eux
Ce jour heureux
Qui comble tous nos vœux.

MARITORNE.

Qu’est-ce qui l’a vu ce nouveau gouverneur ?...

PÉDRO.

Moi ; c’est un gros homme à cheval sur un petit âne.

MONTÈS, riant.

Un gouverneur à âne !...

MARITORNE.

Quand il serait aussi âne que sa monture, il faudra bien qu’il me fasse rendre justice.

PÉDRO.

Et à moi aussi.

PÉREZ.

Tu tiens donc toujours à ton procès ?

PÉDRO.

Oh ! je ne lâcherai pas prise.

MARITORNE.

Ni moi non plus.

MONTÈS.

Eh ben, nous verrons.

MARITORNE.

Oui, monstre, nous verrons.

UN HUISSIER.

Place ! place !... à monsieur le gouverneur.

Ici le cortège paraît au fond. Marche triomphale. Sancho est monté sur son âne ; il est entouré des grands officiers du gouvernement. Devant lui un Alcade marche portant sur un plateau d’or les clefs de la ville. Lorsque le cortège est arrivé au milieu du théâtre, Sancho met pied à terre, l’Alcade s’approche respectueusement de lui et lui offre les clefs de la ville.

CHŒUR.

Air de M. Francastel.

À monseigneur
Le gouverneur
Rendons honneur.
Quel jour prospère !
Car c’est un père
Qu’on charge de notre bonheur.
Honneur ! honneur
À monseigneur !

L’ALCADE.

Seigneur don Sancho Pança, je vous prie de recevoir les clefs de cette ville... Les habitants, par ma voix, jurent éternelle fidélité à leur nouveau gouverneur.

SANCHO.

Éternelle, c’est le mot, car c’est toujours le même pour tout le monde... C’est égal, passez-moi le plat.

Il le met dans sa poche.

Ça me fait penser que depuis mon départ du château, je n’ai avalé que de la poussière, et je me nourris mieux que ça... Présentez-moi le cuisinier du gouvernement.

L’ALCADE.

Seigneur, d’usage immémorial, le premier acte d’autorité des gouverneurs de l’île de Barataria a été de rendre la justice... Si voulez bien prendre place sur ce trône, on fera paraître devant vous les plaideurs.

SANCHO.

Oh ! il faut travailler tout de suite en arrivant ; je tâcherai de faire bonne justice, mais je vous préviens qu’elle sera prompte.

Il se place sur l’estrade, un greffier s’assied à une table, les assesseurs se placent aussi, et la garde veille aux portes.

Appelez les causes.

LE GREFFIER.

Pédro contre Pérez.

Deux hommes entrent, l’un tient un bâton.

SANCHO.

Parlons peu et parlons bien ; de quoi est-il question ?

PÉDRO.

Monseigneur, il y a longtemps que j’ai prêté dix écus d’or à Pérez l’hôtelier pour l’obliger, à condition qu’il me les rendrait quand je les lui demanderais ; non seulement il ne me les rend pas, mais il nie que je lui aie jamais prêté dix écus. Il n’y a pas de témoin du prêt, et je prie votre seigneurie de le faire jurer.

SANCHO.

Que répondez-vous à cela, l’homme à la canne ?

PÉREZ.

Seigneur, je confesse qu’il me les a prêtés, mais je suis prêt à jurer que je les lui ai rendus.

Il va pour lever la main pour jurer, mais son bâton paraissant le gêner, il le remet à Pédro.

Je jure que les dix écus que Pédro me demande, je les lui ai remis de ma main dans la sienne.

SANCHO, à Pédro.

Eh bien, que dites-vous de cela, vous ?...

PÉDRO, qui a rendu le bâton.

Je dis qu’il a fait un faux serment.

SANCHO.

Retirez-vous.

Après avoir ré fléchi, à Pérez, qui s’en va.

Revenez ici, vous... donnez-moi cette canne...Tenez, Pédro, prenez ceci, vous devez être payé...

PÉDRO.

Comment, cette canne vaux dix écus d’or ?...

SANCHO.

Cassez-la.

Pédro brise la canne et il en tombe dix écus.

PÉDRO.

Voilà mon argent.

SANCHO.

J’en étais sûr !... prenez vos écus... Quant à vous, l’aubergiste, je connais d’honnêtes gens, exposés au fouet, et qui le méritent moins que vous ; mais je me souviens que j’ai été berné dans votre auberge, et le gouverneur ne veut pas avoir l’air de venger Sancho...

TOUS.

Bravo ! bien jugé.

SANCHO.

À un autre !... Monsieur l’alcade, faites abréger les discours et allonger le dîner.

LE GREFFIER.

Maritorne contre Montès le muletier.

MARITORNE entre tenant Montès au collet.

Monseigneur ! monseigneur ! je viens vous demander justice ; ce monstre m’a insultée.

SANCHO, à Montès.

Qu’avez-vous à répondre ?

MONTÈS.

Rien, monseigneur ; seulement Maritorne veut rire.

SANCHO.

Cependant, comme elle l’affirme, vous 1ui devez une réparation ; avez-vous de l’argent ?...

MONTÈS.

J’ai là une bourse qui contient cent ducats.

SANCHO.

Donnez-la à cette fille...

MONTÈS.

Mais, monseigneur...

SANCHO.

Obéissez à la justice !

Montès remet la bourse à Maritorne.

MARITORNE, prenant la bourse.

Vive monsieur le gouverneur !... Voilà de la justice bien rendue. Votre servante, monsieur le gouverneur ; au premier qui recommencera, je viendrai vous trouver.

Elle s’éloigne.

MONTÈS.

C’est égal, c’est trop cher.

SANCHO.

Écoutez, mon garçon, j’ai peut-être été un peu vite... Tâchez de rattraper cette fille, et reprenez-lui cette bourse malgré elle, si elle ne veut pas la rendre.

MONTÈS.

Oh ! ça ne sera pas long !

Il s’éloigne.

SANCHO.

Nous allons voir.

Montès et Maritorne reviennent. Montès fait de vains efforts pour arracher la bourse à Maritorne qui se défend avec fureur.

MARITORNE.

Justice ! justice, monseigneur ! Ce vilain homme veut m’arracher la bourse que votre seigneurie lui a commandé de me donner.

SANCHO.

Et vous l’a-t-il ôtée ?...

MARITORNE.

Ôtée !... Jour du ciel !... je lui aurais plutôt arraché les yeux ; il faudrait un autre gaillard que lui pour ça.

MONTÈS.

Elle a raison ; j’avoue que je ne suis pas le plus fort.

SANCHO.

C’est bien ; rendez-moi cette bourse ?

Maritorne lui donne la bourse. À Montès.

Reprenez-la, et vous, ma mignonne, à l’avenir défendez votre honneur comme vous avez défendu votre argent.

TOUS.

Bien jugé ! bien jugé !... Vive notre gouverneur !

SANCHO.

Oui, mes amis, vive votre gouverneur ; mais pour qu’il vive, il faut qu’il mange... assez de procès pour aujourd’hui ; je veux, j’ordonne, et je commande qu’on me fasse à souper.

L’ALCADE.

Monseigneur va être obéi...

Des laquais apportent une table richement servie et éclairée par de riches candélabres.

SANCHO.

Je ne vois qu’un couvert ; est-ce que quelqu’un ne va pas manger la soupe avec moi ?

L’ALCADE.

L’étiquette ne permet pas que personne se place à votre table.

SANCHO.

Comme ça m’ennuie de manger tout seul... je vas faire dîner quelqu’un avec moi ; seulement, vu l’étiquette, ce quelqu’un ne mangera pas à table ; amenez-moi Grison.

L’ALCADE.

Un des amis de monseigneur ?

SANCHO.

C’est mon âne...

TOUS.

Un âne !

SANCHO.

Je vous préviens que c’est mon favori... un autre moi-même... ça sera le sous-gouverneur...

On amène l’âne avec cérémonie.

Donnez-lui son picotin... là sur mon trône.

L’ALCADE.

Mais, monseigneur, un âne sur un trône, ça ne s’est jamais vu.

SANCHO.

J’y étais bien tout à l’heure... et Grison et moi, nous partageons tout. Allons, servez-nous. À lui, son avoine ; à moi, mon potage.

Il se place à table ; à ce moment, un homme couvert d’une robe noire, et portant une longue barbe blanche et une baguette à la main, s’approchant de la table.

Quel est celui-là ?

LE MÉDECIN.

Je suis médecin, seigneur ; je suis chargé par la ville de veiller à la santé du gouverneur, et c’est pour cela que ma charge m’ordonne d’assister à ses repas et de veiller à ce qu’il ne mange de rien qui puisse être nuisible à sa santé.

SANCHO.

Voilà une ville qui a des attentions bien délicates.

Il va pour prendre quelque chose dans un plat, mais le médecin frappe dessus avec sa baguette et un page l’enlève aussitôt.

Eh bien, qu’est-ce qu’il fait donc, ce petit drôle-là ?

LE MÉDECIN.

C’est moi qui ai fait enlever ce plat ; il est trop épicé et pourrait exciter la soif.

SANCHO.

Eh parbleu ! tant mieux, ça me fera boire.

Il touche un autre plat. Même jeu.

Ah ça, mais, on ne mange donc que des yeux ici ! Ah ! voilà un plat de perdrix qui ne peut causer aucun dommage à mon estomac.

LE MÉDECIN.

Non pas, seigneur gouverneur.

Il le touche. On l’enlève.

Vous n’en mangerez pas, tant que je vivrai !...  Hippocrate a dit : Omnis saturatio mala perdix autem pessima, ce qui veut dire que les perdrix sont indigestes.

SANCHO.

Alors, faites-moi le plaisir de regarder sur la table ce que je puis manger ; car je meurs de faim, et vous avez une manière de traiter les gouverneurs qui me paraît peu restaurante.

LE MÉDECIN.

Bien volontiers, seigneur... votre excellence ne peut manger de ce ragoût de lapin... car c’est du gibier à poil ; enlevez !... Si ce veau était rôti, vous en pourriez goûter... mais il est bouilli... enlevez.

SANCHO.

Ah ! un instant ! on enlève tout. Grison est plus heureux que moi ; il mange, lui, et tout son soûl ; mieux vaut être ici âne que gouverneur... Voyons, voilà un pâté, il est de plusieurs viandes, il y en a peut-être une qui pourra me convenir.

LE MÉDECIN.

Un pâté ! grand Dieu !... je ne me le pardonnerais jamais... c’est bon pour des estomacs de village ; enlevez ! Ce que peut manger sans inconvénient votre excellence...

SANCHO.

Ah ! enfin !...

LE MÉDECIN.

C’est une demi-douzaine de biscuits à la cuillère, trempés dans un verre de sirop de groseille.

SANCHO atterré, se levant.

Du sirop de groseilles !... Alcade !... alcade !...

L’ALCADE.

Monseigneur ?...

SANCHO.

Ai-je droit de vie ou de mort sur mes administrés ?

L’ALCADE.

Oui, monseigneur, sauf recours à madame la duchesse Fernandez.

SANCHO.

Eh bien, j’ordonne qu’on se saisisse de ce grand animal noir et qu’on l’enferme pour le restant de ses jours ; je le condamne au sirop de groseilles et aux biscuits forcés à perpétuité.

L’ALCADE.

Que la volonté de monsieur le gouverneur soit faite !

SANCHO.

Amen.

On emmène le docteur.

À présent, rapportez tout !... Ah ! je vais de ne pouvoir manger !

À ce moment paraissent au fond de la galerie des Gardes armés et portant des flambeaux ; ils arrivent en tumulte, Le chef des gardes s’avance vers Sancho.

LE CHEF DES GARDES.

Aux armes ! aux armes ! Seigneur gouverneur, les ennemis ont pénétré dans l’île.

SANCHO.

Qu’est-ce que ça me fait ?... est ce que ça me regarde ? Alcade, allez un peu voir ce qui se passe là-bas.

L’ALCADE.

Impossible ; je ne suis pas gouverneur ; c’est à vous de marcher à la tête des troupes.

SANCHO.

Je ne marcherai ni à la tête ni à queue... Quand je dîne, je ne me dérange jamais : à boire !

L’ALCADE.

Mais vos soldats vous demandent.

SANCHO.

Dites-leur que je suis couché.

L’ALCADE.

Avec vous ils sont sûrs de vaincre, et mort ou vif ils vous veulent avec eux.

SANCHO, se levant.

Mort ou vif !... il fallait donc me dire ça tout de suite.

On emporte la table.

L’ALCADE.

Armez-vous.

SANCHO.

Oui, armez-moi.

L’ALCADE.

Une cuirasse pour monseigneur.

SANCHO.

Deux cuirasses pour monseigneur je voudrais être cuirassé du haut en bas.

CHŒUR.

Air de M. Francastel.

Combattons,
Combattons
L’ennemi qui s’avance ;
Du grand Sancho secondons la vaillance.
Marchons ! (Bis.)
Pour lui sera la gloire.
Frappons ! (Bis.)
Courons à la victoire !

On met à Sancho deux énormes boucliers, un devant, l’autre derrière ; les bras liés sortent en droite ligue, on lie le tout avec des cordes ; il ne peut plier les genoux ni faire un pas. On lui met une lance à la main, sur laquelle il est forcé de s’appuyer pour se tenir debout. Pendant qu’on lui apporte la cuirasse il dit, à part.

SANCHO.

Oh ! un gouvernement où on ne mange pas, où il faut se battre ou se laisser battre en arrivant, ça ne pourra pas me convenir longtemps.

Haut.

Ah ! ça m’emboîte un peu trop ; ne serrez pas tant.

L’ALCADE.

Seigneur, il est temps de vous montrer ; l’ennemi approche ! marchez ! marchez !

SANCHO.

Est-il bête, celui-là ! Mais je ne puis pas marcher...

LES SOLDATS arrivent en criant.

Aux armes ! aux armes ! Où est le gouverneur ?

SANCHO.

Me voilà, mes enfants, me voilà ; où allez-vous me mettre ?

TOUS.

En avant ! en avant !

SANCHO.

Du tout !

TOUS.

Voilà l’ennemi, en avant, gouverneur, en avant !

Sancho veut se sauver, mais il tombe sur le ventre.

SANCHO.

J’aime mieux être comme ça qu’en avant.

Le bruit augmente ; l’ennemi approche. La bataille commence au fond. Les Gardes de l’île sont repoussés jusqu’à Sancho ; tous les combattants lui passent sur le corps. Le chef des gardes se place debout sur Sancho, et de là il commande. Les Gardes repoussent les ennemis et reviennent entourer Sancho.

LE CHEF.

Victoire ! victoire !

L’ALCADE.

Où est le seigneur gouverneur ?

SANCHO.

En bas ! en bas !

L’ALCADE.

Relevez-vous, seigneur gouverneur ; vous venez de vous couvrir de gloire.

On relève Sancho et on lui retire ses armes.

SANCHO.

C’est-à-dire que je suis couvert de poussière. Où est mon âne ?

LE CHEF.

Voulez-vous, seigneur, qu’on chante un Te Deum, c’est l’usage après une victoire.

SANCHO.

Où est mon âne ? Je veux m’en aller. Je ne suis pas né pour être gouverneur... Du moment où il faut se battre, et se battre à jeun, j’abdique ; vous pourrez certifier à madame la duchesse que je suis entré dans le gouvernement sans un maravédis, et que j’en sors sans un maravédis. Il y a peu de gouvernants qui en pourraient dire autant.

On amène l’âne.

Viens, mon ami, mon compagnon. Tu ne t’es pas fait battre et tu as dîné ; tu as gouverné mieux que moi.

Il monte sur l’âne.

Ah ! tenez, je vous rends vos clefs, votre plat et votre serment de fidélité ; vous pourrez servir ça à mon successeur. Adieu, portez-vous bien, et moi aussi.

Chœur.

Air des Débardeurs.

SANCHO.

Oui, je vous rend cette place.
Je n’y marchais qu’à tâtons ;
Et le gouverneur s’efface
Pour retourner à ses moutons.

LE PEUPLE.

Il veut rendre cette place ;
Il n’y marchait qu’à tâtons.
Et le gouverneur s’efface
Pour retourner à ses moutons.

 

 

Dixième Tableau

 

Le théâtre change et représente un coin du parc de la duchesse.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, THÉRÈSE, SANCHETTE

 

THÉRÈSE, entrant avec sa fille.

Conçois-tu ça ? ton père ne m’a pas envoyé le moindre page... le plus petit laquais pour m’annoncer qu’il m’attend sur son trône.

Apercevant la Duchesse.

Ah ! madame, que je suis bien aise de vous voir ! Saluez donc, Sanchette...

SANCHETTE.

Je ne demande pas mieux, ma mère ; on est si bien reçu ici... il y a tant de beaux messieurs...

THÉRÈSE.

Ah ! vous avez regardé ça, vous.

SANCHETTE.

Dame !... ma mère, quand on doit se marier... Qu’est-ce que vous voulez qu’on regarde ?...

THÉRÈSE, bas.

Taisez-vous petite effrontée.

Haut.

Excusez-la, madame, c’est bien jeune encore...

LA DUCHESSE.

La fille de mon ami Sancho n’a pas besoin d’excuse auprès de moi... D’ailleurs son père est élevé à un poste assez éminent pour qu’elle puisse prétendre à une belle alliance.

SANCHETTE.

Là... vous voyez bien que je sais ce que je dis.

LA DUCHESSE.

Avez-vous été contente des soins qu’on a eus de vous cette nuit ?...

THÉRÈSE.

Jour de Dieu !... Nous aurions été bien difficiles ; on nous a mises dans des chambres grandes comme l’église de notre village... dans des lits où on s’enfonçait comme dans des œufs à la neige... on n’a pas envie de se lever de bonne heure ici... Ah ça, ma chère amie, est ce que vous ne m’enverrez pas bientôt rejoindre mon gouverneur ?

LA DUCHESSE.

Très prochainement sans doute.

SANCHETTE.

Est-ce qu’il a une aussi belle maison que la vôtre ?...

LA DUCHESSE.

Oui, ma chère petite, le palais du gouverneur est magnifique.

THÉRÈSE.

Et lui donne-t-on d’aussi bons dîners que celui que nous avons mangé hier ?

 

 

Scène II

 

LA DUCHESSE, THÉRÈSE, SANCHETTE, SANCHO

 

Il tire son âne par la bride.

THÉRÈSE, se retournant.

Dieu me par donne c’est mon homme.

SANCHO.

Moi-même, ma femme ; j’ai donné ma démission.

THÉRÈSE.

Comment tu n’es plus gouverneur ?

SANCHO.

Non, Dieu merci. Les gouverneurs ça ne mange que des biscuits à la cuiller.

THÉRÈSE.

Ainsi ma pauvre Sanchette, nous voilà comme nous étions ; pas plus avancées.

SANCHETTE.

Et il faudra que je me mette dans les fromages.

THÉRÈSE, à Sancho.

Et toi tu retourneras avec le seigneur don Quichotte ?...

SANCHO.

Ma foi oui, je vais en essayer encore...

 

 

Scène III

 

LA DUCHESSE, THÉRÈSE, SANCHETTE, SANCHO, DON QUICHOTTE, suivi de toute la cour

 

DON QUICHOTTE, allant à Sancho.

On ne m’a point trompé, te voilà de retour.

SANCHO.

Oui monsieur, je redeviens errant avec vous.

DON QUICHOTTE.

Je te donnerai mieux que cela...

Bas.

Dans ton temps perdu, as-tu trouvé le moyen de te...

SANCHO.

Mon temps perdu !... Si vous croyez que j’en ai eu... vous ne connaissez donc pas le métier vous ?... À propos, croyez-vous que deux ou trois mille coups de pied que j’ai reçus puissent compter.

DON QUICHOTTE.

Où les as-tu reçus ?...

SANCHO.

Partout !... sur la tête... sur les épaules...

DON QUICHOTTE.

Ça ne compte pas.

SANCHO.

Comment, ça ne compte pas ?..., Je suis tout noir.

DON QUICHOTTE.

Tu sais bien ce que m’a dit la fée Urgande... Ce n’est pas là...

 

 

Scène IV

 

LA DUCHESSE, THÉRÈSE, SANCHETTE, SANCHO, DON QUICHOTTE, UN ÉCUYER, UN VIEILLARD, BAZILE

 

L’ÉCUYER.

Madame la duchesse, un vieil lard chargé d’un message important demande l’honneur d’être introduit auprès du seigneur don Quichotte.

LA DUCHESSE.

Si le seigneur don Quichotte consent à le recevoir, je ne vois aucun obstacle...

DON QUICHOTTE.

Dites-lui que pour la paix ou la guerre je suis prêt.

L’ÉCUYER.

Venez.

BAZILE.

Seigneur, je viens de la caverne de Montézinos, où j’ai vu l’infortunée Dulcinée du Toboso, toujours enchantée ; les trois mille trois cents coups de fouet...

SANCHO.

Allons, bon !... nous y voilà.

BAZILE.

N’ont pas été reçus par Sancho... la princesse réclame votre appui.

DON QUICHOTTE.

Je suis prêt.

BAZILE.

Mais pour vous rendre à la caverne de Montézinos, il faut traverser toutes les régions de l’air... Sancho devra vous accompagner.

SANCHO.

Il faudra m’apprendre à voler d’abord.

BAZILE.

Non, il faudra monter Chevillard.

DON QUICHOTTE,

L’hippogriffe vous voulez dire ?

BAZILE.

L’hippogriffe s’est cassé une aile ; Chevillard le remplace, on va l’amener.

Quatre démons apportent un cheval de bois qu’ils placent sur le milieu du théâtre.

Voyons, chevalier, si vous en avez le courage, montez sur ce cheval de bois, que votre écuyer vous suive en croupe, vous serez conduits au milieu des airs, à la plus merveilleuse aventure que chevalier ait eu à mettre à fin.

SANCHO.

Monte qui voudra là dessus ; moi je n’en suis pas.

DON QUICHOTTE.

Pour madame Dulcinée, je monterais sur le diable !...

SANCHO.

Moi, je ne monte que sur mon âne.

LA DUCHESSE.

Comment, seigneur Sancho, vous voulez abandonner votre maître dans une circonstance aussi grave ?

SANCHO.

Allons, bah ! je me risque.

LA DUCHESSE.

Je demande que la signora Thérèse et sa fille se retirent dans leur appartement ; je craindrais l’émotion que peut leur causer une telle entreprise.

THÉRÈSE.

Ah ! oui, ça me serait trop désagréable si je voyais tomber ce pauvre Sancho des nues.

SANCHO.

Adieu, femme.

THÉRÈSE.

Adieu, mon homme... bon vent !...

Air de Rosette.

Ta monture n’est pas commune
Et doit conduire au firmament ;
Si par hasard tu vois la lune,
Tu lui feras mon compliment.

ENSEMBLE.

La monture n’est pas commune
Et doit conduire au firmament ;
Si par hasard il voit la lune,
Il lui fera son compliment.

Les deux femmes sortent.

LE VIELLARD.

Vous savez qu’on ne voyage sur Chevillard que les yeux bandés.

On bande les yeux à Don Quichotte et Sancho. Don Quichotte monte sur Chevillard : on y hisse Sancho.

SANCHO.

Dites donc, monsieur le vieillard, il est un peu maigre votre cheval ; n’auriez-vous pas un coussin à me donner ?

BAZILE.

Chevillard n’en a jamais porté ! ça le ferait ruer... Seigneur chevalier, tour nez la cheville qui est à la tête, et vous allez partir.

Don Quichotte tourne la cheville.

LA DUCHESSE.

Avec quelle vitesse il part... adieu !

Affaiblissant sa voix.

Adieu ! fleur de la chevalerie !... adieu ! fidèle écuyer !...

DON QUICHOTTE.

Eh bien, comment te trouves-tu ?...

SANCHO.

Assez bien.

Un homme vient souffler avec un énorme soufflet.

Diable ! il paraît qu’on va vite, car le vent souffle terriblement.

DON QUICHOTTE.

C’est vrai, nous atteignons les hautes régions ; si nous continuons à monter nous atteindrons les régions du feu.

SANCHO.

Prenez un autre chemin, nous serions rôtis... tournez la cheville.

DON QUICHOTTE.

Est-ce à droite ? est-ce à gauche ?...

SANCHO.

Il fallait prendre des instructions.

Deux hommes avec des flambeaux soufflent des flammes aux nez de don Quichotte et de Sancho.

Ah ! v’là le feu !... v’là le feu !... nous sommes dans la région que vous disiez... je vas descendre.

DON QUICHOTTE.

Il est vrai qu’il fait un peu chaud, mais je ne te conseille pas de descendre ; nous sommes peut-être à trois mille pieds de la terre.

À ce moment, on met le feu aux fusées qui garnissent le corps de Chevillard. Le cheval éclate et jette Don Quichotte et Sancho au milieu du théâtre. Tout le monde se sauve.

 

 

Onzième Tableau

 

Le théâtre change et représente la caverne de Montézinos. Don Quichotte et Sancho sont restés étendus à terre.

 

 

Scène première

 

SANCHO.

Il paraît que nous sommes arrivés ?

DON QUICHOTTE.

Hélas ! oui.

SANCHO.

J’aime mieux le départ de ce cheval-là que son arrivée ; où sommes-nous ici ?...

DON QUICHOTTE, se soulevant.

Dans la caverne de Montézinos, je suppose.

SANCHO, se soulevant.

Eh bien, c’est gentil !... il y fait noir comme dans un four... je me recouche.

On voit quatre Démons qui sonnent de la trompette.

C’est le jugement dernier ; sauve qui peut !...

BAZILE, sortant de dessous terre.

Chevalier de la Triste-Figure, que viens-tu faire dans mes états ?

DON QUICHOTTE.

Je viens combattre tes géants, tes démons, tes chevaliers pour dés enchanter Dulcinée du Toboso.

BAZILE.

Il ne s’agit point de combat dans ce séjour de la mort. Si Dulcinée n’est point désenchantée, nous en saurons la cause par ceux qui veillent à sa garde : paraissez !...

Une grande estrade monte par le dessous du théâtre. Dulcinée, toujours barbue, est assise entre quatre femmes vêtues de blanc qui la gardent. Un groupe de démons est au pied de l’estrade. À droite du théâtre paraît le trône de Pluton ; Minos et Rhadamante sont à ses pieds ; Pluton est tout vêtu de rouge. Il a une couronne de fer sur la tête et tient une fourche à la main. Le trône est entouré de démons qui portent des instruments de torture.

PLUTON, d’une voix terrible.

Que me veut-on ?... que vient-on faire dans mon empire ?

DON QUICHOTTE.

Je suis venu pour toutes les aventures et pour délivrer Dulcinée.

PLUTON.

Le destin a prononcé ; ce n’est point un combat qui peut désenchanter Dulcinée. Ainsi, chevalier, laisse en repos ton épée. Trois mille trois cents coups de fouet...

SANCHO.

Celui-là aussi ?

PLUTON.

Avaient été imposés à Sancho ton écuyer, il ne s’en est pas encore donné un seul.

DON QUICHOTTE.

Ah ! Sancho, c’est bien peu délicat.

SANCHO.

Laissez-moi donc tranquille ! est ce que j’ai eu le temps ?...

PLUTON.

Mais comme dans ses moments d’humeur, Merlin en a fait donner trois mille deux cent quatre-vingt-huit à Dulcinée...

DON QUICHOTTE.

Indigne écuyer ! comment ! à cause de toi ?...

SANCHO.

Tiens !... j’aime mieux qu’elle les ait reçus que moi ; c’est son affaire, après tout.

PLUTON.

Je demande à mes conseillers si on doit les compter pour le désenchantement.

Minos et Rhadamante recueillent les voix.

Le conseil a décidé qu’ils seraient portés au compte de Sancho, qui n’aura plus que douze coups à recevoir.

SANCHO.

Il est dit que je ne serai pas une minute sans attraper quelque chose. Dites donc, monsieur Rouge ?...

PLUTON.

Je suis Pluton, dieu des enfers !...

SANCHO.

Je ne connaissais pas votre état ; je vous demande pardon, monsieur Pluton ; je m’engage à me donner les douze coups en moins de quinze jours.

PLUTON.

Ce n’est pas ainsi que le conseil l’a entendu... les douze coups vous seront donnés séance tenante par quatre de mes plus vigoureux démons.

SANCHO.

Je m’y oppose !... j’appelle à la garde !... si on me touche... madame Dulcinée est très bien comme ça pour ce que j’en veux faire... Monsieur Pluton, si vous avez un peu de justice, vous ferez donner les douze coups à mon maître.

PLUTON.

Il est trop maigre... obéissez ! Les démons s’emparent de Sancho, le placent sur une balustrade, et avec des fouets à nœuds commencent la fustigation.

SANCHO.

Aïe ! aïe !... mais dites donc, vous, moricaud, vous frappez trop fort !... aïe, aïe, c’est de plus fort en plus fort... si elle n’est pas désenchantée avec ça, c’est que ça tient solidement.

Voulant se lever.

Là, douze !...

PLUTON, de sa grosse voix.

Huit !...

SANCHO.

Vous croyez ?... allons jusqu’à la fin.

On frappe un coup.

Aïe !... dix !...

PLUTON.

Neuf !...

SANCHO.

Ce monsieur Pluton a une mémoire d’enfer.

On frappe les trois autres coups.

PLUTON.

Bien... laissez-le aller.

SANCHO.

C’est heureux !... aïe ! aïe !...

À ce moment, les habits de paysanne de la fausse Dulcinée disparaissent et la laissent voir sous un riche costume. Quitterie descend de l’estrade et vient à Sancho en lui présentant la main.

QUITTERIE.

Ami Sancho... je ne vous oublierai jamais... de votre côté, j’espère que vous penserez à moi.

SANCHO.

D’abord pendant quelque temps je ne pourrai pas m’asseoir sans penser à vous.

QUITTERIE.

Et voici douze fois cent ducats pour me rappeler encore mieux à votre mémoire.

SANCHO.

Cent ducats par coup de fouet !... Dites donc, madame Dulcinée, si vous n’étiez pas assez désenchantée, on pourrait ajouter quelques coups.

QUITTERIE, souriant.

Merci !... c’est assez.

SANCHO, à part.

C’est étonnant comme elle ressemble à la petite Bazile.

QUITTERIE, à don Quichotte.

Je vous remercie, chevalier, de votre constance et de votre fidélité.

DON QUICHOTTE.

Ah ! madame ! toute ma vie vous est consacrée. C’est à présent, que vous avez repris votre beauté et votre jeunesse, que je puis défier tous les chevaliers du monde.

Sons de trompette.

PLUTON.

Qui nous vient là ?...

BAZILE.

Le chevalier des Miroirs !

LE BACHELIER, couvert d’armes brillantes.

Je viens jusque dans ce noir séjour appeler en combat singulier, le chevalier de la Triste-Figure... Voici les conditions du combat : si je suis vaincu, je confesserai hautement que parmi toutes les femmes du monde, madame Dulcinée est incomparable ; mais si je suis vainqueur, le chevalier de la Triste-Figure se remettra à ma discrétion.

DON QUICHOTTE.

J’accepte la condition. Dieu et les regards de madame me rendront vainqueur.

Au bruit d’une musique guerrière, tous les personnages forment un cortège pour accompagner la sortie des deux Chevaliers.

CHŒUR.

Air de M. Francastel.

Don Quichotte de la Manche,
Et le Chevalier du Miroir,
La lance sur la hanche,
Sont vraiment beaux à voir.
Le tournoi qui s’apprête
Doit célébrer tour à tour,
Dans une noble fête,
Et l’hymen et l’amour.

 

 

Douzième Tableau

 

Le théâtre change et représente le champ clos qui a été préparé pour le tournoi. Cortège. La Duchesse à cheval et Dulcinée-Quitterie, suivies d’écuyères en costumes élégants, viennent se placer sur des estrades ; Sancho, Thérèse et Sanchette prennent aussi leurs places, Exercice des écuyers ; combat de don Quichotte et du chevalier des Miroirs. Don Quichotte est renversé.

LE BACHELIER.

Chevalier vaincu, tu es à ma discrétion ; je t’ordonne de déposer les armes et de rester quatre ans sans monter à cheval ; je t’ordonne encore de marier ta nièce au bachelier Samson Carasco. Jures-tu d’obéir ?

DON QUICHOTTE.

Je le jure.

LE BACHELIER.

Relève-toi, dis adieu à Rossinante ; ce noble cheval à jamais célèbre va rejoindre les immortels coursiers dont, grâce à toi, il est devenu l’égal ; assiste à son apothéose, et par la gloire qui va l’entourer, juge de ce que sera la tienne. Le Grison de Sancho est maintenant inséparable de Rossinante : pour eux deux les travaux ont été semblables, pour eux deux le triomphe sera le même.

 

 

Treizième Tableau

 

Don Quichotte se relève avec l’aide de Sancho. Une musique céleste se fait entendre.

 

 

APOTHÉOSE

 

Rossinante et Grison apparaissent dans une Rose qui s’ouvre ; ils sont entourés des allégories les plu suaves et les plus gracieuses.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air de M. Francastel.

Puisque le destin les appelle
Dans ce brillant horizon,
Chantons la gloire éternelle
De Rossinante et de Grison.

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