Ariane ravie (Alexandre HARDY)

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1606.

 

Personnages

 

MINOS

PHRONIME

NÉOPTOLÈME

THÉSÉE

PHALARE

PHÈDRE

ARIANE

L’OMBRE D’ANDROGÉE

BACCHUS

SILÈNE

PAN

 

 

ARGUMENT DE CETTE TRAGÉDIE

 

Ariane, fille de Minos Roi de Crète, ravie au premier aspect des bonnes grâces et perfections de Thésée, que l’on allait exposer de curée au Minotaure, (comme l’un des enfants du tribut, que les Athéniens payaient chaque année à ce Roi, pour réparation du meurtre de son fils Androgée, le délivre du labyrinthe. Et sous promesse de mariage se laisse enlever avec Phèdre sa sœur, à laquelle Thésée promet son fils Hyppolite de mari, étant de retour à Athènes. Ces sœurs crédulement indiscrètes pillent aussi les trésors du père, et prennent la fuite avec ce jeune Prince étranger, qui séduit de la nouveauté, transporte son amour à Phèdre, et sans considération des plaisirs de sa sœur, qui lui avait par manière de dire rendu la vie, la laisse en l’Île de Naxe, faisant voile la nuit à son déçu. Ariane après la trahison découverte, outrée de désespoir, se précipite d’un rocher dans la mer, mais soutenue de quelques buissons en sa chute, elle y demeure pâmée, tant que Bacchus, qui retournait victorieux de l’expédition des Indes, vient aborder en l’île, où il la prend à femme, et d’une extrême misère l’élève au comble de toute félicité.

 

 

ACTE I

 

MINOS, PHRONIME, NÉOPTOLÈME

 

MINOS.

Monarque malheureux plus que le malheur même,

À qui te plaindras-tu de ta misère extrême ?

Au Ciel, où aux destins ? qui communs ennemis,

Ont à ce double rapt l’impunité permis :

Jupiter ce grand Dieu qui le monde tempère,

Qui te connaît pour fils, que tu connais pour père,

Endure (ô cruauté !) qu’un corsaire étranger

Triomphe de ta honte au milieu du danger,

Qu’il frustre de tribut les mânes d’Androgée,

Sa vie du péril de cent morts assiégée,

Captif du labyrinthe aux inconnus détours,

Où l’infernale nuit se rencontre toujours,

Où l’implacable faim d’une horreur de nature,

Dans son ventre devait faire sa sépulture,

Où rien ne paraissait qu’une image de mort,

Où le courage était inutile, et l’effort,

Échappé néanmoins par les sourdes pratiques,

Qu’eurent avecques lui nos filles impudiques,

Voilà qu’il les enlève, effronté suborneur,

Voilà tous mes tresors en proie, et mon honneur.

La gloire de ma vie en une heure étouffée,

Ma stérile poursuite augmente son trophée,

Et lâche je survis importunant les Cieux

De soupirs féminins, de regrets ocieux,

Et lassé du travail continu qui tout dompte,

L’univers à ce bruit rougira de ma honte,

Croira que les lauriers acquis en mon printemps,

Ne sont qu’un los épars d’imposteurs me flattant,

Qu’onc Minos ne força la coupable Mégare,

Puis, (chef-d’œuvre exploité de vaillance plus rare)

Que foudroyant l’orgueil d’Athènes il n’a mis,

Au peuple Cécropide sa merci soumis,

Un impôt annuel répondant à son crime,

De deux fois sept enfants, que placable victime,

La bête jusqu’ici t’immolait mon enfant,

Mémoire, qui le cœur de pitié me refend,

Mais qui doit r’allumer une juste furie,

Offrant la race entière à ton ombre meurtrie.

PHRONIME.

Peu réduits au péril de l’éminent trépas,

Trouveront une issue, et ne sortiront pas,

Et dédaigner la ruse, où la vaillance est nulle,

Proviendrait d’une erreur grossière, et ridicule.

MINOS.

L’infâme avait ourdi sa lâche trahison,

Paravant que subir ces erreurs de prison,

Sans assurance il n’eût hasardé sa personne,

Vérité que la voix publique nous résonne.

PHRONIME.

« Moins un pénible exploit sent sa témérité,

« Et tant plus de gloire a son auteur mérité.

MINOS.

Doncque son brigandage impudent, tu estimes

Le titre mériter des actes magnanimes.

PHRONIME.

Pour vrai, qu’endommagés, nous réputons forfait,

Du plus grand ennemi le plus célèbre fait ?

Nous voulons éblouis des passions de l’âme,

Que sa vertu soit vice, et lui retourne à blâme ;

Nous le voulons juger à nous-mêmes témoins,

Acte que la raison réprouve néanmoins,

Commandant mesurer autrui par sa mesure,

Et qui veut qu’à l’injure on oppose l’injure.

MINOS.

L’injure ne se dit sinon de l’agresseur,

Où de qui l’innocent persécute oppresseur,

Qui me prouvera tel ? ai-je semant des guerres

Suborné leurs cités ? où envahi leurs terres ?

Suis-je cause, qu’ils ont Barbares massacré

Mon fils, dans le milieu d’un asile sacré ?

Venu confidemment dessus la foi commune,

Produire sa valeur, source de la rancune.

Ha ! mon cher Androgée, en l’avril de tes ans,

La griffe de l’envie homicide tu sens,

L’auspice généreux de ta vertu naissante,

Confine aux Élysées ta belle ombre innocente,

Les traitres assassins commençaient à trembler,

Sous un jeune lion, qui promettait combler

De ses guerriers exploits l’un et l’autre hémisphère,

D’où pendait ta grandeur, de là vient ma misère,

Mais à demi vengé, mon espoir, je promets

T’offrir une vengeance entière désormais,

L’offense redoublée au rapt de tes germaines,

Nous demande un renfort à ces légères peines,

Ce mal n’a désormais remède que le feu,

Qu’il ne faut appliqué différer tant soit peu.

PHRONIME.

Les coupables punis vous suivez de modèle,

Enfant de Jupiter, la trace paternelle.

MINOS.

Qui tiendrai-je incoupable entre un peuple méchant,

À toute impiété la bride se lâchant,

Qui suce avec le lait la haine héréditaire

De l’Empire Crétois, pour ce joug tributaire.

PHRONIME.

Sans doute, une rigueur excessive se rend

Odieuse, à qui va ses effets endurant,

Tel ne pensa jamais au trépas d’Androgée,

Qui sur sa race voit votre perte vengée.

MINOS.

Je ne puis empêcher ce qui dépend du sort.

PHRONIME.

La loi laissant, aussi son pouvoir tombe mort.

MINOS.

Tu m’infères par là quelque vengeance inique ?

PHRONIME.

Sire, le temps apaise un courage héroïque,

Jupiter n’a toujours son foudre dans la main,

Pour punir les forfaits commis du genre humain ;

Même, si repentants, piteux il ne l’approche,

Que de nos chefs peureux, en frappant une roche,

Imitable clémence aux Rois, qui plus puissants,

Doivent moins déployer ces fléaux puissants,

« Le supplice qui part d’une juste colère,

« Est utile souvent, pourvu qu’il se modère,

« Et qu’il ne semble en fin le délit surpasser,

Avis que te présente un sincère penser.

MINOS.

Le marchand échappé nu dessus le rivage,

Trouve assez, qui console, et qui plaint son naufrage,

Mais pourtant il ne peut étancher ses sanglots,

L’encombre lui demeure en l’estomac enclos,

Qui perd en un moment sous les ondes ravie

La moisson des labeurs infinis de sa vie :

Ainsi père orphelin d’un surjon précieux,

Digne de répéter son tige dans les Cieux,

Privé du seul appui de l’âge qui me presse,

Je sens de jour en jour s’accroître ma tristesse,

Sa présence, qui fait ores plus de besoin,

R’enflamme mes douleurs, et m’aggrave de soin,

Hélas ! pour décider si profonde matière,

Il faut être Monarque, et avoir été père.

NÉOPTOLÈME.

Abuses-tu grand Roi du céleste respect,

Qui semence des Dieux emporte ton aspect

Jusques à l’exposer, jusques à se soumettre

Aux profanes discours d’un couard, ou d’un traitre ?

Un Soleil de prudence à tes gestes luisant,

Se veut-il obscurci démentir à présent ?

Que tienne ton oreille à l’ouïe occupée,

Capable du fuseau, plus qu’il n’est de l’épée,

Vraiment il te pourvoit d’un fidele conseil,

Si tu veux n’être plus à toi-même pareil,

Si tu veux qu’un affront à ta gloire flétrie,

Demeure impunément ainsi qu’à sa patrie,

Qui plus dénaturé que les ferres des bois,

Prêtes pour leurs enfants de mourir mille fois,

Souffriras emmener nos Princesses chétives,

Qu’après les feux éteints de ses flammes lascives,

Qu’après le fruit cueilli de ces tendres beautés,

Un bâtard, un brigand, confit en cruautés,

Possible ensevelit sous les ondes salées,

Elles, qui de deux Rois compagnes installées

Dussent être l’appui, le confort, et l’espoir

De l’Empire Crétois, que leur chute fait choir !

Voilà, voilà le centre où tomba l’infidèle,

Voilà le témoignage assuré de son zèle,

Voilà contentieux le but de son discours,

Duquel je ne saurai plus permettre le cours

Pressé de mon devoir, et de ma conscience ;

Ta Majesté pardonne à telle impatience.

MINOS.

Une pareille offense, ô courage indompté !

Me ressuscite d’aise, et suit ma volonté,

J’espère en ta valeur, brave Néoptolème,

De l’ennui qui me mine une allégeance extrême,

Encore verrons-nous dessous nos étendards

Flotter par la campagne un monde de soldars,

Nous verrons du Soleil la lumière éclipsée,

Dessous une forêt de piqués hérissée,

Et la terre gémir craintive sous le faix,

Encore l’univers entendra de nos faits ;

Que si ce fugitif prend le chemin des ondes,

Mille maux dedans peu les couvriront profondes,

Neptune, qui ce monstre à la terre a produit,

Ne le sauvera-pas d’une éternelle nuit,

Je l’irais arracher dedans ses bras liquides,

En dépit des Tritons, de tous ses Dieux humides,

D’Æole, et de ses vents armez en sa faveur,

Il n’y a point pour lui de refuge sauveur.

NÉOPTOLÈME.

Sire, la Déité corrige plus sévère,

Quiconque de son être infâme dégénère,

Quiconque suit le vice, et quitte son sentier,

Autrement, qui voudrait plus aux Dieux se fier ?

Qui voudrait adresser, ni veux, ni sacrifice

À ceux qui maintiendront une telle injustice ?

Ains, qui n’embrasserait les crimes odieux,

De l’exemple appuyé de la race des Dieux ?

Ha ! si l’épée au poing en bataille rangée,

La loi cruelle aux siens il avait abrogée,

A quitté vaillamment le tribut imposé,

Qu’il eût reçu de Mars ce gage déposé,

Lors certes, les vaincus, contrains à se résoudre,

De blâme, et de reproche il se pourrait absoudre,

« On supporte aisément un généreux malheur,

« Et aucun pris n’est plaint à l’homme de valeur.

MINOS.

L’acte en ce cas chez nous trouverait sa louange,

Même je ne tiendrai le forfait trop étrange,

Si l’appétit damné de sa brutalité,

D’une des deux avait ma perte limité ;

Si contente du chois de mes folles Prœtides,

Il ne gênait mon cour de soupçons homicides,

Véritables soupçons, qu’oncques il n’eut d’amour,

Et qu’il les privera de la clarté du jour :

Ô désastreuse engeance ! ô pires que la mère !

Je ne vous pleure plus, c’est ma plainte dernière,

Servez, servez de proie aux poissons, aux oiseaux,

Trouvez vôtre sépulcre en la terre, où ès eaux,

Cela ne me soucie, et ne prendrai les armes,

Marri de hasarder un seul de mes gendarmes,

Sans l’honneur qui m’oblige, honneur à moi plus cher

Que ce sceptre Royal : Mais allons dépêcher

Un mandement exprès d’armer en diligence

Tout ce qu’on trouvera d’hommes à telle urgence.

NÉOPTOLÈME.

Aussi le principal consiste à se hâter,

Qui voudra prévenir sa fuite, et l’arrêter.

PHRONIME, seul.

Dieux ! que la vérité chez les Rois mal reçue,

Souvent à leurs projets cause une triste issue ;

Et qu’elle est périlleuse à qui s’ose ingérer

De porter son oracle, et de le déclarer ;

Qui désire acquérir les faveurs tromperesses,

Parvenir aux honneurs, se gorger de richesses,

Qu’il flatte frauduleux leur projets imprudents,

Qu’il soit brave en discours, et timide au dedans,

Se résolue à chérir des passions iniques,

Justice surnommer des actes tyranniques,

Sortant d’eux admirer un inepte propos,

S’ils désirent la paix, affecter le repos,

La guerre, respirer le fer et le carnage,

Toutes marques pourtant d’un trop lâche courage,

D’une âme qui le vice à son patron moula,

Qu’onc l’appétit d’avoir furieux ne soula,

« Ô quatre fois heureux, qui libre n’a que faire

« Satisfait de son peu, sinon qu’à se complaire !

« Qui de personne craint, ne craint personne aussi,

« Et de qui le sommeil plus fort que le souci,

« Conduit de jour en jour l’âge sans violence,

« Après son cours fatal, au palais du silence ;

« De mémoire laissant que libre il a vécu,

« Et ses cupidités par la raison vaincu.

 

 

ACTE II

 

THÉSÉE, PHALARE

 

THÉSÉE.

Inconstant, que veux-tu consulter davantage

Sur le nouveau brasier du feu qui te saccage ?

Son élément contraire est de ne le laisser,

Plus avant pénétrer en ton vague penser,

De l’éteindre, premier que sa rage gourmande,

Ce sainct flambeau des Cieux qui nous guide, appréhende,

Que perverti de sens, tu tombes d’une erreur

En un gouffre d’aveugle, et d’ouverte fureur,

Amour dompterait-il cet avorton de monstres ?

Toi qui sur les plus grands ta vaillance démontres,

Te ferait-il manquer de foi vers qui t’a mis

La palme sur le front des astres ennemis ?

Vers qui t’a mis les siens, et son honneur en proie ?

Vers qui t’a fait au jour une seconde voie ?

Il est vrai, tu ne peux qu’ingrat dans le tombeau

Ses biens-faits oublier, ce n’est rien de nouveau.

Mais le foudre lancé des yeux de sa germaine,

De tout l’obstacle rend la résistance vaine,

S’en anime au contraire, et demeure vainqueur,

Traine en captivité mon misérable cœur,

Autant d’éclairs dardés de leurs vives lumières

Sont autant d’aiguillons de tenailles meurtrières,

Qui me déchirent l’âme, à l’égal butiné

De ce traitre Vautour, que quelque efféminé,

Que si ma vie au miel des délices trempée,

N’avait jamais été qu’à ses jeux occupée :

Ha ! l’excessif abus de croire que Cypris

Ne captive sinon ces ocieux esprits,

Plus nous sommes d’un sang prompt, chaud, et magnanime,

Plutôt nos libertés esclaves elle opprime ;

Mais de divins portraits, d’hameçons étoffés,

Dont son fils sur les Dieux érige ses trophées ;

Tels Phèdre que le tien, qui d’attrayantes grâces,

Prodige de beauté, les mortelles surpasses,

Phèdre je t’ai promis par dessus mon pouvoir,

Aussi fût-ce indiscret premier que de te voir ;

Ta pitoyable sœur brigua mon hyménée,

Toi d’épouse à mon fils Hyppolite donnée,

Partage, selon l’âge assez bien assorti,

Mais tu mérites mieux que ce triste parti,

Que ce jeune chasseur, citoyen des bocages,

Qui n’aime que sa meute, et les bêtes sauvages,

Qui ne ferait état de ce rare trésor,

Non plus qu’un qui le trouve, et ne connaît pas l’or,

Froid, chagrin, refrogné, qui les femmes abhorre,

Comme n’ayant goûté de leurs faveurs encore ;

Bref, je réputerai sacrilège commis,

Qu’en ces profanes mains, ô Déesse, on t’eût mis.

Toutefois, le moyen d’empêcher qu’il avienne,

Que le pacte commencé ne s’achève, et ne tienne ?

Le moyen que ta sœur ma jugale moitié,

Voulut céder sa place avec mon amitié ?

Ha ! je meurs, je trépasse, avisant cette nue

Aux rais de mon Soleil s’opposer continue.

PHALARE.

Illustre compagnon d’Alcide l’indompté,

Quel malheur survenu n’as-tu point surmonté ?

D’où ces graves soupirs ? d’où ce soin, qui chemine,

(Témoigné par la voix) en ta mâle poitrine ?

L’apparence me trompe, ores que je ne vois

Sujet qui t’engendrât ce douloureux émoi ;

Qu’affranchi de dangers aux neveux incroyables,

Qu’affranchi de périls aux neveux effroyables,

Tes désirs sont à port, qu’un bienheureux retour

Conjoint à tes lauriers les doux myrtes d’amour.

THÉSÉE.

Plus captif que jamais, et l’âme tourmentée,

Je souffre mille morts au lieu d’une évitée.

PHALARE.

Craindrais-tu la poursuite en une Île, où les flots

Du monde séparés, quasi nous ont enclos ?

THÉSÉE.

Celui craindre peureux, que la Parque redoute,

Que fuient les périls, et qui les met en route ?

PHALARE.

Telle crainte s’appelle un souci prévoyant.

THÉSÉE.

Des soucis un sur tous m’accable foudroyant.

PHALARE.

Qu’en ce désert l’orage, où la faim nous assiègent,

Ou que privé d’espoir, les misères rengrègent

À ton vieil géniteur, l’emportant au cercueil,

Qui transi de frayeurs est presque sur le seuil.

THÉSÉE.

En la sainte faveur de Neptune j’espère,

Un siècle renouer à l’âge de mon père,

Sain, et sauf retourner dedans ses bras chenus,

Là ne sont mes esprits d’aucun soin détenus.

PHALARE.

Si ce n’est le projet d’une guerre future,

Je manque désormais de toute conjecture.

THÉSÉE.

Obstiné de sonder mon ulcère sanglant,

Tu ne fais qu’irriter son mal plus violent,

Tu ne fais qu’aggraver mes plaies incurables.

PHALARE.

Souvent nous éprouvons ceux-là plus favorables,

Qui foulés du mépris, en donnent moins d’espoir,

Si qu’un grand mal ne doit rien mettre à nonchaloir.

THÉSÉE.

Vois, que nous ne soyons écoutez de personne,

Amour d’un nouveau tan furieux m’époinçonne,

Me dessèche le sang, et la moelle des os,

Désespéré du tout avoir aucun repos.

PHALARE.

Est-ce que l’autre sœur t’éprend contagieuse ?

THÉSÉE.

Je n’ai plus de clarté sans elle, qu’odieuse.

PHALARE.

L’accident n’a de quoi si tant émerveiller.

THÉSÉE.

Comment ?

PHALARE.

Vu qu’on se peut à la parfin souler

De ce même Nectar, de la même ambrosie,

Qui le grand Jupiter, et ses Dieux rassasie ;

Que l’abondance engendre un dégoûts, un mépris,

Témoin le changement de la belle Cypris,

Qui des embrassements de Mars, se communique,

Aux profanes objets d’une troupe rustique.

THÉSÉE.

Hélas ! que penses-tu qui me pût secourir ?

PHALARE.

L’agréable serpent qui te fait remourir.

THÉSÉE.

Mon honneur, et ma foi répugnent adversaires.

PHALARE.

Les plus heureux amans ce sont les plus faussaires,

Qui changent vagabonds de maîtresse, et d’amour,

L’occasion s’offrant mille fois en un jour.

THÉSÉE.

Oui, devant que subir le joug de l’hyménée.

PHALARE.

Du Monarque des Dieux la flamme n’est bornée

Dans la seule beauté de son épouse-sœur,

Adultère tantôt, maintenant ravisseur,

En son exemple il donne une licence entière,

Et pour pareils forfaits oncques ne se colère.

D’ailleurs, qui ne sait pas, que ses serviles lois

Sont faites pour le peuple, et non pas pour les Rois ?

Qui ne sait, que chacun inspiré d’une envie,

Suivant son naturel suit le Dieu de sa vie ?

THÉSÉE.

Ton sage avise m’emplit d’espérance, et de cœur,

N’était que je redoute un féminin rancœur,

À Phèdre tu pourrais mon Mercure fidèle

Dépeindre les tourments que j’endure pour elle.

PHALARE.

D’un mot de vérité que tu proféreras,

Plus que tous les humains ensemble tu feras,

Présume aussi, qu’un tiers la honte multiplie

De celles de son rang, et rarement les plie.

THÉSÉE.

La crainte d’un refus, muet me retiendrait

Sur le point que sonder son courage il faudrait.

PHALARE.

À ce conte tu veux qu’une esclave se vante

De planter désormais en celui l’épouvante,

Qui le Géant Procuste, et celui, qui des os,

Transformés en rochers contre lutte les flots,

Qui le fils de Vulcan foudroya de ses armes,

Qui depuis le berceau se nourrît aux alarmes,

Qui tua la frayeur des champs de Marathon,

Et qui naguères vient d’envoyer chez Pluton

L’homme demi-taureau, monument exécrable

D’une sale Venus, qui n’est pas référable,

Celui-là doutera d’affronter langoureux,

Une vierge à l’écart, en propos amoureux.

THÉSÉE.

Ô quelle différence il y a de combattre,

(Résolu de mourir, où vaincre opiniâtre,)

L’ennemi présenté tête à tête, en champ clos,

À l’extrême réduit, où chatouillé de los ;

Et suppliant ouvrir une amoureuse plainte ;

Car d’employer félon l’outrageuse contrainte,

Vouloir de prime abord ravir sa chasteté,

Préservez-moi bons Dieux de telle lâcheté :

C’est moi, c’est moi qui fais de ces crimes justice,

De ceux que j’ai puni je me rendrai complice.

La prière (s’entend) précède en leur endroit,

Amour nous a frayé ce sentier le plus droit,

Qui même peut mêler quelques larmes contraintes,

Donnent aux volontés de sensibles atteintes,

Un vœu suit, de silence, et de fidélité,

Au regard du salaire il suit sa qualité :

« L’amitié d’amitié vertueuse se paie :

Ces remèdes aussi n’aigrissant que la plaie,

Farouche de nature, encline à cruauté,

(Vices qui semblent nez avecque la beauté,)

Alors, use hardi de puissance absolue,

Elle t’est accordée, et l’offense tolue.

THÉSÉE.

Hyppolite vanté, qu’époux je lui promis,

Qu’au nombre des premiers de son siècle j’ai mis

En la perfection tant du corps, que de l’âme,

Lui a comblé le sein d’une amoureuse flamme :

Sa bouche ne résonne autre nom que le sien,

Du courage volée au bord Athénien,

Ores elle viendra m’informer du corsage,

Tantôt quels sont ses yeux, son port et son visage,

M’induit de retomber en ce centre toujours,

Contente d’y passer et les nuits, et les jours.

PHALARE.

Signe qu’on trouvera beaucoup de résistance.

THÉSÉE.

Un total désespoir forcerait ma constance.

Dépourvu du secours que m’offre le délit,

Faisant de ces deux sœurs un échange en mon lit.

PHALARE.

Tu le peux voirement, c’est la plus fine amorce,

Sur le premier sujet aposté du divorce.

THÉSÉE.

Non, ce serpent fâcheux darderait médisant,

Contre ma gloire acquise un venin plus cuisant.

PHALARE.

Céleste prévoyance, où tardif je pénètre

Autant que toi divin, d’une essence terrestre :

Il est plus que certain, postposée à sa sœur,

Qu’elle diffamerait le nom de l’expulseur,

Que l’âpre jalousie ardant en sa poitrine,

Tu la ressentirais impitoyable Érine,

Ses biens-faits reprochés se rediraient de l’air,

Un vulgaire n’aurait autre chose à parler,

Vulgaire dangereux, qui malin ne respire,

Qu’avoir des vertueux en proie, pour médire,

Prévenons l’accident facile à prévenir.

THÉSÉE.

Je voudrais aux rigueurs plus humaines venir,

Résolu de plutôt abandonner ma vie,

Que la sienne lui fût ingratement ravie,

Suffit : ha ! le remords commence de germer.

Et sens d’autre coté l’amour se renflammer.

PHALARE.

Regarde cependant que tu tiens la balance

Égale en contrepoids.

THÉSÉE.

Ô dure violence,

Effort à supporter pire que le trépas,

Ce que la raison veut, amour ne le veut pas :

Ma gloire à son parti dit, que je la hasarde,

Si ce honteux motif de mon salut je garde :

Hé ! donc pauvre Ariane, à me sauver, tu perds

Et la vie, et l’honneur, épousant ces déserts :

Cent superbes cités du sceptre héréditaire,

Tu changes en l’horreur de ce brutal repaire,

Victime destinée à mon ambition,

De mes volages feux triste expiation :

Pourtant de ces sentiers il faut que l’un je suive,

Il faut que ce malheur tombe sur toi chétive :

Un Dieu qui me possède, et les lauriers acquis

Répondent contre toi de cet oracle enquis,

Impute à leur décret la cruauté perfide,

« L’homme ne peut rien, où la Déité préside.

PHALARE.

En ce scrupule tien je trouve de l’excès,

Son secours opportun t’a retiré des ceps,

Elle t’a d’en sortir suggère l’industrie,

Quitté pour ton sujet père, sceptre, et patrie,

À quelle intention ? d’où lui vient ce désir ?

De l’instinct forcené d’un lubrique plaisir :

Tu ne dois le bienfait qu’à sa flamme enragée,

Elle ta soulagé, et tu l’as soulagée,

L’office réciproque, ores chacun de vous

N’a que se reprocher d’ingratitude absous.

THÉSÉE.

Le sort en est jeté, la conclusion prise,

Seconde seulement, discret à l’entreprise,

Va trouver de ce pas ma sainte, et divertis,

D’Hyppolite affecté ses ardants appétits,

Propose-lui, Phalare, à quel désavantage

Lui tourne en l’Hyménée un injuste partage :

Que tu y vois quasi mon humeur disposée,

Prêt de m’en supplier, personne interposée,

Sont, avant le nouer, de rompre ce lien,

Que son suprême honneur, que son souverain bien,

Si son commandement daigne là t’employer,

Heureux de t’acquérir sa grâce pour loyer :

Le médecin vieilli dessous l’expérience,

Use à peu près ainsi de l’art, de sa science,

Ne purgeant tout d’un coup les pléthoriques corps,

Ains petit à petit met les humeurs dehors

Qui sont la maladie, et d’une force lente

Notre santé première en sa place replante :

Tu auras assez fait de me la préparer,

À ce que ma prière elle puisse endurer,

Lorsque l’intention lui sera découverte.

Sa germaine laissée en cette Île déserte :

PHALARE.

Quand es tu résolu nous remettre en mer ?

THÉSÉE

Si tôt que le vent bas permettra de ramer,

Que nous aurons atteint une moindre bonace,

Il faut, qu’au point du jour le partement se face.

PHALARE.

Je vais donc de ce pas son attente tromper,

Je m’en vais mes gluaux, et mes rets apprêter.

THÉSÉE.

Moi sur la rade épandre à toi, père Neptune,

Ma plus humble prière, afin que de rancune,

Ce forfait amoureux n’anime ta grandeur :

Mainte fois transporté d’une pareille ardeur,

Ne Trident sourcilleux, ne la Déité haute,

M’ont peu le précipice éviter de ma faute,

Veuille donc regarder en pitié ton neveu,

Favorise sa fuite, et je promets de vœu,

Reconduit, imprimant notre Attique rivage

Un taureau sans macule ; ha ! quel extrême orage

Retourne dans mon âme, à ce cruel assaut,

Tenaillé de remords la constance me faut.

 

 

ACTE III

 

PHÈDRE, PHALARE, THÉSÉE, ARIANE

 

PHÈDRE.

Beau Soleil de mon heur, lumière désirée,

Véritable portrait du fils de Cythérée,

Parangon de vertus, gloire de l’univers,

À qui la nature a tous ses trésors ouverts,

Butte de mes désirs, Hyppolite mon âme,

Dois-je encore longtemps consommer dans ta flamme ?

Longtemps vive mourir absente de ces yeux,

Qui lancent de si loin leurs rayons précieux ?

Qui sans les avoir vu qu’au travers d’un nuage,

D’un renom général m’embrasent le courage ?

M’arrachent du giron maternel, et me font

Mépriser les périls du grand gouffre profond :

Mépriser de plusieurs la fidele poursuite,

Qui me passaient de rang, de race, et de mérite.

Hélas ! hélas ! je crains que tu ne croies pas,

Que pudique pour toi je fasse tant de pas :

Je crains, te gouvernant selon la conjecture,

Que mon lit nuptial ne soit ma sépulture,

Parfait comme tu es, langoureuse, je crains

Rencontrer ma ruine en ton rogue dédain :

N’importe, que d’armer en ma faveur j’espère,

Contre ta cruauté la puissance d’un père,

Il peut forcer le corps, à ce joug le ranger,

Mais qu’est-ce que ton cœur de nouveau m’étranger ?

Qu’est-ce que m’installer compagne de la couche,

D’un glaçon, d’on rocher, d’une insensible souche,

« L’Hymen qui s’accomplit contre nos volontés,

« Traine un enfer de peine, et d’infélicités,

Déplorable sujet de discorde éternelle,

Une soudaine mort est beaucoup moins cruelle,

J’aimerai mieux mes jours abréger dès ici,

Qu’après tant de labeurs on me traitât ainsi,

Que de violenter ton amoureuse envie,

Possible en quelque objet plus aimable ravie.

Ô Dieux ! ô Dieux du Ciel, qu’amour a de soupçons !

Qu’il mêle d’amertume avec ses hameçons !

PHALARE.

Ton esprit court sans cesse après sa chère idée,

L’âme dessus l’objet d’Hyppolite bandée,

S’entretient de pensers solitaire à l’écart,

Et son contentement à la bouche départ.

PHÈDRE.

Le soldat ne saurait parler que de la guerre,

Le pasteur des troupeaux, le rustre de la terre,

Des vents le marinier, et les amans toujours,

De voix, où de penser parlent de leurs amours.

PHALARE.

Combien une innocence est à plaindre abusée,

Et que je la remarque à décevoir aisée !

PHÈDRE.

Je doute quel abus tu me veux inférer.

PHALARE.

Qui nous fait un dommage imprudent désirer.

PHÈDRE.

Dis-tu que mon amour dommageable me trompe ?

PHALARE.

Je dis que ton amour s’attache à une trompe,

À des chiens, à des bois, âme de cet époux,

Imaginé crédule un miracle entre nous.

PHÈDRE.

Je tiens plus d’une humeur tranquille, et solitaire,

Que d’une violente, et par trop téméraire.

PHALARE.

Depuis que l’excès penche à la crédulité,

Qu’un homme se dément du nom d’humanité,

L’espérance de lui n’est que bien peu de chose.

PHÈDRE.

Cachée en son bouton jugeons-nous de la rose ?

Ainsi, lui qui ne fait qu’entrer en son printemps,

Qui cette autorité mollira par le temps,

Qui sentant de l’amour la première pointure,

Aisément changera d’ébats, et de nature,

Ne se doit condamner, cela me donne au moins,

De tes libres désirs de fidèles témoins.

PHALARE.

Cela donne une preuve entière, que son âme

Onques ne logera l’amitié d’une femme,

Que toi, qui méritais l’alliance d’un Dieu,

Ne tiendras près de lui que le titre, et le lieu,

Veuve pendant le cours d’un stérile Hyménée,

Maudissant mille fois, et mille, la journée,

Que vide des plaisirs d’un pair bien assorti,

On te fit épouser ce malheureux parti.

PHÈDRE.

Pourvu que la concorde en notre couche habite,

De tous autres plaisirs quant à moi je le quitte.

PHALARE.

La concorde ne peut en un lit habiter.

PHÈDRE.

C’est assez, je ne veux plus outre m’enquêter.

PHALARE.

Pourquoi ? ce que nature enseigne d’elle-même,

N’en parler librement est une erreur extrême,

On sait à quelle fin le mariage est fait.

PHÈDRE.

Parlons donc de la cause, et laissons là effet ;

Je m’émerveille issu d’un père magnanime,

Qu’il soit ainsi pesant, que ce somme l’opprime.

PHALARE.

Les aigles, les lions en cela plus heureux,

Ne produisent d’enfants que semblables à eux,

D’autant que leur espèce indifférente est une,

Qu’ils ont le naturel, et la forme commune,

L’homme au contraire, né bien souvent de parents,

De nations, de mœurs, de face différents,

Où de l’un, où de l’autre imprimera le vice,

Impossible à chasser par aucun artifice,

Ainsi, lui de si mère Amazone retient,

Dans l’horreur des déserts d’ordinaire se tient,

S’offense de l’odeur des bonnes compagnies,

À ses conceptions de la chasse finies,

Nul d’entretien, de grâce, incivil, malappris,

Bref qui sert au commun de fable, et de mépris,

Qui rien totalement de père ne reporte :

Thésée, il te faudrait, un Héros de ta sorte,

Répondant de courage à ta rare beauté,

D’amour infatigable, unique en loyauté.

PHÈDRE.

Forclose d’espérer que le passé n’avienne,

À mon sort tel qu’il est faudra que je me tienne.

PHALARE.

Tu ne saurais de vrai le passé révoquer,

Mais de ses cruautés tu t’en pourrais moquer.

PHÈDRE.

Oui, si sur ce sujet à ma sœur je viole

Ma promesse, et mes vœux promis à son idole.

PHALARE.

Commande seulement, je me vante aussitôt,

À ta discrétion remettre le dépôt,

Voire te colloquer en la place de celle

Qui n’est au pris de toi ni aimable, ni belle.

PHÈDRE.

Briguer un avantage aux dépens de ma sœur,

Et ne craindre d’en haut le foudre punisseur ?

Vouloir déposséder de son lit ma germaine ?

Lui soustraire un époux, le guerdon de sa peine ?

J’ai péché de t’ouïr proférer ce propos,

Et ne t’ingère plus de troubler mon repos,

Que Thésée averti la raison ne me face,

D’un impieux conseil retombant sur ta face.

PHALARE.

Mon atteinte apporté ; ses désirs ébranlés,

Ressemblent une esquif, qui sur les flots salés,

Doute forcé du vent, s’il doit encrer, où suivre

Une route, où la mort mille alarmes lui livre :

Ses brandons amoureux à la fois amortis,

En soucieux sers je les ai convertis :

Thésée, ha ! le voici, qui revient du rivage,

En mon auspice heureux reprendre le courage,

Il n’a plus qu’imposer une dernière main,

Au chef-d’œuvre entrepris de l’ouvrage certain.

THÉSÉE.

Que nous à répondu l’oracle de ma sainte ?

PHALARE.

La prière manquer d’une libre contrainte.

THÉSÉE.

Ton énigme douteux comprendre je ne puis.

PHALARE.

Non plus qu’elle, augurer tes amoureux ennuis,

Croire ta passion m’avoir guidé la langue,

Qu’ambassade en ton non je fisse ma harangue.

THÉSÉE.

Venons de grâce au point.

PHALARE.

Hyppolite n’est plus,

Si parfait au profond de son âme reclus,

Ce renom de vertus qui la soulait repaître,

Chez elle maintenant est reçu comme traitre ?

L’amour déraciné d’un poignant repentir,

Ores elle voudrait s’en pouvoir départir.

THÉSÉE.

N’as-tu point en mon nom tâché de la réduire ?

Au change d’un parti plus sortable l’induire ?

PHALARE.

Pense que la veillant infatigable Argus,

Ta louange servait aux discours ambigus,

De centre, de fanal, de principale étoile,

Mais l’innocente n’a peu pénétrer ce voile :

Au contraire te croit sa germaine adorer,

Et que dans le cercueil votre amour doit durer.

THÉSÉE.

Ô l’heureuse nouvelle, ô Reine de Cythère,

Que ton enfant, et toi propices je révère,

Poursuivons, poursuivons, tandis que la rumeur

Agite ses esprits d’angoisseuse trémeur,

L’onde à quitter ce bord nous invite accoisée,

Nos vœux parfaits n’ont plus que la nuit opposée,

Hâte-toi de venir, monte tes bruns chevaux,

Déesse le soulas de nos humains travaux,

Charmeuse des soucis, hâte-toi, favorise.

PHALARE.

J’entends quelqu’un marcher, gardons-nous de surprise.

THÉSÉE.

Ha ! Dieux, c’est mon fléau, retire-toi d’ici,

Je vais dissimulant la caresser : ainsi

Que qui voudrait tirer d’un autre labyrinthe.

PHALARE.

Tu ne peux trop user à ce besoin de feinte.

ARIANE.

D’un soupçon travaillée, à ma vie important,

Me pardonneras-tu, si te le racontant,

J’osais t’importuner de l’éclaircir, mon âme,

Sa couple rejetant sur l’excès de ma flamme.

THÉSÉE.

Dis ce qu’il te plaira, tu ne peux m’offenser

De chose que ce soit qui te tombe au penser,

Eusses-tu conjuré ma perte, ma ruine,

Je te dois le rayon du jour qui m’illumine.

ARIANE.

Ha ! que tu me déplais, de tant ramentevoir

Ce qui n’est pas plaisir, ains le moindre devoir,

Que ta rare vertu de l’univers mérite :

Doncque tu me promets n’être point éconduite ?

THÉSÉE.

Non, par ce firmament.

ARIANE.

Jure par ce baiser,

Dont je vais mon ardeur langoureuse apaiser.

THÉSÉE.

D’abondant mon honneur, et ma foi je t’oblige,

Résoudre, (le pouvant) ce doute qui t’afflige.

ARIANE.

Depuis un peu de jours, ton visage changé,

Conjecture de moi le courage étrange,

Cette extrême ferveur d’amitié violente,

D’heure en heure devient plus débile, et plus lente

À l’œil se diminue, et de même se fond,

Qu’au lever de Phébus la neige d’un haut mont,

Ta parole n’a plus un air de gaillardise,

Tes froids embrassements me sentent la feintise :

Ô qu’il est bien aisé de juger, où le cœur,

Porte d’affection, et où est la rancœur,

Qu’on discerne de loin l’amitié véritable,

D’avecques la contrainte, au lit, et à la table :

Las ! j’ai sur le sujet mon esprit divisé,

Tantôt çà, tantôt là, seule j’ai devisé

De mille occasions, et n’en trouve pas une,

Conforme d’apparence à ce mien infortune :

Sinon que du respect méprise je me sois,

Que l’honneur mérité de moi tu ne reçois,

Que trop de privauté commence à te déplaire,

Thésée, que cela ne te rende adversaire,

Je baiserai tes pas, humble, si tu le veux,

Divin je t’offrirai de l’encens, et des veux,

Je ne te parlerai qu’à tes genoux courbée,

Et pardonne à l’erreur où je serais tombée,

Et me remets en grâce, et fidèle promets,

Ainsi qu’au précédent de m’aimer désormais.

THÉSÉE.

La peur de l’avenir vaine te représente

De ce qui ne peut être une image présente,

Agréable à mes yeux plus que le premier jour,

Je t’aime, mais comment ? d’un idolâtre amour :

Je doute, t’embrassant, du bonheur de mon aise,

Mon corps est tout de flamme, et non âme de braise :

Jaçoit que la grandeur du faix de mes soucis

Divertisse par fois le cerveau mal-rassis :

Me force de surseoir ces mignards exercices,

Qui même si fréquents émoussent leurs délices,

Un temps veut s’appliquer aux affaires, un temps,

Au devoir conjugal, que de moi tu prétends.

ARIANE.

Quel soin franc de danger si vivement te presse ?

THÉSÉE.

Mon père surchargé d’ennuis, et de vieillesse.

Qui m’estime perdu, qui premier que savoir

L’effet de ton secours le Cocyte ira voir.

ARIANE.

Espère mieux mon heur, l’assistance divine

Te le préservera de la bonne Éleusine,

Quand es-tu résolu de retenter les flots ?

THÉSÉE.

Je m’en vais consulter l’avis des matelots,

Retourne s’il te plaît m’attendre dans la tente.

ARIANE.

Ne me fais donc mourir un long siècle d’attente.

THÉSÉE.

J’y serai de retour aussi soudain que toi,

Ô Cieux ! ô terre ! ô Cieux ! ô innocence ! ô foi !

Ô parjure exécrable ! ô lâche trame ourdie

D’un perfide complot, ains de la perfidie ;

Ô plus méchant amour, auteur de ce forfait !

Ne saurais-je arracher de mon âme ton trait ?

Ne saurais-je sauver, qui le pouvoir me donne

De lui faire sentir ma cruauté félonne :

Ha ! Barbare, impiteux, tu renforces mes fers,

Et ma peine, et ma voix, en la plaignant je perds,

Ariane vouée à ta rage implacable,

Par la faim consommée imprimera ce sable ;

Si de quelqu’un des Dieux le secours ne survient,

Qui le juste parti de l’innocence tient.

 

 

ACTE IV

 

ARIANE, seule

 

Rassure ma frayeur, embrasse-moi, Thésée,

Un dragon me dévore à sa rage exposée,

Le voilà, le voilà, qui s’enfuit, je le vois,

Ô prodige, ô fantôme exécrable d’effroi !

Songe sorti d’enfer, et conçu de ses formes,

Qui peuplent son chaos d’horreurs toutes énormes ?

Thésée à ce besoin repousse le sommeil,

Qui si profondément enveloppe ton œil ;

À faute de la voix mon cœur, que je te touche,

Où es-tu ? quelle part te retient de la couche ?

Hélas ! je ne sen rien, je ne sen rien hélas !

Mes bras de s’allonger dorénavant sont las,

Ma dextre a recouru le lit de place en place,

Et ne rencontre rien qu’un vide en son espace ;

Les soucis t’auraient-ils, les soucis épineux,

Plus qu’à l’accoutumée éveillé matineux ?

Qui, tes propos d’hier s’y rapportent, le somme

Continu de la nuit messied à un tel homme ;

Sus, sus doncques allons au rivage le voir,

Allons notre Orient de ces yeux recevoir,

Allons lui raconter l’illusion passée :

Las ! de quel autre effroi tremblante reglacée ?

Qui de soudaine horreur me hérisse le chef !

Qu’auraient brassé les Dieux contre moi de méchef ?

Je n’entends que les flots abbayer au rivage,

Objet ne m’apparaît, que ce désert sauvage ;

Où la pointe des mats ? où l’ancre qui mordait,

Cette arène creusée ? et les chables tendait ?

Ingrat, m’aurais-tu fait l’irréparable injure

De t’en aller sans moi ? l’aurais-tu fait parjure ?

Te serais-tu cruel dérobé de mon cœur ?

Qui te suivra malgré ton inique rancœur ?

Il est, il est trop vrai, le traitre a pris la fuite,

Le voleur m’abandonne au désespoir réduite ;

Découvrons de ce tertre, ha ! je vois là devant,

Je vois blanchir encor ses voiles pleins de vent,

Je vois ma chasteté flotter dessus les ondes,

J’oi les vents soupirer de mes douleurs profondes,

La mer impitoyable est émue à pitié,

De voir si méchamment dissoudre un’ amitié.

Thésée entend ma voix, où ces mains que je plie

Ne rejette des yeux, pense à qui te supplie,

Et retourne ta proue exorable à ce bord,

Et mes bienfaits reçus ne paie de la mort,

Et retourne querir la moitié de ton âme,

Qui ta miséricorde innocente réclame :

Sans elle, ton vaisseau n’est chargé qu’à demi,

Sans elle tu n’auras Neptune qu’ennemi,

Sans elle tu n’auras sur les vagues chenues,

Que des bourreaux en tête, et des morts continues ;

L’haleine d’un zéphire un orage sera,

Qui tes cheveux transis d’horreur hérissera ;

La vague lancera de sa moindre colère,

Une crainte en ton sein de la peine dernière :

« Le coupable n’a point de lieu de sûreté,

« Il estime le Ciel de tomber apprêté

« Sur sa tête impiteuse, et la terre offensée,

« Chaque pas le devoir engloutir courroucée.

Retourne donc ingrat sur tes humides pas,

Irrémissible encor ton offense n’est pas ;

« Qui se repent à temps excusable, supprime

« Le mérité supplice, ains la tache du crime :

Retourne mon Thésée, hélas ! que dis-je mien,

Tu le fus autrefois, tel que tu es reviens,

Au refus de me mettre en un coin de la barque,

Je t’absous de parjure, et me liure à la Parque,

M’exempte des rigueurs d’une rage de faim ;

Le coup mortel ne peut me blesser de ta main,

Il abrège mes maux en abrégeant ma vie,

Et si ta cruauté sera mieux assouvie,

Et je souffrirai moins, soit qu’il fallût périr,

Faute d’avoir ici dont se pouvoir nourrir,

Où qu’un affreux lion sortant de sa tanière,

Mes membres déchirât d’une horrible manière,

Que quelque Ourse en aurait soulé ses appétits,

Leurs sanglants reliquats portât à ses petits,

Hé ! félon, ne permets qu’une ferre se paisse

De ce sein, qui te fait sa première largesse,

De qui tu butinas la matinale fleur,

De ce sein de tes feux dissolus receleur,

Ce sein, qui t’endormait enivré de délices ;

Épargne ces deux bras de ma honte complices,

Qui tant et tant de fois embrassé t’ont tenu,

Que tant de fois aussi tu as baisez à nu ;

Épargne cette main conjointe dans la tienne,

Et du serment qu’alors tu fis, te ressouvienne,

Serment du mariage, et non pas d’un amour,

Promis légèrement qui meure au même jour.

Ô regrets insensés ! ô complainte frivole !

Rien ne m’apparaît plus de son vaisseau qui vole,

Le perfide ne craint qu’un perfide élément

Assuré ne le porte, et ne lui soit élément :

Les vents qui comme lui n’aiment que l’inconstance,

N’ont garde de manquer au traitre d’assistance,

Neptune est son aïeul, qui les monstres produit,

Qui s’émerveillera doncques s’il le conduit,

Qui d’un tel accident me doit rendre ébahie,

Des Dieux, des vents, de l’onde, et des hommes trahie ?

Même, qui doutera ma sœur avoir été

Du malheureux complot de cette impiété ?

Crédule subornée en ses lacs attirée,

Méchante serais-tu bien si dénaturée ?

Non, tu n’avais encor l’âme pleine de mal,

Toutefois il n’y a plus fragile animal,

Plus sujet à donner dans les rets de l’envie,

Qu’une fille depuis que l’amour l’y convie ;

Que l’exemple l’anime, et que la rage au flanc,

Une autre (ce lui semble) est mise en plus haut rang :

Pauvre (quand il serait) l’injure ne m’outrage,

Je ne t’en garderai de rancune au courage ;

Au contraire je plain, j’ai grand compassion

Du châtiment futur de ton amission,

Pareille sous la main de ce brigand perfide,

À l’agneau qui n’attend que le loup homicide,

Pareille à ces feuillards en l’Automne séchés,

D’un zephire par terre à milliers épanchés :

Trois jours tu lui seras agréable et nouvelle,

Mais que le quatrième il ne change infidèle,

Rencontrant à changer, qu’il ne trouve un désert,

(Supplice familier dont le bourreau se sert,)

Ô simple de le croire ! Ô déplorable fille !

Dernier, et nulle appui de ta noble famille.

Je veux qu’il demeurât loyal en ton endroit,

Toujours un Dieu du tort la vengeance prendrait,

L’inceste, l’adultère, où la discorde fière,

Dissoudraient de vous deux l’alliance nocière,

Entre vous à la fin le meurtre, où le poison,

Du tort injurieux me feraient la raison,

« Une méchanceté survivante ne dure,

« Que pour payer un jour ses auteurs à usure ;

« Leurs fraudes, et leurs arts ruiner, démolis,

« Délaissés tôt ou tard, dessous ensevelis :

Hélas ! hélas ! j’en fais l’épreuve sur moi-même,

Qui mon père, un vieillard, proche de l’Orque blême,

Volage abandonnai : qui mon honneur soumis

Au pire, au plus mortel de tous ses ennemis ;

Qui pillai ses trésors, les donnant (sacrilège)

Au meurtrier déloyal qui m’a tendu ce piège ;

Mon père ne soit plus animé contre moi,

Comme je te manquai de devoir, et de foi,

Comme au pâle cercueil tes jours je précipite,

Un encombre me tient égal au démérite :

Possible que là bas je te précéderai,

Possible, qu’avant toi vaine ombre je serai,

Dieux ! hé ! comment là bas souffrirai-je ta face,

De colère enflammée, horrible de menace ?

Comment de mon germain frustré de ses honneurs ?

Jà déjà les tourments des crimes guerdonneurs :

Souvent à mon oreille environnent mon âme,

Tisiphone me suit brandissant une flamme,

Ses sœurs de fouets sanglants me viennent investir,

Dessus moi tout l’enfer conjuré veut sortir :

Las ! un moment de trêve, Érébiques pucelles,

Je vais voir de ce pas vos voutes criminelles ;

Ores ne vous peinez de monter ici haut,

Le moyen de mourir présent ne me défaut,

Il n’y a qu’à choisir l’un de ces précipices,

Hélas ! c’est en quoi j’ai les destins plus propices,

Eli donc, Ariane, un sourcilleux rocher,

D’où tu puisses au fond de la mer trébucher,

D’où tu puisses de l’air, auparavant qu’atteindre

La surface des eaux, t’étouffer, et t’éteindre ;

Car notre âme de feu n’a si cruel tourment,

Que lutter à la mort un contraire élément.

Mais vaudrait-il pas mieux expirer en la place,

Où les crimes commis de mon sang j’expiasse ?

Sus, sus, allons revoir ce détestable lieu,

Que là notre fureur n’observe de milieu,

Là de ce corps polu ne demeure partie,

Qui ne serve brisée à ma pudeur d’hostie,

Qui ne meure une fois, premier que de mourir,

Sur qui le sang ne puisse à gros bovillons courir...

Te voici receleur des liesses passées,

Te voici receleur des trahisons brassées,

Te voici qui soutins un monstre déloyal,

Pillant ma chasteté dans le lit nuptial,

Tu me restes témoins de ses serments parjures,

Tu les as entendus de tes oreilles dures,

Et tu y consentais, et dans tes flancs ouverts,

Traître tu ne daignas engloutir le pervers,

Va, qu’un foudre tombant consomme ton herbage,

Comme un Jupin vengea des terrenés l’outrage ;

Que le Strix, les hiboux, les serpents, et les ours,

Te diffament de cris, te repairent toujours ;

Qu’un feu de soufre obscur te crève les entrailles,

Qu’un bruit aux environs de cent mille batailles

Que rendent exécrables aux nochers de renom,

Permets-le en ma faveur conjugale Junon :

Reste de déchirer cette odieuse couche,

Où mes baisers lassaient son impudique bouche,

Où le corps imprimé du Tigre se rêvait,

Où sa trahison lâche éclose se couvait ;

Où je portais au sein mon bourreau de vipère,

Reliques du barbare et de mon vitupère,

Infectez après moi les vagues de la mer,

Jetez à ce froid peuple une rage d’aimer,

Qui le face au pouvoir de son Tyran rebelle,

Et qui venge sur lui sa race criminelle.

Or parfaisons en nous l’ouvrage commencé,

Ce n’est que trop se prendre à un corps insensé,

Trop hors de la raison furieuse se mettre,

Vers qui ne peut de soi ni bien ni mal commettre.

Tes yeux sont les premiers consentants du forfait,

Par eux l’ingrat au cœur une brèche t’a fait,

Par eux je fus charmée, et par eux une Érine

De son philtre ulcéra l’amoureuse poitrine ;

Ô flambeaux destinés à ma perdition !

Recevez, recevez votre punition,

Œdipe convaincu d’un impudent inceste,

Volontaire s’ôta la lumière céleste,

L’innocent parricide il expia sur eux,

Et moi de guet apens coupable de ces deux,

Oui ma rage d’amour si pleine d’infamie,

Conçue pour le chef d’une gent ennemie,

Est pis qu’incestueuse, a de pires effets ;

Aussi veux-je ajouter la mort à mes forfaits,

Aussi veux-je mourir, et le vouloir contraire,

Ne me saurait frauder du mérité salaire.

Mais poursuivons de rang à ces cheveux épars,

Que l’air, l’onde, et les vents en emportent leurs parts,

Que ce front déchiré demeure sans figure,

Que ce sein profané reçoive sa torture,

Las ! Qui pourrait punir le cœur pernicieux,

Il est autant où plus coupable que les yeux,

Il retint le portrait de son image empreinte,

Et doute qu’elle en soit du tout encore éteinte ;

Je doute que Cloton repousse de son dard

Celui que le barbare y lança du regard.

Or mourons désormais, il n’y a qu’une porte

Ouverte à ce dessein par où ton âme sorte,

Le licol, la poison, ni la pointe du fer,

Ne peuvent t’envoyer aux ténèbres d’enfer,

L’onde seule te reste, et s’offre pitoyable ;

Timide, trouves-tu son aspect effroyable ?

Non, non, pour ne blêmir, et pour ne hérisser,

Il ne faut que les yeux tout d’un coup s’élancer,

C’est fait, je ne crains plus, me voila résolue ;

Adieu clarté du jour de mes crimes polue,

Adieu ma chère sœur, j’espère te revoir

Compagne de mon sort, bientôt en l’Orque noir.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

L’OMBRE D’ANDROGÉE, ARIANE, BACCHUS, SILÈNE, PAN

 

L’OMBRE.

Opprobre injurieux du Ciel et de la terre,

Digne du triple feu que Jupiter desserre,

Impudique, qui suis ta mère pas à pas,

Sache que le destin révoque ton trépas,

Il voit un repentir presqu’égal à l’offense,

Il veut qu’un Dieu bien toujours jeune d’enfance,

Désire des erreurs commises te purger,

Désire que par lui recousse du danger,

Tu entres bienheureuse en sa couche divine,

Vainqueur de l’orient, sa flotte il achemine

Ici pour cet effet tu le verras soudain

Consoler tes malheurs, et te tendre la main ;

Tu le verras suivi des Déités rustiques,

Célébrants ses trophées de glorieux Cantiques,

Tu verras au mouvoir de ses rames, la mer

Concerter des accords, docile se calmer,

Tu verras couronné ton chef d’une couronne,

Que luire au Ciel un jour sa prescience ordonne !

Donc après leur secours admire ma bonté,

Admire que sauvant un paillard effronté,

Aux dépens des honneurs déferez à mes Mânes,

J’aie retraversé les rives Stygianes,

Prophète messager de ton heur à venir,

Qui de ce désespoir le frein veux retenir ;

Admire ma clémence, et réparant l’injure,

Du plutôt qu’installée en sa grâce future,

N’épargne une hécatombe à me propicier,

N’épargne une hécatombe à me remercier ;

Autrement il suffit, je sais que la menace,

Sans me précipiter en ton âme aura place,

Que tu te souviendras de ce pieux devoir ;

Le silence éternel ores je vais revoir.

 

 

Scène II

 

ARIANE, BACCHUS, SILÈNE, PAN

 

ARIANE.

D’où viens-je misérable ? hé ! pauvre langoureuse,

Voudrait encor des Cieux la lampe rigoureuse.

Éclairer ma paupière ? hé ! voudrait bien la mort,

Mon âme repousser de l’abri de son port ?

La chute m’a porté, la chute soutenue

De buissons outrageux, vive m’a retenue

Thétis de mes forfaits n’a voulu se souiller,

Et un hôte infernal est venu m’éveiller,

Un esprit de mon frère a la forme empruntée,

Mot à mot j’ai reçu sa voix Achérontée ;

Menaçante d’abord, elle me reprochait

Un péché qui celui de ma mère approchait ;

Puis adoucie en fin m’a flatté d’espérance,

Du secours d’un grand Dieu me donnant assurance,

Jusques à me promettre une place en son lit ;

Vraiment je le croirais après un tel délit,

Volontiers, qu’un des Dieux accepterait à femme,

Celle qui d’un voleur l’accointance diffame,

Spectre fallacieux, qui prends l’occasion

D’un frénétique esprit pour ton illusion,

Tu te trompes toi-même, et Pandore présente,

De me faire espérer ne serait suffisante ;

Je ne recherche plus de salut qu’en la mort,

Las ! et je lui fais peur cédant à mon effort :

Tant qui craignent charmés des douceurs de la vie,

Qu’avec les voluptés elle leur soit ravie,

Ne laissent de charger la barque de Charon,

Moi je veux, et ne puis traverser l’Achéron,

Ses chemins me sont clos, ouverts à tout le monde,

Dieux ! que vois-je là bas ? un vaisseau dessus l’onde,

Ses voiles sont enflez, et ne fait point de vent,

Sans patron de lui-même il se pousse en avant,

Une douce harmonie accompagne ses rames,

Capable de charmer ces Plutoniques âmes,

Les Dauphins attentifs à l’entour sautelant,

Se vont aux environs de joie entremêlant,

Un enfant au tillac de pampre se couronne,

Quelle troupe bons Dieux ! fantasque l’environne ?

Un vieillard sur un âne assis en majesté,

Comme en la mélodie immobile resté ;

Ce sont les Déités de cette île déserte,

C’est du songe prédit une assistance offerte ;

Comment mon déshonneur lui pourrai-je celer ?

Le taire m’est nuisible, et honteux de parler.

 

 

Scène III

 

BACCHUS, PAN, SILÈNE et ARIANE

 

BACCHUS.

Elle, chasse l’effroi qui trouble ton visage,

Je te suis d’un secours le fortuné présage,

Je sais de tes malheurs autant où plus que toi,

Un Corsaire fuitif t’a parjuré sa foi,

Un que tu retiras de la Parque éminente,

Girouette à tous vents, d’âme peu continente,

Forcené de l’amour qu’il portait à ta sœur,

A fait voile tandis que l’humide douceur

Du somme te sillait la paupière jumelle,

Ne le saurai-je pas ? qu’engendra de Sémélé,

Celui qui tient le foudre, et l’Olympe régit ;

Quoi ? de honte ce front d’albâtre se rougit ?

Simple, hormis le joug d’un père trop sévère,

Que tu as secoué, la faute est bien légère ;

Le but à tes desseins de l’Hymen proposé,

T’ôte du déshonneur le blâme supposé ;

La sainte intention te décharge de crime ;

Et pour te confirmer que j’en fais peu d’estime,

Exprès coupant les flots, j’adresse ici mes pas,

Non pour te préserver seulement du trépas,

Mais afin de t’offrir ma nocière alliance,

Telle faute tombée au fleuve d’oubliance,

Telle faute purgée en mon attouchement ;

Ne le consens-tu pas ? dis-le moi franchement.

ARIANE.

Qui que tu sois des Dieux, misérables mortelle,

Je me mets, je me donne à ta sainte tutelle ;

Tu peux d’autorité mes désirs commander,

Et (labeur superflu) ne les dusses sonder,

Ordonne que je vive, où permets que je meure,

En ton sacré vouloir l’un et l’autre demeure.

SILÈNE.

Ô quelle humilité ! quelle attrayante voix ?

Ingrat, et la laisser en ce lieu tu pouvais,

L’innocence conjointe à sa beauté divine,

De ce rare trésor l’amoureuse rapine,

N’ont molli tes rigueurs, diverti ton dessein ?

Certes un cœur de roche habite dans ton sein,

Tu as sucé le lait d’une mère tigresse,

Indigne que Phœbus de son œil te caresse.

PAN.

Père écoute un vieillard rempli de charité,

Qui manque plus d’effet que de cupidité ;

Vois sortir d’un vieil tronc une jeune étincelle,

Et commets en sa garde après quelque pucelle ;

En l’humeur où il est de la vouloir venger,

Pallas fût-elle armée, encourrait du danger.

SILÈNE.

Tais-toi bouc insolent, bouc infect de luxure,

Tu imputes à tous ta vilaine nature,

Jamais en mon jeune âge on lubrique brandon

Ne m’a fait soupirer sur les bords de Ladon,

Jamais ne transforma de vierge poursuivie ;

La prudence a toujours su tempérer ma vie.

BACCHUS.

Il a dit ce propos plutôt que le penser,

Ne t’en veuille donc pas d’avantage offenser,

Or je retourne à toi ma nouvelle Charité,

Te jurant par le Styx, par ton divin mérite,

En présence des Dieux, en présence d’eux tous,

Une immuable foi de tutélaire époux ;

Serment qui ne reçoit d’exceptions humaines,

Serment à l’infracteur assuré de ses peines,

Qui d’un siècle ne peut se repaître odieux,

D’immortelle ambrosie à la table des Dieux :

Serment plus malaise de dissoudre, frivole,

Qu’aux ondes que tu vois de flotter sur le pôle

Repose-toi sur lui, mignonne, recevant

Ce gage qui sera aux astres s’élevant,

Séparé de ton chef, et du mortel usage.

PAN.

Une nouvelle peur tient ailleurs son courage.

BACCHUS.

Quelle ?

PAN.

Enfant que tu es, d’apparence manquer.

SILÈNE.

En semblable importance impuni se moquer ?

PAN.

Ce vieil mâtin hargneux a par tout à redire.

SILÈNE.

Et toi monstre difforme, impudent à médire.

BACCHUS.

Ne prend garde ma Nymphe à ces joyeux débats,

Sans plus te résolvant aux nuptiaux ébats,

Ils ne le font, qu’afin d’arracher la tristesse,

Que tu as tant logée impitoyable hôtesse.

ARIANE.

Ta divine présence expulse mes ennuis,

Et celle que j’étais naguères, je ne suis,

Allègre de courage, en moi-même contente,

Bref de qui le secours ma servi de Nepente.

PAN.

Aussi sa déité sur toutes a cela,

Qu’où elle est, les soucis décamperont de là

Plus vite que la nuit au lever de l’aurore,

L’univers obligé de ce bienfait, l’adore :

Il réjouit chacun de sa douce liqueur,

L’espoir lui ressuscite, et lui hausse le cœur,

Témoin ce vieil tison, qui d’un peu de fumée,

Te voyant, a soudain sa flamme rallumée.

SILÈNE.

J’aime mieux m’absenter, j’aime mieux tout quitter,

Que l’audace d’un fol plus longtemps supporter.

ARIANE.

Concède, s’il te plaît, à mon humble prière,

Que de ta Déité la remarque première

Vienne à ma connaissance, et qu’il me soit permis

De savoir en qui j’ai mon espérance mis.

BACCHUS.

Inventeur aux humains d’une plante sacrée,

Qui le corps vivifie, et les esprits recrée,

Qui d’utiles vertus passe les éléments,

Qui les tigres captive à mes commandements,

Ôte la cruauté d’où nature l’a mise,

Je préside des Dieux, dans Thèbes, et dans Nyse,

Dans Thèbes ma natale, où dessus Cithéron,

De trois ans en trois ans, les coteaux d’environ

Résonnent sous le cri des vineuses Ménades,

L’Orgie célébrants de ma fureur malades.

ARIANE.

Tu es donc ce Bacchus, de lignage divin,

Qui nous donnas l’usage, et l’essence du vin ?

BACCHUS.

Lui-même.

PAN.

Et ce vieillard de trogne purpurée,

Est son maître, au possible aimant cette purée.

SILÈNE.

Que dis-tu là dessus ?

BACCHUS.

Autre chose, sinon,

Que Satyre il ensuit sa nature, et son nom.

SILÈNE.

Ha ! si je retournais en ma vigueur première,

Sanglant dessous mes pieds il mordrait la poussière,

Oui, je lui apprendrais, et encore.

PAN.

Ôtons-nous,

Il se fait bon garder d’ivrognes, et des fous.

ARIANE.

Ta puissante grandeur, indigne m’épouvante,

Chez toi je ne mérite un titre de servante :

Mais si j’ai trouvé grâce envers ta majesté,

Dis-moi, qui mon péril t’aurait manifesté,

Que veut en ton vaisseau ce guerrier équipage ?

D’où vient, et où tu dois finir ce navigage ?

BACCHUS.

Je retourne vainqueur d’un grand peuple mutin,

En la plage où Phœbus se lève le matin,

Les armes que tu vois d’ordre confus dressées,

Ces morions, ces dards, ces piques enlacées,

Conquises dessus eux, sans employer le fer,

À Thèbes je les porte, afin d’en triompher ;

Afin qu’à mon retour illustrement j’assemble

L’honneur de ma victoire, et mon Orgie ensemble :

Or moi n’ignorant rien de tout ce qui se fait,

Qui ton perfide ai vu commettre le forfait,

Présent à tes regrets, à tes pleurs, à ta chute,

Moi, qui pour le passé d’offense ne t’impute,

Aux flots ai commandé de m’aborder ici,

Te mettre en ma tutelle, et en ma couche aussi.

ARIANE.

Hélas ! de quelle sorte, et de quels saints offices

Pourrai-je rendre grâce à de tels bénéfices ?

Me redonner d’un coup, et la vie, et l’honneur ?

Le ciel d’actes pareils est seul le guerdoneur.

BACCHUS.

Ta fidèle amitié suffira de salaire,

Maintenant l’hyménée avisons de parfaire,

Silène, tu iras tous les Dieux inviter

Au banquet, qu’en ce lieu je leur veux apprêter,

Tu iras supplier la bande supernelle,

De venir célébrer la pompe solennelle

De mon jour nuptial, en ce lieu, que désert,

Je rendrai dedans peu de délices couvert.

SILÈNE.

Commande, je suis prêt d’accomplir l’ambassade.

PAN.

Il mérite vraiment qu’on l’appelle à ce grade,

Monté dessus son âne en cet affaire urgent,

Voilà pour nous produire un effet diligent.

BACCHUS.

Allons dans le vaisseau te rafraichir, mon âme,

Te réchauffer le sein d’une amoureuse flamme,

Te repeindre le front des premières beautés,

Que ces noms d’infamie, et de déloyautés

Périssent odieux, qu’en leur place succède

Le ris, le jeu, l’amour : bref tout ce qui précède,

D’un mariage heureux la prochaine moisson :

Quoi que ce front ne soit que d’un jeune garçon,

J’espère néanmoins décevoir ton attente,

Et que content de toi, je te rendrai contente.

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