Dom Félix de Mendoce (Alain-René LESAGE)

Comédie en cinq actes, traduite de Lope Félix de Vega Carpio[1].

Publiée en 1700.

 

Personnages

 

DOM PÈDRE, Roi d’Aragon

LE COMTE DE TORTOSE, connétable d’Aragon

DONA ELVIRE, sœur du Comte

HIPOLITE, cousine d’Elvire

DOM FÉLIX DE MENDOCE, cavalier Castillan

DOM CÉSAR, capitaine des Gardes du Roi

BÉATRIX, suivante d’Elvire

RAMIRE, valet de Dom Félix

LAZARILLE, valet du Comte

ALONSE, valet du Comte

 

La Scène est à Saragosse, dans un Salon du Palais qui communique aux Appartements du Comte et d’Elvire

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE ROI, LE COMTE

 

LE ROI.

Quoi ? lorsque je m’intéresse à la fortune d’Elvire ; quand je songe à lui donner un époux ; Comte, vous l’éloignez de ma Cour sous un prétexte vain ! C’est mal expliquer mes bontés.

LE COMTE.

Seigneur, j’ai suivi vos ordres, ma sœur a reçu ma lettre, et revient. Elle sera ce soir à Saragosse.

LE ROI.

C’est assez, Comte, ne parlons plus du passé. Je prends part plus que jamais au destin d’Elvire. Je veux moi-même lui choisir un époux. Cependant n’ayez aucune inquiétude.

LE COMTE.

Seigneur, je me repose sur vos bontés...

À part.

Je ne cesse pas de craindre.

 

 

Scène II

 

LE ROI, LE COMTE, DOM CÉSAR

 

DOM CÉSAR.

Un Cavalier Castillan demande l’honneur de se présenter à votre Majesté.

LE ROI.

Qu’on le fasse entrer.

 

 

Scène III

 

LE ROI, LE COMTE, DOM FÉLIX

 

DOM FÉLIX, se jetant aux pieds du Roi.

Grand Roi, qui voyez fleurir sous vos justes lois l’Aragon, Naples et la Sicile souffrez qu’un soldat de Castille implore contre ses ennemis votre protection puissante.

LE ROI.

Levez-vous, jeune guerrier, vous portez sur le front le glorieux caractère de la valeur ; je ne puis vous refuser mon appui. Qui vous amène en Aragon ?

DOM FÉLIX, lui présentant un billet.

Seigneur, avant que je vous en instruise, je vous supplie de lire ce billet.

LE ROI, prenant la lettre, au Comte.

Comte, laissez-nous...

À Dom Félix.

Qui m’écrit cette lettre ?

Le Comte sort.

DOM FÉLIX.

C’est une Dame que j’ai rencontrée à Villaréal.

LE ROI, ouvrant le billet.

Son nom ?

DOM FÉLIX.

Elle défendit à ses domestiques de me l’apprendre.

LE ROI, bas.

C’est Elvire. Lisons.

Il lit.

Dom Félix de Mendoce a été obligé de quitter la Cour de Castille pour des raisons qu’il doit dire à votre Majesté. Je la supplie très humblement de les écouter, et d’avoir la bonté de le protéger contre ses ennemis, qui en veulent à sa vie et à son honneur. Son mérite le rend digne de cette grâce, que je prends la liberté de vous demander pour lui.

Bas.

Elvire revient, et ce Cavalier pourra m’être nécessaire...

Haut.

Dom Félix, je connais votre noblesse : je sais que vous descendez des premiers Goths qui conquirent l’Espagne. Je vous donne un asile en mon Palais. Ne craignez rien. Je m’intéresse pour vous.

DOM FÉLIX.

Ah ! Seigneur, puissé-je en versant tout mon sang à votre service, vous marquer...

LE ROI, l’interrompant.

Je suis content de votre zèle. Dites-moi seulement pour quelle offense votre vie est menacée ?

DOM FÉLIX.

Après la conquête d’Antequerre et de Malaga, je m’attachai à une Dame de Tolède nommée Blanche de Guzman. Elle agréa mes soins, et elle y répondit. Nos jours coulaient dans la plus parfaite intelligence, lorsqu’on apprit à Tolède qu’Almansor sortait de Jaën, suivi des plus braves guerriers Mores, dans le dessein de rétablir sa gloire et de réparer ses pertes passées. Ce bruit réveilla l’oisive jeunesse de notre Cour, et chacun fit ses prépara tifs pour aller joindre le Grand-Maître de Calatrava. Il fallut quitter Blanche. Que mon départ lui coûta de larmes ! J’avais fait travailler en or une devise que je lui donnai. C’était un Amour qui expirait de douleur dans les bras d’une Nymphe. De peur d’abuser de vos bontés, Seigneur, je passerai sous silence ce que nous fîmes contre Almansor.

LE ROI.

Non, Mendoce, je suis bien aise de vous entendre raconter le succès de cette guerre.

DOM FÉLIX.

À peine fûmes-nous à Sierra-Morena, qu’un mélange agréable de diverses cou leurs s’offrit à nos regards. Nous vîmes briller aux rayons du soleil dans des bannières d’or et de foie, les orgueilleuses Lunes Mores. Nous allons à nos fiers ennemis. Nous les attaquons avec cette furie qui rend les Espagnols si redoutables, et nous en faisons un horrible carnage. Les Mores soutiennent nos premiers efforts sans s’ébranler ; mais peu à peu leur ardeur se ralentit, leur courage s’abat, et la victoire se déclare pour nous. Après leur défaite, je retournai à Tolède ; mais, hé las ! mon retour n’était plus souhaité de Blanche ! Son froid accueil et son air embarrassé me firent pressentir son inconstance, et voici ce qui acheva de m’en éclaircir. Un soir Dom Sanche son parent sortait du palais : ce Cavalier n’avait point partagé avec nous les périls de la guerre ; il traînait à la Cour une vie molle et oisive. Je passai près de lui, et je vis à la faveur des flambeaux qui l’éclairaient, briller sur son chapeau la devise que l’infidèle Blanche avait reçue de moi. Quel fut mon trouble à cette vue ! Dom Sanche, lui dis-je, cette devise serait plus juste, si la perfide Nymphe, pour avoir manqué de foi, était morte elle même par les mains de l’amour outragé ! Dom Sanche répondit : Qu’importe que cet amour ait perdu la vie, s’il en renaît un autre plus digne de la Nymphe ? Plus digne, m’écriai-je ? Ah ! si vous ne le savez, apprenez que cet amour représentait le mien, et que je vous surpasse en toutes choses. Vous mentez, dit brusquement Dom Sanche, et c’est moi seul qui mérite d’être aimé de Blanche. Je condamne ici, Seigneur, mon emportement ; mais je n’en fus pas maître. Je levai la main, et l’insolent Dom Sanche en reçut un honteux châtiment. Il tira l’épée aussitôt, en criant à ses valets, qui étaient en assez grand nombre, de venger son affront. Ils veulent lui obéir. Ils m’enveloppent. Ils me pressent ; mais ma colère me fait mépriser le péril ; je joins mon rival et je le perce. Il tombe à mes pieds. Je le crois mort, et je ne songe plus qu’à me retirer. Ses valets me poursuivent, mais le mien se ferrant à mes côtés, courageusement m’aide à les écarter ; et la nuit favorisant notre retraite, nous gagnons la demeure d’un ami qui nous donne deux de ses meilleurs chevaux. Voilà, Seigneur, de quelle manière je suis venu dans vos États où la fortune a cessé de me persécuter, puisque j’ai trouvé une Dame généreuse, ou plutôt une favorable divinité dont la compassion...

LE COMTE, rentrant dans le salon.

Seigneur, Elvire vient d’arriver.

LE ROI.

Il suffit. Comte, vous voyez dans ce Cavalier, Dom Félix de Mendoce. Il est sorti de Castille pour des raisons qui regardent son honneur et sa sûreté. Le Roi son maître m’écrit en sa faveur. Je ne puis mieux le confier qu’à votre zèle. Vous veillerez sur ses jours, et vous m’en répondrez.

LE COMTE.

Je mets ma gloire à vous obéir.

LE ROI, sortant.

Je mets la mienne à le protéger.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, DOM FÉLIX

 

LE COMTE.

Oui, Seigneur Dom Félix, je prendrai tous les soins dont le Roi vient de me charger. Quand il y aurait ici mille pièges dressés contre votre vie, reposez-vous sur moi, ma vigilance ne vous doit laisser aucune inquiétude.

DOM FÉLIX.

Seigneur, je vous dois trop ; mais je crois vos soins peu nécessaires : mes ennemis n’oseront attenter sur des jours que vous voulez défendre.

LE COMTE.

Quand ils l’oseraient, leurs coups n’iront pas jusqu’à vous. Dom Félix, suivez-moi.

DOM FÉLIX.

Je vous suis ; mais auparavant permettez que je donne quelques ordres à ce valet.

Le Comte sort.

 

 

Scène V

 

DOM FÉLIX, RAMIRE

 

DOM FÉLIX.

Ramire...

RAMIRE.

Hé bien, de quoi s’agit-il ?

DOM FÉLIX.

Il faut que tu partes tout à l’heure pour aller à Villaréal.

RAMIRE.

Quoi faire ?

DOM FÉLIX.

Remercier la Dame que tu sais, de l’accueil que le Roi m’a fait.

RAMIRE.

Peste ? Vous êtes un grand observateur du cérémonial.

DOM FÉLIX.

C’est une chose dont je ne puis honnêtement me dispenser, La reconnaissance...

RAMIRE.

Dites plutôt l’amour ; car vous me par lez sans cesse de cette Dame.

DOM FÉLIX.

Je ne m’en défends pas : elle a su me charmer. Dispose-toi, Ramire, à faire ce petit voyage.

RAMIRE.

Je suis tout prêt à remonter à cheval... mais je vois cette Dame, où je meure. Elle vient au-devant de votre compliment.

DOM FÉLIX.

En croirai-je mes yeux ?

RAMIRE.

Croyez-les en toute assurance.

 

 

Scène VI

 

DOM FÉLIX, LE COMTE, ELVIRE, BÉATRIX, RAMIRE

 

LE COMTE.

Oui, ma sœur, c’est un hôte que le Roi nous donne ; aidez-moi à le bien recevoir.

BÉATRIX, bas à Elvire.

C’est Dom Félix de Mendoce.

ELVIRE, au Comte.

Je ferai ce que je dois, Seigneur.

Bas à Béatrix.

Béatrix, mon cœur se trouble.

DOM FÉLIX, bas.

Ma surprise est extrême !

RAMIRE, bas à son maître.

Ne faites pas semblant de la connaître.

LE COMTE.

Seigneur, vous voyez ma sœur Elvire. Elle s’intéresse autant que moi à votre sort.

BÉATRIX, bas.

Oui, tout au moins.

DOM FÉLIX, saluant Elvire.

Un frère généreux, par cette assurance, adoucit, Madame, la rigueur de ma destinée ; mais que dis-je, adoucit ? Déjà j’oublie mes peines ; et charmé de l’appui que je trouve ici, je bénis l’infortune qui me l’a procuré.

ELVIRE.

Jugez de mes sentiments par les vôtres, Seigneur ; mon frère et moi nous prenons intérêt à ce qui vous touche, et notre penchant s’accorde avec l’ordre du Roi. Puissiez-vous trouver en Aragon la fin de vos déplaisirs !

DOM FÉLIX.

Ah ! Madame, que ne vous dois-je point ! Je conserverai jusqu’au dernier soupir vos bontés gravées dans mon cœur.

LE COMTE.

Ne consumons pas le temps en compliments frivoles. Ma sœur, conduisez le Seigneur Mendoce au salon du jardin. Je m’y rendrai dans un moment. Que me veut Alonse ? Il paraît avoir quelque chose à me dire.

Dom Félix donne la main à Elvire, et sort avec elle, Béatrix et Ramire.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, ALONSE

 

ALONSE, fouillant dans ses poches ; et tirant des papiers.

Qu’est devenu ce papier ?

LE COMTE.

Que cherches-tu ?

ALONSE, fouillant toujours dans ses poches, et tirant des papiers.

Je cherche... Oui, sans doute, il faut que le diable s’en mêle... mais celui-ci peut-être...

Lisant.

au Comte de Tortose, justement, je croyais avoir perdu cette lettre.

LE COMTE, après avoir ouvert la lettre.

Je n’y vois pas de seing ! qui peut m’avoir écrit ainsi ?

ALONSE.

Un courrier me l’a donnée pour vous la remettre.

LE COMTE.

C’est assez, laisse-moi.

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, seul

 

Il lit.

Pour venger l’affront que votre Excellence fit autrefois à Dom Alvar de Mendoce, Dom Félix son parent et son intime ami est allé en Aragon, sous prétexte de fuir des gens qui ne le poursuivent pas, mais dans le dessein effectif de vous tuer en trahison. Le Ciel veuille en préserver votre Excellence.

Dom Félix est chez moi pour m’ôter la vie ! C’est donc un assassin que le Roi m’a confié. Hé, que fait-on ! Dès ce jour même peut-être le perfide se propose de me percer le sein. Ah, lâche ! je veux prévenir ta fureur. Je vais... Mais suis-je sûr qu’il médite un si noir attentat ? Non, je ne puis me l’imaginer. Dom Félix est d’un sang trop noble pour en être capable, et je crois plutôt que cette lettre est l’ouvrage de ses ennemis. Ils voudraient lui ôter tout asile : mais ils le servent, au-lieu de m’armer contre lui... Que dis-tu, malheureux ? Peux-tu avoir oublié l’outrage que tes feux parjures ont fait à Dom Alvar ? Tu enlevas de chez lui sa trop crédule sœur ; et malgré la foi jurée, tu refusas sa main. Après cela, tes jours peuvent-ils être assurés ? Il n’en faut plus douter : Dom Félix vient venger cet affront. Juste Ciel ! dans quelle confusion de pensées me jette cette lettre ! ce n’était donc pas assez que l’amour du Roi me causât de l’inquiétude, il faut encore que je craigne pour ma vie. Ô Dom Pedre, ô Mendoce, funestes à mon repos ! ou plutôt, c’est à vous, ô vengeance céleste, que je dois imputer le désordre où sont mes esprits !... Quelles indignes terreurs ! Quelle faiblesse à moi de les écouter ! Bannissons-les. Puisque l’on m’avertit de me tenir sur mes gardes, me convient-il de craindre ? Observons tout. Gardons mon ennemi, la générosité m’y oblige, ma parole m’y engage, et mon Roi me le commande.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DOM FÉLIX, RAMIRE

 

DOM FÉLIX.

Quel bonheur, Ramire !

RAMIRE.

Mon maître, s’il vous plaît, allons doucement. La Dame de Villaréal se trouve sœur du Connétable d’Aragon : Le Roi nous loge avec elle. Vous aurez souvent occasion de la voir et de lui parler : tout cela vous réjouit, n’est-ce pas ?

DOM FÉLIX.

Infiniment.

RAMIRE.

Cela m’afflige fort, moi.

DOM FÉLIX.

D’où vient ?

RAMIRE.

Je crains qu’on ne vous aime.

DOM FÉLIX.

Comment, maraud, c’est ce que je désire avec ardeur.

RAMIRE.

Vous avez tort. Encore pour aimer, passe ; cela ne saurait nous faire beaucoup de mal ; mais d’être aimés, peste, le Ciel nous en préserve.

DOM FÉLIX.

Pourquoi ?

RAMIRE.

C’est que j’y vois deux inconvénients. Le premier, votre amour est un crime de lèse-majesté. Le Roi a fait au Comte un mystère de la lettre d’Elvire, et lui a même dit que le Roi de Castille lui a écrit en votre faveur. Ce mensonge me fait faire des réflexions, qui m’alarment pour vous et pour moi.

DOM FÉLIX.

Venons au second inconvénient.

RAMIRE.

Il me paraît aussi dangereux que le premier.

DOM FÉLIX.

Voyons.

RAMIRE.

Si le Comte vient à flairer votre amour, crac, il nous mettra tous deux à la porte.

DOM FÉLIX.

Oh ! je m’étudierai à lui cacher mes sentiments.

RAMIRE.

Vous avez fort bien commencé hier dans le salon du jardin, il vous échappa des marques de passion, dont je suis sur que le Connétable s’aperçut ; car il avait l’air inquiet, et je remarquai même qu’il vous observait avec une attention mêlée de défiance. Si vous ne devenez plus circonspect, il nous faudra bientôt plier bagage.

DOM FÉLIX.

Ne te mets point en peine, mon ami ; mes paroles et mes actions seront bien mesurées ; mais n’espère pas que je puisse cesser d’aimer Elvire. Je suis trop épris de sa beauté ; et d’ailleurs ce serait une bassesse de cœur à moi de me défendre de cet amour, de peur d’y rencontrer des obstacles.

RAMIRE.

Ce serait plutôt un trait de prudence. Parbleu ! Si vous ne pouvez vivre sans maîtresse, que ne consacrez-vous votre oisiveté à l’aimable Hypolite qui vous lorgne, ce me semble, assez tendrement ? Elle n’est pas, à la vérité, si belle qu’Elvire sa cousine, ni tout-à-fait si jeune ; mais en récompense vous n’aurez point de dangereux compétiteur à craindre.

DOM FÉLIX.

Discours inutiles, mon enfant ! Je ne puis aimer que la sœur du Connétable. Pour elle seule...

RAMIRE.

Chut... Voici sa confidente.

 

 

Scène II

 

DOM FÉLIX, RAMIRE, BÉATRIX

 

BÉATRIX.

Quoi ! déjà levé, Seigneur Dom Félix ! vous êtes diligent. Quoi !

DOM FÉLIX.

Ah ! ma chère Béatrix, l’amour ne permet guère de reposer.

BÉATRIX.

Quelque Dame de Tolède cause sans doute votre inquiétude ?

DOM FÉLIX.

Les soucis que j’avais en Castille, ne sont pas ceux qui m’occupent en Aragon.

BÉATRIX.

C’est-à-dire que ma maîtresse...

DOM FÉLIX.

Je l’adore, et c’est d’elle que dépend le bonheur ou le malheur de ma vie.

BÉATRIX.

Vous êtes donc bien amoureux ?

RAMIRE.

À la folie.

DOM FÉLIX.

Mon amour ne peut augmenter. Que fait la charmante Elvire ? Le sommeil apparemment la tient encore dans ses bras.

BÉATRIX.

Non, elle est à sa toilette.

RAMIRE.

Elle a peut-être aussi ses inquiétudes.

BÉATRIX.

Voilà un homme d’une grande pénétration.

RAMIRE.

Nous ne sommes donc pas si diligents, puisque le soleil est déjà levé.

BÉATRIX.

Oh ! point de raillerie ! Je vous jure que l’astre du jour n’est pas plus brillant lorsqu’il fort du sein de l’onde ; que ma maîtresse quand elle fort de son lit.

DOM FÉLIX.

J’en suis persuadé. Heureux qui pourrait la voir à sa toilette !

BÉATRIX.

C’est un plaisir que je vous procurerai, si vous le souhaitez.

DOM FÉLIX.

Si je le souhaite ! Ah, ma chère Béatrix, que je t’aye cette obligation.

BÉATRIX.

Approchez-vous de la porte ; elle est entr’ouverte ; mais ne faites pas de bruit. Couvrez-vous de la portière, et considérez Elvire tout à votre aise.

Dom Félix s’approche de la porte de la chambre d’Elvire.

RAMIRE, à Béatrix.

La bonne Béatrix fait obligeamment tout ce qui dépend de son petit ministère.

BÉATRIX.

Assurément. Ne faut-il pas faire plaisir quand on le peut ?

RAMIRE.

La belle âme ! Puisque vous prenez plaisir à obliger le prochain, il faut Mademoiselle Béatrix, que je vous offre une occasion d’exercer votre humeur bienfaisante... Je me sens du goût pour vous... et je voudrais...

Il lui prend la main.

BÉATRIX, le repoussant.

Parlons, je vous prie, sans gesticuler. Vous m’aimez, dites-vous ?

RAMIRE.

Puisque mon maître aime votre maîtresse, il faut bien que je vous aime aussi. C’est la règle en Castille.

BÉATRIX.

On en use à-peu-près de même en Aragon.

RAMIRE.

J’en suis ravi.

BÉATRIX.

Vous avez donc envie de me plaire ?

RAMIRE.

Vous n’en devez pas douter.

BÉATRIX.

Cela étant ainsi, je crains sort...

RAMIRE.

Quoi ?

BÉATRIX.

De vous trop aimer.

RAMIRE.

Tout de bon ? Me trouvez-vous assez bien taillé pour mériter...

BÉATRIX.

Comment, bien taillé ? Vous êtes fait à peindre. Vous avez un air original.

RAMIRE, bas.

Je l’ai charmée. Vivat... Effectivement j’étais, sans vanité, à Tolède la coqueluche des filles de bon goût.

BÉATRIX.

Je crois cela sans peine ; mais dites-moi franchement, Monsieur Ramire, si vous aimez avec délicatesse. Vous contentez-vous d’inspirer de tendres sentiments ?

RAMIRE.

Fi donc, me prenez-vous pour un fat ? Je suis homme réel, Mademoiselle Béatrix.

BÉATRIX.

Je vous entends ; et votre franchise m’enchante. Oh bien, puisque vous me parlez à cœur ouvert, je veux suivre votre exemple, et vous avouer de bonne foi que je ne suis pas de bronze.

RAMIRE.

Je le crois bien. Quelle sincérité ! Que les Aragonaises sont traitables !

BÉATRIX.

Oui ; mais elles ont un défaut qui pourra vous dégoûter d’elles.

RAMIRE.

Quel défaut ?

BÉATRIX.

Elles sont capricieuses et sujettes à des envies bizarres, à des fantaisies ridicules, que leurs amants sont obligés de satisfaire, s’ils en veulent obtenir des faveurs.

RAMIRE.

Il n’est pas possible.

BÉATRIX.

Pardonnez-moi. Par exemple, il m’en vient une en ce moment qu’il faut que vous contentiez.

RAMIRE.

Quelle est-elle, s’il vous plaît ?

BÉATRIX.

Ce n’est qu’une bagatelle, qu’un rien.

RAMIRE.

Mais encore ?

BÉATRIX.

Faites-moi présent d’une de vos oreilles.

RAMIRE.

Plaît-il ?

BÉATRIX.

Allons, coupez-vous tout à l’heure une oreille, et me la présentez galamment. Je la mettrai dans mon cabinet avec une douzaine d’autres que j’ai.

RAMIRE.

Comment, diable ! une oreille !

BÉATRIX.

Hâtez-vous de me donner ce petit témoignage de tendresse.

RAMIRE.

Quelque sot, ma foi ! Voilà de plaisantes fantaisies.

BÉATRIX.

Quoi donc vous balancez, je pense.

RAMIRE.

Non, Mademoiselle Béatrix, non, je ne balance point du tout : je ne donnerais pas seulement le bout de mon oreille pour toutes les filles d’Aragon.

BÉATRIX.

Ma maîtresse m’a chargé d’une commission pendant que je m’en acquitterai, vous ferez vos réflexions là-dessus.

 

 

Scène III

 

DOM FÉLIX, à la porte d’Elvire, RAMIRE

 

RAMIRE.

Elles sont toutes faites... Maugrebleu, de l’impertinente avec son envie. Ma foi, si elle veut que je m’amuse à lui en conter, il faudra bien qu’elle change de note... Mais ouf ! je vois venir le Comte. Il va surprendre mon maître à la porte d’Elvire. Nous avons bien la mine de n’être pas longtemps pensionnaires dans cette maison.

 

 

Scène IV

 

DOM FÉLIX, RAMIRE, LE COMTE

 

LE COMTE, surprenant Dom Félix à la porte d’Elvire.

Ici Dom Félix ! Que faites-vous, Mendoce, à cette porte si matin ? Est-ce que vous voulez entrer dans la chambre d’Elvire ?

DOM FÉLIX, troublé.

Seigneur...

LE COMTE.

Pourquoi vous troublez-vous ?

DOM FÉLIX.

Je crains de vous avoir déplu. Excusez mon erreur, j’ignorais que je fusse ici dans son appartement, et je cherchais le vôtre pour vous y rendre mes devoirs.

LE COMTE.

Je vous suis obligé. N’irez-vous pas au lever du Roi ?

DOM FÉLIX.

J’y vais de ce pas, mais c’est avec le déplaisir de vous avoir chagriné par mon ignorance.

LE COMTE.

Je suis content, Mendoce, et je vous fais des excuses d’avoir eu des soupçons de vous.

Dom Félix et Ramire se retirent.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, seul

 

Quel était son dessein ? Il cherchait m’a-t-il dit mon appartement. Il m’y croyait sans doute enseveli dans un profond sommeil, et il voulait s’y introduire pour m’assassiner. Mais remettons cette pensée. Quand j’observe son visage et son maintien, je n’y vois rien qui doive m’être suspect. S’il était venu de Castille dans la résolution qu’on lui impute, il me semble que son air serait moins ouvert, et ses regards moins assurés. Je veux lui parler, et lui faire connaître les soupçons dont je suis la proie... Que dis-je ? Non, gardons-nous-en bien. Le Roi pourrait m’accuser de crainte et de défiance. Mon honneur ne le peut souffrir... Holà, quelqu’un... Il faut pour tant que je sache...

 

 

Scène VI

 

LE COMTE, ALONSE

 

ALONSE.

Seigneur...

LE COMTE.

Alonse, va dans l’appartement de Dom Félix ; et si tu y trouves des armes, apporte-les.

ALONSE, sortant.

J’y cours.

LE COMTE.

N’écoutons plus d’injustes soupçons. Dom Félix n’est point capable de former une si lâche entreprise. Rendons-lui plus de justice. S’il avait résolu de venger Dom Sanche de l’affront que j’ai fait à sa famille, il m’en aurait déjà demandé raison par les voies ouvertes à l’honneur offensé.

ALONSE, revenant avec un pistolet et une bouteille.

J’ai trouvé ce pistolet à la ruelle du lit du Castillan.

LE COMTE, prenant le pistolet.

Donne... Et son valet avait-il aussi des armes ?

ALONSE, lui montrant la bouteille.

Voilà toute son armure.

LE COMTE garde le pistolet.

Reporte cette bouteille.

ALONSE, bas en s’en allant.

Tout ceci m’est diablement suspect.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, seul, et tenant le pistolet

 

Ô Toi, noir instrument des enfers, subtile vapeur, qui portes un trépas certain à travers la flamme et le bruit, toi, qui a été inventé par les âmes lâches pour surmonter le courage et la vertu ! Est-ce par ton moyen que ma mort se prépare ?

 

 

Scène VIII

 

LE COMTE, ELVIRE

 

ELVIRE.

Qu’y a-t-il, Seigneur ? Je vous trouve avec des armes, et vous me paraissez ému.

LE COMTE.

Dom Félix est commis à ma foi. Je dois veiller à sa conservation. Cela demande des soins. Il avait ce pistolet caché dans la ruelle de son lit.

ELVIRE.

Il est en garde contre ses ennemis.

LE COMTE.

Il fait bien de se précautionner contre la trahison. C’est un acte de prudence. Je vais remettre cette arme où elle était, quoiqu’elle lui soit inutile, puisque j’embrasse sa défense.

Il s’en va.

 

 

Scène IX

 

ELVIRE, seule

 

Elvire, quelle est ta faiblesse ! toi, qui as défendu constamment ton cœur contre les soins empressés d’un Roi jeune et puissant, tu te rends sans résistance aux premières démarches qu’un étranger fait pour te plaire. Ô Amour ! ce sont là de tes coups.

 

 

Scène X

 

ELVIRE, HYPOLITE

 

HYPOLITE.

Ma cousine, il court un bruit qui me fait grand plaisir : on dit que votre mariage est arrêté. J’y prends trop de part pour ne vous en pas féliciter.

ELVIRE.

Et qui me donne-t-on pour époux ?

HYPOLITE.

Quoi ! vous l’ignorez ?

ELVIRE.

Comment pourrais-je le savoir ? Je vis sous la garde d’un frère soupçonneux qui ne me laisse voir personne. Il vient de me quitter. Il ne m’a pas dit le moindre mot de ce bruit dont vous me parlez. Tout ce que je puis penser de ce mariage, s’il se fait, c’est qu’il ne sera suivant mon inclination.

HYPOLITE.

D’où vient ? Le sort pourrait vous destiner certain époux, dont votre cœur et votre gloire auraient lieu de se contenter.

ELVIRE.

Si vous me nommez le Roi, qui pourra croire ce bruit ?

HYPOLITE.

On assure pourtant que ce Prince veut vous épouser ; et si la chose se trouve véritable, Elvire, vous devez à votre tour me faire compliment.

ELVIRE.

Sur quoi ?

HYPOLITE.

Sur mon mariage ?

ELVIRE.

Avec qui ?

HYPOLITE.

Avec celui qui n’avait des yeux que pour vous à Villaréal : avec Dom Félix de Mendoce.

ELVIRE.

Que dites-vous ?

HYPOLITE.

Je dis que si l’Aragon vous a pour Souveraine, j’espère que vous favoriserez le penchant que j’ai pour ce Cavalier. Puisqu’il ne peut être à vous vous voudrez bien qu’il soit à moi ; et je me flatte que, par votre faveur, il obtiendra des titres à pouvoir prétendre à la cousine de la Reine... Mais, Elvire, pourquoi m’écoutez-vous d’un air chagrin ?

ELVIRE.

C’est pour vous répondre sans parler.

HYPOLITE.

Est-ce que mon amour vous déplaît ?

ELVIRE.

Ne le voyez-vous pas bien ?

HYPOLITE.

Vous aimez donc Mendoce ?

ELVIRE.

Sans vous découvrir ici mes sentiments, je vous apprends, Hypolite, que ce prétendu mariage du Roi dont vous voulez repaître mon espérance, n’est qu’un faux bruit. Cessez de vous en applaudir, et de nourrir un malheureux amour. Quand votre flamme et vos charmes vous donneraient des droits sur le cœur de Mendoce, ne suffit-il pas qu’il m’aime, pour vous ôter l’espoir et même le désir de l’enflammer ?

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

HYPOLITE, seule

 

Qu’as-tu dit, imprudente Hypolite ? Tu as trop parlé. Elvire est ta rivale, Elle est jalouse. Dom Félix en est épris. Triomphons de ma tendresse. Je le dois, et je le puis : Mendoce ne l’a point fortifiée par des empressements. Il ne la mérite pas...

Apercevant Dom Félix.

mais je le vois avec le Roi. Retirons-nous. Je ne dois songer déformais qu’à fuir sa présence.

 

 

Scène XII

 

LE ROI, DOM FÉLIX

 

LE ROI.

Oui, Mendoce, le Roi votre maître m’a écrit en votre faveur. Sa recommandation augmente l’estime que j’avais déjà pour vous... mais, dites-moi, êtes vous content du Comte ?

DOM FÉLIX.

Seigneur, je ne puis trop m’en louer, et je crains de ne pouvoir jamais assez le reconnaître...

LE ROI.

Et la charmante Elvire seconde-t-elle les soins de son frère ?

DOM FÉLIX.

Elle me considère plus que je ne mérite, ou plutôt, Seigneur, comme un homme qui lui est présenté de la main de son Roi.

LE ROI.

Dites-moi sincèrement votre pensée, Dom Félix ; avez-vous vu de plus belles Dames que la sœur du Connétable 

DOM FÉLIX.

Je ne crois pas qu’il y en ait au monde. Quelque prévenu que je sois pour Blanche de Guzman, j’avoue que sa beauté n’égale pas celle d’Elvire.

LE ROI.

Puisque vous m’avez confié vos secrets, Mendoce, je veux aussi que vous deveniez mon confident.

DOM FÉLIX.

Je connais tout le prix d’une pareille faveur...

Bas.

Ô Ciel, que va-t-il m’apprendre !

LE ROI.

Je trouve dans l’aimable Elvire tout ce qui est capable d’enflammer un cœur. Aussi le mien brûle-t-il pour elle de l’ardeur la plus vive... Mais que vois-je ? Vous vous troublez. D’où peut naître ce trouble ?

DOM FÉLIX, embarrassé.

Seigneur, je ne puis vous cacher l’embarras...

Bas.

Que lui dirai-je ?

LE ROI.

Dans quel embarras êtes-vous ? Parlez.,

DOM FÉLIX.

J’appréhende que le Connétable ne m’accuse d’ingratitude d’entrer dans ces fortes de confidences...

LE ROI.

Je vous entends, Dom Félix ; mais n’ayez point de scrupule là-dessus. En attendant que j’épouse l’héritière de Portugal qui m’est promise, je suis bien aise d’amuser mon cœur sans méditer rien qui puisse offenser l’honneur du Comte. Parlez de ma part à Elvire. Dites-lui que je la conjure de m’accorder un entretien cette nuit. Je me rendrai sous son balcon, et vous m’accompagnerez. Que ce rendez-vous, Mendoce, ne bleffe point votre délicatesse. Un amour qui ne s’exprime que de loin, ne fait pas trembler la vertu. Faites-moi savoir par un billet la réponse de cette Dame...

Il sort.

DOM FÉLIX.

Je vais exécuter les ordres de votre Majesté.

 

 

Scène XIII

 

DOM FÉLIX, LE COMTE

 

DOM FÉLIX.

Juste Ciel ! mon malheur se peut-il concevoir ? Blanche me manque de foi ; et lorsque consolé de son infidélité, je me livre à un nouvel amour, je trouve un Roi épris de ce que j’aime. C’en est trop, je cède à la rigueur de mon sort. Je serai ce que ce Prince attend de moi : Je parlerai à Elvire ; et si je la vois disposée à me préférer mon rival, je me percerai le sein, pour finir ma déplorable vie.

LE COMTE, paraissant sur la scène, bas.

J’aperçois Dom Félix. Il parle tout seul avec agitation. Écoutons ce qu’il dit.

DOM FÉLIX.

Cessez, parents de Dom Sanche, cessez de chercher des vengeurs. Vous n’avez qu’à me laisser faire.

LE COMTE.

Approchons-nous de plus près de lui pour mieux l’entendre. Il parle de vengeurs.

DOM FÉLIX, sans voir le Comte.

Je vous déferai moi-même de votre ennemi. Il recevra cette nuit de ma main le coup mortel.

LE COMTE.

Le perfide ! Je ne puis plus douter de ses intentions.

DOM FÉLIX.

Dans quel désordre de pensées je suis !...

Apercevant le Comte.

Ciel ! voici le Connétable ! Il m’a peut-être entendu.

LE COMTE, bas.

Il m’a vu. Ma présence l’embarrasse...

Haut.

Qu’avez-vous, Mendoce ? Quel trouble vous saisit ?

DOM FÉLIX.

Un vif ressouvenir de mes malheurs m’a causé un transport que je n’ai pu retenir. Il est des moments où mon cou rage succombe sous le poids de mes peines. Je dois, Seigneur, vous cacher ma faiblesse.

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

LE COMTE, seul

 

Sa trahison est avérée. Il adressait sans doute les paroles que j’ai entendues à Dom Alvar son parent. Il lui renouvelait le ferment qu’il lui a fait de le venger. Allons trouver le Roi, et faisons, s’il est possible, qu’il me décharge du soin de garder plus longtemps un hôte si dangereux

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE ROI, LE COMTE

 

LE ROI.

Vous ne pouvez, dites-vous, garder Mendoce !

LE COMTE.

Seigneur, chargez un autre que moi de cet emploi, je vous en supplie. Je ne suis pas le seul dans votre cour qui puisse s’en acquitter. D’ailleurs, les belles qua lités de Dom Félix, sa jeunesse et ses agréments peuvent me servir d’excuse... si ma sœur...

LE ROI.

C’est-à-dire, que vous craignez pour votre honneur.

LE COMTE.

Est-ce vous déplaire, Seigneur ?

LE ROI.

Oui, Comte, c’est me déplaire, que de m’obéir à regret. Qu’est-ce donc qui vous rend la garde de Dom Félix si difficile ? Est-ce en effet son mérite qui vous alarme ? Non, vous connaissez trop la vertu d’Elvire pour vous en défier.

LE COMTE.

Un plus juste sujet de crainte m’occupe et m’inquiète. On m’écrit de Castille que Dom Félix ne vient en Aragon que dans le dessein de m’assassiner.

LE ROI, tirant une lettre de sa poche.

N’ajoutez pas foi à cet avis imposteur. Croyez-en plutôt cette lettre du Roi de Castille ; elle rend justice à Mendoce, et doit calmer vos inquiétudes...

Il donne la lettre au Connétable, et sort.

 

 

Scène II

 

LE COMTE, seul

 

Dans quel embarras je me trouve ! Lisons cette lettre. Puisse-t-elle me remettre l’esprit !

Il lit.

Si Dom Félix de Mendoce implore la protection de votre Majesté, je vous prie de la lui accorder. Je m’intéresse à la vie de ce Cavalier, parce qu’il le mérite, et que son père a perdu la sienne à mon service. La trahison attentera vainement sur lui, s’il peut obtenir votre appui. Le Ciel garde votre Majesté.

LE ROI DE CASTILLE.

Cette lettre me rassure. Je vois bien que j’ai eu tort de soupçonner de perfidie un Cavalier tel que Mendoce qui est estimé de son Roi. Les paroles que j’ai tantôt entendues avaient assurément un autre sens que celui que je leur ai donné.

 

 

Scène III

 

LE COMTE, DOM FÉLIX, RAMIRE

 

DOM FÉLIX, bas à Ramire.

Faut-il que je rencontre ici le Connétable ! Que lui dirai-je ?

LE COMTE, apercevant Dom Félix, bas.

Voilà Dom Félix. Recevons le d’une manière qui lui fasse connaître que j’ai perdu toute défiance...

Haut.

Seigneur, pardonnez-moi si je vous laisse. Je vais reporter au Roi ce billet. Vous le voulez bien ?

DOM FÉLIX.

Vous me rendez confus d’avoir pour moi ces égards.

Le Comte sort.

 

 

Scène IV

 

DOM FÉLIX, RAMIRE

 

DOM FÉLIX.

À juger de ses sentiments par l’air dont il vient de me parler, il me paraît n’a voir aucun soupçon de mon amour. Il faut qu’il ne m’ait point entendu tantôt. Je me suis alarmé mal-à-propos, Ramire, qu’en dis-tu ?

RAMIRE.

Je dis que cela est fort problématique. On ne lit guère les pensées d’un courtisan sur son visage. Ces Seigneurs-là, comme vous savez, embrassent quelquefois pour étouffer.

DOM FÉLIX.

Quoi qu’il en soit, je veux profiter des moments que son absence me laisse. Je vais chercher sa sœur.

RAMIRE.

Qui vous cherche aussi peut-être, car je la vois qui s’avance.

DOM FÉLIX.

Retire-toi pour un instant.

 

 

Scène V

 

DOM FÉLIX, ELVIRE

 

ELVIRE.

Je croyais mon frère ici.

DOM FÉLIX.

Madame, il est avec le Roi. Pendant ce temps-là, permettez que je m’acquitte du triste emploi dont je suis chargé. Le Prince ne s’est pas contenté de me faire la cruelle confidence de sa passion ; il m’a ordonné de vous demander pour lui un entretien cette nuit.

ELVIRE.

Et vous avez accepté la commission ?

DOM FÉLIX.

J’ai voulu m’en défendre et m’excuser sur la reconnaissance que je dois au Connétable ; mais le Roi m’a fermé la bouche en m’assurant de ses intentions. Il vous aime, dit-il, sans avoir la moindre vue qui puisse blesser votre vertu. En effet, quelle plus grande sûreté pouvait il vous donner de la pureté de ses sentiments que le lieu où il souhaite de vous entretenir ? Il ne vous parlera que du bas de votre balcon.

ELVIRE.

Ah ! Dom Félix, que vous aimez faiblement ! Si vous étiez bien amoureux, vous vous feriez dispensé de prêter votre entremise. Que dis-je ? vous auriez perdu la vie plutôt que de faire ce que vous faites. Quoi ! l’empressement d’un amant couronné n’a pu vous rendre jaloux ? C’est pourtant la première loi de l’amour, de craindre les progrès d’un rival. L’amour sans jalousie n’est qu’une tranquille amitié. Si, persuadé de ma vertu, vous vous reposez sur mon courage et sur ma foi, je vous suis bien redevable de l’estime que vous me marquez ; mais songez, Mendoce, que je suis femme, et que le Roi peut devenir amant aimé.

DOM FÉLIX.

Cessez de me faire d’injustes reproches. Ah ! Madame, que ne pouvez-vous lire dans mon cœur ? Vous verriez que j’ai de mortelles alarmes. Que n’ai-je pas souffert quand le Roi m’a découvert sa passion ! Mais, belle Elvire, il fallait dissimuler. Il fallait vous perdre, ou payer ficher le plaisir de vous voir.

ELVIRE, d’un air tendre.

Ne me trompez-vous point ?

DOM FÉLIX.

Que dites-vous ? ô Ciel ! Vous oubliez que vos charmes sont tout-puissants ; et qu’en vous voyant pour la première fois, je vous consacrai tous les moments de ma vie. Hélas ! adorable Elvire, quelle sera ma destinée ? Serez-vous favorable à mes vœux ? Puis-je me flatter que vous préférez Dom Félix...

ELVIRE.

Oui, Mendoce, l’amant qui règne en Aragon n’est pas celui qui règne dans mon cœur. C’est vous en dire trop ; adieu, votre intérêt m’oblige à ménager votre rival ; faites-lui espérer la satisfaction qu’il me demande.

DOM FÉLIX, se jetant à ses genoux.

Quelles bontés, Madame ! Permettez qu’à vos pieds.

ELVIRE.

Levez-vous. Mon frère pourrait nous surprendre. Je vous laisse...

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

DOM FÉLIX, seul

 

Fortune ! je cesse de me plaindre de toi ! Je te pardonne les maux que tu m’as fait souffrir. Je suis aimé d’Elvire ! Ce bonheur ne peut être trop acheté.

 

 

Scène VII

 

DOM FÉLIX, RAMIRE

 

RAMIRE.

Si j’en dois croire votre air joyeux, vos affaires ne vont pas mal.

DOM FÉLIX.

Elles vont tout au mieux.

RAMIRE.

Le Ciel en soit loué ; mais il faut prendre garde que le Connétable ou le Roi ne s’aperçoive de votre bonheur ; car il ne serait pas de longue durée.

DOM FÉLIX.

Apporte-moi de l’encre et du papier.

RAMIRE.

Il y en a sur cette table.

DOM FÉLIX.

Je vais écrire au Roi, et tu lui porteras le billet.

RAMIRE, donnant un siège à son maître.

Voilà un siège.

Dom Félix se met à écrire sur une table. Pendant ce temps-là, on crie derrière le Théâtre, et l’on entend un bruit d’épées.

 

 

Scène VIII

 

DOM FÉLIX, RAMIRE, VALETS derrière le Théâtre

 

UN VALET, derrière le Théâtre.

Ah ! voleur !

UN AUTRE VALET, derrière le Théâtre.

Ah ! traître !

DOM FÉLIX, se levant et s’en allant.

Je veux savoir ce que c’est que ce bruit. Peut-être y ai-je intérêt.

RAMIRE.

Je vous suis ; et s’il faut olinder, nous allons voir beau jeu.

Ils sortent tous deux par une porte, et le Comte entre par une autre.

 

 

Scène IX

 

LE COMTE, seul

 

Depuis que j’ai lu la lettre du Roi de Castille, j’ai l’esprit en repos.

Il aperçoit sur la table la lettre que Dom Félix a commencée. Il s’approche, et la prend.

Que vois-je ! Dom Félix écrivait ici ce me semble ; il n’avait encore tracé que quelques lignes. N’importe, lisons les.

Il lit.

J’ai fait toutes les diligences possibles pour vous donner satisfaction. Je vous la promets ; mais le Connétable est sur ses gardes. Néanmoins j’espère mettre sa vigilance en défaut.

C’est tout ce qu’il a écrit ; mais n’en est-ce pas assez ? Ô Ciel ! quand je me crois hors de péril, je vois que j’ai tout ! à craindre... Relisons.

Il relit.

J’ai fait toutes les diligences possibles pour vous donner satisfaction... N’est-ce pas comme s’il y avait : j’ai fait ce que j’ai pu pour trouver l’occasion de faire mon coup.

Il continue de lire.

 Je vous la promets ; mais le Connétable est sur ses gardes... c’est-à-dire, que le lâche m’aurait déjà assassiné, si ma défiance n’eût dérobé ma vie à ses coups.

Il continue de lire.

Néanmoins j’espère mettre sa vigilance en défaut... Ah ! perfide, je t’en défie. Je saurai toujours rendre inutile la noire trahison que tu médites... écrivons quelques mots au bas de son billet. Faisons-lui connaître que j’ai pénétré son dessein.

Après avoir écrit.

Ces paroles suffisent. Je sors avant qu’il puisse me surprendre.

Il sort.

 

 

Scène X

 

DOM FÉLIX, RAMIRE

 

RAMIRE.

Ce n’était qu’une querelle de valets. Cela ne manque jamais d’arriver, quand il y a du vin sur jeu. Moi-même quelquefois je m’en mêle comme un autre ; et quand je suis entre deux vins, je suis diablement querelleur. J’ai le vin bas-Breton.

DOM FÉLIX.

Je reviens achever mon billet... Mais qu’est-ce que j’aperçois ? Ramire, ou j’ai perdu l’esprit, ou quelqu’un est entré ici depuis que nous en sommes sortis.

RAMIRE.

Qui vous le fait juger ?

DOM FÉLIX.

Voici des mots tracés d’une main étrangère.

RAMIRE.

Est-il possible ? Le diable fait donc écrire. Voyons un peu ce qu’il a griffonné.

DOM FÉLIX lit.

Arrête, Dom Félix, les lois de l’hospitalité sont sacrées. Elles furent toujours respectées des cœurs nobles.

Ramire, je suis perdu !

RAMIRE.

Quoi ! le Comte est le diable.

DOM FÉLIX.

Il aura tout pénétré !

RAMIRE.

Quelle imprudence aussi de quitter une lettre commencée ! Vous méritez bien la petite mortification qui vous en revient. Écoutez ce qu’un Sage a dit là-dessus, cela vous servira d’instruction pour une autre fois. Il disait qu’on n’avait point dû faire les ferrures et les cadenas pour les portes, mais pour les lettres qui renferment des choses importantes. Eh ! n’a-t-il pas raison ? Que de malheurs sont arrivés par des lettres surprises ou négligées ! Combien de femmes perdues d’honneur ! Combien de maris détrompés !

DOM FÉLIX.

Je vais informer le Roi de ce contretemps, Le Comte vient. Je suis dans un trouble inconcevable, évitons sa présence.

 

 

Scène XI

 

LE COMTE, ELVIRE

 

LE COMTE.

Je ne puis vous le celer, ma sœur, je suis la proie d’une inquiétude qui m’agite sans relâche. Le soin de garder le Castillan m’occupe trop. Il met en danger ma vie et mon honneur.

ELVIRE.

Votre vie et votre honneur ?

LE COMTE.

Sans doute. Un homme tel que Mendoce chez moi doit troubler mon repos. Il est bien fait et galant, vous êtes belle ; en faut-il davantage pour donner occasion au monde de tenir des discours médisants ?

ELVIRE.

Je méprise des discours que je ne justifie point ; et quant à Dom Félix, il est trop pénétré de vos bontés pour songer à vous déplaire.

LE COMTE.

J’observe pourtant soigneusement ses démarches ; et lorsque je l’ai surpris à la porte de votre chambre, je l’ai soupçonné d’avoir des desseins sur vous.

ELVIRE.

S’il en avait, il prendrait mieux son temps pour les exécuter. Il n’ignore pas que les Dames ne se laissent guère voir librement à leur toilette. Une coiffure mal arrangée, un déshabillé sans art soutient mal les intérêts de la beauté ; et ce n’est pas dans cet état qu’elles s’offrent à des yeux qu’elles veulent charmer.

LE COMTE.

Faut-il vous dire ce que je pense, ma sœur ? je crains moins les vues qu’il pourrait avoir sur vous, que l’envie qu’il a de me percer le sein.

ELVIRE.

Ah ! mon frère, rejetez cette pensée, elle blesse la générosité de Mendoce.

LE COMTE.

Cela peut être ; mais je ne puis m’empêcher de me défier de lui. J’ai été dans sa chambre. J’y ai trouvé avec des armes cette boîte à portrait qui était parmi ses hardes. Il donne à Elvire la boîte à portrait.

ELVIRE, prenant la boîte.

Ce sera celui de la Dame qu’il aime et qu’il a laissée en Castille.

LE COMTE.

Il y a dedans deux portraits qui se regardent l’un est celui de Dom Félix.

ELVIRE.

Celui de Dom Félix ?

LE COMTE.

Et l’autre apparemment est celui de cette Dame.

ELVIRE, rendant la boîte sans l’ouvrir.

Tenez, Seigneur.

LE COMTE.

Quoi ! vous êtes fille, et n’êtes pas curieuse ?

ELVIRE, souriant.

Je suis fille sans en avoir les faiblesses.

LE COMTE, sur le même ton.

Mais, ma sœur, ne craignez-vous point que je vous soupçonne d’une feinte modération ?

ELVIRE.

Pour prévenir ce soupçon injuste, donnez-moi ces portraits.

LE COMTE.

À cela, je vous reconnais.

ELVIRE ouvre la boîte, et considère les portraits.

Quel prodige de beauté ! Quels yeux ! Quelle douceur ! Dom Félix est ici peint bien amoureux. Il semble dévorer sa Dame de ses regards. Que sa coiffure a de grâces ! Il le faut avouer, les Dames de Castille l’emportent sur nous pour se bien coiffer.

LE COMTE.

Rendez-moi ces portraits.

ELVIRE.

Confiez-les-moi, de grâce, pour quelques heures. L’air de cette coiffure me plaît infiniment. Je voudrais l’essayer sur moi. Pourrez-vous bien avoir cette complaisance sans former de nouveaux soupçons ?

LE COMTE, soupirant.

Hélas ! d’autres soupçons m’inquiètent bien davantage.

ELVIRE.

Expliquez-vous, mon frère.

LE COMTE.

Je vous en instruirai une autre fois.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

ELVIRE, seul

 

Amour, que tu fais bientôt succéder tes peines à tes douceurs ! Tu ressembles à la mer dont les tempêtes sont soudaines et fréquentes. Tu ne peux, cruel, laisser longtemps un cœur sans mouvements jaloux.

Elle ouvre la boîte, et regarde les portraits.

Ces caractères marquent jusqu’à quel point l’Imposteur est épris de la Dame...

Elle lit.

Je suis tout à Blanche, et rien ne peut égaler Blanche... Ah ! le traître ! devait-il me tromper de la sorte ? Si son cœur est encore prévenu pour sa Castillane, que souhaite-t-il d’Elvire ? C’en est fait, perfide, je veux t’oublier pour jamais, je veux te mépriser. Adore Blanche ; fois tout à elle ; je n’ai plus pour toi que de l’indifférence.

 

 

Scène XIII

 

ELVIRE, HYPOLITE

 

HYPOLITE.

Vous me paraissez bien agitée, Madame ; quelle en peut être la cause ? vous serait-il arrivé des traverses dans vos amours ?

ELVIRE.

Parlons plutôt des vôtres, et ne me le cachez point, Hypolite, vous êtes bien piquée contre moi.

HYPOLITE.

À votre avis, est-ce sans raison ?

ELVIRE.

Il faut que je vous désabuse. Quoique je vous aie dit tantôt, apprenez que je ne pense point à Dom Félix. Ce serait mal répondre aux empressements du Roi. Aimez le Castillan, je n’y mets plus d’obstacle. Je vous avertis seulement qu’il vous faudra disputer son cœur avec cette Dame.

Elle lui montre les deux portraits.

Le portrait de Dom Félix nous apprend ce qu’il faut penser de ce Cavalier. Je suis tout à Blanche, dit-il, et rien ne peut égaler Blanche. Réglez-vous là-dessus.

Elle s’en va.

HYPOLITE, voulant la retenir.

Elvire, attendez, un mot.

ELVIRE.

Je ne puis.

 

 

Scène XIV

 

HYPOLITE, seul

 

Dois-je m’affliger de ce que je viens d’apprendre ? Dois-je en avoir de la joie ? Je croyais n’avoir qu’une rivale, et j’en ai deux, toutes deux aimées. D’un autre côté, Elvire me cède Mendoce ; mais elle est jalouse. Le dépit et la jalousie rompent mal les chaînes de l’Amour. Je l’éprouve malgré moi. N’importe ; profitons de sa colère ; une amante est bien imprudente de laisser le champ libre à sa rivale. Employons le temps de leur mésintelligence si utilement pour ma tendresse ; que si, suivant le naturel des femmes, Elvire cherche à regagner le cœur de Mendoce, elle m’en trouve en possession. La nuit est avancée. Retirons nous.

 

 

Scène XV

 

LE ROI, DOM FÉLIX, RAMIRE

 

DOM FÉLIX.

Voici l’heure, Seigneur, et nous sommes près du lieu où l’on a promis de vous entretenir.

LE ROI.

Approchez-vous du balcon, et voyez si Elvire y est. Vous me retrouverez à deux pas d’ici...

Le Roi s’éloigne un peu.

DOM FÉLIX.

Toi, Ramire, observe exactement toutes choses.

RAMIRE.

Je suis tout yeux et tout oreilles.

 

 

Scène XVI

 

DOM FÉLIX, ELVIRE

 

DOM FÉLIX, s’approchant du balcon.

St, st, st.

ELVIRE, à son balcon.

Est-ce vous, Dom Félix ?

DOM FÉLIX.

Oui, Madame, c’est moi. L’entretien que mon rival est près d’avoir avec vous, me trouble l’esprit. Mille mouvements jaloux me déchirent. Je crains...

ELVIRE.

Façons de parler, Mendoce. Écoutez-moi. Je veux vous consulter sur une chose qui me touche de fort près. Si vous étiez à ma place, c’est-à-dire, sœur du Connétable d’Aragon, servie par un Cavalier Castillan banni de son pays, et chérie d’un jeune Roi, à qui donneriez vous la préférence ?

DOM FÉLIX.

Au Roi, Madame, sans contredit.

ELVIRE.

Je veux suivre votre conseil. Faites approcher ce Prince. Mon cœur le préfère au Castillan.

DOM FÉLIX.

Que dites-vous ?

ELVIRE.

Que vous alliez dire au Roi que je l’attends...

Elle ferme sa fenêtre.

DOM FÉLIX.

Achevez, cruelle, achevez de me désespérer... Mais elle ne veut pas m’entendre. Je ne comprends rien à ce qu’elle vient de me dire. Elle m’a tenu tantôt un autre langage... Appelons le Roi, et demain un éclaircissement avec elle décidera de mon sort.

Il va du côté où le Roi l’attend.

 

 

Scène XVII

 

RAMIRE, seul

 

Les bâillements commencent à me prendre, et peu s’en faut que je ne me livre au sommeil qui me ferre de près. Allons, Ramire, mon Cupidon, mon enfant, ne succombe point à la tentation. Songe que tu es chargé d’un soin de la dernière importance. Il n’appartient pas à tout le monde de s’abandonner au repos. Dorme le riche qui n’a ni dettes, ni ennemis ; dorme celui qui vient de gagner un procès de conséquence ; mais veille celui qui a une jeune et belle femme, et surtout celui qui a l’honneur d’être chargé de la garde d’un Roi.

 

 

Scène XVIII

 

LE ROI, DOM FÉLIX, RAMIRE

 

DOM FÉLIX.

Oui, Seigneur, vous pouvez vous approcher, on vous le permet.

Le Roi s’avance vers le balcon d’Elvire, et Dom Félix vient vers Ramire.

Dom Félix et Ramire se cherchent à tâtons, et se rencontrent.

DOM FÉLIX, tenant Ramire.

Est-ce toi, Ramire ?

RAMIRE.

C’est moi-même.

DOM FÉLIX.

Ah, mon enfant, il y a bien des nouvelles.

RAMIRE.

Quelles nouvelles ?

DOM FÉLIX.

Mes feux sont méprisés d’Elvire ; elle m’a dit qu’elle me préférait le Roi.

RAMIRE.

Elle a tort. Voyez un peu l’impertinente !

DOM FÉLIX.

J’en suis au désespoir. J’en mourrai de douleur.

RAMIRE.

N’allons pas si vite, mon cher maître. Je suis fort trompé, s’il n’entre ici de la jalousie. Je ne parle pas sans fondement. J’ai trouvé tantôt toutes nos hardes bouleversées dans la garde-robe. On a même donné très indiscrètement quelques baisers amoureux à une bouteille que j’avais dans la ruelle de mon lit.

DOM FÉLIX.

Tais-toi. J’entends du bruit.

 

 

Scène XIX

 

LE COMTE DOM FÉLIX, RAMIRE, ALONSE

 

On voit au fond du Théâtre le Roi qui s’entretient avec Elvire, et Dom Félix d’un autre côté est avec Ramire.

LE COMTE, à son valet.

Alonse, à l’heure qu’il est, se peut-il qu’il ne soit pas encore retiré ! Je ne veux pas me coucher qu’il ne soit rentré ! Vraiment le Roi me charge ici d’un agréable soin. Il m’est encore plus pénible de l’attendre que de le garder.

DOM FÉLIX, à Ramire.

Il y a quelqu’un.

LE COMTE, à Alonse.

Je viens d’entendre parler...

Il fait quelques pas à tâtons, et touche Dom Félix.

Qui va-là ?

DOM FÉLIX.

Qui que vous soyez, vous ne pouvez passer plus avant. Retournez sur vos pas.

LE COMTE.

Je ne le puis, ni ne le veux.

DOM FÉLIX, mettant l’épée à la main.

La force vous le fera faire.

LE COMTE, tirant aussi l’épée.

Ce bras et cette épée méprisent tout obstacle.

Alonse et Ramire mettent aussi l’épée à la main, chacun du côté de son maître ; ils commencent à ferrailler tous quatre. Au bruit qu’ils font, un valet du Connétable vient avec une épée et un flambeau.

DOM FÉLIX, reconnaissant le Connétable.

Ciel ! c’est le Comte !

LE COMTE, reconnaissant Dom Félix.

Ah ! perfide, tu m’attends pour m’assassiner !

DOM FÉLIX.

Ouvrez les yeux, Seigneur, et reconnaissez Dom Félix.

LE ROI, accourant et se montrant au Comte.

Comte, remettez-vous.

LE COMTE, troublé.

C’est vous, Seigneur !

LE ROI.

Oui. J’ai retenu Mendoce pour nous entretenir au frais ; et comme nous nous sommes trouvés près de votre appartement, j’ai voulu voir par curiosité, si vous n’étiez point encore retiré.

LE COMTE, troublé.

Seigneur, me voici prêt à recevoir vos ordres.

LE ROI.

C’est assez, il se fait tard, reconduisez-moi, Dom Félix. Adieu, Comte.

Le Roi sort, et Dom Félix le suit.

LE COMTE, bas.

Tout ceci me confond. Je n’y conçois rien.

 

 

ACTE IV

 

La Scène est dans le Salon de communication.

 

 

Scène première

 

DOM FÉLIX, RAMIRE

 

RAMIRE.

Quand le maître du logis a le cerveau troublé, toute la maison s’en ressent.

DOM FÉLIX.

Qu’est-il donc arrivé de nouveau ?

RAMIRE.

On est encore entré dans notre appartement. Toutes nos hardes sont sans dessus dessous dans la garde-robe. Je ne fais pas pourquoi ; car, Dieu merci, nous ne sommes pas des mieux nippés.

DOM FÉLIX.

Tu as raison.

RAMIRE, montrant un papier.

Mais ce qui me paraît mystérieux, c’est ce papier que j’ai trouvé auprès du portrait que vous savez.

DOM FÉLIX.

Donnez-le-moi. Lisons ce qu’il contient.

Il lit.

Blanche est le nom de cette Dame ; son amant a voulu le marquer lui-même, afin qu’on ne pût l’ignorer. L’amant qui la dévore des yeux, ne doit point être aimé d’Elvire, puisqu’il dit, comme en soupirant, je suis tout à Blanche.

RAMIRE.

Oh ! oh ! le portrait intrigue Dona Elvire, à ce que je vois ; elle veut à son tour vous rendre jaloux.

DOM FÉLIX.

Tu te trompes, Ramire ; la volage affecte une jalousie qu’elle ne sent point. Hier, elle me donna quelque espérance ; mais l’orgueilleuse s’est rendue à l’amour du Roi.

RAMIRE.

Expliquons les choses un peu plus à notre avantage.

DOM FÉLIX.

Non, non, elle me dédaigne, elle m’insulte. Je suis né pour être trahi par toutes les femmes, pour être le jouet de leur inconstance. Elle aime mon rival. Laissons ces heureux amants jouir en paix de leur félicité. Je ne pourrais en être témoin sans ressentir mille tourments plus affreux que la mort. Éloignons-nous promptement de Saragosse ; et puisque l’affront fait à Dom Sanche ne me permet pas de retourner en Castille, allons dans un autre climat. La fortune peut-être ne m’y sera pas si contraire. Ramire, il faut partir pour Naples.

RAMIRE.

Partons, je suis tout prêt.

DOM FÉLIX.

Je vais prendre congé du Roi. Pendant ce temps-là, prépare tout pour notre départ.

Il veut sortir.

RAMIRE, le suivant.

Maudite Blanche ! maudite Elvire ! maudit amour !

 

 

Scène II

 

DOM FÉLIX, HYPOLITE

 

HYPOLYTE, arrêtant Dom Félix.

Arrêtez, Seigneur Dom Félix, j’ai deux mots à vous dire. Je fais que ma cousine Elvire a eu du penchant pour vous ; mais l’ambitieuse ne pense plus qu’à plaire au Roi. Pour moi, je suis moins inconstante qu’elle ; et si mon cœur et ma main peuvent vous consoler de son changement, je vous les offre.

DOM FÉLIX.

Je ne mérite point, Madame, l’honneur que vous me voulez faire. Le méprisable rebut de Blanche et d’Elvire est in digne de vous. Je quitte aujourd’hui cette cour ; le soin de mon repos m’en bannit ; mais ma plus grande peine, belle Hypolite, est de ne pouvoir profiter de vos bontés.

Il sort.

 

 

Scène III

 

HYPOLITE, seule

 

Qu’as-tu fait, malheureuse Hypolite ? Devais-tu te déclarer avant que d’être instruite des sentiments de l’ingrat ? Meurs de honte d’avoir hasardé une démarche si peu digne de ta naissance, et même de ton sexe. Rappelle ta fierté ; fais succéder le mépris à la tendresse...

 

 

Scène IV

 

HYPOLITE, ELVIRE, BÉATRIX

 

ELVIRE.

Hypolite le saura peut-être.

BÉATRIX.

La voilà. Demandez-le-lui.

ELVIRE, bas à Béatrix.

Après lui avoir cédé Mendoce, je ne veux pas lui en parler moi-même.

BÉATRIX.

Que de façons ! Ho bien, je vais lui adresser la parole...

À Hypolite.

Madame on dit que le Castillan va s’éloigner de nous ?

HYPOLITE.

Rien n’est plus véritable ; à moins qu’Elvire ne s’oppose à son départ.

ELVIRE.

Qu’il parte ou qu’il demeure, j’y prends peu d’intérêt.

HYPOLITE.

Et moi de même, je vous assure.

BÉATRIX, ironiquement.

Mort de ma vie, voilà deux Dames bien indifférentes.

HYPOLITE.

Cependant, ma cousine, vous devez être affligée de cette nouvelle.

ELVIRE.

C’est vous plutôt qu’elle doit mortifier.

HYPOLITE.

Il est fâcheux d’être privé d’un bien dont on a joui.

ELVIRE.

Il est encore plus fâcheux de perdre ce que l’on aime.

HYPOLITE.

J’ai aimé Dom Félix, je ne m’en défends pas ; mais, grâce à son indifférence pour moi, je suis peu sensible à son éloignement.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

ELVIRE, BÉATRIX

 

ELVIRE.

Ah ! Béatrix !

BÉATRIX.

Hé bien, Madame, vous avez envie de me parler confidemment, n’est-il pas vrai ?

ELVIRE.

C’est trop se faire violence, je ne puis plus cacher ma douleur.

BÉATRIX.

Le Castillan vous tient toujours au cœur, n’est-ce pas ?

ELVIRE.

Ma jalousie m’a trompée. J’ai cru ma flamme éteinte.

BÉATRIX.

Vous avez compté sans votre hôte. Les eaux de l’Èbre ne sont pas celles du Fleuve de l’oubli.

ELVIRE.

Qu’ai-je fait, insensée ? Ce cruel départ me fait sentir plus vivement mes blessures. J’aime Dom Félix, il part, et je meurs ! Ma chère Béatrix, quel remède que mourir !

BÉATRIX.

Il est cent fois pire que le mal. Mais, Madame, je ne comprends rien à votre conduite : c’est vous qui l’obligez de partir. Pourquoi le désespérer par des rigueurs désavouées du cœur ?

ELVIRE.

Que veux-tu ? j’étais folle. Ah ! Béatrix, qui pourrait le retenir ?

BÉATRIX.

Vous-même, s’il entendait ce que j’entends.

ELVIRE.

Quoique ma gloire en murmure, j’y yeux faire mes efforts.

BÉATRIX.

Et du Roi, qu’en prétendez-vous faire ?

ELVIRE.

Le détromper par mes froideurs.

BÉATRIX.

Cela peut avoir de mauvaises fuites.

ELVIRE.

Je les braverai courageusement. Le pouvoir suprême ne peut rien sur les cœurs.

BÉATRIX.

Puisque vous êtes si résolue, éclaircissez-vous donc avec Dom Félix ; écoutez ce qu’il vous dira pour se justifier. Ses raisons seront bien mauvaises, si vous ne vous y rendez pas. Taisons-nous, le Roi vient, et Dom Félix est avec lui.

ELVIRE.

Ne pouvons-nous les éviter ?

BÉATRIX.

Non, les voici.

 

 

Scène VI

 

ELVIRE, BÉATRIX, LE ROI, DOM FÉLIX

 

LE ROI.

Elvire, je viens solliciter vos charmes en faveur de ma cour. Dom Félix, qui en fait l’ornement, veut nous quitter. Je m’efforce en vain de le retenir ; j’ai recours à vos yeux ; j’espère qu’ils seront plus puissants que mon éloquence.

ELVIRE.

Mes yeux, Seigneur, ne forcent pas les volontés. Ils ne retiendront pas Mendoce, si vos bontés ne peuvent l’arrêter.

Elle s’en va.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, DOM FÉLIX

 

LE ROI.

Je suis étonné, Dom Félix, d’un départ si précipité.

DOM FÉLIX.

Je vais, si vous me le permettez, vous en détailler les motifs.

LE ROI.

Je vous écoute.

DOM FÉLIX.

Seigneur, fuyant mes ennemis, accompagné d’un seul valet, j’arrivai sur la frontière de vos États. Nos chevaux hors d’haleine d’avoir été pouffés sans relâche vinrent à manquer sous nous. Il fallut les laisser ; et nous écartant du grand chemin pour gagner un village, où nous espérions trouver du secours nous rencontrâmes sur le bord d’un ruisseau la charmante Elvire et sa cousine. Tout prévenu que j’étais alors contre les femmes, je ne vis point impunément la sœur du Connétable. Sa vue produisit son effet, et m’embrasa de mille feux. Instruite de mes malheurs, elle m’offrit des chevaux et une retraite que j’acceptai. Je passai deux jours chez elle, et je connus tout son mérite. Il fallut, enfin, se séparer ! Ce ne fut pas sans une extrême violence de ma part ; et de son côté, elle me fit entrevoir quelque regret. Je partis donc sans que je pusse savoir son nom, parce qu’elle avait défendu aux personnes de sa suite de me le dire. Elle daigna écrire en ma faveur à Votre Majesté, qui voulut bien à sa prière m’accorder sa protection. Mais quel fut hier mon étonnement, lorsque je retrouvai dans le lieu même que vous me donnez pour asile, cette beauté qui m’enflamme, et que je désespérais de revoir jamais ! J’en eus une joie extrême ; et cependant, Seigneur, cette joie est la cause de mon départ.

LE ROI.

Eh ! pourquoi donc cela ?

DOM FÉLIX.

Seigneur, vous allez l’apprendre. Profitant de l’occasion, je découvre mon amour. Elvire semble s’applaudir de son ouvrage, et me promettre un heureux sort. Mais je vois bientôt évanouir mon espérance. Vous me confiez le secret de vos feux, et vous exigez mon entremise pour les servir. Je vous ai obéi, Seigneur, on vous a accordé un entretien. Depuis ce moment, nulles peines ne peu vent égaler les maux que je souffre. Aimant ce que vous aimez, quelle folie ne serait-ce point à moi de nourrir quelque espoir ? D’ailleurs, si j’avais l’audace de continuer d’être votre rival, ce serait payer vos bontés d’ingratitude, et trahir le Comte. N’aurait-il pas raison de se plaindre, si, violant les droits de l’hospitalité, je m’occupais dans sa maison à séduire sa sœur ou pour vous ou pour moi ? Déjà la crainte et les soupçons lui troublent l’esprit. Il observe toutes mes démarches, et mon absence seule peut dissiper son inquiétude. Permettez-moi donc, Seigneur, de sortir de l’Aragon, et d’aller chercher à Naples, dans les occasions de vous servir, de quoi tromper la passion qui trouble mon repos.

LE ROI.

Je vous fais bon gré, Mendoce, de ces généreux mouvements. Ils ajoutent à l’estime que j’avais déjà pour vous. Je dois, récompenser les égards que vous conservez à la Majesté Royale, et vous faire connaître combien de pareils sentiments sont agréables aux Rois. Je vous promets ma faveur et des titres en Italie ; mais ne partez pas sans me revoir. Le Comte vient. Je veux lui parler. Laissez-nous, et soyez persuadé, Dom Félix, que vous ne partirez pas mécontent.

DOM FÉLIX, sortant.

J’attendrai vos ordres, Seigneur.

 

 

Scène VIII

 

LE ROI, LE COMTE

 

LE ROI.

Comte, on m’a fait de vous des rapports qui m’ont étonné : on dit que des idées chimériques vous troublent l’esprit. Rentrez en vous-même. Ayez plus de confiance en la noblesse de votre sang et en la vertu d’un Prince, qui, quoique jeune et bouillant, rend justice au moindre de ses sujets. Tout suit dans ma Cour l’exemple que j’y donne ; rien n’y blesse les mœurs. Voyez avec quelle retenue Dom Henrique sert Anne de Moncade, le Comte de Ribagore, Catherine de Peralte, et Dom Pedre d’Aragon, la belle Hélène de Villasan ? Je ne vous parlerai point de tant d’autres dont les galanteries délicates sont respectées de la médisance. Ne pensez donc pas que mon amour fasse tort à Elvire. Mes soins pour elle augmentent son prix ; et sa vertu en reçoit plus d’éclat. Cependant puisque mes empressements vous causent tant d’alarmes, je veux cesser d’être son amant ; et pour vous mettre l’esprit en repos, préparez-vous, Comte, à l’ambassade de Portugal. Vous irez à Lisbonne presser mon mariage avec son Infante.

LE COMTE.

Seigneur, j’accepte avec transport l’emploi dont vous m’honorez. J’irai chez le Portugais superbe soutenir la gloire de l’Aragon ; et si le Ciel seconde mes soins et mes désirs, j’espère amener à Saragosse l’illustre Princesse dont vous avez fait choix. Mais, Seigneur, avant mon départ, trouvez bon que j’établisse ma sœur. Les Cunigas et les Laras de Castille la recherchent depuis quelques jours. Souffrez qu’elle épouse celui qui vous sera le plus agréable.

LE ROI.

Comte, j’ai pris pour vous ce soin. Votre sœur est mariée.

LE COMTE, étonné.

Mariée !

LE ROI.

Oui. J’ai fait choix du Marquis de Miralve.

LE COMTE.

Je ne le connais pas, Seigneur, et je n’ai jamais entendu parler...

LE ROI.

Miralve est un Domaine considérable en Italie.

LE COMTE.

Eh ! comment puis-je conclure ce mariage, si je pars pour le Portugal ?

LE ROI.

Mariez Elvire dès ce jour, et vous partirez après.

LE COMTE.

Mais le Marquis étant absent...

LE ROI.

Il est à Saragosse, et vous le verrez chez vous dans une heure. Je l’y conduirai moi-même. Préparez-vous à le bien recevoir.

Il sort.

LE COMTE.

Je ne puis revenir de ma surprise. Le Marquis de Miralve ! Je ne sais ce que je dois penser de cet hymen.

 

 

ACTE V

 

La Scène est dans le Salon de communication.

 

 

Scène première

 

DOM FÉLIX, RAMIRE

 

DOM FÉLIX.

As-tu tout préparé ? Pouvons-nous partir ?

RAMIRE.

Bon ! Nous avons si peu de hardes que tout était prêt avant même que vous l’eussiez ordonné.

DOM FÉLIX.

Je quitte le séjour de Saragosse, Ramire ; mais je ne crois pas que je puisse vivre éloigné d’Elvire.

RAMIRE.

Oh ! il faut bien que vous vous accoutumiez à vous passer d’elle. Ne jetons pas le manche après la cognée. Vivons toujours à bon compte.

DOM FÉLIX.

Faffe le Ciel que la mer devienne orageuse !

RAMIRE.

Le Ciel nous en préserve !

DOM FÉLIX.

Que les vents déchaînés soulèvent les flots pour nous perdre !

RAMIRE.

Que les vents plutôt nous soient toujours favorables !

DOM FÉLIX.

Que la galère soit ensevelie dans les plus profonds abymes !

RAMIRE.

Que la galère arrive à bon port !

DOM FÉLIX.

Les tempêtes, le naufrage, tout me sera doux, pourvu que je puisse finir mon déplorable destin.

 

 

Scène II

 

DOM FÉLIX, RAMIRE, ELVIRE, BÉATRIX

 

Béatrix s’approche de Dom Félix, et Ramire va se mettre auprès d’Elvire.

BÉATRIX, à Dom Félix.

Que dites-vous, Seigneur Dom Félix. Pourquoi toutes ces imprécations ?

RAMIRE, à Elvire.

Madame, ayez pitié de mon maître. Empêchez-le de partir, ou c’est un homme mort.

ELVIRE.

Je le ferais, Ramire, si j’en avais le pouvoir ; mais le moyen d’y réussir, si Blanche le rappelle en Castille ?

RAMIRE.

Eh ! de par tous les diables, ce n’est point en Castille que nous allons, c’est à Naples, Madame, où il n’y a point de Blanches.

DOM FÉLIX, à Ramire.

Laisse, Ramire, laisse ; tout ce que tu pourras dire sera inutile ; Madame a pris son parti. Elle me voudrait déjà loin d’elle.

BÉATRIX, à Dom Félix.

Pourquoi vous aviser aussi de garder de vilains portraits ?

ELVIRE.

Que fais-tu, Béatrix ? Tu as tort de lui faire ce reproche. Puisqu’il est éloigné de Blanche, n’est-il pas juste qu’il en conserve chèrement l’image ?

RAMIRE, bas à son maître.

Allons, Seigneur Dom Félix, repoussez la balle.

DOM FÉLIX, à Elvire.

Quoi, Madame, ce portrait serait la cause du changement que vous m’avez fait paraître ?

BÉATRIX, à sa maîtresse.

Allons, Madame, répondez juste.

ELVIRE.

Oui, Mendoce, ce portrait a pu me rendre jalouse.

DOM FÉLIX.

Qu’entends-je ? Je serais assez heureux... Mais, non, vous ajoutez, cruelle Elvire, la raillerie aux dédains.

BÉATRIX, bas.

Les parties, si je ne me trompe, seront bientôt d’accord.

ELVIRE.

Non, Dom Félix, c’est la vérité pure. Pour avoir changé de langage avec vous, je n’ai pas changé de sentiment.

RAMIRE.

Bon ! voilà notre départ reculé.

DOM FÉLIX.

Comment, belle Elvire, ce que vous me dites hier au rendez-vous, était un effet de votre jalousie ?

BÉATRIX.

Justement.

ELVIRE.

Ce portrait que vous avez, vous ne le garderiez point par un reste d’amour pour Blanche ?

RAMIRE.

Fi donc ! Nous nous en soucions comme du Grand-Turc.

DOM FÉLIX.

Il s’est trouvé par hasard dans mes habits. Ah ! charmante Elvire, quel tort peut vous faire un portrait dont vous avez banni l’original de mon cœur ?

ELVIRE.

Vous m’aimez donc toujours ?

DOM FÉLIX.

Je vous adore.

ELVIRE.

Si cela est, ne craignez point votre rival. Que n’est-il encore plus puissant ? vous verriez combien vous m’êtes cher.

DOM FÉLIX.

Grands Dieux ! Puis-je entendre ces paroles, sans mourir de douleur !

ELVIRE.

Expliquez-vous, Dom Félix ; ne vous est-il pas doux d’être aimé ?

DOM FÉLIX.

Vous m’aimez, et je pars ; est-il une peine plus rigoureuse ?

ELVIRE.

Qui vous oblige de partir ?

DOM FÉLIX.

Puis-je m’en dispenser ? Le Roi fait mon amour. Je lui en ai fait l’aveu. J’ai pris congé de lui. Le mal est sans remède. Il faut se faire violence. Il faut se séparer de soi-même. Adieu, Madame, je pars.

Il fait quelques pas pour s’en aller.

ELVIRE, pleurant.

Ô Ciel !

BÉATRIX, l’arrêtant et lui montrant Elvire.

Seigneur, pouvez-vous bien vous résoudre à quitter ma maîtresse ? Pouvez-vous résister à ses pleurs ?

RAMIRE, à son maître.

Voyez couler ses perles liquides. Je me suis qu’un valet, mais le cœur me crève.

DOM FÉLIX.

Quels combats je sens ! Comment rompre un départ que j’ai demandé moi même ?

ELVIRE.

Non, Mendoce, je n’y pourrai survivre.

DOM FÉLIX.

Hé bien, Madame, je me rends. Il faut tout hasarder pour me conserver à vous. Mon amour m’est plus cher que ma vie. Me promettez-vous d’être à moi ?

ELVIRE.

Je vous promets du moins de n’être jamais à un autre.

DOM FÉLIX, se mettant à genoux, et baisant la main d’Elvire.

Sur cette assurance je me livre en aveugle à la colère du Roi.

 

 

Scène III

 

ELVIRE, DOM FÉLIX, RAMIRE, BÉATRIX, HYPOLITE

 

HYPOLITE, surprenant Dom Félix aux genoux d’Elvire.

Le transport est doux. Continuez, Elvire. Je prends part à vos plaisirs.

ELVIRE.

Vous êtes généreuse.

HYPOLITE.

Mais vous m’avez tantôt cédé Mendoce.

ELVIRE.

J’étais libérale comme une amante jalouse.

HYPOLITE.

Et que dira Blanche de ce raccommodement ? car Dom Félix est tout à Blanche.

RAMIRE.

Oh ! Blanche en ce moment fait peut être pis.

 

 

Scène IV

 

ELVIRE, DOM FÉLIX, BÉATRIX, RAMIRE, LE COMTE

 

LE COMTE.

Je vous cherchais, Mendoce, Vous n’irez point en Italie.

DOM FÉLIX.

Comment, Seigneur ?

LE COMTE.

Votre accord est fait avec Dom Sanche. Le Roi de Castille, pour accommoder les choses, veut que vous épousiez la sœur de Dom Sanche, et que Dom Sanche épouse la vôtre.

ELVIRE, bas.

Quel revers !

DOM FÉLIX, bas.

Quel malheur !

HYPOLITE, bas, et sortant.

Les voilà séparés pour toujours ; je trouve ma consolation dans leur peine.

LE COMTE.

Le Roi vous attend. Il veut vous communiquer lui-même les lettres qui contiennent ces agréables nouvelles.

DOM FÉLIX, bas, s’en allant.

Vit-on jamais une destinée plus affreuse que la mienne !

RAMIRE, suivant son maître et soupirant.

Ahimé.

 

 

Scène V

 

LE COMTE, ELVIRE, BÉATRIX

 

LE COMTE.

Grâce au Ciel ! je suis déchargé d’un grand soin... Mais ma sœur, je ne vous dis point une autre nouvelle, qui vous touche de plus près.

BÉATRIX, bas.

De plus près ! j’en doute fort.

LE COMTE.

Le Roi m’envoie à Lisbonne pour traiter son mariage avec l’Infante ; mais il m’a déclaré qu’avant mon départ, il prétendait vous donner pour époux le Marquis de Miralve.

ELVIRE.

Le Marquis de Miralve !

LE COMTE.

C’est un Seigneur Italien très riche, et qui est à Saragosse, à ce que le Roi m’a dit.

BÉATRIX.

Et quand ce mariage se doit-il faire ?

LE COMTE.

Dès ce soir.

ELVIRE, bas.

J’en mourrai.

LE COMTE.

Pour vous dire ce que je pense, Elvire, je m’imagine que l’ambassade de Portugal est une chimère, et que ce Marquis de Miralve pourrait bien être le Roi lui même ; car il m’a dit encore qu’il l’amènerait ici dans une heure. Je me suis informé de cet étranger, et je n’ai trouvé personne qui le connût. Quoi qu’il en soit, ma sœur, il est constant que vous devez être mariée ce soir. Le Roi le veut. C’est à vous d’obéir...

Il s’en va.

 

 

Scène VI

 

ELVIRE, BÉATRIX

 

ELVIRE.

Est-il une constance à l’épreuve d’un coup si funeste ? Ô destin tyrannique ! N’était-ce pas assez de perdre Mendoce ? Fallait-il encore me voir obligée de quitter l’Aragon pour suivre un époux inconnu ?

BÉATRIX.

Ne nous désespérons point encore. Prenons patience. C’est peut-être le Roi, qui, pour vous surprendre agréablement, veut être le Marquis de Miralve.

ELVIRE.

Hélas ! je ne serais pas moins malheureuse.

 

 

Scène VII

 

ELVIRE, BÉATRIX, ALONSE

 

ALONSE, en entrant sur le Théâtre.

Vous pouvez vous en reposer sur moi.

ELVIRE.

À qui parles-tu ?

ALONSE.

C’est au Comte votre frère, Madame. Je viens arranger tout ici par son ordre.

ELVIRE.

Tends plutôt de deuil cet appartement, Alonse, c’est ici que le Roi vient me mettre au tombeau.

Elvire sort.

 

 

Scène VIII

 

BÉATRIX, ALONSE

 

BÉATRIX.

Je t’aiderai, si tu veux.

ALONSE.

J’ai bien affaire de ton aide. Tu n’es propre qu’à tout gâter.

BÉATRIX.

Voyez le brutal ! Je veux lui faire plaisir, et il me dit des choses désobligeantes.

ALONSE.

Ramire vient. Il va te dire des douceurs pour te consoler de mes brutalités.

BÉATRIX.

Il ne sera pas du moins aussi grossier que toi.

ALONSE.

S’il était accoutumé comme je le suis à tes pas, tu ne le trouverais pas plus galant que moi.

Il passe dans une autre chambre.

 

 

Scène IX

 

BÉATRIX, RAMIRE

 

RAMIRE.

Le Roi sera ici dans un moment. J’ai pris les devants, Mademoiselle Béatrix, pour chercher l’occasion de vous dire adieu.

BÉATRIX.

C’en est donc fait, vous allez partir pour retourner en Castille.

RAMIRE.

Oui. J’ai le cœur si serré de ce maudit départ...

BÉATRIX.

Et votre Maître en est sans doute fort affligé ?

RAMIRE.

Jugez de sa tristesse par la mienne. Qui voit l’un, voit l’autre.

BÉATRIX.

Cette sœur de Dom Sanche qu’il doit épouser, est-elle jolie ?

RAMIRE.

Fort jolie. C’est une camuse, qui à les yeux chassieux, et bordés d’un beau rouge pourpré.

BÉATRIX.

En récompense elle est peut-être bien faite ?

RAMIRE.

Faite à peindre. Elle a trois pieds de hauteur, six de diamètre ; et ce qui donne du relief à sa taille, elle est boiteuse et bossue.

BÉATRIX.

Vous me peignez une Dame fort ragoûtante.

RAMIRE.

D’accord. Mais je vous peins là future de mon maître.

BÉATRIX.

Je le plains, si vous êtes bon Peintre.

RAMIRE.

Oh ! ce mariage n’est point fait encore. J’emploierai tous mes talents à le rompre.

BÉATRIX.

J’entends du bruit.

RAMIRE.

C’est apparemment le Roi.

BÉATRIX.

C’est lui-même.

 

 

Scène X

 

RAMIRE, BÉATRIX, LE ROI, SUITE du Roi, LE COMTE, DOM FÉLIX

 

LE COMTE.

Quelles paroles, Seigneur, peuvent exprimer la reconnaissance que j’ai d’un tel honneur ?

LE ROI.

Comte, vos services méritent de plus grandes faveurs... Mais où est Elvire ? Sa présence est ici nécessaire.

LE COMTE.

Je l’ai fait avertir, elle ne peut tarder.

DOM FÉLIX, bas à Ramire.

Je n’attends pour mourir que l’arrivée de cet époux qui m’enlève Elvire.

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, ELVIRE

 

ELVIRE.

Seigneur, je viens me jeter à vos pieds.

LE ROI, la relevant.

Venez, belle Elvire, venez recevoir de la main de votre Roi l’époux qu’il vous a destiné... Mais d’où naît cette profonde mélancolie que vous faites paraître ? Levez sur nous ces yeux puissants qui savent charmer les Rois. Les Princes, qui portent sur leur front la fortune de leurs sujets, ne se regardent point d’un air sombre.

ELVIRE.

Le trouble où sont en ce moment mes esprits, n’est pas causé par la tristesse. Je n’ai point assez de fermeté pour voir tranquillement l’intérêt que vous prenez à mon sort.

LE COMTE.

Nous attendons, Seigneur, le Marquis de Miralve.

LE ROI.

Il n’est pas besoin de l’attendre ; il est avec nous.

DOM FÉLIX, bas à Ramire.

Le Roi lui-même épouse Elvire. Il n’en faut pas douter.

LE COMTE.

Daignez donc nous le faire connaître.

LE ROI, tendant la main à Dom Félix.

Approchez-vous, Marquis de Miralve. Recevez le cœur avec la main d’Elvire ; et vous, Madame rendez-vous à la joie ; on ne peut plus vous ravir votre Amant.

ELVIRE, donnant sa main à Dom Félix.

J’obéis à Votre Majesté.

BÉATRIX.

Ma maîtresse est une fille bien obéissante.

RAMIRE.

De la joie ! Mon maître épouse la personne qu’il aime, et attrape un Marquisat par-dessus le marché...

Bas.

pourvu que le Roi ne se réserve pas le droit du Seigneur, cela ira bien.

DOM FÉLIX, se jetant aux pieds du Roi.

Vous retirez du tombeau, grand Roi, un Amant désespéré... J’allais...

LE ROI, le relevant.

C’est assez, Mendoce, ne perdons pas le temps en discours frivoles. Allons presser le moment de votre bonheur. Pour votre accord avec Dom Sanche, je m’en charge.

RAMIRE, à Béatrix.

Et vous, Mademoiselle Béatrix, quand voulez-vous épouser le premier Chambellan du Marquis de Miralve ?

BÉATRIX.

Quand il voudra me donner une de ses oreilles.

RAMIRE.

Oh ! je suis votre valet. Les choses sont à présent sur un autre pied. Ce n’est point en galant que je parle, c’est en mari. Donnez-moi un baiser pour gage de notre futur hyménée.

BÉATRIX.

La plaisante assurance ! Il y a bien des gens qui en ont obtenu davantage, sans pour cela qu’ils soient sous le joug.

RAMIRE.

Ceux-là ne sont pas les plus trompés.


[1] Cette Pièce est intitulée dans l’Espagnol : Guardar y Guardarse, garder et se garder. Elle n’a jamais été représentée sur notre Théâtre.

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