Cromwell et Charles Ier (Alexandre DUMAS Père - Étienne Casimir Hippolyte CORDELLIER-DELANOUE)

Drame en cinq actes, précédé d’un prologue en un acte : Un dernier jour de popularité.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 21 mai 1835.

 

Personnages

 

CHARLES Ier

OLIVIER

STRAFFORT

UN GENTILHOMME

M. PYM

GORING

ROBERT

MONTROSE

BUCKINGHAM

THOMLINSON

STRODE

SELDEN

ANNESLEY

UN CONSTABLE

LE DUC DE GLOCESTER

LE PRINCE DE GALLES

SARA MURSEL

MADAME DAPPEL

 

 

UN DERNIER JOUR DE POPULARITÉ

 

PROLOGUE

 

Le vestibule du palais de Westminster ; à gauche, l’escalier qui conduit à la Chambre des Lords ; à droite, l’escalier qui conduit à la Chambre des Communes : au fond, la rue.

 

 

Scène première

 

OLIVIER et PYM, sur le devant de la scène, LE PEUPLE, au fond et dans la rue

 

LE PEUPLE.

Vive l’honorable sir Thomas Wentworth ! vive le parlement !

PYM.

Noblement crié, mon Angleterre ! oh ! je reconnais ta voix juste et puissante.

Oui, vive sir Thomas Wentworth ! vive le parlement !

OLIVIER, s’approchant de Pym.

Monsieur ou milord ?...

PYM, se retournant.

Monsieur, tout bonnement.

OLIVIER.

Monsieur ?...

PYM.

Pym, pour vous servir.

OLIVIER, saluant.

Monsieur Pym,

Pym s’incline.

pouvez-vous me dire pourquoi vos braves gens s’égosillent ainsi ?

PYM.

Voilà une question qui m’étonne de la part d’un Anglais. Vous êtes Anglais, je pense ?

OLIVIER.

Oui, de par saint Georges, et sans une goutte de sang étranger dans les veines !

PYM.

Vous n’êtes donc pas de Londres, alors ?

OLIVIER.

Non, monsieur, je suis du comté de Huntingdon, où j’ai des biens, et j’y paye plus de huit écus de rente, ce qui me donnerait le droit, aussi bien que tout autre, de siéger au parlement.

PYM.

Eh bien ! monsieur, ces hommes crient parce qu’ils se réjouissent.

OLIVIER.

Et de quoi se réjouissent-ils ?

PYM.

De ce que ce jour est un jour de triomphe.

OLIVIER.

Et pour qui, s’il vous plaît ?

PYM.

Pour le peuple, pour vous, pour moi, pour nous tous.

OLIVIER.

Oh ! moi, je ne suis pas du peuple.

PYM.

Heim ?

OLIVIER.

N’importe ; je prends grand intérêt ce qui lui arrive de bon.

PYM.

Eh bien, monsieur, vous saurez donc que les communes ont tant fait, que le bill des droits est, à l’heure qu’il est, voté.

OLIVIER.

Voté !

PYM.

Et signé.

OLIVIER.

Signé !

PYM.

Par le roi Charles Ier, qui a écrit au bas, et de sa main, la formule d’usage : Soit droit fait comme il est désiré ! et cela en bon français.

OLIVIER.

Pour être mieux compris des Anglais, n’est-ce pas ?

PYM.

Pour être compris de tout le monde. L’engagement est pris, n’importe en quelle langue il l’a été, l’engagement sera tenu.

Faisant un mouvement pour se retirer.

C’est tout ce que vous voulez savoir ?

OLIVIER, le retenant.

Pardon, monsieur, mais qu’est-ce que le bill ?

PYM.

Mais vous ne savez donc rien de ce qui se passe ?

OLIVIER.

Je ne sais pas même où nous sommes.

PYM.

Cela étant, je vous dirai que nous sommes à Westminster ; que voici à ma droite la Chambre des Communes, à ma gauche la Chambre des Lords... Vous ignorez peut-être aussi ce ne c’est que la chambre des communes et a chambre des lords ?

OLIVIER.

Dites toujours, monsieur ! si je ne le sais pas, je l’apprendrai ; si je le sais mal, je le saurai mieux. Vous êtes en tout cas excellent à entendre, et si votre complaisance ne se lasse pas...

PYM, s’inclinant.

Nullement, monsieur. Je disais donc qu’il y a en Angleterre deux grands corps qui luttent depuis longtemps, et qui s’essoufflent patiemment, pour savoir lequel des deux terrassera l’autre ; l’un, c’est le roi, c’est le prince de Galles, ce sont les lords, c’est toute la cour, c’est tout le palais, c’est l’antéchrist, c’est le diable habillé en ministre, c’est Georges Villiers, duc de Buckingham, et cet homme siège là.

Montrant la Chambre des Lords.

L’autre, ce sont les Communes, c’est nous, c’est Londres, c’est l’Angleterre, c’est sir Thomas Wentworth, et cet homme siège ici.

Montrant la Chambre des Communes.

Oppression, émancipation, voilà les deux principes. Buckingham et Wentworth, voilà les deux hommes. Or, ce Buckingham voulait encore hier nous gouverner tout seul et a sa manière. Le roi ne trônait plus que pour la forme, il n’y avait plus de roi ; en revanche, il y avait augmentation d’impôts, les taxes pleuvaient du ciel, et les soldats sortaient de terre pour lever les taxes ; derrière les soldats, au besoin, et pour les pousser en avant, il y avait des juges ; derrière les juges, des huissiers ; nous ne connaissions plus d’autres percepteurs. Vous comprenez que cela ne pouvait durer longtemps ; aussi l’autre jour un homme se leva, qui, tout haut et seul au milieu des communes assemblées, entreprit courageusement la défense de nos droits violés ; cet homme c’était le député d’York ! c’était Wentworth ! il fit adopter le bill des droits qui fut présenté hier à la signature du roi ; Charles a refusé d’abord. Buckingham a donné les Communes au diable. Mais il faut de l’argent à Charles, il en faut à Buckingham. La Chambre s’était prononcée : point de bill, point de subsides ; aujourd’hui, à midi, le roi a signé le bill.

OLIVIER.

Et aujourd’hui à une heure la chambre a voté le subside, n’est-ce pas ?

PYM.

Vous l’avez dit.

OLIVIER.

Et ces nouveaux droits accordés au peuple, quels sont-ils, monsieur, s’il vous plaît ?

PYM.

D’abord, aucune taille ou aide ne sera levée par le roi sans le consentement des archevêques, évêques, comtes, barons, chevaliers, bourgeois et autres hommes libres de la communauté de ce royaume.

OLIVIER.

Mais si j’ai bonne mémoire, monsieur, ce droit du peuple remonte à un statut d’Édouard Ierde tallagio non concedendo ; il a été rendu en 1314, je crois, et nous sommes en 1628. Le peuple n’a donc fait que reprendre son bien, et il n’y a point là matière à si grande fête. Après ?

PYM, avec moins d’enthousiasme.

Après, monsieur, après ! Il est établi par l’article 12 que tout emprisonnement, ou exil, ou pis encore, ne pourra être appliqué à aucun bourgeois ou homme libre sans le jugement des pairs, ou la loi du pays.

OLIVIER.

Diable ! ceci est une faveur grande ; Aussi y va-t-il quelque part deux cent soixante-treize ans que des remerciements publics furent votés au roi Édouard III par la ville de Londres, pour une faveur semblable reconnue par l’art. 16 ou 17 de la Grande Charte des libertés. Si c’était là le motif des cris que j’entendais tout à l’heure, vous conviendrez, monsieur, qu’il m’était bien permis d’ignorer ce grand secret de la joie publique, et de m’informer un peu avant d’y prendre part. Mais sans doute votre bill contient encore d’autres franchises ?

PYM.

Oui, certes ! monsieur !

OLIVIER.

Voyons.

PYM.

Il y a un article par lequel le roi s’engage à retirer de chez les particuliers les soldats et matelots qui y étaient logés, à abolir et annuler les commissions martiales, quant à présent et à toujours : et à toujours, entendez-vous ?

OLIVIER.

Oui, oui, j’entends. Mais pourriez-vous me dire en vertu de quel article de la Grande Charte le roi Charles Ier pourrait forcer les hommes libres et les bourgeois de ce royaume de loger son armée, et quel statut des constitutions anglaises autorisait l’établissement des commissions martiales ? Vous êtes...

PYM.

Avocat, monsieur.

OLIVIER.

En ce cas, vous devez mieux connaître que moi, qui ne suis qu’un simple particulier, les lois qui régissent la Grande-Bretagne. Parlez, monsieur, je vous écoute.

PYM, s’éloignant de lui.

Heim ! quel est donc ce provincial qui ne sait rien et qui sait tout ? ce gentilhomme lettré comme un théologien ; ce théologien légiste comme un avocat ; est-il whig ou tory, est-il l’ami de Wentworth ou de Buckingham ?

OLIVIER, se rapprochant.

Ainsi, voilà les droits qui vous ont été concédés aujourd’hui par le roi Charles ! Voulez-vous que je vous dise maintenant quels sont ceux qu’il se réserve ? Il a le droit de pourvoir aux places et offices d’amiral, de grand chancelier et de grand trésorier ; il a le droit de créer les pairs qui ne peuvent siéger à la Chambre qu’après lui avoir prêté le serment de fidélité ; il a le droit de nommer les juges du royaume et les lieutenants de la province, qui ne peuvent exercer leur charge qu’en son nom et sous l’autorité de son sceau ; il a le droit de déclarer la guerre et de faire la paix, d’armer des flottes et de les pousser en mer, de lever des armées et de les mettre en campagne ; il peut plier et déplier la bannière de saint Georges qui est celle de l’Angleterre et non la sienne ; il peut ouvrir et fermer les portes des forteresses et des citadelles, en augmenter ou en diminuer les garnisons ; enfin, il a le droit d’arracher le glaive des mains de la justice, puisque la loi condamne en vain lorsque c’est le bon plaisir du roi de faire grâce. Allons, monsieur, voilà sir Thomas Wentworth qui se rend à la chambre, criez vivat haut et fort, et remerciez-le bien de ce qu’il a fait pour nous, car c’est un tribun magnifique, et qui nous a obtenu de merveilleuses libertés.

PYM, rêveur.

Voilà, sur mon honneur, un homme bien étrange.

LE PEUPLE.

Vive sir Thomas Wentworth ! Place ! place au tribun !... Vive le député des communes ! vive le défenseur de nos droits !...

 

 

Scène II

 

SIR THOMAS WENTWORTH au fond, autour de lui LE PEUPLE, aux deux côtés du théâtre et sur le devant de la scène OLIVIER et PYM

 

TOUS, excepté Olivier et Pym.

Vive Wentworth !

WENTWORTH.

Mes amis, vous vous trompez ; c’est vive le roi qu’il faut dire ; c’est au roi que vous devez tout ; votre député n’a fait que son devoir, criez : Vive le roi !

Silence.

PYM, à part.

Vive le roi... qu’est cela ? raille-t-il ?

Murmures dans la foule. Wentworth monte les degrés de la Chambre, et fait signe de la main qu’il a quelque chose à dire.

OLIVIER.

Votre député va parler, messieurs ; écoutez donc.

VOIX DANS LA FOULE.

Écoutez ! écoutez !

Pym regarde Olivier avec étonnement.

WENTWORTH, du haut de l’escalier.

Anglais, vos libertés étaient menacées hier ; je les ai défendues, je les défendrais encore si Buckingham osait porter la main sur la Grande Charte d’Angleterre ; mais cela n’est point à craindre : aujourd’hui plus de barrière entre le roi et les sujets.

OLIVIER.

Vous entendez : plus de barrière entre le roi et les sujets.

PYM.

Les sujets !

OLIVIER.

Cet homme parle bien.

WENTWORTH.

Le bill de vos droits est signé, toute l’Angleterre bat des mains, le pays est content : il n’y a qu’ici, il n’y a qu’à Westminster qu’on se plaint encore et qu’on murmure !

OLIVIER.

Ah ! l’on murmure !

WENTWORTH.

C’est la Chambre des Communes qui se plaint et qui menace ; les Communes encore ; les Communes toujours. Au lieu de recevoir humblement et un genou en terre, comme elles le doivent, le magnifique présent que la royauté vient de leur faire, savez-vous ce qu’elles prétendent maintenant ? faire arrêter le duc de Buckingham. Certes je hais ce Buckingham ; mais je hais aussi les ingrats ; et nous le serions tous si nous jetions une insulte à la couronne en échange de la loi qu’elle nous a donnée, un affront pour une grâce ! cela ne sera pas. Je siège aux Communes, au milieu des députés du peuple ! et c’est sur mon honneur de député du peuple que je vous garantis les loyales intentions du roi ! Maintenant qu’on arrête lord Buckingham ! je le protégerai contre le massier de la chambre, moi sir Thomas Wentworth, qui suis l’adversaire du duc et non son ennemi. Je le protégerai, s’il le faut, contre la sédition armée, car ce n’est plus le peuple à ce qu’il paraît, c’est le roi qu’il faut défendre. À présent que les droits de l’Angleterre sont garantis, on commence à attaquer ceux du trône ; messieurs, soyons en aide au trône comme nous avons été en aide à l’Angleterre ! dès ce moment mon rôle change : Anglais, j’entre au parlement non plus connue orateur du peuple, mais comme sujet obéissant du roi.

Wentworth entre dans la salle des séances au milieu des murmures de la foule.

OLIVIER, s’approchant de Pym.

Ne me disiez-vous pas, monsieur, que ce Wentworth parlait bien ?

PYM, amèrement.

Oui, très bien. Mais vous venez de l’entendre ; qu’en dites-vous ?

OLIVIER.

Je partage votre avis ; c’est un grand orateur ! je n’attendais pas tant de lui.

PYM.

Ni moi non plus, je l’avoue.

OLIVIER.

Il m’a étonné.

PYM.

Je le crois.

OLIVIER.

C’est, comme vous l’avez dit, un grand tribun.

PYM.

Je n’ai pas dit cela.

OLIVIER.

Pardon, monsieur, et vous m’avez vanté son éloquence...

PYM.

Une éloquence des plus ordinaires.

OLIVIER.

Avez-vous remarqué avec quelle chaleur il a parlé des droits...

PYM.

Du peuple ?

OLIVIER.

Non, du roi.

PYM.

Opprobre sur cet homme ! il est acheté.

OLIVIER.

Je crois que vous êtes dans l’erreur ; il n’en est encore qu’à faire son prix ; il est à vendre.

PYM.

Et à qui croyez-vous qu’il appartienne bientôt ? au peuple ou au roi ?

OLIVIER.

À celui qui le nommera ministre.

PYM.

Mais le roi seul peut le nommer.

OLIVIER.

Eh bien ! alors il se vendra au roi.

PYM.

Eh bien ! alors malheur à Wentworth ! malheur à Charles !

OLIVIER.

Silence ! voilà sa gracieuse majesté.

PYM.

La connaissez-vous, monsieur ?

OLIVIER.

Je lui ai été présenté par sa grâce, lord Buckingham.

PYM.

Ah ! il paraît que vous êtes l’ami de sa grâce ?

OLIVIER.

Je ne suis l’ami de personne, monsieur.

UN HUISSIER, descendant l’escalier de la Chambre des Lords.

Place au roi !

À un gentilhomme tout poudreux et tout botté qu’il rencontre sur l’escalier.

Place donc !

LE GENTILHOMME.

Il faut que je parle à sa majesté.

L’HUISSIER.

Qui êtes-vous ?

LE GENTILHOMME.

Sir Thomas Lokart, baron.

L’HUISSIER, passant.

Vous avez droit.

OLIVIER, à Pym.

C’est juste ; tout noble a droit de parler au roi partout où il le rencontre, pourvu qu’il lui parle un genou en terre et la tête découverte.

L’HUISSIER, continuant.

Place, messieurs, place.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, CHARLES, BUCKINGHAM, LES LORDS

 

CHARLES, appuyé sur le bras de Buckingham.

Sois tranquille, Villiers, sois tranquille ; si l’on crie trop fort contre toi et qu’il me soit impossible de te garder en Angleterre comme ministre, je te renverrai en France comme ambassadeur. Que dis-tu de cet exil, mauvais sujet ?

BUCKINGHAM.

Que vous me mettriez à la porte de l’enfer et m’ouvririez celle du paradis, sire, et que si ce n’était le chagrin de vous quitter, je solliciterais à genoux une pareille disgrâce.

CHARLES.

Il t’arrivera mal, Buckingham, il t’arrivera mal, prends garde à toi.

LE GENTILHOMME, la tête découverte et un genou en terre.

Sire !

CHARLES, tressaillant.

Qu’est-ce, mon maître ? et que me voulez-vous ?

LE GENTILHOMME.

J’arrive à l’instant du Devonshire.

CHARLES, le regardant de la tête aux pieds.

Cela se voit de reste, monsieur.

LE GENTILHOMME.

Oui, sire, regardez-moi ; je suis tout botté, couvert de poussière et de boue, n’est-ce pas ? c’est que j’ai traversé toute l’Angleterre au galop pour ne pas perdre un instant ; car il n’y avait pas un instant à perdre.

CHARLES.

Il s’agit de choses urgentes, à ce qu’il paraît, mon gentilhomme ?

LE GENTILHOMME.

Oui, urgentes et saintes, car il s’agit de votre honneur, sire, de la dignité de la couronne, du maintien du triple droit que vous avez reçu du ciel : droit divin, droit naturel, droit positif.

CHARLES.

Et puis-je savoir qui prend un si grand soin de mon honneur, de la dignité de ma couronne et du maintien de mes droits ?

LE GENTILHOMME.

Votre noblesse du Devonshire dont je suis le député, sire ; elle vous conjure, la tête découverte comme elle le doit, à genoux comme je le suis, et par ma voix, qui est celle d’un suppliant ; elle vous conjure au nom des rois de l’Angleterre qui furent vos aïeux, au nom des rois de l’Europe qui sont vos frères, elle vous conjure de maintenir vos droits, qui sont les siens, de ne point céder à la violence qu’on veut vous faire, de repousser le bill que l’on vous propose.

CHARLES.

Je suis bien reconnaissant à ma noblesse du Devonshire, de la sollicitude qu’elle prend de mon honneur et du sien ; mais quelque diligence qu’ait faite son député, il arrive trop tard.

LE GENTILHOMME.

Que dites-vous, sire ?

CHARLES.

Je dis que le bill est signé.

LE GENTILHOMME.

Oh ! vous n’avez pas fait une telle chose ! cela ne peut pas être, cela n’est pas ! dites que vous vous raillez d’un pauvre gentilhomme.

CHARLES.

Eh ! monsieur, je ne raille jamais, et moins dans ce moment-ci que dans tout autre.

LE GENTILHOMME.

Mais le sceau de la Chancellerie n’y est point encore apposé ; il n’est point encore sorti de vos mains, vous pouvez encore reprendre votre signature royale, déchirer le parchemin maudit, en jeter les morceaux au vent ou à la flamme, les disperser ou les anéantir ?...

CHARLES.

Oui, monsieur : si vous voulez vous charger de l’aller reprendre au président de la chambre basse, qui en fait lecture aux communes maintenant.

LE GENTILHOMME, se relevant et se couvrant.

C’est bien, tout est dit.

CHARLES.

Que faites-vous, monsieur ?

LE GENTILHOMME.

Vous le voyez.

CHARLES.

Oubliez-vous que nous sommes ici en Angleterre et non en Espagne, et qu’il n’y a dans les trois royaumes que sir Henry Howard, comte de Surrey, qui ait le droit de se couvrir devant nous ?

LE GENTILHOMME.

Aussi suis-je resté à genoux et la tête découverte, tant que j’ai cru parler au roi.

CHARLES.

Et à qui croyez-vous donc parler maintenant ?

LE GENTILHOMME.

Le roi est celui qui ordonne et non celui qui obéit ; il n’y a plus en Angleterre d’autre roi que le peuple ; vienne le président de la Chambre des Communes et je me découvrirai devant lui, mais devant lui seul !

CHARLES.

C’est ce que nous allons voir.

Faisant un pas.

Chapeau bas, mon gentilhomme !

Faisant encore un pas.

Chapeau bas, monsieur ! Chapeau bas, drôle !

Il fait sauter le chapeau du gentilhomme.

L’HUISSIER de service appelant.

Les carrosses de sa majesté !

BUCKINGHAM, suivant le roi et passant devant le gentilhomme.

Maintenant vous pouvez remettre votre chapeau, mon gentilhomme ; le roi est passé.

LE GENTILHOMME.

Merci, milord ; mais je viens de faire un vœu.

BUCKINGHAM se retournant.

Et lequel, s’il Vous plaît ?

LE GENTILHOMME.

Celui de ne me couvrir que devant le cadavre de Charles Stuart.

BUCKINGHAM.

Votre action était d’un insensé, monsieur ; votre menace est d’un rebelle. Au nom du roi, je vous ordonne de quitter l’Angleterre.

LE GENTILHOMME.

Dites à Charles de prier Dieu que je n’y rentre jamais.

BUCKINGHAM.

Monsieur le capitaine des gardes, vous êtes chargé de l’exécution de cet ordre ; venez, milords, on nous attend à White-Hall, venez.

Buckingham sort par la porte du fond. Le capitaine des gardes entraîne le gentilhomme par une porte latérale. On entend l’huissier crier : Les équipages de sa grâce lord Buckingham !

PYM, se rapprochant d’Olivier.

Eh bien ! monsieur, que dites-vous de tout ceci ?

OLIVIER.

Que c’est un spectacle fort curieux, en vérité, pour un observateur. Vous avez raison, les partis se sont faits hommes.

L’HUISSIER, revenant et s’adressant à Pym.

Sir Thomas Wentworth, s’il vous plaît ?

PYM, à part.

Un message aux armes du roi !...

Haut.

Que lui voulez-vous, mon ami ?

L’HUISSIER.

Cette lettre...

PYM, la lui prenant des mains.

C’est bien, je vais la lui rendre moi-même.

L’HUISSIER.

Monsieur, s’il vous plaît.

PYM, rencontrant au haut de l’escalier sir Thomas Wentworth qui sort de la chambre.

Sir Thomas Wentworth ! voici pour vous.

WENTWORTH.

Merci, monsieur ; mais  comment ce papier se trouve-t-il entre vos mains ?

PYM.

C’est que je l’ai arraché de celle de l’huissier qui devait vous le remettre.

WENTWORTH.

Et pourquoi avez-vous fait cela ?

PYM.

Pour savoir avant personne ici combien d’or pèse une conscience comme la vôtre et si Charles Ier a fait les choses en roi.

WENTWORTH.

Je me souviendrai quelque jour de ce que vous dites, monsieur.

PYM.

L’Angleterre n’oubliera pas ce que vous faites.

WENTWORTH, après avoir lu.

Je cesse, messieurs, d’être membre de la chambre des communes. Je ne siégerai plus parmi vous.

Murmures d’étonnement.

Le roi, notre gracieux souverain, me crée baron de Wentworth, de Newmarsh et d’Oversly.

ELLIOT, à Dudley.

Eh bien ! sir Dudley, qu’en dites-vous ?

DUDLEY.

Un grand scandale !

SELDEN.

Une grande honte !

ELLIOT.

Trois dignités pour une apostasie.

WENTWORTH, voulant parler.

Anglais !...

PYM, le dominant de trois marches.

Oh ! taisez-vous, monsieur, nous savons que vous parlez bien. Écoutez plutôt un avertissement ; à la cour où vous allez, pays de dorures et de mensonges, personne ne vous le donnera. Hier vous aviez le peuple à vous, c’était votre ami ; aujourd’hui vous avez le peuple contre vous, c’est votre adversaire. À vous deux maintenant, et voyons quel lutteur terrassera l’autre ; voyons qui aura le plus d’haleine et le plus de force. Je regarderai pendant ce temps, je vous surveillerai, milord ! oui, je vous le jure ; et croyez-en ma parole : À dater de ce jour l’un de nous deux appartient à l’autre ! marchez à White-Hall, milord ! je vous attends ici ! je vous attends à Westminster !

WENTWORTH.

Mais c’est un défi, je crois.

PYM.

C’est un duel.

WENTWORTH.

Fixez l’époque.

PYM.

Je vous la dirai le jour où la Chambre des Communes sera érigée en cour de justice.

WENTWORTH, riant.

Voilà un délai bien vague.

PYM.

C’est qu’il est difficile de préciser le temps qu’il faut pour bâtir un solide échafaud sur la place de Tower-Hill.

WENTWORTH.

Ah ! nous aurons un échafaud !

PYM.

J’ai dit, milord.

WENTWORTH.

Merci de la prédiction, quoique je ne croie pas aux sorciers ; en tout cas, monsieur, que la lice soit un champ clos ou une place publique : que le peuple soit votre témoin, ou le bourreau votre second, vous me trouverez toujours prêt, pour la défense du roi, à offrir ma poitrine à l’épée, ou ma tête à la hache. Serviteur, messieurs.

PYM, regardant le peuple qui le suit.

C’est cela, sors au milieu du silence, toi qui es entré au milieu des bravos de tout ce peuple ! ton cortège maintenant est composé des mêmes hommes, mais non plus des mêmes cœurs. Les bouches qui se sont fermées après les acclamations, ne se rouvriront plus que pour les menaces. Malheur à toi ! malheur.

Il descend et rencontre Olivier au bas de l’escalier.

Vous êtes encore ici, monsieur ?

OLIVIER.

Oui, j’ai voulu voir le premier acte du drame dont vous avez prédit le dénouement.

PYM.

Et croyez-vous que je me sois trompé ?

OLIVIER.

Sur un point.

PYM.

Lequel ?

OLIVIER.

Vous avez dit, n’est-ce pas, qu’il y aurait un échafaud ?...

PYM.

Je l’ai dit.

OLIVIER.

Eh bien ! c’est là que vous avez commis l’erreur... Il y en aura deux.

Olivier fait quelques pas pour sortir.

PYM, le rappelant.

Monsieur, vous m’avez dit, je crois, que vous arriviez ce matin. Si vous n’avez nulle hôtellerie à Londres, je vous prie de considérer ma maison connue la vôtre.

OLIVIER.

Je vous rends grâces, monsieur. Je suis arrivé ce matin, il est vrai ; mais dans une heure je repars.

PYM.

Et vous vous rendez ?...

OLIVIER.

Au port.

PYM.

Vous vous embarquez ?

OLIVIER.

Pour la France.

PYM.

Seul ?

OLIVIER.

Avec un de mes amis, sir Robert Cutler, qui va chercher une femme sur le continent ; une femme nommée Sara Mursel.

PYM.

Et vous ?

OLIVIER.

Moi, j’y vais chercher un homme.

PYM.

Que vous appelez ?...

OLIVIER.

Armand Duplessis, cardinal de Richelieu.

PYM.

Adieu.

OLIVIER.

Au revoir.

Ils se séparent.

 

 

ACTE I

 

1640

 

À White-Hall, chez le comte de Straffort. Une porte au fond ; une autre porte masquée, vers le troisième plan, à droite ; à gauche, sur le premier plan, l’entrée d’un corridor, cachée par une portière de tapisserie. Une fenêtre latérale.

 

 

Scène première

 

STRAFFORT, entrant précipitamment, suivi d’ANNESLEY qui porte un flambeau et une liasse de papiers

 

STRAFFORT.

Me voici donc arrivé !... Oh ! que Londres est triste et silencieuse, et que ce White-Hall est grand !... Posez là ces lumières ; approchez ce fauteuil... Aucun courrier ne m’a précédé ici ?

ANNESLEY.

Aucun, milord.

STRAFFORT, à part.

Butler est en retard... Allons, je l’attendrai.

ANNESLEY.

Milord doit être fatigué ?...

STRAFFORT, s’asseyant.

Du voyage un peu, de ma goutte beaucoup ; oui, Annesley. Mais ce n’est pas tout : le plus fatigant de ce voyage, ce ne sera pas de l’avoir fait ; ce sera d’avoir quitté mon armée pour leur parlement... J’étais dans le nord, à la tête de mes troupes, surveillant l’Écosse et l’Irlande, inquiétant London et Lesly, déroutant les intrigues de lord Hamilton et les trahisons de lord Saville... Or, le bruit du camp me plaisait ; le cliquetis des armes étourdissait ma goutte... Au lieu de cela, j’aurai ici le tumulte criard des avocats, les batailles de la chambre, et que sais-je encore ?... le bruit de mes vitres cassées avec des boulets de pierre, lorsque j’aurai mal parlé de quelques misérables qui m’en veulent, du comte de Rothes par exemple, ou du chevalier Clotworthy !... Misère et pitié ! Mais le roi l’a voulu : j’ai dû tout quitter... Me voici... Arrive que pourra !... Quelle heure est-il ?

ANNESLEY.

Neuf heures du matin. Avertirai-je milady de votre retour ?

STRAFFORT.

Non, sans doute ; il ne fait point encore jour chez elle... et j’en ai pour deux heures au moins à débrouiller tous ces papiers. Aussitôt cette besogne achevée, j’irai la saluer, cette pauvre Élisabeth !

ANNESLEY.

M. Butler, le nouveau secrétaire de milord, ne l’a point accompagné à Londres ?

STRAFFORT.

Non ; mais je l’attends aujourd’hui même. Il a dû prendre une autre route que la mienne, et passer par Durham. Il me rapportera des nouvelles du corps d’armée que commande le major Smith... On s’est battu par la, et si nos troupes ont fait leur devoir, Durham est à nous... Un brave Anglais que ce Butler ! et que j’ai d’avance recommandé au roi comme un serviteur fidèle et dévoué. Vous m’avertirez aussitôt son arrivée ; n’y manquez pas...

Annesley salue et fait un pas pour sortir. Le comte le rappelle.

Ah ! Annesley, quelqu’un est là dehors... un officier irlandais... je ne sais trop comment vous le désigner, attendu qu’il porte rarement le même costume. Vous lui demanderez s’il ne se nomme pas M. Goring... et s’il vous répond oui, vous me l’amènerez.

ANNESLEY, désignant une petite porte cachée dans la tapisserie, à la gauche du spectateur.

L’introduirai-je par cette porte ?

STRAFFORT.

Non. Cette porte, vous le savez, est celle du roi, et vous pourriez le rencontrer dans le couloir. Il ne faut pas que sa gracieuse majesté se trouve face à face avec un pareil homme...

Montrant celle du fond.

Vous entrerez par celle-ci

Annesley sort.

 

 

Scène II

 

STRAFFORT, parcourant les papiers

 

Ce Goring qui sait tout... ou que du moins je paie pour tout savoir... doit avoir quelque chose à m’apprendre de vive voix... C’est un homme précieux, ce Goring... qui va toujours regardant et écoutant, et avec cela avec une mémoire merveilleuse... Quelle honte pourtant ! Un officier ! mais bah ! il faut de ces gens-là... Voyons, en l’attendant, ces rapports écrits... « 5 Mai 1640. » Jour de malheur !... jour où fut dissous le dernier parlement ! « Saint-Jean, Elliot, Strode, Selden ! » Toujours remuant, toujours factieux ! Oh ! ces hommes ! comme ils me haïssent ! « M. Pym » celui-là surtout ! Continuons : « Puis encore un certain William ou Olivier d’Huntingdton, député aux Communes pour le comté de ce nom... esprit mystique et grossier, peu au fait des affaires publiques : sorte d’aventurier qui se prétend gentilhomme, et dont la mère dirigeait une brasserie ! » Et c’est avec de pareils hommes qu’il faut que la royauté se compromette !... Où marchons-nous ? Où allons-nous, grand Dieu ?... « Un brouillon qui parle mieux en latin qu’en  anglais ; grand docteur et grand disputeur... connu d’ailleurs pour son excessive dévotion : ce qu’on appelle un saint !... Il va régulièrement, soir et matin, dire sa prière à la chapelle de White-Hall. Auteur à la fois de pamphlets royalistes et parlementaires : de la Samarie anglaise et du Protée puritain. » Voici les deux libelles. « Peu à craindre, après tout, pour le moment. Un pédant d’école, bon tout au plus pour la tonsure, et qui vise à la mitre... un pauvre homme qui n’a que deux amis à Londres : le charretier Pride et le boucher Harrison. On lui en connaissait autrefois un troisième avec lequel il s’embarqua, il y a treize ans, pour la France, et qui se nommait sir Robert Cutler. » Cutler !... Je connais ce nom-là... Serait-ce Cutler du comté d’York ?... « Pendant ce voyage sur le continent, il s’est compromis dans une aventure fort scandaleuse, avec je ne sais quelle petite fille du peuple, nommée Sara Mursel, qui habitait, il y a un an, Paris avec sa tante, et qui loge depuis hier à Londres, dans une maison de Lincoln’s-Inn, près de la maison Lamberth. »

Jetant le papier.

Mais quelle sottise à ce Goring de m’écrire un pareil caquetage, intéressant tout au plus pour la chambrière de ma femme ! Où diable cet homme-là va-t-il chercher tout ce qu’il nous rapporte ? Ah ! le voici !

 

 

Scène III

 

STRAFFORT, OLIVIER

 

STRAFFORT.

Je vous attendais, venez.

OLIVIER.

Me voici, milord.

STRAFFORT, se levant.

Qu’est-ce ?... Vous n’êtes point Goring !... Qui êtes-vous, mon sieur ? Ce n’est pas vous que j’attendais.

OLIVIER.

Je le sais, milord.

STRAFFORT.

On vous a demandé si vous étiez M. Goring, cependant ?

OLIVIER.

Et j’ai répondu que je l’étais.

STRAFFORT.

Et dans quel but avez-vous fait ce mensonge ?

OLIVIER.

Parce que j’avais autant hâte de vous voir, milord, que vous aviez hâte de voir Goring.

STRAFFORT.

Pourquoi ne m’avoir pas plutôt demandé une audience ?

OLIVIER.

Parce que vous eussiez été trop long à me l’accorder.

STRAFFORT.

Mais vous saviez bien, monsieur, qu’une fois entré, l’erreur serait vite découverte ?

OLIVIER.

Mais je savais aussi que l’erreur ne serait découverte que lorsque je serais entré, et qu’une fois entré...

STRAFFORT.

Eh bien ?

OLIVIER.

Vous m’écouteriez, milord, car j’ai beaucoup de choses à vous dire.

STRAFFORT.

Qui êtes-vous d’abord ?

OLIVIER.

Olivier d’Huntingdon, membre de la Chambre des Communes.

STRAFFORT.

Ah !

Se rasseyant.

Parlez.

OLIVIER.

Vous voyez bien qu’il était inutile que je vous demandasse une audience.

STRAFFORT.

C’est bien. Que voulez-vous de moi ?

OLIVIER.

Une position politique, un grade militaire, ou un office d’église, milord. Un portefeuille, une bible ou une épée, à votre choix. J’ai dit.

STRAFFORT.

Et vous vous croyez apte à remplir indifféremment l’un ou l’autre de ces trois emplois ?

OLIVIER.

Voilà quinze ans que j’y travaille, du moins.

STRAFFORT.

Vous êtes de famille noble ?

OLIVIER.

L’illustration de mes ancêtres remonte à Henri VIII, et milord Keepper, évêque de Lincoln, m’appelle son cousin.

STRAFFORT.

Ah ! c’est de vous que parlait si souvent ce bon doyen, lors de mon dernier voyage d’Irlande ; mais vous êtes un rand clerc, monsieur, fort savant en matière de religion, et j’ai mémoire du beau compliment en latin que vous fîtes au feu roi Jacques, lorsque lord Villiers vous présenta à sa majesté. Vous avez pris vos degrés à Cambridge ?

OLIVIER.

Oui, milord.

STRAFFORT.

Vous êtes docteur ?

OLIVIER.

J’ai reçu le bonnet de maître ès-arts il y a dix-sept ans, au sortir de l’université. Un certain Brim, qui, ce jour même, a tiré mon horoscope, m’a prédit que je serais une des plus hautes colonnes de l’église !... erreur sans doute, imposture que cela ; les prédictions humaines sont folles et incertaines ; cependant celle-là me revient toujours en mémoire, milord ; et en ce moment plus que jamais, car il ne tient qu’à vous qu’elle s’accomplisse.

STRAFFORT, souriant.

Et vos talents militaires sont-ils aussi développés que vos facultés théologiques ?

OLIVIER.

Je sais tout ce qu’un soldat doit savoir, milord ; j’ai appris en France de quel air on portait l’épée, en Angleterre de quelle manière on la tirait ; j’ai assisté au siège de La Rochelle avec milord Buckingham et j’y ai tué de ma main le baron de Chantal ; j’étais avec Guillaume de Nassau à la prise du fort de l’Étoile, et comme le porte-étendard ne montait pas assez vite, je ni ai arraché l’enseigne des mains et je l’ai plantée sur la muraille ; alors Frédéric Henri, prince d’Orange, m’a frappé sur l’épaule et m’a dit que je serais un grand capitaine !... Mais le dieu des armées n’aura point entendu sa voix, et le prince d’Orange se sera trompé sans doute comme l’astrologue Brim !

STRAFFORT.

Oui, oui, j’ai entendu parler de toutes ces choses : mais j’ignorais que ce fût vous qui les eussiez accomplies, monsieur. Et maintenant je ne doute pas qu’en matière politique vous n’ayez étudié d’aussi bons maîtres et n’ayez fait de pareils miracles ?

OLIVIER.

Milord, tous les miracles politiques que je ferai sont encore dans l’avenir ; quant à ces maîtres fameux dont vous parlez, je n’en ai eu qu’un seul, qui les vaut tous.

STRAFFORT.

Lequel ?

OLIVIER.

Son éminence Armand Duplessis, cardinal de Richelieu.

STRAFFORT.

Ah ! ah ! l’ancien évêque de Luçon, le ministre du roi Louis XIII est de vos connaissances !

OLIVIER.

Milord, il avait la bonté de me compter au nombre de ses amis, de me recevoir à toute heure, de m’envoyer chercher parfois même : le plus souvent c’était la nuit. Combien de fois, durant ces heures silencieuses où l’esprit de Dieu et le génie de l’homme veillent seuls, avons-nous échangé de ces pensées qui remuent des trônes et jeté sur l’Europe de ces regards d’aigle qui vous font voir les rois petits et les peuples grands ! Ce fut dans une de ces nuits qu’il me consulta sur ses démêlés avec Marie de Médicis ; et c’est moi qui lui conseillai d’exiler la reine-mère. Une autre nuit il me montra les preuves de la conspiration de Henri de Montmorency ; et c’est moi qui lui dis de faire tomber la tête du connétable. Depuis que je l’ai quitté, milord, il m’a écrit souvent, et pas une de ses lettres où il ne me dise... entendez-vous bien, lui, Richelieu ! que j’aurai des destinés pareilles aux siennes sinon de plus hautes, et que je serai à l’Angleterre ce qu’il est à la France ! Mais sans doute Richelieu se trompe comme le prince d’Orange, comme l’astrologue Brim, comme moi-même enfin, qui parfois aussi me crois destiné à devenir quelque chose.

STRAFFORT.

Et pour laquelle de ces trois carrières vous sentez-vous le plus de vocation ?

OLIVIER.

Je n’ai de vocation pour aucune, milord ; je vous ai dit que j’étais apte, je ne vous ai point dit que je fusse appelé. Je suis comme ces chefs barbares que Dieu avait suscités pour désoler le monde, et comme eux je réponds au pilote qui me demande où je veux aller : Où Dieu me poussera ! Quò Deus impulcrit !

STRAFFORT.

Et comme eux vous vous croyez une mission destructive, sans doute ?

OLIVIER.

Je ne crois rien, milord ; je sais seulement que je suis né le jour même où mourut le nom royal de Tudor étouffé dans le dernier râle d’Élisabeth. Je sais que la maison de Stuart et moi, nous avons commencé ensemble ; que ma nourrice avait une tache figurant un ruisseau de sang et qui lui descendait depuis l’épaule jusqu’au sein qui m’allaitait ; je sais que le jour où je fus baptisé le feu prit au palais de White-Hall, et qu’on ne put l’éteindre que lorsque je m’endormis. Je sais que toutes ces choses ne sont que des présages, mais des présages terribles, des comètes perdues dans le ciel, mais qui peuvent rencontrer un monde et le briser !

STRAFFORT.

En somme, monsieur, que venez-vous me demander ?

OLIVIER.

Je ne sais, milord !... des armes contre moi-même peut-être. Je m’effraie de l’avenir ; je m’épouvante de mes rêves ; je voudrais qu’une main forte me prit et m’arrachât à ma destinée ; je voudrais une prélature, qui m’enfermât dans quelque ville, bien loin de Londres ; un grade militaire qui m’enchainât sous mes drapeaux ; une charge politique qui me traçât la route que j’ai à suivre. Je suis comme un navire battu du vent, sans boussole, sans gouvernail, qui chasse sur ses ancres devant toutes les rafales, qui dérive à tous les courants ; la tourmente peut l’échouer sur quelque plage solitaire ; mais aussi bien peut-elle le pousser vers quelqu’île dont il deviendra le roi !

STRAFFORT, riant.

Vous avez des rêves d’or, monsieur.

OLIVIER.

Riez, riez, milord ; moi, je frémis. L’homme ne s’appartient pas ; l’homme appartient à Dieu, qui jette les eux sur le monde, étend la main sur nos têtes et emporte où il veut celui qui lui plaît. Milord, milord, ayez pitié de moi, qui ne suis encore rien, et peut-être aurez-vous pitié de vous, qui êtes ministre, peut-être aurez-vous pitié de Charles, qui est roi !

STRAFFORT.

Ah ! monsieur, prenez garde ! vous passez de la prière à la menace.

OLIVIER.

Je ne menace pas, milord ; car c’est moi qui tremble, car je sens que je suis à l’heure où ma destinée va s’accomplir ; j’ai fait tout ce que j’ai pu contre elle ; je me suis embarqué pour être marin, et la tempête m’a rejeté à la côte si souffrant et si malade, que j’ai senti que la mer m’était impossible ; j’ai voulu prendre du service sous Gustave-Adolphe, et je suis arrivé en Suède le soir même de la bataille de Lutzen : une heure après la mort de l’homme que j’y allais chercher ; je suis monté, et John Hampden et John Pym avec moi, sur un vaisseau qui devait nous conduire en Amérique ; un ordre du roi, du roi ! nous a enchaînés au port, et en remettant le pied sur la terre, j’ai appris que j’étais nommé par le comté d’Huntingdon membre de la Chambre des Communes. Êtes-vous si aveugle, milord, que vous ne voyez point la main de Dieu en tout ceci ? Ne savez-vous point que John Hampden est le premier qui ait refusé de payer l’impôt ? ne savez-vous point qu’il a été traîné en prison par ordre du roi, tiré de prison par ordre du peuple ? que John Hampden vous hait, milord, et qu’il est tout puissant à la chambre ? avez-vous oublié le cartel que Pym vous a jeté à Westminster ? il y a treize ans qu’il prononça contre vous cet ajournement fatal, milord ; aujourd’hui ces deux ennemis se réveillent ! Seul entre eux je n’ai aucune haine contre vous, seul contre eux je n’ai aucune puissance au parlement. Milord ! si je me réunissais à eux ! milord, si je prenais quelque puissance !... milord, faites de moi votre ami, je vous le conseille.

STRAFFORT.

Je vous ai écouté, monsieur, et comme vous pourriez prendre ma complaisance pour de la crainte, je vais vous prouver que c’était de la patience. Si loin que j’étais de Londres, je n’ai point perdu de vue ces hommes dont vous me parlez, ni vous-même, et vous allez voir si je les connais bien et si je les juge ce qu’ils valent. John Hampden est un honnête homme, mais fanatique et insensé, rêveur et utopiste, républicain prématuré, que brisera, le jour où il sera véritablement à craindre, le bras puissant de la monarchie. John Pym est un hypocrite, au fond un déhanché, un ambitieux de taverne, une créature du comte de Bedford : misérable représentant du misérable bourg de Tavistock ; un obscur avocat, qui, faute de causes, a pris d’office celle du peuple ; qui crie haut à la chambre basse pour être entendu à la chambre haute, et qui, du jour où l’on mettra un bon prix à ses plaidoyers politiques, défendra la cause du roi contre le peuple, comme il défend aujourd’hui la cause du peuple contre le roi. Quant à vous, monsieur, qui ne savez encore si vous serez un Hampden ou un Pym, un fanatique ou un intrigant, vous préludez par de petites trahisons littéraires à de grandes trahisons politiques.

OLIVIER, fronçant le sourcil.

Milord !

STRAFFORT.

Oh ! monsieur, je vous ai écouté, écoutez-moi : vous m’avez raconté des présages, je vais vous montrer des preuves. Voici deux libelles qui se vendent publiquement à Londres, et qui insultent deux majestés : celle du roi, celle du parlement. L’insulte au roi s’appelle la Samarie anglaise. L’invective au parlement s’appelle le Protée puritain. Ici une éloquence de bas-lieu, là une faconde de courtisan. Vous connaissez l’auteur de ces deux pamphlets : moi aussi. Vous vous demandez quelle sera sa récompense. Moi aussi je me le demande, et je ne vois guère que deux choses qui puissent répondre à ces deux livres : la torche du bourreau, ou le mépris des laquais. N’est-ce pas votre avis, monsieur ?

OLIVIER.

Où voulez-vous en venir, milord ?

STRAFFORT.

À ceci, que diriez-vous si, voulant faire de vous un officier, je vous recommandais au roi connue auteur de la Samarie anglaise ?...

OLIVIER.

Heim !

STRAFFORT.

Ou si, pour assurer dans la Chambre basse votre position politique, j’envoyais à M. Hampden, votre parent, à M. Pym, votre ami, cet exemplaire de votre Protée puritain.

OLIVIER.

Milord !

STRAFFORT.

Il vous resterait, n’est-ce pas, la carrière théologique, l’espoir d’une prélature ou l’ambition d’un cardinalat ? l’église au lieu du camp, la chaire au lieu de la tribune, la bible aux fermoirs d’or au lieu du portefeuille taché d’encre, au lieu du glaive taché de sang. Milord Keepper, échue de Lincoln, vous appelle son cousin, et milord Keepper est un puissant protecteur ; mais croyez-vous qu’il mettrait une aussi grande chaleur dans ses recommandations à venir que dans ses recommandations passées, lorsqu’il saurait certaine aventure arrivée en France à son protégé, avec une aidez-moi donc, monsieur, car ma mémoire est mauvaise ; avec une jeune fille nommée Sara Mursel, c’est ce nom-là, je crois, n’est-ce pas ?

OLIVIER.

Milord ! milord ! ce nom, il vaudrait mieux pour vous que vous ne l’eussiez jamais su, ou que vous l’eussiez oublié.

STRAFFORT.

Ah ! vous avouez donc !...

OLIVIER.

Au contraire, je nie. Ces brochures existent, cela est vrai, mais sans nom d’auteur, milord : on peut donc les attribuer à tout le monde ; on vous attribue bien, à vous, tous les malheurs de l’Angleterre mais aussi chacun peut les désavouer. Quant à cette jeune fille que vous nommez Clara ou Sara Mursel, avez-vous dit... car ma mémoire n’est pas meilleure que la vôtre... j’ai logé en France chez sa tante, je crois... je l’y ai vue comme on voit tout le monde... mais je ne sais ce que ces deux femmes sont devenues.

STRAFFORT.

Je vais vous l’apprendre, monsieur : ces deux femmes sont arrivées d’hier à Londres ; elles logent dans une maison de Lincoln’s-Inn, près de la maison Lamberth.

OLIVIER, à part.

À Londres !... Venir à Londres !... Sara !... l’imprudente !

Entre Annesley fort agité ; il s’approche mystérieusement du Straffort.

STRAFFORT, se retournant.

Qu’y a-t-il ?

ANNESLEY, à demi-voix.

Milord !...

STRAFFORT.

Eh bien ?...

ANNESLEY.

Ces nouvelles que vous attendez de l’armée...

STRAFFORT, vivement.

Un courrier ? Est-ce un courrier ?

ANNESLEY.

Butler lui-même...

STRAFFORT.

Butler ! ah !...

ANNESLEY.

Qui arrive de Durham.

STRAFFORT.

Pour m’annoncer une victoire, sans doute... une victoire !... Faites entrer Butler. Mais si au lieu d’une victoire...

Jetant un regard de défiance sur Olivier.

Non, j’y vais moi-même, j’y vais.

À Olivier.

Veuillez m’attendre ici un instant, monsieur ; je reviens.

OLIVIER.

Allez, milord.

STRAFFORT.

Tenez : il y a là des notes que vous pouvez feuilleter en m’attendant. C’est le tarif des consciences de messieurs des communes. Au revoir, monsieur.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

OLIVIER, seul, et assis devant la table

 

Allons, j’ai vainement demandé la paix. C’est une guerre qu’il veut, une guerre déclarée et mortelle. Nul ne peut fuir sa destinée et chacun de nous accomplira la sienne. Pauvre fou qui sait que j’ai écrit ces deux pamphlets, qui sait que Sara Mursel est arrivée à Londres, et qui ignore qu’en ce moment peut-être, en ce moment, Pym et Hampden l’accusent, lui, de trahison au premier chef devant la Chambre des Communes !... Clairvoyant dans la vie des autres, aveugle dans la tienne ! Ta police, qui sait tout, n’a oublié qu’une chose, milord : peu importante, il est vrai : c’est qu’il y va dans ce moment-ci de ta tête. Qui vient là ? là, par cette porte !... je ne me trompe pas !... le roi ! le roi Charles Ier ! Est-ce le hasard ou la providence qui mène tout ainsi par la main ?

 

 

Scène V

 

OLIVIER, CHARLES

 

CHARLES.

Straffort n’est-il point ici, monsieur ?

OLIVIER.

Il vient de sortir à l’instant, sire.

CHARLES.

Et depuis quand est-il arrivé à Londres, savez-vous ?

OLIVIER.

Depuis une heure, à peu près.

CHARLES.

Vous êtes M. Buller, ce secrétaire qu’il m’a recommandé.

Lui donnant un papier.

Tenez donc.

OLIVIER.

C’est l’écriture de milord.

CHARLES.

Faites-moi une copie de ceci, je vais l’attendre, il me la faut ; j’en ai besoin...

Il s’assied devant le bureau de Straffort et feuillette des papiers.

OLIVIER, lisant.

Qu’est-ce ? et comment de pareilles choses viennent-elles me trouver ainsi d’elles-mêmes ?... Oh ! mais je me trompe !...

S’asseyant, lisant et écrivant en même temps.

« Les chefs de l’armée royale envoyée contre les Écossais, ayant été informés des coupables entreprises tentées par la chambre basse du parlement anglais contre les droits sacrés que le roi tient de Dieu, ont résolu de se rassembler pour protester d’abord ouvertement et s’armer ensuite au besoin contre d’aussi criminelles tentatives ; dès ce moment l’armée se déclare donc prête à soutenir la cause du roi contre le parlement britannique, et elle signe par la main de ses chefs et officiers la présente Déclaration. Dieu prête force au Covenant du roi. Signé Straffort. » Oh ! Pym ! Pym ! si pour appuyer ton accusation, tu tenais cette preuve !

Il se lève et présente la copie et l’original de la lettre au roi.

CHARLES, les prenant et pliant la lettre originale.

Connaissez-vous un nommé Goring ?

OLIVIER.

Oui, sire ; un officier de l’armée royale, n’est-ce pas ?

CHARLES.

Oui. Straffort dit que je puis me fier à cet homme.

OLIVIER.

Si milord le dit, cela est probable.

CHARLES.

Eh bien ! vous allez à l’instant lui porter cette lettre.

OLIVIER.

Moi !...

CHARLES.

Vous lui direz qu’elle est de votre maître, et que vous la tenez de ma main ; vous lui direz que je lui ordonne de partir à l’instant même pour les frontières d’Écosse, de voyager nuit et jour sans repos et sans relâche jusqu’à ce qu’il ait joint l’armée. Il remettra cette lettre au comte de Northumberland, qui commande en chef nos fidèles soldats en l’absence de Straffort. Le comte est prévenu de ce qu’il a à faire. Allez.

OLIVIER, sortant.

Sire ! sire !... Dieu vous garde !

 

 

Scène VI

 

CHARLES, seul

 

Straffort a raison. Quand cette protestation nous reviendra, couverte de trois mille signatures, nous l’afficherons sur les portes de Westminster et nous verrons alors ce qu’en diront nos petits tribuns. Si contre toute probabilité, la rébellion persiste, eh bien ! l’année sera compromise, et il faudra qu’elle marche. Oh ! Ce covenant d’Écosse ! ce parti infernal des presbytériens ! ce drapeau du peuple levé contre le drapeau de la royauté ! il semble, à le voir de loin planté sur la frontière, que ce soit un hochet ridicule, un épouvantail de théâtre, formé de quelques feuillets de la Bible, et de quelques lambeaux d’étoffe rouge. Mais, en le regardant bien et longtemps, on reconnait qu’il est fait avec une robe de cardinal, et que Richelieu en a fourni la pourpre ou le sang !

 

 

Scène VII

 

CHARLES, STRAFFORT, rentrant fort agité

 

STRAFFORT, s’approchant du roi.

Maintenant, monsieur...

CHARLES, se retournant.

Straffort !...

STRAFFORT.

Le roi ! sa majesté !!!

CHARLES, lui tendant les bras.

Straffort ! mon cher Straffort !

Straffort lui baise la main et regarde autour de lui.

Eh bien ! qu’y a-t-il ? Que cherchez-vous donc ?

STRAFFORT.

Rien, sire, rien.

Regardant encore.

Rien.

CHARLES.

Ah ! milord, que je vous souhaitais ici ! que j’avais besoin de vous ! Pourquoi ne pas être venu plus tôt ?

STRAFFORT.

Sire, il fallait réparer l’échec de Newburn : il fallait prendre une victorieuse revanche sur les troupes de Lesly. C’est ce que j’ai fait.

CHARLES.

Et je vous approuve, milord.

STRAFFORT.

Malheureusement un nouveau désastre...

CHARLES.

Lequel ?

STRAFFORT.

J’apprends que Durham est au pouvoir des Écossais.

CHARLES.

Nous le reprendrons, par dieu ! L’essentiel, milord, c’est que vous soyez ici, près de moi ; car, pour le moment, j’ai plus besoin de votre tête que de votre bras, et je crains moins les révoltés d’Écosse que les rebelles de Londres.

STRAFFORT.

La bonté de votre majesté leur a laissé prendre une attitude menaçante.

CHARLES.

Que nous leur ferons perdre, n’est-ce pas ?

STRAFFORT.

Cela est probable, si votre majesté a la force de vouloir.

CHARLES.

Oui... certes... je veux, milord !... et je n’ai pas voulu vous attendre pour vous en donner la preuve.

STRAFFORT.

Comment, sire ?

CHARLES, passant familièrement son bras sous celui de Straffort.

Tu sais, milord, cette protestation que tu m’as envoyée pour l’armée ?

STRAFFORT.

Oui, sire.

CHARLES.

Elle est en ce moment sur le chemin de l’Écosse.

STRAFFORT.

Et votre majesté n’a confié une pièce de cette importance qu’à des mains dévouées, je suppose ?

CHARLES.

Je n’en pouvais choisir de plus sûres que celles de ton secrétaire.

STRAFFORT.

Mon secrétaire !

CHARLES.

Oui, Buller, ton secrétaire, que tu m’as recommandé toi-même, et que j’ai trouvé là, à cette table, feuilletant des papiers...

STRAFFORT.

Pardon, sire, je ne comprends pas bien, j’espère que je me trompe...

CHARLES.

Je te dis que j’ai chargé un homme, que j’ai trouvé ici, et qui m’a dit être ton secrétaire, de porter de ma part cette protestation à Goring, et de donner l’ordre à celui-ci de partir à l’instant pour les frontières d’Écosse.

STRAFFORT.

Sire, il y a une malédiction sur l’Angleterre ! Dieu veuille qu’elle ne frappe que moi.

CHARLES.

Que dis-tu ?

STRAFFORT.

Je dis, sire, que cet homme que vous avez pris pour mon secrétaire, que cet homme à qui vous avez confié un secret d’état... mortel... car il l’est !... je dis que cet homme est un ennemi... un rebelle... un collègue de Pym et de Hampden... un parlementaire enfin !

CHARLES.

Son nom ?

STRAFFORT.

Inconnu encore, mais qui se révélera comme un incendie, en dévorant : Olivier.

CHARLES.

Et cet homme ?

STRAFFORT, prenant les libelles sur la table.

Je tenais son honneur entre mes mains, sire, et j’allais demander sa honte ; mais voilà que vous avez remis ma vie entre les siennes, et il va demander ma tête.

CHARLES.

Oh ! que me dis-tu là, Straffort ! ta tête ! et ne faut-il pas que je retire ma main royale pour qu’elle tombe ? Ah ! maudite confiance, qui me jette toujours au-devant de quelque ennemi, la main ouverte et un secret sur les lèvres ! Aveugle fatalité, qui me montre toujours un allié dans un adversaire, un dévouement dans une trahison !

 

 

Scène VIII

 

CHARLES, STRAFFORT, GORING, entrant pâle et essoufflé

 

GORING.

Milord ! milord !

Apercevant le roi.

Pardon, sire !

STRAFFORT.

Parlez, qu’y a-t-il...voyons ?

GORING.

Milord !

STHAFFORT, avec calme.

Le roi vous ordonne de parler, monsieur Goring, dites.

GORING.

Milord, il y a un grand tumulte à la chambre basse ; M. Pym vous a accusé de trahison contre le peuple.

CHARLES.

De trahison ! lui ! Straffort !

STRAFFORT.

Après, monsieur Goring ?

GORING.

Mais cette accusation allait être repoussée par la majorité des communes...

CHARLES.

Tu vois qu’il y a encore de l’honneur dans la vieille Angleterre.

STRAFFORT, souriant.

Laissez achever, sire.

GORING.

Lorsque M. Olivier est entré précipitamment et a demandé la parole...

CHARLES.

Olivier !...

GORING.

Alors il a lu une protestation à l’armée, signée de votre main... scellée du sceau du roi... un appel aux armes ou quelque chose de semblable... on ne voulait pas y croire... alors il l’a déposée sur le bureau... et chacun a pu reconnaître votre écriture, milord.

STRAFFORT.

Après.

GORING.

L’orateur a déclaré que la chambre des communes était érigée en cour de justice. Il a ordonné de faire sortir tous ceux qui n’étaient pas membres des communes. Il a fait fermer les portes de Westminster.

STRAFFORT.

Eh bien ! sire, m’étais-je trompé ?

CHARLES.

Ah ! tu avais raison !... je suis maudit !... Mais, va, tes ennemis, Straffort, n’en sont pas où ils pensent. Ils dressent un bill d’accusation ; que nous importe ! ils n’oseront seulement le mettre aux voix. Qu’est-ce que le parlement, après tout ? une assemblée de factieux que je puis dissoudre en faisant prendre la masse d’argent sur le bureau de l’orateur... Un beau sceptre, pardieu, pour le croiser avec le mien ! Bon espoir, milord ! la chambre basse vous accuse : opposez-lui la chambre haute. Allez droit aux lords et revenez ensuite à nous, qui sommes votre roi et votre ami. Partez, milord, et si c’est un duel qui se prépare, un duel de peuple à royauté, ne refusez pas d’être mon second.

STRAFFORT.

Je me battrai avant vous, Sire !...

CHARLES.

Partez !

Straffort lui baise la main et sort avec Goring. Le roi rentre par le corridor de gauche.

 

 

ACTE II

 

Une maison de Lincoln’s-Inn, à Londres.

 

 

Scène première

 

SARA, MADAME DAPPEL

 

SARA.

Et quand permettra-vous, ma tante, que je lui fasse savoir que nous sommes arrivées ?

MADAME DAPPEL.

Lorsque l’avocat que j’ai fait demander nous aura dit quel recours nous donnent contre cet homme les lois de l’Angleterre. Tu as la promesse de mariage ?

SARA.

Oh ! ma tante, vous savez combien il me répugnerait d’avoir recours à ce moyen ! Olivier m’aime, ou du moins il paraissait m’aimer, et je compte plus sur ma présence et sur les souvenirs qu’elle éveillera dans son cœur, que sur un chiffon de papier où il n’y a pas un mot d’amour. Croyez-moi, ma tante : ses lettres contiennent ses véritables engagements ; car dans ses lettres il me dit qu’il m’aime et il m’appelle sa vie !

MADAME DAPPEL.

Pauvre enfant ! qui ignores qu’il n’est point de souvenirs qui ne s’effacent ! point de promesses qui ne s’oublient !

SARA.

Oui, oui ; mais quand je viendrai les lui rappeler, moi ! quand je ferai revivre dans son cœur ces heures de douces promenades devant le donjon de Vincennes, dont les murailles le faisaient toujours rêver si profondément...

MADAME DAPPEL.

Oui, à sa politique maudite ! tu lui disais : Je vous aime, Olivier... et il se retournait vers son ami, lui montrait les tours de la prison royale et lui disait : Cutler, il ne faut frapper les rois qu’à la tête... Souvenez-vous de cela !

SARA.

Oui, je sais bien que de tenus en temps des pensées aux ailes d’aigle l’enlevaient au ciel ; mais comme il retombait vite près de moi ! connue la politique faisait promptement place à l’amour ! qu’il y avait alors de douceur, de sincérité et d’enthousiasme dans les paroles qu’il me disait ! et moi comme je l’écoutais avec bonheur et ravissement ! j’aimais jusqu’à l’hésitation de son langage, lorsque l’expression propre venait à lui manquer pour me dire son amour ; son silence d’un instant lui en fournissait quelqu’autre plus forte ou plus originale ; j’aimais son accent étranger qui était plein de charme. Vous rappelez-vous, ma bonne tante, la difficulté qu’il avait à prononcer votre nom, et qu’il vous appelait toujours mistriss au lieu de madame ?

MADAME DAPPEL.

Oui. Mais te rappelles-tu aussi, comme à mesure que son amour pour toi s’augmenta, son amitié pour sir Robert Cutler se refroidit ?

SARA.

Ma tante, n’était-ce pas bien simple ? il savait que sir Robert m’aimait, et que tout jeunes, il y a treize ans, nous avions été fiancés.

MADAME DAPPEL.

Te souviens-tu comme à leurs paroles amicales succédèrent des mots contraints, des relations froides, des sarcasmes amers ?

SARA.

Oui, oui, ma tante... et un jour vous me fîtes remarquer qu’ils ne se parlaient plus.

MADAME DAPPEL.

C’est peu de temps après que tous deux sortirent un matin, au point du jour, pour aller, disaient-ils, voir une dernière fois les tours de Vincennes.

SARA.

Et un seul revint, n’est-ce pas ?

MADAME DAPPEL.

Blessé.

SARA.

Mourant.

MADAME DAPPEL.

Il mourut !... l’autre...

SARA.

Ne revint pas.

MADAME DAPPEL.

C’était Olivier, l’autre !

SARA.

Je le crus mort.

MADAME DAPPEL.

Il était parti, parjure, et peut-être assassin...

SARA.

Oh ! ma tante ! ma tante ! quelle pensée !

MADAME DAPPEL.

Et ne te souviens-tu pas que le seul mot que put prononcer Cutler, ce fut le nom d’Olivier ?

SARA.

Oh ! mais c’était pour dire qu’il ne fallait pas l’accuser.

MADAME DAPPEL.

Pauvre enfant ! N’importe : nous tenons doublement cet homme, toi par sa promesse, moi par un secret, et voilà pourquoi j’ai cherché d’abord un avocat.

Olivier entre.

SARA.

Vous avez eu tort, ma tante ; il fallait lui écrire que nous étions arrivées.

MADAME DAPPEL.

Ma lettre ne l’aurait pas fait venir.

 

 

Scène II

 

SARA, MADAME DAPPEL, OLIVIER, s’avançant

 

OLIVIER.

Vous vous trompez, madame, puisqu’il vient sans l’avoir reçue.

SARA, courant à lui.

Oh ! Olivier, Olivier, c’est toi ! c’est lui ! ma tante, voyez, mon Olivier bien aimé, lui ! lui !

MADAME DAPPEL.

Et comment avez-vous appris, monsieur...

OLIVIER.

Je l’ai appris, madame, puisque me voilà ; vous qui doutez de tout, doutez-vous que je sois moi ? tenez, cette enfant ne doute de rien : et elle m’embrasse. Oui, mon enfant chérie, ma Sara, c’est moi, ton Olivier.

À demi-voix.

mais écoute : j’ai mille choses à te dire, tu as tout ton cœur à verser dans le mien, toi ; dis à ta tante de nous laisser un instant seuls : il faut que je te parle.

SARA, allant à Madame Dappel.

Ma tante !

La caressant.

Ma bonne tante !

MADAME DAPPEL.

Oui, je comprends... ah ! ma pauvre Sara !

Allant à Olivier.

Je me retire, monsieur ; mais n’oubliez pas que je n’ai plus la confiance d’un enfant, moi, et que je ne vous perds pas de vue.

OLIVIER, froidement.

Libre à vous, madame.

Madame Dappel sort.

 

 

Scène III

 

OLIVIER, SARA, puis MADAME DAPPEL

 

SARA, à Olivier qui regarde sortir madame Dappel.

Ah ! nous voilà seuls, mon Olivier ; tu avais raison, ma tante même était un voile entre nos pensées, un obstacle entre nos cœurs. Maintenant, personne, viens, viens.

Elle le fait assoir près d’elle.

Dis-moi, est-tu heureux de me revoir ?

OLIVIER.

Oui, Sara, je suis heureux... quoique le moment soit mal choisi pour votre arrivée en Angleterre.

SARA.

Oh ! un moment mal choisi pour se revoir, Olivier ! croyez-vous que le vôtre était bien choisi pour me quitter ?

OLIVIER.

Ai-je été le maître de rester à Paris ? vouliez-vous que je m’exposasse aux chances mortelles d’un procès criminel ?

SARA.

Comment cela ?

OLIVIER.

Oui, après mon affaire avec Cutler...

SARA.

Votre affaire !

OLIVIER.

Et l’édit de Richelieu contre les duels, l’avez-vous oublié ?

SARA.

Il est donc vrai ! vous vous êtes battu ?

OLIVIER.

Hé ! sans doute ; il fallait en finir avec cet homme : il était royaliste, et papiste ; ami de l’archevêque Laud, que sais-je, moi !

SARA.

Ah ! mon Dieu ! mais ce n’est donc pas parce qu’il m’aimait que vous vous êtes battu ?...

OLIVIER.

Oui, oui, cela aussi sans doute, cela aussi. Bref, je ne me souciais pas de me brouiller avec Richelieu, et de monter en pleine Grève sur l’échafaud de Boutteville. M’eussiez-vous mieux aimé décapité en France que sain et sauf en Angleterre ?

SARA.

Oh ! Olivier ! Olivier !

OLIVIER.

Certes, non, n’est-pas ? on ne ressuscite pas un cadavre, on rejoint un fuyard.

SARA.

Olivier ! vous me parlez avec une amertume...

OLIVIER.

C’est que vous me poursuivez, vous, avec un acharnement...

SARA.

Moi, monsieur ?

OLIVIER.

Oui, vous ; et dans quel moment encore ! quand je suis en équilibre sur la roue de la fortune, quand la moindre secousse peut me briser sur le pavé, quand le moindre appui peut m’élever au faite ! quand à chaque instant le pied me manque et la tête me tourne !... Vous m’avez rejoint, c’est bien ; mais savez-vous quel homme vous avez rejoint ? je ne le sais pas moi-même. Est-ce un homme d’église, un homme de politique ou un homme de guerre ? par le ciel dites-le moi ! vous me rendrez service ; vous courez après un époux, encore faut-il que vous sachiez du moins qui vous épouserez.

SARA.

J’épouserai le père de mon enfant, peu m’importe quel titre il portera ; s’il n’est rien, je serai heureuse de l’élever jusqu’à moi ; s’il est puissant, je serai fière qu’il m’attire à lui.

OLIVIER.

Oui, Sara, oui ; je sais que vous avez les vertus et la douceur d’un ange ; mais connue un ange aussi vous voyez notre terre de trop haut et de trop loin pour y distinguer nos misérables tracasseries et nos petites ambitions. Jugez par moi de tous ces hommes qu’agite une pensée quelconque d’avenir ! Moi, qui suis de parlement, moi, qui ai dépensé a y arriver dix années de ma vie, m’y voilà enfin dans cette chambre : maintenant il faut que je m’y fasse un parti. Quand ce parti sera formé, il faudra que je me mette à sa tête ; quand je m’y serai mis, il faudra que j’y demeure ! Et quand je pense combien peu de chose suffirait pour me précipiter ! un créancier mécontent, une femme jalouse et importune, une dette de jeunesse, une folie de cœur... Car j’appartiens à une secte rigoureuse et sévère : la secte puritaine, à laquelle appartiennent comme moi presque tous mes collègues du parlement. J’observe rigoureusement chacun d’eux, comme chacun d’eux m’observe. Nul de nous ne peut forfaire sans déshonneur et sans péril au redoutable serment qu’il a prêté : serment de fer qui attache le citoyen à l’œuvre sainte jusqu’à ce que l’œuvre soit achevée ! Jusqu’à ce moment pas une émotion ne doit se trahir sur notre visage, pas un éclair ne doit briller dans nos yeux, pas un battement de notre cœur ne doit soulever notre poitrine... Ce temps est un temps d’épreuve, oh ! ma chère Sara.’ vous voyez bien que votre présence ici est dangereuse, et que ce voyage peut me perdre, et qu’il ne fallait pas venir.

SARA.

Oh ! monsieur ! monsieur ! voilà un langage bien nouveau et que vous ne parliez pas à Paris.

OLIVIER.

C’est qu’à Paris, voyez-vous, on ne connaît ni puritain ni prélatiste, ni Covenant ; c’est qu’il y a là une Place Royale, une Marion Delorme, une Anne d’Autriche ; c’est que l’état y est mené par un roi faible, et par un ministre fort ; et tout cela se soutient, tout cela s’équilibre, une force neutralise l’autre ! ils vivent à Paris ; tandis qu’ici ! ici, nous combattons...

SARA.

Trêve de prétextes, monsieur, car je lis dans votre pensée ; vous être libre, n’est-ce pas, et vous voulez rester libre ; non que vous ne m’aimiez pas, Olivier ; non que vous en aimiez un autre ; mais parce qu’à un moment venu, à une heure donnée, une femme, quelle qu’elle soit, peut vous tendre la main, pour vous aider dans votre ascension ou vous soutenir dans votre chute ; moi je puis beaucoup pour votre bonheur, mais je ne puis rien pour votre ambition, je le sens, et je m’humilie, et je pleure ; mais il ne s’agit pas de moi, Olivier. Oh ! mon Dieu ! s’il ne s’agissait que de moi seule, je me détournerais de votre route, et je vous laisserais passer. Mais je vais être mère, Olivier ; il s’agit de mon enfant, de lui donner un nom, si ce n’est un père...

OLIVIER.

Eh ! mon Dieu ! je sais bien cela, et nous avons raison tous deux.

SARA.

Oui, mais malheur au plus faible, n’est-ce pas ? l’autre la brisera pour se débarrasser de lui. Si j’étais seule, Dieu m’est témoin que je plierais sous votre main jusqu’à rompre ; mais mon enfant, que j’ai pensé tuer par ce voyage que vous me reprochez ; mon enfant qui meurt si je meurs, et vingt fois dans cette traversée j’ai cru mourir... l’espoir de vous trouver loyal, l’espoir de donner un nom à mon enfant m’a seul rattachée à la vie qui s’en allait de moi : vous le voyez, je suis assez faible et assez pâle pour vous prouver que je dis certes la vérité.

OLIVIER.

Ma chère Sara, soyez raisonnable, croyez-moi...

SARA.

Merci de vos conseils, monsieur ! deux choses seulement : vous êtes homme, eh bien ! je vous apprends que vous êtes père ; vous êtes noble : je vous adjure, sir Olivier, de tenir votre foi de gentilhomme, car vous me l’avez donnée.

OLIVIER.

Oui, par écrit même, je m’en souviens.

SARA.

Si vous étiez assez cruel pour me repousser, assez dénaturé pour étouffer la voix qui vous parle dans mon sein ; au nom de ce qu’il y a de plus sacré au monde, alors... Olivier, pour vous, pour moi, ne me forcez pas à cela... alors j’en appellerais aux lois de ce pays, je montrerais cette promesse au ministre, j’irais me jeter aux pieds du roi...

Entre Madame Dappel.

OLIVIER.

Ne puis-je vous empêcher de faire cette folie ? en ce cas, vous êtes libre, Sara ; et les lois de ce royaume protègent aussi bien les étrangers que les Anglais. Invoquez la loi contre moi, qui n’invoque ici que vous seule. Allez au roi, allez au ministre... essayez de me perdre et perdez moi ; vous y réussirez sans doute, car je suis d’une secte persécutée, et l’on me jugera comme vous m’aurez accusé : sans m’entendre. Adieu...

Il va pour sortir, Madame Dappel l’arrête.

MADAME DAPPEL.

Un instant, monsieur.

OLIVIER, avec impatience.

Que me voulez-vous ?

MADAME DAPPEL.

J’ai à vous parler aussi, moi, monsieur, non pas en invoquant votre amour, votre pitié ou votre honneur, la chose serait inutile, je le vois, mais au nom de votre intérêt, de votre avenir, de votre ambition...

Elle fait un signe à Sara qui sort.

OLIVIER.

Faites vite.

MADAME DAPPEL.

Mais comme je suis une femme isolée, sans appui, ignorante des lois, vous permettrez qu’un tiers assiste à notre entretien.

Elle sonne.

C’est mon conseil aujourd’hui ; demain, s’il le faut, il sera mon avocat.

Au domestique.

Faites entrer. La présence de ce légiste ne peut vous être désagréable, monsieur ; c’est un de vos collègues du parlement ; un de vos amis même, je crois.

OLIVIER, se retournant.

M. Pym !

 

 

Scène IV

 

OLIVIER, SARA, MADAME DAPPEL, PYM

 

MADAME DAPPEL, allant à M. Pym.

Monsieur, vous savez pour quelle affaire je vous ai mandé ; je vous ai parlé d’un engagement pris, d’une promesse de mariage, n’est-ce pas ?

PYM.

Oui, madame.

MADAME DAPPEL.

Eh bien ! monsieur, votre avis maintenant, votre avis, devant M. Olivier que voilà. C’est votre collègue au parlement ; il ne peut vous inspirer de défiance. Parlez donc et dites-moi quel est l’appui que je dois espérer de ma bonne cause et de vos lois.

PYM.

Tout homme qui, par écrit, sans surprise, sans violence, a fait une promesse de mariage, est forcé de la ratifier par le mariage.

MADAME DAPPEL.

Et s’il refuse, quelle peine encourt-il ?

PYM.

Celle de la prison.

MADAME DAPPEL.

Et le premier fonctionnaire public peut requérir contre lui cette peine, n’est-ce pas ?

PYM.

Oui, par provision, et s’il est porteur de la promesse.

MADAME DAPPEL.

Eh bien ! monsieur, je vous adjure, et comme avocat et comme parlementaire, d’appeler un constable et de faire arrêter monsieur, car voici sa promesse par écrit, donnée sans surprise, et sans violence, et il refuse de l’accomplir.

Sonnant un valet.

Allez prévenir le constable que M. Pym, avocat et parlementaire, le demande ici pour office de sa charge.

Le domestique sort.

PYM.

Cette promesse est-elle bien de vous, monsieur ?

OLIVIER.

Vous connaissez mon écriture et mon seing, voyez.

PYM.

Et vous l’avez donnée sans surprise, sans violence ?

OLIVIER.

Je l’ai donnée de ma propre volonté et de mon consentement libre.

PYM.

Et vous refusez de l’accomplir ?

OLIVIER.

Je ne refuse pas ; je diffère.

PYM.

Et la cause ?

OLIVIER.

Je l’expliquerai à Sara elle-même ; puis, lorsque je lui aurai parlé, lorsqu’elle aura vu, si elle consent encore à devenir ma femme, eh bien ! elle le deviendra.

MADAME DAPPEL, passant au milieu.

Oh ! tout retard est un refus, monsieur ; d’ailleurs pendant ce temps le coupable peut s’éloigner, se soustraire à la justice, repasser en France comme il a passé en Angleterre. Oh ! non, non, je persiste dans ma demande ; la loi est pour moi, je l’invoque ; elle condamne cet homme ; cet homme a été sans foi, je serai sans pitié. Au nom des lois de l’Angleterre dont vous êtes le représentant, monsieur, je vous adjure de faire arrêter cet homme !

PYM.

Ignorez-vous, madame, que cette arrestation que vous réclamez est impossible ?

MADAME DAPPEL.

Impossible ! comment cela ?

PYM.

Je ne puis être ici que votre conseil, rien de plus.

OLIVIER.

Rien de plus ; il dit vrai, madame, et vous pouvez l’en croire ; s’il était en son pouvoir de me faire arrêter, il le ferait et de grand cœur ; n’est-il pas vrai, monsieur Pym ?

PYM.

Monsieur !...

OLIVIER.

Eh ! oui, que de scrupules ! avouez-le donc franchement ; vous ne seriez pas fâché, n’est-ce pas, de vous débarrasser de moi ? Qu’une pareille idée vienne à un ennemi vulgaire, à un homme ignorant de nos coutumes, cela se conçoit. Mais vous, vous, M. Pym, avocat et parlementaire, vous avez compris d’abord toute l’inutilité d’une semblable tentative, et que vos constables seraient mal venus, monsieur, à venir me mettre au collet une autre main que celle de la loi !

PYM.

Je sais, monsieur, que la personne d’un député est inviolable, lorsqu’il se rend à la chambre, lorsqu’d y siège, lorsqu’il s’en retourne dans ses foyers. Je sais que cette prérogative du député cesse dans un cas seulement.

MADAME DAPPEL.

Lequel ?

PYM.

Lorsqu’il s’agit d’assassinat ou d’homicide.

MADAME DAPPEL, vivement.

Et pour ce crime le député cesse d’être inviolable, n’est-ce pas ?

PYM.

Oui, madame.

MADAME DAPPEL.

Arrêtez donc monsieur, alors ! car je l’accuse d’assassinat et d’homicide.

OLIVIER, se levant.

Moi !

MADAME DAPPEL.

Oui, vous, sur la personne de sir Robert Cutler, gentilhomme anglais, du comté d’York.

OLIVIER.

Par le ciel, madame, cela est faux ! ce Robert Cutler, dont vous parlez, je l’ai tué en duel ; un duel aussi loyal que celui où fut appelé lord Donald Réa par sir David Ramsay, écuyer ; les armes étaient égales : c’étaient la rapière et le poignard, et si Robert a succombé, ce n’était pas que son épée fût moins longue, ou sa dague moins affilée que la mienne ; c’est que Dieu avait résolu sa mort, et que Dieu peut ce qu’il veut.

PYM.

Ainsi vous vous avouez coupable de la mort de ce gentilhomme ?

OLIVIER.

Je ne dis pas que je sois coupable de sa mort ; je dis que je l’ai tué.

MADAME DAPPEL.

Eh bien ! monsieur Pym, je prends acte de la déclaration de monsieur. Je me charge de désigner la place où l’on retrouvera le cadavre : il n’y a pas encore si longtemps qu’il est confié à la tombe qu’on ne retrouve sur ce corps la trace du coup qui l’a tué ; car la blessure était large, monsieur ; elle entrait sous le sein droit et sortait sous l’épaule gauche ; cette blessure a entraîné la mort ; voilà ce que je me charge de prouver : c’est qu’il y a eu homicide. Monsieur se chargera, lui, de prouver que cet homicide est la suite d’un duel.

PYM.

Ce sera chose facile, monsieur, car vous avez des témoins, sans doute ?

OLIVIER.

Nous n’en avions pas, et cette femme qui vient m’accuser ici sait bien pourquoi nous n’en avions pas ; c’était pour ne pas déshonorer sa nièce. Non, monsieur : mon duel avec sir Robert Cutler fut un affaire d’honneur... mise sous la sauvegarde de l’honneur ; je l’ai tué comme il aurait pu me tuer : Dieu prenne pitié de son âme !

PYM.

Alors je me vois forcé de vous faire arrêter, en attendant que vous fournissiez vos preuves.

OLIVIER.

Eh faites, monsieur ! Je suis les de discuter... avec des femmes et des avocats.

PYM, allant à lui.

Réfléchissez, monsieur, que la robe d’un avocat n’est ni plus longue, ni plus noire que celle d’un théologien !

OLIVIER.

Tout théologien que je suis, monsieur Pym, je vous avertis que j’ai porté l’épée.

PYM.

Tout avocat que je suis, monsieur Olivier, je me battrais aussi volontiers qu’un officier des armées royales !

OLIVIER.

Eh bien ! venez donc !... je suis à vous.

À part.

Au fait, c’est le seul moyen qu’il y ait de sortir d’ici.

Haut.

Venez !

MADAME DAPPEL, retenant M. Pym.

Non

Pym, qui a fait un pas pour sortir, revient en scène.

OLIVIER.

Ah ! ah ! l’homme de cœur déjà qui disparaît devant l’homme de loi !... Soit, monsieur !... faites votre office !... J’en appellerai à la chambre, et nous verrons si la chambre ne me relâche pas sous caution.

MADAME DAPPEL.

Est-ce que la chambre peut rendre la liberté à cet homme, dites-moi, monsieur ?

PYM.

Elle le peut, madame ; à moins que le roi ne le réclame, comme justiciable de haute justice.

MADAME DAPPEL.

Oh ! comment voir le roi !... comment me jeter aux pieds du roi !

On entend du bruit au dehors.

OLIVIER, regardant à la fenêtre.

Eh ! tenez, voilà son ministre que l’on poursuit à coups de pierres.

VOIX au dehors.

À bas sir Thomas Wentworth ! à bas le comte de Straffort ! mort à l’ennemi du peuple ! mort ! mort ! !

PYM.

Mais c’est une émeute !... une sédition ! Le peuple ne nous donnerait-il pas le temps de lui faire justice, et se la ferait-il lui-même ?...

MADAME DAPPEL, au constable.

Ne vous éloignez pas, monsieur le constable ! ne vous éloignez pas ; votre œuvre n’est point finie ici.

PYM.

Mais si, parle ciel, on ferme toutes les portes, il ne trouvera nulle part à se réfugier ?

VOIX au dehors.

Hurra ! hurra Straffort !... mort ! mort !

PYM.

On détèle sa voiture : on le force à descendre... Les sheriffs l’entourent... mais ils ne pourront le défendre... mais ils vont le tuer !

VOIX.

Mort à Wentworth ! mort au renégat ! mort au traître ! mort !

OLIVIER, froidement.

Madame Dappel, vous désiriez avoir une audience du roi, je crois ?

MADAME DAPPEL.

Oh ! je l’obtiendrai, monsieur !

OLIVIER.

C’est chose facile ; ouvrez votre porte à son ministre, et il sera bien ingrat s’il ne vous conduit pas lui-même aux pieds de sa majesté.

MADAME DAPPEL.

Vous avez raison ! et lorsqu’un conseil est bon, il faut le prendre de quelque part qu’il vienne.

Courant à la porte et l’ouvrant.

Milord ! milord ! entrez ici ! milord, venez, venez.

Rumeurs, voix confuses.

 

 

Scène V

 

OLIVIER, SARA, MADAME DAPPEL, PYM, UN SHERIFF, STRAFFORT

 

Straffort paraît toujours calme, mais sans chapeau et ses habit déchirés et souillés de boue. On referme la porte derrière lui.

STRAFFORT, à madame Dappel.

Merci, madame ; vous me sauvez la vie... merci... Il est bon de retrouver, au milieu de tant de rebelles, un cœur loyal, un cœur vraiment anglais.

MADMAE DAPPEL.

Je suis étrangère, milord : je suis Française.

STRAFFORT, lui baisant la main.

N’importe, madame, quelle main vous me tendez, puisque cette main me sauve ; seulement je crains de ne pouvoir jamais m’acquitter envers vous.

On entend rugir la foule au dehors : des pierres brisent une vitre.

MADAME DAPPEL.

Pardon, milord, vous le pouvez.

STRAFFORT.

Il faudra que ce soit donc bientôt, madame ; ou j’aurai bien peur que la volonté seule survive au pouvoir.

MADAME DAPPEL.

Ce sera dès demain.

STRAFFORT.

Oh ! demain j’espère encore être ministre... Que demandez-vous pour demain, madame ?

MADAME DAPPEL.

Une audience du roi pour moi et ma nièce.

STRAFFORT.

Vous l’aurez...

Les murmures et les rumeurs redoublent.

Si toutefois cette maison, où j’ai cru voir un asile, ne devient pas un tombeau ; car les hommes qui hurlent au dehors pourraient bien être de quelque intelligence avec ceux que je trouve au dedans.

LE CONSTABLE.

Milord, ils vont enfoncer cette porte !... Milord, vous êtes perdu !

MADAME DAPPEL.

Et pas d’autre sortie !

STRAFFORT, impérativement.

En ce cas, ouvrez, monsieur le constable !

À madame Dappel.

Madame, si j’arrive jusqu’au roi, je vous donne ma foi de gentilhomme que votre commission sera faite. Ouvrez cette porte, monsieur le constable ! dût le meurtre en personne m’attendre sur le seuil !

OLIVIER, allant à lui.

Milord ! vous nous connaissez mal ! nous sommes vos ennemis et non vos assassins... Nous vous accusons devant la chambre, mais nous ne tramons point un guet-apens dans la rue. Milord, prenez mon bras ; et je vous réponds, sur mon honneur, que pas un cheveu ne tombera de votre tête.

STRAFFORT.

Quelque inattendue que soit votre offre, monsieur, je l’accepte.

MADAME DAPPEL, bas et très vite à M. Pym.

Mais il va sortir ! il va nous échapper !...

PYM.

Soyez tranquille ; nos constables sont là.

STRAFFORT, prenant le bras d’Olivier.

Alors, à demain, madame !

LE CONSTABLE, s’avançant.

Pardon, milord, mais il y a ordre du parlement pour que monsieur

Désignant Olivier.

ne quitte pas cette maison.

STRAFFORT, avec hauteur.

Ordre du parlement, dites-vous, monsieur le constable ?... Eh bien ! il y a ordre du roi pour qu’il en sorte : entendez-vous ?... ordre du roi !

LE CONSTABLE, se retournant vers le sheriff.

Ordre du roi !...

LE SHERIFF.

Ordre du roi : laissez passer !

Les gens de justice se découvrent et livrent passage au comte et à Olivier, qui sortent ensemble. Mme Dappel se dirige lentement vers la fenêtre.

PYM, rêveur, sur le devant de la scène, après qu’Olivier est sorti.

Le roi plus fort que le parlement !... Nous avons encore besoin de cet homme.

 

 

ACTE III

 

Même décoration qu’au premier acte.

 

 

Scène première

 

OLIVIER entre DEUX GARDES

 

UN DES DEUX GARDES.

Attendez ici sa grâce le comte de Strafford.

Les deux gardes s’éloignent.

OLIVIER, seul.

Très bien ! hier prisonnier du parlement, aujourd’hui prisonnier du roi ; lequel des deux vaut le mieux ? ma foi, je n’en sais rien. Si, cependant : Mieux vaut être prisonnier du roi ; cela jettera sur moi un vernis de persécution qui fera bien aux chambres. Bizarre destinée que la mienne ! c’est toujours lorsque j’étais près du but, lorsque j’étendais la main pour l’atteindre, que j’ai été précipité, et c’est toujours au plus bas de ma chute que le hasard m’a donné des ailes d’aigle pour me relever, dépasser le premier but et en découvrir un second ! chaque fois que j’ai cru que je reculais dans ma voie, c’est un élan que je prenais ! Maintenant où vais-je ? et suis-je enfin au bout de ma fortune ou à la fin de mes ennuis ? Dieu le sait !

Il reste absorbé dans ses rêveries.

 

 

Scène II

 

OLIVIER, GORING

 

GORING, apercevant Olivier.

Ah ! monsieur Olivier !

Il va à lui et le salue ; Olivier ne s’en aperçois pas. Goring le salue une seconde fois.

Monsieur !

OLIVIER tressaille et se retourne.

Monsieur Goring ! vous vous trompez sans doute, monsieur.

GORING.

Je vous prends pour l’honorable sir Olivier d’Huntingdon, monsieur, et je vous salue.

OLIVIER.

Il paraît que vous ignorez que je suis prisonnier dans ce palais de White-Hall ?

GORING.

Au contraire, je le sais.

OLIVIER, l’amenant en scène.

Alors, monsieur, il s’est passé depuis mon arrestation quelque chose d’étrange, ou dans la ville ou dans le parlement ; contez-moi cela.

GORING.

Volontiers, monsieur, et puissé-je être le premier à vous annoncer une bonne nouvelle !

OLIVIER.

Une bonne nouvelle... entendons-nous, monsieur ; une bonne nouvelle pour le comte de Straffort, votre maître, est une mauvaise nouvelle pour moi, et une bonne nouvelle pour moi en est une mauvaise pour le comte de Straffort.

GORING.

La nouvelle est bonne pour vous, monsieur Olivier.

OLIVIER.

Et cela vous rend joyeux ?

GORING.

On ne peut plus.

OLIVIER.

Ce cher monsieur Goring ! J’ai toujours remarqué en lui un grand fond de tolérance politique, une appréciation si impartiale de toutes les opinions, qu’il ne savait à laquelle se rattacher. Voyons, monsieur Goring, quelle est cette bonne nouvelle qui vous rend si joyeux ?

GORING.

À peine le bruit s’est-il répandu que vous étiez retenu prisonnier, que le parlement s’est rassemblé. Le chevalier Hampden, votre parent, a rappelé que cette arrestation avait pour cause la pièce importante déposée par vous hier sur le bureau de l’orateur et qui avait fait adopter le bill d’accusation. Pièce terrible !...

OLIVIER.

Ce cher Hampden !

GORING.

Il a dit que vous étiez perdu si on laissait au ministre le temps de vous frapper, et que par conséquent il fallait se hâter de frapper le ministre. M. Pym alors s’est levé, a appuyé la motion de M. Hampden et l’on a décidé qu’en attendant que le mode d’arrestation du ministre fût adopté, des troupes garderaient toutes les issues de White-Hall, afin que personne n’en pût sortir.

OLIVIER.

Alors vous avez quitté promptement la chambre, n’est-ce pas, pour venir ici prévenir le comte de ce qui se passait ; et lorsque vous m’avez vu, il s’est fait une révolution soudaine dans vos idées, un changement subit dans vos opinions ; vous vous êtes dit : Puisque M. Olivier se trouve sur ma route, c’est la Providence qui l’y place ; Dieu m’avertir donc que c’est à lui que je dois confier ce que j’allais confier à sa grâce... Ce bon M. Goring !...

GORING.

Oui, je me suis senti entraîner...

OLIVIER.

Contre les lois de la pesanteur, vers celui qui monte ? c’est bizarre, mais cela s’est vu. Ah ça ! maintenant nous sommes bons amis, n’est-ce pas, monsieur Goring ?

GORING, s’inclinant.

Monsieur !...

OLIVIER.

Or, les bons amis n’ont point de secrets l’un pour l’autre. Dites-moi, il y a bien à White-Hall quelque porte dérobée donnant dans quelque rue déserte

Goring fait signe que oui

et par laquelle lord Straffort pourrait gagner la citadelle, par exemple, où sont les troupes du roi, ce qu’il n’eût pas manqué de faire, si Dieu ne m’eût point placé sur votre route et ne vous eût point envoyé cet entraînement sympathique auquel vous avez cédé tout d’abord. Cette porte existe, n’est-ce pas, monsieur Goring ?

GORING, désignant une petite porte au fond sur la droite.

Ce corridor y conduit.

OLIVIER.

Eh bien ! arrangez-vous pour que d’ici à cinq minutes quatre hommes gardent cette issue. Vous n’hésiterez pas à rendre ce service au parlement, j’espère ?

GORING.

Hésiter ! moi, monsieur ! lorsque le parlement me fait l’honneur de me donner ses ordres par l’un de ses premiers organes ! Oh ! non, monsieur, je n’hésiterai pas et je vais...

OLIVIER, lui frappant sur l’épaule.

Cet estimable monsieur Goring !... allez...

Goring sort.

 

 

Scène III

 

OLIVIER, seul

 

Encore la main du Très Haut qui vient me tirer de l’abîme et graver sur les murs des puissants la sentence de Balthazar ! Avant-hier le ministre tout puissant, hier le ministre accusé, aujourd’hui le ministre décrété d’arrestation, demain exécuté peut-être !... Et lui qui pendant ce temps se fie à un Goring, à un misérable, traître dévoué à tous les partis, et qui ne sait rien ! Ô aveugle, plus aveugle que Tobie, et qui au lieu de l’ange de la lumière est déjà dévoué à l’ange de la mort ! Mon Dieu ! que la nuit de l’aveuglement est profonde et qu’il est facilement terrassé celui dont votre bras se retire ! Mon Dieu ! donnez-moi votre lumière ! Mon Dieu ! donnez-moi votre force !

 

 

Scène IV

 

OLIVIER, pensif, STRAFFORT, entrant par le fond

 

STRAFFORT, aux gardes.

Laissez-nous.

Les gardes se retirent. Allant à Olivier qui reste pensif pendant tout le temps que Straffort lui parle.

Monsieur, vous devez me croire bien ingrat, puisqu’en échange de la protection que vous m’avez accordée, je vous ai rendu, moi, une captivité d’une nuit ; c’est qu’il m’était important que vous ne vous éloignassiez pas, afin que je pusse vous revoir aussitôt que j’aurais pris les ordres de sa majesté. J’espère du reste qu’on vous a fait la captivité douce, j’avais donné des ordres en conséquence. Maintenant, monsieur, écoutez-moi : ici, dans cette chambre même, vous êtes venu il y a trois jours : vous étiez la où vous êtes, j’étais où je suis ; vous veniez me demander quelque chose, je crois, que je ne pus vous accorder alors ; oubliez que trois jours se sont écoulés depuis ce moment, oubliez mon refus, supposez que vous entrez ici pour la première fois, et comme la première fois dites-moi ce que vous désirez ; je suis prêt à vous accorder tout ce que je puis, et le roi ratifiera tout ce que je vous accorderai. Répondez-moi, monsieur ; m’avez vous entendu ?

OLIVIER.

Non, milord, non ; vos paroles ont frappé mon oreille comme un vain son, voilà tout ; j’étais tout entier à un autre intérêt qu’au mien.

STRAFFORT.

Et auquel, monsieur ?

OLIVIER.

Au vôtre, milord ! car en apprenant pour quelle cause vous m’aviez fait arrêter, je me suis senti prendre d’une grande pitié.

STRAFFORT.

Pour moi, monsieur ?

OLIVIER.

Milord, vous êtes le ministre le plus grand, le plus brave et le plus loyal qu’ait honoré depuis longtemps la malédiction publique ; eh bien ! votre grandeur, votre courage, votre loyauté, tout cela ne vous servira de rien, milord ; tout cela ne vous sauvera pas.

STRAFFORT.

Que voulez-vous dire ?

OLIVIER.

Je dis que vous avez mal choisi votre terrain, que le sol de la royauté est mouvant, que tout ce que vous bâtissez dessus s’écroule, que sous vos pieds des abîmes s’ouvrent que vous ne voyez point, et que chaque pas que vous croyez faire vers votre salut est un pas de plus vers votre perte.

STRAFFORT.

Je n’entends rien à votre langage mystique, monsieur ; si quelque péril me menace, dites-le-moi tout bonnement, en langage vulgaire, sans préparation et sans mystère, comme on dit ces choses-là à un homme, et je les entendrai comme un homme doit les entendre.

OLIVIER.

Regardez par cette fenêtre, milord.

STRAFFORT.

Eh bien !

OLIVIER.

Que voyez-vous ?

STRAFFORT.

La place pleine de soldats ! de soldats armés ! qui leur a donné l’ordre de se rassembler ?...

OLIVIER.

Qui ? c’est le parlement, milord ; ces hommes sont là par ordre du parlement.

STRAFFORT.

Et que font-ils sur cette place ? je vais savoir...

OLIVIER, l’arrêtant.

Écoutez en homme ce que je vais vous dire, milord.

STRAFFORT.

J’écoute.

OLIVIER.

Ces soldats sont là pour garder sa grâce le comte de Straffort, prisonnier à White-Hall.

STRAFFORT.

Moi ?

OLIVIER.

En attendant qu’on le conduise à la tour de Londres.

STRAFFORT.

Le commandement de la force armée appartient au roi et non à la chambre.

OLIVIER.

Hier le roi était plus fort que le parlement, aujourd’hui le parlement est plus fort que le roi.

STRAFFORT.

Et pourquoi cette révolte, cet appel aux armes ?

OLIVIER.

Pourquoi, milord ? demandez à celui qui sait cela ! Pourquoi, dites-vous ? parce que l’heure est venue où une grande révolution doit s’achever en Angleterre ; parce que, sans que l’un ni l’autre s’en aperçoive, depuis longtemps le roi descend et le peuple monte, parce que le pouvoir va changer de main et le sceptre de la royauté faire place à la masse du parlement. Milord ! milord ! ne résistez pas, car il faut que cela s’accomplisse. Oubliez que vous êtes soldat : rappelez-vous seulement que vous êtes chrétien.

STRAFFORT.

S’il y va de la vie, monsieur, je la défendrai chèrement, je vous en avertis.

OLIVIER.

Défendez-vous contre la tempête ! défendez-vous contre ! Incendie !... Le peuple, c’est un élément, milord ; il engloutit connue l’eau ; il dévore comme le feu !

STRAFFORT.

Je ferai un appel à ces soldats.

OLIVIER.

Presque tous de la milice bourgeoise ?... c’est l’armée du parlement ! ils ne vous entendront pas.

STRAFFORT.

Je me renfermerai dans la citadelle ; là sont mes braves et loyaux Anglais qui défendront le roi contre la révolte, contre le parlement, contre les deux chambres. Il ne leur faut qu’un signal, monsieur !...

OLIVIER.

Et ce signal, qui le leur donnera ? sera-ce vous ?

STRAFFORT.

Peut-être !

Il se dirige vers la petite porte du fond à droite.

OLIVIER.

Revenez, revenez, milord : ce passage aussi est gardé.

STRAFFORT.

Vous le connaissiez ?

OLIVIER.

Oui.

Se retournant.

Voici le roi.

 

 

Scène V

 

OLIVIER, STRAFFORT, CHARLES

 

CHARLES.

Milord Straffort, où est milord ?

STRAFFORT.

Me voici, sire.

CHARLES.

Mon ami, mon cher Straffort ! eh bien ! qu’est-ce donc ? j’apprends que l’accusation portée contre vous vient d’être adoptée à la chambre des communes ?

STRAFFORT.

C’est vrai, sire.

CHARLES.

Que vous êtes prisonnier à White-Hall, dans mon palais ?

STRAFFORT.

C’est encore vrai, sire.

CHARLES.

Et que des soldats, des rebelles, des traîtres, en gardent les issues...

Straffort lui désigne la fenêtre.

Oh ! je vais me montrer à ces hommes ! nous sommes habitués à frapper du poing sur de pareilles séditions. Nous avons la garde intérieure de notre palais qui nous est dévouée, nous allons l’appeler et...

STRAFFORT.

Sire ! sire ! ne détournez pas l’orage sur votre tête ! ce sont les cèdres les plus hauts que frappe la foudre : ne vous mettez pas près de moi.

GORING, entrant vivement.

M. Olivier !

Apercevant le comte.

Milord Straffort !

Apercevant le roi.

Sa majesté !

CHARLES.

Quel est cet homme ?

STRAFFORT.

Un de mes agents.

CHARLES.

D’où vient-il ?

STRAFFORT.

De la chambre basse sans doute.

CHARLES, le prenant par le bras et l’amenant en scène.

Que s’y passe-t-il ? parlez.

Goring regarde Straffort.

STRAFFORT.

Parlez.

Goring regarde Olivier. Olivier lui fait signe de parler.

GORING.

Votre arrestation a été décidée à la majorité de quatre-vingts voix, milord.

CHARLES.

Mais cette arrestation, on n’osera point la faire, je l’espère, dans ce palais de White-Hall ?

GORING.

Le parlement a décidé que milord serait arrêté, n’importe le lieu où il se trouverait.

CHARLES.

Qui accomplira cette décision, je vous prie ?

GORING.

L’huissier de la chambre accompagné d’un parlementaire et du massier des communes.

CHARLES.

Et le nom de ce parlementaire ?

GORING.

On l’ignorait encore lorsque j’ai quitté la chambre, pour venir avertir sa grâce.

Il regarde alternativement Straffort et Olivier.

Le sort en décidera.

STRAFFORT.

Ah ! l’on a remis ce choix au sort ?

GORING.

Oui, la mission était difficile, dangereuse même ; l’élu du hasard devra obéir quel qu’il soit ; et en quelque lieu qu’il soit, une fois son nom sorti de l’urne, l’huissier de la chambre lui apparaîtra, le nommera par son nom et lui ordonnera d’agir. On a voulu ôter ainsi à la timidité le temps de la réflexion.

STRAFFORT, amèrement, se tournant vers Olivier.

Vous aviez raison, monsieur Olivier ! il y va de la vie.

CHARLES.

M. Olivier ! cet homme ! c’est vrai : je ne le reconnaissais pas ! C’est lui, lui, qui, se faisant passer pour ce qu’il n’était pas... Ah ! Straffort, voilà qui répond de ta vie ; sois tranquille, tête pour tête !...

OLIVIER, sourdement.

Sire ! prenez garde !

CHARLES, se tournant vers le fond.

Messieurs ! à moi !

Entrent plusieurs gardes et quelques gentilshommes.

Cet homme, prenez-le, désarmez-le, et qu’on le conduise à la meilleure, à la plus sûre prison de Londres. Vous entendez, messieurs !

Deux gardes prennent Olivier par les bras ; au même instant la porte du fond s’ouvre. L’huissier de la verge noire et le massier de la chambre paraissent sur le seuil. L’huissier s’avance, le massier reste à la porte.

Qu’est cela ?...

À l’huissier du parlement.

Qui venez-vous chercher ici, messieurs ?

L’HUISSIER.

L’honorable sir Olivier d’Huntingdon, désigné par le sort pour arrêter sir Thomas Wentworth, comte de Straffort.

OLIVIER, à part.

Fatalité ! fatalité !

STRAFFORT.

Il a raison : tout cela n’est point l’œuvre des hommes. Mais je ne puis croire cependant que ce soit l’œuvre de Dieu.

OLIVIER, impérieusement à ses gardes.

Arrière maintenant, messieurs ! sortez tous, et laissez le parlement tête à tête avec le roi d’Angleterre ! Hors d’ici ! les issues de White-Hall ne sont plus gardées ; qu’on lève toutes les sentinelles !

Les gardes se retirent au fond. À l’huissier.

Vous, approchez, monsieur ! Touchez milord de votre baguette noire, et faites-lui connaître la volonté du parlement.

L’HUISSIER, s’approchant de Straffort.

Milord, au nom de la chambre des communes, je vous arrête.

STRAFFORT.

Où est le bill qui me condamne ?

L’HUISSIER.

Le voici.

OLIVIER, le prenant des mains de l’huissier et le déroulant.

Vous êtes convaincu du crime de haute trahison, milord, et comme tel condamné.

CHARLES.

Condamné !

STRAFFORT.

Je vous suis, monsieur.

CHARLES, passant au milieu.

Milord, vous ne sortirez pas.

STRAFFORT.

Sire !...

CHARLES.

Vous ne sortirez pas, vous dis-je ! cet homme qui vous arrête au nom du parlement est un imposteur, que je veux confondre, que je veux punir. À moi, mes gentilshommes !

Les gentilshommes font un pas.

OLIVIER, à haute voix.

Vous vous perdez, sire.

Se tournant vers le fond.

À moi les communes ! L’huissier de la masse, approchez ! Sire, reconnaissez-vous cela ?

Le massier s’approche lentement.

STRAFFORT.

Sire, n’exposez pas des jours mille fois plus précieux que les miens.

CHARLES.

Que voulez-vous dire ?

STRAFFORT.

Je dis que ce signe ne vous voyez, cette masse d’argent qui s’avance pas à pas vers nous, c’est la massue d’Hercule, c’est l’arme du peuple ; je dis quelle briserait comme verre votre couronne en la touchant ; prenez garde, sire, prenez garde : livrez-moi plutôt...

CHARLES.

Jamais !

OLIVIER.

Huissier, faites votre devoir !

LE MASSIER DE LA CHAMBRE, s’avançant.

Arrière !

Le roi recule d’un pas.

Arrière !

Même jeu de scène.

Arrière !

CHARLES.

Straffort ! mon ami ! Maintenant, messieurs, sortez tous de White-Hall ! moi je me rends à la chambre des lords. Les lords n’ont pas encore confirmé ce bill de sang : et l’eussent-ils fait d’ailleurs, il me reste toujours mon droit de grâce.

STRAFFORT, lui baisant respectueusement la main.

Votre majesté en usera selon son bon plaisir. Partons, messieurs, partons, et que Dieu sauve le roi !

Il sort avec le massier et l’huissier du parlement.

CHARLES.

Nous, maintenant, à la chambre des lords !

Il sort par la porte de gauche.

 

 

Scène VI

 

OLIVIER, SARA, UN HUISSIER du palais de White-Hall

 

SARA, de la porte de droite, à l’huissier qui lui ferme le passage.

Le roi, monsieur !... faites-moi voir le roi !

L’HUISSIER.

Que lui voulez-vous, madame ?

SARA.

J’ai une audience de sa majesté.

OLIVIER, se retournant et reconnaissant Sara.

Oui, oui, je sais ce que veut cette jeune fille... laissez entrer... venez, Sara...

À part.

Elle seule porte encore une ombre sur ma fortune : il faut qu’elle s’éloigne, il faut qu’elle parte ; je l’y déciderai.

Haut.

Sara...

SARA, regardant autour d’elle.

C’est vous, Olivier ? Où est le ministre ? où est le roi ?

OLIVIER.

Il n’y a plus de ministre, Sara, et peut-être n’y aura-t-il bientôt plus de roi.

SARA.

Il est donc vrai que des factieux ont osé accuser le noble comte de Straffort !... qu’un de ces traîtres a eu l’audace de venir l’arrêter jusque dans le palais du roi, et qu’aujourd’hui peut-être sa tête tombera ?...

OLIVIER.

Sara, je vous ai dit que je ne refusais pas de vous épouser : je suis prêt.

SARA.

Oh ! mon ami... mon Olivier !... je le savais bien qu’ils te jugeaient mal... je savais bien que j’avais mal entendu !

OLIVIER.

Mais auparavant, Sara, il faut que vous sachiez à quelles chances de misère ou de fortune s’expose la femme d’Olivier.

SARA.

Dites ! dites ! tout me sera cher avec vous, bon ou mauvais sort, je partagerai tout.

OLIVIER.

Vous le savez, Sara, et je vous l’ai dit : deux partis divisent l’Angleterre : le parti du peuple, le parti du roi. Je me suis jeté corps et âme dans le parti du peuple... j’y ai mis mon honneur, ma fortune, ma vie.

SARA.

Continuez.

OLIVIER.

Si ce parti est vaincu, ce qui n’est pas probable au reste, le roi sera sans pitié, car le peuple eût été sans miséricorde ; alors les noms de ceux qui auront pris une part à cette révolution, qui ne sera plus qu’une révolte, seront publiquement flétris... Tu porteras mon nom, Sara !

SARA.

Le malheur comme la gloire a son auréole : je porterai ton nom.

OLIVIER.

Nos biens seront confisqués, vendus au profit des courtisans ; nos maisons seront rasées, la charrue passera sur leurs fondements, et l’on sèmera du sel sur le sol où s’élevait la demeure de nos pères... Alors nous serons exposés à la faim et à la soif... aux intempéries de l’air... aux caprices du temps... Il nous faudra fuir, car nous serons proscrits... nous cacher le jour dans les forêts... marcher la nuit, marcher toujours, jusqu’à ce que nous trouvions un port, et dans ce port un vaisseau qui nous mènera mourir bien loin, sur une terre étrangère, une terre d’exil.

SARA.

Je suis forte et courageuse, Olivier !... Je serai attachée à toi par le double lien d’épouse et de mère... je te suivrai, et je serai la compagne de ta fuite et de ton exil.

OLIVIER.

Mais si, au lieu de la fuite et de l’exil, je trouvais des juges et un cachot !... Je ne nierai rien de ce que j’ai fait, Sara. Les hommes comme nous ne désavouent pas l’œuvre dont ils sont fiers. Alors ma condamnation est certaine... Ce n’est plus la misère, ce n’est plus l’exil sur une terre étrangère, c’est un échafaud à Londres, sur la place de Tower-Hill ; c’est un peuple tout entier qui poursuit de ses malédictions la victime quelle qu’elle soit, qui salue de ses cris toute tête qui tombe. Peu lui importe quelle couronne elle a portée, couronne d’or ou couronne de martyr. Alors, Sara...

SARA.

Alors, je dirai que j’étais ta complice... je réclamerai ma place sur ton échafaud, et ils me la laisseront prendre, je l’espère.

OLIVIER.

Et notre enfant ?

SARA.

Les orphelins sont bénis de Dieu, Olivier... Dieu réserve pour eux le bonheur qu’il a refusé à leur père.

OLIVIER.

Ton dévouement ne m’étonne point, Sara, car je te connaissais.

SARA.

Ainsi donc, rien ne s’oppose plus à notre bonheur ?...

OLIVIER.

Quelque chose encore, Sara : je t’ai dit quel serait mon sort, si nous étions vaincus ; il faut que je te dise quelle sera notre fortune si nous sommes vainqueurs.

SARA.

Parle.

OLIVIER.

Tu as dit que des factieux avaient osé accuser le comte de Straffort.

SARA.

Oui.

OLIVIER.

Ces factieux sont dirigés par moi : je suis leur chef.

SARA, tressaillant.

Toi ?

OLIVIER.

Tu as dit qu’un traître avait eu l’audace de venir arrêter le ministre jusque dans le palais de White-Hall...

SARA.

Oui.

OLIVIER.

Ce traître, c’est moi.

SARA.

Toi !

OLIVIER.

Tu as dit qu’aujourd’hui sa tête tomberait peut-être...

SARA.

Oui.

OLIVIER.

Regarde sur cette place.

SARA.

Que font ces hommes ?

OLIVIER.

Ces hommes sont des ouvriers et des soldats. Ils se rendent à Tower-Hill, pour obéir à l’ordre qui leur a été donné de construire un échafaud : celui du comte de Straffort.

SARA.

Et qui leur a donné cet ordre ?

OLIVIER.

Moi.

SARA, reculant.

Ah ! malheur ! malheur !

OLIVIER, à part.

Oui, malheur ! cela devait être. Ma fortune l’effraie. Courageuse pour mes revers seulement ; sans forces pour le reste.

Haut.

Ce ne sera point tout encore ; car le sang appelle le sang.

SARA.

Tu me fais frémir, Olivier.

OLIVIER.

C’est une main rouge que celle que je tends, vois-tu ? C’est un nom terrible que celui que je t’offre ; c’est un de ces noms que le présent condamne, que l’avenir juge, et que le résultat seul absent. Dans dix ans peut-être, le nom d’Olivier sera en bénédiction ou en malédiction au monde !

SARA.

En malédiction ! en malédiction !

OLIVIER.

Ce sera ton nom ! Sara, ce sera le nom de ton fils, ce sera le nom des fils de ton fils !

SARA, se détournant.

Jamais ! jamais ! plutôt pas de nom qu’un nom souillé ! plutôt un nom dans l’ombre qu’un nom dans le sang !

OLIVIER.

Réfléchis.

SARA.

Ne peux-tu reculer ?

OLIVIER.

Impossible, il faut que j’aille en avant, toujours, vers ce but sanglant que j’entrevois ; que je marche avant le meurtre, comme Caïn le maudit marchait après : sans m’arrêter.

SARA.

Alors, adieu.

OLIVIER.

Où vas-tu ?

SARA.

Le sais-je ? je retourne en France.

OLIVIER.

Tu m’abandonnes dans ma route ?

SARA.

Je n’aurais pas la force de t’y suivre.

OLIVIER.

Faible que tu es ! tu vois bien que Dieu ne nous avait pas créés l’un pour l’autre.

SARA.

Dieu n’a pas fait mon cœur pour le crime. Adieu, Olivier !

OLIVIER.

Adieu, Sara.

SARA, se jetant dans ses bras.

Adieu !

OLIVIER.

Adieu !

Sara sort par la petite porte de droite.

 

 

Scène VII

 

OLIVIER, GORING

 

OLIVIER, la regardant aller.

Pauvre femme ! elle se rend justice, et je l’avais bien jugée. Je ne puis la laisser partir seule cependant.

Appelant.

Colonel Goring ! colonel Goring !

GORING, entrant très pâle et très inquiet.

Monsieur Olivier ?

OLIVIER.

N’est-ce pas, colonel Goring, que c’est le fait d’un imprévoyant et d’un insensé de croire à la stabilité des grandeurs humaines ?

GORING.

Monsieur...

OLIVIER.

Et dans cette croyance de s’attacher à la fortune d’un ministre qui peut tomber et nous entraîner dans sa chute ; entrer dans une prison, et nous forcer de l’y suivre ; monter sur un échafaud, et nous y traîner après lui ?...

GORING, affectant la tranquillité.

Mais rien de pareil ne me menace, j’espère...

OLIVIER, continuant.

Et que celui qui vous dirait : monsieur Goring, voici de l’or,

Il lui donne une bourse.

un sauf-conduit,

Il écrit quelques lignes sur un papier et le signe.

vous allez partir pour la France, vous rendrait un si grand service, que vous seriez prêt à faire à votre tour ce qu’il réclamerait de vous ?

GORING.

Que faut-il que je fasse, dites ?

OLIVIER.

Il faut que vous accompagniez jusqu’à Paris les deux dames qui sortent d’ici ; que vous veillez à ce qu’elles ne manquent de rien et à ce qu’il ne leur arrive aucun accident.

GORING, voulant baiser la main d’Olivier.

Une éternelle reconnaissance...

OLIVIER, retirant sa main.

Partez ! monsieur, partez !

Il sort par la porte de droite.

PYM, entrant par le fond.

Monsieur Olivier.

OLIVIER, se retournant.

C’est vous, monsieur Pym ? avez-vous trouvé quelque moyen de me faire arrêter ?

PYM.

Oublions tous ces dissentiments particuliers au nom du pays, monsieur Olivier : j’avais tort. Votre main.

OLIVIER.

La voilà.

PYM.

Vous savez la nouvelle !

OLIVIER.

Quoi donc ?

PYM.

Le roi a failli être assassiné.

OLIVIER.

Quand cela ?

PYM.

Tout à l’heure, en entrant à la chambre des lords. Un homme s’est précipité sur lui, un couteau à la main, au moment où il descendait de voiture.

OLIVIER.

Mon Dieu ! le roi serait-il blessé ?

PYM.

Non.

OLIVIER.

Ah ! tant mieux. Un assassinat, monsieur ! savez-vous qu’il n’en faudrait pas plus pour rendre toute l’Angleterre royaliste ? Et l’assassin est arrêté, je suppose ?...

PYM.

Non. Il est parvenu à s’échapper.

OLIVIER.

Et aucun indice...

PYM.

Aucun. L’homme a jeté son couteau. Quant à son chapeau, il n’a pu le perdre ; il n’en avait pas. Enfin, il s’est sauvé, m’a-t-on dit.

OLIVIER.

N’avez-vous que cette nouvelle à m’apprendre, et seriez-vous venu exprès pour me la dire ? En ce cas, je ne saurais trop vous remercier, monsieur Pym, de l’obligeance que vous auriez mise à vous déranger pour si peu...

PYM.

Je viens pour autre chose, monsieur Olivier.

OLIVIER.

Ah ! ah !

PYM.

Je viens au nom du parlement. La chambre craint que le roi n’use de son droit pour la dissoudre ; car alors il nous faudrait passer de la lutte parlementaire à la lutte armée ; et Dieu sait si nous serions les plus forts !

OLIVIER.

Que puis-je faire à cela ?

PYM.

Voici un bill qu’elle vous envoie, et par lequel le roi renoncerait à ce droit. Par persuasion, par crainte ou par force, lâchez qu’il le signe.

OLIVIER.

C’est bien, je m’en charge.

PYM.

La chambre compte sur vous !

OLIVIER.

Lui ai-je jamais failli, monsieur ?...

PYM.

Non.

OLIVIER.

Eh bien ! pas plus cette fois que les autres. Soyez tranquille, retournez au parlement ; ce bill y sera aussitôt que vous.

Il conduit Pym jusqu’à la porte de droite.

 

 

Scène VIII

 

CHARLES, OLIVIER

 

CHARLES, entrant par le fond.

Cet homme qui était ici, ce membre du parlement, ce...

Apercevant Olivier.

Ah ! je vous cherchais...

OLIVIER, se retournant.

Moi, sire !...

CHARLES.

Oui, vous, vous, mon adversaire, mon ennemi, je le sais. Mais au milieu des dangers qui m’environnent, il faut bien choisir entre mes ennemis, et m’adresser au plus cruel peut-être, comme au plus loyal.

OLIVIER.

Que voulez-vous, sire ?

CHARLES.

Je veux, monsieur, je veux que vous veniez à mon aide ; car ces lords... ces lords !...

OLIVIER, froidement.

Ils ont confirmé la condamnation, n’est-ce pas ?

CHARLES.

Les lâches ! dix-neuf seulement ont osé voter contre ! J’étais là, dans une tribune : j’ai vu leur défection, leur misère !...

OLIVIER.

Eh bien !

CHARLES.

Eh bien ! j’ai pensé qu’il y avait encore plus peut-être à espérer de la chambre basse que de la chambre haute ; que là, du moins, s’il y avait de la haine, il y avait de l’honneur, et au milieu de tous ces hommes, c’est vous que j’ai choisi.

OLIVIER.

Moi !

CHARLES.

Pour vous demander conseil. Que réclament-ils de moi ? que faut-il que je fasse pour qu’ils me rendent Straffort, pour sauver la vie de Straffort, pour que Straffort ne meure pas ?...

OLIVIER.

D’abord, sire, le parlement demande que vous renonciez à votre droit de le dissoudre.

CHARLES.

Pour le sauver ! eh ! de grand cœur, mon Dieu ! où est le bill ? que je le signe...

OLIVIER, le lui présentant.

Le voici.

CHARLES, signant.

Je vais l’envoyer... oui ! le parlement verra avec quelle promptitude je me rends à ses demandes ; cela le désarmera.

OLIVIER.

Si votre majesté l’ordonne, je vais le porter.

CHARLES.

Non, restez ici, vous !

Appelant.

Quelqu’un... J’ai quelqu’un.

À part.

Oui, une démarche du prince de Galles, de l’héritier de la couronne, de mon fils...

Bas à un huissier.

Faites venir le prince de Galles.

L’huissier sort.

Cet enfant n’a rien fait pour mériter leur haine, il est pur des fautes de Straffort, des miennes, de nos crimes, comme ils disent !...

Le prince de Galles entre.

Viens, Charles, fais-toi accompagner de deux gentilshommes, va à la chambre basse, remets cette lettre à l’orateur, prie-le avec la douce voix, avec ta voix d’enfant, de t’accorder ce que je lui demande, et il ne pourra te refuser ; va, mon enfant, va...

Le prince de Galles sort. Le roi revient à Olivier.

Vous voyez, monsieur ; je renonce au droit de dissoudre le parlement ; je fais ce qu’il veut ; ne fera-t-il point ce que je lui demande ?

OLIVIER.

Et par qui votre majesté a-t-elle envoyé ce message ?

CHARLES.

Par mon fils, par mon Charles... par le prince de Galles...

On entend un roulement de voiture au dehors.

Entendez-vous ? le voilà qui part...

OLIVIER.

Comment ! cet enfant ?...

CHARLES.

Cet enfant ! c’est le seul héritier de la couronne d’Angleterre, monsieur !

OLIVIER.

Et vous avez été livrer à la chambre un pareil otage ? aveuglement et fatalité...

CHARLES.

Comment, monsieur ! vous croyez qu’on oserait ?

OLIVIER, riant.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! comment les puissants jugent-ils donc les autres hommes et se jugent-ils eux mêmes ? à travers quelle atmosphère voient-ils donc les objets, pour qu’ils leur apparaissent avec une couleur aussi fausse et sous des formes aussi trompeuses !...

CHARLES.

Vous me faites mourir, monsieur !

OLIVIER.

Je me trompe peut-être, sire.

CHARLES.

Mais que pensez-vous ?

OLIVIER.

Rien.

CHARLES, tombant dans un fauteuil.

Ah ! vous êtes des hommes impitoyables !

OLIVIER.

Impitoyables pour qui a été sans pitié ; oui, sire, et les rigueurs de votre ministre...

CHARLES.

Ah ! car ces rigueurs, ce n’est point Straffort, c’est moi qui les ai ordonnées. Lorsque le trône et l’autel sont en péril, on ne les délivre pas avec des prières impuissantes, avec des armes inutiles ; on les réhabilite avec la force ! l’écusson d’Angleterre, monsieur, est soutenu par des lions !

OLIVIER.

Plaise à Dieu que cette force ne se brise pas au moment de la lutte, et que les rugissements de vos lions héraldiques couvrent la grande voix du peuple qui vous demandera compte un jour du sang versé !...

CHARLES.

À moi, bien ! qu’il me le demande à moi, et je suis prêt à le lui rendre ; mais à mon fils ! ne peut-il demander à un enfant, qui n’a rien fait que d’étendre ses petites mains pour le bénir ? vous parlez des périls que court mon fils ; quels sont ces périls, monsieur ?

Un huissier entre et remet un double message à Olivier.

OLIVIER.

Vous allez le savoir, sire, car voici un message du parlement.

CHARLES, arrachant l’un des deux papiers.

Donnez.

Lisant.

Ma renonciation au droit de faire grâce !... Jamais, monsieur, jamais...

OLIVIER, lui donnant un second papier.

Lisez, sire.

CHARLES.

Le prince de Galles prisonnier !!

OLIVIER, montrant du doigt.

Et la tête du fils leur répond du consentement du père.

CHARLES.

Vous croyez qu’ils oseraient porter la main sur mon fils !...

OLIVIER.

Ils l’oseraient.

CHARLES.

Mon Dieu !

OLIVIER, à l’huissier.

Les hommes qui ont apporté ce message, où sont-ils ?

L’HUISSIER.

Sur la place, sous cette fenêtre, avec une multitude de peuple qui les a suivis.

OLIVIER.

Vous voyez, sire : ils attendent ce bill : signez, et votre fils vous est rendu.

CHARLES.

Jamais ! jamais !

OLIVIER.

Hâtez-vous, sire ! le temps presse : on a promis un supplice à la foule ; on ne le lui donne pas. Le peuple attend, et le peuple n’aime pas à attendre ; écoutez !... écoutez !...

On entend de grandes rumeurs.

Sire, vous m’avez demandé conseil ; si j’ai un conseil à vous donner, signez, signez vite.

CRIS DANS LA FOULE.

Mort à Straffort !mort au prince de Galles !

CHARLES.

Mon fils ! mort à mon fils !

Il signe précipitamment.

Tenez, tenez, monsieur, voilà ma tête ! voilà la sienne ! mais que mon fils vive, qu’il vive, entendez-vous !

OLIVIER.

Voilà qui vous le fera rendre !...

Il va à la fenêtre, et l’ouvre.

LA FOULE, au dehors.

Olivier ! Olivier ! vive sir Olivier ! mort à Straffort !

OLIVIER, de la fenêtre.

Bien rugi, mes lions ! vous demandez la tête du comte de Straffort ! eh bien ! le roi vous la donne.

Il jette le parchemin par la fenêtre.

La voilà ! ramassez.

Il ferme la fenêtre et revient en scène. Les clameurs éclatent de nouveau et s’éloignent peu à peu.

CHARLES.

Eh ! maintenant, mon fils, me le rendront-ils au moins ?...

OLIVIER.

Je réponds de lui sur mon honneur, Sire ! Le voilà.

La porte du fond s’ouvre : le prince de Galles paraît et court se jeter dans les bras de son père.

CHARLES embrasse son fils avec sanglots, puis se relevant.

Donc, le comte est mort ?

OLIVIER.

Justice est faite !

CHARLES, s’approchant d’Olivier, la main appuyée sur la tête du prince de Galles.

Et maintenant, vous, qui êtes entré dans ce palais pour y laisser des traces de sang, homme ou démon, parlez, que je sache enfin qui vous êtes ! Votre nom ! est-ce Olivier ou Satan ?

OLIVIER.

Ni l’un ni l’autre, sire ! à partir de ce jour, je me nomme Cromwell.

 

 

ACTE IV

 

14 JUIN 164...

 

Le camp du roi devant York, le soir de la bataille. La tente royale ; à droite, un lit de repos et une table. Les rideaux du fond, entr’ouverts, laissent apercevoir au loin le camp des parlementaires et les remparts de la ville d’York. Au lever du rideau, la musique du régiment des gardes joue, dans la coulisse, le God save the King.

 

 

Scène première

 

CHARLES, entrant avec LE PRINCE ROBERT et QUELQUES GENTILHOMMES

 

CHARLES.

Oui, mes amis ! vous avez raison de choisir cet air comme un air de victoire ; car aujourd’hui Dieu a non seulement sauvé le roi, mais encore l’Angleterre.

La musique se tait.

Merci, prince Robert ! merci, messieurs. merci à tous ! car le dernier soldat de mon armée s’est conduit comme un capitaine ; mais où donc est le marquis de Montrose ?

ROBERT.

Il est à la poursuite des fuyards, sire.

CHARLES.

À lui les honneurs de la journée, messieurs, vous en conviendrez.

MONTROSE, entrant.

Non pas comme au plus brave, sire, mais comme au plus heureux.

CHARLES.

Comme à celui qui a décidé du gain de la bataille, en abattant le chef des parlementaires.

ROBERT.

On m’a dit qu’en vous apercevant, Cromwell avait tourné le dos ?

MONTROSE.

Prince, Cromwell est venu à moi, aussi droit, je vous le jure, que ma balle a été à lui, et si mon pistolet n’avait pas prévenu son épée, si j’avais attendu la lutte corps à corps qu’il venait m’offrir, peut-être, à l’heure qu’il est, serais-je couché à sa place sur le champ de bataille.

CHARLES.

Et vous l’avez vu tomber ?

MONTROSE.

Non, sire ; mais il s’est retiré tout sanglant. Plusieurs de nos hommes l’ont vu descendre de cheval, et c’est sa mort, comme vous le savez, qui a mis le désordre dans l’armée des rebelles.

CHARLES.

Ainsi, messieurs, victoire complète ! Trois mille hommes tués, cinq cents prisonniers... Le champ de bataille conquis... le siège d’York levé... le camp abandonné... Lesly et Fairfax en fuite... Manchester perdu, Cromwell tué !... C’est une glorieuse bataille, milord !

MONTROSE.

Dont il faudrait profiter, sire, en entrant ce soir même dans la ville d’York.

CHARLES.

De nuit, messieurs ? pour que nos fidèles sujets qui nous ont si bien conservé cette bonne et forte place ne puissent lire la reconnaissance sur notre visage ?... Non pas, milord ! non pas ! demain, au grand jour, comme cela convient à un roi et à un vainqueur !

Avec un sourire.

Quant à ce soir

Montrant la tente.

il y a réception à White-Hall.

MONTROSE.

Sire, il n’y a point de palais qui vaille une tente le soir d’une victoire. Les rois d’Écosse dormaient d’un sommeil aussi tranquille sur les champs de bataille de Bannockburn et de d’Harlow, que dans leurs palais d’Édimbourg et de Stirling.

CHARLES.

Annesley !

Il dégrafe son épée.

ROBERT.

Que faites-vous, sire ? c’est notre office.

CHARLES, lui donnant son épée.

En ce cas prenez, messieurs.

MONTROSE, montrant la trace d’une balle sur la cuirasse du roi.

Qu’est cela, sire ?

CHARLES.

Une chose étrange : au milieu de la mêlée, un homme vêtu du costume de mes gardes est parvenu jusqu’à moi, et, presqu’à bout portant, m’a tiré un coup de pistolet, dont la balle, en glissant sur ma cuirasse, a laissé cette marque.

MONTROSE.

Et ceux qui entouraient votre majesté ne l’ont point arrêté ?

CHARLES.

Il avait disparu avant qu’aucun de nous fût revenu de sa surprise.

ROBERT.

Et votre majesté n’a pas pu reconnaître ?

CHARLES.

Si fait ! si fait ! car il était tête nue, et je crois bien que c’est le même homme qui, dans les rues de Londres... le jour où fut exécuté Straffort

Il pousse un soupir.

au moment où je sortais de la chambre des lords, essaya de me frapper d’un poignard dont la pointe glissa sur le portrait du prince de Galles. Cette fois comme aujourd’hui il avait la tête nue, et cette fois comme aujourd’hui je crus reconnaître le visage de cet homme pour l’avoir vu agenouillé autrefois devant moi... je ne sais quand... je ne sais où. Merci, messieurs ! ne pensons plus à cette chose... De l’encre et du papier, que j’écrive à la reine.

ANNESLEY.

En voici sur cette table, sire.

CHARLES.

C’est bien ! Montrose, visitez les postes ?

MONTROSE.

J’y vais, sire. Le mot d’ordre pour cette nuit ?

CHARLES.

« Charles et Straffort. »

MONTROSE, bas à Robert.

« Charles et Straffort. »

ROBERT, de même.

Bien.

Montrose sort.

CHARLES, les yeux fixés sur le papier.

Milord ! milord !

ROBERT, s’approchant.

Votre majesté !

CHARLES.

Venez ici... dites-moi... Ne voyez-vous point du sang sur ce papier ?

ROBERT.

Non, sire.

CHARLES, reculant sa chaise.

Comment ! vous ne voyez pas ? là ! là !

Il montre avec le doigt.

ROBERT.

Je ne vois rien, sire.

CHARLES, passant sa main sur ses yeux.

Oh ! c’est étrange !... voyons !...

Il déchire la feuille et en prend une autre.

C’était un prestige sans doute. Dites à ces messieurs que je voudrais être seul.

ROBERT, se tournant vers le fond.

Messieurs, le roi a besoin de repos... La journée a été rude, et pour vous, et pour lui. Retirez-vous dans vos tentes... Demain au point du jour nous entrons dans la ville.

Les gentilshommes se retirent en saluant le roi, qui reste toujours immobile, les yeux fixés sur son papier.

CHARLES.

Encore ! encore !

Il essuie le papier.

Mais c’est une vision infernale !

Se levant.

On dit que le roi Charles IX, la veille de la Saint-Barthélemy, vit de pareilles taches de sang sur son échiquier... ces taches de sang étaient le présage de grands malheurs, milord !

ROBERT.

C’est l’agitation de la journée qui vous poursuit jusque dans le repos de la nuit. Nous avons vu bien du sang aujourd’hui, sire, et vos yeux ont gardé le reflet du champ de bataille.

CHARLES.

Oui, cela se peut, mais n’importe, je n’écrirai pas ce soir ; j’écrirai demain, au jour, à la lumière du ciel !

Entre Montrose.

MONTROSE, à demi-voix à la sentinelle.

« Charles et Straffort. »

CHARLES, tressaillant.

Qui a prononcé mon nom et celui de Straffort ?

MONTROSE, s’approchant.

C’est moi, sire. N’est-ce pas le mot d’ordre que vous avez donné vous-même ?

CHARLES.

Oui ! oui ! vous avez raison : ce sont deux noms que le destin a liés l’un à l’autre, vous avez raison. Rien de nouveau au camp ?

MONTROSE.

Une chose étrange, et qui, le soir d’un autre jour, pourrait être interprétée à mauvais présage.

CHARLES.

Laquelle ?

MONTROSE.

L’étendard d’Angleterre, placé à la tête du camp, a été renversé deux fois dans la poussière ; j’ai placé près de lui un gentilhomme pour le protéger contre les rafales du vent.

CHARLES.

Et de quel côté vient ce vent ?

MONTROSE.

Du midi.

CHARLES.

C’est cela, du côté de la France ! Mazarin poursuit l’œuvre de Richelieu, et souffle la rébellion dans mon royaume.

ROBERT, à demi-voix.

Le roi est triste et préoccupé, Montrose.

MONTROSE.

Oui, voyez comme il rêve profondément ! Ne le troublons pas. Éloignons-nous...

CHARLES, appelant.

Milord !

ROBERT, revenant.

Sire !...

CHARLES.

En vous retirant, levez, je vous prie, cette sentinelle qui est la dehors, et dont les pas me troubleraient cette nuit. C’est étrange maintenant : tous les bruits me font peur !

ROBERT.

Mais, sire...

CHARLES, la congédiant du geste.

Allez !

Robert et Montrose s’inclinent, baisent respectueusement la main du roi et se retirent. Le roi se jette sur son lit, tout habillé, et se couvre de son manteau.

 

 

Scène II

 

CHARLES, seul et accoudé sur son chevet

 

L’étendard d’Angleterre renversé deux fois !... cela était déjà arrivé à l’étendard d’Écosse : oui, la veille de la bataille de Flodden ! Et cela présagea la défaite des Écossais... Cette fois, comme aujourd’hui, on fit veiller auprès de la bannière un gentilhomme qu’on retrouva mort le lendemain près de la bannière renversée !...

Soufflant la dernière lampe qui brûlait et se rejetant sur son lit.

Dormons !...

UNE VOIX dans l’éloignement.

Qui vive ?

UNE AUTRE VOIX.

Ami !

LA SENTINELLE.

Le mot d’ordre ?

CROMWELL.

« CHARLES ET STRAFFORT. »

LA SENTINELLE.

Passez !

Ici Cromwell soulève les tapisseries de la tente du roi et paraît au fond du théâtre.

 

 

Scène III

 

CHARLES, CROMWELL

 

CROMWELL, s’approchant.

Charles Stuart ! Charles Smart !

CHARLES, se levant en sursaut.

Qui m’appelle ?

CROMWELL.

Moi.

CHARLES.

Qui, toi ?

CROMWELL.

Moi, Olivier Cromwell.

CHARLES.

Est-ce maintenant au tour des morts à venir m’épouvanter ?

CROMWELL.

Tu te trompes, Stuart ; je ne suis point mort encore. Je ne viens point comme le spectre de César te prédire la perte de la bataille de Philippes ; je ne viens point comme l’ombre de Clarence te dire : Richard, désespère et meurs ; je viens animé de l’esprit conciliateur du saint roi David, j’entre dans ton camp, je soulève les courtines de ta tente, et au lieu de t’enlever ou ta lance ou ton épée, au lieu de couper un pan de ton manteau pour te prouver au réveil que ton ennemi a pénétré jusqu’à toi, je te veille, Charles Stuart, afin que tête à tête, loin de tes conseillers maudits, loin de mes sectaires fanatiques, nous réglions à nous deux les affaires de ce pauvre royaume d’Angleterre, qui perd tout son sang par chacune de nos blessures.

CHARLES.

Qui t’a donc ouvert le chemin ? Qui t’a donné le mot d’ordre ? Qui t’a conduit à ma tente ?

CROMWELL.

Peu t’importe, puisque me voilà.

CHARLES.

Et tu ne crains pas que d’un mot...

CROMWELL.

Le cœur de Charles Stuart serait bien changé s’il y restait si peu de chevalerie qu’il fit arrêter un ennemi qui, pour sauver sa couronne et sa tête peut-être, s’est levé du lit de douleur où le clouait sa blessure et est venu seul et sans défense se livrer à sa foi.

CHARLES.

Tu as raison... c’est bien. Que veux-tu de moi, Cromwell ?

CROMWELL, avec un accent profond.

Ce que je veux de toi, Charles ! c’est que tes yeux se dessillent et que tu voies enfin. Je n’ai jamais été ton ennemi personnel, tu le sais ; je suis l’élu du peuple, comme toi l’élu de la royauté ; la main de Dieu m’a élevé à mesure qu’elle t’abaissait, de sorte qu’aujourd’hui, toi né dans le palais, moi sorti de la chaumière, voilà que nous nous trouvons égaux dans le camp, l’épée à la main tous deux et tous deux prêts pour la bataille.

CHARLES.

Le Dieu des armées m’a prouvé aujourd’hui qu’il était le Dieu de la justice, je remets ma cause entre ses mains.

CROMWELL.

N’attribuez point à Dieu ce qui est l’effet du hasard ; Dieu détournait la vue de nous au contraire lorsque je reçus cette blessure qui vous fit croire à ma mort : mort feinte qui vous fit croire à la victoire. Je suis vivant, Charles Stuart, et crois-moi, tu es bien loin d’être vainqueur.

CHARLES.

Que faut-il donc faire pour mériter ce nom ? j’ai dispersé tes soldats.

CROMWELL.

Et moi je les ai ralliés.

CHARLES.

J’ai vu fuir Manchester.

CROMWELL.

Et moi je l’ai pris par le bras et je l’ai arrêté dans sa fuite.

CHARLES.

J’ai fait lever à ton armée le siège de la ville d’York, où j’entre demain.

CROMWELL.

Et moi avec mon régiment je suis venu frapper à ses portes et j’y suis entré ce soir.

CHARLES, se levant.

Tu veux m’effrayer, Cromwell ; cela n’est pas.

CROMWELL.

Demain au point du jour tu verras le drapeau parlementaire flotter sur les murailles d’York.

CHARLES.

Eh bien ! en supposant que cela soit, il me restera encore une armée égale à la tienne, et tu n’en doutes pas, je l’espère, Cromwell, un courage égal au tien !

CROMWELL.

Une armée égale à la mienne ! et qui te dit qu’une partie de ton armée n’est point déjà à moi ? penses-tu qu’il n’existe pas de traîtres, Charles Stuart ? et crois-tu que c’est Dieu qui m’a révélé le chemin de ta tente et qui m’a dit le mot d’ordre ? Un courage égal au mien ! oui, Charles, je le sais ; tu es brave ; mais Dieu nous a créés, toi faible, moi fort ; tu as été élevé dans le velours, moi dans le fer, et tandis que l’on t’instruisait à porter le sceptre, je m’exerçais, moi, à manier l’épée ! Pour dormir toi, il te faut une tente, un lit, des seigneurs à l’entour ; moi, je me couche dans ma cuirasse partout où je me trouve, le feuillage d’un arbre est ma tente, une pierre et une bible sont mon oreiller, et deux ou trois rudes soldats sont mes seuls courtisans.

CHARLES.

Cromwell, tâche de me rencontrer demain dans la mêlée, et tu verras que si je choisis ma place pour sommeiller, je ne la choisis pas pour combattre ni pour mourir.

CROMWELL.

Mais je ne veux point ta mort si ta vie peut s’allier avec la tranquillité de l’Angleterre. Je veux que tu renonces à une partie de ces droits que tu prétends tenir du ciel, pour en assurer d’autres que tu tiendras de nous tous. Je veux équilibrer ta puissance avec celle du peuple, afin que l’un ne puisse opprimer l’autre. Je veux dans ta main enfin une balance et non un sceptre !

CHARLES.

Et tu crois obtenir quelque chose de moi par la menace ?

CROMWELL.

Je ne menace pas, je supplie.

CHARLES.

Que les rebelles mettent bas les armes d’abord ; puis je verrai quelles conditions je veux bien leur accorder.

CROMWELL.

Je puis te livrer ma vie, Charles Stuart, non pas celle de mes soldats, et à moins qu’un traité signé de toi ne garantisse la foi de tes promesses...

Il lui présente une plume.

CHARLES.

Un traité ! un roi, monsieur, ne signe de traité avec les rebelles qu’à la pointe de son épée ; demain j’écrirai sur le champ de bataille quelle grâce je veux bien faire aux vaincus.

CROMWELL.

Sire...

On lève le rideau du fond à moitié.

CHARLES.

Assez, monsieur, voici le jour ! il est temps que de chaque côté nous nous préparions à combattre !

CROMWELL.

Au nom du ciel, sire ! ne persévérez pas dans cette voie ; abaissez l’orgueil de votre race au niveau de votre fortune ; vous ne traitez pas avec des rebelles, vous traitez avec l’Angleterre.

Le roi prend son épée. Cromwell continue.

Mais l’Angleterre n’a-t-elle pas ses droits comme vous avez les vôtres, et doit-elle les abandonner à la fantaisie, lorsqu’elle peut les faire régler par la justice ? Gardez votre rang, votre titre ; gardez ce luxe qui est votre vie. Nous vous appellerons sire et majesté... nous vous parlerons la tête découverte... nous ferons de l’or avec le pain de nos enfants... avec le sang de nos veines, s’il le faut ; mais la liberté politique, la liberté de conscience, il nous la faut, sire ! il nous la faut !

CHARLES, se couvrant.

Assez, vous dis-je ! assez ! Maintenant, monsieur, vous avez dix minutes pour sortir du camp ; passé ce temps vous perdez votre titre de parlementaire et ma sauvegarde royale.

Annesley paraît au fond.

Annesley, marchez devant monsieur.

CROMWELL, s’approchant du roi.

Sire ! sire ! souvenez-vous de Straffort !

Il sort. On ouvre tout-à-fait les rideaux de la tente.

CHARLES, seul.

Oui ! oui, je m’en souviens, et c’est parce que je m’en souviens que je ne leur céderai plus rien à ces révoltés !... Straffort, a-t-il dit ! ce nom c’est plus qu’un souvenir... c’est un remords !... Oh ! si Dieu me pardonnait d’avoir livré mon ami comme je l’ai fait, je serais tranquille à mon heure dernière... tandis...

Il se met à genoux et prie.

MONTROSE, sur le seuil de la tente. Il a vu s’éloigner Cromwell.

Est-ce lui ou son ombre ?

ROBERT, entrant par le fond, et se retournant pour regarder encore.

Dieu me damne, si je me trompe ! mais voilà votre mort d’hier, Montrose, qui me paraît pardieu bien vivant ! Et d’où sort-il ainsi, savez-vous ?

MONTROSE.

De la tente du roi, prince.

ROBERT.

Vous savez que deux régiments entiers sont passés à l’ennemi ?

MONTROSE.

Non, lesquels ?

ROBERT.

Ceux des majors Kind et Hurry.

MONTROSE.

Vous savez que l’étendard d’Angleterre a été une troisième fois renversé dans la poussière, et que l’écuyer, que j’avais fait veiller auprès a été trouvé mort ?

ROBERT.

Tout cela est sinistre.

Le roi se lève brusquement et prend son chapeau.

MONTROSE.

Le roi ! silence !

ROBERT.

Il est bien pâle !

CHARLES, remontant la scène et désignant les remparts de la ville d’York.

Il n’avait pas menti, voyez !

ROBERT.

Le drapeau des parlementaires sur les murailles d’York ! Oh ! je vous l’avais bien dit, sire ! une nuit de retard !

CHARLES, d’une voix sombre.

Oui, vous avez raison ; il se passe tant de choses dans une nuit ! Allons, messieurs, le boute-selle !

On entend les trompettes.

Mon cheval ! Saint Georges et Angleterre !

MONTROSE et ROBERT, tirant leurs épées.

Et Dieu sauve le roi !

La musique, qu’on a entendue au commencement de l’acte, reprend le God save the King. Le roi sort avec ses officiers.

 

 

ACTE V

 

30 JANVIER 1649

 

À White-Hall : au fond, la grande fenêtre historique par où sortit Charles Ier pour aller à l’échafaud ; à droite, la porte d’entrée ; sur le devant de la scène, une table où sont déposés le sceptre et la couronne sur un coussin de velours noir ; près de la table, un fauteuil.

 

 

Scène première

 

CHARLES, assis, LE JEUNE DUC DE GLOCESTER, à genoux devant lui sur un coussin armorié

 

CHARLES, embrassant la tête de son fils qu’il tient à deux mains.

Écoute-moi, mon enfant, et grave bien les paroles que je vais te dire dans le plus profond de ton cœur, car ce sont les dernières que tu entendras sortir de la bouche de ton père.

Le duc de Glocester jette ses bras autour du cou de Charles.

Ils m’ont condamné, mon enfant ! ils vont me trancher la tête sur un échafaud... comme ils feraient à un meurtrier !

LE DUC DE GLOCESTER.

Mon père !

CHARLES.

Il se peut qu’après ma mort tu sois un instrument entre leurs mains... il se peut qu’ils veuillent te mettre sur le trône, et profiter de ta faiblesse pour arracher de toi ce qu’ils appellent la ratification de leurs droits... N’oublie pas, mon enfant, que l’héritier légitime de la couronne, après moi, c’est ton frère aîné, le prince de Galles... et s’ils veulent te couronner à sa place...

LE DUC DE GLOCESTER.

Jamais ! mon père, jamais ! plutôt mourir !

CHARLES.

Bien, bien, mon enfant... Je leur pardonne tout à ces hommes, puisqu’ils ont permis que je te revoie... Mon enfant, mon enfant chéri ! que tu es beau et que je t’aime !... Oh ! pourquoi donc suis-je né roi !... pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas jeté dans quelque chaumière, avec de pareils enfants et le même cœur pour les aimer ! Regarde-moi... encore !... oui, comme cela.

Il l’embrasse au front.

Après ma mort, ils m’ont promis de se renvoyer en France... Là, tu trouveras la reine... ton frère, le prince de Galles... tu leur diras...

Sa voix s’altère.

tu leur diras, mon enfant...

Pleurant.

tu leur diras... que j’ai pleuré en parlant d’eux, et que ce sont les seules larmes que j’aie versées. Voilà tout ce que tu auras à leur dire, et ils sauront que ma douleur était immense !... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

LE DUC DE GLOCESTER, se levant.

Oh ! mon père ! mon père !

On n’entend un instant que des baisers et des sanglots.

CHARLES.

Maintenant, mon enfant, il me reste une dernière chose à te dire... une dernière recommandation à te donner... une dernière prière à te faire...

LE DUC DE GLOCESTER.

À moi !

CHARLES.

Oui, à toi... écoute. J’ai régné vingt-quatre ans, et dans ce long espace de temps, peut-être suis-je tombé dans bien des erreurs... peut-être ai-je fait bien des fautes ! Ces erreurs et ces fautes, je vais les expier... Mais ce n’est pas tout, mon fils !... j’ai commis un crime !

LE DUC DE GLOCESTER.

Vous !

CHARLES, mettant un genou en terre pour s’approcher de l’oreille de son fils.

Oui, un crime pour lequel il n’y a pas d’expiation en ce monde, et que la miséricorde divine peut seule me pardonner dans l’autre. J’avais un ministre, brave, fidèle, dévoué ; il m’aimait comme jamais ministre n’a aimé son roi... Ces mêmes hommes qui demandent aujourd’hui ma tête, me demandèrent un jour la sienne... J’avais le droit de grâce... droit sacré, que j’avais reçu de Dieu, et que les hommes ne pouvaient pas m’ôter... j’y renonçai, mon enfant ! et la tête de cet ami loyal... tomba... là... sur ce billot... où va tomber la mienne !

LE DUC DE GLOCESTER.

Oh !

CHARLES.

N’est-ce pas que c’est un crime, et un crime horrible !... Aussi, mon enfant, toi qui es jeune, toi qui n’ASTÉRIE. encore commis ni erreurs, ni fautes, ni crimes, toi qui es pur devant Dieu comme un de ses anges, il faut que tu me jures une chose.

LE DUC DE GLOCESTER.

Laquelle ?

CHARLES.

C’est que chaque matin et chaque soir, après avoir prié pour l’Angleterre, pour la reine et pour le prince de Galles, ton aîné et ton roi, tu ajouteras du plus profond de ton aine : « Mon Dieu ! Seigneur ! pardonnez à mon père d’avoir abandonné Straffort ! ».

LE DUC DE GLOCESTER.

Je vous le jure.

CHARLES, le serrant dans ses bras.

Silence ! ils viennent te chercher !

LE COLONEL THOMLINSON, de la porte.

Sa grâce le duc de Glocester !

CHARLES.

Tu ne l’oublieras pas ?

LE DUC DE GLOCESTER.

Non, non !

CHARLES.

Adieu, mon enfant, adieu.

Il le prend dans ses bras, l’embrassant toujours, et le porte jusqu’au colonel.

Tenez, le voilà.

LE DUC DE GLOCESTER.

Mon père !...

CHARLES.

Adieu ! adieu !

Thomlinson emporte le duc de Glocester.

 

 

Scène II

 

CHARLES, seul

 

Ah ! enfin me voilà seul en face de la mort... seul et libre... car la mort, c’est la liberté ! On m’accuse d’être un tyran... vienne maintenant mon peuple tendre devant Dieu ses mains meurtries... je lui montrerai mon cou sanglant. Qu’il m’accuse de despotisme, moi je l’accuserai de meurtre ! et nous verrons lequel de nous deux obtiendra l’absolution divine !... Ô Shakespeare ! tu l’as dit le jour où Hamlet, ce sublime sceptique, interrogeait la tombe paternelle... Mourir ! dormir !... oui, c’est la même chose ; seulement c’est un sommeil pendant lequel nous voyons Dieu et entendons les anges ! dormons donc... ce dernier repos sera un essai de mort. D’ailleurs j’ai besoin de ce repos pour rester homme sur l’échafaud, et m’agenouiller en loi devant la hache... Dormons comme je dormirais la veille d’une bataille, où je serais sûr de succomber... comme je dormirais la veille d’un duel sans merci ni miséricorde ! dormons ! Je suis soldat, je suis chevalier... Ce n’est point si difficile de mourir... dormons. Oh ! si j’allais rêver de la reine !... si j’allais rêver de mes enfants... ah !...

On entend dans le lointain une chanson d’ouvriers sur un air très gai. Elle se rapproche de la croisée à mesure que celui qui la chante monte à l’échelle.

Amène-moi, beau page,
Au bas de ce perron,
Mon équipage
De baron.

Je veux, par saint Étienne,
Je veux mon destrier,
Et qu’on me tienne
L’étrier !

On entend des coups de marteau. Les ouvriers reprennent en chœur.

L’étrier !

LA MÊME VOIX.

Ça, mettons-nous en route,
Parlons, car il est tard,
Pour voir la joute
De Richard.

La joute est des plus belles ;
Richard, l’homme de cœur,
Des infidèles
Est vainqueur.

Les coups de marteau recommencent.

CHŒUR D’OUVRIERS.

Est vainqueur !

CHARLES.

Mon Dieu ! quel est ce bruit ?

Appelant.

Colonel Thomlinson ! colonel Thomlinson !

À Thomlinson qui paraît.

Qu’est cela, je vous prie ?

THOMLINSON.

Sire...

CHARLES.

Dites ?

THOMLINSON.

Sire, ce sont les ouvriers qu’on a dû faire venir et qui chantent en travaillant.

CHARLES.

Dites-leur, je vous prie, que le roi les prie de frapper moins fort et de chanter plus bas : car ils l’empêchent de dormir pour la dernière fois ; dites-leur cela, colonel Thomlinson...

Thomlinson ouvre la fenêtre du fond et parle aux ouvriers qui se taisent aussitôt. Cromwell paraît sur le seuil de la porte enveloppé d’un grand manteau, un chapeau rabattu sur les yeux.

 

 

Scène III

 

CHARLES, CROMWELL

 

THOMLINSON, revenant.

Ils se tairont, sire !

CHARLES.

Merci.

CROMWELL, à Thomlinson.

Laissez-moi seul avec le condamné.

Thomlinson sort. Cromwell s’approche lentement du roi.

Sire !

CHARLES, tressaillant.

Encore cette voix !

Se retournant.

Encore cet homme ! Cela m’étonnait au fait de ne point encore avoir vu mon mauvais génie.

CROMWELL.

Vous êtes injuste, sire !

CHARLES.

Injuste ! rappelle tes souvenirs, et dis-moi si je t’ai jamais vu autrement que comme un messager de malheur ! La première fois, c’était la veille de l’accusation de Straffort.

CROMWELL.

Je venais demander au comte de faire de moi un ami ; il a fait de moi son adversaire.

CHARLES.

La deuxième fois, c’était le jour de l’exécution de Straffort.

CROMWELL.

Je venais de lui sauver la vie, et vous m’avez fait arrêter.

CHARLES.

La troisième fois, c’était au camp devant York.

CROMWELL.

Je venais vous proposer de traiter : vous m’avez chassé de votre tente. À trois reprises j’ai voulu vous sauver, sire : d’abord d’une faute, puis d’un crime, puis enfin d’une honte !

CHARLES, amèrement.

Et aujourd’hui que viens-tu me sauver, dis ?

CROMWELL.

La vie, sire !

CHARLES.

La vie ! toi !

Le regardant et se levant.

C’est pour cela que tu as pressé ma condamnation, que tu as fait tirer sur la tribune qui criait malédiction sur mes juges, et que tu as écrit de ta main à l’exécuteur pour fixer le supplice au 30 janvier, six heures du matin, n’est-ce pas ?

CROMWELL.

J’ai pressé votre condamnation, sire, parce que depuis dix ans l’Angleterre luttait contre vous, que le peuple était haletant de fatigue, et que votre chute seule pouvait lui donner du repos. J’ai fait tirer sur la tribune qui criait malédiction sur vos juges, parce que le jugement prononcé réclamait le respect dû à un jugement. J’ai écrit de ma main à l’exécuteur pour fixer le supplice au 30 janvier, six heures du matin, parce que dans la nuit du 29 une barque devait vous attendre sous le pont de Londres, et vous conduire à un vaisseau dont le capitaine m’est dévoué, et qui vous conduira en France. Jamais vous n’avez voulu vous fier à ma parole, sire, et toujours la providence s’est chargée de votre punition. Une dernière fois, sire, je vous adjure ! La mort est là, instante, avide... inévitable !... Laissez-moi me placer entre vous et la mort !

CHARLES.

Vous parlez à un soldat qui l’a vue si souvent en face qu’il ne la craint plus. Vous parlez à un roi qui a été si malheureux qu’il la désire.

CROMWELL.

Je ne parle ni au soldat ni au roi, je parle à l’époux qui va faire sa femme veuve, au père qui va faire ses fils orphelins, je parle au cœur et non à l’âme, à nature qui se livre et non à la fierté qui raisonne, au découragement qui s’abat. Ouvrez l’oreille à mes paroles, sire, car elles vont chercher en vous tout ce qu’il y a de saint et de douloureux et de sacré dans le cœur de l’homme.

CHARLES.

On dira que je suis un lâche, et que j’ai craint la mort !

CROMWELL.

Les batailles d’York et de Naseby seront là pour répondre !

CHARLES.

Votre parlement me raillera !

CROMWELL.

Votre femme et vos enfants vous embrasseront !

CHARLES.

Mais quel intérêt avez-vous donc à me sauver ?

CROMWELL.

Écoutez, il y a un homme que vous auriez pu sauver autrefois, comme je puis vous sauver aujourd’hui, vous ne l’avez pas fait ; cet homme est mort : je n’ai pas besoin de vous dire son nom.

CHARLES, tressaillant.

Je le sais ! je le sais !

CROMWELL.

Dites-moi, sire : n’est-ce pas que depuis l’heure où la hache du bourreau fit tomber sa tête, n’est-ce pas que sur tout ce que vous avez vu depuis lors il y avait une tache de sang ? n’est-ce pas qu’au fond de votre cœur vit et remue depuis ce jour une pensée voilée, triste et sombre, qui empoisonne toutes vos pensées ? n’est-ce pas qu’il ne s’est pas écoulé une nuit sans qu’un spectre vint s’asseoir à votre chevet, portant sa tête à la main, et sans que cette tête, ouvrant sa bouche violette et ses yeux ternes, ne vous ait crié : Malheur à toi, Charles Smart !

CHARLES.

C’est vrai ! c’est vrai !

CROMWELL.

Eh bien ! moi, Charles, je ne veux point un pareil remords dans mes journées, un pareil spectre dans mes nuits. Je puis vous sauver... je veux vous sauver !... je vous sauverai, sire, fût-ce malgré vous-même.

CHARLES.

Est-ce pour me sauver que vous avez fait dresser l’échafaud devant ma fenêtre ?

CROMWELL.

Oui : car cet échafaud c’est, à votre volonté, le pont qui conduit à la mort ou à la vie. Cette nuit, ces planches ne sont qu’une estrade par laquelle vous pouvez descendre ; demain, au point du jour, c’est un échafaud sur lequel il vous faut monter. Sortez donc par cette fenêtre ; moi, je sortirai par cette porte. Dans dix minutes vous êtes sous le pont de Londres, dans une heure vous êtes en mer.

CHARLES.

Et la sentinelle qui veille là-bas ?

CROMWELL.

Je vous donnerai le mot d’ordre, et, pour qu’elle ne puisse vous reconnaître... tenez, voici le manteau avec lequel elle m’a vu entrer...

CHARLES.

Donnez donc et que Dieu vous récompense !

CROMWELL.

Attendez.

Il va à la fenêtre.

Bien, les ouvriers sont partis ; la sentinelle seule se promène au bas de l’échafaud. Je vais lui parler pour qu’elle me reconnaisse.

Élevant la voix.

Soldat !

LE SOLDAT, du dehors.

Mon général.

CROMWELL.

Rien de nouveau ?

LE SOLDAT.

Rien.

CROMWELL.

Bien, je descends.

Il referme la fenêtre.

Maintenant, sire, pas un instant à perdre, voici le manteau : le mot d’ordre est Charles et Straffort.

CHARLES, tressaillant.

Le même que le jour de la bataille d’York !

CROMWELL.

C’est vrai.

CHARLES, le prenant par le bras.

De la loyauté, monsieur !

CROMWELL.

Du courage, sire !...

Cromwell ouvre la porte et Charles la fenêtre. Charles fait un pas sur l’échafaud. Un homme noir, masqué et nu-tête, le saisit brusquement par le bras.

 

 

Scène IV

 

CHARLES, CROMWELL, L’HOMME MASQUÉ

 

L’HOMME MASQUÉ.

Arrête, Charles Stuart.

CHARLES, reculant.

Trahison !

CROMWELL.

Quel est cet homme ?...

CHARLES, laissant tomber son manteau.

Serait-ce l’ombre de Straffort !

L’INCONNU.

Non, sire, je suis un homme et non un spectre.

CHARLES, l’amenant en scène.

Alors, venez, et que je vous regarde en face pour vous prouver que je n’ai pas peur ! Qui êtes vous ?

L’INCONNU, ôtant son masque.

Me reconnais-tu, Charles Stuart ?

CHARLES.

Oh ! oui, monsieur !... C’est vous, qui dans les rues de Londres, m’avez donné un coup de poignard ! c’est vous qui, à la bataille d’York, m’avez tiré un coup de pistolet !

L’INCONNU.

Vous m’avez vu une troisième fois, sire ; essayez de vous le rappeler.

CHARLES, le regardant fixement.

Je ne me le rappelle pas.

L’INCONNU.

C’est qu’il y a vingt-un ans de cela, sire ! C’était le jour où vous signâtes le bill des droits. Un gentilhomme venait, au nom de la noblesse du Devonshire, vous prédire les malheurs qui vous sont arrivés depuis. Ce gentilhomme vous attendit au bas de l’escalier de Westminster.

CHARLES.

Oui, je me le rappelle !

L’INCONNU.

Il vous parla humblement, tête une et à genoux ; il vous implora, vous supplia de ne point donner votre démission de roi ; mais la faute était déjà faite. Alors il se releva et se couvrit.

CHARLES.

Oui, je me le rappelle.

L’INCONNU.

Et vous, aveugle et insensé que vous étiez, vous avez marché à lui comme à un valet ; vous lui avez parlé comme à un vassal ; vous l’avez frappé comme un chien !...

CHARLES.

Je me le rappelle.

L’INCONNU.

Son chapeau tomba, sire ! et depuis ce jour ce gentilhomme, insulté par vous, fit le serment de rester tête une tant que vous vivriez et de ne se couvrir que devant votre cadavre.

Riant.

Ce gentilhomme, c’est moi : je me nomme Thomas Lokart, et je suis baron. Ah ! vous m’avez exilé, chassé !... Vous m’avez renvoyé en France ; vous avez cru, tout puissant que vous étiez, que vos flottes garderaient éternellement vos ports, vos garnisons, vos villes et vos palais. Vanité ! vanité ! j’ai en l’air de fuir, et j’ai pris mon élan ! je n’ai fait que trois bonds, mais trois bonds de tigre, et au troisième je vous tiens !...

CHARLES.

Alors c’est vous qui remplacez...

L’INCONNU.

Oui, sire.

CHARLES, l’éloignant du geste.

Alors, éloignez-vous, monsieur ! et ne vous rapprochez de moi que pour me trancher la tête.

Le gentilhomme remet son masque et se retire.

 

 

Scène V

 

CHARLES et CROMWELL

 

CROMWELL, s’approchant du roi.

J’ai fait ce que j’ai pu pour vous sauver, sire.

CHARLES.

Je le reconnais, monsieur Cromwell, et je vous pardonne.

CROMWELL.

Sire, voici le jour.

CHARLES.

Et la mort qui entre en même tans que lui. Voyez !

Entrent le greffier du parlement, l’évêque Juxon, le gentilhomme masqué, etc., etc.

LE GREFFIER, un rouleau à la main.

Sire, au nom du parlement...

CHARLES.

C’est inutile, monsieur ; êtes vous prêt, je le suis.

LE GREFFIER.

Oui, sire.

CHARLES.

Alors marchons !

Il ouvre lui-même la fenêtre et sort appuyé sur l’évêque Juxon et accompagné de tous les hommes de justice qui sont entrés avec le greffier du parlement. Rumeur sourde dans le peuple en apercevant le roi.

CROMWELL, seul, regardant la couronne d’Angleterre qui est déposée sur la table.

Pauvre tête sans couronne ! pauvre couronne sans tête !...

On entend le roi.

CHARLES, au dehors.

Anglais ! je prends Dieu à témoin devant le tribunal où je vais comparaître dans un instant, que je suis entièrement innocent de ce dont on m’accuse. Je meurs dans la foi et dans la communion de l’église anglicane, dans laquelle j’ai eu le bonheur d’être élevé par les soins du roi mon père ; j’ai une bonne cause ici bas, un Dieu miséricordieux là-haut. Il me pardonnera mes fautes, je l’espère, comme je vous pardonne votre crime ; faites, monsieur.

On entend un grand cri ; Cromwell laisse tomber la couronne d’Angleterre qui se brise.

CROMWELL.

Est-ce un tyran ? est-ce un martyr ? Dieu le sait.

La fenêtre se rouvre, le gentilhomme traverse le fond du théâtre son chapeau sur la tête ; quatre hommes paraissent portant une bière de velours noir, qu’ils déposent sur deux fauteuils, puis ils se retirent. Cromwell, resté seul, regarde autour de lui, puis voyant que personne n’observe, il s’approche de la bière qui contient le corps de Charles Ier, y porte avec hésitation la main ont en soulever le couvercle. En ce montent le rideau tombe.

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