Brigitte (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, sous ce titre : La Petite mère, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 6 mars 1889.

 

Personnages

 

VALENTIN BRUC

BARON DAOULAS

LA ROCHEBARDIÈRE

VICOMTE DE SAINT-POTANT

LE MAIRE

LE JARDINIER

BOB

BRIGITTE

BARONNE DAOULAS

HENRIETTE

LA MIOTTE

BERNERETTE

LA MARQUISE

MADAME POTET

MADAME DE CHÂTEAU-BERNIQUE

FRANÇOISE

LA COMTESSE

 

De nos jours.

 

Le 1er acte en Bretagne ; le 2e, à Paris ; le 3e, au château des Moulineaux, près de Fontainebleau.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente le jardin de la maison habitée par Valentin, Henriette et Brigitte. Au fond, une haie pas trop haute. Porte au milieu de la haie. À gauche, la maison. Porte exhaussée de trois marches. Arbres à droite ; un gros arbre on pleine scène, pas tout à fait au milieu, un peu vers la droite. Autour de cet arbre, un banc ; à droite, des chaises de jardin.

 

 

Scène première

 

HENRIETTE, UN JARDINIER

 

LE JARDINIER, à Henriette, qui sort de la maison.

Ces deux malles, mademoiselle ?...

HENRIETTE.

Vous les porterez à la gare... vous y trouverez Brigitte qui est allée prendre la place de mon frère et qui les fera enregistrer...

LE JARDINIER, chargeant les malles sur une brouette.

Eh là !... eh là !...

HENRIETTE.

Comment !... c’est si lourd ?

LE JARDINIER.

Non... mais, si j’ai l’air d’avoir de la peine à porter ces malles, mademoiselle Brigitte sera émue et elle me donnera un bon pourboire... Y a pas meilleur cœur que mademoiselle Brigitte… y a pas meilleur cœur.

HENRIETTE, passant à droite.

C’est bien vrai... mais ce n’est pas une raison pour lui faire croire que les malles sont lourdes.

Le jardinier sort emportant les malles. Il s’en va par le fond à droite.

 

 

Scène II

 

HENRIETTE, LA MIOTTE

 

HENRIETTE, regardant vers la haie, à gauche.

Ah çà ! mais je ne me trompe pas... il y a quelqu’un derrière la haie.

La tête de La Miotte paraît dans la verdure de la haie.

Eh ! oui, c’est la Miotte... Qu’est-ce que tu fais là, la Miotte ?...

LA MIOTTE, se laissant voir un peu par-dessus la haie.

Moi ! mam’zelle ?...

HENRIETTE.

Oui !...

LA MIOTTE.

Ce que je fais là ?...

HENRIETTE.

Oui, c’est ce que je te demande...

LA MIOTTE, marchant vers la droite.

Je conduis mes vaches au pâturage...

HENRIETTE.

Tes vaches !... où sont-elles, tes vaches ?...

LA MIOTTE, s’arrêtant au fond, devant la porte du jardin.

Là-bas... devant... à un petit quart de lieue d’ici.

HENRIETTE.

C’est comme ça que tu les conduis ?...

LA MIOTTE.

Ah ! n’y a rien à craindre... Noirot, mon chien, est avec elles... Et il me vaut bien, Noirot, pour l’intelligence... Il me vaut bien, s’il ne vaut pas mieux !... Adieu, mam’zelle !...

HENRIETTE.

Adieu, la Miotte !...

LA MIOTTE, en s’en allant vers la droite, derrière la haie.

Je ne fais rien, vous voyez, je passe. je vais retrouver mes vaches. Adieu, mam’zelle !

HENRIETTE, passant à gauche.

Adieu, la Miotte !... adieu !

La Miotte disparaît.

 

 

Scène III

 

HENRIETTE, seule

 

Je ne me suis pas trompée... Elle regardait par ici... j’ai bien vu ses yeux qui brillaient... Et ce n’est pas la première fois que je la surprends rôdant autour de la maison... Est-ce que ce serait moi qu’elle surveillerait ?

Montant lentement les trois marches du perron.

Mon Dieu ! je suis folle !... j’ai peur de tout depuis que j’ai permis au vicomte Edgar de Saint-Potant de me parler d’amour !...

Elle rentre dans la maison à peine est-elle rentrée que La Miotte revient se glissant le long de la haie.

 

 

Scène IV

 

LA MIOTTE, puis VALENTIN

 

LA MIOTTE, imitant le cri d’un oiseau.

Piou !... piou ! piou !... Il m’entend bien, puisque sa fenêtre est ouverte.

Cris encore plus aigus.

Piou !... piou !... piou !

Entre Valentin, très effaré, très effrayé.

VALENTIN.

Qu’est-ce que tu me veux, petite malheureuse !... qu’est-ce que tu me veux ?

LA MIOTTE.

N’aie donc pas peur, la Brigitte n’est pas là !... je viens de la voir passer.

VALENTIN.

Voyons, parle, dis-moi ce que tu veux...

LA MIOTTE.

Qu’est-ce qu’elle est donc allée faire à la gare, la Brigitte ?

VALENTIN.

Mais je ne sais pas... Tu sais, moi, je m’occupe de faire de la musique, je ne m’occupe pas d’autre chose...

LA MIOTTE.

Et ces malles que le jardinier a emportées tout à l’heure ?

VALENTIN.

Je ne sais pas... tu sais, moi, je m’occupe...

LA MIOTTE.

Ces malles étaient les tiennes... Brigitte est allée à la gare pour retenir ta place, parce que, dans une heure, tu pars pour Paris.

VALENTIN.

Tu crois ?...

LA MIOTTE.

J’en suis sûre !

VALENTIN.

Écoute, la Miotte ?...

LA MIOTTE.

Hé ?...

VALENTIN.

Je t’écrirai quand je serai à Paris, je te promets que je t’écrirai.

LA MIOTTE.

Ça m’avancerait à rien : je ne sais pas lire... J’ai trouvé mieux que ça : tu m’emmèneras avec toi...

VALENTIN.

Tu dis ?...

LA MIOTTE.

Je dis que tu vas m’emmener avec toi.

VALENTIN.

C’est impossible !...

LA MIOTTE.

Pourquoi ça ?... Je suis ton amoureuse... alors, il est tout naturel.

VALENTIN.

Il vient du monde... je ne peux pas rester plus longtemps...

LA MIOTTE.

Écoute, au moins, pour entendre ce que j’ai à te dire... Je ne veux pas que tu partes sans moi... Je vais à la gare... Si tu essaies de partir sans moi, je m’accrocherai à tes habits, je pleurerai, je crierai...

VALENTIN.

Tu ferais cela ?...

LA MIOTTE.

Puisque je suis ton amoureuse !

VALENTIN.

Oh !...

LA MIOTTE.

Tu m’as entendue... adieu...

Elle sort par le fond et s’en va par la droite, du côté de la gare.

VALENTIN.

Eh bien, voilà !... c’est épouvantable !...

Regardant vers la gauche.

Bon ! voilà maintenant le vicomte de Saint-Potant qui arrive avec son ami le jeune La Rochebardière... Je vous demande un peu ce que je m’en vais faire… c’est épouvantable !... Si elle s’accroche à mes habits... si elle pleure... c’est épouvantable !... Et Brigitte, qu’est-ce qu’elle dira ?... c’est épouvantable ! c’est épouvantable !

Il rentre dans la maison. Paraissent au fond, venant de la gauche, Saint-Potant et La Rochebardière.

 

 

Scène V

 

SAINT-POTANT, LA ROCHEBARDIÈRE

 

LA ROCHEBARDIÈRE.

Il faut que j’entre, moi aussi ?...

SAINT-POTANT, le faisant entrer.

Mais certainement, il faut que tu entres...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Pourquoi ?

SAINT-POTANT, descendant en scène avec La Rochebardière.

Parce que j’ai besoin de toi. Brigitte, la surveillante, n’est pas ici : c’est donc une occasion pour moi de parler à mademoiselle Henriette que j’adore... Mais si j’étais seul, mademoiselle Henriette ne me recevrait pas... En voyant que nous sommes deux, elle nous recevra.

LA ROCHEBARDIÈRE.

Et je ferai une jolie figure !...

SAINT-POTANT.

Pas longtemps, en tout cas... une fois que nous aurons été reçus, tu t’en iras.

LA ROCHEBARDIÈRE.

Ah !...

SAINT-POTANT.

Je te trouverai un prétexte...

LA ROCHEBARDIÈRE.

En fais-je, de ces bassesses, en fais-je !... Tu éprouves le besoin de venir passer deux mois à la campagne, pour te retaper : moi, qui exècre la campagne, je viens te tenir compagnie. Tu me fais lever à six heures du matin, moi qui me lève à onze heures ; tu me fais marcher, tu me fais porter un fusil, et tu te sers de moi dans tes amours... En voilà, des bassesses !...

SAINT-POTANT.

Mais aussi, quelle récompense !... la main de ma cousine Bernerette... sa main et ses trois cent mille livres de rente !...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Oh ! tu sais que ce n’est pas pour cela seulement...

SAINT-POTANT.

Je sais que tu as envie d’épouser ma cousine, parce que tu es amoureux d’elle, mais je sais aussi que tu as envie de ses trois cent mille livres de rente, parce que tu n’as plus le sou... voilà !

LA ROCHEBARDIÈRE.

Voilà !...

SAINT-POTANT.

Alors, je peux compter sur toi, tu t’en iras ?...

LA ROCHEBARDIÈRE.

C’est un service qu’on ne se refuse pas entre séducteurs. Mais tâche, au moins, pour me faire en aller, de trouver un prétexte... honorable.

SAINT-POTANT.

Sois tranquille !...

Appelant.

Mademoiselle Henriette ! Êtes-vous là, mademoiselle Henriette ?

 

 

Scène VI

 

SAINT-POTANT, LA ROCHEBARDIÈRE, HENRIETTE

 

HENRIETTE, paraissant sur le perron.

Qu’est-ce qu’il y a, mon Dieu ?... Tiens, c’est vous ! Bonjour... messieurs.

LA ROCHEBARDIÈRE, saluant.

Mademoiselle !...

SAINT-POTANT.

C’est décidément aujourd’hui que part votre frère ?

HENRIETTE.

Hélas ! oui, il partira tout à l’heure.

SAINT-POTANT.

Je lui avais promis une lettre pour le baron Daoulas, mon oncle... la voici !...

HENRIETTE.

Oh ! que vous êtes aimable !...

SAINT-POTANT.

De plus, comme d’ici à Paris la route est longue et que je me trouve, par hasard, avoir des cigares excellents... j’ai pensé... Tiens ! qu’est-ce que j’en ai donc fait ?... je les aurai laissés dans la voiture... Dis donc, La Rochebardière ?...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Mon ami ?...

SAINT-POTANT.

Fais-moi donc l’amitié d’aller voir dans la voiture... il doit y avoir un paquet de cigares...

LA ROCHEBARDIÈRE, bas.

C’est ça, le prétexte !...

SAINT-POTANT, bas.

Il est bon, pas vrai ?...

LA ROCHEHARDIERE, bas.

Hum ! Enfin, comme tu peux me faire épouser ta cousine...

Haut.

Je m’en vais chercher les cigares, mademoiselle !

HENRIETTE.

Mais non, monsieur, mais non... ce n’est pas la peine.

LA ROCHEBARDIÈRE.

Je m’en vais chercher les cigares...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

SAINT-POTANT, HENRIETTE

 

HENRIETTE, faisant quelques pas vers la maison.

Je m’en vais, moi aussi.

SAINT-POTANT, la retenant.

Comment !...

HENRIETTE.

Puisque ce monsieur, votre ami, n’est plus là, je m’en vais...

SAINT-POTANT.

Henriette !... je vous en prie...

HENRIETTE.

Oh non... Brigitte m’a bien recommandé de ne jamais rester seule...

SAINT-POTANT.

Et c’est parce que votre servante vous a dit...

HENRIETTE, très vivement, venant à Saint-Potant.

Ma servante !... Brigitte n’est pas ma servante, entendez-vous... et je vous défends...

SAINT-POTANT.

Qu’est-ce que c’est, alors ?

HENRIETTE.

Brigitte ! c’est Brigitte !...

Voulant encore partir.

Laissez-moi m’en aller, je vous en prie...

SAINT-POTANT.

Écoutez-moi... je vous aime de tout mon cœur...

HENRIETTE.

Je vous en prie...

SAINT-POTANT.

Dites-moi que vous n’êtes pas un brin sensible à cet amour que j’ai pour vous... dites-moi que vous m’avez en horreur, et je vous laisserai partir...

HENRIETTE.

Oh ! c’est mal...

SAINT-POTANT.

Henriette !

HENRIETTE.

C’est mal d’abuser ainsi de l’impression qu’un jeune homme comme vous doit nécessairement faire sur une jeune âme.

SAINT-POTANT.

Mon adorée... mon adorée...

HENRIETTE.

Cela est-il bien vrai, au moins ?

SAINT-POTANT.

Quoi ?...

HENRIETTE.

Que vous m’aimez de tout votre cœur...

SAINT-POTANT.

Oh ! oui, quant à cela... oh ! oui !...

Il tient les deux mains d’Henriette et les couvre de baisers. Paraît Brigitte au fond Henriette et Saint-Potant se séparent brusquement.

 

 

Scène VIII

 

SAINT-POTANT, HENRIETTE, BRIGITTE

 

BRIGITTE.

Bonjour, monsieur de Saint-Potant... ça va bien ?...

SAINT-POTANT.

Brigitte !

BRIGITTE.

Très bien, n’est-ce pas ?... moi aussi, vous êtes bien bon... Rentre dans la maison, Henriette.

HENRIETTE, embarrassée.

Mais, petite mère...

BRIGITTE.

Je t’en prie, rentre dans la maison.

HENRIETTE.

C’est une lettre... une lettre de recommandation que monsieur apportait pour mon frère.

BRIGITTE.

C’est bien... rentre dans la maison et donne cette lettre à ton frère... Allons, va...

Henriette sort.

 

 

Scène IX

 

BRIGITTE, SAINT-POTANT, puis LA ROCHEBARDIÈRE

 

BRIGITTE.

Eh bien ! monsieur de Saint-Potant ?...

SAINT-POTANT.

Eh bien ! Brigitte ?...

LA ROCHEBARDIÈRE, entrant.

J’ai fini par les trouver, les cigares.

BRIGITTE.

Les cigares ?...

SAINT-POTANT.

Oui, comme la route est longue d’ici à Paris, j’avais pensé qu’il ne serait pas désagréable à Valentin...

BRIGITTE, prenant la boîte de cigares et la posant sur une chaise.

Je vous en remercie pour lui.

À la Rochebardière.

Et vous aussi, monsieur, je vous remercie... et je suis bien aise que vous soyez là.

LA ROCHEBARDIÈRE.

Moi ?...

BRIGITTE.

Oui, vous, et j’en profiterai pour vous raconter une petite histoire...

LA ROCHEBARDIÈRE.

À moi ?...

BRIGITTE.

Oui, à vous... asseyez-vous, je vous en prie.

À Saint-Potant.

Vous aussi, monsieur, asseyez-vous !

La Rochebardière s’assied sur le banc, (lovant le gros arbre, Saint-Potant, sur une chaise placée à droite. Brigitte reste debout.

J’ai quelque raison de croire que cette histoire que je vais raconter à monsieur vous intéressera. Dans cette maison où nous sommes vivait, il y a quinze ans...

À Saint-Potant.

Vous savez cela, vous, qui êtes du pays, mais monsieur ne le sait pas... Dans cette maison, vivait, il y a quinze ans, un brave, un excellent homme qui s’appelait M. Bruc. Ce brave et excellent homme adorait la musique... c’était son état. Il s’occupait de ce qu’on devait chanter chaque dimanche à l’église... ce qui ne lui rapportait pas grand’chose... Le reste du temps, il le passait chez lui à jouer des airs sur un vieux piano... ce qui ne lui rapportait rien du tout... Heureusement, il avait à lui un coin de terre, des vignes qui suffisaient à le faire vivre, lui et ses deux enfants, un fils et une fille... Je ne vous ennuie pas, au moins ?

LA ROCHEBARDIÈRE.

Pas du tout !... je vous avouerai même que je sens une pointe d’émotion... Mais je ne vois pas bien pourquoi vous me racontez...

BRIGITTE.

Pourquoi je vous raconte ?...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Oui !...

BRIGITTE, regardant Saint-Potant.

Vous verrez ça tout à l’heure... La musique exceptée, M. Bruc ne s’occupait pas de grand’chose, et Dieu sait ce que serait devenue la maison, si, à côté de lui, il n’y avait pas eu une gouvernante... ma mère, à moi... qui était une femme de tête... Malheureusement, elle mourut ; en mourant elle me légua ses trois enfants, comme elle disait : « Veille sur eux, me dit-elle, défends-les, car ils ne sont pas capables de se défendre eux-mêmes... » De ces trois enfants, j’en ai perdu un déjà... ce pauvre monsieur Bruc. J’avais quatorze ans alors, Valentin en avait seize, Henriette en avait huit. Ma tâche commença... elle continue aujourd’hui. Qu’est-ce que je suis dans cette maison ? la servante ou la maîtresse ? je ne sais pas au juste... Je sais seulement que mon devoir est de veiller sur eux, de les défendre...

SAINT-POTANT.

Brigitte...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Mon émotion redouble... mais je vois de moins en moins pourquoi vous me racontez...

BRIGITTE.

C’est parce que j’ai l’intention de vous prendre pour juge.

LA ROCHEBARDIÈRE, se levant.

Pour juge ?...

BRIGITTE.

Oui, pour juge entre votre ami le vicomte de Saint-Potant et moi.

Saint-Potant se lève.

J’ai promis de veiller sur Valentin, j’ai promis de veiller sur Henriette...

Entre Valentin, très agité. Il va vers le fond.

 

 

Scène X

 

BRIGITTE, SAINT-POTANT, LA ROCHEBARDIÈRE, VALENTIN

 

VALENTIN.

Pierre n’est pas revenu de la gare ?

BRIGITTE.

Non, pas encore...

VALENTIN.

Il est allé porter les malles ?

BRIGITTE.

Oui.

VALENTIN.

Et il n’est pas revenu ?...

BRIGITTE.

Non... Mais qu’est-ce que tu as ? où as-tu la tête ?... Tu ne vois pas ces messieurs ?

Valentin va vers Saint-Potant et La Rochebardière.

VALENTIN.

Si fait, si fait. Ma sœur vient de me donner la lettre pour monsieur votre oncle et je vous en remercie, monsieur le vicomte, je vous en remercie bien sincèrement.

SAINT-POTANT.

Tout à votre service, cher ami.

BRIGITTE.

Monsieur le vicomte est très aimable pour toi... très aimable... Voici des cigares qu’il t’a apportés pour le voyage.

Elle est allée prendre la boite et la remet à Valentin.

VALENTIN.

Je vous en remercie... ils sont un peu forts pour moi et ils me font mal, mais ça ne fait rien, je vous en remercie tout de même... C’est drôle que Pierre ne revienne pas...

BRIGITTE.

Tu as besoin de lui ?...

VALENTIN.

Non.

BRIGITTE.

Eh bien, alors ?... Tu as fini d’emballer ta musique ?

VALENTIN, toujours très agité, ne pouvant tenir en place.

Non, je vais finir.

À part.

Je suis sûr qu’elle y est déjà, à la gare, et qu’elle raconte tout au jardinier.

BRIGITTE.

Tu dis ?...

VALENTIN.

Rien ! je m’en vais.

À Saint-Potant.

Je vous fais mes adieux, puisque je vais partir.

SAINT-POTANT.

Mais nous nous reverrons à Paris ?...

VALENTIN.

J’en serai enchanté.

À La Rochebardière.

Et vous aussi, monsieur, bien que nous ne nous connaissions, en quelque sorte, que d’une façon superficielle, je serai enchanté...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Monsieur, croyez bien...

BRIGITTE, à Valentin.

Qu’est-ce que tu as là ?...

Elle lui montre à son habit de voyage un bouton qui pend au bout d’un fil.

VALENTIN.

C’est un bouton... Tu sais, quand je suis inquiet...

BRIGITTE.

Tu es inquiet !

Elle a pris dans sa poche du fil et une aiguille et elle recoud le bouton.

VALENTIN.

Non... je veux dire... quand je travaille... quand il me vient une idée musicale, je prends un bouton et puis je tourne, je tourne !...

BRIGITTE.

Là, ça y est... maintenant, va finir d’emballer tes idées... tes idées musicales !

Au lieu de rentrer, Valentin fait quelques pas vers le fond.

Eh bien ! où vas-tu ?...

VALENTIN.

J’allais voir si le jardinier...

À part, rentrant dans la maison.

Je suis sûr qu’elle lui raconte tout, au jardinier... j’en suis sûr...

 

 

Scène XI

 

BRIGITTE, SAINT-POTANT, LA ROCHEBARDIÈRE

 

BRIGITTE.

Vous voyez qu’il n’y a pas de mal à veiller un peu... Mais enfin, avec lui, ça n’est pas bien grave... un bouton à recoudre par ci par là... Avec Henriette, c’est plus difficile... elle est jeune, Henriette, elle est jolie...

SAINT-POTANT, à part.

Nous y voilà !...

BRIGITTE.

M. de Saint-Potant lui fait la cour...

SAINT-POTANT.

Moi ?...

BRIGITTE, nettement.

Vous lui faites la cour...

À La Rochebardière.

Et ce que je désire de vous, monsieur, maintenant que vous êtes au courant de la situation, ce que je désire de vous, c’est que vous me disiez si j’ai tort de vouloir prier M. de Saint-Potant...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Pardonnez-moi, ma bonne demoiselle, mais c’est là une question dans laquelle je ne saurais être juge...

BRIGITTE.

Pourquoi ? Je ne vous connais, ainsi que dirait Valentin, je ne vous connais que d’une façon superficielle, mais il me semble que vous avez, tant au dedans qu’au dehors, toutes les qualités d’un véritable gentilhomme.

LA ROCHEBARDIÈRE.

J’en conviens...

BRIGITTE.

Eh bien ?...

LA ROCHEBARDIÈRE.

C’est que... je vais vous dire... je me trouve, avec Saint-Potant dans une situation particulière. J’ai envie d’épouser sa cousine Bernerette, et, comme il a sur sa cousine une grande influence, pour rien au monde je ne voudrais dire une parole qui lui déplairait, à lui Saint-Potant.

BRIGITTE.

Ah ! ah !

LA ROCHEBARDIÈRE.

Vous comprenez ?

BRIGITTE.

Alors, ne prononcez pas une parole.. votre physionomie me suffira... Il fait la cour à Henriette... Pourquoi ?... pense-t-il à l’épouser ?...

Mouvement de physionomie de La Rochebardière.

Non, il n’y pense pas. Votre physionomie m’a parfaitement répondu.

SAINT-POTANT.

Mais cependant...

BRIGITTE.

Non, vous n’y pensez pas !... Et lors même que vous y penseriez, vous savez très bien que votre famille ne consentirait pas.

Approbation de La Rochebardière.

Il vous faut, à vous, une jeune fille noble, une jeune fille riche.

Nouvelle approbation de La Rochebardière.

La physionomie de monsieur m’approuve complètement... Mais, alors, quelles sont donc vos intentions ? Voulez-vous faire d’Henriette une maîtresse ?

Mouvement de La Rochebardière.

SAINT-POTANT.

Oh !

BRIGITTE.

Non ! vous ne le voulez pas... La physionomie de monsieur et vous, vous l’avez dit en même temps, et cela ne m’étonne pas... Vous ne le voulez pas... vous ne le voulez pas... mais qu’est-ce que vous voulez, alors ?...

La physionomie de La Rochebardière exprime l’indécision.

vous ne le savez pas, ce que vous voulez... ça vous amuse de jouera l’amourette... mais avez-vous pensé que ce jeu, qui n’est rien pour vous, peut être bien dangereux pour elle ?

À saint-Potant.

Vous avez tout ce qu’il faut pour être aimé.

La Rochebardière se met à rire silencieusement.

Je ne sais pas pourquoi la physionomie de monsieur a l’air de dire le contraire...

SAINT-POTANT.

Comment !...

LA ROCHEBARDIÈRE, très vivement.

Mais non, mais non !

BRIGITTE.

Il ne faut pas qu’Henriette se mette à vous aimer, et, pour cela, le meilleur moyen, c’est que vous cessiez de venir... Quand Valentin était là, vos visites avaient un sens c’est lui que vous veniez voir... Mais Valentin va partir pour Paris ; il n’y aura plus ici qu’une jeune fille, n’ayant pour toute défense que le dévouement de sa servante... et si vous reveniez...

La Rochebardière est ému.

SAINT-POTANT.

Mais, Brigitte...

BRIGITTE.

La physionomie de monsieur me dit clairement que, si vous reveniez, si vous vous obstiniez à revenir, ce serait mal... Et maintenant... il est trois heures... Valentin part à trois heures et demie...

SAINT-POTANT.

C’est bien, je m’en vais... mais je ne renonce pas à mon amour... Je verrai ce que j’aurai à faire...

BRIGITTE.

Vous ne trouverez rien de mieux que ce que vous a indiqué la physionomie de monsieur.

SAINT-POTANT.

Adieu, Brigitte !

À La Rochebardière.

Tu me le paieras, toi.

LA ROCHEBARDIÈRE.

Comment !...

SAINT-POTANT, pendant la sortie.

Quand elle a dit que j’avais tout ce qu’il faut pour être aimé, tu as fait comme ça...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Mais non, mais non !... j’ai fait comme ça...

Il sortent en se disputant. Brigitte va ranger les chaises à droite. Rentre le jardinier, revenant de la gare et ramenant sa brouette vide.

 

 

Scène XII

 

BRIGITTE, LE JARDINIER, puis VALENTIN

 

BRIGITTE.

Comme tu as été longtemps pour porter ces malles !...

LE JARDINIER.

C’est qu’elles étaient lourdes... elles étaient très lourdes...

Il remet un petit papier à Brigitte. Entre Valentin de plus en plus agité il s’approche du jardinier.

VALENTIN.

Ah ! vous voilà enfin... venez un peu...

Il le fait descendre en scène.

BRIGITTE.

Mais quelle affaire as-tu donc avec le jardinier ?... un pourboire à lui donner avant de partir ?... c’est bien, c’est très bien...

Elle entre dans la maison.

 

 

Scène XIII

 

VALENTIN, LE JARDINIER

 

VALENTIN.

Dis-moi, Pierre...

LE JARDINIER.

M’sieu Valentin ?...

VALENTIN.

Tu as porté les malles à la gare ?

LE JARDINIER.

Oui, m’sieu Valentin, et je les ai fait enregistrer.

VALENTIN.

Dis-moi, Pierre...

LE JARDINIER.

M’sieu Valentin ?...

VALENTIN.

Tu n’as rien remarqué à la gare, il ne s’y passe rien de particulier ?

LE JARDINIER.

Oh ! que si... il s’y passe quelque chose... Monsieur le maire vous attend avec toutes les autorités.

VALENTIN.

Monsieur le maire !...

LE JARDINIER.

Oui !... et puis la fanfare, dont vous êtes le chef... et puis les petits enfants de l’école, à qui vous donniez des leçons, et puis leurs pères et mères, oncles et parents... tout le pays, enfin !

VALENTIN.

Tout le pays !

LE JARDINIER.

Oui, m’sieu Valentin.

VALENTIN.

Eh bien ! ça va être du joli, si la Miotte...

LE JARDINIER.

La Miotte ?...

VALENTIN.

Oui.

LE JARDINIER.

Elle était là aussi, elle se promenait de long en large en face de la porte de la gare.

VALENTIN.

Et elle ne t’a rien dit ?

LE JARDINIER.

Si ! elle m’a demande si l’on ne pouvait pas entrer par une autre porte que celle qui est là.

VALENTIN.

Et tu lui as répondu ?...

LE JARDINIER.

Dame ! je lui ai répondu que non... puisqu’il n’y a pas d’autre porte.

VALENTIN.

C’est très bien.

LE JARDINIER.

C’est là tout ce que vous aviez à me dire, m’sieu Valentin ?

VALENTIN.

Oui ! c’est tout.

LE JARDINIER.

C’est bon, alors je m’en retourne à mon ouvrage...

VALENTIN.

Oui, va !

Pierre sort.

Elle se promène de long en large... devant la porte... Elle m’attend ; et monsieur le maire est là avec les autorités, et ma fanfare, et mes élèves... ceux à qui je dois l’exemple... car, il n’y a pas à dire, je leur dois l’exemple... Voilà ce que la Miotte ne veut pas comprendre, c’est que je leur dois l’exemple.

Entrent Brigitte et Henriette, sortant de la maison. Elles portent le sac de voyage de Valentin, etc.

 

 

Scène XIV

 

VALENTIN, BRIGITTE, HENRIETTE

 

BRIGITTE.

Je crois, Henriette, que nous ferons bien de dire adieu à ton frère ici... Là-bas, à la gare...

VALENTIN, avec effroi.

À la gare !...

BRIGITTE.

Il y aura du monde, sans doute, et nous ne pourrons pas...

HENRIETTE.

Valentin.

Elle va à lui, il l’embrasse, et en l’embrassant il la fait passer à droite.

VALENTIN.

Ma petite sœur, ma chère petite sœur... et toi aussi, Brigitte, ma bonne Brigitte...

Il embrasse Brigitte.

BRIGITTE.

Là, et maintenant...

VALENTIN, effrayé.

Mais nous ne partons pas encore, n’est-ce pas ; nous ne partons pas encore ?

BRIGITTE.

Non, j’aurai le temps de te dire... Je ne croyais pas que tu nous quitterais jamais ; je croyais que tu resterais dans ce pays, je me serais occupée de t’y trouver une femme...

VALENTIN.

Une femme !!!

HENRIETTE.

Ça te fait peur ?...

VALENTIN.

Oh ! non... c’est-à-dire...

BRIGITTE.

Je croyais que nous resterions ici tous les trois, toujours... toujours... Mais des personnes qui s’intéressent à toi, des personnes qui ont entendu tes compositions, nous ont dit qu’avec le talent que tu avais, tu devais aller à Paris... que la fortune, que la gloire t’y attendaient... Il paraît que tu as reçu du ciel le génie...

VALENTIN.

Le génie musical...

BRIGITTE.

Je me suis rappelé que ton père me disait toujours que tu serais un grand musicien... je n’ai pas cru devoir résister aux conseils que l’on me donnait et j’ai décidé que tu partirais pour Paris. C’est une ville dangereuse, il paraît, très dangereuse... Tu t’y conduiras bien, n’est-ce pas ? Tu penseras à elle, tu penseras à moi, et tu t’y conduiras bien... Tu auras deux cents francs par mois... c’est beaucoup...

VALENTIN.

Oh ! oui...

BRIGITTE.

Si cependant ce n’était pas assez, ne fais pas de dettes... écris-moi.

VALENTIN.

Ma bonne Brigitte !...

BRIGITTE.

Tu as bien toutes tes lettres de recommandation ? Regarde...

VALENTIN.

Oui, celle pour M. le baron Daoulas, la voilà.

BRIGITTE.

Et celle pour M. Pasdeloup ?...

VALENTIN.

Celle pour monsieur ?...

BRIGITTE.

Est-ce que tu l’as perdue, celle pour M. Pasdeloup ?...

VALENTIN.

Non... la voici...

BRIGITTE.

À la bonne heure !... Embrasse-nous encore une fois, et partons.

VALENTIN.

Vous venez avec moi ?

HENRIETTE.

Mais sans doute !...

BRIGITTE.

Voilà une question, par exemple !

VALENTIN.

C’est que j’aurais très bien pu aller tout seul...

BRIGITTE.

Tu deviens fou, décidément... Allons, viens ; nous ne te quitterons que lorsque le train partira... Eh bien ! tu ne viens pas ?

VALENTIN, d’une voix étranglée.

Je ne peux pas.

BRIGITTE.

Tu dis ?...

VALENTIN, à Brigitte.

Je ne peux pas... Dis à ma sœur de rentrer... je te dirai tout, à toi.

Il passe à droite.

BRIGITTE.

Qu’est-ce qu’il y a, mon Dieu ! Rentre, Henriette.

HENRIETTE.

Comment !...

BRIGITTE, la faisant passer à gauche.

Rentre, te dis-je.

HENRIETTE.

Mais le train, il va le manquer !

BRIGITTE, faisant sortir Henriette.

Eh bien, il y en a un autre dans une heure... il le prendra... voilà tout... Va... allons, va !...

Henriette rentre dans la maison.

 

 

Scène XV

 

BRIGITTE, VALENTIN

 

BRIGITTE.

Mais qu’est-ce qu’il y a, Valentin, qu’est-ce qu’il y a ?...

VALENTIN.

Je t’en prie...

BRIGITTE.

Parle, voyons...

VALENTIN.

Mais ne va pas croire, au moins... Certainement, j’ai été imprudent, léger, coupable même.

BRIGITTE.

Coupable ?

VALENTIN.

Mais ni Henriette ni toi n’avez à me maudire... je ne suis pas déshonoré.

BRIGITTE.

J’espère bien que tu n’es pas...

VALENTIN.

C’est la Miotte...

BRIGITTE.

La Miotte ?...

VALENTIN.

Oui, la Miotte... la petite Miotte...

BRIGITTE.

La gardeuse de vaches, je sais bien... Après ?

VALENTIN.

J’errais à travers champs, je courais après une mélodie... je m’occupais de ma symphonie, de ma grande symphonie... que je vais essayer de faire exécuter à Paris...

BRIGITTE.

Oui, oui, je sais...

VALENTIN.

J’avais trouvé les premières mesures de l’allégro... Je débutais en mi majeur par un tutti formidable.

Il fredonne le tutti.

Après les développements voulus, développements à la fois savants et classiques, je modulais en la bémol... Tu comprends ?...

BRIGITTE.

Je ne comprends pas un mot... mais ça ne fait rien. va toujours... tu finiras bien par arriver.

VALENTIN.

Je modulais en la bémol et j’arrivais à un adagio calme, recueilli, paisible... le grand silence des champs et des bois...

Il se met à chanter, mais très lentement et très largement, en dénaturant le mouvement de la chanson.

Ohé ! les p’tits agneaux,
Qu’est-c’ qui casse les verres ?
Ohé ! les p’tits agneaux...

Cessant de chanter.

Et, pendant que les notes de chalumeau de la clarinette me donnaient le long bruissement des plantes et des eaux, le hautbois, détachant obstinément un ut suraigu, me donnait le chant du grillon piou, piou, piou...

BRIGITTE.

Quel talent, tout de même !...

VALENTIN.

Là, je m’arrêtais... C’était le vide... le néant... il me manquait quelque chose, et ce quelque chose, je le cherchais... je ne le trouvais pas. Tout à coup, j’entendis s’élever une voix qui chantait en mi bémol majeur.

BRIGITTE.

C’était la Miotte ?...

VALENTIN.

Oui...

BRIGITTE.

Allons donc, nous y voilà !!!

VALENTIN.

« C’est cela ! m’écriai-je en m’élançant, c’est cela !... chantez, chantez encore !... » Elle s’arrêta.

BRIGITTE.

Ah !

VALENTIN.

Elle s’arrêta, se mit à sourire, dit à son chien de courir après une vache qui s’éloignait trop, et, sur ma prière, continua de chanter... C’était une vieille chanson... une chanson villageoise... il y était question de petits agneaux et de verres cassés... La mélodie en était à la fois franche et tourmentée.

Il chante.

Je rentrai à la maison, je notai ce que je venais d’entendre, ma symphonie était terminée... Le lendemain...

BRIGITTE.

Le lendemain ?...

VALENTIN.

Je retournai... malgré moi... « J’ vous attendions », me dit-elle... Elle ordonna à son chien de s’éloigner, nous restâmes seuls.

BRIGITTE.

Et alors ?...

VALENTIN.

Je la priai de chanter encore... Elle parut surprise... Cependant, elle y consentit et me fit entendre deux ou trois romances de différents caractères... mais ce n’était plus ça... il n’y avait plus rien qui pût me servir... Pourtant je revins encore le lendemain, et tous les jours, pendant huit jours... « Mettez-vous là, me disait-elle, et, pendant que je ferai un petit somme, prenez garde que mes vaches... »

BRIGITTE.

Comment ! elle te faisait garder ?...

VALENTIN.

Elle ne me faisait pas garder précisément...

Brigitte se met à rire.

Qu’est-ce que tu as à rire’ ? à quoi penses-tu ?

BRIGITTE, cessant de rire et devenant sérieuse.

Le train que tu devais prendre est parti. Quand passe le train suivant ?... Dans une heure, n’est-ce pas ?

VALENTIN.

Oui, dans une heure.

BRIGITTE.

Attends-moi un instant... je reviens...

Elle monte le perron en appelant.

Henriette ! Henriette !...

VALENTIN.

Qu’est-ce que c’est ? Tu ne vas pas raconter à Henriette ?...

BRIGITTE.

Non, non... n’aie pas peur... je reviens...

Elle sort.

VALENTIN, resté seul.

Je ne les gardais pas précisément... Je regardais le chien... et lui aussi me regardait... Et, en me regardant, il avait un air... Je ne songeais pas à m’en fâcher, parce qu’un chien, n’est-ce pas ?... ce n’est qu’une bête.

À Brigitte qui rentre très vivement.

Je t’assure que je ne les gardais pas...

BRIGITTE.

Qu’est-ce que tu faisais alors ?...

VALENTIN.

J’étais troublé... elle aussi était troublée... Elle se réveillait tout à coup... ouvrait les yeux, soupirait. me regardait, se rendormait et soupirait encore... Alors je ne pensais plus à la musique, je pensais à un tas de choses, moi... si bien qu’un jour, n’y tenant plus, je saisis la Miotte dans mes bras...

BRIGITTE.

Aïe !

VALENTIN.

Ne crains rien... je t’ai dit que je n’avais pas cessé d’être digne de toi... Je saisis la Miotte dans mes bras, je couvris de baisers son visage et ses mains...

BRIGITTE.

Et ?...

VALENTIN.

Et je me sauvai en courant... mais en courant !... Depuis ce jour, je ne suis plus retourné là-bas.

Changeant de ton.

C’est la Miotte qui est venue ici.

BRIGITTE.

Comment, ici !!...

VALENTIN.

Autour de la maison, je veux dire... Quand tu n’es pas là... elle m’appelle... en imitant les oiseaux... en chantant... Et moi, alors, je descends ; je lui dis de s’en aller, mais elle ne s’en va pas... Je ne sais comment elle a appris que je devais aller à Paris... elle m’a dit qu’elle ne voulait pas, qu’elle allait m’attendre à la gare et qu’elle saurait bien m’empêcher.

Subitement très effrayé.

Et maintenant que le train est parti, elle est revenue. Tiens, la vois-tu derrière la haie, la vois-tu ?

BRIGITTE, regardant derrière la haie à droite.

Oui, je la vois.

VALENTIN.

Ah ! si on savait, si on savait !... mais voilà ! on est jeune, on ne sait pas.

BRIGITTE.

Allons, rentre chez toi, grand nigaud ; je vais lui parler...

VALENTIN.

Tu crois que tu pourras la décider à me laisser tranquille ?

BRIGITTE.

J’essaierai...

Fausse sortie de Valentin.

VALENTIN, redescendant les marches du perron et revenant à Brigitte.

Je suis honnête homme cependant... et si tu penses que je doive l’épouser...

BRIGITTE.

Oh ! non, il ne sera pas nécessaire... Allons, rentre, laisse-nous.

VALENTIN.

Si on savait !... si on savait !..

Il rentre.

 

 

Scène XVI

 

BRIGITTE, LA MIOTTE

 

BRIGITTE.

Viens un peu ici, la Miotte !... Est-ce que tu te figures que je ne te vois pas ?... Viens ici, j’ai à te parler...

LA MIOTTE, par-dessus la haie.

Tu as à me parler, la Brigitte ?

BRIGITTE.

Oui.

LA MIOTTE, entrant.

Eh bien !... parle-moi, la Brigitte, parle-moi.

BRIGITTE.

Valentin m’a tout dit...

LA MIOTTE.

Quoi, tout ?

BRIGITTE.

Que tu ne voulais pas le laisser partir... que tu étais décidée à lui faire une scène à la gare... Je lui ai promis que je t’en empêcherais...

LA MIOTTE.

Ah !...

BRIGITTE.

Ma première idée était de te proposer un petit cadeau... une robe, une croix d’or... à la condition, bien entendu, que tu renoncerais...

Sourire superbe de la Miotte.

Mais, toute réflexion faite, il m’a semblé qu’il valait mieux m’adresser à ton cœur...

LA MIOTTE.

À mon cœur ?...

BRIGITTE.

Oui...

LA MIOTTE.

Eh ben, va !...

BRIGITTE.

Pourquoi ne veux-tu pas qu’il parte ?

LA MIOTTE.

Parce que je ne veux pas.

BRIGITTE.

Voyons...

LA MIOTTE, avec violence.

Je ne veux pas ! je ne veux pas

BRIGITTE.

C’est une raison... mais voyons, là... tu parles comme si tu avais des droits sur lui... tu sais bien que tu n’en as pas... Ce n’est peut-être pas ta faute, mais lui... Tu ne peux pas t’empêcher de rire...

Jeu de scène.

Il est un peu godiche, pas vrai ?

LA MIOTTE, avec sentiment.

C’est pour ça que je l’aime.

BRIGITTE.

Tu l’aimes ?

LA MIOTTE.

Oh !...

BRIGITTE.

Répète ça un peu.

LA MIOTTE.

Certainement je le répéterai : je l’aime ! je l’aime !

BRIGITTE.

Tu oses dire que tu l’aimes, et tu veux tuer son avenir ?

LA MIOTTE.

Je veux rien tuer du tout !...

BRIGITTE.

S’il veut aller à Paris, c’est pour être un grand artiste... Sais-tu ce que c’est qu’un artiste ?

LA MIOTTE.

Oui, je sais... c’est un homme qui se tient tout debout, dans un cirque, sur un cheval, et qui fait le tour... j’en ai vu...

BRIGITTE.

Oui ! c’est quelquefois ça... mais, quelquefois, c’est mieux que ça...

LA MIOTTE.

Est-il possible !...

BRIGITTE.

Ce que Valentin voulait être, c’était mieux, c’était beaucoup mieux... il avait la fortune, il avait la gloire... veux-tu donc qu’à cause de toi il soit forcé de renoncer ?... Je connais Valentin, et, toi aussi, tu le connais... il est timide.

LA MIOTTE, vivement.

Oh ! oui !...

BRIGITTE.

Il est distingué.

LA MIOTTE.

Oui...

BRIGITTE.

Jamais il n’ira à la gare, s’il sait que tu l’y attends pour l’attraper... S’il ne va pas la gare, il n’ira pas à Paris, naturellement, puisqu’il faut passer par la gare pour aller... il n’ira pas à Paris, et alors adieu la fortune, adieu la gloire !.. Sais-tu ce que c’est que la gloire ?...

LA MIOTTE.

Oui, je sais... tous les dimanches, quand le vieux sonneur s’en va comme ça,

Elle imite la démarche d’un homme gris.

on dit qu’il est parti pour la gloire...

BRIGITTE.

Oui, c’est quelquefois ça... mais, quelquefois, c’est mieux, beaucoup mieux... Pour Valentin, ça aurait été beaucoup mieux, ça aurait été quelque chose qui t’aurait rendue toute fière et dont plus tard tu aurais pu parler à tes enfants...

LA MIOTTE, émue.

Mes enfants...

BRIGITTE.

Tu en auras un jour... Tu les réuniras autour de toi, depuis le plus âgé jusqu’au plus jeune... avec ses petits cheveux bouclés... et tu leur diras : « Mes enfants...

Brigitte est très émue ; la Miotte est sur le point de sangloter.

mes enfants, j’ai connu autrefois un jeune homme, un beau jeune homme, et ce beau jeune homme est arrivé à la gloire... non pas à celle du vieux sonneur, à celle qui consiste à...

Elle imite très légèrement la démarche du vieux sonneur.

mais à la grande, à la vraie... à celle qui fait qu’on a son nom dans le Petit Journal... et rien ne m’était plus facile que de l’empêcher d’y arriver, ce jeune homme, à la gloire... je n’avais pour cela qu’à aller à la gare, mais je ne l’ai pas voulu...

Très émue.

Je ne l’ai pas voulu, parce qu’on s’est adressé à mon cœur, et que, lorsqu’on s’adresse au cœur de votre mère, on est sûr... » Et alors tes enfants te diront : « Tu as bien fait, maman... le devoir de la femme est de se sacrifier... tu as bien fait... »

LA MIOTTE, très émue.

Tu crois que mes enfants me diront ?...

BRIGITTE, même jeu.

Ils te le diront, tous, depuis le plus âgé jusqu’au plus jeune...

LA MIOTTE.

Avec ses petits cheveux...

BRIGITTE.

Oui...

LA MIOTTE, sanglotant.

Ah ! que c’est bête, Brigitte, ah ! que c’est bête d’être bête comme ça !...

BRIGITTE.

Tu es émue !... tu consens... oui, n’est-ce pas ? tu consens...

LA MIOTTE.

Mon Dieu ! puisqu’il s’agit de sa fortune !...

BRIGITTE.

Alors il est bien convenu que Valentin...

LA MIOTTE.

Fais-le venir, je veux le lui dire moi-même.

BRIGITTE.

Tu tiens à ce que je le fasse venir ?

LA MIOTTE.

Oui, je veux le voir.

BRIGITTE.

J’aimerais mieux...

LA MIOTTE.

Ah ! si je ne le vois pas, y a rien de fait.

BRIGITTE.

C’est bon ! Valentin, viens un peu ici, Valentin...

Valentin paraît sur le perron. Il veut se sauver en apercevant la Miotte.

N’aie donc pas peur, grande bête !

Valentin se décide à entrer.

 

 

Scène XVII

 

BRIGITTE, LA MIOTTE, VALENTIN

 

LA MIOTTE.

Notre devoir, à nous autres, pauv’filles... est de nous sacrifier... La Brigitte me l’a fait comprendre... aussi je n’hésite pas, je me sacrifie... mais, avant...

VALENTIN.

Avant ?...

LA MIOTTE.

Venez un peu, venez.

À Brigitte.

Ah ! s’il refuse de venir... il n’y a rien de fait...

BRIGITTE.

Allons, viens donc... de quoi as-tu peur, puisque je suis là ?...

Malgré cette parole, Valentin hésite beaucoup nouveau jeu de scène ; à la fin, pourtant, il se décide à s’approcher de la Miotte. Celle-ci se jette sur lui, se mot à l’embrasser avec violence. Après l’avoir ainsi embrassé cinq ou six fois.

LA MIOTTE.

Vous me les aviez donnés, je vous les rends. Comme ça, dans le pays, personne ne pourra dire que je ne suis pas une honnête fille...

Elle sort en courant.

 

 

Scène XVIII

 

VALENTIN, BRIGITTE, puis HENRIETTE

 

BRIGITTE.

Enfin, c’est fait... la route est libre et tu pourras passer...

VALENTIN.

Écoute-moi, Brigitte, je te promets que maintenant...

Entre Henriette.

HENRIETTE.

Les malles sont faites...

VALENTIN.

Les malles ?...

BRIGITTE.

Oui, nos malles a nous deux, à Henriette et à moi...

VALENTIN.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

BRIGITTE.

Ça veut dire que, tout à l’heure, pendant que tu racontais ta petite histoire, il m’est venu une idée...

Elle fait signe à Henriette de s’éloigner : Henriette s’en va au fond donner des instructions au jardinier.

C’est que, si tu étais de cette force-là avec les femmes d’ici, ce serait du joli quand tu te trouverais aux prises avec les femmes de Paris...

VALENTIN.

Oh ! quant à cela...

BRIGITTE.

J’en ai entendu parler des femmes de Paris... alors, je me suis dit que je manquerais à mon devoir en te laissant aller seul et qu’il était plus prudent d’aller avec toi.

VALENTIN.

Tu viens !...

BRIGITTE.

Oui... et, comme nous ne pouvons pas la laisser seule ici, nous l’emmenons...

Henriette redescend.

VALENTIN.

Voilà une bonne idée, par exemple, voilà une bonne idée !

BRIGITTE, à Henriette.

Je compte beaucoup sur les distractions de Paris pour te faire oublier...

HENRIETTE.

Rien ne me fera oublier...

VALENTIN.

Quoi donc ?

BRIGITTE.

Rien... rien...

HENRIETTE.

Mais ça ne fait rien, je suis bien aise d’aller à Paris.

VALENTIN.

Et moi aussi, j’en suis bien aise !

Amenant Brigitte sur le devant de la scène. Henriette remonte.

Mais quant à ce que tu disais tout à l’heure... les femmes de Paris... tu n’as rien à craindre... j’en ai fini avec les femmes, j’en ai fini.

BRIGITTE, railleuse.

Vraiment ?...

VALENTIN.

Je t’assure, je suis tout à la musique maintenant, tout à la musique...

BRIGITTE.

Tant mieux, si tu dis vrai... mais j’ai peine à croire...

En riant.

Un gaillard comme toi !

VALENTIN, sérieux.

C’est vrai, je suis un gaillard ; mais ça ne fait rien, ma carrière amoureuse est terminée... elle est terminée, je te le promets...

BRIGITTE.

Enfin, je serai là pour te défendre... Y sommes-nous, Henriette ?

HENRIETTE, qui, pendant les dernières répliques, s’occupait des préparatifs du départ.

Oui, Brigitte... Mais qu’est-ce que c’est que tous ces gens qui viennent là ?

Elle va au fond. On entend au loin le son d’une fanfare qui se rapproche.

Monsieur le maire ! la fanfare !

VALENTIN.

Ah ! mon Dieu ! je les avais oubliés, moi, je les avais complètement oubliés...

Petit dénié. Paraissent d’abord des paysans et des paysannes qui se rangent au fond derrière la haie. Puis une dizaine de petits enfants : les deux plus petits vont offrir deux bouquets à Valentin et à Henriette. Puis la bannière de la fanfare, et la fanfare jouant un pas redoublé. Derrière la fanfare, le maire et les notables.

LE MAIRE.

Voilà une heure que nous vous attendons à la gare, mon jeune ami...

VALENTIN.

Je ne savais pas, monsieur le maire, je ne savais pas...

LE JARDINIER.

Comment, vous ne saviez pas !... je vous l’avais dit.

VALENTIN, bas.

Veux-tu bien te taire !

Haut, au maire.

Je ne savais pas, je vous assure... je n’ai pas besoin de vous dire que si j’avais su...

LE MAIRE.

Je croyais que vous deviez partir par le train de quatre heures ?...

BRIGITTE.

Oui, mais, au dernier moment, il a été si ému... à l’idée de quitter un pays où tout le monde avait été si bon pour lui... vous en particulier, monsieur le maire, et vous aussi, messieurs de la fanfare...

LE MAIRE.

Alors, vous ne partez plus ?

HENRIETTE.

Si fait !... nous partons par le train de cinq heures un quart...

LE MAIRE.

Alors, il n’y a que demi-mal... je vais vous adresser ici le discours que je comptais vous adresser à la gare.

VALENTIN.

Un discours ?

BRIGITTE.

Un discours, monsieur le maire ?

LE MAIRE, prenant un papier.

Oui !

BRIGITTE.

C’est qu’il est cinq heures déjà, et, si nous allions manquer le train...

LE MAIRE.

Vous avez raison.

Donnant son discours à Valentin.

Le voici, vous le lirez en chemin de fer.

VALENTIN.

Et, une fois à Paris, je vous enverrai ma réponse.

LE MAIRE.

C’est ça... et moi, j’en donnerai lecture à ces messieurs, dimanche, après la musique... Ah ! à propos de musique, j’espère au moins que vous ne refuserez pas de vous mettre à la tête de la fanfare, et de vous conduire vous-même, en quelque sorte, de vous conduire vous-même triomphalement jusqu’à la gare ?

VALENTIN.

Oh ! monsieur le maire... C’est trop d’honneur.

BRIGITTE.

Partons, alors !

LE MAIRE.

En avant, la fanfare !

BRIGITTE.

Oui, en route !... il est l’heure...

Départ général. Valentin, battant la mesure, prend la direction de la fanfare, qui défile en scène. Tout à coup Valentin prend un cornet à piston des mains d’un musicien et se met à jouer un solo. Reprise du forte de la fanfare. La Miotte a paru, envoyant de loin des baisers à Valentin.

 

 

ACTE II

 

Le salon de l’appartement occupé à Paris par Valentin, Henriette et Brigitte. Mobilier très simple. Porte d entrée au fond, face au public. À gauche, au premier plan, la porte de la chambre d’Henriette au deuxième plan, en pan coupé, la porte de la chambre de Brigitte ; entre ces deux portes, contre le mur, un petit secrétaire. À droite, au premier plan, une cheminée avec pendule et vases ; au deuxième plan, la porte de la chambre de Valentin. En pleine scène, un vieux piano à queue, pas tout à fait au milieu et placé de telle manière que, lorsque Valentin est au piano, il se trouve assis au milieu du théâtre, tournant le dos à la cheminée.

 

 

Scène première

 

HENRIETTE, FRANÇOISE

 

Au lever du rideau, Françoise est au fond. près de la porte, Henriette tient une lettre à la main.

HENRIETTE, lisant.

« Je sais que vous devez sortir à trois heures pour aller donner une leçon de piano... je vous attendrai au Jardin des Plantes. Peut-être auriez-vous peur d’un tête-à-tête, mais La Rochebardière sera avec moi. Si vous m’aimez, vous viendrez... Songez qu’il y a plus de deux mois que je ne vous ai vue... »

À Françoise.

Cette lettre, c’est lui-même qui te l’a donnée ?...

FRANÇOISE, redescendant.

Oui, mademoiselle... c’est M. de Saint-Potant lui-même. Je sortais de chez l’épicier... il a couru après moi... je ne le reconnaissais pas d’abord... il avait des lunettes bleues et un foulard qui lui cachait la moitié de la figure...

HENRIETTE.

Pourquoi ?...

FRANÇOISE.

Son oncle, monsieur le baron Daoulas, le croit toujours en Italie... Il n’est revenu que pour vous. Et il ne veut pas que l’on sache qu’il est revenu...

HENRIETTE.

Et tu dis qu’il était pâle ?...

FRANÇOISE.

Oh ! oui, mademoiselle... on ne voyait pas beaucoup de sa figure, à cause du foulard et des lunettes, mais ce qu’on en voyait était bien pâle...

HENRIETTE, très émue.

Ah !...

FRANÇOISE.

Il a tant souffert, ce pauvre jeune homme... il a tant souffert d’être séparé de mademoiselle...

HENRIETTE.

Ah ! si ça avait dépendu de moi...

On entend le bruit d’une discussion, à droite, dans la chambre de Valentin.

Ah çà ! mais... on fait du bruit, chez mon frère...

FRANÇOISE.

Ça ne m’étonne pas... je viens de faire entrer chez M. Valentin, une espèce de petit homme...

Le bruit continue.

HENRIETTE, allant vers la gauche.

On se fâche, décidément !

FRANÇOISE, allant vers la porte du fond.

Sauvons-nous, mademoiselle !

HENRIETTE.

Sauvons-nous !...

Elles disparaissent en même temps, par la porte du fond et par celle de gauche, premier plan. Entrent, au même instant, Valentin et Bob.

 

 

Scène II

 

BOB, VALENTIN

 

Bob, douze ans, livrée de groom, très élégante petite redingote noire, fleur à la boutonnière, culotte blanche, bottes à revers. Valentin, lui, est en robe de chambre. Il entre eu poussant Bob, vivement, devant lui.

VALENTIN.

Va-t’en, petit malheureux, va-t’en tout de suite et tâche de ne pas faire de bruit !

BOB.

Et madame ?... Qu’est-ce que je lui répondrai de votre part, à madame ?...

VALENTIN.

Réponds-lui que j’irai la voir, que je lui écrirai.

BOB.

Oh ! la la...

VALENTIN.

Veux-tu bien te taire !

BOB.

Je la connais, cette réponse-là... et madame aussi la connaît... « J’irai... j’écrirai... » Oh ! la la...

VALENTIN.

Veux-tu bien !...

Entre Brigitte par la porte de gauche, deuxième plan.

 

 

Scène III

 

BOB, VALENTIN, BRIGITTE

 

BRIGITTE.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?...

VALENTIN.

Brigitte !...

BRIGITTE.

Eh bien, tu ne réponds pas... Qu’est-ce que c’est que ce jeune monsieur ?...

VALENTIN.

C’est Bob...

BRIGITTE.

Bob ?

VALENTIN.

Oui, Bob, le petit Bob.

BRIGITTE, de très bonne humeur et très gaie pendant tout le commencement de la scène.

Et qu’est-ce qu’il vient faire ici, le petit Bob ?

BOB.

J’ai apporté à monsieur une lettre... une lettre de ma maîtresse, mademoiselle Nini Pistolet.

BRIGITTE.

Nini Pistolet ?

VALENTIN.

Oui.

BRIGITTE.

Où est-elle, cette lettre ?

VALENTIN.

La voici...

Bob remonte un peu.

BRIGITTE.

Donne... Tu ne veux pas me la donner ?...

VALENTIN.

Oh ! si... mais, avant, laisse-moi te dire... C’est fini, tu sais, les femmes... je te promets que, cette fois, c’est bien fini...

Il donne la lettre.

BRIGITTE, lisant.

« Trésor. »

S’interrompant. À Valentin.

C’est toi ?

Bob, de la tête, fait signe que oui. Reprenant sa lecture.

« Trésor, comment se fait-il que je n’aie pas reçu encore ces trois mille francs que vous m’avez promis ?... » Tu as promis trois mille francs ?...

VALENTIN

Écoute-moi... elle pleurait... Elle avait une tante, en Algérie, qui allait expirer, faute de trois mille francs ; elle m’a montré la dépêche.

Bob éclate de rire silencieusement.

Alors, moi, sans trop savoir ce que je faisais...

BRIGITTE.

Trois mille francs !

VALENTIN.

Oui, mais je te jure que, cette fois...

BRIGITTE.

Enfin, puisque tu as promis...

Elle va prendre trois billets de mille francs dans le petit secrétaire à gauche et les apporte à Valentin.

VALENTIN.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

BRIGITTE.

Trois billets de banque de mille francs... Oh ! tu as le droit d’en faire ce que tu veux : ils sont à toi, à toi seul... Il est venu un éditeur de musique, et cet éditeur a payé trois mille francs la symphonie que tu as fait exécuter hier et qui a eu tant de succès.

BOB.

Compliments.

VALENTIN.

Trois mille francs !... j’ai gagné trois mille francs avec de la musique, de la simple musique !

BRIGITTE.

Eh ! oui.

VALENTIN.

Ce n’est pas possible !...

BRIGITTE.

Puisque tu as l’argent dans les mains !... Peut-être aurais-tu pu en faire un autre usage... Enfin, quand on a promis... tu as vraiment promis, au moins ?...

VALENTIN.

Oui.

BRIGITTE.

Alors, prends une enveloppe...

VALENTIN.

N’est-ce pas ? il n’y a pas moyen de faire autrement... mais je te jure que, cette fois...

Il y a sur le piano des enveloppes, un encrier, des plumes Valentin met les billets sous enveloppe et écrit l’adresse.

Mademoiselle Pistolet...

BRIGITTE.

Oh !

VALENTIN.

Tenez, Bob.

BOB, après avoir pris la lettre.

Comment ! vous allez envoyer pour tout de bon ?

VALENTIN.

Sans doute.

BOB.

Ne faites donc pas ça !

VALENTIN.

Hé ?...

BOB, passant au milieu et allant à Brigitte.

Ne faites donc pas ça !... Vous m’avez l’air de braves gens, tous les deux... je ne peux vraiment pas vous laisser...

BRIGITTE.

Dépêchez-vous d’emporter votre lettre, monsieur Bob... et gare à vos oreilles, si jamais je vous retrouve flânant par ici !... vous comprenez ?...

BOB.

Parfaitement !... vous savez parler, vous...

Regardant Valentin en riant.

Mais lui !...

À Brigitte.

Un conseil avant de partir ne le laissez pas retourner chez madame... il n’est pas de force.

BRIGITTE, à Valentin.

Tu entends ?...

BOB.

Elle ne s’est même pas donné de mal, madame... Elle la lui a faite à la tante d’Algérie... c’est celle qu’elle emploie avec les tout petits jeunes... Et elle a eu bien raison de ne pas se donner de mal... il ne sait rien de la vie, ce grand garçon-là...

Il met son chapeau et sort en répétant encore une fois le dos tourné, sur le seuil de la porte.

Il ne sait rien de la vie !

 

 

Scène IV

 

BRIGITTE, VALENTIN

 

VALENTIN.

En voilà, de l’humiliation !... un misérable petit groom...

BRIGITTE.

Calme-toi. Voyons...

VALENTIN.

Ah ! oui, en voilà... mais écoute... c’est une humiliation salutaire... jamais je ne retournerai chez Nini Pistolet...

BRIGITTE.

C’est bien vrai, au moins ?...

VALENTIN.

Oh ! oui, c’est bien vrai... ni chez elle ni chez une autre. Les femmes, vois-tu !... Quant à la façon dont c’est arrivé avec mademoiselle Pistolet, tu sauras tout. Je sortais du Conservatoire...

BRIGITTE, l’interrompant.

Non, non... je ne tiens pas...

VALENTIN.

Mais moi, je tiens à te dire... Je sortais du Conservatoire, je descendais le faubourg Poissonnière et je suivais les boulevards. Arrivé place de la Madeleine...

BRIGITTE.

Je ne te demande rien, je te dis !

VALENTIN.

Mais, pour que tu puisses me pardonner, il faut bien...

BRIGITTE.

Non, je ne veux rien savoir et je te pardonne tout de même... mais tu me promets de ne pas retourner...

VALENTIN.

Je te le promets...

BRIGITTE.

C’est qu’on dit que, pour tenir les hommes, ces femmes-là ont des moyens...

VALENTIN.

Oh ! oui, quant à ça...

BRIGITTE.

Hé ?...

VALENTIN.

Mais ça ne fait rien, c’est bien fini... Et tu me pardonnes vraiment ?

BRIGITTE.

Oui.

VALENTIN.

En voilà, de l’indulgence !...

BRIGITTE remonte et tourne autour du piano en rangeant.

Ce n’est pas ta faute, après tout !... c’est la mienne...

VALENTIN, allant s’asseoir sur le tabouret de piano et feuilletant une partition.

Comment, la tienne ?...

BRIGITTE.

Voilà trois mois que nous sommes à Paris et les affaires ne vont pas trop mal... grâce à M. Pasdeloup, qui a été parfait, grâce à monsieur le baron et à madame la baronne Daoulas, qui se sont déclarés tes protecteurs...

VALENTIN.

Madame la baronne Daoulas... Elle est jolie, n’est-ce pas ?

BRIGITTE passe à droite et va arranger le feu.

Elle est très jolie... Tu donnes, toi, des leçons d’harmonie ta sœur donne des leçons de piano... et vous avez autant d’élèves que vous pouvez en avoir... le côté des intérêts matériels va bien.

VALENTIN.

C’est le feu qui ne va pas...

BRIGITTE.

Oh ! il ira... passe-moi les pincettes.

Valentin se lève, lui donne les pincettes et s’assied sur une chaise près de la cheminée ; Brigitte, agenouillée par terre, continue de parler tout en arrangeant le feu.

Le côté des intérêts matériels va bien, mais j’aurais dû, c’est là ma faute, j’aurais dû me dire qu’il y a dans la vie autre chose que les intérêts matériels et qu’un grand garçon comme toi... j’aurais dû, en un mot, songer à te marier.

VALENTIN.

Me marier ?...

BRIGITTE, se relevant.

Eh ! oui... Ce qui m’a empêchée d’y songer, c’est qu’il y a trois mois tu n’étais rien et qu’alors il eût été naturellement assez difficile de te faire faire un beau mariage... mais cette raison n’existe plus maintenant. Tu as eu hier soir un succès !...

VALENTIN.

Énorme, n’est-ce pas ? énorme...

BRIGITTE.

Colossal !

VALENTIN.

Après la seconde partie... tu as vu... après la seconde partie, que j’avais cru devoir intituler : Quand donc viendra le dégel ?... la salle entière s’est levée et m’a acclamé...

Il se lève et se dirige vers la gauche.

J’ai été acclamé... positivement acclamé...

BRIGITTE.

Et qui sait ?... ta future était peut-être là, parmi toutes ces personnes qui t’acclamaient...

VALENTIN.

Ma future ?...

BRIGITTE.

Puisque nous allons te marier !...

VALENTIN, en riant.

Ah ! oui...

BRIGITTE.

Et pour cela madame Daoulas ne nous sera pas inutile... Ne devais-tu pas aller la remercier de la façon dont elle s’est conduite hier soir ?... elle déchirait ses gants à force d’applaudir !

VALENTIN.

J’allais partir pour aller chez elle... j’allais partir quand ce misérable Bob est arrivé... je n’avais plus qu’à ôter ma robe de chambre et à mettre ma redingote...

Brigitte sonne.

BRIGITTE.

Ta redingote à deux rangs de boutons...

VALENTIN, ôtant sa robe de chambre.

Oui, elle est dans ma chambre, sur une chaise...

Entre Françoise.

BRIGITTE, à Françoise, en lui donnant sa robe de chambre.

Apportez la redingote de monsieur... la redingote, le chapeau et les gants...

Françoise emporte la robe de chambre et sort par la porte de droite. Brigitte, ne trouvant pas Valentin assez mince, serre la boucle de son gilet.

VALENTIN, pendant que Brigitte serre.

Ça te paraît nécessaire ?...

BRIGITTE.

Il n’y a pas de mal à serrer un peu...

VALENTIN.

Non, ce n’est pas ça... Je te dis : ça te paraît nécessaire de me marier ?...

BRIGITTE.

Absolument ! On n’évite pas les femmes, vois-tu bien... Le meilleur moyen d’échapper aux mauvaises, c’est d’en épouser une bonne.

VALENTIN.

Ah ! celles qu’on épouse sont donc toujours ?...

BRIGITTE.

Non, pas toujours, mais enfin il y a des chances.

Pendant ces dernières répliques, la bonne a apporté la redingote, le chapeau et les gants de Valentin, puis elle sort par le fond. Valentin met sa redingote Brigitte le regarde avec admiration.

Est-il beau tout de même, est-il beau !... mets tes gants...

Elle appelle.

Henriette !... Henriette !...

Paraît Henriette, très effarée.

 

 

Scène V

 

BRIGITTE, VALENTIN, HENRIETTE

 

HENRIETTE.

Tu m’appelles ?...

BRIGITTE.

Eh bien, oui... qu’est-ce que tu as ?...

HENRIETTE.

Je n’ai rien... rien du tout... Pourquoi m’as-tu appelée ?...

BRIGITTE, avec transport, montrant à Henriette Valentin qui met ses gants.

Regarde donc ton frère !

HENRIETTE.

Mon frère ?...

BRIGITTE.

Tu ne le trouves pas superbe ?...

HENRIETTE.

Si, si... il est très bien...

BRIGITTE, emmenant un peu Valentin vers la droite, bas.

Tu ne vas pas profiter de ce que tu es beau comme ça pour t’en aller te montrer à mademoiselle Pistolet, au moins ?...

VALENTIN, bas.

Oh !

BRIGITTE, bas.

Tu me ferais de la peine, tu sais...

VALENTIN.

Ah ! Brigitte...

Il l’embrasse.

Il n’y a pas au monde une femme meilleure que toi.

Il embrasse Henriette qui est remontée à gauche vers le fond, et il sort en redisant à Brigitte.

Il n’y en a pas...

À peine est-il sorti qu’Henriette fait quelques pas vers la gauche comme pour sortir, elle aussi.

 

 

Scène VI

 

HENRIETTE, BRIGITTE

 

BRIGITTE.

Tu es bien pressée de me quitter !...

HENRIETTE.

Je vais mettre mon chapeau pour aller chez les petites Mahurel leur donner leur leçon...

BRIGITTE.

C’est à trois heures la leçon des petites Mahurel, nous avons bien le temps... Dis-moi donc... Ce que ton frère disait tout à l’heure, qu’il n’y a pas au monde de femme meilleure que moi...

HENRIETTE.

Eh bien ?...

BRIGITTE.

Ça n’a pas l’air d’être ton avis ?...

HENRIETTE.

Oh ! peux-tu croire ?...

BRIGITTE.

Henriette ! viens donc un peu ici... Tu m’en veux d’avoir été, à Paris, aussi méchante qu’en province... tu m’en veux d’avoir définitivement éloigné le jeune vicomte de Saint-Potant...

HENRIETTE.

Non, je ne t’en veux pas... ce sont des choses que tu ne peux pas comprendre... tu n’aimes personne, toi...

BRIGITTE.

Comment, je n’aime personne !...

HENRIETTE.

Oh ! si, je sais bien... tu nous aimes tous les deux... Ce n’est pas ça... Quand je dis que tu n’aimes personne, je veux dire que tu n’aimes pas quelqu’un... tu n’es pas amoureuse...

BRIGITTE.

Amoureuse ?...

HENRIETTE.

Oui.

BRIGITTE, après un moment d’hésitation.

Mais, certainement non, je ne suis pas... En voilà, une idée, par exemple !... certainement non, je ne suis pas amoureuse...

Entre Françoise par le fond.

FRANÇOISE, à Brigitte.

Mademoiselle, c’est monsieur le baron Daoulas.

Entre le baron, Françoise sort.

 

 

Scène VII

 

HENRIETTE, BRIGITTE, DAOULAS

 

DAOULAS.

Bonjour, mademoiselle Brigitte.

À Henriette.

Bonjour, mademoiselle.

HENRIETTE.

Vous avez rencontré mon frère ?

DAOULAS.

Non... mais je sais qu’il devait venir chez nous... Ma femme m’a dit de m’en aller parce qu’elle l’attendait.

BRIGITTE.

Ah !

DAOULAS.

Et puis je suis sorti parce que, ce matin, il nous est arrivé quelque chose... Vous n’avez pas vu Bernerette ?

BRIGITTE.

Mademoiselle Bernerette...

DAOULAS.

Oui, la cousine de ma femme... je sais quelle affection elle a pour sa maîtresse de piano, et je pensais que peut-être elle serait ici...

BRIGITTE.

Nous ne l’avons pas vue...

DAOULAS.

Ce matin, elle est sortie à cheval... avec un domestique pour l’accompagner... un domestique qui trottait derrière elle... Au bout d’une demi-heure, ce domestique est revenu tout seul... Bernerette l’avait renvoyé en lui disant qu’elle n’avait plus besoin de lui... Nous pensions qu’elle rentrerait pour l’heure du déjeuner... elle n’est pas rentrée.

HENRIETTE.

Ah ! mon Dieu ! il lui sera arrivé un accident.

DAOULAS.

Oh ! non, elle est trop bonne écuyère... quelque petite escapade plutôt... Elle est Américaine... elle aura rencontré des jeunes gens de sa connaissance...

BRIGITTE.

Oh !

DAOULAS.

Je vous le répète, Bernerette est Américaine, et les jeunes filles américaines... elles ont d’autres habitudes que les jeunes filles de France... Elles vont... elles viennent, elles acceptent des rendez-vous...

HENRIETTE, vivement.

Elles acceptent des rendez-vous ?...

DAOULAS.

Et elles n’en sont pas moins honnêtes pour cela... Ce n’est pas la première fois que nous passons la journée sans savoir ce que Bernerette est devenue.

BRIGITTE.

Mais elle rentre tous les soirs ?...

DAOULAS.

Oh ! oui, tous les soirs... Ce qui fait qu’aujourd’hui je tiendrais à la retrouver avant ce soir, c’est que nous partons à cinq heures pour notre château des Moulineaux. Je ne peux vraiment pas partir en laissant la cousine Bernerette toute seule à Paris... n’est-ce pas ? On me l’a confiée... on m’a recommandé de veiller sur elle jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un mari... je ne peux vraiment pas la laisser...

BRIGITTE.

Il me semble...

DAOUI.AS.

Alors, je vais tâcher de la rattraper...

À Henriette.

Mes compliments à votre frère : sa symphonie est adorable... il y a surtout un passage...

Il se met à fredonner.

Tu tu tu tu...

Avec un grand cri.

Ah !

BRIGITTE.

Quoi donc ?

DAOULAS.

Je me rappelle que pendant ce passage-là : tu tu tu tu... Bernerette ne cessait d’échanger des signes avec le petit chose, de l’ambassade d’Espagne... c’est là qu’elle doit être... Adieu... Quel bonheur que j’aie justement songé à ce passage-là !

Il sort par le fond. Les deux l’ont accompagne jusqu’à à la porte.

 

 

Scène VIII

 

BRIGITTE, HENRIETTE

 

BRIGITTE, au fond à droite.

Il est drôle, monsieur le baron Daoulas.

HENRIETTE, au fond à gauche.

Il est drôle, mais il est bon.

Elles redescendent en tournant autour du piano. Brigitte, tout en parlant, fait reculer devant elle Henriette qui passe ainsi à droite.

BRIGITTE.

Tandis que moi, je ne suis pas bonne... c’est ça que tu veux dire... Mais, petite malheureuse, je puis bien t’avouer cela maintenant... avant de congédier le vicomte, j’avais cru devoir le consulter, monsieur le baron Daoulas... Je suis allée le trouver, je lui ai raconté ce qu’il en était, je lui ai dit que son neveu t’adorait, que tu adorais son neveu...

HENRIETTE.

Tu lui as dit ?...

BRIGITTE.

Oui... j’espérais l’attendrir... j’espérais qu’il allait me répondre : « Eh bien, mais rien n’est plus simple... puisqu’ils s’aiment, ces enfants, puisqu’ils s’adorent, il n’y a qu’à les marier... » Ah ! s’il m’avait répondu ça !... mais il ne m’a pas répondu ça, il ne m’a pas répondu ça du tout !

HENRIETTE.

Qu’est-ce qu’il t’a répondu ?

BRIGITTE.

Que jamais il ne consentirait à ce mariage...

HENRIETTE.

Oh !

BRIGITTE.

Qu’il allait ordonner, le jour même, à son neveu de partir pour l’Italie et de n’en revenir que lorsque tu serais guérie, complètement guérie...

HENRIETTE, ironique.

Vraiment !...

BRIGITTE.

Et que si, comme cela était probable, M. de Saint-Potant essayait de te voir avant son départ, je n’avais, moi, qu’une chose à faire, qui était de le mettre à la porte.

HENRIETTE.

Les voilà bien, les parents !...

BRIGITTE.

Et c’est ce que j’ai fait... Là, voyons, pouvais-je agir autrement ?

HENRIETTE.

Non, j’en conviens.

BRIGITTE.

Tu ne m’en veux plus ?... Alors embrasse-moi.

Brigitte et Henriette s’embrassent.

Et tu me promets de renoncer il cet amour ?

HENRIETTE.

Je ferai mon possible...

BRIGITTE.

Et c’est tout ce que je le demande, pour le moment... Là-dessus, je vais te chercher ton chapeau... il est temps que tu partes maintenant, pour aller donner la leçon des petites Mahurel...

Elle entre dans la chambre d’Henriette.

HENRIETTE, seule.

Si elle savait qu’avant d’aller chez les petites Mahurel !... Eh bien, tiens !... puisque les Américaines le font et que ça ne les empêche pas d’être honnêtes !...

BRIGITTE, revenant et lui donnant son chapeau.

Tiens...

Pendant qu’Henriette met le chapeau.

Est-elle gentille, elle aussi, est-elle gentille !... C’est un autre genre que son frère... À tout à l’heure !

HENRIETTE.

À tout à l’heure !

BRIGITTE.

Et tu me promets que tu feras tout ce que tu pourras pour oublier ?...

HENRIETTE.

Je tâcherai... mais ça ne sera pas facile, je t’en avertis, ça ne sera pas facile.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

BRIGITTE, seule, rangeant les papiers de Valentin, frottant le piano, s’occupant pendant tout ce monologue

 

Pauvre petite !... Il m’a pourtant semblé qu’elle était moins triste aujourd’hui que les autres jours... Elle était agitée, elle avait un petit air hurluberlu, mais elle était moins triste... Il faut espérer que c’est le commencement de la guérison... dans un mois, dans deux mois, elle ne pensera plus au vicomte... Et alors, moi, je dirai à Bidard que c’est le moment... Bidard, c’est un garçon de chez nous... il y a quelques années qu’il est à Paris... et il est arrivé à y occuper le premier rang... parmi les pharmaciens... Il l’est de première classe... et il ne peut manquer de faire fortune... Il a remarqué que le fer était le remède à la mode, mais que beaucoup de gens n’achetaient pas de fer parce qu’ils ne pouvaient pas le digérer... Alors qu’est-ce qu’il a fait ?... il a inventé un fer dans lequel il n’y a pas de fer... Il m’a expliqué ça en me racontant qu’il était amoureux fou d’Henriette... je lui ai conseillé d’attendre, et il attend... et, dans mon esprit, Henriette est déjà casée... elle sera madame Bidard... Marier Valentin, ce sera plus difficile... il lui faudrait une femme...

Elle s’arrête, et puis, très lentement.

Quelle drôle d’idée elle a eue là, Henriette, de me dire que je n’étais pas amoureuse !... est-ce que j’ai jamais eu le temps d’abord ?... Et puis je vous demande un peu... amoureuse ?... de qui diable aurais-je pu être amoureuse ?... Il faudrait à Valentin une femme...

Entre Valentin, très agité, par le fond.

 

 

Scène X

 

BRIGITTE, VALENTIN

 

VALENTIN.

Enfin me voilà seul... Je vais pouvoir penser... Quelle aventure, grand Dieu ! quelle aventure !

BRIGITTE.

Qu’est-ce que tu as ?

VALENTIN.

Tiens, tu es là !... je ne te voyais pas...

BRIGITTE.

Qu’est-ce que tu as ? Jamais je ne t’ai vu dans un état pareil.

VALENTIN.

Je n’ai rien... je n’ai rien du tout...

BRIGITTE.

Qu’est-ce qui s’est passé entre madame la baronne Daoulas et toi ? Elle t’a mal reçu ?

VALENTIN, à demi-voix.

Plût au ciel !

BRIGITTE.

Tu dis ?...

VALENTIN.

Rien... rien... Madame la baronne Daoulas m’a reçu de la façon la plus simple ; elle m’a dit : « Vous avez fait un chef-d’œuvre. » Je lui ai répondu : « N’est-ce pas, madame la baronne ?... » et je suis parti.

BRIGITTE.

Tu me trompes, ce n’est pas vrai.

VALENTIN.

Brigitte !

BRIGITTE.

Si les choses s’étaient passées comme ça, tu ne serais pas troublé.

VALENTIN.

Je ne suis pas troublé.

BRIGITTE.

Tu n’es pas troublé ?

VALENTIN.

Non, je ne suis pas troublé.

BRIGITTE.

Tu es troublé comme jamais homme n’a été troublé... mais tu me diras tout... je veux tout savoir.

VALENTIN, avec violence.

Ah ! on voilà assez !... laisse-moi tranquille !

BRIGITTE, frappée au cœur.

Valentin !

VALENTIN.

Qu’est-ce que je t’ai dit ?

BRIGITTE, avec des sanglots entrecoupés.

Tu m’as dit : « Ah !... en voilà... assez !... laisse-moi... tranquille... »

VALENTIN.

J’ai dit ça, moi ?...

BRIGITTE.

Oui.

VALENTIN.

Oh !

BRIGITTE.

Et tu as raison, après tout !... Je n’ai pas le droit de me mêler... je ne suis qu’une servante... tu es mon maître...

VALENTIN.

Brigitte, je t’en prie... vois ma confusion... pardonne-moi...

BRIGITTE, pleurant.

Hou !... hou !

VALENTIN.

Pardonne-moi !...

BRIGITTE.

Je ne demande pas mieux, mais à une condition...

VALENTIN.

Laquelle ?

BRIGITTE.

Tu me diras ce qui a pu te mettre dans un pareil état.

VALENTIN.

Nous autres... tu sais, nous autres qui avons reçu du ciel le génie... le génie musical... nous sommes comme des enfants, comme des enfants malades... quand nous travaillons surtout... quand nous courons après la mélodie... et c’est ce que je faisais tout à l’heure dans l’escalier... je courais après la mélodie... « Je t’attraperai, lui disais je... » Elle me répondait : « Tu ne m’attraperas pas... » ça m’exaspérait... et alors, me trouvant dans cet état d’exaspération...

BRIGITTE.

C’est bien vrai, ça ?

VALENTIN.

Oui, c’est bien vrai !

BRIGITTE.

Tu n’es pas retourne chez cette femme ?...

VALENTIN.

Chez quelle femme ?...

BRIGITTE.

Nini Pistolet.

VALENTIN.

Ah bien ! par exemple, qu’est-ce que c’est que ça, Nini Pistolet ?... est-ce que ça existe ?...

BRIGITTE.

Tout à l’heure, avec le petit bonhomme... j’ai fait semblant de ne pas attacher d’importance... mais la vérité, c’est que j’en ai peur pour toi, des Nini Pistolet, j’en ai très peur...

VALENTIN, dédaigneusement.

Oh !

BRIGITTE.

J’en ai causé avec la concierge, qui a cinq nièces dans cette spécialité-là... elle m’a dit que c’était épouvantable...

VALENTIN.

Je te jure que je ne suis pas allé chez mademoiselle Pistolet.

BRIGITTE.

Alors, puisque ton exaspération était purement artistique... elle était purement artistique, n’est-ce pas, ton exaspération ?

VALENTIN.

Purement... Les idées musicales... la multitude d’idées musicales qui se pressent là... qui s’entrechoquent... qui ne peuvent pas sortir...

BRIGITTE.

Tu vas travailler, alors ?

VALENTIN.

Certainement, je vais travailler à mon grand opéra.

Il prend un manuscrit.

Déserts où règne une horreur éternelle,
Rochers, torrents impétueux,
Précipices ouverts aux amants malheureux !

« Précipices-z-ouverts... » ce n’est pas commode à mettre en musique... mais ça ne fait rien, je le mettrai tout de même. J’ai trouvé une attaque : Soliman... sol, ut, ré, mi...

Il commence à tortiller un des boutons de sa redingote.

BRIGITTE, très vivement.

Ôte ta redingote, puisque tu vas travailler, ôte ta redingote à deux rangs de boutons... Je vais aller chercher ta robe de chambre.

Valentin ôte sa redingote et la donne à Brigitte ; elle sort par la porte de droite.

VALENTIN, resté seul.

Je suis perdu... ce n’est pas la peine de chercher des mais, des si, des car, je suis perdu, absolument perdu, et moi qui croyais en avoir fini avec les femmes...

BRIGITTE, revenant et apportant la robe de chambre.

La voilà, ta robe de chambre... Mais c’est bien vrai que c’étaient seulement les idées musicales ?...

VALENTIN, tout en mettant la robe de chambre aidé par Brigitte.

Oui, et la preuve, c’est que j’ai encore arraché un bouton... tu sais, quand j’arrache mes boutons... Tiens, le voilà... je l’avais mis dans ma poche.

BRIGITTE.

C’est bon, je vais le recoudre... et toi, pendant ce temps-là...

VALENTIN.

Je vais travailler, moi, n’aie pas peur... je vais travailler...

Il se met au piano, joue une ritournelle pendant que Brigitte sort par la porte de gauche, deuxième plan ; elle sort sans faire de bruit, sur la pointe des pieds, emportant la redingote.

 

 

Scène XI

 

VALENTIN, se levant des que Brigitte est sortie

 

Femmes ! femmes ! femmes !... Je voudrais que monsieur le baron Daoulas fût là... monsieur le baron Daoulas... mon protecteur, mon bon protecteur...je lui raconterais tout, je lui dirais... Non, au fait, je ne pourrais pas lui dire que sa femme, madame la baronne...

Il se lève.

Je jure qu’en partant d’ici, je ne pensais pas du tout... je pensais à ce que venait de me dire Brigitte... cette idée qui tout d’un coup lui était venue de me marier... J’arrive chez madame la baronne ; elle était étendue sur sa chaise longue... « Pardonnez-moi, me dit-elle, pardonnez-moi de ne pas me lever pour vous recevoir... je suis brisée... je suis morte, et c’est à cause de vous !.. – À cause de moi, madame la baronne !... » Oui, c’est bien comme ça que les choses se sont passées... Madame la baronne est là, sur sa chaise longue, et moi, je suis ici, assis sur un petit pouf... Madame la baronne me dit : « Je suis brisée, je suis morte, et c’est à cause de vous... » Moi, je lui réponds : « À cause de moi, madame la baronne !... – Croyez-vous donc » – c’est la conversation qui continue – « croyez-vous donc, me dit-elle, qu’il soit facile de supporter de pareilles émotions musicales ?... je ne suis pas encore remise de ce que vous nous avez fait entendre hier soir... » C’était un compliment : je saluai, et la conversation s’arrêta... Pour la faire repartir, je crus pouvoir demander des nouvelles de monsieur le baron Daoulas… mon protecteur, mon bon protecteur... Si je ne l’avais pas vu, c’est qu’il était sorti ; il était sorti pour essayer de retrouver la cousine Bernerette, momentanément égarée... « Et, à ce propos, me demanda madame la baronne, comment la trouvez-vous, la cousine Bernerette ?... » Je n’hésitai pas à répondre que je la trouvais très gentille. C’est mon opinion. « Oui, – c’est madame la baronne qui reprend, – oui, mais elle est futile, légère... incapable de comprendre la grande musique, tandis qu’il y a d’autres femmes, moi, par exemple... – Vous, madame la baronne ?... – Oui, moi... Ah ! comme je voudrais savoir ce que c’est que l’harmonie. – L’harmonie, madame la baronne ?... – Oui. – Rien de plus simple. Jean-Jacques Rousseau prétend qu’il y en a de deux sortes. – Jean-Jacques Rousseau ?... – Oui, madame la baronne. – Ah ! dit-elle, Jean-Jacques ! voilà un homme qui savait aimer... » La conversation bifurquait... Je fis semblant de ne pas m’en apercevoir, mais je m’aperçus très bien qu’elle bifurquait...

Il aperçoit Brigitte qui vient d’entrer.

Brigitte !...

Il va et vient de long en large, en fredonnant.

 

 

Scène XII

 

BRIGITTE, VALENTIN

 

BRIGITTE.

Oui, je suis venue... D’ordinaire, quand tu travailles, j’entends le piano... Alors, comme je n’entendais pas le piano...

VALENTIN.

Mais si, je travaille... je t’assure... je cherche... et je crois que je viens de trouver... Tiens, écoute-moi ça...

Il se met au piano et chante en s’accompagnant.

Déserts où règne une horreur éternelle,
Rochers, torrents impétueux,
Précipices ouverts...

« Précipices-z-ouverts... » il n’y a pas moyen... Si je mettais « fermés » ?... « Précipices fermés... » à la bonne heure, ça va très bien !... Ils sont bêtes, ces paroliers... « Précipices fermés aux amants malheureux... » Tu vois, je travaille...

BRIGITTE.

Oui, je vois, et je m’en vais.

Elle se dirige très lentement vers la porte de gauche, deuxième plan.

VALENTIN, pendant que Brigitte sort.

Déserts où règne une horreur éternelle,
Rochers, torrents impétueux,
Précipices fermés...

 

 

Scène XIII

 

VALENTIN, seul

 

Dès que Brigitte a disparu, il quitte le piano et revient sur le devant de la scène.

« Mettez-vous là –, me dit tout à coup madame la baronne, en me montrant le piano, – mettez-vous là et jouez-moi votre concerto n° 9... » Je ne suis pas un pianiste de premier ordre... je joue en compositeur, avec mon âme, et je vais à l’âme... Je me mis au piano et je jouai mon concerto n° 9. Tout à coup, j’entendis des sanglots... je m’élançai… « Ah ! c’est trop, disait-elle, c’est trop... il n’y a pas moyen d’y tenir... – Des larmes ! m’écriai-je, des larmes, oui, des larmes... – Ah Valentin !... » – c’était la première fois qu’elle m’appelait ainsi, Valentin... – « Comment s’y prendrait-on en musique pour exprimer cet état de nos âmes ?... » Je lui répondis que je ne pouvais pas lui dire comme ça tout de suite, mais qu’il me semblait pourtant qu’avec un petit cantabile, émaillé de soupirs et de points d’orgue sur les notes sensibles... « Sensibles, murmura-t-elle, sensibles ! les notes sont donc sensibles ?... – Il y en a, lui dis-je... mais ce mouchoir, ce mouchoir trempé de vos larmes, est ce que vous ne me permettrez pas ?... – Oui, prends-le, me dit-elle, prends-le et va-t’en... Va-t’en !... » Je m’en allai. Et me voilà, maintenant... j’entre dans une nouvelle période amoureuse... ma troisième manière... la femme du monde, la femme mariée... les drames de l’adultère !... monsieur le baron Daoulas, mon bon protecteur... pour quoi faut-il que mon premier mari soit justement ?... Ah ! si j’avais eu le choix, j’aurais mieux aimé que ça tombât sur quelqu’un que je ne connaissais pas... Mais voilà ! les gens que l’on ne connaît pas, on ne connaît pas leurs femmes... c’est ce qui fait que ça tombe presque toujours sur les gens que l’on connaît... Il est là, le mouchoir qu’elle a trempé de ses larmes... il est là !...

Il le prend dans son gilet et il le couvre de baisers.

Je les mettrai en musique, ces larmes-là !... je les mettrai en musique !

Entre Brigitte elle surprend Valentin qui embrasse le mouchoir.

 

 

Scène XIV

 

VALENTIN, BRIGITTE

 

BRIGITTE.

C’est comme ça que tu travailles ?...

VALENTIN.

Si fait ! si fait !...

Il chante.

Précipices fermés...

BRIGITTE.

Ce mouchoir que tu embrassais, c’est à elle, n’est-ce pas ?... c’est le mouchoir de Nini Pistolet...

VALENTIN, indigné.

Par exemple !

La porte du fond s’ouvre... paraît Daoulas. À part.

Le mari !

DAOULAS, souriant, épanoui.

Bonjour !... c’est encore moi !...

VALENTIN, bas, à Brigitte.

Oui... oui... c’est bien ça ! tu as deviné... Il est à Nini Pistolet, ce mouchoir, il est à Nini Pistolet...

BRIGITTE remonte au fond, fait le tour de la scène et va s’accouder sur le marbre la cheminée à droite.

Malheureux !

VALENTIN, à part.

Les voilà qui commencent, les drames de l’adultère !

 

 

Scène XV

 

VALENTIN, BRIGITTE, DAOULAS

 

DAOULAS, allant à Valentin et lui tendant la main.

Qu’est-ce que vous avez ?...

VALENTIN, à part.

Vous voyez, il faut que je serre la main... oh !...

DAOULAS.

Tout à l’heure, je suis venu ici, vous étiez chez moi ; je suis rentré chez moi, vous étiez ici... Alors, comme je tenais absolument à vous serrer la main avant de partir pour notre château des Moulineaux...

VALENTIN.

Vous êtes revenu...

DAOULAS.

Oui.

Il serre avec force la main de Valentin.

VALENTIN.

Vous êtes bien bon...

À part.

M’y voilà en plein, dans les drames !...

DAOULAS, à Brigitte qui redescend.

Et puis, je tenais à vous dire que Bernerette est retrouvée... Elle n’était pas à l’ambassade d’Espagne, elle était allée tout simplement déjeunera Saint-Cloud, avec un jeune peintre de ses amis.

S’apercevant du trouble de Brigitte elle n’écoute pas Daoulas, elle va et vient, très agitée, pendant que Valentin, très troublé, va et vient de l’autre côté.

Qu’est-ce que vous avez ?... vous me faites une figure, tous les deux !... Qu’est-ce qui se passe ?

BRIGITTE, éclatant.

Il se passe... Ah ! je puis bien vous dire cela, à vous qui êtes notre ami, notre protecteur...

VALENTIN.

Notre bon protecteur...

BRIGITTE.

Il se passe que monsieur est amoureux fou d’une drôlesse !...

DAOULAS.

Ah ! ah !...

BRIGITTE.

Tout à l’heure, je l’ai surpris en train de couvrir de baisers un mouchoir...

VALENTIN, à Daoulas, vivement.

Le mouchoir de Nini Pistolet... je vous assure, c’était le mouchoir de Nini Pistolet.

BRIGITTE.

Vous voyez !... il le crie à qui veut l’entendre... il en est tout fier !...

DAOULAS.

Nini Pistolet ?...

BRIGITTE.

Oui...

DAOULAS.

Je la connais... Elle est très gentille !...

BRIGITTE.

Ce matin, j’ai été obligée de. donner trois mille francs qu’il lui avait promis...

DAOULAS.

Trois mille francs !

VALENTIN.

Parce qu’elle m’avait dit que sa tante...

DAOULAS.

Sa tante d’Algérie ?...

VALENTIN.

Oui.

Daoulas éclate de rire : le même éclat de rire que Bob à la scène III.

BRIGITTE.

Voilà où il en est !...

VALENTIN, à part.

Je laisse croire, je suis obligé de laisser croire...

BRIGITTE.

Et il ne s’en tiendra pas là !... Son talent, son avenir, cette femme gâchera tout, perdra tout... et je ne peux pas le défendre, non, je ne peux pas !.. Là-bas, à la campagne, ça allait encore, j’étais de force... mais ici, en présence d’une civilisation supérieure... je ne peux pas ! je ne peux pas ! je ne peux pas !...

DAOULAS, poussant un cri.

Ah !...

BRIGITTE.

Qu’est-ce que c’est ?...

DAOULAS.

Nous partons dans un quart d’heure pour notre château des Moulineaux... Si je l’emmenais ?...

BRIGITTE.

C’est une idée, ça...

VALENTIN, à part.

Allons, bien ! allons, bon !...

DAOULAS.

Nous recevons la meilleure société du pays... des femmes jeunes, charmantes... et musiciennes… Il restera là quinze jours, un mois.

VALENTIN.

Ah ! mais non... Ah ! mais non... c’est impossible...

BRIGITTE.

Pourquoi impossible ?... Parce que tu as envie de retourner...

VALENTIN.

Eh bien, oui, là !...

À part.

Laissons croire...

BRIGITTE.

Vous entendez !...

DAOULAS.

C’est dit, je l’emmène : il n’y a qu’un moyen de l’arracher aux cocottes, c’est de le lancer sur les femmes du monde.

VALENTIN.

Oh !

BRIGITTE.

Et puis, qui sait ?... chez vous... peut-être trouvera-t-il à se marier...

DAOULAS.

Il y a encore ça...

BRIGITTE.

Emmenez-le, emmenez-le tout de suite...

Allant à Valentin.

Ôte ta robe de chambre...

Elle veut lui ôter sa robe de chambre.

VALENTIN, résistant.

Voyons, Brigitte !

BRIGITTE.

Ôte ta robe de chambre, je te dis !...

Elle lui ôte presque de force la robe de chambre.

Je vais te chercher ta redingote.

Elle sort par la porte de droite.

VALENTIN.

Voyons, monsieur le baron... madame la baronne ne m’attend pas... qu’est-ce qu’elle va dire en me voyant arriver ?...

DAOULAS.

Ma femme !... Elle sera enchantée... et quand je lui aurai dit pourquoi je vous amène, elle rira comme une folle...

VALENTIN, à part.

Mon bon protecteur !... Il faudrait Rossini pour mettre ça en musique, il faudrait Rossini...

Rentre Brigitte, rapportant la redingote.

BRIGITTE.

La voilà, ta redingote !

VALENTIN.

Voyons, Brigitte... Est-ce que je peux m’en aller comme ça sans rien ?...

BRIGITTE, lui mettant sa redingote, la boutonnant.

Je ferai ta malle et je te l’enverrai ce soir…

À Daoulas.

Vous aurez la bonté de me donner l’adresse...

DAOULAS.

Très volontiers.

Il trace quelques lignes sur une carte de visite.

Château des Moulineaux, par Fontainebleau.

VALENTIN, pendant que Daoulas écrit, à part.

Eh bien, voilà !... et, dès que je vais me retrouver en présence de la baronne, je suis sûr que nous allons nous remettre à parler de Jean-Jacques Rousseau... mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? C’est l’engrenage... je suis dans l’engrenage.

DAOULAS.

Y sommes-nous ?...

VALENTIN.

Et Henriette !... je ne peux pas partir sans l’embrasser !...

BRIGITTE.

Embrasse-moi pour elle... je l’embrasserai pour toi !

VALENTIN.

Ah ! Brigitte !... je ne t’en veux pas, mais si tu savais ce que tu fais en ce moment !...

BRIGITTE, le faisant passer à droite.

Je te sauve.

À Daoulas.

Tenez-le bien, au moins il serait capable de vous échapper pour courir chez sa coquine !

DAOULAS.

Quant à cela, je l’en défie !

Saisissant Valentin par le bras et l’entraînant.

Essayez un peu, voyons, essayez un peu...

VALENTIN, se laissant entraîner.

Monsieur le baron, je vous en prie, monsieur le baron... mon bon protecteur...

À Brigitte.

N’oublie pas de m’envoyer ma malle, au moins...

Il sort avec Daoulas, par le fond.

 

 

Scène XVI

 

BRIGITTE, puis FRANÇOISE

 

BRIGITTE.

Certainement non, je n’oublierai pas...

Elle appelle.

Françoise !

FRANÇOISE, entrant par le fond.

Mademoiselle ?...

BRIGITTE.

Apportez-moi la malle de M. Valentin...

FRANÇOISE.

Oui, mademoiselle.

Elle sort par la porte de droite.

BRIGITTE.

Voyons... par quel train monsieur le baron Daoulas m’a-t-il dit qu’il fallait la faire partir ?...

Elle regarde le papier sur lequel Daoulas a écrit.

...par le train de sept heures dix, et il est maintenant ?...

Elle regarde sa grosse montre.

Quatre heures trente-cinq ?... c’est impossible, il ne peut pas être encore...

Entre Françoise, apportant la malle.

J’avance, n’est-ce pas ?... il n’est pas encore quatre heures trente-cinq ?...

FRANÇOISE.

Si fait, mademoiselle, il y a bien cinq minutes que j’ai entendu sonner la demie...

BRIGITTE.

Eh bien, mais... Et Henriette ?...

FRANÇOISE.

Mademoiselle Henriette ?

BRIGITTE.

Comment se fait-il qu’elle ne soit pas encore rentrée...

FRANÇOISE.

Mais je ne sais pas, mademoiselle...

On entend un coup de sonnette.

BRIGITTE.

Ah ! c’est elle !...

Françoise sort pour aller ouvrir, Brigitte continue. Parlant comme une personne qui a eu très peur.

Ah ! quel tintouin ils me donnent tous les deux !... Enfin ! il faut espérer que lorsqu’ils auront une quarantaine d’années de plus...

Rentre Françoise.

FRANÇOISE.

Ce n’est pas mademoiselle Henriette... C’est un monsieur...

BRIGITTE.

Un monsieur !...

Entre La Rochebardière

LA ROCHEBARDIÈRE.

Oui, mademoiselle, c’est moi...

Françoise s’en va.

 

 

Scène XVII

 

LA ROCHEBARDIÈRE, BRIGITTE

 

BRIGITTE.

Vous, monsieur ?...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Oui... La Rochebardière... le petit La Rochebardière... j’ai à vous dire quelque chose...

BRIGITTE.

Henriette ?...

LA ROCHEBARDIÈRE.

C’est d’elle, en effet, que j’ai à vous parler... Je vous avouerai que je suis assez embarrassé... Je me suis demandé, pendant tout le chemin, lequel valait le mieux, d’y mettre des ménagements, ou bien de vous dire la chose...

BRIGITTE, anxieuse.

Mais parlez donc !... Henriette ?...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Elle vient de partir avec Saint-Potant.

BRIGITTE.

Elle vient... de... partir...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Oui.

BRIGITTE, défaillante.

Ah !

La Rochebardière la soutient dans ses bras ; elle peut à peine parler.

Henriette... c’est impossible !...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Voyons, mademoiselle... J’étais au Jardin des Plantes avec Saint-Potant... mademoiselle Henriette est arrivée... Alors ils m’ont dit : « Attendez-nous devant le tigre du Bengale... » Je les ai attendus... Au bout d’une demi-heure, un gamin m’a abordé. Il m’a demandé si c’était à moi que l’on avait dit d’attendre devant le tigre du Bengale, j’ai répondu oui ; alors, le gamin m’a remis un billet.

BRIGITTE.

Un billet !...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Oui, un billet de Saint-Potant...

BRIGITTE, lisant.

« Ne nous attends pas... Elle m’aime tant que je l’ai décidée à me suivre... Nous partons pour Fontainebleau... » Elle m’aime tant que je l’ai décidée à me suivre !...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Alors, moi, comme... un enlèvement, ça me paraissait un peu raide... je suis venu.

Brigitte passe à gauche : elle peut à peine marcher.

BRIGITTE.

Fontainebleau... Eh bien, j’y vais, moi aussi, à Fontainebleau...

Elle manque de tomber.

LA ROCHEBARDIÈRE.

Mais vous ne pouvez pas vous tenir...

BRIGITTE prend une chaise à gauche, près du secrétaire, un petit châle, et, tout on parlant, elle l’entortille, sans trop savoir ce qu’elle fait, autour de sa taille.

N’ayez pas peur, je pourrai... Henriette, ma fille bien-aimée... Et son pauvre bonhomme de père à qui j’avais promis de veiller... Mais je la retrouverai... je la sauverai... je la sauverai... Et quant à votre ami M. de Saint-Potant...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Eh bien ?...

BRIGITTE.

Je l’étranglerai avec ces deux mains-là... vous m’entendez... Partons !...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Mais vous ne pourrez pas marcher...

BRIGITTE.

Si je ne peux pas marcher, je me ferai porter... mais ce qui est sûr, c’est que j’arriverai. Partons !

Elle remonte. Elle est arrivée sur le seuil de la porte on entend la voix d’Henriette criant : « Brigittte !... Brigitte !... »

 

 

Scène XVIII

 

LA ROCHEBARDIÈRE, BRIGITTE, HENRIETTE, puis DAOULAS

 

BRIGITTE, recevant Henriette dans ses bras.

Henriette !... Ah ! je savais bien que tu n’avais pas consenti...

Elle la prend dans ses bras et, la portant presque, elle la ramène sur le devant de la scène.

HENRIETTE.

Hélas ! si !... j’avais consenti... un peu... pas beaucoup...

Paraissent Daoulas et Saint-Potant.

DAOULAS.

Heureusement, je me suis trouvé là.

BRIGITTE.

Monsieur le baron...

Apercevant Saint-Potant.

Et lui ! Ah ! laissez-moi, je veux l’étrangler...

Elle veut se précipiter sur Saint-Potant ; on l’arrête.

SAINT-POTANT.

Brigitte ! voyons, Brigitte...

BRIGITTE, exaspérée (cela doit se faire comiquement).

Je l’étranglerai ! je l’étranglerai !...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Mademoiselle !...

DAOULAS.

Chère demoiselle... je vous en prie... puisque je me suis trouvé là...

Nouveau mouvement de Brigitte ; on la retient.

J’étais à la gare ; la baronne, la cousine Bernerette et votre frère étaient déjà montés dans le train... moi, j’étais redescendu pour acheter un journal... je voulais savoir ce qu’on disait de la fameuse symphonie...

SAINT-POTANT.

Tout à coup, mon oncle se trouve en face d’Henriette... de mademoiselle Henriette et de moi... je lui dis : « Mon oncle, nous allions au château des Moulineaux nous jeter à vos pieds. »

DAOULAS.

Je lui réponds, moi : « Ce n’est pas au château des Moulineaux qu’il faut aller, c’est chez mademoiselle Brigitte. »

BRIGITTE.

C’est bien, ça, monsieur le baron, c’est très bien !

DAOULAS.

Je prie un employé d’aller dire à la baronne de partir avec Valentin, de n’être pas inquiète...

SAINT-POTANT.

Et nous revenons tous les trois ici pour vous demander de vouloir bien consentir à notre mariage.

BRIGITTE.

À votre mariage ?...

HENRIETTE.

Oh ! oui ! petite mère, oh ! oui !

BRIGITTE.

Mais vous ne vouliez pas ?...

DAOULAS.

Je ne voulais pas quand son frère n’était rien... mais maintenant !... après le succès d’hier soir !...

BRIGITTE.

Vraiment, vous consentez ?...

DAOULAS.

Oui !

BRIGITTE, défaillante.

Ah !...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Voyons, mademoiselle Brigitte... encore ?...

BRIGITTE.

Ah ! il n’y a pas de danger, cette fois-ci... c’est la joie... c’est la joie...

DAOULAS.

Demain vous viendrez aux Moulineaux toutes les deux.

BRIGITTE, folle de joie.

Oui ! oui ! nous irons toutes les deux.

À Henriette.

Et son frère, comme il sera content !... et son pauvre vieux bonhomme de père... La voilà heureuse... j’ai fait la moitié de ma tâche... et je ferai l’autre aussi... je marierai son frère...

Moitié pleurant, moitié riant.

Ah ! que je suis heureuse !...

Elle tombe sur une chaise. Henriette est à genoux devant elle, à droite ; Saint-Potant debout à gauche.

TOUS.

Mais, Brigitte...

BRIGITTE, embrassant Henriette.

Ah ! n’ayez pas peur !... c’est la joie ! c’est la joie

 

 

ACTE III

 

Au château des Moulineaux. Le grand salon, communiquant, au fond, par une large baie, avec une serre remplie de plantes vertes, et, à gauche, à partir du second plan, en pan coupé, par une autre baie, avec un petit salon chinois. Au premier plan, à gauche, porte conduisant aux appartements du baron. À gauche, une petite table ; près de cette table, un fauteuil et un pouf. Au milieu du théâtre, un de ces meubles appelés S, composés de deux fauteuils accouplés en sens inverse. Derrière ce meuble, une « servante » à deux étages sur cette servante, le thé, des petits fours, des bonbons. À droite, de profil, un piano placé de telle sorte que la personne qui en joue soit assise le dos au mur. Devant le piano un pouf. Près du piano, un pupitre à musique. Dans la serre, un jeu de croquet.

 

 

Scène première

 

DAOULAS, LA BARONNE, VALENTIN, HENRIETTE, SAINT-POTANT, BERNERETTE, LA ROCHEBARDIÈRE, LA MARQUISE, MADAME POTET, LA COMTESSE, MADAME DE CHÂTEAU-BERNIQUE, puis BRIGITTE

 

Au lever du rideau, les personnages sont ainsi placés à partir de la gauche : sur le fauteuil, près de la petite table, la marquise, une tasse de thé à la main ; Valentin sur le pouf ; sur l’S Saint-Potant, le dos tourné au public, et Henriette, face au public ; près de la « servante », la baronne occupée à servir le thé, aidée par Bernerette et madame de Château-Bernique ; La Rochebardière debout, allant et venant à gauche, regardant Bernerette avec colère ; la comtesse jouant une valse au piano ; madame Potet près du piano. Conversation générale à demi-voix. Dès que le rideau est levé, Saint-Potant offre une tasse de thé à Henriette ; Daoulas va offrir des bonbons à madame Potet ; Bernerette et madame de Château-Bernique offrent une tasse de thé et des petits fours à Valentin. La comtesse cesse de jouer et les conversations s’arrêtent dès que parle Daoulas.

DAOULAS.

Voilà qui est bien convenu, n’est-ce pas ? après le lunch, répétition générale de l’épithalame que le jeune maître a bien voulu composer pour célébrer le mariage de sa sœur avec mon neveu, le vicomte de Saint-Potant.

VALENTIN, se levant.

Les paroles sont de M. Daoulas, mon protecteur, mon bon protecteur...

BERNERETTE, avec un léger, très léger accent américain, redescendant à droite devant le piano.

Et, après la répétition générale, grande partie de croquet !.. Est-ce dit ?

TOUTES LES FEMMES et SAINT-POTANT.

C’est dit !... c’est dit !

LA BARONNE, s’approchant de Valentin, une tasse de thé à la main.

Cher maître...

VALENTIN.

Madame la baronne !...

La marquise et madame de Château-Bernique remontent et vont s’asseoir sur un canapé, en vue du public, dans le petit salon chinois.

LA BARONNE, bas.

Vous parliez à la marquise tout à l’heure... Je vous défends de lui parler !

VALENTIN, bas.

Mais...

LA BARONNE, bas.

Je vous le défends !

VALENTIN, bas.

Bien... c’est très bien...

Il remonte.

LA BARONNE.

Bernerette, donnez cette tasse de thé au petit La Rochebardière, et demandez-lui pourquoi il a l’air si triste...

BERNERETTE.

Oh ! oui ! je vais le lui demander...

Elle passe à gauche, près de La Rochebardière. Pendant le petit dialogue suivant, la baronne va s’asseoir sur l’S et fait signe à Valentin de venir s’asseoir près d’elle ; Daoulas, qui était sorti, rentre, ramenant Brigitte ; ils descendent très lentement, tous les deux, s’arrêtant pour causer avec la marquise, avec la baronne et Valentin.

LA ROCHEBARDIÈRE.

J’ai l’air triste parce que vous n’êtes pas gentille avec moi, pas gentille du tout... Vous me laissez tout seul dans un coin et vous n’avez d’attention que pour ce ménétrier !...

BERNERETTE.

Oh !... Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse !... Monsieur le baron Daoulas vous a refusé ma main, je vous ai indiqué un moyen bien simple de le forcer à revenir sur cette décision...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Vous m’avez proposé de vous enlever...

BERNERETTE.

Voyez ! voyez ! ça ne leur a pas trop mal réussi, à votre ami Saint-Potant et à sa petite...

LA ROCHEBARDIÈRE.

C’est égal, le moyen m’a paru un peu trop américain... Je suis un honnête jeune homme, moi, Bernerette, je suis un honnête jeune homme...

BERNERETTE.

Et je vous en fais bien mon compliment... Bonjour !

Elle remonte. Brigitte et Daoulas arrivent à l’avant-scène, à gauche ; Henriette et Saint-Potant sont au fond, dans la serre, avec la comtesse ; La Rochebardière boude dans un coin ; la marquise, madame Potet et madame de Château-Bernique forment un groupe autour de la baronne et de Valentin.

DAOULAS, à Brigitte, en lui montrant Valentin.

Eh bien, depuis huit jours qu’il est ici, croyez vous qu’il ait beaucoup pensé à Nini Pistolet ?

BRIGITTE.

Non, je ne crois pas.

DAOULAS.

Les femmes du monde, il n’y a que ça pour préserver un jeune homme.

BRIGITTE.

Oui, mais ça ne fait rien, j’aimerais mieux le voir marié...

Bernerette vient offrir une tasse de thé à Brigitte.

DAOULAS.

Je sais... vous m’avez déjà dit deux mots...

BRIGITTE, regardant Bernerette avec intention.

Et je vous en dirais quatre, si vous étiez assez bon pour m’écouter...

DAOULAS.

Eh bien ! je ne dis pas non... Tout à l’heure, après la répétition de l’épithalame, nous pourrons causer...

BRIGITTE.

Vous voulez bien que nous parlions ?...

DAOULAS.

Oui.

BRIGITTE, éperdue.

Ah ! vous ! qu’est-ce que je pourrais donc faire ? laissez-moi vous embrasser ! dites ?

DAOULAS.

Pas maintenant : nous serions obligés de dire pourquoi... et ça pourrait tout faire manquer...

BRIGITTE.

Comment ?...

DAOULAS.

Je ne suis pas seul dans cette affaire-là. Il y a la baronne... Bernerette est sa cousine...

BRIGITTE.

Oui, oui, je comprends !

Pendant ce temps, Bernerette, aidée par la comtesse, a distribué des feuillets de musique à tout le monde. Brigitte exceptée.

VALENTIN, à Daoulas.

Ces dames sont prêtes, madame la comtesse... quand vous voudrez !..

LA COMTESSE.

Très volontiers.

Elle se met au piano.

LA BARONNE, à Brigitte, la faisant asseoir sur le fauteuil à gauche.

Asseyez-vous là, chère demoiselle, et ne nous jugez pas trop sévèrement, je vous en prie.

À Valentin, qui cause avec Bernerette.

Monsieur Valentin...

VALENTIN, s’approchant.

Madame la baronne ?

LA BARONNE, bas.

Je vous défends de parler à Bernerette !

VALENTIN, bas.

Mais !...

LA BARONNE, bas.

Je vous le défends.

Haut, avec le plus grand calme.

Nous vous attendons, cher maître.

Les personnages sont ainsi placés : Brigitte à gauche, dans le fauteuil, et ensuite, tenant tous des feuillets de musique à la main, Daoulas, La Rochebardière, la baronne, Bernerette, madame Potet, la marquise, madame de Château-Bernique ; Valentin, un bâton de chef d’orchestre à la main, debout devant le pupitre placé à l’angle du piano. La comtesse, au piano, accompagne.

VALENTIN.

Hum ! hum !... Mesdames, je ne crois pas inutile de vous rappeler le sens général du morceau que nous allons exécuter, de vous donner en quelque sorte une idée de l’idée sur laquelle monsieur le baron Daoulas a trouvé le moyen d’écrire des vers charmants.

Murmure flatteur parmi les dames.

DAOULAS.

Poésie d’homme du monde... J’ai lutté contre la rime, et je n’ai pas toujours été vaincu.

VALENTIN.

Elle est tout à fait simple, cette idée : elle n’en est que plus musicale. Deux amants, M. de Saint-Potant et ma sœur Henriette, s’adorent...

SAINT-POTANT.

Ah ! oui... moi, du moins !...

HENRIETTE.

Moi aussi...

Petit mouvement général.

VALENTIN.

Deux amants s’adorent, mais un tuteur barbare s’oppose à leur mariage... Monsieur le baron a bien voulu se charger du rôle du tuteur barbare... Alors, vous, mesdames, vous vous adressez à monsieur le baron et vous lui chantez ce que vous allez lui chanter... Madame la comtesse, je vous en prie...

LA COMTESSE.

J’y suis.

Elle attaque la ritournelle.

VALENTIN.

Mesdames...

Pendant le chœur suivant, il bat la mesure.

Musique nouvelle de Marius Boullard.

LES DAMES.

Non, vous n’aurez pas le courage
De vous montrer toujours cruel,
Et l’on célébrera bientôt leur mariage
Devant monsieur le maire, et, plus tard, à l’autel...

VALENTIN.

Pardon, madame la marquise...

LA MARQUISE.

Cher maître ?...

VALENTIN.

Je vous demande bien pardon... J’ai cru remarquer un mi naturel... je me serai trompé, sans doute... Veuillez avoir la bonté de chanter seule...

LA MARQUISE, chantant seule, et chantant horriblement faux.

Non, vous n’aurez pas le courage...

VALENTIN.

Je m’étais trompé : le mi bémol de madame la marquise est d’une pureté !... j’ajouterai môme que j’ai rarement entendu un mi bémol...

Bas, aux autres dames.

vous aurez la bonté de chanter un peu plus fort, n’est-ce pas ? pour couvrir...

Haut.

Continuons.

VALENTIN.

À vous, monsieur le baron !...

DAOULAS, chantant.

Non, non, je ne le veux pas,
Ils ne se marieront pas !

Voilà une rime que j’ai cherchée pendant un bon quart d’heure.

VALENTIN.

Alors paraît un nouveau personnage, un ami commun... c’est ainsi que monsieur le baron a cru devoir le désigner. Monsieur de La Rochebardière, c’est à vous...

La Rochebardière est allé s’asseoir sur le pouf, près de Brigitte. Il ne répond pas. Avec un peu d’impatience.

C’est à vous... c’est à vous...

LA ROCHEBARDIÈRE, se levant.

Je le sais bien, que c’est à moi... je n’ai pas besoin qu’on me le dise, que c’est à moi !...

VALENTIN.

Mais, monsieur, en vous disant que c’était à vous, je n’ai pas eu l’intention...

LA ROCHEBARDIÈRE.

J’aime à le croire, monsieur...

En voyant que Bernerette va éclater de rire, il s’avance et chante d’un air furieux.

Voici l’Amour, voici l’Amour,
Il vient les unir en ce jour.

Il rend son rôle à Valentin et remonte.

VALENTIN.

Et l’Amour paraît... il est représenté, l’Amour, par mademoiselle Bernerette Simson, la propre cousine de madame la baronne.

BERNERETTE.

Et qu’est-ce qu’il chante, l’Amour ?

VALENTIN, chantant.

Par mon pouvoir...

BERNERETTE, très gentiment.

Je vous remercie, cher maître, je vous remercie de tout mon cœur.

La baronne et La Rochebardière sont exaspérés. Bernerette chante.

Par mon pouvoir ils sont unis :
Qu’ils soient à jamais réunis !

DAOULAS.

Celle-là, je l’ai trouvée tout de suite !

VALENTIN.

L’Amour ayant parlé, il n’y a plus qu’à célébrer le mariage. Et alors, les deux amoureux... Eh bien ! où sont-ils donc, les deux amoureux ?

BERNERETTE.

Là-bas, dans le coin.

Saint-Potant et Henriette sont allés causer sur le canapé, dans le salon chinois.

TOUT LE MONDE.

Voulez-vous bien revenir, voulez-vous bien !...

Il redescendent.

VALENTIN.

Les deux amoureux chantent à leur tour. Henriette, je te demanderai de l’expression, de la sensibilité !...

HENRIETTE.

Sois tranquille !...

SAINT-POTANT et HENRIETTE, ensemble.

Que nous sommes heureux
D’être enfin l’un à l’autre !
Ah ! grands dieux ! Ah ! grands dieux !
Quel bonheur est le nôtre !...

VALENTIN.

Là-dessus, pour célébrer le mariage, un chœur général... Ce chœur, monsieur le baron ne m’en a pas encore donné les paroles, j’ai donc été obligé de composer ma musique sur un monstre... Vous savez ce que c’est qu’un monstre ?

BERNERETTE, regardant La Rochebardière.

Ah ! oui !

Petit rire général. La Rochebardière remonte furieux.

VALENTIN.

Non, ça n’est pas ça ; c’est une suite de vers qui n’ont aucun sens, mais qui donnent au musicien le rythme dont il a besoin.

Il chante.

La portière,
Qui m’est chère,
Nous éclaire :
Quel régal !
Marmelade
Et panade,
La salade
Me fait mal !...

Je vous prie, mesdames, en chantant ces paroles, de ne pas les chanter avec le sens qu’elles ont, puisqu’elles n’en ont aucun, mais avec le sens qu’elles auraient, si elles avaient celui qu’elles doivent avoir... Une vive satisfaction, n’est-ce pas ? mesdames, une très vive satisfaction. Félicita !... Félicita !...

LES DAMES, avec entrain.

La portière,
Qui m’est chère,
Nous éclaire,
etc.

VALENTIN.

C’est très bien, mesdames, c’est très bien... Encore une cinquantaine de répétitions comme celle-ci, et madame la baronne pourra lancer ses invitations... Je vous remercie, mesdames.

La baronne et la marquise vont s’asseoir sur l’S ; Bernerette se tient debout près d’elles ; Saint-Potant et Henriette, près de Brigitte, toujours assise à gauche. Madame de Château-Bernique, madame Potet et la comtesse remontent jusque dans la serre.

DAOULAS, à Valentin.

Ça a marche, il me semble !

VALENTIN.

Parfaitement, monsieur le baron, parfaitement !

Il s’approche de Brigitte à gauche.

Eh bien, Brigitte, es-tu contente ?

BRIGITTE.

Je crois bien que je suis contente !...

Se reprenant, sur un signe de Daoulas.

C’est très joli, surtout l’air de la Portière.

À Daoulas.

et maintenant que la répétition de l’épithalame est terminée...

DAOULAS.

Je suis tout à vous. Mademoiselle...

BRIGITTE.

Oh ! que vous êtes bon !...

Ils se dirigent tous deux vers la porte de gauche.

Ainsi, vraiment vous consentiriez à ce que Valentin ?...

DAOULAS.

...Épousât Bernerette ?... J’y consentirai d’autant plus volontiers que j’ai dans la tête un grand opéra : alors, vous comprenez, si Valentin épousait Bernerette, je lui en ferais faire la musique.

Daoulas et Brigitte sortent par la gauche. Valentin, pendant ce temps, cause près du piano avec madame Potet. Bernerette, au fond distribue les maillets pour le croquet. La Rochebardière dans un fauteuil, à gauche, lit la Revue des Deux Mondes.

MADAME POTET, à Valentin.

Je compte, monsieur, je compte, dès que je serai revenue à Paris, donner un grand concert où l’on ne jouera que des œuvres de vous !

VALENTIN.

Vous aurez raison, madame : il est bon qu’il y ait dans les choses d’art une certaine unité.

LA BARONNE, avec irritation.

Cher maître...

VALENTIN.

Madame la baronne ?...

Madame Potet remonte.

LA BARONNE, bas.

Je vous défends de parler à madame Potet... Qu’est-ce que c’est que cette conversation que mademoiselle Brigitte est en train d’avoir avec mon mari ?...

VALENTIN.

Je ne sais pas...

LA BARONNE.

Laissez tout le monde s’en aller pour le croquet, et restez, vous. j’ai à vous parler.

BERNERETTE, qui vient d’obliger La Rochebardière à se lever et à prendre un maillet.

Nous y sommes ?...

LA MARQUISE, LA COMTESSE, MADAME DE CHÂTEAU-BERNIQUE.

Oui...

SAINT-POTANT

En avant, alors ! Et, comme les monstres ont cela de bon qu’ils peuvent aussi bien s’appliquer à une partie de croquet qu’à un mariage, nous allons reprendre le chœur de la Portière...

À La Rochebardière.

Allons, toi !...

BERNERETTE.

Chantez !...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Non.

BERNERETTE.

Vous ne voulez pas chanter ?...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Je ne suis pas d’humeur...

MADAME POTET.

Chantez donc !...

BERNERETTE.

Si vous ne chantez pas tout de suite, je ne vous reparle de ma vie... Eh bien ?...

LA ROCHEBARDIÈRE, avec fureur.

La portière
Qui m’est chère,
etc.

BERNERETTE.

À la bonne heure !...

Reprise du chœur de la Portière. Tout le monde sort, excepté la baronne et Valentin. Sortie très gaie, très bruyante, par la serre, au fond.

 

 

Scène II

 

LA BARONNE, VALENTIN

 

LA BARONNE.

Écoutez-moi, Valentin...

VALENTIN.

Madame la baronne ?...

LA BARONNE.

Vous en ferez tant que vous finirez par me pousser à bout, vous m’entendez... vous en ferez tant...

VALENTIN.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?...

LA BARONNE.

Je vous avais défendu de causer avec Bernerette, et, malgré ma défense, vous n’avez pas cessé de parler avec elle, et avec la marquise, et avec la jolie madame Potet...

Elle passe à gauche.

VALENTIN.

Mais voyons, là, à la fin, voyons !... puisque je leur fais répéter l’épithalame... est-ce que je puis le leur faire répéter sans leur adresser la parole ?...

LA BARONNE.

Ah !

VALENTIN.

Ce n’est pas raisonnable, ce que je vous dis là ?...

LA BARONNE.

Si fait !... C’est raisonnable, très raisonnable...

VALENTIN.

Eh bien ?...

LA BARONNE.

Mais, si vous étiez tel que je vous désire, si vous aimiez, est-ce que vous vous occuperiez de ce qui est raisonnable ?

VALENTIN, à part.

Ça, c’est du Jean-Jacques Rousseau... Le voilà revenu, Jean-Jacques Rousseau, le voilà revenu !...

LA BARONNE.

Valentin !

VALENTIN.

Madame la baronne ?...

LA BARONNE.

Savez-vous ce que je ferai, le jour où il me sera bien prouvé que vous me trompez ?

VALENTIN.

Qu’est-ce que vous ferez ?

LA BARONNE.

J’irai trouver mon mari et je lui dirai tout...

VALENTIN.

Quoi, tout ?... quoi, tout ?...

LA BARONNE.

Que vous m’avez aimée et que je vous aime.

VALENTIN.

Vous feriez cela ?... Vous seriez capable ?...

LA BARONNE.

Oui.

VALENTIN.

Eh bien, je ne demande pas mieux, après tout ?... C’est un moyen comme un autre de sortir d’une situation...

LA BARONNE.

Qu’est-ce vous dites ?...

VALENTIN.

Croyez-vous donc que l’existence que je mène depuis huit jours en soit une, d’existence ?... « Valentin ! » par-ci, « Valentin ! » par-là... « Ne parlez pas à Bernerette... Ne parlez pas à la marquise... Ne parlez pas à madame Potet... » Et l’inquiétude... et la peur d’être pincé. et les remords !... l’idée que je trahis un galant homme, et que je le trahis pour rien... oui, pour rien... car enfin, je vous le demande à vous-même... qu’est-ce que ça m’a rapporté, tout ça, jusqu’à présent... votre main pressée dans l’ombre, quelques aperçus sur Jean-Jacques Rousseau, et de perpétuelles explosions de jalousie... le voilà, notre amour, le voilà !

LA BARONNE.

Pas si haut donc !... pas si haut !...

VALENTIN.

Vous croyez me faire peur, vous venez me menacer de tout dire à votre mari !... Eh bien, ça me va !...

Entre Daoulas.

Et puisque le voilà tout justement, je vais moi-même...

Il marche vers Daoulas.

LA BARONNE.

Par exemple !...

 

 

Scène III

 

LA BARONNE, VALENTIN, DAOULAS

 

VALENTIN.

Vous arrivez bien, monsieur le baron... nous avons, madame la baronne et moi, à vous dire...

LA BARONNE, bas.

Voulez-vous bien !...

DAOULAS.

Quoi donc ?... Qu’est-ce que vous avez à me dire ?...

LA BARONNE.

C’est pour ces vers, mon ami... pour ces vers que vous n’avez pas encore donnés au jeune maître... le jeune maître me disait qu’il voudrait les avoir le plus vite possible...

DAOULAS.

La portière qui m’est chère ?...

LA BARONNE.

Oui...

DAOULAS.

Et c’est pour ça que vous parliez si haut ?

LA BARONNE.

Nous parlions haut ?...

DAOULAS.

Tellement haut, que, ne sachant pas ce qui se passait, je suis venu voir.

LA BARONNE.

Je vous assure, mon cher ami, que nous ne parlions pas plus haut qu’à l’ordinaire. mais je ne sais comment cette salle est construite... la voix...

DAOULAS, poussant un ou deux cris.

Hou !... hou !... c’est vrai...

À Valentin.

Je vous les ferai, vos vers, n’ayez pas peur...

Montrant son cabinet.

Nous sommes en train de parler de vous, là dedans... Dès que la conversation sera terminée, je me mettrai à la besogne... Hou !... hou !...

Il sort en poussant deux on trois cris encore pour essayer l’acoustique de la salle.

 

 

Scène IV

 

VALENTIN, LA BARONNE

 

VALENTIN, le regardant sortir.

Mon bon protecteur !...

LA BARONNE, assise sur le pouf, près du piano.

Vous allez bien, vous... quand vous vous y mettez !... Vouloir dire à mon mari...

VALENTIN.

Dame !... Vous m’avez dit que vous vouliez tout dire... j’ai cru que c’était sérieux...

LA BARONNE.

Ah !...

VALENTIN.

Je me suis trompé... c’est que je n’ai pas encore l’habitude... Plus tard, vous verrez, quand j’aurai l’habitude...

La baronne se met à pleurer.

Des larmes, maintenant, des larmes !... Honorine, je vous en prie, Honorine... vous savez bien que lorsque vous pleurez, je suis sans force, moi, je suis sans force...

LA BARONNE.

Est-ce ma faute, si je suis emportée, si je suis jalouse !... C’est ma façon d’aimer... Mais que vous importe, puisque vous ne m’aimez pas ?...

VALENTIN.

Je ne vous aime pas, moi ?...

LA BARONNE, se levant.

Non, vous ne m’aimez pas.

VALENTIN.

Je ne vous aime pas ?...

LA BARONNE.

Non... non... vous ne m’aimez pas...

VALENTIN.

Mais si, je vous aime, mais si...

LA BARONNE.

Vraiment ?...

VALENTIN.

Oui, là... oui... oui...

LA BARONNE.

Et vous ne m’en voulez plus ?... Nous ne sommes plus fâchés ?...

VALENTIN.

Non, nous ne sommes plus fâchés.

LA BARONNE, lui tendant son mouchoir.

Tenez...

VALENTIN.

Quoi donc ?...

LA BARONNE.

Ce mouchoir, trempé de mes larmes...

VALENTIN.

Ah ! oui...

Il le prend.

LA BARONNE.

Dites-le-moi encore, que vous m’aimez...

VALENTIN.

Je vous aime...

LA BARONNE.

Dis-le-moi avec ta voix musicale, avec ta voix qui me rend folle...

VALENTIN.

Je t’aime !... je t’aime !

LA BARONNE.

Encore...

VALENTIN.

Oui, je t’aime !

Paraît Brigitte.

 

 

Scène V

 

VALENTIN, LA BARONNE, BRIGITTE

 

BRIGITTE.

Oh !...

VALENTIN.

Brigitte !...

BRIGITTE, pouvant à peine parler.

Oui... Je viens de causer, moi, avec monsieur le baron...

VALENTIN, même jeu.

Et, tu vois, je causais, moi, avec madame la baronne.

LA BARONNE, bas, à Valentin.

Elle est insupportable, décidément, cette paysanne... débarrassez-vous-en, et venez me retrouver au croquet... Je ne jouerai pas et nous pourrons causer.

Elle sort, très lentement, par la serre ; elle s’arrête pour prendre une fleur et l’attache à son corsage.

 

 

Scène VI

 

BRIGITTE, VALENTIN

 

BRIGITTE.

Je suis folle, n’est-ce pas ? J’ai mal entendu... là, tout à l’heure, quand je suis entrée... Tu ne lui disais pas : « Je t’aime, je t’aime ! »

VALENTIN.

Si, je le lui disais...

BRIGITTE.

Valentin...

VALENTIN.

Je le lui disais, et c’est ta faute.

BRIGITTE.

Ma faute !

VALENTIN.

Oui... car c’est toi qui m’as envoyé ici... Souviens-toi, il y a huit jours... chez nous... à Paris... je résistais, je ne voulais pas ôter ma robe de chambre ; mais toi, tu me disais : « Ôte ta robe de chambre... »

BRIGITTE.

Parce que je voulais t’arracher à mademoiselle Pistolet...

VALENTIN.

Ah ! je pensais bien...

BRIGITTE.

Mais ce mouchoir que tu embrassais... toi-même, tu nous as dit que c’était celui...

VALENTIN.

Pouvais-je dire, devant le mari, que c’était celui de sa femme ?... Ce mouchoir... tiens, il était pareil à celui-ci, ce mouchoir... car j’en ai plusieurs maintenant, elle m’en a donné plusieurs...

BRIGITTE.

La douzaine...

VALENTIN.

Non, pas tout à fait, mais ça viendra...

BRIGITTE.

Oh !

VALENTIN.

Je voudrais que ça ne vînt pas... je t’assure que je le voudrais, parce que je suis honnête... mais il n’y a pas que l’honnêteté dans la vie, il y a les convenances...

BRIGITTE.

Les convenances...

VALENTIN.

Oui, les convenances... ce qui est convenable... On a beau être le protégé du mari, du moment que la femme se met à vous parler de Jean-Jacques Rousseau, on ne peut vraiment pas... Ce ne serait pas convenable...

BRIGITTE.

Mais tu as donc oublié ce qu’il a fait pour toi, le mari ?... À ton premier concert, il a pris la moitié des billets il a consenti au mariage de ta sœur avec le vicomte.

VALENTIN.

C’est vrai, pourtant... c’est vrai !...

BRIGITTE.

Et ce n’est pas tout...

VALENTIN.

Qu’est-ce qu’il a encore fait, le malheureux ?...

BRIGITTE.

Tout à l’heure, dans cette conversation que j’ai eue avec lui, je lui ai demandé pour toi la main de mademoiselle Bernerette, et il te l’a accordée...

VALENTIN.

La main de mademoiselle Bernerette ?...

BRIGITTE.

Oui... est-ce que ça ne vaudrait pas mieux ?...

VALENTIN.

Oh ! que si... ça vaudrait mieux !... Je n’aurais pas de remords, au moins... Mon protecteur, mon bon protecteur !...

BRIGITTE.

Ah ! je te retrouve enfin... Tu es bon, au fond... Tu es faible... mais tu es bon...

VALENTIN.

Je ne suis pas méchant... et puis elle est très gentille, mademoiselle Bernerette...

BRIGITTE.

C’est chose dite, alors... tu épouses ?...

VALENTIN.

Ah ! si je pouvais !... mais il n’y a pas à y songer... c’est impossible...

BRIGITTE.

Pourquoi ?... parce que tu aimes madame la baronne ?...

VALENTIN.

Oh ! non... quant à ça, non... je la trouve jolie... très jolie, mais je ne l’aime pas... et, si tu veux que je te dise ce qui se passe dans mon cœur...

BRIGITTE.

Si je le veux ?... mais c’est ça que je te demande, je ne te demande que ça !...

VALENTIN.

Je n’aime pas... je suis sur de ne pas aimer la baronne, et cependant il me semble... je sens que je suis amoureux...

BRIGITTE.

De qui ?...

VALENTIN.

Je ne sais pas... C’est un état très particulier... il est plutôt poétique que musical... oui, c’est de la poésie, cela, ce n’est pas de la musique... j’aime... et je ne peux pas arriver à savoir quelle est la personne que j’aime...

BRIGITTE.

C’est peut-être mademoiselle Bernerette ?

VALENTIN.

Oui... peut-être... ça ne m’étonnerait pas... elle est très gentille... Mais à quoi bon en parler, puisque je te dis que c’est impossible ?...

BRIGITTE.

Mais pourquoi à la fin, pourquoi ?

La baronne paraît au fond, dans la serre ; elle redescend à droite, très lentement.

VALENTIN.

Parce que c’est impossible : jamais la baronne ne consentira... elle m’aime trop, la pauvre femme...

Bas.

Tiens, vois-tu ? elle vient rôder, comme autrefois la Miotte... elle revient, regarde... la vois-tu ?

BRIGITTE, bas.

Oui, je la vois... je la vois... Eh bien ! laisse-moi lui parler, comme autrefois j’ai parlé à la Miotte...

VALENTIN.

Comment, tu voudrais ?...

BRIGITTE.

Oui... Laisse-moi lui parler, je t’en prie... Qu’est-ce que ça te fait ? laisse-moi essayer...

 

 

Scène VII

 

BRIGITTE, VALENTIN, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Que se passe-t-il donc ? Vous avez l’air fort agité, tous les deux...

VALENTIN.

Mais pas du tout !... pas du tout !... nous causions... bien tranquillement...

LA BARONNE.

Bien tranquillement ?...

VALENTIN.

Oui...

LA BARONNE.

Il me semblait pourtant...

VALENTIN.

C’est cette salle... je ne sais pas comment elle est construite...

BRIGITTE, lui coupant la parole.

J’aurais une grâce à demander à madame la baronne... Vous avez été si bonne pour moi déjà... vous m’avez permis, à moi, qui ne suis qu’une paysanne, de demeurer au château...

LA BARONNE.

Quelle grâce auriez-vous à me demander ?

BRIGITTE.

Ce serait de vouloir bien m’écouter... seule à seule, pendant quelques instants...

LA BARONNE.

Seule à seule ?...

BRIGITTE.

Oui... c’est bien de l’audace à moi, sans doute...

LA BARONNE.

Comment donc, mademoiselle Brigitte !... enchantée, au contraire... Monsieur Valentin, allez m’attendre...

Bas.

Je vous défends de parler à mademoiselle Bernerette...

VALENTIN.

Bien, très bien !...

À part, en sortant.

Et cette pauvre Brigitte qui se figure !... jamais elle ne consentira... jamais, jamais !...

Il sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

BRIGITTE, LA BARONNE

 

BRIGITTE, à part.

Qu’est-ce que je vais lui dire, à celle-là ?...

LA BARONNE.

Eh bien ! mademoiselle Brigitte, puisque vous avez désiré me parler...

BRIGITTE.

Oui.

LA BARONNE.

Eh bien ! parlez-moi...

BRIGITTE.

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il s’agit de Valentin... Vous vous intéressez à son avenir ?...

LA BARONNE.

Assurément !...

BRIGITTE.

Et ça ne m’étonne pas. toutes les femmes s’intéressent à l’avenir de Valentin... Ainsi, je me rappelle, là-bas, au pays... une pauvre fille des champs, simple et naïve... l’honnêteté même et qui chantait comme un ange ; on l’appelait la Miotte... Elle aussi s’intéressait à l’avenir de Valentin... Et cependant, le jour où il partit, elle eut le courage de cacher ses larmes...

LA BARONNE.

C’est pour me raconter ça que vous m’avez demandé ?...

BRIGITTE.

Oh ! non... Seulement, ce que j’ai à vous dire étant un peu difficile, je tourne avant d’y arriver, je tourne, je tourne...

Mouvement de la baronne.

Mais, si ça vous impatiente, je ne tournerai pas davantage...

LA BARONNE.

Je vous serai obligée...

BRIGITTE.

Tout à l’heure, monsieur le baron Daoulas, votre mari, m’a déclaré que, si vous y consentiez, il ne demandait pas mieux, lui, que de marier Valentin à mademoiselle Bernerette...

LA BARONNE.

Valentin ! le mari de ?...

BRIGITTE.

Vous voyez, je ne tourne plus...

LA BARONNE.

Jamais, par exemple !...

BRIGITTE.

Jamais ?...

LA BARONNE.

Jamais ! jamais !

BRIGITTE.

C’est ce que m’a d’abord répondu la Miotte.

LA BARONNE.

Holà ! mademoiselle...

BRIGITTE.

Mais je lui ai parlé alors, je lui ai parlé comme je vais vous parler à vous, et avec vous, comme avec elle, j’espère bien arriver...

LA BARONNE.

En me menaçant ?... Vous croyez me tenir parce que vous tenez mon secret ?... et alors, en me menaçant d’en parler à mon mari...

BRIGITTE.

Ah bien ! non, madame la baronne, vous n’y êtes pas... Lors même que j’aurais plein les mains de preuves contre vous, l’idée ne me viendrait pas de m’en servir... C’est tout simplement à votre bon cœur que je veux m’adresser... Vous aimez Valentin... Oui, oui, vous l’aimez ! Quel intérêt, quel mérite auriez-vous à consentir, si vous ne l’aimiez pas ?... Ah ! il me semble, à moi, que ce doit être si doux de se sacrifier pour celui que l’on aime, et de souffrir !... et de souffrir encore et de s’en consoler, et d’en être heureuse, en se disant que, lui, il est heureux !...

LA BARONNE.

Mais, dites donc !... savez-vous bien que l’on dirait que vous parlez pour votre compte ?...

BRIGITTE.

Pour mon compte ?...

LA BARONNE.

Oui, et que c’est vous qui l’aimez !...

BRIGITTE.

Moi !... voilà une idée, par exemple !... je l’aime... certainement, je l’aime... je l’aime comme j’aimais son vieux bonhomme de père... j’ai accepté une tâche, je veux la remplir... Elle serait remplie, si vous consentiez...

LA BARONNE.

Mais il n’aime pas Bernerette !...

BRIGITTE.

Oh !

LA BARONNE.

Est-ce qu’il l’aimerait ???...

BRIGITTE, effrayée.

Non, non... il ne l’aime pas...

LA BARONNE.

À la bonne heure !

BRIGITTE, câline.

Il ne l’aime peut-être pas autant qu’il l’aimera plus tard... autant qu’il l’aimera lorsque vous-même, vous lui aurez dit qu’il doit l’aimer... et c’est ce que vous ferez... Oui, vous le ferez, parce que cette conduite-là est autrement comme il faut... autrement digne de vous que celle qui consisterait à... je ne sais plus ce que je dis, moi... Vous le ferez, parce que vous êtes une brave femme, parce que monsieur le baron votre mari est un brave homme... Et vous le ferez aussi, parce que vous avez là, devant vous, une pauvre petite bonne femme de rien du tout qui vous prie, et qui pleure, et qui vous jure que, si vous lui accordez ce qu’elle vous demande, elle vous bénira tous les jours de sa vie... Madame la baronne... je vous en prie... c’est oui, n’est-ce pas ? Vous consentez... je vous en prie, je vous en prie...

Entre Daoulas par la gauche.

 

 

Scène IX

 

BRIGITTE, LA BARONNE, DAOULAS

 

DAOULAS.

Eh bien ?...

BRIGITTE.

Eh bien ! elle consent... madame la baronne consent...

LA BARONNE.

Je n’ai pas dit cela...

BRIGITTE.

Ah ! je ne vous demande pas de le dire...

DAOULAS.

Alors je puis aller annoncer à Valentin ?...

BRIGITTE.

Oui, oui, allez lui annoncer... et amenez-le ici, amenez-le ici avec mademoiselle Bernerette... allez, allez !

Daoulas sort par le fond.

 

 

Scène X

 

BRIGITTE, LA BARONNE

 

LA BARONNE.

Non, c’est impossible, je ne veux pas.

BRIGITTE.

Il est trop tard... le voilà qui parle à Valentin.

LA BARONNE.

Ah ! Brigitte... Brigitte...

Après une petite crise de larmes.

Cette pauvre fille, dont vous me parliez tout à l’heure...

BRIGITTE.

Quelle pauvre fille ?...

LA BARONNE.

La Miotte...

BRIGITTE.

Ah ! oui...

LA BARONNE.

Vous m’avez dit qu’elle avait eu le courage de cacher ses larmes...

BRIGITTE.

Oui, afin que celui qu’elle aimait ne fût pas tenté...

LA BARONNE.

J’essaierai donc, moi aussi, j’essaierai de cacher les miennes.

Tendant un mouchoir à Brigitte.

Tenez... vous le donnerez à Valentin, il saura ce que ça veut dire.

Entre Valentin, furieux.

 

 

Scène XI

 

BRIGITTE, LA BARONNE, VALENTIN, puis LA ROCHEBARDIÈRE et BERNERETTE

 

VALENTIN, à part.

A-t-on jamais vu ?... ce monsieur de la Rochebardière... me dire qu’il me défend d’épouser Bernerette... qu’il me défend !... Est-ce qu’il croit me faire peur ?

LA BARONNE.

Monsieur Valentin...

VALENTIN.

Madame la baronne ?...

LA BARONNE.

Vous aimez Bernerette ?

VALENTIN.

Je la trouve très gentille...

LA BARONNE.

Il suffit.

Entrent Bernerette et La Rochebardière, en se querellant.

Et, puisque le baron a dit oui, je ne vois pas pourquoi, moi, je dirais non. Bernerette sera votre femme... pourvu qu’elle consente, bien entendu...

BERNERETTE.

Moi, cousine ? je ne demande pas mieux...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Mais moi...

BERNERETTE, bas.

Vous, si vous dites un mot, je ne vous revois de ma vie...

VALENTIN, avec fermeté, pour répondre au regard de La Rochebardière.

Et moi aussi, je consens, moi aussi...

À part.

Est-ce qu’il croit me faire peur ?

LA BARONNE, pouvant à peine parler.

C’est donc une affaire terminée... ce mariage se fera.

Elle est sur le point de s’évanouir, Brigitte la soutient.

BRIGITTE.

Madame la baronne !...

LA BARONNE.

Ce n’est rien... l’émotion !... Je vous demande pardon. je m’attendais si peu... Ce mariage se fera.

Elle sort, très émue, en s’essuyant les yeux avec un troisième mouchoir qu’elle a tiré de sa poche.

 

 

Scène XII

 

BRIGITTE, VALENTIN, LA ROCHEBARDIÈRE, BERNERETTE

 

LA ROCHEBARDIÈRE.

Là !... et maintenant que la baronne n’est plus là pour le protéger...

VALENTIN.

Qu’est-ce qu’il a dit ?...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Je vous défends, vous entendez... je vous défends d’épouser Bernerette...

BERNERETTE.

Mon ami...

VALENTIN.

Répétez ça un peu, répétez !...

BRIGITTE.

Valentin...

LA ROCHEBARDIÈRE.

Je vous le défends... je vous le défends...

Il fait, à distance, le geste d’envoyer une gifle à Valentin.

VALENTIN, à Brigitte.

Il a fait le geste... laisse-moi sauter dessus !... il a fait le geste...

BRIGITTE, à Bernerette, tout en retenant Valentin.

Emmenez-le, mademoiselle, je vous en prie, emmenez-le...

BERNERETTE.

Oui... oui... venez... je vous ordonne... venez, j’ai quelque chose à vous dire...

VALENTIN.

Il a fait le geste !...

BRIGITTE.

Valentin, voyons...

LA ROCHEBARDIÈRE, entraîne par Bernerette.

Je vous le défends, vous entendez, espèce de croquenotes... ménétrier de dix-septième ordre !... je vous le défends... je vous le défends !

Sortent La Rochebardière et Bernerette.

 

 

Scène XIII

 

BRIGITTE, VALENTIN

 

VALENTIN.

En voilà, de l’insolence !... hé ! j’espère qu’en voilà !... Me menacer... Si encore il s’y était pris poliment !... Mais des menaces !... Ah bien ! je la lui épouserai, sa Bernerette...

BRIGITTE.

Et tu feras bien !

VALENTIN.

Je la lui épouserai... et j’en serai bien aise, car elle est très gentille...

BRIGITTE.

Et elle a trois cent mille livres de rente...

VALENTIN.

Oh ! quant à ça...

BRIGITTE.

Tiens !...

VALENTIN.

Non pas que ce soit un mal, après tout... certainement non... Quand on embrasse la carrière musicale, ce n’est pas un mal d’avoir trois cent mille livres de rente... Une jolie femme et une grosse fortune... et c’est à toi que je dois tout cela... c’est à toi...

BRIGITTE.

J’avais promis de vous caser tous les deux, je vous ai casés...

VALENTIN.

Et bien casés, pas vrai ? Henriette vicomtesse, et moi... Elle est heureuse, Henriette ?

BRIGITTE.

Elle en a l’air, au moins.

VALENTIN.

Le fait est qu’il suffit de la regarder... moi aussi, je suis heureux...

BRIGITTE.

Et moi donc !... je suis heureuse, moi, de votre bonheur à tous les deux...

VALENTIN.

Nous voilà heureux, alors...

BRIGITTE.

Eh oui, nous voilà...

VALENTIN.

Il n’y a pas à dire, nous voilà heureux autant que possible...

BRIGITTE.

Dis-moi, Valentin...

VALENTIN.

Brigitte ?...

BRIGITTE.

Puisque je me suis bien acquittée de ma tâche, car tu en conviens, n’est-ce pas, je me suis bien acquittée ?...

VALENTIN.

Oh ! oui, j’en conviens... j’en conviens de toutes mes forces.

BRIGITTE.

Tu devrais bien, alors... ce serait là ma récompense... tu devrais bien me permettre de continuer à habiter la petite maison, là-bas... la petite maison et le petit jardin... d’où nous sommes partis, il y a six mois, pour venir...

VALENTIN.

Certainement, je te le permets, je te le permets de toutes mes forces... mais pourquoi me demandes-tu ?...

BRIGITTE.

Pour y retourner, donc... Oh ! je resterai ici jusqu’à ce que vous soyez mariés tous les deux ; mais après, je m’en irai...

VALENTIN.

Tu t’en iras...

BRIGITTE.

Dame !... Une fois que vous serez mariés, je n’aurai plus rien à faire près de vous, moi, j’aurai fini !...

VALENTIN.

Et tu t’en retourneras vivre là-bas, toute seule ?

BRIGITTE.

Oui.

VALENTIN.

Qu’est-ce que tu y feras là-bas ?

BRIGITTE.

Oh ! n’aie pas peur !... je trouverai bien moyen de m’occuper... je surveillerai les champs... je surveillerai les vignes...

VALENTIN.

Tu te marieras, peut-être...

BRIGITTE.

Non, je ne me marierai pas.

VALENTIN.

Tu dis ?...

BRIGITTE.

Je dis que je ne me marierai pas, que je ne veux pas me marier...

VALENTIN.

Eh bien ! tu as raison... j’aime mieux ça...

BRIGITTE.

Pourquoi aimes tu mieux ça ?

VALENTIN.

Je ne sais pas.

BRIGITTE.

Alors, si tu ne sais pas, pourquoi dis-tu... ?

VALENTIN.

Je ne sais pas... ça m’est parti...

BRIGITTE.

Valentin...

VALENTIN.

Brigitte ?...

BRIGITTE.

Tu es heureux, n’est-ce pas, tu es heureux d’épouser mademoiselle Bernerette ?

VALENTIN.

Certainement, certainement... et toi, tu es heureuse de me voir épouser...

BRIGITTE.

Oh ! oui...

VALENTIN.

Le sommes-nous assez tous les deux... heureux !... On ne peut pas l’être davantage, on ne peut pas... on ne peut pas... Cependant... il me semble que je le serais encore plus si tu ne partais pas...

BRIGITTE.

Je ne peux pas ne pas partir... Qu’est-ce que je ferais si je ne partais pas ?

VALENTIN.

Tu vivrais près de nous, tantôt chez Henriette et tantôt chez moi...

BRIGITTE.

Je ne sais pas. mais je crois bien que ça n’amuserait pas beaucoup Henriette de m’avoir comme ça tout le temps entre son mari et elle...

VALENTIN.

Eh bien ! tu n’iras pas chez Henriette, tu resteras chez moi...

BRIGITTE.

Ce serait la même chose, chez toi...

VALENTIN.

Comment, la même chose ?

BRIGITTE.

Puisque tu vas être marié, toi aussi...

VALENTIN.

Ça ne fait rien, ça ne me gênerait pas.

BRIGITTE.

Mais ça gênerait ta femme.

VALENTIN.

Pourquoi ça ?

BRIGITTE.

Dame !...

VALENTIN.

Ah ! j’y suis... c’est parce qu’une femme, n’est-ce pas ? n’est jamais bien contente de voir près de son mari une autre femme... surtout quand cette autre femme...

Il la regarde.

Quel âge as-tu, Brigitte ?

BRIGITTE.

Moi ?

VALENTIN.

Oui, toi...

BRIGITTE.

J’ai vingt-deux ans.

VALENTIN.

Vingt-deux ans... C’est singulier... À force de te voir, je crois que je ne t’avais jamais bien regardée.

Lui prenant les mains.

Vingt-deux ans...

BRIGITTE, émue.

Valentin...

VALENTIN, ému.

Brigitte...

BRIGITTE.

Qu’est-ce que tu as ?... qu’est-ce qui t’arrive ?...

VALENTIN.

Quelque chose comme un éblouissement, comme un éclair.

BRIGITTE.

Valentin !

VALENTIN.

Brigitte !

BRIGITTE.

Tu es heureux, n’est-ce pas ?... tu es heureux d’épouser ?...

VALENTIN.

Oui... oui... et toi aussi, tu es heureuse... c’est convenu. nous sommes heureux tous les deux, nous sommes heureux autant qu’on peut l’être...

Ils éclatent en sanglots.

BRIGITTE, nerveuse, se tordant les bras.

Mais qu’est-ce que tu as, à la fin ?... qu’est-ce que tu as ?...

VALENTIN.

À quoi bon te le dire, puisque tu le sais aussi bien que moi... ce que j’ai ?...

BRIGITTE.

Non... non... ne me dis rien, tu as raison, c’est inutile...

VALENTIN.

Ce que j’ai... c’est que je sais maintenant quelle est cette femme que j’aimais sans la connaître, et ce n’est pas madame la baronne, et ce n’est pas Bernerette... c’est toi, tu entends, c’est toi !...

BRIGITTE.

Oui, oui, j’entends...

VALENTIN.

Et toi, dis, et toi ?...

BRIGITTE.

Oh ! moi...

VALENTIN.

Parle donc !...

BRIGITTE.

Ça m’est arrivé en même temps qu’à toi... Tout à l’heure, quand tu m’as regardée... quand tu as pris mes mains, je me suis rappelé ces paroles d’Henriette... que, moi, je n’aimais personne... et tout d’un coup j’ai compris, j’ai senti... j’ai senti que ce n’était pas de l’affection que j’avais pour toi, que ce n’était pas du dévouement, mais que c’était de l’amour... Valentin, mon Valentin !

VALENTIN.

Ma Brigitte !

BRIGITTE.

Là... et maintenant que nous nous le sommes dit, que nous nous le sommes avoué, jamais, n’est-ce pas ? plus jamais, nous ne reparlerons... Tu dois épouser mademoiselle Bernerette... tu l’épouseras... Le lendemain de votre mariage, je partirai...

VALENTIN.

Comment !...

BRIGITTE.

Tu as demandé sa main... on te l’a accordée... tu ne peux pas vraiment, tu ne peux pas répondre...

VALENTIN.

Mais puisque nous nous aimons, Brigitte, puisque nous nous aimons !...

BRIGITTE.

Pourquoi me dis-tu toujours ça ? Tu sais bien toi-même qu’il faut que je parte ; tu sens bien qu’il est impossible que cela finisse autrement...

VALENTIN, s’attendrissant encore plus.

Eh bien, voilà... alors... Eh bien, voilà !...

BRIGITTE.

Voilà quoi ?...

VALENTIN.

Nous nous aimions sans le savoir... nous découvrons notre amour...

BRIGITTE.

Et, au moment même où nous le découvrons, nous sommes obligés de nous séparer...

VALENTIN.

Et jamais, peut-être, dans aucun opéra... il n’y aura eu une plus belle situation musicale !... Il me faudrait la Patti pour cela, il me faudrait la Patti !.. Quant au ténor, je ne le vois pas...

Petit brouhaha au dehors. Entrent Daoulas et la baronne.

 

 

Scène XIV

 

BRIGITTE, VALENTIN, DAOULAS, LA BARONNE, puis SAINT-POTANT, HENRIETTE, puis BERNERETTE, LA ROCHEBARDIÈRE et TOUT LE MONDE

 

DAOULAS.

Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ?...

BRIGITTE.

Rien, monsieur le baron, rien du tout...

DAOULAS.

Comment, rien ?... Cette voiture que nous venons d’apercevoir à la porte du parc...

LA BARONNE.

Et de laquelle sont descendus M. de La Rochebardière, Bernerette et un employé de chemin de fer qui avait l’air de les ramener...

DAOULAS.

Qu’est-ce que ça veut dire ?...

Entrent Saint-Potant et Henriette.

SAINT-POTANT.

Ça veut dire, mon oncle, que vous aurez encore un enlèvement à pardonner... Le petit La Rochebardière vient d’enlever Bernerette...

DAOULAS.

Oh !

HENRIETTE.

C’est nous, pourtant, qui avons apporté le mauvais exemple !...

LA BARONNE.

Bernerette enlevée !...

Rentrent Bernerette, La Rochebardière et tout le monde.

BERNERETTE.

Mais nous ne sommes pas allés bien loin, comme vous voyez...

LA ROCHEBARDIÈRE.

C’est nous-mêmes qui avons demandé à M. le chef de gare de vouloir bien nous ramener...

BERNERETTE.

Je crois, après cela, que vous ne penserez plus à me faire épouser le jeune maître !...

LA BARONNE.

En effet, ce mariage est maintenant impossible.

BRIGITTE et VALENTIN.

Oh !

Ils vont comme pour se jeter dans les bras l’un de l’autre et s’arrêtent voyant tout le monde autour d’eux.

DAOULAS.

Eh bien ! eh bien !... qu’est-ce qui vous prend ?...

BRIGITTE.

Rien du tout, monsieur le baron, rien du tout !

VALENTIN.

Rien du tout... au contraire...

LA BARONNE.

Il n’est pas difficile de le deviner ce que ça veut dire... Vous voyez que je n’avais pas tort quand je vous disais que vous l’aimiez pour votre propre compte...

BRIGITTE.

Madame la baronne.

LA BARONNE, à Brigitte.

Oh ! je ne vous en veux pas... il n’y a pas moyen de vous en vouloir.

VALENTIN.

Brigitte...

BRIGITTE, dans les bras de Valentin.

Valentin...

DAOULAS.

Allons ! j’aurai à écrire un troisième épithalame !

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