Arsacome (Alexandre HARDY)

Sous-titre : l’amitié des Scythes

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1609.

 

Personnages

 

ARSACOME

NÉPHÉLIE

LEUCANOR

TIGRAPATE

ADIMACHE

MASÉE

LONCATE

MACENTE

TROUPE DE SOLDATS

SACRIFICATEUR

PAGE

TROUPE DE SCYTHES

L’OMBRE DE LEUCANOR

CAPITAINE

MESSAGER

MESSAGER

 

 

ARGUMENT

 

Cette histoire, ou vraie, ou vraisemblable, prise du Toxaris de Lucian, porte qu’Arsacome, Ambassadeur des Scythes, et commis à recevoir l’hommage que leur prêtait le Roi du Bosphore, lors nommé Leucanor, se rencontre d’aventure au temps que ce Roi, selon la coutume du pays, donnait sa fille à celui qui se trouvait le plus avantagé des biens de la fortune. Arsacome à même temps devient passionnément épris des beautés de Masée, fille unique de ce Roi, et n’oppose à ses concurrents que la richesse de deux amis qu’il possédait. Ce que le père avare tourne en mépris et moquerie, l’adjugeant à Adimache, Prince des Maliens. Le Scythe autant indigné de l’affront du refus, que certain de la bienveillance de sa belle Maîtresse, arme au retour les Scythes contre les Bosphorants, emploie l’extraordinaire supplication qui se faisait sur le cuir de bœuf, comme la plus pressante et religieuse à l’endroit des amis chez sa nation ; et oyant exposé à ses deux amis l’injure faite à leur réputation, bon gré mal gré, accepte le secours qu’ils lui offrent, se chargeant, l’un d’apporter la tête du Roi : l’autre de le rendre jouissant de ses amours ; tel dessein hasardeux outre mesure, leur apporte néanmoins plus de gloire que de difficulté, leur réussissant selon les communs vœux. C’est le sommaire de ce beau sujet, qui s’accommode des mieux à la Scène Française, ainsi que la lecture en sera foi.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARSACOME, NÉPHÉLIE

 

ARSACOME.

Maître des Immortels, Paphien que redoute

Celui qui les Titans révoltés mit en route ;

Amour qu’ai-je commis d’illicite vers toi ?

Esclave qui jamais ne te manquait de foi

Qui chaque jour t’érige un Autel dans mon âme,

Qui la tienne sans plus des Déités réclame,

Hélas ! de quoi peux-tu coupable m’accuser,

Poursuivi des rigueurs dont il te plaît m’user ?

Étranger, inconnu, voilà qu’une Orithie

M’étreint plus que Borée onques en ma Scythie,

D’Ambassadeur qui vient un tribut demander,

Je désire celui de mes vœux hasarder,

À toi belle Masée, à toi chaste Princesse,

Qui depuis un festin me tortures sans cesse,

Où tes yeux m’élançaient certains dards enflammés,

Qui ravirent les miens de merveilles charmés,

Depuis je n’ai d’objet que le tien qui me plaise,

Mon cœur vit de soupirs dedans un sein de braise ;

Depuis j’ai négligé l’ambassade entrepris,

Ma vie et mon honneur me tombent à mépris,

Tous mes pensers réduits à un seul qui me ronge,

Et dans l’horreur en fin du désespoir me plonge ;

Car déplorable Amant je vois déjà le jour,

Qui me prive à la fois de lumière et d’amour,

Demain le Roi son père en publique assemblée

Donne, ô avare loi d’injustice comblée !

Il expose sa race à l’enchère de ceux,

Non point que la vertu de la gloire a conçus,

Non de qui l’univers connaît la renommée,

Une cupidité de richesse affamée

Chez ce Monarque fait de Gendre élection,

Quiconque aura plus d’or tient son affection ;

Encor si l’inhumain permettait que ma belle

Usât d’un libre chois qui ne pendît que d’elle,

Magnanime d’humeur, encline à la vertu,

Arsacome ! alors que n’espèrerais-tu ?

Certain par les regards de sa beauté craintive,

Par des mots proférez d’une grâce naïve,

Que les feux apparus de ma feinte amitié

Pénètrent sa belle âme atteinte de pitié.

Ha ! je meurs de dépit d’une honte coupable ;

Qui de la secourir me déclare incapable ;

Perclus d’entendement, de conseil, de raison ;

Mais quelqu’un s’achemine ici de sa maison ;

Ou l’œil me trompe, ou c’est une Nymphe jolie,

Que de suite toujours ma Déesse s’allie.

NÉPHÉLIE.

Lustre de ta patrie, ains de tout l’univers,

Une qui tes désirs amoureux découverts

Voudrait récompenser, la licence permise,

Ores vers ta grandeur me députe commise,

Afin de t’avertir, afin de te prier,

Que si son Géniteur tu désires plier,

Mis au nombre de ceux qui d’ardeur obstinée

Corrivaux aujourd’hui briguent son Hyménée,

Elle-même conseille à ta prudence, alors

De vanter un amas infini de trésors,

Dire qu’en la vertu de ta seule parole

Tu fais plus fluer d’or qu’un Tage, ou un Pactole ;

Que vénal tu pourrais librement acheter

L’Empire que la haut gouverne Jupiter ;

Unique invention, bref les plus fortes armes

Qui tes vœux couronnés lui dessèchent les larmes.

Au refus elle n’a recours que le tombeau,

Ses beaux jours te perdant éteignent leur flambeau.

Résous-toi là dessus, que résout je lui porte

Le destin de sa mort, ou de revivre morte.

ARSACOME.

Ô sacré témoignage, à moi plus glorieux,

Que le monde courbé d’un fer victorieux,

Déesse vraiment ! qui lis en ma pensée,

Encores ma faveur je tiens récompensé ;

L’oracle inespéré que ta grâce me rend,

Le fanal qu’elle donne à mon esprit errant,

M’obligent d’exposer et l’honneur et la vie,

Plutôt que ne complaire à sa bénigne envie,

Retourne de ma part lui promettre la foi,

Que je vois de ce pas offrir un Gendre au Roi.

Ma richesse pourtant véritable alléguée,

Telle que l’ont les Cieux au partage léguée,

Qui ne saurait mentir de bouche, ni d’effet,

Va, tu as la réponse à ton message fait.

NÉPHÉLIE.

L’heure approche qu’il faut se tenir à la salle,

Où superbe fourmille une troupe rivale,

Où déjà tu peux voir aucuns te devancer,

Sage selon ton grade avise à te placer.

Quiconque entreprendra dessus moi téméraire,

À sa confusion s’assure de le faire,

Baise les blanches mains de Madame en mon nom.

NÉPHÉLIE.

Je n’y manquerai pas, Adieu.

ARSACOME.

Grande Junon !

Toi son fils généreux, qui conduis les batailles,

Et vous qui remplissez de souffre mes entrailles,

Écumière Cypris, jointe à ta race aussi

Veuillez borner mes jours, ou finir mon souci.

Que refusé-je meure, après avoir vengée

La sincère candeur de ma flamme outragée.

 

 

Scène II

 

LEUCANOR, TIGRAPATE, ADIMACHE, ARSACOME, MASÉE

 

LEUCANOR.

L’importance du cas qui vous assemble amis,

D’ignorer son sujet au moindre n’a permis,

Vu que de siècle en siècle une fête commune,

Le tige de nos Rois en la sorte r’allume,

Quand les sœurs de l’Érèbe, ou les Astres malins

Les font ainsi que moi, de mâles orphelins,

Que peu favorisez de la chaste Lucine,

L’Empire sous eux tombe en ligne féminine :

Vous donc qui prétendez à ma succession,

Masée mon espoir, et sa possession ;

Épouse qui de dot emportera l’Empire,

Sans feinte à haute voix je vous enjoints de dire,

Lequel sur son rival en biens et en pouvoir

Présume justement un avantage avoir.

TIGRAPATE.

SIRE, ta Majesté de ce doute empêchée

Semble perdre au besoin sa prudence cachée,

Elle m’offense à tort, moi qui des plus puissants,

Qui d’autre inferieur quelconque ne me sens,

Qui souverain commande à la Gent Bactorenne,

Riche en trésors, extrait d’une race ancienne ;

Le jour me defaudrait si venteur je voulais,

Invincible nombrer mes belliqueux exploits,

L’univers effrayé ne bruit que mes louanges,

Mille Autels érigés chez les peuples étranges,

Et quiconque croira qu’on te puisse assortir

Un Gendre plus puissant je le ferai mentir.

ADIMACHE.

Impudent, oses-tu proférer à ma face

Un blasphème si faux, et si rempli d’audace ?

Qui te puis châtier selon ma volonté,

Témoins les deux combats où tu fus surmonté,

Où fuitif des premiers, trop lâche Capitaine,

De mille corps des tiens j’ensanglantai la plaine

Où premier je t’avais, par manière d’ébat,

D’homme à homme en champ clos présenté le combat.

Ne te souvient-il plus, que depuis cet outrage

Tu me prêtes vassal un annuel hommage ?

Moi qui des Maliens, guerrière nation,

Dispose seul Seigneur à ma dévotion,

Moi qui suis de parents nés paravant la Lune,

Tiens tout de ma vertu, et rien de la Fortune,

Moi que Mars éleva au sortir du berceau,

Moi qui sers aux guerriers d’exemple et de flambeau ;

Qui des biens fortuits ne le cède à personne,

Et je n’en daignerais excepter ta Couronne,

Prêt de montrer de preuve amassez en trésor,

Dix vases de grandeur monstrueuse, et purs d’or,

Le moindre d’eux capable, outre ma renommée,

De soudoyer dix ans une nombreuse armée ;

Voilà, SIRE, voilà le Gendre qu’il te faut,

Tu n’as en Adimache à plaindre aucun défaut,

Tu le dois accepter, désireux que ta fille

Procrée des enfants dignes de sa famille,

Qui l’aïeule vertu puissent ressusciter,

Autre Prince que moi ne la peut mériter.

ARSACOME.

Que ces offres, Grand Roi, n’éblouissent ta vue,

Comme une illusion de charmes impourvue ;

Sans me glorifier, sans ventise, et sans fard,

Je mérite en ta fille une meilleure part,

Scythe tu le sais bien, qui s’honore du grade

Vénérable entre tous, du titre d’ambassade,

Opulent au surplus d’un héritage acquis,

Que l’un et l’autre Indois n’achèterait exquis,

Digne qu’on le préfère à l’Empire du monde,

Et que pouvoir aucun de mortel ne seconde.

Tu le confesseras ami de l’équité,

Du devoir de bon Juge, et de père acquitté,

Alors qu’à tel secret la carrière donnée,

Ta fille me sera promise en l’Hyménée.

LEUCANOR.

Une telle demande étonne mes esprits,

Douteux qui t’enhardit de poursuivre ce pris,

De quoi se prévaudra sur ces Héros d’élite,

Qui de tous les climats le plus stérile habite ?

La Scythie en déserts abonde seulement,

Où la rigueur du froid campe éternellement,

Si les possessions des peuples tu compares,

Vous n’êtes que d’un arc et de flèches avares,

Traînez de jour en jour sur des chars vagabonds,

Et quartiers reconnus d’herbages plus féconds,

Nulle ville assemblée, outre qu’aucun commerce,

Fors un peu de bétail, entre vous ne s’exerce,

Doncques explique toi sur ce que tu as dit

Deux Princes devancer de biens et de crédit.

ARSACOME.

Nous à la vérité que régit la prudence,

N’estimons pas richesse une large abondance

De ce jaune métal qui vous est précieux,

Le poison des mortels le plus pernicieux,

N’advienne que jamais notre cœur s’y attache,

Que le Scythique los en la sorte se tache,

Je n’ai ni chariots, ni villes, ni Palais,

Je ne traine à ma suite un escadron de valets,

Ma richesse du sort ne craint la violence,

Tous les trésors du monde elle emporte en balance,

Sans plus de deux amis intimes consistant,

À peine en l’univers qu’il s’en retrouve autant,

Car ce sont deux Phœnix, SIRE, ce sont deux hommes,

La gloire et l’ornement de ce siècle où nous sommes,

En eux il n’y a rien que de perfection,

Ce qui te doit résoudre à mon élection.

LEUCANOR.

Ô la simplicité ridicule et grossière !

Qui voudrait préférer la nuit à la lumière ?

Qui sous ombre d’avoir l’appui de deux amis

La fille d’un Monarque épouser s’est promis ?

Combien présumes-tu que ceux-ci t’en opposent ? (

De combien de soldats penses tu qu’ils disposent,

Prêts au moindre signal d’expirer à leurs pieds ?

Les Princes de pareils se veulent alliez,

Chose qui de l’État aux successeurs importe ;

Que chacun se mesure, et se prenne à sa sorte,

Serve à nos actions la raison de compas,

Et en ta qualité ne te méconnais pas.

ARSACOME.

Ma qualité confirme un, de qui l’industrie,

De qui la suffisance obtient en sa patrie

Charge d’Ambassadeur, tu ne le peux nier,

Et qui sait un grand peuple à son gré manier,

Lui mettre dans le sein, où la paix, ou la guerre ;

Ses armes attirer en une étrange terre.

Garde-toi paravant que l’on en vienne là,

Qu’un refus vergogneux me contraigne à cela,

Tu seras assuré que moi reçu de gendre,

Pauvre d’or, je suis riche en fer pour te défendre,

Que tous ces concurrents de muguets amassés

N’oseraient s’ébranler de ma voix menacés :

Qu’au reste je me fie en notre multitude,

Rien moins, je prouverai ma sainte servitude

En chaste affection vers ton sang excéder,

Veuille au victorieux ce beau prix concéder,

Le champ, l’heure assignée que ce débat on vide

Une équité royale à tel acte préside.

TIGRAPATE.

Barbare, enflé d’orgueil et de présomption,

J’accepte du plus pur de mon affection,

Le cartel proposé la paction m’agrée ;

Car ce bras à punir tes pareils se recrée,

Et rends grâce au respect du Monarque présent.

ADIMACHE.

Ne t’accable insensé sous ce fardeau pesant,

Il n’appartient qu’à moi de rompre son audace ;

Si tu ne le veux suivre étendu sur la place ;

Pourquoi disputez-vous en forme de butin,

Ce que chacun me sait adjugé du destin ?

Pourquoi disputez-vous de la palme obtenue ?

Mienne la volonté paternelle connue ?

Qui me préférera ? je n’en fais doute aucun,

A vous, non seulement déçus, mais à chacun,

Voisins appariez d’un courage unanime,

Le Lion cherche ainsi son pareil magnanime,

Plaise à ta Majesté d’asseoir un jugement,

Qui le silence impose à leur enragement.

ARSACOME.

Ha ! bravache impudent, ta tête, vile usure,

Et dedans peu de jours me payera l’injure.

LEUCANOR.

Refrène un peu ton ire, et n’abuse outrageux,

Te montrant téméraire ici, non courageux,

N’abuse du pouvoir que le grade te donne.

Pour ce sacré respect ores je te pardonne,

Ta charge exécutée avise du retour,

Chez les tiens pratiquant ce furieux amour.

ARSACOME.

Premier que de l’affront je coure à la vengeance,

Allège ma rancœur de ce peu d’allégeance,

Que la princesse même élise devant moi

Celui qu’elle préfère en conjugale loi,

Nommé, je ne tiendrai tant coupable le Père,

Que mon mauvais destin, d’un honteux vitupère.

LEUCANOR.

L’âge inconsidéré, les lois, et le devoir

Ne lui donnent sur elle un semblable pouvoir,

Ce sexe si fragile aisément se suborne,

Et plante à ses désirs une illicite borne,

L’affaire me regarde et me touche de près,

Toi parti nous verrons de la pourvoir après,

Désiste à l’avenir d’une espérance vaine,

Soldats, qu’à son vaisseau promptement on le mène.

ARSACOME.

Inflexible tyran, je jure le Soleil,

De ne dormir jamais tranquille un bon sommeil,

Que l’écorne reçu dessus toi ne retombe,

Que ta perte ne soit ma propice hécatombe,

J’ai trop à ton malheur de courage et d’amis,

Pour tirer ma raison de l’outrage commis.

LEUCANOR.

Ainsi l’Aspic blessé d’une mortelle plaie

Avec son sifflement se retire en sa haie,

Maintenant délivré du bruit de ce frelon,

Cruel de volonté, mais mousse d’aiguillon,

Adimache tu as la voix de mon suffrage,

Tu obtiens, je le veux, Masée en mariage ;

Sus, touchez en la main tous deux devant l’Autel,

Qu’au premier infracteur ce jour lui soit mortel

Infracteur de la loi que requiert l’Hyménée ;

Ma fille d’où te vient une face étonnée ?

Quasi comme en dédain refusant ce bonheur,

Te semble d’épouser ce Prince peu d’honneur ?

MASÉE.

SIRE, je le répute infini de mérite,

Au contraire offensé du sort de son élite,

Ma tristesse ne sort que du commun danger,

Qu’à mon occasion brasserait l’étranger,

Fort en l’appui d’un peuple à qui ja tributaire

Nous donnons un sujet de guerre volontaire.

LEUCANOR.

Folle ce soin te passe, et d’autres plus prudents

Pourvoiront, ne te chaille, à de tels accidents,

Ne pense qu’à te peindre une face amoureuse,

Ne pense qu’à tenir une âme langoureuse

Sur ta lèvre pâmée, et plaire à la moitié

Que je sais réciproque envers toi d’amitié ;

Entrons dans le Palais amis, que notre joie

Jusques au Ciel voûté à l’envi se déploie,

Qu’un festin se célèbre, un festin solennel,

D’auspices à nos Amants de bonheur éternel.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARSACOME, LONCATE, MAÇENTE

 

ARSACOME.

De mon honneur flétri la funeste complainte

Vous découvre sa ploie au fond de l’âme empreinte,

Je dis sans passion, (les Dieux m’en sont témoins)

L’outrage perpétré d’un qui vous prise moins,

Quelle comparaison s’imagine si basse ?

Moins qu’un souffle de vent, moins qu’un songe qui passe,

La pompe en son endroit les cœurs dissimulés,

Les avares trésors d’un siècle accumulés

Dépriment la vertu, triomphent dessus elle ;

Alors qu’en votre nom je requis la pucelle,

Enflé d’un vain orgueil il me tint des propos,

Qui me troublent depuis la douceur du repos,

Qui se paissent Vautours, de l’âme bequetée,

Résolu de me faire une ombre Acherontée,

Ou du secours des miens à l’extrême frustré,

Mourir dans un hasard si généreux entré,

Je l’irai de son trône arracher, ce barbare,

L’immolant à Pluton qui le demande avare ;

J’irai de votre las la chute relever,

Un monde armé ne peut de mes mains le sauver.

LONCATE.

Modère ce courroux généreux qui t’enflamme,

Sur nous plus offensez redonderait le blâme

De l’outrage impuni de sa férocité :

Réprimer un orgueil c’est ma félicité,

Macente n’a pas moins de courage et de gloire,

Il faut donc que nous deux divisions la victoire,

Que l’un et l’autre montre à ce tyran combien

Peut de notre amitié l’insoluble lien.

MACENTE.

Mon sang d’ire allumé pétille dans ses veines,

D’un dépit furieux j’ai les entrailles pleines,

Transporté de moi-même, et quasi hors du sens,

Que ja de ce braveur les membres pâlissants

N’impriment par ma main la sanglante poussière,

Un Esclave en nos noms rejeter ta prière ?

Désestimez de lui, soumis à tel affront,

D’autant qu’un Diadème environne son front ;

Mais, de qui le tient-il, que de notre licence ?

Apprenons-lui que vaut d’irriter l’innocence,

Instruits sur le moyen requis à son abord,

Jupiter ne le peut garantir de la mort.

LONCATE.

L’impatience gâte une haute entreprise,

Écoute en mon esprit la conclusion prise,

Ès coutumes versé du peuple Bosphoran,

Ou je perdrai la tête, ou celle du Tyran ;

Je vous apporte ici d’expiable victime ;

Toi, s’il advient (imbu de l’acte magnanime)

Que je frappe le but de mon intention,

Secondant au labeur trouve l’invention,

Une embuscade auprès des Maliens posée,

D’emmener en ses mains pudique sa Masée,

L’emmener en Scythie, à tel prix que ce soit,

Une guerre de la funeste s’aperçoit,

Quoique tourne le sort, nos secrètes rancunes

Dessous Mars attisé se terminent communes,

Toi pour y donner ordre, Arsacome tandis

Entre nous Scythiens choisis les plus hardis.

Demeure suppléant à choisir une armée,

Dessur le cuir de bœuf, seul à l’accoutumée ;

Qui l’exploit achevé nous ramène à bon port,

Ou qui puisse venger notre constante mort.

MACENTE.

J’approuve ce conseil, pourvu que l’on me donne

De pleger son supplice en ma propre personne,

Pourvu que je l’envoie au Tartare choisir

Un Gendre qui lui plaise, et riche à son désir.

ARSACOME.

Prodiguer votre vie au pays regrettable,

M’arguerait impieux de lâcheté notable,

Jamais il n’adviendra, je ne requiers de vous,

Mes Mânes de leur corps par lâcheté dissous,

Ne les gratifier, sinon l’heure venue,

D’une vindicte égale à l’injure connue,

Sinon que mille corps ennemis épouser

À ma tombe muette, et de sang l’arroser,

Je le dis résolu de faire à l’improviste,

De faire à ce Tyran ce qu’Oreste d’Égiste,

Lui ôter la lumière en me perdant après,

En quoi je n’ai besoin de secours, ni d’apprêts.

LONCATE.

Non, non, ta ne dois plus la querelle entreprendre,

À peine de vouloir vers l’amitié m’éprendre,

L’injure désormais nous demeure à punir,

Nous devons le fardeau du labeur soutenir.

MACENTE.

Oui, les plus outragés de ce Roi téméraire,

Qui nous a réputés la fange d’un vulgaire.

ARSACOME.

Je ne permettrai, pas qu’ardents à me venger,

Vous vous précipitiez au milieu du danger.

LONCATE.

Tu ne divertirais, non le reste du monde,

Fallût-il traverser les cieux, la terre, et l’onde,

Un généreux dessein qu’anime l’équité,

Je dépite la mort, du devoir acquitté.

MACENTE.

En ta résolution tu affirmes la mienne,

L’orgueilleux châtié, ne me chaut qu’il advienne,

Son Gendre compagnon de semblable destin,

De démordre contraint et lâcher ce butin.

ARSACOME.

Toujours m’adjoindrez-vous au hasard qui se tente.

LONCATE.

Nullement, car l’exploit de nous deux se contente.

ARSACOME.

Resterai-je inutile, ocieux, casanier,

Et vous voir engloutis de l’encombre dernier ?

Vous voir à mon sujet prêts de faire naufrage,

Sans me mettre en devoir de courir au rivage ;

Qu’un trait de foudre aigu me consomme impiteux,

Premier que de subir ce reproche honteux.

MACENTE.

Ta présence ne peut, à l’ennemi suspecte,

Que traîner du complot la ruine directe,

Trop bien j’approuverais ton secours de renfort,

S’il était question de procéder d’effort,

Mais où ne s’emploieront d’armes que la cantelle,

Où sans bruit faut ouvrir une trappe mortelle,

Tu sers autant ici comme là tu nuirais,

Tu peux ici bâtir ce que tu détruirais,

Nous bâtir un asile, une retraite sûre

Dans le camp amassé, dont notre foi t’assure.

ARSACOME.

Jupiter Phylien qui sais ma volonté,

J’atteste ta puissance, et ton âme bonté ;

J’atteste la splendeur de ta Cour assemblée,

Que mon âme n’est point maniaque, troublée,

Exposant ses amis au péril éminent,

Sur le faible sujet d’un mal incontinent ;

La beauté de Masée, encore que divine,

N’allume tant de feux en ma froide poitrine,

L’opprobre du mépris, la honte du refus,

Qui de chez l’insolent m’expulsèrent confus,

L’injure sur les miens commune redondée,

Est où ma haine j’ai principale fondée.

Toi donc Père tonnant, qui punis les pervers,

À qui sont nos desseins équitables ouverts,

Veuilles les assister d’une prospère issue,

Fais que notre espérance heureusement conçue

Parvienne à son attente, ou si quelque méchef

Nous menace à tomber, que ce soit sur mon chef.

LONCATE.

Mettons nous vigilants en décent équipage,

Pour parfaire au plutôt ce désiré voyage.

MACENTE.

De tels exploits aussi n’aiment pas le discours,

Et celui le survend qui prolonge son cours.

 

 

Scène II

 

NÉPHÉLIE, MASÉE, ADIMACHE

 

NÉPHÉLIE.

Pourquoi tant de beautés distillez-vous en larmes ?

Que veulent ces soupirs ? d’où viennent ces alarmes ?

À quelle occasion sangloter maintenant,

Que le jour nuptial en ses bras vous tenant

Ne respire que jeux, qu’ébats et qu’allégresse,

Qu’un illustre Héros vous adore Maîtresse ?

Certaine conjecture en mon âme redit,

Ce que de révéler le respect m’interdit.

Madame, que l’oubli vous perde cette Idée,

Jadis sur l’apparence équitable guidée,

Ores que commettrait un impudique erreur,

Qui ne se sentait moins d’Amour que de fureur :

« Les choses ont leur temps, et quiconque outrepasse,

« Des Dieux et des humains mérite la disgrâce ;

Aux brutes on en fait juste comparaison,

Ainsi que hors du trac divin de la raison.

MASÉE.

L’incurable douleur qui réside en mon âme,

N’en sortira jamais que sous la froide lame,

Un Hymen désastreux m’achemine à la mort,

De laquelle dépend mon unique confort.

NÉPHÉLIE.

Hé ! bons Dieux, qui vous meut de poursuivre inhumaine,

Qui n’adore que vous ; d’une implacable haine ?

Préférant à l’amour de ce futur Époux

L’aiguillon de la mort, si redoutable à tous ?

Madame, purgez-vous cet humeur frénétique,

Dépouillez, dépouillez une rancœur inique,

Sa fervente amitié vous oblige à l’aimer,

Vu même qu’il n’a rien qui se puisse blâmer.

MASÉE.

Je ne le hais pas tant comme je le désire

Séparé de mes yeux, objet de mon martyre.

NÉPHÉLIE.

Loin de se séparer, unis dorénavant

Vous n’êtes plus qu’une âme en deux corps se mouvant.

MASÉE.

La mienne vit ailleurs, et c’est à lui folie

D’espérer que douceur ou caresse me plie.

NÉPHÉLIE.

On ne peut au mari les faveurs refuser

Desquelles lui permet le mariage user.

MASÉE.

Mes faveurs glaceront sa plus ardente braise,

Si bien qu’il connaîtra que j’en reçois peu d’aise.

NÉPHÉLIE.

Une femme d’honneur accorde son désir

À toute chose à quoi l’Époux prendra plaisir.

MASÉE.

Oui quand un mariage exempt de violence

Tient les affections justes dans la balance.

NÉPHÉLIE.

Il ne vous a de force enlevé ravisseur,

Votre Père daignant l’élire successeur.

MASÉE.

Cruelle élection, cruelle, et tyrannique,

Qui dessus une gêne éternelle m’applique.

NÉPHÉLIE.

Mais heur incomparable à qui le sait goûter,

Et qui sait que pouvait l’alliance apporter,

L’alliance étrangère, et d’un peuple farouche.

Que l’ambition plus qu’aucune amitié touche.

MASÉE.

La maligne ignorance aux vertus parle ainsi.

NÉPHÉLIE.

L’amère volupté n’a qu’elle de souci.

MASÉE.

Ces contrariétés accroissent mon envie.

NÉPHÉLIE.

N’importe, je la vois de nul effet suivie.

MASÉE.

L’aveugle que conduit le frein de l’univers,

Produit en moins d’un rien des effets plus divers.

NÉPHÉLIE.

Prenez garde qu’aucun ces paroles n’entende.

MASÉE.

Que le monde assemblé les sache je demande.

NÉPHÉLIE.

Le Roi se fâcherait, votre Époux offensé,

Déférant son amour, si mal récompensé.

MASÉE.

Je me dois bien fâcher, la première offensée,

Dont la langue ne peut démentir la pensée.

NÉPHÉLIE.

Avisez de changer et de front et de cœur,

Voici venir l’objet indigne de rancœur,

Voici votre Adimache, à qui la face gaie,

Rien que d’apprivoiser vos cruautés n’essaie.

MASÉE.

Ha ! Monstre que tu m’es effroyable d’abord,

Que ne vois-je en ton lieu l’image de la mort ?

ADIMACHE.

Âme de mes désirs, Soleil de ma lumière,

Qui fais honte aux beautés de la Dive écumière,

De quoi t’entretiens-tu, dis de grâce, m’Amour ?

Possible du penser heureux de ce beau jour,

Qui va de nos moitiés parfaire l’harmonie ;

Qui d’attente me tue, encores que finie,

Je l’appelle finie, à cause que demain

L’Hymen dans ses vergers nous tire par la main,

Vergers remplis de miel plus doux que les Avettes

Ne pillent au Printemps sur le sein des fleurettes,

Comment morne, songearde, et blême de couleur ?

Sens-tu quelque accident de secrète douleur ?

Je me doute que c’est, la honte virginale

Te dérobe la voix, et te rend ainsi pâle,

Ne crains point, ne crains point, oyant franchi le pas

Tu voudrais remourir souvent de ce trépas.

MASÉE.

Triste à la vérité, ma faute je confesse ;

Que l’imprudence fait un égout de tristesse,

Non sur autre sujet que d’un vu proposé,

Ains avec la langueur de ce corps composé,

J’approche d’épouser une tombe muette,

Ce seul point sur le seuil de la joie m’arrête.

ADIMACHE.

Dis tôt quel vu s’oppose à ma félicité,

Retirant mes esprits d’une perplexité.

MASÉE.

Hélas ! depuis ce temps la nocturne courrière

Accomplit dans le Ciel sa neuvième carrière,

Que détenue au lit malade, sans espoir

D’aucune guérison, dans l’Orque j’allais choir,

Quand d’une Âme dévote à Diane je voue,

Pourvu que de mes jours la trame se renoue,

Lui promettant ce corps impollu conserver,

Tant que l’on vit notre an du Soleil s’achever ;

Or trois maisons encor à sa course défaillent,

Qui de pleurs, de soucis, et de peurs me travaillent,

Hélas ! qui ne craindrait de mentir frauduleux

En un si grand bienfait, et si miraculeux ?

Par lequel je jouis de la lampe éthérée,

Donc ne me déniez une grâce assurée

D’accomplir ce qui reste à mon vu de ce temps,

Tous vos désirs après je les rendrai contents,

La triple Déité de Diane offensée

Vous punirait, ma voix plaintive repoussée,

Telle contrainte en moi nourrissant le remords,

Qui ferait de ma vie une suite de morts.

ADIMACHE.

Dures extrémités où tu réduis mon âme

Sur le point d’apaiser les ardeurs de sa flamme,

Sur le point de mouiller l’ancre au port désiré,

Sur le point de jouir du bonheur aspiré,

Tu jettes de nouveau de l’huile dans ma braise,

Tu me veux éloigner de la rade, mauvaise ;

Opposant un nuage au devant de mon heur.

Qu’estimes-tu de moi à la parfin meilleur,

Sinon que me trouver dans le terme une cendre ?

Te croire, est à l’arrêt de ma mort condescendre.

Quelque feinte cachée excogite ce vœu,

Toujours à mon amour ingrate je t’ai vu,

Qui ne viens qu’à regret compagne de ma couche,

La candeur de ma foi nullement ne te touche,

Que ta rancune au moins découvrît son motif,

Afin de t’apaiser, et n’être plus craintif.

MASÉE.

À tort mon amitié suspecte vous demeure,

Un changement de sort ainsi que de demeure,

Tirée à l’impourvu hors du sein paternel,

Outre un soin d’observer ce vu si solennel,

M’attristent jusqu’à tant, que peu à peu resoute,

Vous et moi sortirons et de peine et de doute.

ADIMACHE.

Python, qui de ta bouche a choisi le séjour,

Me persuaderait la nuit être le jour,

Je veux ce qui te plaît, dévot je ne respire,

Que l’honneur d’un vassal chéri de ton Empire,

Résolu de te vaincre en mon humilité,

Attendant à jouir ce siècle limité.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LEUCANOR, MESSAGER, LONCATE

 

LEUCANOR.

Une extase ravit de merveille profonde

Mes esprits, que parmi les Citoyens du monde

Nul jusqu’ici connu par la postérité,

Le nom parfaitement d’heureux n’a mérité ;

Fortune, ou le destin moteurs de notre vie,

Impriment sur chacun la dent de leur envie,

Nous clochons imparfaits d’un ou d’autre côté,

Et Jupiter nous a telle espérance ôté,

Seul de qui la grandeur onques ne diminue,

Seul de qui la splendeur prospère continue,

Entre les Rois qu’il a son image commis,

Pour modérer le frein des grands peuples soumis,

Avantagé de biens, d’amis, de renommée,

Ma trame s’en allait heureuse consommée,

Paisible florissant d’honneurs et de pouvoir,

Prince autant fortuné que le Soleil pût voir,

Si la nécessité de laisser en ma place

Vif qui me succédât allié de ma race,

N’eût mis la jalousie au cœur d’un étranger,

Qui voudra du refus enduré se venger,

Jaçoit qu’injustement, vu le peu d’apparence,

Qui fût de lui donner un droit de préférence,

Dissemblable de mœurs, dissemblable de biens,

Bref, le favorisant, j’étais cruel aux miens ;

En qualité de père, et de Roi, j’ai ma fille

Pourvue d’un Époux digne de sa famille,

Vertueux, opulent, de mon peuple affecté,

Le salut du pays en cela respecté :

Mais ce Scythe éconduit d’une telle demande

Ne faudra d’implorer sa nation brigande,

Amie du discord, accoutumée au sang ;

Si que de sa fureur mon Royaume n’est franc,

Tributaire asservi sous l’effort de sa rage,

Ha ! ce soin me bourrelle affaibli de courage,

Il me semble ja voir ces vagabonds épars

Nos terres envahir de flammes et de dards,

Il me semble ja voir ces Tigres sanguinaires,

Encontre mes sujets saillir de leurs repaires,

Dessur tel doute oyant des espions transmis,

Qui l’état rapporté de ces cauts ennemis,

Nous donnent le loisir de garnir la frontière,

Et à leurs cruautés poser une barrière.

Hélas ! que ce labeur survient mal à propos,

Cassé d’ans qui n’ai plus besoin que de repos,

Qu’Æacque l’impiteux à son parquet ajourne ;

Voici l’un de nos gens dépêché, qui retourne,

Éperdu de frayeur conçue en ses esprits,

Raconte vitement ce que tu as appris ?

MESSAGER.

SIRE, ta Majesté n’attende que la guerre,

N’avise, et au plutôt, qu’à défendre sa terre,

Arsacome outragé souffle à sa nation

Un flambeau de fureur et de sédition,

L’anime à se venger de l’injure commune ;

Jusques là transporté de fiel et de rancune,

Que sur le cuir de bœuf en suppliant assis,

On voit autour de lui d’escadrons épaissis,

En armes s’amasser file à file, de même

Que s’il tenait le lieu de Monarque suprême,

Tous viennent à l’envi lui offrir du secours,

Ta prévoyance donc à elle ait son recours.

LEUCANOR.

Ce gros flot ne fera que crever au rivage,

Telle animosité nous ôte de servage,

Justement révoltés du joug de ces méchants,

L’impieté, la fraude en leurs âmes cachants,

Frelons qui le travail dévorent des Abeilles ;

Qui nous ont surchargés de peines nonpareilles,

Moi, je mourrai premier donnant l’épée au poing

Où je reconnaîtrai qu’il en sera besoin,

Ne le vaut-il pas mieux, que miné de vieillesse,

Mon peuple sous le joug de ces Tigres je laisse ?

Ô iniques cent fois, et privez de raison,

Qui de ce déloyal croyez la trahison !

Qui m’avez réputé coupable de votre ire,

Avant que de vouloir du passé vous instruire ;

Qui plus que les Dragons pleins de férocité

Vous armez contre moi sans l’avoir mérité ;

Doutez-vous inhumains que Jupiter n’élance

Son foudre punisseur sur telle violence ?

J’espère que du moins nos guérets engraissés

D’une pile de morts veufs d’âmes délaissés ;

Les neveux frémiront au récit de l’histoire ;

Mais rends-moi de leur camp la forme plus notoire,

Expose quel amas se fait de l’ennemi,

Car je n’ai ton message entendu qu’à demi.

MESSAGER.

Chez ce peuple félon s’observe une coutume,

Que tout homme pressé d’angoisseuse amertume

Qui se veut ressentir d’un outrage souffert,

Courra de plage en plage à ces amis offert,

Où sur un cuir de bœuf assis en pleine vue ;

Après l’occasion de sa complainte sue,

Leur secours mutuel imploré, chacun d’eux

Ne croit rien d’illicite, et rien de hasardeux

Pour venger son injure obligé de le faire,

Tant cette prière à de force volontaire,

Tant elle a d’efficace, et de religion

À l’endroit des amis parmi la nation ;

De sorte qu’en peu d’heure une troupe se crée

Effroyable de nombre, invincible et sacrée,

Notre Adversaire enceint ja de plusieurs milliers,

À qui sont la rapine et le sang familiers,

Résolus de venir fondre sur le Bosphore,

Comme un Torrent des Monts qui les plaines dévore,

Qui noie les troupeaux, et les jaunes guérets

Enrichis de l’espoir nourricier de Cères.

LEUCANOR.

Ainsi les inhumains à ces Corbeaux ressemblent,

Qui sur une charogne à l’impourvu s’assemblent,

Guidés par le premier qui croasse dans l’air,

Ainsi se laissent-ils de fureur aveugler,

Brigands de même humeur qui n’aiment que la proie,

Que le rapt exercé sur un voisin soudoie.

Regardons d’opposer à l’orage grondant

Les effets d’un conseil salutaire et prudent.

Prévenons l’ennemi avant qu’il nous prévienne.

Ha ! si je recouvrai la vigueur ancienne,

Prompt à exécuter le dessein pourpensé.

Mais quelqu’un en habit étranger avancé,

Conduit par mes Soldats, un Scythe représente,

D’Ambassadeur sa suite au reste suffisante,

Ne présage rien moins que quelque Avant-coureur

De Mars, nous annonçant la prochaine fureur.

LONCATE.

Le los de ta vertu, Monarque du Bosphore,

Qui court de l’Orient jusqu’au rivage More,

Du Midi jusqu’à nous, m’afflige tellement,

(Ainsi tout animal tire à son élément,)

Que je viens révéler à ta bonne fortune,

Le péril résulté d’une inique rancune ;

Révéler serait peu, j’apporte en même temps

De quoi tu dompteras un orgueil de Titans ;

Mais l’affaire de soi mérite qu’on le traite

Seul à seul en privé d’une façon discrète :

Commande donc aux tiens de se tirer à part,

Ma sûreté le veut, qui court un grand hasard.

LEUCANOR.

Pourvu qu’il ni ait point de fraude en ta parole,

Ce renom que tu dis qui par le monde vole,

Ne te trompera point en ce service fait,

Tu verras si je sais reconnaître un bienfait.

Soldats qu’on se retire, allez plus loin m’attendre,

Personne nos discours ores ne peut entendre ;

Déclare franchement ce qui t’amène ici.

Qui sont ces ennemis qui m’en veulent ainsi,

Ta nation, ton grade, et sur quelle créance

De me voir inconnu tu portes assurance.

LONCATE.

Scythe de nation, je ne mentirai point,

Toujours du sentiment de la justice époint,

Qui sais de notre gent la crédule manie,

Et qu’un pipeur mensonge à son gré la manie,

Refusé de ta fille, et banni de ta Cour,

Sache pour y pourvoir, qu’Arsacome au retour,

Réduit au désespoir, que sa gloire insensée

Du mérité guerdon tu as récompensée,

Sous un bruit supposé de révolte t’a mis

En discorde chez nous, ores tes ennemis.

Le scélérat amasse une force effroyable,

Qui de te ruiner propose impitoyable.

J’ai de tout mon possible essayé d’amortir

Ce flambeau de discorde, avant que t’avertir,

Informons mes amis, disais-je à l’assemblée,

Murmurant de fureur comme une mer troublée ;

Examinons le fait de ce Prince allié,

Qui ne se fera tant, je m’assure, oublié,

Qu’outrager sans sujet, de guet à pend offendre

Celui qui désirait sur sa charge entreprendre,

Mes raisons de beaucoup refroidirent l’ardeur ;

Toutefois le crédit de ton Ambassadeur

L’emporta dessus moi navré dans le courage,

Pour n’avoir peu calmer ce factieux orage,

Pour n’avoir moyenné, que l’on pût à loisir

Des différents émeus quelque arbitre choisir,

À quoi plus de discours ? Arsacome n’aspire,

Qu’en la fin de ta vie étouffer ton Empire,

Projet qui d’apparence ébranle ton état,

Si par moi tu ne veux étouffer l’attentat ;

Si ma dextre au besoin ne te sert d’un Hercule,

Qui tranchât tous les chefs de l’hydre qui pullule,

Qui tranche tout d’un coup la cause du discord,

Et de nos nations renouvelle l’accord.

LEUCANOR.

L’expédient ami, le meilleur que je sache,

Consiste d’éviter une paresse lâche,

Consiste à repousser la force par l’effort,

Aux armes préparé se résoudre à leur sort.

LONCATE.

Ta Majesté prudente à su d’expérience,

Que notre Gent excède en guerrière science,

Elle n’a redoutable, exercices, ébats,

Que ceux accoutumés des Martiaux combats,

L’affronter de la sorte est courir à sa perte,

Reçoit l’occasion moins périlleuse offerte.

LEUCANOR.

L’occasion de rompre un servage honteux,

Ne peut que renvoyer ce dommage sur eux,

Sur les tiens infracteurs d’une paix volontaire,

Qu’une valeur dispense à tout mal téméraire.

LONCATE.

Si sans hasard je puis t’en faire triompher,

Quel besoin auras-tu de recouvrir au fer ?

LEUCANOR.

Tel œuvre assez pénible à la puissance humaine,

Par une seule dextre à sa fin ne se mène.

LONCATE.

Celle-ci n’entreprit onc dessus son pouvoir.

LEUCANOR.

Monarque qui ferais sa Scythie mouvoir,

Souverain reconnu de ce peuple farouche,

Je croirais ce propos avancé de ta bouche ;

Mais ceux qui sont régis par la communauté,

Qui n’observent de lois sinon la cruauté,

L’apparence que toi ce désordre termines ?

Que tu donnes le mors à tant d’âmes mutines ?

Zéphire auparavant chez vous irait lever,

Affranchis désormais des rigueurs de l’Hiver.

LONCATE.

Prend que je sois chez eux de tous le plus infime.

Une dextre au besoin s’emploiera magnanime.

LEUCANOR.

Qu’exploiterait un bras sur ce peuple infini ?

LONCATE.

De moindres ont des maux plus à craindre fini.

LEUCANOR.

Donne donc l’instrument requis à ce prodige.

LONCATE.

Telle grâce conjointe à une autre t’oblige.

LEUCANOR.

Ignare du service en promettre un guerdon,

Serait mettre sa foi légère à l’abandon.

LONCATE.

Je déracinerai la semence des guerres,

Pourvu qu’une parole à mon gré tu desserres.

LEUCANOR.

Éclairci le moyen, l’apparence en cela,

De promettre ignorant qui me tire de là ?

LONCATE.

D’Arsacome la tête en tes mains parvenue,

N’auras-tu dissipé les brouillards de la nue ?

LEUCANOR.

Le coup exécuté je consens de mourir.

LONCATE.

Je ne te voudrais pas à tel prix secourir.

LEUCANOR.

Que me demandes-tu de capable salaire ?

LONCATE.

Je ne l’ose exprimer craignant de te déplaire.

LEUCANOR.

Ta crainte me mettrait importune en soupçon.

LONCATE.

Un respect véritable use de la façon.

LEUCANOR.

Laisse à part ce respect, ma Couronne exceptée,

Je signe de mon sang ta requête acceptée.

LONCATE.

Après l’œuvre accompli, je te requiers, Grand Roi,

Berite ta puinée en conjugale loi.

LEUCANOR.

La récompense est haute.

LONCATE.

Ainsi que le courage

De celui qui le dit ennemi du langage.

LEUCANOR.

Toutefois libérant mon pays du danger,

Tu mérites beaucoup, on ne doit t’étranger.

Assuré d’un serment, il faudra sans demeure,

Que Clothon me prévienne, ou qu’Arsacome meure.

LEUCANOR.

Tous les Monstres défaits par ce brave Thébain,

Que n’obligèrent tant d’un coup le genre humain,

Que toi du scélérat punisseur mémorable,

Deux peuples maintenus en leur paix équitable,

Deux peuples jouissants d’un repos mutuel,

Que va rompre l’orgueil de ce Monstre cruel.

LONCATE.

Un siècle s’est passé depuis que magnanime

J’épie de sa mort ce sujet légitime,

Depuis que je voulus trébucher aux Enfers

L’orgueilleux qui te veut asservir sous ses fers ;

Résous-toi, car au point de la sienne ravie

Tu mets en sûreté ta province et ta vie.

LEUCANOR.

Résout, oui je promets te délivrer à femme

Perithe aussi soudain qu’expirera l’infâme,

Un exécrable chef d’échange le reçoit,

Vois de me l’apporter à tel prix que ce soit.

LONCATE.

Cela ne manquera, je le puis à mon aise,

Sans plus ta Majesté je prierai qu’il lui plaise,

L’accord ratifier dans le Temple de Mars ;

Or de peur que le bruit s’en divulguât épars,

Seuls devant son Autel nous jurerons ensemble.

LEUCANOR.

Dieux ! que veut cet horreur dont subite je tremble ?

Un glaçon de frayeur se glisse dans mes os,

Le portrait de la Parque en mon âme est enclos ;

Célestes ! détournez ce funeste présage,

Dessur nos ennemis s’éclate son orage,

Or entrons dans le Temple, et vous gardez exprès,

Qu’aucun sans privilège approche de plus près.

CHŒUR DE SOLDATS.

Souvent l’extrême confiance
Aux grands Rois la vie a coûté,
Qui de tous se voit redouté,
De tous doit être en défiance ;
Vu qu’à mille aguets ennemis
Un Diadème l’a soumis.

Autrefois l’aîné des Atrides,
L’orgueil d’Ilion rué bas,
Servit de furieux ébats
À ses adultères perfides,
Surpris au milieu d’un festin
Il cède à son cruel destin.

Saturne Monarque du monde,
Mortel jadis, n’aurait-il pas
Par ses fils souffert le trépas ?
Du Ciel, de la terre, et de l’onde
Relégué dedans les Enfers
Et contraint de gémir aux fers.

Ensuite Jupiter lui-même,
N’a-t’il envié de ces Dieux,
Presque du Trône radieux
Perdu l’autorité suprême ?
Tant ce Monstre d’ambition
Fait sur tous peu d’exception.

Le Sceptre, à quiconque le porte
File des périls infinis,
Et souvent les jours sont finis
Aux grands Rois d’une étrange sorte,
Leurs peuples orphelins laissés,
D’ennuis et de maux oppressés.

Combien donc erre la prudence
De notre Roi qui ne craint pas
Seul à seul de goûter l’appas
D’un ennemi, que l’impudence,
L’orgueil, et la déloyauté
Tiennent suspect de cruauté ?

Hélas le Pourpre, la Tiare,
Et ce titre n’émoussent point
Ce dard fatal qui nous époint
Brandi de la Parque barbare ;
Mais voici ce Scythe qui sort
À demi furieux du port.

LONCATE.

Ce Pavot sourcilleux trébuché de sa cime,

Je veux contre l’humeur qui me suit magnanime,

Si bien dissimuler, que les siens abusés

Ne puissent notre fuite empêcher opposés :

Enfants le Roi par moi derechef vous commande,

Que l’abord à chacun du Temple se défende,

Jusqu’à perfection de ses vous proposez,

Vous au salut commun de son peuple avancez,

L’infracteur subira la peine capitale,

Courage, une frayeur de puissance Royale,

Leur impose silence, et leur glace le sein,

Toutes les Déités conspirent au dessein,

Fuyons assurément possesseurs d’on trophée,

Sous lequel gît l’audace adversaire étouffée,

Jaçoit que le mourir, ce chef-d’œuvre parfait,

Nulle appréhension désormais ne me fait.

 

 

Scène II

 

MASÉE, seule

 

Beau Soleil des vertus, que constante j’adore,

Arsacome imploré de mon fervent amour,

Pourrais-tu me quitter sans espoir de retour ?

Pourrais-tu me quitter, moi ton âme demie ?

Moi qui ne parus onc de tes feux ennemie ?

Moi que les Astres fiers de notre aise jaloux

N’ont encor peu résoudre à prendre un autre Époux ?

Témoin ce vœu loyal supposé, qui te garde

Ma virginité pure, et qui seul te regarde,

Qui proche d’expirer conjure ta valeur,

Impuissante réduite à l’extrême malheur,

Extrême voirement puis que je touche l’heure,

Où faute de secours, conviendra que je meure ;

Car nul autre, fût-il exprès venu des Cieux,

Ne me dépouillera ce bouton précieux,

Tienne, quoi qu’un rival, et un Père me brasse,

Je te réserverai pudique cette place.

Hâte-toi mon souci, de la prendre, premier,

Que contrainte je pousse un fer dans le gosier,

Remémore piteux les œillades reçues,

Éclairs avant-coureurs de mes flammes conçues,

Venge, tu l’as promis, l’outrage d’un refus,

Qui chez les tiens, hélas ! te renvoie confus ;

Au défaut contre toi j’atteste Cythérée,

Que tu perds de plein gré la victoire assurée,

Que tu m’auras trahie, inflexible au trépas,

Et que me posséder tu ne méritais pas.

Ah ! cruel un oubli de ta Dame fidèle,

Où l’inique rancœur te veut séparer d’elle,

Ton amour se perdit en me perdant de l’œil,

Et le mien de guerdon n’espère qu’un cercueil.

 

 

Scène III

 

SACRIFICATEUR, SOLDAT

 

SACRIFICATEUR.

Ô Triste ! ô effroyable ! ô piteuse aventure !

Ô prodige incroyable à la race future !

Ô cruauté du Ciel, des Dieux, et des humains !

Mettre dessus un Roi ses parricides mains !

L’immoler dans le Temple, ainsi comme une hostie ?

Or cruel sacrilège ! ô Barbare Scythie !

Ô Soldats paresseux ! coupables de sa mort,

Ne craignez-vous qu’on peuple orphelin de support,

Vous démembre ? vous donne à sa fureur en proie ?

Sus qu’à r’atteindre au moins le meurtrier on s’emploie,

Dépêchez, prévenez la fuite du méchant,

D’évader in puni à cette heure tâchant.

SOLDAT.

Pontife révéré, quel périlleux esclandre

Dis-tu dessus nos chefs de naguères descendre ?

Qui nommes-tu l’auteur ? et en quoi pouvons nous

Blâmable[s] encourir l’aigreur de ton courroux ?

SACRIFICATEUR.

Le Roi gît étendu par votre négligence.

SOLDAT.

Ô trahison maudite !

SACRIFICATEUR.

Et demande vengeance.

Noyé dedans son sang, tel qu’un gros fleuve épars

Qui le Temple polu baigne de toutes parts.

SOLDAT.

Ô perte irréparable ! Ô crédule Monarque,

Tu te jettes toi-même ès griffes de la Parque,

Las ! à juste raison le cœur nous prédisait,

Que ce jour désastreux le dernier te luisait,

Que ce Monstre masqué d’une feinte blandice

T’attirait imprudent au lieu de ton supplice.

SACRIFICATEUR.

Le traître scélérat a bien eu le loisir,

Voire à son point a su l’occasion choisir ;

Jusques à nous ravie en signe de conquête,

Le sacro-saint dépôt de sa Royale tête ;

Celui qui ce Bosphore a dominé jadis,

Qui jeta l’épouvante au sein des plus hardis,

N’est plus qu’un tronc sans âme, abattu contre terre,

Pareil à ces grands Pins ébranchés du tonnerre ;

Mais comment n’avez vous craintifs de l’accident

Pu de notre Soleil divertir l’Occident ?

SOLDAT.

Réduits à ne passer sa sévère défense,

Ignares nous avons toléré cet’ offense,

Aveugle du futur ce Prince généreux,

Maintenant compagnon des Mânes bienheureux ;

Ferme sur un appui de bonne conscience,

Qui de tous concevait une égale fiance ;

Qui désira séduit, (il est à présumer,)

En présence des Dieux quelque accord confirmer,

Faire ce qu’il jugeait utile à la patrie,

Prié par l’imposteur de certaine industrie ;

N’a voulu qu’à l’Autel aucun suivît ses pas,

Enjoignant au contraire à peine du trépas,

Que loin d’eux écartés notre troupe prît garde

À ce que nul ne vint les troubler par mégarde,

Toi seul favorisé d’un privilège saint,

D’un pouvoir absolu l’ordonnance as enfreint.

Ah ! qu’à ma volonté la puissance divine

T’eût le désir plutôt soufflé dans la poitrine.

Las ! tu rompais le coup à cette trahison,

Ton ombre de ce coup portait la guérison.

SACRIFICATEUR.

Ah ! que l’homme emporté de son sang qui l’abuse

Sujet à des malheurs rend mon âme confuse,

Comme il ne peut gauchir à son mauvais destin,

Plus sujet à périr que la fleur du matin.

Or ces regrets laissés à une heure opportune,

Animez-vous amis de pieuse rancune,

Faites que diligents on trouve ce voleur,

Eût-il à son secours l’enfer pour receleur,

Que l’on tire de lui dessous une torture,

Quels ennemis auront suggère l’imposture.

SOLDAT.

Allons, les justes Dieux pour telle impiété

Ne permirent jamais de fuir à sauveté.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

MACENTE, ADIMACHE, MESSAGER

 

MACENTE.

Amplement informé par ce rapport fidèle,

Que Loncate un Alcide, un précieux modèle,

Imitable à tous ceux qui se nomment amis,

Ce Tyran châtié comme il avait promis,

Va triompher chez nous, retourne plein de gloire,

Le chef de l’orgueilleux confirmant sa victoire,

Que sa dextre vaillante à malgré les hasards

Séparée du corps dans le Temple de Mars.

Tel exploit surpassant toute prouesse humaine,

Veut tirer en second mes pas dessus l’arène,

L’ardeur de succéder m’allume tout le sang,

Qui dois pour un ami m’exposer à mon rang ;

Douteux du même sort, non du même courage,

Cela dépend de vous, autrices de l’ouvrage,

Clémentes Déités, faciles à pitié

Vers le nœud qui vous plaît d’une sainte amitié ;

Faites donc arriver heureuse à son issue,

L’entreprise hardie en mon âme conçue,

Non hardie autrement, qui poissera l’effort,

Mais qui traîne faillie une honteuse mort,

Mais qui privé d’espoir de montrer sa vaillance,

Sans los me précipite an séjour du silence,

Sans los ? non je m’abuse, ou manquera l’effet,

La bonne volonté ce chef-d’œuvre parfait,

La bonne volonté supplée à l’impuissance

Il me suffit assez qu’on en ait connaissance,

Et l’aise de plier sous ce faix glorieux,

Vaincu m’a satisfait comme victorieux,

Tourné de quel côté que veut la destinée.

Ah ! voici de ce Duc la remarque donnée,

Sorti de son palais à peu de suite, il faut

Prendre ce dont le sage au besoin se prévaut,

L’occasion d’un temps opportun ménagée.

Ma foi qui te demeure, ô grand Prince, engagée,

Comme proche parent de ton beau-père mort,

Encores qu’inconnu, et d’un étrange bord,

Conduit mes pas exprès en ce lieu pour te dire,

Que le Bosphore élu successeur te désire ;

Réclame le secours de ta clémence, afin

Que cent discords naissants factieux prennent fin ;

Vu même qu’Agripate envieux de ta gloire

Aspire à la Couronne, et s’en veut faire accroire.

Donc ta prudence coure à ce feu, mais soudain

De peur que l’eau tardive on épanchât en vain.

ADIMACHE.

Bons Dieux ! qu’ai-je entendu ? quelle horrible merveille

Me transit de frayeur, et frappe mon oreille ?

Leucanor ce Monarque à qui jamais Clothon

Ne devait achever le fatal peloton,

Digne de s’affranchir du tribut de nature,

À mon déçu poussé dedans la sépulture ?

Surpris de l’accident, je ne le croirai pas,

Qu’éclairci du sujet qui hâte son trépas.

MACENTE.

Le chétif prévenu d’une embûche homicide

A soupiré son âme.

ADIMACHE.

Et qui du parricide

Se divulgue l’auteur ?

MACENTE.

Un Scythe frauduleux,

Assassin pratiqué du rival orgueilleux,

Qu’offensa jusqu’au vif ta juste préférence,

Tu sais trop le surplus de pareille occurrence.

ADIMACHE.

Ah ! cruel souvenir, triste remémorer,

Qui coupable contraint mon âme de plorer !

Las ! Hélas ! pauvre Roi autre ne te dévale,

Que moi devant tes jours en la demeure pâle,

Je suis de ton malheur l’origine, je suis

L’organe qui te pousse aux éternelles nuits,

Combien te valait mieux rencontrer un vipère,

Qu’indigne m’honorer du titre de beau-père ?

Ombre sainte, de grâce apaise ton courroux 

Je te proteste ici de bon cœur à genoux,

Mourir, ou bien venger ta regrettable perte,

Tu te verras dans peu mainte Hécatombe offerte,

De ces chiens affamés, de ces traîtres bourreaux,

Exposés à milliers pâture des Corbeaux.

MACENTE.

Mis en possession de ce nouvel Empire,

Une vengeance lors équitable respire,

Tant de peuples en un paisibles sous ton frein,

D’affronter hardiment ce barbare ne craint,

Tu en viendras à bout, mal tranquille au contraire,

Pour les tiens divisés tu ne le saurais faire ;

La force de Monarque à mon opinion,

Principale pendant de semblable union.

Paravant que vouloir davantage entreprendre,

Sa province d’abord pacifique il doit rendre.

ADIMACHE.

J’approuve ce conseil en matière d’État,

Et ne hésite plus sinon sur l’attentat

Caché ne plus ne moins que chose indifférente,

Au lieu que la rumeur deçà, delà courante,

Toujours de ses pareils divulgue le destin,

Que leur trépas ne peut demeurer clandestin.

MACENTE.

Peu de difficulté pour ce regard t’arrête,

Car le bruit éclatant du tonnerre s’apprête,

Crevé tu l’entendras à la fois dévaler,

Qui transira d’horreur les Cieux la terre et l’air.

MESSAGER.

Que broyé malheureux d’un tourbillon de foudre

Ne puis-je devenir une muette poudre ?

Plutôt que de servir infortuné Corbeau,

Plutôt que d’annoncer ce lugubre tombeau.

Hélas ! y repensant je demeure une Idole,

Veuve de sentiment, de pouls et de parole,

Ô malheur exemplaire aux grands de l’univers,

Que la fortune abat du plus faible revers.

ADIMACHE.

Hors de doute voilà ma crainte confirmée,

Ce meurtre injurieux grossit de renommée ;

Avance Messager, et dis subitement,

De quiconque la mort tu plains tacitement,

Selon que sur l’indice à peu près on remarque,

Tu nous viens annoncer la perte d’un Monarque.

MESSAGER.

Immobile d’effroi, de regret, de douleur,

Je ne sais comme il faut exprimer ce malheur.

ADIMACHE.

Réveille tes esprits plus mâle de courage,

Impatient d’humeur j’abhorre le langage.

MESSAGER.

Las ! ce grand Roi qui fut le bonheur des humains,

Capable de l’Empire acquis aux trois Germains,

Traitement massacré d’un barbare infidèle,

Possède ores là haut une place nouvelle,

L’Empire du Bosphore a perdu son appui,

Et hormis toi n’a plus de ressource après lui.

MACENTE.

Tu ne révoques plus en doute ma nouvelle,

Que de la même sorte un inconnu révèle.

ADIMACHE.

L’extrémité du deuil m’empêche de pouvoir

Réciproquer vers toi d’un parent le devoir,

Grâce à quelqu’autre temps non sans fruit différée,

Grâce que je réserve au bienfait mesurée :

Toi poursuis le narré du désordre avenu,

Comment le peuple s’est affligé maintenu,

Ce qu’il médite à l’heure, et qui plus téméraire

Désire m’usurper un Sceptre héréditaire.

MESSAGER.

Qui voudra s’arrêter à la pluralité,

Tous les plus gens de bien de toute qualité,

Obligés au défunt par mutuelle grâce,

Ne permettront le Sceptre étranger de sa race,

T’attendent de pied coi présomptifs héritier,

Qu’il voulut à son sang lui-même apparier,

Joint les rares vertus que le Ciel te prodigue,

Certain ambitieux sous une sourde brigue

Ternirait volontiers la splendeur de leur foi,

Mais trop faible de reins il ne peut rien de soi,

Ta présence suffit à réduire en fumée

Tels complots qui n’ont point de racine germée,

Sur l’arène semez, bref qui nuls de valeur

Ne lui présagent rien que honte, et que malheur.

ADIMACHE.

Résolu d’employer l’extrême promptitude,

À ranger de bonne heure un peuple en servitude,

Calmant les flots émus de la division,

Nos factieux surpris à leur confusion.

Reste que ce voyage au possible je presse,

Pour attirer les cœurs, suivi de ma Maîtresse.

MACENTE.

Prudence merveilleuse ! attendu qu’elle fait

Plus qu’un monde guerrier la conduite d’effet,

Que de son Géniteur la revivante Image,

Chacun vous prêtera le volontaire hommage.

Or débile tu sais qu’elle ne pourrait pas

En même diligence accompagner tes pas ;

Avise là-dessus ta grandeur prévoyante,

S’elle se veut servir de ma main foudroyante,

Contre tes ennemis qui paraîtront d’abord,

Où n’étant pas besoin d’un belliqueux effort,

Je te ramènerai ta moitié bien-aimée,

Du déçu paternel par ma bouche informée.

ADIMACHE.

Demeure à me garder ce dépôt précieux,

Comme proche parent, ce sera pour le mieux,

Vu que du peuple oyant déjà la bienveillance,

Je me l’étrangerais avec la violence.

 

 

Scène II

 

ARSACOME, LONCATE

 

ARSACOME.

Diffamé de renom c’est, fait, je ne vois plus

Ma lâcheté couarde, indigne que je vive,

Désormais, chers amis, de la clarté vous prive,

Une plainte de femme a désourdi vos jours,

Que le Ciel irrité regrettera toujours,

Misérable je suis pour l’accident frivole

D’un amour passager qui ne vaut la parole.

Je suis de votre mort le funèbre motif,

Pendant qu’à sûreté je me tire craintif.

Vous avez épanché vos âmes généreuses,

Trop cupides d’honneur, et trop aventureuses,

Car autrement, hélas ! depuis un si longtemps,

Que de crainte et d’espoir mes esprits sont flottants,

Qu’élancé de soucis votre attente me tue,

Depuis un tel exploit avorte, ou s’effectue,

Si du Ciel rigoureux l’arrêt l’ordonne ainsi,

Si je te précipite au Tartare noirci,

Couple en qui des amis s’éteindra la mémoire,

Couple qui sur l’oubli remportez la victoire,

Adonc Dires venez ceintes de Couleureaux,

Entrainant de l’Enfer tous les autres fléaux,

Qui ce corps déchiré s’emparent de mon âme,

Pour le rôtir là bas dans l’éternelle flamme :

Encor sera-ce peu ; mais un bruit survenu,

Ô favorables Cieux ! qui je vous suis tenu,

Celui dont l’entreprise au péril égalée,

M’avait plus de frayeur dans l’âme dévalée,

Retourne, si l’on doit le juger par les yeux,

D’espérance riant comme victorieux,

Ô désiré Loncate ! approche que j’embrasse

L’un des deux ornements de cette terre basse.

Qu’as-tu fait, parangon d’une vraie amitié ?

Macente vient-il pas ce tyran châtié ?

LONCATE.

Tu t’enquiers à la fois de choses différentes ;

De choses qui ne sont à un temps concurrentes,

Lève les yeux au Ciel d’une gaie ferveur,

Rend la louange due à sa haute faveur,

Un superbe ennemi te présente sa tête,

Tiens, vois si j’ai promis à faute la conquête.

ARSACOME.

Ô chef d’œuvre pieux, qui surpasse l’humain !

Que je baise cent fois ta vainqueresse main,

Que j’accole à souhait le plus vaillant du monde ;

Dieux ! faites qu’un bonheur l’autre effet lui réponde.

LONCATE.

L’auspice fortuné des labeurs entrepris,

Dont le plus difficile a remporté son pris,

Infère du plus grand au moindre même issue,

La toile d’un Ouvrier tant a dextre tissue.

ARSACOME.

N’en as-tu rien depuis ta victoire entendu ?

LONCATE.

De l’esprit et du corps à la fuite tendu,

Demande si l’oiseau qui sent venir l’orage,

Suspendu dans les airs se mire en son plumage,

Demande si j’ai du de mille morts enceint,

Sans relâche ramer jusques au port atteint ?

ARSACOME.

Pauvre Macente, hélas ! je crains que la fortune

Sur ton chef innocent n’éclate sa rancune,

Qu’elle prenne sur toi l’usure d’un bienfait,

Ainsi que l’inconstante assez souvent le fait.

LONCATE.

Au pis il souffrira le trépas magnanime,

Que tu ferais pour lui en cause légitime.

ARSACOME.

Détournez immortels ! le pire de nos maux.

LONCATE.

Ma vie pleigerait ce tien présage faux,

Or pensai-je qu’il t’eût mandé quelque nouvelle.

ARSACOME.

Impourvu l’autre jour, un espion fidèle

Me pria de sa part des troupes amasser,

Sur les fins où se doit son affaire passer,

Charge à l’heure plutôt que dite, exécutée,

Une élite à cela de guerriers députée,

Active à s’employer où il commandera,

Où la nécessité sa valeur guidera.

LONCATE.

Ainsi tient le Veneur sa meute disposée,

Attendant à lever la bête peu rusée,

Qu’elle enveloppe éparse au signal de la voix,

Et de l’airain creusé, résonant par les bois.

Crois qu’assuré du coup, le renfort il appelle,

Et ne retournera qu’amenant la pucelle.

ARSACOME.

Allons sur cet espoir aux Dieux sacrifier,

Allons de ta victoire or les remercier.

Après je te fais voir une armée en bataille,

Qui veut bon gré, mal gré, que de force on assaille

Ce peuple efféminé, le Bosphore habitant,

Onques peuple guerrier de soi ne promit tant.

 

 

Scène III

 

MACENTE, MASÉE, PAGE, TROUPE DE SCYTHES

 

MACENTE.

Un Océan de pleurs épreint de ta paupière,

Ne ressusciterait le défunt de la bière,

Depuis le premier jour nous courons au tombeau,

Le plus difforme autant comme fait le plus beau,

Le pauvre que le riche, et en cela n’importe,

Que ce soit d’une douce, ou violente sorte,

Puisque le clou fatal de la nécessité

Nous attache à la loi de telle adversité,

Puisqu’il faut de ce gouffre apaiser la furie,

Aux dépens celui-ci de ta race chérie,

Toi de ton Géniteur que la Parque a trahi,

Pour tenir l’univers en tremeur ébahi,

Perte à la piété naturelle sensible,

Mais qui d’ailleurs aussi me console au possible,

C’est qu’il nous laisse ici une Raine, d’où prend

Un Soleil de valeur son lustre le plus grand,

T’émeuvent ces raisons, et désormais remise

Laisse au sort du passé la querelle indécise,

Qui meurt d’âge a voulu ton père moissonner,

Et ne doit impiteux à aucun pardonner.

MASÉE.

Éteint selon le cours ordonné de nature,

Sa perte de beaucoup me semblerait moins dure.

MACENTE.

L’homme aveugle souvent invite son malheur,

Pour ne savoir choisir ce qui lui est meilleur.

MASÉE.

Hélas ! j’ai toujours cru, quoi que d’esprit débile,

La vindicte cachée au cœur de cet Achille,

Outragé d’un refus ne pouvoir s’écouler,

Qu’elle ne fît sur nous de l’esclandre rouler,

Un deuil depuis ce jour continu me dévore,

Veuve pendant l’hymen désastreux que j’abhorre.

MACENTE.

Heureuse toutefois, heureuse de tout point,

À un plus grand seigneur ton père t’à conjoint.

MASÉE.

Le vrai contentement de grandeurs ne procède.

MACENTE.

Le Scythe rien qu’un arc vertueux ne possède.

MASÉE.

Celui possède assez qu’illustre sa vertu.

MACENTE.

Pauvre femme abusée en quel erreur es-tu,

De le plus estimer riche du seul courage,

Que ton Époux qui peut mille fois davantage,

Duc et Roi maintenant à ton occasion ?

MASÉE.

J’accorde me tromper en ma suasion,

Arsacome pourtant est digne de ma flamme.

MACENTE.

Quelle perfection te le mît dedans l’âme ?

MASÉE.

Un secret de tel poids doit mourir là dedans.

MACENTE.

Coutume qui s’observe entre les plus prudents ;

Je t’avise au surplus que la mort paternelle

Du Scythe n’a rendu la dextre criminelle,

Certain de ses amis du défunt méprisé,

A fait ce lâche tour de rancœur maîtrisé.

L’un sans doute de ceux qu’en la Royale presse,

Véritable il nommait son unique richesse,

Encore où cuides-tu que le voyage tend ?

MASÉE.

Où fort peu de soulas pour un sceptre m’attend.

MACENTE.

Si premier Arsacome on trouvait d’aventure ?

MASÉE.

Je ne le trouverai que dans la sépulture.

MACENTE.

Posons que cela fat, pourrais-tu le revoir,

Et l’amour du passé ne te point émouvoir ?

MASÉE.

Onques je ne repus mon esprit de chimères,

Ce miel, hélas ! n’aigrit que me douleurs amères,

Mais désiste à penser par cet appas moqueur,

Savoir si je lui porte, ou amour, ou rancœur,

Du cas à Jupiter la connaissance due,

Secourez-moi, bons Dieux ! sans vous je suis perdue,

Une embuscade sort qui décoche sur nous.

MACENTE.

Elle te rend amie au sein de ton Époux,

Ne l’appréhende point, Arsacome t’envoie

Cette fleur de guerriers qui sa Dame convoie,

Lui de chef à ce rapt précieux m’a commis,

Ainsi que le meilleur de ses plus chers amis ;

Soldats, conduisez-moi cette pudique Hélène

Avec tout le respect que mérite une Reine,

Sans outrager aucun des siens, ou l’empêcher

De pouvoir autre part sa fortune chercher.

MASÉE.

Quel prodige est-ce ci ? quelle étrange merveille

Me dérobe la voix en me charmant l’oreille ?

Te revoir Arsacome ? Hélas ! avais-tu bien

À ta Dame daigné procurer tant de bien ?

MACENTE.

Paravant que Titan sa carrière accomplisse,

La foi t’apparaîtra de ce prudent Ulysse,

Qui d’astuce a vaincu les obstacles du sort,

A fait que votre amour triomphe le plus fort.

PAGE, seul.

Ô perfide complot ! ô Prince déplorable !

Ô d’un sexe parjure exemple mémorable,

Ravie elle nous fuit, ravie, mais comment ?

Moins de force beaucoup que de consentement,

Un barbare cruel demeure en sa pensée,

Les propos recueillis de sa bouche insensée

Affirment que jamais Adimache chétif

Son courage ne teint que de force captif,

Prêt de sortir des fers, l’occasion venue ;

Ô que les yeux voilez d’une éternelle nue

Ne me dispensent-ils, misérable ! d’aller

Ce diffame honteux à l’Époux révéler ?

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

L’OMBRE DE LEUCANOR, ADIMACHE, PAGE, CAPITAINE

 

L’OMBRE DE LEUCANOR.

Hore de la sombre horreur où règne le silence,

Un désir de vengeance équitable m’élance,

Moi qui pour t’élever à mon trône jadis,

Ai mes caduques jours par le fer désourdis,

Moi qui pour t’accepter préférable de Gendre,

Par un dol homicide en l’Orque fus descendre.

Désastre incomparable, et qui te suit de près,

Tes Myrtes d’Hyménée échangés en Cyprès,

Prévenu d’un rival qui possède ta femme,

Qui la fable te fait d’un suborneur infâme ;

Aussi ne devais-tu crédulement léger,

Commettre ce dépôt ès mains d’un étranger,

Le péril opposé de ma perte récente ;

Vu même que l’humeur de ce sexe inconstante

Penche toujours au change, et que dissimulant

Elle orne de sa couche un Scythe fraudulent,

Passe chez lui pudique, opprobre qui me donne

Le trépas à souffrir d’une mort plus félonne :

Venge donc averti de ce rapt attenté,

Ta honte, et mon trépas le moyen présenté,

Ores maître d’un peuple à qui ma race ôtée

Soufflera dedans l’âme une ardeur indomptée,

Qui chérit ma mémoire, impatient de voir

Les barbares sur lui tant d’outrages pleuvoir.

Use de sa colère, use de ta puissance,

Secouant désormais un joug d’obéissance,

Mille et mille trépas paravant préférés,

Que d’un honteux tribut les impôts tolérés.

Hâte-toi de courir aux armes de bonne heure,

L’assistance des Dieux mon oracle t’assure,

Dépêche je ne puis ici plus séjourner,

Au manoir des défunts contraint de retourner.

ADIMACHE.

Un spectre du sommeil sinistre m’épouvante

Spectre à la vérité, dont la cause mouvante

Ne dérive sinon du désir furieux,

Que j’ai de te revoir seul astre de mon mieux,

Parangon de beauté qui altères mon âme,

Qui sans cesse l’emplis de désirs et de flamme,

Qui jusqu’ici te plais de me voir langoureux,

Près de toi soupirer un martyre amoureux,

Ores ma pénitence à son terme venue,

Ainsi que ma grandeur au comble parvenue,

Qui ne découvrirait que ce Démon jaloux

Tâche à m’intimider, provoquant non courroux ?

Qui d’ailleurs doutera, de jugement si louche,

D’autant qu’un soin pressé de vengeance me touche

Résolu dans l’esprit mon état assuré,

D’expier d’un parent le trépas enduré,

Qui ne juge traçant le dessein d’une guerre,

Ce fantôme apparu me sourdre de la terre ?

Et déceptif offrir aux sens du somme pris,

Un ouvrage d’ardeur nonpareille entrepris ?

Quelquefois néanmoins le songe prophétiques

L’obscure volonté du destin nous explique,

Lors principalement qu’il pénètre chez nous

Par la porte de Corne avec un effet doux,

Tel que le mien reçu vers l’aube matineuse,

D’âme tranquille au corps plutôt que sommeilleuse ;

Masée désormais a trop outrepassé

Le temps de son voyage en l’esprit con passé,

Joint que le peu d’accès à celui qui la guide,

Condamne mon erreur d’imprudence stupide ;

Dieux ! je flotte battu de soucis différents,

Qui grossissent ainsi qu’un amas de Torrents,

Ainsi que l’onde croit par le Nord ébranlée,

Peu à peu furieux sur la plaine salée,

Ah ! que tu es amour craintif de ton humeur !

Mais quelqu’un épanchant une sourde rumeur,

S’achemine vers moi, un Page ce me semble,

Un de ceux de Masée, à mon aspect il tremble,

Un malheur survenu se lit dessus son front,

Et comme en désespoir les bras il s’interrompt.

PAGE.

Pardonnez, Monseigneur, à ce rapport infâme,

Que forcé je vous foi de n’avoir plus de femme,

La Princesse ravie, ô suprême malheur !

Est en possession maintenant d’un voleur.

ADIMACHE.

Que l’Érèbe gouffreux son barathre ne m’ouvre,

Que le Ciel ruineux ma vergogne ne couvre,

Entre tous les mortels l’opprobre et le mépris ;

Mais dis moi plus au long ce que tu as appris.

PAGE.

Ces yeux intimidés d’une crainte mortelle,

Crainte dont l’estomac encores me pantelle,

Ont vu le déloyal, lors qu’on y pensait moins,

Dépourvu de secours, dépourvu de témoins,

La Princesse tenter de paroles lascives,

Louant un Arsacome et ses flammes furtives,

Elle à la vérité, scrupuleuse à demi,

Ne le reprouvant pas, approuvait l’ennemi,

Quelque amoureux brandon caché dedans les veines,

On traverse tandis maints bocages et plaines,

Proche de la frontière, où le Bosphore joint

Ce peuple que le froid éternellement point,

Ce peuple déloyal, barbare, sanguinaire,

Ou plutôt de Dragons cet horrible repaire,

Qui décoche sur nous une embûche à la fois,

Plus en nombre que n’est le feuillage des bois,

Éperdue d’abord, elle crie, elle implore,

Mais ce qui suit, hélas ! la bouche me doit clore.

ADIMACHE.

Achève, que veux-tu soustraire à mon malheur ?

Que serait-ce sinon renfieller la douleur ?

PAGE.

Arsacome nommé chef de telle entreprise,

Paisible je la vis au même instant remise,

Suivre de volonté, nous fuyons dispersés,

Jaçoit que l’ennemi nous le permit assez,

Content de son butin comme d’une victoire,

Qui flétrit à jamais l’honneur de votre gloire.

ADIMACHE.

Ô malice du Ciel ! ô rigueur du destin !

La moitié de mon âme aux Scythes en butin ?

Celle à qui je vouai ma fortune et ma vie,

Connive déloyale à leur damnable envie ?

Ne se faire plutôt démembrer, que souffrir

Un naufrage d’honneur qu’elle voyait s’offrir.

Ô perfide animal, et d’ingrate nature ;

De mensonge rempli, de fard, et d’imposture !

Tu ne me tiens jamais, de mes désirs exclus,

D’autres dorénavant se prennent à ta glus,

Quoiqu’il en aille, ainsi ma couche violée ?

La vie traitement à un Prince volée ?

À ce Monarque auquel un Empire je dois ?

Non, non, ressentez vous de l’injure avec moi,

Quiconque chérissez de vos Rois la mémoire,

Justement animez d’une pieuse gloire.

Allons de ces voleurs l’audace réprimer,

Que de leur sang épars on dérive une mer,

Faisons de la Scythie un tombeau bustuaire,

Les Dieux nous aideront protecteurs à ce faire,

Forts de leur assistance, et de courage forts,

Qui d’un monde guerrier soutiendrait les efforts.

CAPITAINE.

Mènes-nous hardiment où l’honneur te conseille,

Chacun des tiens porté d’affection pareille,

Chacun des tiens navré d’une égale douleur

Ne désire sinon déployer sa valeur,

Que de vaincre ou mourir, plutôt que davantage

Ces Monstres inhumains nous pressent d’un servage.

ADIMACHE.

Comme on craint plus le feu qui s’élance la nuit,

Il faut à l’impourvu les prendre à moindre bruit,

Occuper leur pays empli d’horreur et d’armes,

Paravant que livrer mille espèces d’alarmes,

« Celui qui sait au temps surprendre un ennemi,

« Se peut vanter d’avoir vaincu plus qu’à demi...

 

 

Scène II

 

ARSACOME, LONCATE, MACENTE, MASÉE, MESSAGER

 

ARSACOME.

Macente ne vit plus, si possible sa vie

Sous des fers vergogneux ne languit asservie,

Faute de lui prêter un opportun secours,

La Parque violente a fauché ses beaux jours,

Et moi de ce méchef l’origine coupable,

Ne suis-je des rayons du Soleil incapable ?

Ne le dussé-je avoir dans l’Érèbe suivi ?

En ma querelle mort, couardie le survi.

Ô honte ! ô désespoir ! ô paresse trop grande !

De quoi sert qu’à ce flot de guerriers je commande,

Suffisant de dompter le reste des humains,

Qui ne respire rien que de venir aux mains ?

Puis qu’un séjour oisif enserre son courage,

Que la fleur des amis à ses yeux fait naufrage ?

Ah ! Loncate tu es (pardonne à ma douleur)

Tu es pour la plupart, cause de ce malheur,

Qui me dissuadas d’aller de force ouverte

Prévenir du Héros l’irréparable perte,

Portant aux Maliens l’épouvante de Mars,

Ruse qui de son chef, écartait les hasards,

Qui le pouvait recouds tirer dessus la rive,

Ou du moins le venger telle force tardive.

LONCATE.

Une louable peur, excessive pourtant,

Ébranle à son sujet le courage inconstant,

J’augure mieux de lui, qui par sa longue attente

Infère la moisson du haut dessein qu’il tente,

L’aigle dans les rochers demeure ainsi caché,

Tant que le Cerf du fort se découvre lâché.

Ainsi tient le Pécheur immobile sa ligne,

Tant que le poisson pris lui en donne le signe,

Par quelle vraisemblance estimes-tu que mort

Un seul des siens laissé sauf n’en fît le rapport ?

Au contraire, dans moi certain heureux augure,

Sur le point d’amener ta Dame le figure.

Déjà vous me semblez de merveille éperdus,

Au col mignardement l’un de l’autre pendus,

Vos baisers détrempés de larmes que la joie

Pour un heur impourvu hors de l’âme déploie,

Je dis dans peu de temps, et peut être premier,

Que Phœbus absconse sous le flot marinier.

ARSACOME.

Jadis je me flattai de la même espérance,

Autant qu’il fut licite à la moindre apparence,

Ores deux et trois fois le terme dévolu

Ferait faillir de cœur l’homme plus résolu,

L’oreille ne me bruit d’horreur épouvantée,

Que d’un meilleur ami la mort précipitée.

Mort qui traîne la mienne en expiation

D’un des Soleils éteins de notre nation,

Macente, que ne suis-je à cet’heure en ta place ?

LONCATE.

Telle plainte, crois-moi, féminine me lasse,

Indigne du sujet, elle ne lui sied pas.

Silence, quelque tourbe avance ici ses pas ;

Ô Macente ! attendu que le bonheur t’amène

Délivrer tes amis d’une angoisseuse peine,

Tu reviens conducteur de la mère d’amour,

Nos orageuses nuits éclairer d’un beau jour.

MACENTE.

Prépare cent Taureaux à la troupe Céleste,

Ton bonheur accompli n’a plus rien qui lui reste,

Tu jouis de tes veux en ce présent exquis,

Que ma dextérité t’a naguères conquis,

La voici, qu’acquitté de ma foi je te livre,

Voici ce chaste objet qui te fera revivre,

Digne que Jupiter le reçoive en son lit,

Et la plus belle fleur que jamais il cueillit,

Ravi, tu ne dis mot ? une excessive joie

Sur l’âme et sur le corps sa puissance déploie.

ARSACOME.

Qui d’abord se pourrait reconnaître surpris

De si douce merveille offerte à mes esprits ?

Merveille en deux façons, merveilleuse égalée,

Par la faveur des Cieux envers moi signalée,

Toi mon Pilade cher, à la Parque recouds,

Et Madame rendue à son fatal Époux,

Oui, je fus influé d’un aspect débonnaire,

À l’heureuse moisson de ce riche salaire,

Pourvu que cela soit, pourvu qu’un songe vain

Ne dérobe ces faits supposés à ma main.

LONCATE.

De son doute amoureux tu es la médecine,

L’office n’appartient qu’à ta beauté divine,

Avec mille baisers de lui vérifier,

Qu’aucun corps de Démon ne se peut manier,

Que tu viens réunir ton âme séparée,

Mais en ce labyrinthe elle est plus égarée,

Percluse on la dirait, et de voix, et de sens,

Combien Amour, combien tes effets sont puissants !

MASÉE.

Vous croirai-je mes yeux de revoir à cett’ heure

L’objet qui nous blessant d’une douce blessure,

Ravit mon pauvre cour en ce bord étranger,

Objet que ne m’a su la fortune changer,

Quoique toujours marâtre à ma vue opposée,

Et ma vie de bute à sa rigueur posée.

Ô que hormis un point, sûre de ton amour,

Arsacome je dois célébrer ce beau jour.

ARSACOME.

Déesse de mes veux si long temps réclamée,

Tu touches, mais à tort, ma cruauté blâmée,

J’attesterai tes yeux n’être en rien criminel,

Si crime on doit nommer le trépas paternel.

Eux me déchargeront, punisseurs de l’outrage,

Que nous fit le mépris de ce Prince peu sage ;

Pardonne je te prie à ce coup de destin,

Ne m’en veuille garder de rancœur clandestin,

Plutôt qu’un souvenir du passé te demeure,

(Reine de mes désirs) commande que je meure,

Carde te posséder de force, et me pouvoir

De ta captivité nullement prévaloir.

Préservez-moi, bons Dieux ! du sacrilège énorme,

Qu’un acte si cruel ma gloire ne difforme,

Je n’aime la clarté du Soleil désormais,

Qu’afin de te complaire et servir à jamais.

MASÉE.

Ô douce humilité ! quel hôte d’Hyrcanie,

À ton charme entendu ne perdrait sa manie ?

Quel courage d’acier n’amollirais-tu pas ?

Et qui ne pourrais-tu prendre de ton appas ?

Parlons de l’avenir, que le passé s’oublie,

Le penser aussi bien révoquer c’est folie.

Parlons de confirmer un nuptial accord,

Qui face notre amour triompher de la mort.

ARSACOME.

Admis à ce bonheur, ma grâce entérinée,

Célestes qui pouvez sur un saint Hyménée,

Tous je vous prend témoins et luges de la foi,

Qu’à Madame promise immuable je dois,

Que je jure garder, sans fraude, sans macule,

Ou qu’infracteur je sois puni comme un Hercule,

Sur le rouge bûcher allumé de ma main,

Horrible de mémoire à tout le genre humain.

MASÉE.

Il suffit mon souci, je ne voulais d’otage,

Pour l’honneur hasardeux impétrer davantage,

L’honneur tu le sauras, que je t’apporte entier

Avec lui désigné d’un Empire héritier.

ARSACOME.

Sur tes commandements je fonde mon Empire,

C’est le plus précieux que mon âme respire,

Amour, je le dirai, au nom duquel cent fois

Je te rebaise entré sous les jugales lois.

MACENTE.

Couple assorti du Ciel, sa merveille chérie,

Que toujours le bonheur favorable te rie,

Que Lucine te soit propice en beaux enfants,

Que ta mémoire dure et survive les ans,

Vénérable aux neveux, par l’univers semée ;

Mais un de nos Coureurs qui regagne l’armée,

Aura sans doute fait rencontre d’ennemis,

Qui, comme le bruit court, aux champs ja se sont mis.

MESSAGER.

Seigneurs Scythes, pensez soudain de vous défendre,

Le camp des Maliens met le pays en cendre,

Nos Soldats qui gardaient la frontière battus

Pour le nombre excessif qui les a combattus,

Tel exercite joint au peuple du Bosphore,

Ne présume pas moins que les pouvoir enclore,

Surpris de sa venue, avisez là dessus

D’arrêter leurs efforts inutiles déçus.

ARSACOME.

Vous jouissez amis, de l’heureuse lumière,

Qui déçoit employer votre dextre guerrière,

Aujourd’hui la victoire appelle vos valeurs,

L’invite à moissonner ses immortelles fleurs,

Avec peu de labeur sa palme vous arrive,

Chacun l’ordre conclu remémore et le suive,

Chacun sans plus s’apprête à marcher au combat,

Pour chasser l’ennemi par manière d’ébat.

LONCATE.

Pourvu que l’un des trois prenne notre conduite,

L’adversaire rompu, plein de honte et de fuite

Ne nous attendra pas. Toi donc va loin des coups

Attaquer ta Cypris en un combat plus doux,

Un franc d’autre souci consommer l’Hyménée,

Trépassé tant de nuits, va vivre une journée,

Nous tandis à chasser ce nuage commis,

Tirerons la raison de tous tes ennemis.

ARSACOME.

Souffrir qu’à mon sujet un hasard se dévide,

Séquestré dans le sein de Madame timide ?

Ocieux à traiter les délices d’amour,

Lorsque Mars vous tiendrait à son sanglant étour ?

Non, cela ne se peut, aux yeux de ma Carite,

Cette dextre fera preuve de son mérite,

Un rival opposé me sentira présent,

Voire Mars en son lieu j’estime insuffisant.

Allons braves guerriers, allons donc je vous prie,

Mon bon droit maintenu libérer la patrie.

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