Crispin gouvernante (Jean-François CAILHAVA DE L’ESTANDOUX)

Comédie en un acte.

 

Mémoires historiques sur mes pièces

 

Me voici à Paris avec beaucoup, mais beaucoup de Pièces sur lesquelles je comptais infiniment, et que j’eus le malheur de trouver d’un fort mauvais ton, après avoir vu, pendant huit jours seulement, la Capitale et ses Spectacles.
Une seule de mes productions me paraissait mériter les honneurs de la scène ; mais je craignais d’être séduit par l’amour paternel. Je cherchai de très bonne foi des Juges éclairés et sévères qui voulussent avoir la complaisance de m’entendre et de m’apprécier, quand je fus frappé à la Comédie Française du jeu savant et naturel d’un Comédien. Bon ! m’écriai-je le voilà ce Juge que je cherche. Il doit certainement connaître à fond le mécanisme d’un drame : et le lendemain je vole chez lui avec la confiance d’un homme qui va faire une honnêteté à un homme.
Monsieur, dis-je au Roscius, quand on a votre talent, on s’intéresse certainement aux jeunes gens qui brûlent d’en acquérir. – Monsieur, vous êtes bien poli. – Je suis mieux je suis vrai. Je brûle de faire un pas dans la carrière du Théâtre, d’y obtenir de la gloire, et de la partager avec vous. Voici une Pièce : voulez-vous me faire la grâce d’en écouter la lecture, et de me dire naturellement si, en travaillant beaucoup, je puis espérer de faire un jour quelque chose. – Monsieur, je suis flatté de la préférence que vous voulez bien me donner : passons dans mon cabinet. – Je lis. – Monsieur, Monsieur, il y a dans cet Ouvrage du vrai comique. – Vous m’enchantez ! Je lui faute au cou. – Mais nous avons bien des choses à corriger. – Oh ! je le crois bien : dites, dites hardiment. Faut-il tout bouleverser ? qu’à cela ne tienne. D’abord que vous entre voyez la moindre disposition, je suis trop satisfait. – Il sourit de ma vivacité, me donne de très bons conseils, et m’engage à lui rapporter ma Comédie dès que je l’aurai corrigée.
Selon toute apparence, mon Censeur croyait être débarrassé de moi pour longtemps. Il fut surpris de me revoir le lendemain, avec ce que j’appelais sa Pièce, puisque je l’avais tout-à-fait changée, d’après ses avis. Il loua ma vivacité ; il me pria de lui laisser mon manuscrit, et de revenir dans huit jours. On se doute bien que je n’y manquai point.
Chemin faisant, je me disais : Eh bien ! croyez aux clabauderies des Auteurs : à les entendre, les Comédiens sont sans égard, sans complaisance pour eux ; quelle injustice ! Là-dessus je me rappelle avec plaisir les obligations que j’ai déjà à mon cher ami ; je calcule celles que je vais lui avoir. Il lit ma Pièce ; elle est reçue ; il la joue avec l’intérêt le plus vif ; je lui dois mon succès ; et mon cœur reconnaissant s’acquitte, aux yeux de l’Europe entière, par une belle Dédicace.
Tout en méditant l’épître, j’arrive. Un domestique me toise, et me dit : nous avons joué hier à Versailles, nous sommes arrivés tard : il n’est pas jour.
Je me représente le lendemain. Monsieur a la migraine.
Le surlendemain. Monsieur fait couper ses cors.
Enfin, durant six mois consécutifs, je fais tous les jours des visites inutiles à la porte de mon invisible. Un malheureux mendiant, établi sur une borne en face de son hôtel, s’était si fort accoutumé ma figure, que, dès qu’il l’apercevait de loin, il allait sonner, recevait mon petit présent, me plaignait, haussait les épaules, et me promettait de prier Dieu pour que je fusse plus heureux un autre jour.
Hélas ! mon solliciteur était sans doute mal avec le ciel, puisque j’eus le chagrin de communiquer mon malheur à mon cher ami. Il eut constamment des insomnies des migraines, ou des cors, qui l’empêchèrent de me recevoir et de m’annoncer qu’il avait égaré ma pièce. Vraisemblablement elle était détestable : c’est un service qu’on m’a rendu et au public aussi puisque je n’avais pas eu la patience d’en tirer une copie. Mais pourquoi me faire perdre environ deux cents matinées à courir après un mauvais ouvrage ? Le valet qui m’avait déjà dit : nous sommes arrivés tard, pouvait tout aussi bien me dire : nous avons perdu votre pièce, ou nous la trouvons pitoyable, et nous ne voulons pas la représenter.

(Théâtre de M. Cailhava, tome I, 1781.)

 

(Référence : César : calendrier électronique des spectacles sous l’ancien régime et sous la révolution)