Alcée (Alexandre HARDY)
Sous-titre : l’infidélité
Pastorale en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1610.
Personnages
DORILAS
ALCÉE
DÉMOCLE
CIDIPPE
PHEDIME
LIGDAME
ERGASTE
TESTILE
CUPIDON
CORIDON
MOPSE
DAMON
EUCRATE
CHŒUR DE BERGERS
ARGUMENT
Certain pauvre homme, le nom duquel était Phedime, vivant du hasard de sa pêche ordinaire, trouve fortuitement sur la base un petit enfant au berceau que le déluge survenu en Élide y avait apporté ; le nourrit avec sa fille unique, reconnue pour la plus belle de toutes les Nymphes d’Arcadie, qui par succession de temps contracte une vertueuse et inséparable amitié avec ce sien domestique : joint que le bonhomme de père voyant sa fille négligée à cause d’une extrême pauvreté, l’avait promise en mariage au jeune Démocle, ainsi que récompense de sa longue et fidèle servitude ; mais comme la fille déjà mariable, ce beau pair n’attendait de jour à autre que la moisson de ses travaux amoureux, advient que le plus riche et accompli des Pasteurs Arcades, nommé Dorilas, la demande, et l’obtient 18 du père maîtrisé d’une ambitieuse avarice ; Le vieillard donc à ce dessein voyant qu’aucunes prières ne menaces ne peuvent faire démordre un serviteur de ses justes prétentions, sur quelque légère offense supposée le congédie. Démocle furieux de désespoir, court au premier précipice en intention de s’ôter et l’amour, et la vie. Chose effectuée, si Cupidon lui rendant ses Oracles par un Écho, puis personnellement visible, ne l’eût remis en espérance, et renvoyé vers la misérable Alcée, proche de mourir de regret de son absence. Le père frauduleux le reçoit à bras ouverts, promettant derechef que sa fille revenue en convalescence lui est acquise. Démocle découvrant la feinte à la suggestion d’Alcée, ils se résolvent à une fuite clandestine du logis paternel ; Ce vieillard soupçonneux les attrape sur le fait, et après avoir mis Démocle en Justice, le fait condamner en pleine assemblée à un bannissement perpétuel. Le père de Démocle qui cherchait son fils par tout le monde, survient là dessus, se fait reconnaître pour l’un des plus riches et renommez Citoyens d’Élide, libère son fils, et lui obtient sans difficulté sa maîtresse à femme. Quant à Dorilas, son ancien mépris envers la belle et chaste Cydippe se convertissant en repentir, un double mariage ferme ce sujet bocager, conduit à sa perfection.
ACTE I
Scène première
DORILAS, ALCÉE
DORILAS.
De quoi profite à ma mourante vie,
Un tas de biens le sujet de l’envie ?
Et que fortune, appas fallacieux,
Le plus souvent donne au plus vicieux ?
De quoi me sert que de ma bergerie
Mille moutons errent par la prairie ?
Que Dorilas par la commune vois
Soit couronné Monarque de ces bois ?
Riche de biens, issu de parentage
Qui dessus tous lui donnent l’avantage,
Chez qui jamais pour l’âpreté du chaud
Le lait nouveau en Été ne défaut,
Chez qui toujours Pomone libérale
Ses plus beaux dons dans le grenier étale,
L’âge à souhait favorise mes ans,
Pour la figure encor tel je me sens.
Hier mirée au calme du rivage
Quelle pourrait fléchir la plus sauvage,
Une exceptée, une Nymphe, ô douleur !
Dont l’œil des Cieux imite la couleur,
Dont l’œil à coup desserre mille flèches,
Et dont le cœur nous fait autant de brèches,
Dont l’œil foudroie un gracieux dédain,
Qui nous captive, et enchaîne soudain,
Dont l’œil prescrit un destin qui nous force,
Bon gré, mal gré de suivre son amorce.
Hélas ! beaux yeux, mais que dis-je Soleils,
Astres jumeaux qui n’avez de pareils.
Un rais au moins me luise favorable,
Un rais de vous m’apparaisse exorable,
Où ne voulant ma langueur secourir,
Plus doucement, las ! me faites mourir,
Regrets en l’air, soupirs qu’Écho resonne,
Ains à bonne heure ouïs de ma félonne,
Qui me prévient, la quenouille en la main,
Modère Amour, ce courage inhumain,
Fais lui sentir une seule étincelle,
Du grand brasier que mon âme recèle,
Ou me permets de savoir maintenant,
Qui sa rigueur m’irait entretenant.
ALCÉE.
Un peu de trêve au souci qui te mine,
Telle façon solitaire et chagrine,
À nous chétifs, de bon droit appartient
Que dans ses rets la pauvreté retient,
Mais un Berger le plus heureux qui vive,
Auquel tout bien, selon ses vœux arrive,
S’offense trop, et a peu de raison,
De s’affliger ainsi hors de saison.
DORILAS.
Diras-tu riche un qui ne se possède,
Ains un blessé qui cherche son remède,
Heureux celui qu’impassible d’amour
Tu fais mourir chaque moment du jour ?
Divine Alcée en ta grâce obtenue,
En ta beauté que je priserais nue,
Gît mon repos, ma richesse, et mon mieux,
Et la faveur d’un rayon de tes yeux
J’estime plus que la terre asservie.
Accepte donc ma vertueuse envie,
Soyons unis de fortune et de cœur.
ALCÉE.
Désiste-toi de ce propos moqueur,
Pauvre de biens, de mérite, et de race,
Autre parti que le mien se pourchasse.
DORILAS.
Si frauduleux, je le dis feintement,
Si tes beautés je n’aime saintement,
Si je ne tien ma fortune inégale
À ton mérite en la loi conjugale,
Jamais de Pan ne s’exauce ma voix,
Que mes Troupeaux arrivez dans ce bois
Saoulent des Loups l’impitoyable rage,
Veux-tu tirer la preuve du courage ?
Assure-moi de ta chaste amitié,
Que ma langueur te provoque à pitié ;
Et de ce pas je vais sans plus attendre,
M’offrir allègre à ton père de gendre.
ALCÉE.
Mon Père sait sa force mesurer,
Et ne me veut un parti procurer
Plus que l’état d’une qualité basse
Ne lui permet.
DORILAS.
Dis plutost que ta glace
Mes feux abhorre, et s’il en est content,
Promets-tu pas y aller consentant ?
ALCÉE.
Sa volonté de la mienne dispose,
Mais je crains fort.
DORILAS.
Quoi que quelqu’un s’oppose,
Qui préférable obtint ce pris sur moi ?
ALCÉE.
Ains qui premier eût engagé sa foi.
DORILAS.
Ô désespoir ! ô parole homicide,
Cruel Amour, ha ! que tu es perfide,
Or nomme un peu ce plaisant Corrival
ALCÉE.
Je n’ai loisir, car dans ce prochain val
Démocle attend il y a près d’une heure,
Adieu Berger, Pan avec toi demeure.
DORILAS.
Adieu Tigresse, Adieu, tu fuis en vain
Qui te va suivre à la piste soudain,
Qui malgré toi s’éclaircira du doute,
Doute épineux qu’avéré je redoute ;
Et néanmoins on ne saurait pourvoir
À aucun mal, premier que le savoir.
Scène II
DÉMOCLE, ALCÉE, DORILAS
DÉMOCLE.
Vous observez la coutume ordinaire
De tout promettre, et après n’en rien faire,
Jour du Printemps plus propre ne s’est vu,
Que le Poisson surpris à l’impourvu,
Si vous et moi d’une peine mêlée
Eussions tendu à la Troupe écaillée.
ALCÉE.
On tend des rets, et sème des appas
Contre notre heur, que tu ne penses pas,
Et qui jamais qu’à l’extrême forcée
Ne sortirait du creux de ma pensée.
DÉMOCLE.
Ne sortirait, hé Cieux ! l’occasion ?
Cela serait à la confusion
D’une beauté devenue infidèle
Pour me sentir par trop indigne d’elle.
ALCÉE.
N’importe à toi de le savoir, pourvu
Que du péril affranchi tu sois vu.
DORILAS.
Voilà trop dit, sa malice notoire
Montre quel homme a sur nous la victoire.
DÉMOCLE.
Me refuser la Clef de vos secrets
S’appelle mis au rang des indiscrets,
Que vous avez en moi peu de fiance,
Que désirez gêner d’impatience
Ma loyauté toujours blême de peur,
Qu’un tel aguets me supplante trompeur.
Si je ne puis te divertir la crainte,
Au moins du mal j’empêcherai l’atteinte.
DORILAS.
Ô simple fille ! ô simple, de priser
Un vil esclave, et mes feux mépriser !
DÉMOCLE.
J’ai bien de quoi ma prière obtenue
Récompenser de chose à peu connue.
ALCÉE.
Quelle ? tu mens, je ne crois de léger.
DÉMOCLE.
La foi vous doit suffire à me pleger.
ALCÉE.
Dis vitement, et en une parole.
DÉMOCLE.
Dites première, après je sais mon rôle.
DORILAS.
Voilà pourtant beaucoup de privauté,
Voilà m’user d’étrange cruauté.
ALCÉE.
Tu me voudrais survendre avec usure
Ce qui ne fut possible onc en nature.
DÉMOCLE.
Vous me voulez faire acheter un bien
Que l’amitié d’essence a rendu mien.
ALCÉE.
Le voile obscur de ces propos me tue.
DÉMOCLE.
J’entends qu’Amour miracle n’effectue
Envers les siens plus grand, que ne laisser,
Secret, désir, entreprise, ou penser,
Qui sur le champ ne s’entre communique,
À ce défaut mon sort serait inique.
ALCÉE.
J’aviserai, lorsque tu m’auras dit
Quel beau présent mérite ce crédit.
DÉMOCLE.
Hier parmi des joncs, dessus la rive,
Un cri d’oiseaux à mon oreille arrive,
Qui pépiaient dans leur nid, que soudain
Je fus chercher de pieds, d’œil et de main,
Si que la mère à ses fils arrachée,
Qui s’envola, découvrit la nichée.
ALCÉE.
Que trouvas-tu ? quelle espèce d’oiseaux ?
DÉMOCLE.
De ceux qui font le calme sur les eaux.
ALCÉE.
Qui font le calme, ô plaisante nouvelle !
Tu prends plaisir à me mettre en cervelle.
DÉMOCLE.
L’autre serrée il ne vous souvient pas
Que votre père au sortir du repas
Parlait des vents en bonne compagnie,
Quel temps sur mer un voyage nous nie,
Et que tandis que l’Alcion léger
Éclos ses œufs, il chasse le danger,
De là les jours nommés Alcionides,
Luisent heureux sur les plaines liquides,
J’ai ses petits en leur berceau reclus,
Qui m’est plus cher, et que j’estime plus,
Comme bâti chef-d’œuvre en la nature,
D’une incroyable et artiste structure.
ALCÉE.
Courons le voir.
DÉMOCLE.
Courons, j’en suis content,
Après m’avoir favorisé, s’entend.
ALCÉE.
Prête l’oreille, approche, approche encore,
As-tu de quoi plus m’importuner ores.
DÉMOCLE.
Oui, ce baiser pris dessus, et tant moins.
DORILAS.
Vous le voyez, vous en êtes témoins,
Ô Terre ! ô Cieux ! et un foudre n’éclate
Sur l’affronteur, sur le chef de l’ingrate.
ALCÉE.
Si rien de tel t’arrive désormais,
En avertir mon père je promets.
DÉMOCLE.
Figurez-vous que lui-même en ma place
Prendrait autant de légitime audace,
ALCÉE
Après Causeur.
DÉMOCLE.
Oui Causeur plein d’effet.
ALCÉE.
À ce matin quelle pêche as- tu fait ?
DÉMOCLE.
Loin de vos yeux, où l’Archer d’Idalie
Trempe ses dards, l’impuissance me lie,
Loin de vos yeux qui fourmillent d’appas,
Le poisson fuit, ou rusé ne mord pas,
Approché d’eux, un secret efficace
De leurs rayons, facilite ma chasse,
Et lors pourrai, sans ligne, n’hameçons,
Tirer à bord le dernier des poissons.
ALCÉE.
Or sus menteur, voyons d’aller ensemble,
La part qui plus opportune te semble,
Dans nos filets la proie envelopper,
Qui de retour nous fournisse à souper.
DÉMOCLE.
Vous dites bien, marchez devant ma belle,
Par ce sentier dessus l’herbe nouvelle,
Auprès du nid des Oisillons promis,
Certaine fosse où le poisson s’est mis,
Nous donnera tel butin, que j’espère
En réjouir le bon homme de Père.
ALCÉE.
Glauque le veuille, et Palemon aussi,
Qui des Pécheurs embrassent le souci.
DORILAS.
Aveuglé Amour, ta félonne manie
À mes dépens preuve sa tyrannie,
Un étranger, de nulle extraction,
Qui n’a discours, ni louable action,
Triomphe, hélas ! de ma flamme loyale,
Possède, ô Cieux ! une beauté Royale,
Une beauté qui ferait du renom
Répudier au Tonnant sa Junon.
Manque implorer contre ma criminelle,
L’autorité qui prévaut paternelle,
Manque discret un vieillard requérir,
Duquel je puis l’indigence tarir,
Et de qui l’heure est la mieux fortunée,
Heure bornant mes maux en l’Hyménée.
Scène III
CYDIPPE, DORILAS
CYDIPPE.
Lasse de plus me distiller en pleurs,
De plus nourrir ces muettes douleurs,
De plus cacher sous un voile de honte
L’âpre tourment du feu qui me surmonte,
Lasse de plus repaître ce Vautour,
Qui sur mon cœur s’acharne nuit et jour,
Il faut sortir du pouvoir de sa rage,
Et de celui me sonder le courage,
Qui m’a ravie en ses perfections,
Qui seul préside à mes affections,
Ja mille fois en la même entreprise,
Prête à parler, ma langue s’est reprise,
Et Dorilas n’a vu que par les yeux,
Quelques éclairs de ce mal furieux.
Ô beau Berger ! serait-il bien possible,
Que ma langueur t’éprouvât insensible ?
Que ma prière un refus endurant,
Tu sois meurtrier de qui va t’adorant ?
La cruauté fuit un cœur magnanime ;
Mais, ô bon Dieu ! le voici que j’estime,
De corps, de taille, et de marcher pareil,
À ce Pasteur, mon unique Soleil,
Oui le voici, de qui la face aimée
Semble m’avoir d’un silence charmée.
Las ! au besoin l’assurance me faut.
Mère d’Amour supplée à ce défaut,
Prend la parole, ou inspire son Âme
De la douleur secrète qui m’enflamme.
DORILAS.
Tu discourais seule sur tes amours,
Est-il pas vrai ?
CYDIPPE.
Un semblable discours
En l’air fondé sentirait sa folie,
Par ce qu’aucun ma liberté ne lie.
DORILAS.
Je voudrais bien le pouvoir dire ainsi.
CYDIPPE.
Que toi des Dieux le principal souci,
Toi des Pasteurs la merveille et la gloire,
Toi qui t’obtiens une entière victoire,
Toi renommé par la commune vois
Le plus parfait de tous ceux de nos bois,
Riche des biens que la fortune donne,
Qu’une verdeur de jeunesse environne.
DORILAS.
Holà ! c’est trop, tu me ferais honteux.
CYDIPPE.
De vif esprit, et de corps vigoureux,
Propre à la luite, au flageol, à la danse,
Qui les plus vieux égales de prudence,
Craindre Bergère, ou Nymphe d’entre-nous ;
Te refuser en qualité d’époux ?
Ne s’estimant heureuse et plus qu’heureuse
De t’installer en sa grâce amoureuse,
Pardonne moi si franchement je dis,
Que ton mal vient de n’être assez hardi.
DORILAS.
L’amour fondé sur la vertu demande
Qu’un saint respect le guide et le commande.
CYDIPPE.
L’amour honteux ne moissonne de fruits,
Que les douleurs, la peine, et les ennuis.
DORILAS.
En plus parler, n’irrite que ma plaie.
CYDIPPE.
Te l’adoucir au contraire j’essaye.
DORILAS.
Adieu Bergère, on m’attend autre part.
CYDIPPE.
Encore un mot paravant ce départ.
DORILAS.
Que voulais-tu ?
CYDIPPE.
Savoir si d’aventure,
Je puis mener mes Troupeaux en pâture
Avec les tiens.
DORILAS.
Pourquoi non ? ta beauté
M’honore trop de telle privauté.
CYDIPPE.
Il me suffit, Adieu, Pan te conserve,
Certain secret à toi là se réserve.
DORILAS.
Simple Novice, on voit à la couleur,
Comme au discours où te tient la douleur,
Nous poursuivons une diverse proie
Nous cheminons une contraire voie,
J’ai ton remède, et un autre a le mien,
Effets d’amour qu’impossibles je tiens.
ACTE II
Scène première
PHEDIME, DORILAS
PHEDIME.
Que les dons de l’aveugle Déesse
Mal dispersés affligent ma vieillesse !
Quelle injustice accompagne mon sort,
Plus que demi, sur le seuil de la mort,
Tout recourbé sous le faix des années
À un métier ingratement données,
Pauvre métier que la misère suit,
Où déplorable ! où me vois-je réduit ?
Que dois-je faire ? quel parti me rendre ?
Et comme puis-je envers toi me méprendre,
Ma chère fille ? ore que meure d’ans
Ta beauté veut la faucille dedans.
Ores qu’on dût voir une fleur si rare
Se captiver le cœur du plus avare.
Ores qu’on dût voir à foule venir
Des poursuivants ma faveur prévenir,
Faute de biens, plus que de prud’hommie,
Plus que pour note aucune d’infamie,
Toi sans Époux, moi resté sans appui,
Cent fois le jour je trépasse d’ennui.
Ô siècle ingrat ! ô maudite avarice !
Il n’est vertu qui chez vous ne tarisse,
À faute d’or (métal pernicieux)
Je me démets de mon plus précieux,
Las ! je résigne ès mains d’un domestique,
Trop inégal, mon espérance unique.
Ma chère Alcée a de mary promis,
Un qu’exposé hors du Tombeau je mis,
Un étranger, inconnu d’origine,
Que préserva la Clémence divine,
De bonnes mœurs, fidèle au demeurant,
Qui ce plaisir à usure me rend,
Qui du travail de la pêche ordinaire
Son bienfaiteur sustente débonnaire,
Un peu plus riche. Ha ! certes il ne faut
Lui imputer, non le moindre défaut.
J’approuverai plus que d’homme qui vive
Telle alliance, et scrupuleux n’estime
Sur ce qu’il vient de parents incertains,
La vertu seule ennoblit les humains,
Qui la possède à droit de bourgeoisie
Chez ceux d’Afrique, et d’Europe, et d’Asie,
Mais elle pauvre, un plus pauvre épouser,
C’est proprement leur misère arrouser,
Qui peu à peu fatale provignée,
En comblera l’innocente lignée,
Pourquoi les Dieux des bons prennent souci ?
Hé ! qui pensif me vient surprendre ici ?
Un dont l’excès, l’excès de l’opulence
Allégerait la douleur qui m’élance.
DORILAS.
Heureux vieillard, heureux parfaitement
Ez fruits reçus du vrai contentement,
Que te produit une innocente vie,
Tu me peux rendre à la mienne ravie,
Du moins tirer des griffes de la mort
Un affligé qui s’offre ton support,
Qui te soumet, qui de gré t’abandonne
Et sa fortune, et sa propre personne,
Si tu daignais lui accorder un point
De son facile, où tu ne pense[s] point.
PHEDIME.
Moi te pouvoir servir d’aucune chose,
Qu’imaginer téméraire je l’ose ?
Jamais, jamais, retranche ce discours,
Un Dorilas emprunter mon secours ?
Et l’Océan, qui d’un ruisseau mendie ?
L’Orgueil accru de son onde hardie,
Le Cygne veut retenir du Corbeau
Son chant Prophète, et son plumage beau,
Lorsqu’un Pasteur, des Arcades la gloire,
Vint supplier ma pauvreté notoire.
DORILAS.
Ne te dis pauvre, un trésor possédant
De prix tous ceux de la Terre excédant,
Trésor qui fait idolâtrer nos Âmes,
Qui les emplit de merveille et de flammes,
Trésor auquel Monarque, non Berger,
Je ne feindrai ma Couronne échanger,
Trésor qui doit de Gardien m’élire,
Et superflu ne te fait plus que nuire.
PHEDIME.
Tout mon avoir, et mon meuble plus cher
Ce sont des rets commodes à pécher,
Lesquels veux-tu ? prend, dispose, commande.
DORILAS.
Rien moins, ta fille à femme je demande,
Ta belle Alcée en laquelle je vis,
Qui m’a captif du sein l’âme ravi,
Donne-la moi compagne de ma couche,
Si de ton heur quelque souci te touche,
Si tu te veux établir un repos,
Jusqu’au cercueil qui gardera tes os.
Grâces aux Dieux ! ma fortune assez belle
Vous affranchit d’une hôtesse cruelle,
Vous rompt les fers de la nécessité,
Communs en biens et en félicité.
PHEDIME.
N’afflige point d’un trait de moquerie
Ce désastreux, que le sort injurie,
Et néanmoins ne murmure content,
Et à l’honneur proposé ne prétend,
De s’allier à ton ample famille,
Un plus sortable épousera ma fille.
DORILAS.
Un plus sortable ? ha ! je ne pense pas
Qu’autre Berger s’avance sur mes pas,
Un plus sortable ? hé ! quel défaut encore
Me peut de l’heur de sa noce forclore ?
Nomme-le moi, que telle instruction
Serve du moins à sa correction.
PHEDIME.
De pouvoir trop ton impuissance arrive,
Mon frêle esquif ne cherche que la rive,
Ta forte nef ne va qu’en haute mer ;
La suivre donc ce serait m’abîmer.
DORILAS.
Non, non Phedime ore je te proteste
Pan et Pales, et la lampe Céleste,
Je te le jure en ce cas ne vouloir,
Avantagé de biens me prévaloir
Soyons égaux, mon humeur généreuse
Plus des vertus que de l’or amoureuse.
D’elle pour dot me déclare content,
Ta fille nue, et rien plus ne prétend.
PHEDIME.
Je sais que c’est, autrefois de ton âge,
Pour assouvir un appétit volage,
J’eusse promis le Corps, l’Âme, et les biens,
Puis dépêtré de semblables liens,
Adieu la Foi de contrainte jurée,
Un jour était sa plus longue durée.
DORILAS.
Après l’Hymen accompli solennel,
Son doux servage entre nous éternel,
Bon gré, mal gré, quelle espèce de crainte
Te fait douter de ma parole enfreinte ?
Hé ! que pourrai-je au change profiter
D’une beauté digne de Jupiter ?
PHEDIME.
Apprend Berger, que la meilleure viande
Lasse bientôt une bouche friande,
Un an, deux ans, mariés couleront,
Qui tes plaisirs peu à peu saouleront,
Mais le troisième un continu reproche
De pauvreté, la misérable approche,
Ce ne sera que mépris à l’endroit
D’une que mise au cercueil on voudrait,
L’égalité bien-heure un Mariage,
Qui le pratique autrement n’est pas sage ;
D’ailleurs que sert de te dissimuler ?
Or que les biens je dusse accumuler,
De l’Arcadie en pact irrévocable,
Un frêle appui de l’âge qui m’accable
Obtient mon choix désigné dès longtemps,
Qui seul d’Alcée emporte le Printemps.
DORILAS.
Ô cruel mot ; ô sentence mortelle !
PHEDIME.
L’équité veut notre alliance telle.
DORILAS.
L’équité donc veut meurtrir l’innocent ?
PHEDIME.
L’Hymen à deux divisé ne consent.
DORILAS.
Bien qu’en ce cas je trahisse ma vie,
Dorilas mort souscrit à ton envie,
Si des Pasteurs un qui mérite mieux,
Brigue sur lui ce bouton précieux.
Si le fardeau de ta vieillesse âgée
Se trouve plus d’un autre soulagée,
Je consens lors, ains je vais de ce pas
À mon secours employer le trépas.
PHEDIME.
Pan, des Pasteurs détourne ce dommage,
Pan, des vertus nous conserve l’image,
À dire vrai, je trouve que ton cœur
Ne parle point en Courtisan moqueur,
Tu es frappé, tu as Alcée en l’Âme,
Mon seul malheur, ennemi de ta flamme :
Malheur, d’autant que ce mal amoureux
M’aurait rendu de misérable heureux,
Que toi guéri, ma pauvreté guérie.
De ses soucis eût la source tarie,
Sinon qu’élu un moindre t’a privé
Par un service envers moi cultivé.
Que veux-tu plus ? mon Démocle fidèle
D’Époux futur tient la place chez elle.
DORILAS.
Me préférer un Esclave inconnu,
De toi recouds dedans la vague nu !
Part abortit, part conçu d’adultère,
Sur qui le Ciel déchargeait sa colère,
Le préférer sous ombre d’une peur,
Qu’on te réputé, ou ingrat, ou trompeur ?
Point, point, Seigneur absolu de sa vie,
Il ne peut rien vouloir que ton envie,
Au pis, je veux moi-même de mon bien
Rémunérer son service ancien,
Le mettre ailleurs, où vivant à son aise,
Tout ce sujet de discorde s’apaise.
PHEDIME.
Oui, mais nourris ensemble de long temps
Comme deux fleurs qu’enfante le Printemps,
Ma fille et lui sympathisent de sorte,
Que l’un sans l’autre est une chose morte,
Que de vouloir faire échange d’Amour,
Est le priver de la clarté du jour.
DORILAS.
Après la voix du Paternel oracle,
Je présuppose un apparent miracle,
Et que facile elle n’osera pas,
Me prolonger un inique trépas.
Que si rebelle à son mieux d’aventure,
L’autorité que te donne Nature,
Doit passer outre, et dire, je le veux,
Moyen dernier qui consomme nos vœux.
PHEDIME.
Apporte ici ta main dedans la mienne,
Plutôt qu’à moi du mariage tienne,
Je n’aurai plus envers lui de crédit,
Contente toi que Phedime l’a dit.
DORILAS.
Donc en faveur d’une pareille grâce,
Que mille fois, et mille je t’embrasse.
PHEDIME.
Adieu Berger, dans demain satisfait,
Ma volonté sortira son effet,
Viens me revoir environ la même heure.
DORILAS.
Las ! en ce terme un siècle je demeure,
Environné de frayeurs et de morts.
PHEDIME.
Je vais sans doute y faire mes efforts.
DORILAS.
Amour te guide, Amour Dieu favorable,
Rende ta fille à mes vœux exorable.
Ou que vers elle, exclus de ce pouvoir
Cessant d’aimer, je cesse de plus voir.
Scène II
CYDIPPE, DORILAS
CYDIPPE.
Beaux prés herbus, où Flore a son Empire,
Où elle attend les baisers de Zéphire,
Où je prétend la fin de mes douleurs,
Renforcez- moi l’émail de vos couleurs,
Renforcez-moi vos douces halenées,
Dessus ces fleurs comme expressément nées :
Et vous ruisseaux, qu’un murmure plus doux
Face bondir vos flots et vos cailloux,
Vous Oisillons hôtes de ce boccage,
Espoins du feu d’Amour qui me saccage,
Tous à l’envi redoublez gracieux,
De vos chansons l’accent délicieux :
Bref, que chacun d’hommage se cotise,
Au beau Pasteur, Geôlier de ma franchise,
Pasteur qui n’a son pareil ici bas,
Et que j’aurai Diane pour ébats :
Que jour et nuit j’embrasserai seulette,
Dedans l’obscur d’une grotte secrète,
Pour n’être pas Déesse toutefois,
Le prix gagne sur celles de nos bois,
Qui prisera beautés, ou parentage,
De son amour me promet l’avantage,
Joint qu’à l’Adieu dernier j’aperçu bien
Que son désir sympathisait au mien,
L’heure aujourd’hui entre nous convenue
Du rendez-vous qui haste ma venue.
J’entr’ai marcher, ô Mère des Amours !
Fais que ce soit le Soleil de mes jours,
L’affection m’aveugle, où je l’avise,
Oui le voilà qui me pensait surprise,
Délibéré, gaillard, et sous-riant,
Comme Phœbus qui sort de l’Orient.
DORILAS.
Ne t’ébahis Bergère, si ma joie
Autour du front visible se déploie,
Onques Amant ne vécut plus heureux,
Prêt de cueillir le doux fruit amoureux.
CYDIPPE.
Je ne sais pas quelle inconsidérée
Donne ainsi tôt la victoire assurée,
Or qu’infini de mérite tu sois,
En tel espoir Berger, tu te déçois,
Il faut ramer avant que voir la rive,
Et que la Nef dedans le port arrive.
DORILAS.
J’ai tant ramé que l’ancre va mouiller,
Que sur je puis ma crainte dépouiller,
Ayant conquis la merveille du monde
Dessous les lois de Lucine féconde.
CYDIPPE.
Sous la faveur de ce lien Nocier
Tu fléchirais un courage d’acier.
DORILAS.
Pan se tiendrait heureux de ma Carite.
CYDIPPE.
Si rien de toi ma prière mérite,
Nomme qui c’est, je meurs de le savoir.
DORILAS.
Veux-tu venir ? je te la ferai voir.
CYDIPPE.
Ô triste, horrible, et funèbre voyage !
DORILAS.
Quelle pâleur offusque ton visage ?
CYDIPPE.
Certes aucune, achève seulement,
De m’éclaircir ce point fidèlement,
De me nommer celle que je tien vue,
Qui dans ses lacs te prit à l’impourvue.
DORILAS.
Me promets-tu de ne t’en point fâcher ?
CYDIPPE.
Oui, n’ayant rien que ton aise de cher.
DORILAS.
Dans peu de jours une divine Alcée
Qu’incessamment je porte en la pensée,
Fait de mon lit l’agréable moitié.
CYDIPPE.
D’autant es-tu plus digne de pitié.
DORILAS.
Pourquoi pitié ?
CYDIPPE.
Parce que ta victoire
De peu de cas présume une grand’ gloire.
DORILAS.
Ce peu m’obtient l’abrégé des beautés,
Plus précieux que mille Royautés.
CYDIPPE.
L’Amour t’aveugle, il en est de plus belles,
Qu’un même pact ne trouverait rebelles.
Qui se tiendraient heureuses de son rang,
Riches de biens, et illustres de sang,
À l’infini plus qu’une misérable
En pauvreté seulement préférable :
Si mal nourrie, et farouche de mœurs,
Qu’onc vous n’aurez de conformes humeurs,
Qu’un repentir d’éternelle durée
Mettra ton Âme aux ennuis en curée.
DORILAS.
Doux repentir, désirables ennuis,
Suivez mes jours, qui lors n’auront de nuits.
Plût à ce Dieu qui nos courages lie,
Que ton sort fût compagnon de folie,
Qu’ailleurs ton choix rencontrât aussi bien,
Que le bonheur fait rencontrer au mien.
CYDIPPE.
La nouveauté belle de prime face,
Avec le temps son erreur nous efface.
DORILAS.
Avec les Dieux le plaisir ne meurt point,
Toujours nouveau, toujours jeune en un point.
CYDIPPE.
Je voudrai bien de toi savoir encore
Qu’elle a de plus.
DORILAS.
Demande qu’à l’Aurore,
Plus que l’horreur funèbre de la nuit
L’astre serein de sa beauté me luit,
Ne plus ne moins, sur vous autres pucelles,
De ce grand feu vous n’êtes qu’étincelles,
Feu qui m’anime, ains pourrait animer
Ces Rocs moussus qu’avoisine la Mer.
CYDIPPE.
Il t’est permis d’en croire d’avantage,
Adieu Berger, on m’attend au village.
DORILAS.
Promets tu pas d’honorer le festin,
De ta présence ?
CYDIPPE.
Un tout autre destin
Me tire ailleurs loin des jeux d’Hyménée,
Où vît le mieux d’une âme infortunée.
DORILAS.
Un mot dis nous, quel sujet de rancœur,
Dieux ! le dépit en son âme vainqueur
L’emporte ainsi qu’une Thyade éprise
Du Bromien, qui fumeux la maîtrise,
Dissipe Amour ce présage mauvais,
Et sa tourmente accoisant désormais,
Prépare lui quelque Époux en ma place,
Disperse lui des faveurs de ta grâce,
Si que contents chacun de son côté
Rien ne lui soit, pour me donner, ôté.
Scène III
PHEDIME, DÉMOCLE, ALCÉE
PHEDIME.
Écoutez-moi d’une oreille attentive,
Qui ne se monstre à la raison rétive,
Ains vous dispose à croire mon conseil,
Du mal commun salutaire appareil,
Qu’offre des Dieux la grâce inespérée,
Jadis un siècle en mes vœux implorée,
Non que d’abord, le désir s’opposant,
Goûte l’effet du remède présent ;
Mais qui ne sait que le Pilote sage
Cale son voile à un mauvais passage,
Et qu’il convient de toute qualité,
Cingler au vent de son utilité ?
Donc sans discours ore je vous avise,
Forcé du sort cruel qui me maîtrise,
Nécessiteux jusqu’à l’extrémité,
Que pour franchir ceste calamité,
Que pour jouir de meilleure fortune,
Et vous et moi (car elle nous est une)
J’ai d’un Berger l’alliance reçu,
Qui m’a trop humble heureusement déçu,
Qui veut Alcée, à la charge de rendre
Content celui qu’Époux elle allait prendre,
De l’enrichir, et lui trouver ailleurs
Mille partis, ou égaux, ou meilleurs,
Songez enfants quelle misère apporte
Le mariage à ceux de votre sorte.
La faim leur fait connaître au premier jour,
Qu’où elle habite il n’y a point d’amour.
Sont- ils chargés d’une race chétive,
(Meuble premier qui d’ordinaire arrive)
Encore pis, les damnés de Pluton
Ne souffrent tant poursuivis d’Alecton,
J’aimerai mieux, comme le plus facile,
Porter ce Mont qui brûle en la Sicile,
Tirons-nous donc d’un tel gouffre inhumain,
Sans repousser qui vous prête la main,
Donnons le fort au faible, je proteste,
Quant est de moi, la lumières céleste,
Aimer le bien des deux également,
Mais il ne faut délayer nullement,
L’occasion chauve n’a qu’une prise,
Et fuit après quiconque la méprise.
DÉMOCLE.
Ô Justes Dieux du parjure ennemis !
Qui le vengez sur ceux qui l’ont commis,
Dieux protecteurs d’une faible innocence,
Ne permettez, qu’en la sorte on m’offense.
PHEDIME.
Appelles-tu t’offenser, de pourvoir,
À ton repos ainsi que tu peux voir ?
DÉMOCLE.
J’ose appeler extrême ingratitude,
Vers ma fidèle et longue servitude,
De lui ravir son légitime pris
Par Avarice, où par trop de mépris.
PHEDIME.
Tu le prends mal, ma vieillesse chenue
De ton labeur longuement soutenue
Trouve qui va te les récompenser
Plus que jamais je n’eusse osé penser.
DÉMOCLE.
Ma récompense est la couche d’Alcée,
Divin Soleil qui guide ma pensée,
La possédant je ne manque de rien,
Sans elle au monde il n’est assez de bien.
PHEDIME.
Ta volonté me suffit reconnue.
DÉMOCLE.
Non pas à moi ceste promesse nue.
PHEDIME.
Si te dois-tu contenter de raison.
DÉMOCLE.
Oui, conspirant à notre liaison.
PHEDIME.
Ne lutte plus contre une destinée.
DÉMOCLE.
Souvenez-vous de votre foi donnée.
PHEDIME.
Mais ton malheur pend de la maintenir.
DÉMOCLE.
Un plus grand heur ne saurait m’avenir.
PHEDIME.
La passion qui t’aveugle maîtresse,
Veut qu’égaré, ton chemin je redresse.
DÉMOCLE.
La passion la plus vile qui soit
Votre prudence à ce besoin déçoit.
PHEDIME.
Pauvres tous deux vous marier ensemble,
Rien que charger des entraves ne semble,
Rien que vous faire à petit feu mourir,
Au lieu qu’à temps on vous peut secourir.
DÉMOCLE.
Premier qu’Alcée arrachez-moi la vie,
Saoulant après une perfide envie.
PHEDIME.
Si tu n’apprends (téméraire) à parler,
Je te ferai par la tête voler.
ALCÉE.
Vous savez trop la coutume, mon Père,
De l’innocent lors qu’on le désespère ;
Et de ma part je vous prie à genoux,
Ne me donner autre que lui d’Époux,
L’oracle ouï de la voix paternelle,
Je lui vouai mon amour éternelle.
Qui ne peut plus, et ne doit varier ;
Ne veuillez donc ores déparier
Ceux que le Ciel, vous, l’âge, et la nature
Ont assemblez jusqu’a la sépulture.
PHEDIME.
Ma fille apprend, que selon la saison
L’homme prudent use de sa raison,
L’utilité préférable délie
Tous ces serments (scrupuleuse folie ;)
Lors mêmement, qu’un accord imparfait
Gît au futur qui n’a point eu d’effet,
Obéi-moi, tu ne verras au monde
Heur qui le tient d’dorénavant seconde.
ALCÉE.
Le premier heur du saint nœud conjugal
Est quand égale on trouve son égal.
PHEDIME.
Ce beau Berger que tu mets tout en flamme,
Te prise autant, voire plus que son âme,
T’honore plus que riche possédant
Mille Troupeaux, ou un or abondant.
ALCÉE.
Sienne trois jours, le mépris, les reproches,
Commenceront à faire leurs approches,
Pareil Amour en peu d’heure plus lent,
Qu’il ne se fait paraître violent.
PHEDIME.
Je te le pleige immuable en parole,
Qui ne tient rien d’une inconstance folle.
ALCÉE.
Mon cœur à deux ne se peut diviser,
Non plus qu’un trait à deux buttes viser.
PHEDIME.
Ma volonté te doit clore la bouche.
ALCÉE.
Une équité plus sensible me touche.
PHEDIME.
Ô l’impudence ! une fille s’oser
À ce qui est de son mieux opposer ?
Me contredire, et croire son envie
Sans respecter qui lui donna la vie !
Qui de douceur veut fléchir sa raison ?
Ne parle plus, entre dans la maison,
Prend ta quenouilles, et ne t’amuse oisive
À méditer de réplique lascive,
Dieux ! le courroux me suffoque la voix.
ALCÉE.
Il ne m’en chaut, je mourrai mille fois,
Premier qu’au gré de ce vieillard avare,
Notre amitié Démocle se sépare.
PHEDIME.
Toi fainéant, as-tu depuis hier
Fait nos filets au Soleil essuyer ?
As-tu repris leurs mailles échappées ?
As-tu d’osier des branchettes coupées,
Pour habiller notre Nasse ?
Répond ? De tout cela je gagerai que non.
DÉMOCLE.
Hier la pluie, à l’instant survenue,
Que j’y allai ne cessa continue,
Me contraignant sur mes pas retirer.
PHEDIME.
Sait-il du temps un mensonge tirer ?
Et au surplus ?
DÉMOCLE.
Même obstacle m’excuse.
PHEDIME.
Ma patience ainsi plus ne s’abuse,
Contente-toi des faveurs du passé,
Que je t’ai fait revivre trépassé,
Que ma Clémence à ton salut fatale
Jusques ici t’éleva libérale :
Cherche fortune ailleurs, trop glorieux,
Au Ciel en vain tu élèves les yeux,
Cela vaut fait, un serviteur qui farde
Ses actions, se flatte, et se mignarde,
Ne me dit point, Adieu. séparons-nous,
Avant que croître un levain de courroux.
DÉMOCLE.
Frappez, tuez, j’abandonne ma vie
Du désespoir plus que demi ravie,
Assouvissez votre ire dessus moi,
Et que ma mort témoigne de ma foi.
PHEDIME.
Ne plaise aux Dieux que j’outrage personne,
Sortons amis, et méshui qu’on te donne
Ce qui sera trouvé t’appartenir,
Je ne veux rien de l’autrui retenir.
DÉMOCLE.
Rien de l’autrui, et ma jeunesse usée
D’un faux espoir, vous servant abusée.
Et ma pauvre Âme esclave des beautés
Que vont meurtrir vos dures cruautés.
Rien de l’autrui, me ravissant Alcée
Pour une soif d’avarice insensée ?
Ô déloyal ! ô ingrat ! ô trompeur !
Les justes Dieux te font-ils point de peur ?
Je vais mourir, et complaire à la rage
(Triste loyer) de ton méchant courage,
Avec espoir d’imprimer un remords
Dedans ton cœur, pire que mille morts,
Et que ta fraude en sa moisson frustrée,
Tu voudrais bien ne l’avoir perpétrée,
Me requérant lors qu’il n’en sera temps,
Crois qu’un destin de ma voix tu entends.
PHEDIME.
N’importe pas que ce mâtin nous gronde,
Ne pouvant mordre, c’est en quoi je me fonde,
Hors du logis, objet contagieux,
Qui de ma fille empoisonna les yeux,
À son devoir sans peine je la range,
Car l’effet cesse où la cause s’étrange :
Allons la voir, et mignarder à part,
Lui adoucir l’aigreur de ce départ.
ACTE III
Scène première
LYGDAME, ERGASTE
LYGDAME.
L’impression du songe demeurée
Ébranlerait l’Âme plus assurée,
Songe prophète, et qui semble obliger
Mon infortune à ne le négliger,
Entend quel est, sa substance déduite.
Le jour mettait l’ombre du Pole en fuite,
Lorsque d’esprit cloué sur le penser
De mon enfant qui ne me peut laisser,
Sur le regret de sa cruelle perte,
Par la fureur d’un déluge soufferte.
(Tu le sais trop) ainsi donc soucieux,
Un doux sommeil m’enveloppe les yeux,
Puis leur fait voir la figure présente,
De ce motif de ma douleur cuisante,
Loin dans un bois horrible à regarder,
Cent Loups à coup se viennent débander
Sur un chétif, qui mon aide réclame,
Qui de ses cris piteux me perce l’Âme,
Si qu’accouru, mon enfant j’aperçois,
Et reconnu dans mes bras le reçois.
Cas merveilleux, ains de prodige énorme !
Ces Loups à coup prennent l’humaine forme,
Changent leur ire en caresses soudain,
Mon fils et moi nous prenant par la main,
Conduits en lieu où la joie excessive
Tout en sursaut de vision me prive,
Ainsi qu’on doit un ami consulter,
Rumine à quoi elle peut résulter.
ERGASTE.
Vu l’apparence, il expira dans l’onde,
Et ne voit plus la lumière du monde.
Retirez-vous de ce vain pansement,
Et de l’erreur d’un songe qui vous ment.
LIGDAME.
Ergaste, un Dieu pitoyable m’inspire,
Que mon enfant notre clarté respire,
Bien que possible en péril quelque part,
Où mon secours l’affranchit du hasard.
ERGASTE.
L’affection de recouvrer un bien,
De le revoir en son lustre ancien,
Nous le remet d’ordinaire à la vue,
D’illusions Chimériques repue.
LIGDAME.
Plusieurs recous de l’éminente mort
Ont surmonté la rigueur de son sort.
ERGASTE.
Assez perdus en de moindres encombres
Errent là bas parmi les pâles ombres.
LIGDAME.
Mettre un avis céleste à nonchaloir,
Est sciemment son désastre vouloir.
ERGASTE.
Ne présumez que le Ciel vous augure
Par le mensonge une chose future.
LIGDAME.
Mensonge, ou non, je te prierai pourtant
À ce besoin de m’aller assistant.
De te remettre à nouvelle poursuite,
Sans m’épargner tu me vois à la suite,
Chacun tiendra son quartier séparé,
Le rendez-vous commode préparé,
Où l’on se puisse instruire sur l’affaire,
Tant du passé, que de ce qu’on doit faire.
ERGASTE.
Il me déplaît, non de perdre mes pas,
Après celui qu’engloutit le trépas,
Non de semer derechef une areine,
Qui ne saurait qu’être ingrate à ma peine ;
Mais que voulez précipiter vos jours
Sur le sujet d’un importun secours ?
Ma foi suspecte, ou mon insuffisance ;
Car que peut plus faire votre présence,
Plus que la mienne au voyage premier ?
Imitant lors un odoreux limier,
Qui chaque fort de sa narine évente
À déceler une fere savante :
Sans recueillir de sa quête autre gain,
Qu’un long travail, infructueux et vain,
Tel que de gré nous embrassons à l’heure
Un songe offert de guide trop mal seure.
LYGDAME.
Courage, Ergaste, en ce pieux devoir
Tu te verras du bonheur décevoir,
Ou nous trompez, l’acquit de conscience
Pour l’avenir m’arme de patience,
Allons chez moi souper, et puis après
De ce voyage on fera les apprêts.
Scène II
DÉMOCLE, CUPIDON
DÉMOCLE.
Las de pousser des regrets dans la nue,
Mes feux trahis, mon espérance nue,
Un précipice en ce libre désert,
Si favorable à ton secours offert,
Démocle meurs, ne languis plus au monde,
Où tout conspire à ta douleur féconde,
Où du berceau, depuis le premier jour
Tous les malheurs firent chez toi séjour,
Dieux ! un seul point relâche ma constance,
M’oppose seul cela de résistance
Qu’avant passer la rive d’Achéron,
Fardeau léger de l’esquif de Charon ;
Je ne sais pas le sort de mon Alcée,
Si notre absence altère sa pensée ;
Ou si défunt je puis à l’avenir
(Lors trop heureux) vivre en son souvenir.
Soit que ce soit, mourons l’heure me tarde,
Ma foi toujours entière se regarde.
Garde.
DÉMOCLE.
D’où peut sortir tel Écho ? je ne vois,
Qui donc réplique à mon lugubre émoi ?
Moi.
Mais, qui es-tu ? quelque Démon possible,
Courant par l’air sous un corps invisible ?
Visible.
Que pourrais-tu visible à ma douleur,
Dis, quel remède appliquer au malheur ?
L’heur.
L’heur que j’attends de la Parque procède,
Son dard fatal ma guérison possède.
Cède.
Aussi cédai-je au destin du trépas,
Auquel ta voix me dispose, non pas ?
Pas.
Pas, et quoi donc ? en tel dessein volage
Que puis-je après croire qui me soulage ?
L’âge.
L’âge, tu mens, à trois siècles d’ici
Je ne ferai qu’accroître mon souci.
Si.
Ô pauvre fol de prolonger ta peine
Pour un accent que le vague pourmeine !
Répercuté du creux de ces vallons,
Sus, sus Démocle, il faut mourir, allons,
Allons donner la tête la première.
CUPIDON.
Dompte inhumain ceste rage meurtrière,
Qui veut faucher l’Auril de ton Printemps,
En mon secours un Mirthe tu attends,
Secours du Dieu qui te souffla dans l’âme
Le doux brandon d’une pudique flamme,
Qui de son fiel te confit des douceurs,
Qui tes travaux destine possesseurs,
À recueillir leur agréable usure,
Égale au tort que te fait un parjure :
Or se faut-il résoudre d’endurer,
Et du futur sage ne murmurer.
DÉMOCLE.
Transi de crainte, aveuglé de merveilles,
Puis-je mes yeux croire, ou bien mes oreilles ?
Puis-je sans charme, ou bien sans vanité
Croire présente une Divinité,
Que tous mes vœux embrassent tutélaire,
Et d’où soldat j’espère mon salaire,
Maître des Dieux pardonne à la frayeur,
M’affranchissant ce Dédale d’erreur,
CUPIDON.
Ferme d’espoir poursuis la destinée,
Que te prescrit ma parole donnée,
Et n’outrepasse en rien ce mandement
Qui de ton heur pose le fondement,
Retourne droit où ton âme demeure,
À point nommé, gardant qu’elle ne meure,
Va Médecin d’une chaste beauté,
Qui réciproque amour et loyauté,
Va retirer la moitié de ta vie,
Dans le sépulcre, où autant vaut, ravie,
Non que si tôt tu doives espérer
Le fruit promis de tes peines tirer ;
Mais un effort de suprême infortune,
Comme au sortir du nuage la Lune,
Te rétablit plus de félicité,
Qu’onque tu n’as souffert d’adversité,
Ne tarde plus, et désormais publie,
Qu’oncques Amour ses vrais sujets n’oublie.
DÉMOCLE.
Je te rends grâce et de bouche, et de cœur,
Ô de l’Olympe, et du monde vainqueur,
J’accomplirai ta volonté sacrée,
Qui de mon mieux tient l’espérance ancrée,
Stable en la foi de ta protection,
Cet abrégé de la perfection,
Me reverra porter sa médecine,
Et si le Ciel menaçait de ruine,
De m’effrayer ne serait suffisant,
Que doit-on craindre, un Dieu nous conduisant ?
Scène III
PHEDIME, DORILAS, TESTILE
PHEDIME.
Qui l’eût pensé que ce sexe imbécile,
Au désespoir se plongeât si facile,
Que sa fureur mutinée au dedans
Pût enfanter de si noirs accidents ?
Hélas ! voilà ma famille déserte,
D’où j’attendais le gain me vient la perte,
Le charme pris d’un amoureux poison,
À mon Alcée a troublé la raison
Si que depuis l’absence du rebelle,
Qui la voulait (Époux indigne d’elle)
Une langueur peu à peu la conduit
Dans les horreurs de l’éternelle nuit,
Sourde, inflexible à ma tendre prière,
Et à mes pleurs qui font une rivière.
Ô misérable ! ô rétif que je suis !
Butte des maux, et proie des ennuis ;
Pourquoi ne rompt la Parque réclamée,
De mes vieux jours la course diffamée ;
Mais qui survient importun détourner
Un qu’Amour fait de mon deuil forcener,
Un qui second participe au dommage,
Et de ses pleurs nous confère l’hommage ?
DORILAS.
Vous me tuez, envisageant ce front,
Qui sa douleur au silence corrompt,
Du moins je sache, et morne me révèle
De ma maîtresse une triste nouvelle,
Est-il pas vrai que son mal empiré
Seul entretient votre esprit martyré ?
Que sa santé vous rend désespérée,
La face pâle en la sorte éplorée ?
Ne feignez point de me le dire, afin
Que je procure à mes jours même fin,
Qu’ayant causé sa perte (énorme crime)
Ma vie en soit l’expiable victime.
PHEDIME.
Las ! je ne puis accuser de sa mort,
Que la rancœur implacable du sort.
Sort qui toujours a voulu que ma vie
Fut d’un reflux de misères suivie,
Que l’indigence assiégeât ma maison,
Tel méchef n’a plus solide raison.
DORILAS.
Parlez-un peu quant à sa maladie.
PHEDIME.
Hé ! que veux-tu désastreux que je die ?
Un teint mourant, un teint de trépassé
A le vermeil de sa joue effacé,
Le corps n’est plus qu’une languide écorce
Sans mouvements, et sans la moindre force,
Bref, elle semble une image de mort,
Fuyant conseil, remèdes et confort.
DORILAS.
Allons la voir, possible que son âme
Se réchauffant des rayons de ma flamme,
Nous la rendra plus sensible à pitié,
Pour faire place à ma neuve amitié,
Le voulez-vous ? une heure bien choisie,
Des plus constants tourne la fantaisie.
PHEDIME.
Opiniâtre en l’amour furieux,
De ce pervers arraché de ses yeux,
Tu ne ferais que l’irriter, encore
Contraire objet qui le lui remémore,
Tu ne ferais que son fiel plus amer,
Fiel que le temps nous pourra consommer.
DORILAS.
Il l’estimerait sur l’apparence vive,
Qu’un sortilège à craindre la captive,
Que quelque plante ensorcelle ses sens,
Et fait du corps les membres languissants.
PHEDIME.
Pareil soupçon m’agite la pensée,
Si que Testile ès sciences versée,
Qui sur le champ un sort peuvent guérir,
Expressément j’avais mandé querir.
Dieux ! qu’elle tarde, ou que l’heure me dure ;
Mais la voici, de peur que d’aventure,
Un tiers nuisît au secours prétendu,
Retrouve-moi quelque part attendu.
DORILAS.
Je le veux trop, las ! à cela ne tienne,
Que la santé de ma Nymphe revienne ;
Ains, que ne puis-je en sa place m’offrir,
Et la rigueur de sa peine souffrir ?
TESTILE.
L’affection que véritable amie,
Je voue entière à une prud’hommie,
Vers toi Vieillard, précipite mes pas,
Déclare donc le dessein que tu as,
Que peut mon Art à te sortir de peine,
Art redouté dans la Cour souveraine
Du noir Pluton, capable d’ébranler
Tous les Démons de l’Averne, et de l’air,
De les tenir captifs dedans l’espace,
Que murmurant ma baguette leur trace.
Veux-tu tirer preuve d’un tel savoir ?
L’air est serein, je vais faire pleuvoir,
Semant un peu de poussière menue,
Au gré du vent elle crue la nue.
Veux-tu ce soir que Latone ici bas
Tourne à ma voix par manière d’ébats,
Que des ruisseaux retournent à leur source,
Que d’un trait d’arc je retienne la course,
Que des hauts Monts les Ormes dévalés
S’aillent planter dedans les flots salés.
Que les moissons voisines je transporte
Dedans ton champ, dont l’espérance est morte ?
Bref tu pourras reconnaître à l’essai,
Qu’effectuer mes paroles je sais.
PHEDIME.
Sage Devine ! inviolable asile
Des affligés, qui n’as rien difficile,
Le bruit commun resonne l’accident,
Qui de ma fille approche l’occident,
On t’aura dit, qu’Amour lui mit en l’âme
D’un étranger la discordante flamme,
Soit où charmée, ou ensemble élevés
Comme arbrisseaux de ma main cultivés,
Avec pareille industrieuse cure,
Telle habitude ait pris lieu de nature :
Contraint en fin, je sauve son honneur,
La séparant du lâche suborneur,
Un Dorilas, gloire de l’Arcadie,
Gendre affecté, d’où vient la maladie,
Car l’indiscrète abhorre ce Berger,
Et veut le jour aux ténèbres changer :
Consulte donc ta Céleste science,
N’épargne rien de son expérience,
À nous sauver, et faire à une fois,
Que ce miracle en ressuscite trois,
Tu le peux trop, après la récompense
De plus peiner ta vieillesse dispense,
Nous te venons domestique charger
Du passe-temps d’un souci ménager.
TESTILE.
Qui ses plaisirs au salaire mesure,
Plus que la gloire en retirant d’usure,
N’a l’âme noble, et à peine les Dieux
Pour leurs secrets lui ouvriront les yeux,
Onc je ne fus d’avarice tachée,
Oncques du cœur à tel vice attachée,
Si quelqu’un vient plus riche me donner,
Et un plaisir signalé guerdonner,
À lui permis, j’accepte sa franchise,
Sinon Testile aucun ne tyrannise ;
Mais allons voir ta fille dans son lit.
PHEDIME.
Vous la verrez qui de pleurs le remplit,
Vous la verrez, have, morne, farouche,
Une pâleur mortelle sur sa bouche,
Qui fuit le jour, le boire et le manger,
En fin réduite au suprême danger.
TESTILE.
Passe devant, je te suivrai, chemine ?
PHEDIME.
Très volontiers (secourable Devine)
Scène IV
CYDIPPE, DORILAS
CYDIPPE.
Certes Amour, ta Justice à ce coup,
Frappe visible, et m’allège beaucoup,
Ce fier ingrat, qui ne m’estime belle,
À la raison, comme à tes lois rebelle,
Qui veut enfreindre une chaste amitié,
Et l’innocent opprimer sans pitié,
Ce Dorilas dont la vaine pensée
Ja triomphait des volontés d’Alcée,
Pourtant l’épreuve infléchible à l’effet,
Nymphe qui sert de modèle parfait
Où il s’agît de la foi d’Hyménée,
Puisse plus d’heur suivre ta destinée,
Puisses-tu Nymphe, un jour parfaitement
Jouir des fruits de ton contentement.
Puisses-tu voir ta moitié réunie,
En vos désirs parfaire une harmonie,
Mon orgueilleux contraint de requérir,
Celle trop tard qu’il avait fait mourir,
De réclamer mon ombre trépassée.
Dieux ! le voici, ceste roche glacée,
Que nos soupirs ne peuvent échauffer,
Qui n’est pour moi que de marbre et de fer,
Sus, je lui vais donner à la traverse
Quelque brocard sensible qui le presse.
Pasteur un mot, quoi tu sembles fâché ?
Qui t’a du front l’allégresse arraché,
Depuis deux jours que ton Âme contente
Allait finir son amoureuse attente,
Qu’ès bras d’Alcée Hymen te conduisait,
Et que déjà sa torche nous luisait ?
DORILAS.
N’informe point d’un secret qui te passe.
CYDIPPE.
En ce refus tu as mauvaise grâce,
Même à l’endroit d’une qui n’aime rien,
Que ce qui peut conspirer à ton bien.
DORILAS.
Je hais la feinte, et quiconque ne pleure
L’état présent du sort qui me malheure.
CYDIPPE.
Qui pleurerait premier que de savoir ?
DORILAS.
« Le pire aveugle est qui ne veut pas voir.
CYDIPPE.
Las ! tu dis vrai cruel, et le pratiques,
Et sur autrui ta coulpe tu appliques.
DORILAS.
N’en parlons plus, divers d’affection,
Chacun se tienne à son élection.
CYDIPPE.
Si la raison d’arbitre tu veux prendre,
À mon parti soudain je te vais rendre.
DORILAS.
Adieu Bergers, on m’attend autre part.
CYDIPPE.
Tu y viendras néanmoins sur le tard.
DORILAS.
Comme tu es à certain lieu venue.
CYDIPPE.
Ma plus grand’ honte en cela diminue,
Que mon vainqueur ores reçoit la loi,
Captif aux fers d’une moindre que moi.
DORILAS.
Elle a de plus, que sage et bien apprise,
Sans se priser tout un monde la prise.
CYDIPPE.
Elle a de plus, que sa fidélité
Dédaigne biens, amis, et qualité,
Pour maintenir la promesse donnée
À un chétif au nom de l’Hyménée.
DORILAS.
Dis, que tu m’as une dernière fois
Importuné, déshonneur de nos bois,
Langue d’Aspic.
CYDIPPE.
Tu es donc en colère ?
DORILAS.
Et fusses-tu de ton sexe dernière :
Plutôt le monde orphelin périrait,
Qu’oncques plus près ton amitié me soit.
CYDIPPE.
Tout beau, tout beau, ma poursuite équitable
Te trouvera quelque jour plus traitable,
Au pis resoûte à ce triste confort,
Que ta rancœur se borne de ma mort.
Scène V
TESTILE, PHEDIME
TESTILE.
Son mal touché jusques à l’origine,
De la guérir désormais n’imagine,
Par les secrets de ce Divin métier,
Que Loroastre enseigna le premier.
Simples cueillis aux rayons de la Lune,
Pendant l’horreur d’une nuit opportune,
Echevelée, et nus pieds, en la main
Portant exprès une Serpe d’airain.
Ne vers tout bas murmurez dessus elle,
Non des Enfers l’effroyable séquelle
Ne peuvent rien contre un Amour épris,
Qui de nature a sa naissance pris,
Qui ton Alcée au sépulcre dévale,
Plus qu’une mort ja langoureuse et pâle,
Sans le secours de ce portrait vainqueur,
Quelle idolâtre engravé dans le cœur,
Révoque-le, ne m’opposant d’obstacle,
Sa simple vue importe d’un miracle.
Je te la rend saine comme devant,
Tenter d’ailleurs serait chasser au vent.
PHEDIME.
Las ! tu me fais courir à l’impossible,
J’arrêterai de l’eau dedans un crible,
Ains que pouvoir le courage plier,
D’un qu’enflerait ma prière plus fier ;
Mais Dieux ! où pris ? où dresser ma poursuite ?
Un désespoir nous l’ayant mis en fuite,
Hors du pays, ainsi que chacun dit,
Ha ! que Cloton mes jours ne desourdit.
TESTILE.
Mon Conseil veut une Âme résolue,
D’aucun erreur, incrédule pollue.
Efforce toi, il n’est pas loin d’ici,
Au moindre accueil favorable adouci,
Prêt de t’ouvrir l’asile de sa grâce,
De se vouer au salut de ta race,
Que le destin tôt ou tard lui promet,
Ô Cieux ! j’ai dit plus qu’il ne me permet,
Phedime Adieu, traite selon l’urgence,
Un tel affaire avec diligence.
PHEDIME.
Puisqu’il te plaît ainsi le commander,
Aucun travail ne me peut retarder,
Je subirai le hasard de la peine,
Sur ton Oracle assuré qui me mène,
Trois fois heureux, ou de la secourir,
Ou sous le faix avant elle mourir.
ACTE IV
Scène première
DÉMOCLE, PHEDIME, ALCÉE
DÉMOCLE.
Ne m’usez plus d’excuse, ou de prière,
Je reconnais ma fortune première,
De rien accru, pour m’en glorifier,
Mon heur consiste à se pouvoir fier,
Sur ce remords exprimé du courage,
Ma nef alors ne craindra plus d’orage,
Je suis content, je suis trop satisfait,
Si du propos vous venez à l’effet,
Si la moitié de mon âme rendue,
Vainqueur j’obtiens la palme qui m’est due,
Époux d’Alcée, hé ! que voudrai-je plus ?
Le souvenir des outrages exclus,
Disposez lors de mon sang, de ma vie ;
Lors je ne porte à Jupiter d’envie,
Deux beaux Soleils me luisent en ses yeux,
Et où elle est là se trouvent les Cieux.
Bref, nous n’aurons la paction tenue,
Discord aucun sur la chose avenue.
PHEDIME.
Ton naturel de parfaite bonté
Ne peut changer, or qu’il eût volonté,
Tu es toujours Démocle, vrai modèle
D’un serviteur à l’extrême fidèle,
Tu es toujours l’appui de mes vieux ans.
Aussi les Dieux j’atteste Tous-puissants,
Que ma promesse immuable accomplie,
Sous le devoir de l’équité se plie,
Tu tiens mon cœur à ta dévotion.
Tu tiens le prix de son élection
Mais le péril penche sur ta maîtresse
De l’aller voir secourable te presse,
Proche du lit je m’en vais l’éveiller.
Si la douleur lui permet sommeiller.
Bonne nouvelle Alcée ? je ramène
Celui qui cause et doit finir ta peine,
Tourne les yeux sur ton Démocle cher.
ALCÉE.
Ne me venez d’un mensonge allécher,
Démocle, hélas ! par votre perfidie
Ne saurait plus guérir ma maladie,
Ores plongé dans l’éternelle nuit,
Où la douleur sur ses pas me conduit.
DÉMOCLE.
Grâce(s) à ce Dieu, ce petit Dieu qui vole.
ALCÉE.
Ô doux accent ! agréable parole !
DÉMOCLE.
Prêt d’expirer à vos pieds ma douceur,
Vous me voyez, il n’y a rien plus sûr.
PHEDIME.
Sus, je vous laisse avec pleine puissance
De rafraîchir l’antique connaissance,
Distrait ailleurs en affaire important
De mon repos, qui m’appelle et m’attend.
Scène II
ALCÉE, DÉMOCLE
ALCÉE.
Tu me luis donc, Soleil de la lumière.
DÉMOCLE.
Le Ciel réjouit notre amitié première,
ALCÉE.
Ô mon bonheur !
DÉMOCLE.
Ô ma gloire !
ALCÉE.
Ô mon bien !
DÉMOCLE.
Dans peu de jours je vous dirai le mien.
ALCÉE.
Las ! je ne puis tel miracle comprendre.
DÉMOCLE.
Saine, un moment suffit à vous l’apprendre.
ALCÉE.
Je ne suis plus malade à ton aspect.
DÉMOCLE.
Ce front pourtant si pâle m’est suspect.
ALCÉE.
Le tien de prés suit sa couleur mauvaise.
DÉMOCLE.
Le mien ne peut qu’il ne monstre son aise
ALCÉE.
Raconte moi tes erreurs, ton retour,
Et qui mon père incline à notre amour ?
DÉMOCLE.
Mes erreurs ont vu le bord de l’Averne,
Où un enfant qui le monde gouverne,
Enfant que craint le Monarque des Cieux,
A diverti ce voyage odieux,
Le coup rompu de ma mort arrêtée,
Sur un espoir de Couronne apprêtée,
Qui le retour me commanda soudain,
Donc tel avis d’apparence certain,
J’ai dès l’abord vu votre père en quête,
Me caresser, et me la tendre prête,
Me conjurer de l’oubli du passé,
Si que puissions tout discord effacé
Tenir un pact mutuel d’Hyménée,
Voilà (mon heur) sous quelle destinée
Vous retenez un captif prés de vous,
Ayant le Ciel, et les hommes plus doux.
ALCÉE.
Tu me ravis l’esprit par les oreilles,
D’ouïr conter tant d’heureuses merveilles,
De voir ce fil renoué de mes jours,
En renouant celui de nos amours ;
Et néanmoins je n’ose quasi croire
À nos travaux une entière victoire,
Le naturel de mon père trompeur
Laisse dans moi certain reste de peur,
« Qui une fois s’abandonne au parjure,
N’est puis après croyable quand il jure.
Je présuppose à peu près la raison,
Qui t’introduit, remis en sa maison,
Telle qu’ayant emprunté de ta vue
Ma guérison, sa malice impourvue
Soudain me face un rival épouser,
Que je n’aurai sujet de refuser :
Recourons donc à la rade plus prête,
Pour nous guérir à ce coup de tempête.
DÉMOCLE.
Je n’en sais point, sinon ce commun port,
Qu’au désespoir nous présente la mort.
ALCÉE.
Si fais bien moi, qui sa fraude connue
Puis prévenir, ains qu’être prévenue.
DÉMOCLE.
La prévenir, et de quelle façon ?
ALCÉE.
Tu me devrais donner ceste leçon
De soi facile, et souvent pratiquée,
Et à tel mal salutaire appliquée.
DÉMOCLE.
Ne la vueillez davantage celer.
ALCÉE.
Gardons que nul ne m’écoute parler.
DÉMOCLE.
Ne craignez rien, mon œil a fait la ronde.
ALCÉE.
Unis de foi nous irons par le monde
Trouveur ailleurs un paisible séjour,
Où l’Hyménée achève notre amour.
DÉMOCLE.
Ores connais-je une affection sainte,
Ma sureté venant de votre crainte,
Indigne hélas ! indigne mille fois
D’une beauté qui mérite des Rois,
Qui me préfère, et pauvre et misérable,
À un Berger de biens incomparable.
Qui veut s’offrir compagne de mon sort,
Plutôt qu’on face à sa constance effort,
Mais (mon désir) le moyen je vous prie,
De découvrir pareille tromperie ?
ALCÉE.
Suis de ce pas la piste du vieillard,
Ne le perdant de vue nulle part,
Sans te montrer, considère, prend garde
Aux actions qu’il fera par mégarde,
De quelles gens il ira s’accointer,
Où ses désirs il semblera pointer.
Et un indice aperçu de fallace,
Seul demeuré nous lui quittons la place,
Nous choisirons quelque Ciel plus clément,
Pour y couler nos jours tout bellement,
Crois ce conseil qu’un aveugle présage
Me juge utile, et m’inspire au courage.
DÉMOCLE.
D’esprit divine, ainsi comme du corps,
Rien de mortel n’agît en leurs accords,
Vous ne pouvez qu’en termes prophétiques
Sur mon destin faire des pronostiques,
Dieux ! Mais au cas que tel malheur advint,
Que de sa foi plus il ne lui souvint,
Pâle, débile, et de langueur usée,
Prendre la fuite est chose malaisée,
Vous n’avez-pas la force d’éviter
Tel accident, contrainte à me quitter.
ALCÉE.
Ne te soucie, avant que ta réponse
De ses desseins la nouvelle m’annonce,
Debout, gaillarde, et ferme de santé,
Tu me revois propre au labeur tenté.
DÉMOCLE.
Amour le veuille, et sa bénigne Mère,
Nous préservant d’une rechute amère,
Or sus je cours Espion le veiller.
ALCÉE.
Aussi n’as-tu besoin de sommeiller.
Scène III
DORILAS, PHEDIME, DÉMOCLE
DORILAS.
Le cœur d’effroi me palpite, une glace
Caille mon sang, et m’apâlît la face,
Au mandement de Dydime reçu,
Duquel encor le sujet je n’ai su.
Venez (m’a dit Coridon) tout à l’heure,
Pour certain cas qui caché me demeure,
Que le bonhomme au logis vous dira,
Impatient de l’ardeur qu’il en a.
Las ! quel besoin de telle promptitude ?
Sur l’accident j’ai trop de certitude,
Ma fière Alcée, hôtesse du tombeau,
Amour n’a plus de traits, ni de flambeau,
Elle a passé le fleuve irrépassable,
Moi de sa mort complice punissable,
Moi qui causai l’exil de son amant,
Deux à la fois ainsi desanimant,
Ha ! de remords mon âme becquetée
Souffre un Vautour pire que Prométhée.
Mais de penser en penserie me suis
Coulé rêveur jusques près de son huis ;
Et l’aperçois qui joyeux d’apparence
Renforce un peu ma débile espérance.
PHEDIME.
Berger, apprête un Hécatombe aux Dieux,
De ton repos, et du mien soucieux,
La bête prise en ma toile tendue,
A ton Alcée à la santé rendue,
Pourvue qu’accort tu me tiennes la main,
Je te la mets en ta couche demain.
DÉMOCLE.
Ô perfidie exécrable sur toutes !
Ô qu’à bon droit ma Nymphe tu redoutes !
Ô qu’à propos tu me fais découvrir
Leur trahison qui commence à s’ouvrir.
DORILAS.
L’heur m’éblouit de ces bonnes nouvelles,
Que par Énigme ores tu me revelles,
Ne laisse donc mon esprit suspendu,
À un récit plus ouvert attendu.
PHEDIME.
Suivant l’oracle informé de Testile,
Comme chemin plus court et plus utile,
Mon industrie à force de chercher,
Trouve celui qu’Alcée tient si cher,
Je l’ai repris confirmant ma promesse,
De lui donner à femme sa Maîtresse,
Sais-tu la ruse ? à celle fin qu’exprès
Il nous rendit ma fille saine après ;
De fait, si tôt qu’approché de sa couche,
Un beau Coral lui a repeint la bouche,
Tu l’eusses vue en l’Âme sauteler
Comment poissons qui s’élèvent en l’air
Par un beau temps, que le Soleil rayonne
Dessus les flots, et qu’Amour les poinçonne.
Or du plutôt qu’elle sera debout,
Qu’un embonpoint la retiendra du tout,
Prépare-toi de puissance absolue,
Elle aura beau faire la résolue,
Je te la rend prisonnière en ton lit,
Et le dessein sans labeur s’accomplit.
DORILAS.
Ô prévoyance ! ô sagesse qui passe
Sur le commun de la mortelle race,
Autant que font les Sapins élevés
Sur les buissons de croissance privés :
Pareille trousse à ce rustre jouée,
Tient sans mouvoir sa malice clouée.
Ce mâtin prend l’ombre, et j’aurai le corps,
Car la langueur de ma belle dehors,
Notre Hyménée accompli dessus l’heure,
Rien du tout plus à craindre ne demeure.
DÉMOCLE.
Tu pourrais bien sans ton hôte conter.
DORILAS.
Avec douceur je la saurai dompter,
Et mise à même un fleuve de délices,
De jeux, d’ébats, d’amoureuses blandices,
Ne respirant que les siens de plaisirs,
Ne dédisant aucun de ses désirs,
Trois jours auront étouffé la mémoire,
De ce Faquin frustré de sa victoire.
DÉMOCLE.
L’un de nous deux se trouvera menteur,
Et crains ce chant funèbre à toi venteur.
PHEDIME.
Ne communique à personne qui vive,
Un tel secret, que la chose n’arrive,
DORILAS.
Je trancherai ma langue avec les dents,
Premier qu’il pût sortir de là dedans.
PHEDIME.
Sois préparé l’occasion venue,
Qui ne vaut pas guères moins que tenue.
DÉMOCLE.
Cela s’appelle en disposant du sort,
Me dépouiller avant que je sois mort.
DORILAS.
Un bon cheval n’attend qu’on le talonne,
Moins que le fer approché l’aiguillonne.
Toujours à l’erte, je voudrais courageux,
Ou la carrière, ou bien Mars orageux :
Ainsi dévot à la beauté d’Alcée,
Qui jour et nuit chatouille ma pensée,
On ne saurait me prendre au dépourvue,
Ne croyant pas que le Soleil ait vu
Quelqu’autre Amant, qui pris de même flamme,
Mieux préparé peut recevoir sa Dame,
Ardent, actif, prompt et brusque assaillant,
Mais plus aux coups qu’aux paroles vaillant.
DÉMOCLE.
Ne te mets point davantage en haleine,
C’est moi qui veux te relever de peine.
PHEDIME.
Plutôt avise ce commencement,
De la trainer sans force doucement.
Un feu nous plaît de chaleur mesurée,
Plus qu’excessif, et de peu de durée,
Tu trouveras en l’arrière saison,
Que tel plaisir vaut pris avec raison,
Retire-toi jusqu’à l’heure prescrite,
Je vais toujours sous un front hypocrite
Entretenir le bec en l’eau celui
Qui tient déjà ma fille comme à lui.
DORILAS.
C’est le meilleur, mais abrégez l’affaire,
Je vous supplie, autant qu’il se peut faire.
PHEDIME.
N’en doute pas, un jour me dure un an
Pour parvenir à l’heur que je prétend.
DÉMOCLE.
Ô justes Dieux ! ennemis du parjure,
Opposez-vous à une telle injure,
Que le complot de ce couple pervers,
Qu’à point nommé ses pièges découverts
Ne puissent nuire à ma faible innocence,
Sur tout Amour, fais que je les devance,
Ressouviens-toi, secourable au besoin,
De ta promesse embrassant notre soin,
Sur tel espoir je vais trouver Alcée,
Lui revalant la trahison brassée,
Afin que d’heure affranchis de sa peur,
La tromperie attrape le trompeur.
Scène IV
LYGDAME, ERGASTE
LYGDAME.
Cas fort étrange, après ce long voyage,
Que nous avons couru de plage en plage,
Une grand part des Grégeoises Cités,
Vu les déserts de frayeur habités,
Et jusqu’aux bourgs de nulle renommée,
En mille lieux notre peine semée,
De ne pouvoir apprendre néanmoins,
Par conjecture, ou par quelques témoins,
Rien sur le sort de ma race perdue,
Rien sur le sort de sa vie étendue ;
Jaçoit qu’encor cette dernière nuit,
Même fantôme au sommeil introduit,
Représentait mon fils les mains liées,
Devers le Ciel piteusement pliées,
Avec ces mots proférés d’un accent
Tel que profère un homme périssant.
Venez mon Père, approchez, hé ! de grâce
Ne permettez qu’innocent je trépasse,
Votre seul nom m’esquive de la mort,
Qu’autrement prêt je vais souffrir à tort,
Cela sans plus relève mon courage,
Et un beau temps prédit après l’orage.
ERGASTE.
L’erreur de croire à des soupirs toujours,
En vagabonds achèvera nos jours,
Au moindre objet reçu hors d’apparence,
Mille accroîtront une fausse espérance,
Ainsi qu’on voit zéphire maintes fois,
De son murmure ébranler tout un bois,
Ainsi qu’on voit de la nue effacée,
Mille reprendre une suite tracée,
Pour votre fils résolus au retour,
Tenez-le ainsi qu’onc n’ayant vu le jour.
LYGDAME.
Concède Ergaste, à la douleur d’un père,
Qui voirement à peine se tempère,
Accorde lui de suprême devoir,
Que nous allions premier ensemble voir,
Premier que faire une lâche retraite,
(Chose facile à la prochaine traite)
Dans l’Arcadie, heureuse région,
Où deux grands Dieux naquirent, ce dit- on,
Où l’âge d’or chez un peuple champêtre
Règne, et encor florissant se voit être,
Peuple hôpitale, ami de l’étranger,
Où mon enfant aurait peu se ranger,
Si la faveur de quelque bon génie
Trompa des eaux l’impétueuse manie,
Si ce destin qui gouverne les Cieux
A décrété qu’il me fermât les yeux,
Donnons, ami, jusques-là sans attente,
Après, bon gré, mal gré je me contente,
Tous les travaux du voyage expirés,
Nous reverrons nos lares désirés.
ERGASTE.
À moi ne tienne, à cela prêt ne reste,
Dedans votre Âme un scrupule moleste,
Que pour ce peu de labeur épargné
Le secours soit du chétif dédaigné.
Seul je vous plains que la vieillesse opprime
Sous un désir pieux et magnanime,
Que j’appréhende au travail succomber,
Et de ce gouffre en un pire tomber !
LYGDAME.
Je ne saurai courir pire fortune,
Toujours la Parque arrivée opportune,
Mais trop tardive oblige mon malheur
De l’échanger à un repos meilleur ;
Or paravant qu’il soit nuit davantage,
Va nous pourvoir de logis au village.
ERGASTE.
Suivez-moi donc de l’œil au petit pas.
LYGDAME.
Cela s’entend, je n’y manquerai pas.
Scène V
ALCÉE, DÉMOCLE, PHEDIME, CORIDON, MOPSE, DAMON
ALCÉE.
L’heure venue élisons ma chère âme,
Une franchise à notre chaste flamme,
Brisons les fers de sa dure prison,
Or que Diane éclaire l’Orison,
Que le sommeil de sa douceur humide,
Charme un Argus qui nous tenait en bride ;
Il n’y a plus que craindre de sa part,
Doncques pressons cet amoureux départ.
Tu sais comment le sommeil ne lui dure,
Vice fréquent que la vieillesse endure,
Joint un soupçon qui l’éveille à demi,
De notre mieux redoutable ennemi ;
Qui surpris ores en la fuite brassée,
Nous comblerait l’infortune passée,
Car quant à moi, remise en son pouvoir,
N’espère plus jamais de me revoir.
DÉMOCLE.
Savez-vous bien qu’un dormir véritable
Tient ce Renard ?
ALCÉE.
C’est chose indubitable,
Même d’ici tu l’entendras ronfler,
Et son repos profondément souffler.
DÉMOCLE.
Or sus, je vais d’une subtile sorte
Déverrouiller notre première porte.
ALCÉE.
Moi je ferai à cette-ci le guet.
DÉMOCLE.
Dieux ! ce mâtin comme mis en aguets
Gâtera tout de son aboi funeste,
Déploie Amour ta faveur manifeste,
Sois conducteur de nos pas maintenant,
À ce besoin ta promesse tenant.
ALCÉE.
Partirons-nous ?
DÉMOCLE.
Oui, donne que je serre
Votre main blanche, et sans toucher la terre,
Sans aucun bruit des pieds et de la voix,
Gagnons soudain de retraite les bois.
PHEDIME.
Quel bruit dehors en sursaut me réveille,
Et se renforce y apportant l’oreille ?
Debout Alcée, Alcée entends-tu point ?
On nous dérobe, ou on est sur le point,
Crie Démocle, et vois par la fenêtre,
Dépêche donc, vois que ce pourrait être,
Melampe éclate à force de japper,
Quoi que vieillard, s’il ne tient qu’à frapper.
Tu ne dis mot, las ! en vain je tâtonne,
Dedans son lit vide n’y a personne,
L’huis de ma chambre ouvert possible aussi,
Que d’aller voir elle a pris le souci,
Démocle, Alcée, ô déplorable père !
Tu es trahi, ce frauduleux vipère
Ta fille enlève, ils ont fendu le vent,
Non toutefois guères loin là devant.
À l’aide, au meurtre, au secours, on me vole.
Un assassin me défend la parole.
CORIDON.
Qu’as-tu Phedime ? à tes clameurs j’accours,
Ce que je puis t’apportant du secours.
MOPSE.
Sus, sus, voisins, que chacun s’évertue,
Et ces voleurs dessus la place tue,
Mais, où sont-ils ?
PHEDIME.
Le temps ne me permet
De référer l’horreur qui se commet,
Vous la verrez mes amis, courons vite
Ce ravisseur atteindre sur la piste,
Chacun vos chiens lui forhuant exprès.
DAMON.
J’en suis aussi, sus, sus, après, après.
ACTE V
Scène première
ERGASTE, CYDIPPE
ERGASTE.
Une rumeur pour quelque étrange chose
Chez ces pasteurs nouvellement éclose,
Croît infinie, et pensif me détient
À rechercher d’où sa source provient,
Plus agités qu’une mère tempêtée,
Et la fureur sur le front apprêtée,
Vous les voyez en troupe s’assembler
Comme frelons qui bourdonnent dans l’air,
Comme Corbeaux qui vont à la curée,
Ou prédisant une pluie assurée ;
Si veux-je au vrai curieux m’informer,
L’occasion semble s’y conformer,
Une Bergère à la bonne heure offerte,
Qui l’œil en pleurs contribue à la perte,
Qui me témoigne un public accident,
Vu ce grand peuple à foule débordant.
CYDIPPE.
Pauvre étranger, combien je te déplore,
Meilleure fin tes beaux jours devait clore,
Ton chaste amour unique en loyauté,
Iniquement porte la cruauté
D’un Maître ingrat, aveuglé d’avarice.
Hélas ! hélas ! qu’on te fait d’injustice.
ERGASTE.
Elle lamente à par soi l’accident,
Dessus le chef d’un étranger pendant.
Nymphe de grâce apprends-moi la nouvelle,
Qui te retient pitoyable en cervelle.
CYDIPPE.
À peine, hélas ! muette de douleur,
Pourrai-je bien exprimer ce malheur,
Un jeune Amant surpris avec sa Dame,
Surpris avec la moitié de son Âme,
Prêt de la mettre en lieu de sureté,
Prêt de tromper l’énorme fausseté.
D’un père ingrat qui la voulait reprise,
Placer ailleurs contre sa foi promise,
Las ! ce beau pair l’autre nuit fugitif,
Et du tyran redevenu captif,
Pour n’avoir lors d’assez proche retraite,
À la rigueur ce misérable on traite,
Seul condamné orphelin, sans support,
À recevoir une honteuse mort.
ERGASTE.
N’en punir qu’un de l’offense commune,
Sent sa faveur, ou sa vieille rancune,
Et si la fille a voulu consentir,
Même supplice on leur doit assortir.
CYDIPPE.
Ce qui le rend coupable sans réplique,
N’est que ce rapt commis d’un domestique.
ERGASTE.
Le nom de rapt à la force convient,
Mais si des deux le vouloir intervient,
Lors nullement.
CYDIPPE.
Inconnu d’origine
Recouds des eaux dans le bers, imagine,
Que sa partie est son luge en cela.
ERGASTE.
Recouds des eaux ! hé Cieux ! demeure-là,
Recouds des eaux ! fléchible à la prière
Que je t’en fais, dis de quelle manière.
CYDIPPE.
On tient qu’enfant nouveau né de hasard,
Un vieil Pêcheur son Maître sur le tard,
Transi des cris de ceste créature
Trouvée au bord, lui donna nourriture ;
Et peu à peu le prit en tel amour,
Qu’il en faisait son Gendre quelque jour,
Sans un Pasteur des riches d’Arcadie,
Qui ce vieil Père induit à perfidie,
Sa fille ôtée (indigne cruauté)
À qui le crime est trop de loyauté :
Puise de là le surplus de l’histoire,
Et crois tes yeux, si tu ne m’en veux croire,
Car on le va de cailloux opprimer,
Nul ne pouvant son méchef réprimer,
Pour une loi rigoureuse qui porte
Pareil supplice à tous ceux de sa sorte.
ERGASTE.
Ô providence occulte des grands Dieux !
L’esprit ravi tu dévoiles mes yeux,
Contraint, hélas ! d’avouer que tu passes
Des journaliers les conceptions basses.
Te plairait-il me guider de ce pas
Où l’innocent se destine au trépas ?
CYDIPPE.
De très bon cœur, et voudrai ta venue
Lui importer d’une grâce obtenue.
ERGASTE.
Si mon désir trouve ce qu’il conçoit,
Un autre et moi ferons que cela soit.
Scène II
PHEDIME, EUCRATE, ALCÉE, DÉMOCLE, ERGASTE, CHŒUR
PHEDIME.
Dispensateur d’une sainte Justice,
Qui de chez nous extermines le vice.
Toi que commit Pan le Dieu des Bergers,
Pour maintenir ces peuples bocagers,
Les maintenir sous le règne d’Astrée,
En union par toute la contrée,
Tu as ouï de point en point l’excès,
Et ce n’est pas ici qu’un long procès,
Pose son gain sur la plume diserte
De ces Plaideurs, riches de notre perte :
Tu sais prudent donner le juste poids
Au trébuchet vénérable des lois
Du premier coup, mieux que ne fit Hercule,
Tu sais dompter l’Hydre au chef qui pullule,
Avise donc à la punition
D’un ravisseur, d’un second Ixion
Pris sur le fait, convaincu par sa bouche.
Vois qu’au public semblable injure touche,
Et que sa peine exemplaire appliquant,
La peur ce crime étouffe quant et quant.
EUCRATE.
Je ne dis pas que la douleur sensible
D’un acte tel ne t’anime au possible ;
Mais si faut-il un peu se modérer,
Et raisonnable après considérer,
Que tu lias ta parole première,
En sa faveur pour la torche Nopcière,
Que sous l’espoir du guerdon refusé
Son Avril s’est à ton service usé,
Où tu ressens offensé plus d’injure,
Cela sans plus gît en la procédure,
Gît au départ brassé furtivement.
ALCÉE.
De ce départ je suis le mouvement,
Seule je l’ai contraint de l’entreprendre,
Voulût ou non, la fuite j’allai prendre,
Punissez-moi qui commis le forfait,
Lui de tous points innocent n’a rien fait.
PHEDIME.
Ha ! qui me tient mensongère effrontée ?
ALCÉE.
La vérité vous déplaît racontée,
Voilà pourtant elle force ma voix.
PHEDIME.
Te tairas-tu ?
ALCÉE.
Plutôt dedans nos bois
L’Hiver fera renaître la verdure,
Qu’à mon sujet outrager je l’endure.
EUCRATE.
Force d’amour, effet prodigieux !
Qui de merveille emplit l’Âme et les yeux.
Crois-moi Vieillard, que tu tâches d’éteindre
Un feu bien tard, où ne se fallait feindre :
Mais nonobstant je veux en cet endroit,
Arbitre élu rendre à chacun son droit.
DÉMOCLE.
Ne différez sa vengeance assouvie,
À desourdir la trame de ma vie,
Lassé du jour je désire la mort,
De tant d’erreurs le salutaire port :
Je la désire, afin que mon Alcée
Soit de sa foi que je tien dispensée,
Que mon repos lui amène le sien,
Outre ce point je ne souhaite rien.
EUCRATE.
Ores Bergers des Arcades l’élite
Assistez-moi d’un conseil qui profite,
Ce que plusieurs digèrent mûrement,
En cas pareil marche plus sûrement,
Au nom de tous un porte le suffrage,
Sur ce qu’avez résous dans le courage.
CHŒUR DE BERGERS.
Ton équité prudente se fait tort
De ne juger en suprême ressort
Sans autre avis, sans crainte que personne
Une faveur punissable soupçonne,
Divinement inspiré tu nous dois
Donner heureux tes paroles pour lois.
EUCRATE.
Seul donc remis à juger de l’instance,
Écoutez-moi prononcer sa sentence,
Phedime usant du pouvoir paternel,
Que la nature établit eternel,
Révoquera sa parole donnée
En la faveur du premier Hyménée,
Son domestique exclus à l’advenir,
De plus au pact violé revenir,
Car telle fuite en l’Âme exécutée,
Infraction chez nous est réputée,
Si qu’un moment de sa témérité
Lui perd le bien d’un siècle mérité,
Au reste enjoint à l’accusé sur l’heure,
Banni d’élire autre part sa demeure,
De n’arrêter sans espoir de séjour,
Dans le pays que l’espace d’un jour,
Sur peine après de l’extrême supplice,
L’arrêt donné faites qu’il s’accomplisse.
ERGASTE.
Je le connais, qui me porte appelant
D’un jugement inique et violent,
Oui, derechef j’appelle au nom du père,
Sur qui redonde un pareil vitupère,
Homme de bien, d’honneur, et de crédit,
Qui ce sien fils (longtemps y a) perdit,
Vous l’allez voir, et apprendre une histoire
Que les neveux à peine oseront croire.
PHEDIME.
Ô l’impudence ! ô l’effronté menteur,
Tu nous feras voir son père imposteur ?
Et révoquer une sentence assise ?
Retire-toi, que ma colère éprise
Ne te donnât malencontre.
ERGASTE.
Viens, viens,
Mille pareils, (viens, viens,) devant moi ne sont rien.
EUCRATE.
Simple Étranger, mon ami ne présume,
Que la puissance au sang nous accoutume,
Fais comparoir ce Père prétendu,
En ses raisons, sur le fait entendu,
Et assuré d’obtenir la Justice,
Qu’il obtiendrait en sa Terre nourrice,
Si ton rapport se peut vérifier,
Vos différends je veux pacifier.
ERGASTE.
Dans un quart d’heure au plus je vous l’amène.
EUCRATE.
Dépêché-toi nous libérant de peine.
Scène III
PHEDIME, CYDIPPE, EUCRATE, LYGDAME, DÉMOCLE, ALCÉE, DORILAS, CHŒUR DES BERGERS
PHEDIME.
Faut-il, troublés d’une frivole peur,
S’amuser plus à ce songe pipeur ?
Faut-il Pasteurs, comme frappez du foudre,
Nous effrayer, sans pouvoir que résoudre ?
Faut-il que toi, des Célestes conduit,
En tes projets variables séduit,
Souffres qu’à l’heure une Âme frauduleuse
Attache aux ceps la tienne scrupuleuse ?
N’apercevant que ce Rustre attitré,
Dans une preuve impossible est entré,
Que ta Justice éluder il espère,
Un faux témoin produit au lieu de père,
Non, non tu dois passer outre à l’effet
De son exil, douce peine au forfait.
CYDIPPE.
Si du discours on tire conjecture,
Je vous dirai que tantôt d’aventure
L’étranger m’a curieux admirant,
Un peuple épois au spectacle accourant.
Sur le sujet de sorte examinée,
Qu’à ce récit l’Âme passionnée
Lui arrachait mille gestes divers,
Mille pensers de silence couverts ;
Même qu’après la chose bien comprise,
Courons, dit-il, détourner l’entreprise,
Allons sauver le chétif, si c’est lui,
Que le Ciel donne à nos vœux aujourd’hui.
EUCRATE.
La confiance extrême qui l’anime,
Sent ne sais quoi d’un courroux légitime,
Joint que subir sa preuve par témoins,
Nous ne pouvons demander plus ne moins,
L’équité veut qu’on use de remise ;
Mais le voici devant l’heure promise,
Accompagné de certain bon vieillard,
Quelquefois vu, ce me semble, autre part.
LYGDAME.
Montre-le moi, dépêche, que ma vie,
Depuis le temps de sa perte ravie,
Retourne au corps, en ce corps trépassé,
D’âge, d’ennuis, et de travaux cassé.
Ha ! je le vois, l’instinct me sert de guide,
Quiconque ici sur la troupe préside,
Quiconque ici porte le cœur humain,
Et daigne tendre à l’affligé la main,
Au nom de Dieu qui des hôtes a cure,
Père orphelin sa pitié je conjure,
Père orphelin, quatre lustres et plus,
Que mes labeurs renaissent superflus.
Las ! délivrez mon fils je vous supplie,
Et que captif en sa place on me lie,
Et si coupable il mérite la mort,
Que je le pleige en échange de sort.
EUCRATE.
Tu le dis tien, mais à quelles enseignes ?
Il est besoin que tu nous les dépeignes,
Tel reconnu, ta seule caution
Suffira lors à sa punition.
LYGDAME.
Vingt et deux ans ont franchi leur carrière
Depuis le jour funeste en sa lumière,
Que dis-je, hélas ! depuis l’horrible nuit,
Qu’un gros déluge en son large circuit
Enveloppa notre Élide natale,
Ou de fortune à mon bonheur fatale,
L’eau dans le bers ce chétif m’enleva,
C’est à peu près comme l’affaire va.
EUCRATE.
Phedime as-tu bonne ressouvenance,
Qu’un pareil terme à l’âge ait convenance.
PHEDIME.
Très bien, poursuis de nous dire étranger,
Dans quel berceau il courut ce danger ?
LYGDAME.
Sa forme était d’une Arcade jolie,
Tissue autour de l’osier qui la lie,
Tout bigarré de diverses couleurs,
Ainsi que sont des cages d’Oiseleurs.
PHEDIME.
N’a point le corps quelque figure expresse
D’un appétit de mère en sa grossesse ?
LYGDAME.
Si, le bras droit d’une Meure s’empreint,
Large en Automne, et que le froid restreint.
PHEDIME.
Tu es son Père, ou un Démon t’inspire
Pareils secrets qu’autre ne saurait dire,
Partant aussi tenu de réparer
L’affront qu’il a voulu me procurer.
LYGDAME.
Prescrivez-moi toute sorte de peine
En la personne, aux biens, et que j’amène
Mon pauvre fils libéré de vos mains.
EUCRATE.
Nous choisirons les moyens plus humains,
Ne te soucie, ores fais qu’on entende
Ta qualité, ton nom que je demande.
LYGDAME.
De nom Lygdame, honorable marchand,
Le front levé dans Élide marchant.
EUCRATE.
Lygdame, ô Cieux ! mon cher hôte Lygdame,
Ores d’ingrat ne m’impute le blâme,
Pour ne t’avoir surpris à l’impourvu,
Tel discerné aussi soudain que vu :
Quoi qu’un bienfait immortel nous demeure,
Dès notre abord le soupçonnant je meure ;
Te souviens-tu qu’en Élide je fus,
Alors qu’un monde à la foule confus
Court admirer l’exercice qui donne
À son vainqueur l’Olympique Couronne,
Logé chez-toi ? notre départ jura
Une amitié qui depuis me dura,
Et dure encore, trop heureux d’un rencontre,
Où ma parole immuable se monstre.
LYGDAME.
Tu serais donc Eucrate, que l’on dit
Chez Pan tenir un suprême crédit,
Que grand Pontife honore l’Arcadie,
Duquel chétif, le secours je mendie,
Si le Ciel daigne un ami susciter,
Qui mon bonheur veuille ressusciter.
EUCRATE.
Sais-tu que c’est Phedime, l’alliance
De ce Vieillard prise sur ma fiance ;
Vieillard comblé de biens et de renom,
Terminera sous les lois de Junon
Vos différends, ta fille dessus l’heure
Jointe à son fils pour fortune meilleure,
Car aussi bien eux deux ne sont qu’un cœur,
Appariez d’Amour ce grand vainqueur.
PHEDIME.
Las ! qui croirait que purgez de rancune,
Sans dédaigner ma trop vile fortune,
Leur grâce dût certaine à l’avenir,
Des torts reçus noyer le souvenir ?
Me voilà prêt, que mon unique Alcée
Selle un oubli à la faute passée.
LYGDAME.
Mon fils content, je serai satisfait,
Mon fils content, ce mariage fait,
Pourvu sans plus qu’une femme lui plaise,
Il a de quoi la tenir à son aise :
Avise donc, cher espoir sur ce choix,
Qui se permet en la vie une fois.
DÉMOCLE.
Ô heureux choix résolu dans mon âme !
Choix d’un objet qui l’Amour même enflamme,
Choix d’un Phœnix de pudique beauté,
Qui n’eut jamais pour moi de cruauté,
Choix que ferait Jupiter en ma place,
Choix que j’estime une indicible grâce ;
Oui, oui mon père à telle élection
Je me soumets de pure affection,
Qui ne pourrai vivre séparé d’elle,
Et qu’un bonheur ne doit rendre infidèle.
LYGDAME.
J’approuve fort une telle amitié,
Qui ne vacille imparfaite à moitié,
Bien que chez-nous avec plus de richesse
Tu te pouvais donner une Maîtresse,
Mais où est-elle ? approchez-moi des yeux
Ce chaste objet, ce moule gracieux,
Qui doit empli d’une race féconde,
Faire mon nom revivre par le Monde ?
PHEDIME.
Dépêche Alcée, à ce beau-père humain
D’hommage du prête le baisemain,
Viens l’honorer d’une humble référence ;
Et après lui tu peux en assurance
Chérir le fils désormais ton Époux,
M’amortissant son trop juste courroux :
Toi Dorilas, dessus la destinée,
Inévitable à toute chose née,
De patience armé dois rejeter
Notre dessein que tu vois avorter,
La volonté pour cela te suffise,
Captif tu vois que le sort me maîtrise.
DORILAS.
Jaçoit que tard, il me déplaît assez,
D’être l’auteur des différents passés,
Et qu’une ardeur de jeunesse insolente,
Sur leurs Amours attenta violente,
Je m’en repens, punissable cent fois,
Comme séduit d’un frénétique choix,
Comme porté d’une horrible manie
Pour exercer vers toi ma tyrannie,
Vers toi Cydippe, où la perfection
Loge à jamais ma sainte affection,
Vers toi Cydippe, à bon droit irritée
De ma rigueur nullement méritée,
Vers toi Cydippe, à laquelle je veux,
La larme à l’œil consacrer tous mes vœux,
Reçois ma Nymphe à merci cet esclave,
Qui dans ses pleurs son inconstance lave,
Qui réparant l’antique cruauté,
Tout se soumet aux lois de ta beauté.
CYDIPPE.
Dieux ! puis-je ouïr une telle parole,
Sans qu’au récit l’Âme d’aise s’envole ?
Puis-je après tant d’orages moissonner,
Et mes labeurs voir ainsi couronner ?
Ô jour heureux ! qu’à la Parque ravie,
Je conterai le premier de ma vie.
Ô juste Amour, qui mérites enfant,
Sur tous les Dieux un laurier triomphant !
Ô Dorilas ! gloire de l’Arcadie,
Qu’à temps mon mal par toi se remédie,
Prête d’aller chez les Mânes dolents
Quérir l’eau propre à mes feux violents,
Propre au refus de celle de ta grâce,
Qui du passé la mémoire m’efface.
EUCRATE.
Considérez, Amis je vous supplie,
Comme à l’envi le Ciel bénin déplie
De ses faveurs un miracle évident,
Du premier heur un second procédant,
Deux pairs unis sous la torche Nopcière,
Dorénavant notre joie est entière,
Dorénavant ne reste que d’aller,
Aux Déités présentes immoler
Une victime offerte de courage,
Qui sur toute autre emporte l’avantage.
Suivez amis, suivez-moi préparés,
De seconder à mes vœux référés.
CHŒUR DES BERGERS.
Sus, sus Bergers, qu’à ce double Hyménée,
Chacun de fleurs la tête couronnée,
Chacun paré des habits d’un bon jour,
Déploie au nom de Lucine et d’Amour,
Tout ce qu’il a d’allégresse dans l’âme.
Et vous Amants heureux en votre flamme,
Puissiez-vous vivre à dix lustres ici,
Francs de méchef, de peines et de souci,
Toujours contents jusqu’à la sépulture,
Et puis laisser une race qui dure
Autant ça bas que le cours du Soleil,
Pour vous combler d’un bonheur sans pareil.