Alcibiade (Philippe POISSON)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 23 février 1731.

 

Personnages

 

ALCIBIADE, Seigneur Athénien

SOCRATE, Philosophe

MIRTO, femme de Socrate

AGLAUNICE, Astrologue

TIMANDRE, jeune Phrygienne

CÉPHISE, Confidente de Timandre

AMICLÈS, Confident d’Alcibiade

ESCLAVES

 

La Scène est dans un Bois près d’Athènes.

 

 

AVERTISSEMENT

 

Il y a près de deux ans, que lisant les Amours des Grands Hommes par Madame de Villedieu, le plaisir que me faisait alors cette lecture, me fit imaginer de traiter Alcibiade en Comédie. Il me parut que ce sujet devait faire au Théâtre un tableau agréable et galant. Je me laissai séduire à l’idée riante sous laquelle cette Fable se présentait à moi, et je crus, en même temps, que je n’en conserverais les grâces, qu’en conservant la simplicité du Roman, et mettant en Vers les pensées, et souvent même la Prose, de Madame de Villedieu. Je me réservais, d’ailleurs, le droit d’être discret sur cet Ouvrage, s’il ne se trouvait pas digne de l’approbation du Public. À peine fut-il achevé, que voulant juger avec sévérité d’un travail où j’avais rencontré tant de facilité, j’y reconnus la plus grande partie des défauts qu’on y trouve maintenant ; et, fidèle à ma résolution, je le condamnai moi-même à l’oubli. Il en fut tiré cependant par quelques amis, qui m’en demandèrent une lecture : ils m’assurèrent que la proscription n’était pas tout-à-fait juste, et me dirent que le Public verrait rarement des Ouvrages nouveaux, s’il refusait son attention à ceux qui ne sont pas parfaits ; que la nécessité de se prêter aux défauts lui faisait assez souvent donner des marques d’une indulgence, dont j’aurais peut-être le bonheur de profiter. Il n’était pas difficile de convertir un Auteur dans le cas où j’étais. Je les crus, et je viens d’éprouver effectivement cette indulgence dont ils m’avoient flatté ; c’est le seul prix que j’en attendais, car je me ferais scrupule de tirer aucun avantage des applaudissements qui ont été donnés à cette Pièce. Je sais qu’ils ne sont dus qu’aux beautés de l’original, et aux talents des Acteurs qui l’ont représentée.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

SOCRATE, AGLAUNICE

 

SOCRATE.

Approchez, Aglaunice, et parlons sans témoins.

J’ai confié Timandre à vos généreux soins ;

De vos instructions, je vois qu’elle profite,

Et ne puis trop louer votre sage conduite.

Mais, quoique son cœur soit nourri dans la vertu,

Le mien, je l’avouerai, de crainte est combattu.

Aux nobles sentiments nous formons sa jeunesse ;

Mais sa beauté s’accroît autant que sa sagesse :

Et ce qu’elle a d’appas et de perfections,

Jette dans mon esprit mille appréhensions.

Je crains que, tôt ou tard, nos jeunes gens habiles

À trouver dans les cœurs des passages faciles,

Venant à découvrir cet objet plein d’attraits,

Ne se sentent frappés de redoutables traits ;

Et que l’Amour enfin, par des ruses secrètes,

Ne vienne renverser ici tous nos préceptes.

AGLAUNICE.

Timandre à la vertu met son attachement,

Et vous vous alarmez, Socrate, vainement.

D’ailleurs, ce séjour ci, quoique près de la Ville,

Offre plutôt aux yeux un désert qu’un asile ;

Il n’est, vous le savez, que par nous fréquenté,

Nul mortel d’y venir ne peut être tenté :

On n’en saurait trouver qu’avec peine l’entrée,

Et Timandre, longtemps, y peut être ignorée.

Mais de grâce, Socrate, accordez à mes vœux,

Touchant cette beauté, de sincères aveux :

Quelle est-elle ? Et pourquoi vos soins pour son enfance ?

Je pourrais ce pendant en avoir connaissance ;

Et par l’Astrologie, il me serait aisé...

SOCRATE.

Ah ! laissons-là votre art, j’y suis trop opposé ;

Et s’il faut là-dessus parler avec franchise,

C’est en vous, croyez-moi, ce que le moins je prise.

AGLAUNICE.

Quoi ! vous ne croyez point...

SOCRATE.

Je crois parfaitement

Que tout cela n’est bon que pour l’amusement.

Je sais jusqu’où cet art, entre nous, peut s’étendre ;

Mais laissons ce discours. Revenons à Timandre ;

Et sachez les motifs des soins que j’en ai pris.

Elle est fille de l’un de mes plus chers amis :

Il était de Phrygie ; et pour moi sa tendresse

Lui fit quitter ce lieu pour s’établir en Grèce :

La Parque un peu trop tôt disposa de son sort.

Il me dit, m’embrassant, une heure avant sa mort,

« En vos mains, cher ami, je dépose ma fille,

« Unique reste, hélas ! de toute ma famille ;

« Et puisque du Destin je vais subir la loi,

« Donnez-lui l’amitié que vous aviez pour moi. »

Il mourut. Jugez donc si Timandre m’est chère,

Et si je ne dois pas lui tenir lieu de père.

Pour la soustraire mieux aux regards des humains,

Et l’instruire aux vertus, je l’ai mise en vos mains.

La garde de Timandre, au centre d’une Ville,

Où règnent les plaisirs, était trop difficile ;

Je n’étais occupé que du pénible emploi

De la cacher à ceux qui s’assemblaient chez moi :

Avec eux, fort souvent, il fallait me contraindre ;

Tous disciples, enfin, me donnaient lieu de craindre ;

Mais, sachez plus encor. De ma femme toujours

J’essuyais à regret mille fâcheux discours.

Jalouse, sans raison, de la jeune Timandre,

Sur elle sa fureur était prête à s’étendre ;

C’est un petit esprit, soupçonneux, inquiet,

Et qui cent fois le jour s’irrite sans sujet.

Mais enfin, là-dessus, c’est assez vous en dire ;

À présent que Timandre est chez vous, je respire.

Je veux que le savoir fasse ses seuls plaisirs,

Qu’il soit uniquement le but de ses désirs ;

Et, qu’ignorant enfin toutes passions vaines,

Elle ne tienne rien de nos Athéniennes.

AGLAUNICE.

Vous pouvez là-dessus avoir l’esprit en paix ;

Tout ira, je vous jure, au gré de vos souhaits ;

Je me le persuade, ou du moins je l’espère.

J’ai mis près de Timandre une Esclave étrangère,

Dont l’esprit me paraît naturel et sans art ;

Ainsi, nous n’avons rien à craindre de sa part.

SOCRATE.

Vous avez fort bien fait. Une compagne habile,

D’une fille souvent rend la garde inutile.

AGLAUNICE.

Sans cesse je m’applique à lui vanter le prix

De vos sages leçons, de vos doctes écrits ;

Elle en fait tous les jours devant moi la lecture.

SOCRATE.

Les soins que vous prenez me charment, je vous jure.

AGLAUNICE.

Puis, pour nous récréer en champêtres lieux,

Nous raisonnons un peu sur le globe des Cieux :

Mes observations devant elle sont faites,

Nous regardons le cours des Astres, des Planètes ;

Et leurs divers aspects, leurs révolutions,

Font, presque tous les soirs nos récréations.

J’admire son esprit, et comme elle raisonne.

SOCRATE.

Vous ne me direz rien là-dessus qui m’étonne ;

Dès ses plus jeunes ans j’ai toujours auguré...

Apercevant Amiclès.

Quel dessein fait venir en ce lieu retiré ?...

AGLAUNICE.

C’est quelque voyageur qui ne sait pas la route,

Et qui dans la forêt s’est égaré sans doute.

SOCRATE.

Il pourrait me connaître. Évitons ce hasard,

Et cherchons à finir l’entretien autre part.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

AMICLÈS, seul

 

Ma foi, c’est se donner une inutile peine ;

Je ne découvre rien, et ma recherche est vaine.

Alcibiade est fou, je n’en puis plus douter.

Dans quel entêtement je le vois persister !

Il veut qu’une Timandre, en beauté magnifique,

Habite absolument dans ce séjour rustique :

Il prétend que Socrate est fort mystérieux,

Que c’est lui qui retient cette belle en ces lieux.

D’une jeune beauté ceci n’est point l’asile ;

Et ce serait plutôt l’Antre d’une Sibylle.

Il n’en démordra point, je connais son humeur.

Dans l’espoir de brûler d’une nouvelle ardeur,

Toute Belle lui plaît ; qu’elle soit brune ou blonde,

Il irait, pour la voir, jusques au bout du Monde.

Le prêcher là-dessus ne servirait de rien.

Ma morale le choque, il ne la prend pas bien ;

D’autres Docteurs que moi ne pourraient le soumettre.

À ses bouillants transports il ose tout permettre :

Et parce qu’il est jeune, et né pour commander,

Ce n’est qu’à ses désirs qu’il croit qu’il faut céder.

Lui, dans cette forêt, au gré de son caprice,

Va, court, cherche, revient, et fait de l’exercice.

Pour moi, je suis trop las, et je vais dans ce Bois

Reposer...

ALCIBIADE, derrière le Théâtre.

Amiclès !

AMICLÈS.

J’entends, je crois, sa voix ?

 

 

Scène III

 

ALCIBIADE, AMICLÈS

 

ALCIBIADE.

Tu m’as inquiété. Dans ces lieux solitaires,

Je t’ai cru sous la dent des Loups, ou des Panthères.

AMICLÈS.

À cet air effrayé, que vous me faites voir,

Je conçois quel était tout votre désespoir.

Hé bien ! Seigneur, vos soins pour découvrir Timandre,

Me semblent superflus.

ALCIBIADE.

Je n’y puis rien comprendre.

AMICLÈS.

Ah ! si j’osais parler, je vous répondrais bien

Que c’est à vos désirs où l’on ne comprend rien.

Quoi ! vous vous embrasez d’abord pour une Belle

Sur un simple récit que l’on vous a fait d’elle !

Je ne vous conçois point.

ALCIBIADE.

Je n’ai, jusqu’à ce jour,

Senti pour cet objet aucun trait de l’Amour,

Mon âme n’en est pas à ce point possédée ;

Sans séduire mes sens, il flatte mon idée.

Je cherche à contenter un désir curieux :

Je veux, si je le puis, satisfaire mes yeux,

Me moquer de Socrate et de cette sagesse

Que notre homme aujourd’hui dans Athènes professe ;

Et me venger un peu de ses sévérités,

Dont il vient si souvent barrer mes volontés.

AMICLÈS.

Vous pouvez vous tromper dans l’espoir qui vous flatte.

Il n’est qu’une laidron qui puisse aimer Socrate.

Mais ce qui me surprend, pour parler sans détours,

C’est de vous voir chercher de champêtres amours ;

Et que, pour satisfaire à des chimères vaines,

Vous quittiez aujourd’hui les premières d’Athènes.

ALCIBIADE.

Mon cœur au même objet ne peut être arrêté.

AMICLÈS.

Oh ! je vois bien qu’il est pour la variété.

ALCIBIADE.

D’ailleurs, regarde-t-on le rang dans une Belle ?

C’est la beauté qui frappe, et l’on fait tout pour elle,

L’amour, dans les douceurs de sa félicité,

N’a pas besoin du rang, ni de la dignité.

Qu’un bel objet soit né dans le plus simple étage,

Il est charmant, il plaît. En faut-il davantage ?

Je puis te dire encor, pour m’ouvrir mieux à toi,

Qu’il n’est point de plaisir plus charmant, selon moi,

Que celui d’exciter, dans un cœur jeune et tendre,

Ces premiers mouvements, qu’il ne saurait comprendre ;

Ces désordres secrets, ces désirs inconnus,

Par la crainte chassés, par l’amour retenus,

Et qui font attaquer, avec plus de puissance

Toute cette pudeur que donne l’innocence.

AMICLÈS.

Mais pour en revenir à tous vos changements,

Quelle est votre raison ? Car ces beaux arguments,

Sur lesquels votre esprit s’évertue et décide,

Ne vous ôteront point le titre de perfide.

ALCIBIADE.

Non, je ne le suis point ; et, dans le fond du cœur

Je sens quelques remords, quand je change d’ardeur.

Je blâme mes désirs, je condamne mon âme,

Je me veux souvent mal d’une nouvelle flamme ;

Et si de Belle en Belle on me voit m’exercer,

C’est que toujours je cherche à pouvoir me fixer.

AMICLÈS.

Avec ces sentiments, et selon mon augure,

Vous chercherez encor longtemps, je vous assure.

Mais que va-t-on penser de votre éloignement ?

ALCIBIADE.

Hors d’Athènes, dis-moi, ne puis-je être un moment ?

Ne sait-on pas que j’ai des maisons de plaisance,

Où je vais quelquefois ?

AMICLÈS.

Si l’on a connaissance

Qu’en tous ces endroits-là vous n’avez pas été,

Et qu’on vienne à savoir qu’en ces lieux arrêté,

Vous cherchez à brûler d’une nouvelle flamme,

Ce sera fait de vous ; et par plus d’une femme

Vous serez déchiré, pour prix d’un tel forfait ;

Et moi peut-être aussi, sans leur avoir rien fait.

Regardant au fond du Théâtre.

Ah ! Seigneur...

ALCIBIADE.

D’où lui vient cette frayeur extrême ?

AMICLÈS.

Au secours !

ALCIBIADE.

Que voit-il ?... C’est Socrate lui-même.

AMICLÈS.

Je l’ai pris pour un Ours.

ALCIBIADE.

On ne peut à présent

Douter qu’il ne retienne ici l’objet charmant,

Dont il est si jaloux. Il est avec sa femme ?

AMICLÈS.

Oui, vraiment, c’est Mirto.

ALCIBIADE.

On remarque en leur âme

De l’agitation. Que veut dire ceci ?

AMICLÈS.

Ma foi ! je n’en sais rien.

ALCIBIADE.

Pour en être éclairci,

Sous ce feuillage épais cachons-nous l’un et l’autre

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

SOCRATE, MIRTO

 

SOCRATE.

Non, vous dis-je, il n’est point d’humeur comme la vôtre.

Quel caprice nouveau vous amène en ces lieux ?

Pourquoi tout ce courroux, ce transport furieux ?

Quoi ! parce que je viens dans cette solitude

Encourager Timandre au savoir, à l’étude...

MIRTO.

Et ce sont justement ces fréquentes leçons,

Qui jettent dans mon cœur de trop justes soupçons.

Ne croyez pas qu’ici l’étude vous excuse :

Pour vous justifier, c’est une faible ruse.

Vers Timandre, je vois quel dessein vous conduit.

Quoi que vous me disiez, je sais comme on instruit

Les disciples qui sont d’une semblable espèce ;

Et qui dit Écolière, en un mot, dit Maîtresse.

SOCRATE.

Voilà comme toujours votre esprit, plein d’erreurs,

Voit du crime dans tout, et juge mal des cœurs.

Il semble que, hors vous, personne en la nature

N’a d’austère vertu, ni de chasteté pure ;

Que de Timandre à vous...

MIRTO.

Point de comparaison

D’elle à moi, s’il vous plaît.

SOCRATE.

C’est vouloir, sans raison

L’offenser...

MIRTO.

C’est de quoi fort peu je me soucie.

SOCRATE.

Mais...

MIRTO.

Ne voulez-vous point que je la remercie ?

SOCRATE.

De grâce, jugez mieux de Timandre et de moi.

Je...

MIRTO.

Que j’en juge mieux ! vous vous moquez, je crois ;

Je sais d’elle et de vous ce qu’il faut que je pense.

SOCRATE.

Ah ! qu’il me faut avoir ici de patience !

Ne pourrai-je parler sans être interrompu ?

Car jusques à présent, Mirto, je ne l’ai pu.

MIRTO.

Et que prétendez-vous ici me faire entendre ?

SOCRATE.

Que vous ne connaissez Socrate, ni Timandre ;

Qu’il faut que vous sortiez de vos préventions ;

Qu’il n’est rien de plus pur que mes instructions,

Mes préceptes...

MIRTO.

Pourquoi, s’il vous plaît, tant l’instruire ?

N’en est-ce pas assez qu’elle sache un peu lire ?

Il suffit de cela. Le reste n’est qu’abus ;

Et vous ne devez pas lui montrer rien de plus.

SOCRATE.

Du plus rare savoir cette fille est capable :

Et connaissant en elle un esprit admirable,

Personne sûrement ne peut que m’approuver,

Quand j’applique mes soins à le bien cultiver.

Et ma conduite enfin...

MIRTO.

La conduite est gentille !

SOCRATE.

Ne pouvez-vous jamais...

MIRTO.

Prendre soin d’une fille !

Cela vous convient bien.

SOCRATE.

Hé quoi ?...

MIRTO.

L’endoctriner !

SOCRATE.

Fort bien. Je ne vois pas...

MIRTO.

Et la morigéner !

SOCRATE.

Quels discours ! je ne sais...

MIRTO.

La fureur me domine.

Une fille à seize ans sous votre discipline !

Oh ! j’étouffe, et ne puis supporter plus longtemps

L’excès injurieux de vos déportements :

J’en ai, pour mon malheur, des preuves trop certaines ;

Et j’en vais de ce pas instruire toute Athènes.

Elle s’en va.

 

 

Scène V

 

SOCRATE, seul

 

Quel malheur est le mien ! comment, dans ce désert,

En dépit de mes soins, m’a-t-elle découvert ?

Ah ! que l’on est à plaindre avec semblable épouse !

Et quel supplice c’est qu’une femme jalouse !

 

 

Scène VI

 

SOCRATE, ALCIBIADE, AMICLÈS

 

ALCIBIADE, à Amiclès.

Éloigne-toi, je veux seul l’aborder.

 

 

Scène VII

 

SOCRATE, ALCIBIADE

 

SOCRATE.

Ah, Dieux !

Alcibiade ici !

ALCIBIADE.

Quoi ! Socrate en ces lieux ?

SOCRATE.

Il n’est pas étonnant que pour ce lieu tranquille,

Vous me voyiez quitter le fracas de la Ville ;

De la Philosophie occupé tous les jours,

Je viens l’entretenir dans ces sombres détours.

À tous les autres soins je préfère l’étude ;

Et rien n’y convient mieux qu’un peu de solitude.

Mais vous, Seigneur, qui peut ici vous attirer ?

Aux fêtes, aux plaisirs, qui vous fait préférer...

ALCIBIADE.

Je deviens Philosophe. Amoureux de l’étude,

Je venais, comme vous, chercher la solitude.

Ce que vous aimez tant, on peut aussi l’aimer.

SOCRATE.

De cette passion je ne puis vous blâmer.

Elle est belle, il est vrai, mais quoiqu’elle soit telle,

Il ne vous convient pas de quitter tout pour elle.

Le rang que vous tenez exige un autre soin.

Vous êtes né d’un sang dont la Grèce a besoin.

Loin d’aimer la retraite, et d’y trouver des charmes,

Vous ne devez songer qu’à la gloire des armes.

ALCIBIADE.

J’ai toujours approuvé vos conseils : ils sont bons :

Mais pour donner ceux-ci, Socrate a ses raisons.

SOCRATE.

Comment ? Que dites-vous ?

ALCIBIADE.

Ils sont bien en leur place.

SOCRATE.

Par mes conseils, Seigneur, qu’entendez-vous, de grâce ?

ALCIBIADE.

Que vous ne m’en avez jamais, dans nos propos,

Donné de plus sensés, ni de plus à propos ;

Et votre âme à ma gloire est fort intéressée.

SOCRATE.

Je ne puis concevoir quelle est votre pensée.

ALCIBIADE.

Sans chercher de détours, ma foi ! faites l’aveu

Qu’Alcibiade, ici, vous inquiète un peu.

SOCRATE.

Je ne vous entends point.

ALCIBIADE.

Je vais me faire entendre ;

Et même ne dirai qu’un mot.

SOCRATE.

Et quel ?

ALCIBIADE.

Timandre.

SOCRATE.

Ciel !

ALCIBIADE.

Vous êtes surpris de me voir si savant.

SOCRATE.

Prenez garde de faire un mauvais jugement.

Quelquefois on se trompe ; et souvent l’apparence...

ALCIBIADE.

D’un soin mystérieux, que voulez-vous qu’on pense ?

SOCRATE.

Qu’on pense mal ou bien, je ne crois pas devoir

Mettre au grand jour tous ceux que j’exerce au savoir.

Que mon instruction soit secrète ou publique,

Je n’en dois pas tenir compte à la République.

ALCIBIADE.

Vous n’empêcherez pas qu’on n’entre en des soupçons,

Lorsqu’on vous voit donner aux Belles des leçons.

SOCRATE.

Ma sagesse est connue ; et quoique l’on publie...

ALCIBIADE.

Est-elle avec Timandre, aussi bien établie ?

SOCRATE.

Faut-il que vous alliez toujours au criminel ?

J’ai trouvé, je l’avoue, un heureux naturel.

Il offre à la science un champ doux et facile,

Et je serais fâché de le laisser stérile.

ALCIBIADE.

Et ce beau naturel qui vous occupe tant,

Se rencontre placé dans un objet charmant.

SOCRATE.

Que fait cette raison ? Ne puis-je, sans faiblesse,

Former son jeune cœur aux lois de la sagesse ?

ALCIBIADE.

Je pensais comme vous, quand on me menaçait

Des attraits merveilleux dont Neméa brillait.

« Quoi donc, disais-je, moi, que les plus belles chaînes

« Ont toujours su lier aux premières d’Athènes,

« Pour une Courtisane aurais le cœur percé ?

« Non, non, je la verrai sans en être blessé. »

Cependant, vous savez à quel excès mon âme

A pour elle porté sa malheureuse flamme ;

Combien il m’a fallu pour elle disputer,

Et dans quel ridicule elle m’a su jeter.

SOCRATE.

Il est entre nous deux bien de la différence,

Et votre âme et la mienne ont peu de ressemblance.

Vous êtes jeune et riche ; et la prospérité

Vous livre sans relâche à votre volupté.

Suivre en tout vos désirs, est votre unique affaire ;

Vous les contentez tous, pouvant y satisfaire ;

Vous entreprenez tout, et tout vous est aisé.

Pour moi, que la fortune a peu favorisé,

Vaincre mes passions est toute ma richesse ;

Et de mon simple état je tire ma sagesse.

L’éclat de la beauté n’arrête enfin mes yeux,

Que pour y contempler la puissance des Dieux.

Me montrant là-dessus bien différent d’un autre,

J’exerce ma vertu dans ce qui perd la vôtre :

Je vois votre naufrage ; et, plaignant votre sort,

C’est de lui que j’apprends à me tenir au port.

ALCIBIADE.

Je vous crois au-dessus des faiblesses humaines.

Il s’était répandu quelques bruits dans Athènes,

Qui ternissaient un peu ce vertueux savoir,

Qu’avec soin de tout temps vous nous avez fait voir.

J’ai voulu de ces bruits m’éclaircir par moi-même :

Et je vois à présent qu’une malice extrême,

Pour vous calomnier, règne en bien des esprits.

Je rends justice au vôtre, et j’en connais le prix.

Contre vos envieux, je saurai vous défendre.

SOCRATE.

Seigneur, j’aurai beaucoup de grâces à vous rendre.

ALCIBIADE.

Je ne veux point troubler vos méditations,

Et laisse un libre cours à vos réflexions.

SOCRATE.

J’aimerais à rester dans ces endroits rustiques ;

Mais je dois satisfaire à mes leçons publiques.

 

 

Scène VIII

 

ALCIBIADE, AMICLÈS

 

AMICLÈS.

Eh bien ! Seigneur ?

ALCIBIADE.

Socrate enfin s’est découvert,

À peine je me suis à ses regards offert,

Qu’un trouble, un embarras... Mais je saurai t’instruire

Dans une autre saison, de ce qu’il m’a su dire.

Cette Timandre est belle, il n’en faut point douter ;

Pour la voir, Amiclès, je prétends tout tenter.

Dans Athènes rentrons, sans tarder davantage :

Je ne veux point donner à Socrate d’ombrage ;

Et dans l’espoir flatteur dont je suis agité,

Suis-moi ; je te dirai ce que j’ai projeté.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

TIMANDRE, CÉPHISE

 

CÉPHISE.

Avouez, n’en déplaise à la Philosophie,

Qu’en ce lieu nous menons une bien triste vie,

Et qu’il n’est pas besoin de consulter les Cieux,

Pour voir que ce séjour est des plus ennuyeux.

Cette affreuse prison, Socrate et son école,

Me feraient à la fin, je crois, devenir folle.

Hé quoi ! devant les yeux n’avoir à tous moments

Qu’un horrible fatras de livres, d’instruments ;

Ne parler que de Globe, ou de Pole, ou de Zone ;

Et, le monde à la main, ne voir jamais personne !

TIMANDRE.

Socrate n’exaltant qu’un austère devoir,

Dit que l’on doit donner tout son temps au savoir.

CÉPHISE.

On ne pourra jamais me mettre dans la tête

Que, pour être savante, il faille vivre en bête :

Et la Nature en vous n’a point mis des attraits,

Pour être confinés dans le fond des forêts.

Ceci vous embarrasse, et vous êtes surprise

De m’entendre parler avec tant de franchise :

Mais, quand je mets pour vous toute réserve à part,

De même il faut aussi me répondre sans fard.

On me croit fille simple ; et, sous cette apparence,

J’attire d’Aglaunice ici la confiance.

Quels que soient, entre nous, ses savants entretiens,

Je crois que mes conseils vaudront mieux que les siens.

N’imaginez-vous point qu’il peut être en la vie,

Des passe-temps plus doux, et plus dignes d’envie

Que ceux que nous menons ? Vous pouvez hardiment

Vous confier à moi.

TIMANDRE.

J’avouerai franchement,

Quels que soient du savoir les beautés admirables,

Que je conçois qu’il est des choses plus aimables.

CÉPHISE.

Moi, qui n’ai jamais lu de livres, ni d’écrits,

Je le conçois aussi, sans qu’on me l’ait appris.

TIMANDRE.

Ah ! Céphise, avec toi je m’explique sans crainte :

C’est pour moi, je l’avoue, une dure contrainte

Que celle où je me trouve.

CÉPHISE.

Eh ! je le croirais bien.

Mais à quoi nous sert donc votre esprit et le mien ?

Que ne profitons-nous, selon notre caprice,

De cette liberté que nous laisse Aglaunice ?

Il nous serait aisé d’abandonner ces lieux,

Et de faire au désert quelque jour nos adieux.

TIMANDRE.

Tu te moques !

CÉPHISE.

Ma foi ! je tenterais fortune ;

Et loin d’aller chercher des hommes dans la Lune,

D’un autre Monde, enfin, sans me mettre en souci,

J’irais voir si le nôtre est mieux peuplé qu’ici.

TIMANDRE.

De prendre un tel parti, que le Ciel me préserve !

Je ne sais quel sera le sort qu’il me réserve ;

Mais, malgré tout l’ennui que mon cœur peut avoir,

Je ne suivrai jamais que les lois du devoir.

Je conçois, et je sens à quoi l’honneur m’engage ;

Et dussai-je toujours me voir dans l’esclavage,

À d’impuissants désirs je saurai préférer

La raison qui déjà commence à m’éclairer.

CÉPHISE.

Quand la raison devient si forte en sa naissance,

Je la regarde, moi, comme un reste d’enfance.

Pour moi, j’en ai passé, Madame, la saison,

Et j’ai depuis longtemps fait mon cours de raison :

J’en puis avoir fort peu ; mais, ma foi, je me flatte

D’en avoir encor plus qu’Aglaunice et Socrate.

Pour elle, son esprit est tout-à-fait tourné ;

Et de quelque savoir dont il puisse être orné,

On voit facilement qu’en tout il se dérègle ;

Il veut régler la lune, et la lune le règle.

Elle croit que chaque Astre au firmament planté,

N’est là que pour agir selon sa volonté ;

Qu’avec son grand compas et sa longue lunette,

Elle fera parler, là-haut, chaque Planète ;

Qu’elle sait dans l’instant tout ce qui s’y résout,

Et que le ciel, enfin, lui rend compte de tout.

Mais venons à Socrate. Ou je suis fort trompée,

Ou son âme en secret de vous est occupée :

L’extrême soin qu’il prend de vous cacher à tous,

Me le fait croire amant, et même amant jaloux.

TIMANDRE.

Ah ! ciel ! que me dis-tu ?

CÉPHISE.

Je dis ce que je pense,

Madame.

TIMANDRE.

Un tel soupçon et m’alarme et m’offense.

CÉPHISE.

Ce soupçon ne doit point vous causer de souci ;

Je sais qu’il ne va rien du vôtre en tout ceci.

De penser autrement je serais condamnable :

Mais si Socrate était d’une figure aimable,

Et que l’amour, pour plaire, enfin l’eût fait exprès,

Je ne répondrais pas de vous, comme je fais ;

Je vous en avertis.

TIMANDRE.

Socrate à la sagesse

Se donne tout entier, et la prêche sans cesse ;

Et je ne pense pas qu’il puisse concevoir...

CÉPHISE.

Tous ces gens, la plupart, appliquez au savoir,

Semblent toujours prouver qu’à leurs sens ils commandent,

Et font le plus souvent ce qu’eux-mêmes défendent.

Je le répète encor. Socrate, près de vous,

Quoique vous puissiez dire, agit en vrai jaloux ;

Il s’est mis dans l’esprit quelques chimères vaines :

Et quand il vous a fait abandonner Athènes,

Il craignait sûrement que quelqu’autre aujourd’hui

Ne sût s’approprier un bien qu’il croit à lui.

Je gage qu’il vous aime ; et c’est sa jalousie

Qui lui fait...

TIMANDRE.

Que mon âme est de frayeur saisie !

Sur Socrate, tu viens de dessiller mes yeux ;

Et désormais il va me paraître odieux.

Autant que j’eus pour lui d’attachement, d’estime,

Autant pour lui la haine en mon âme s’imprime.

CÉPHISE.

Eh bien ! n’en parlons plus, Employons ces instants

En entretiens plus gais et plus intéressants.

TIMANDRE.

J’y consens de bon cœur.

CÉPHISE.

Parlons des jolis hommes

Cela console un peu dans l’état où nous sommes.

Notre ennui ne saurait que par-là s’exhaler ;

Et n’en voyant pas un, c’est le moins d’en parler.

TIMANDRE.

À quoi cela sert-il ?

CÉPHISE.

Mais cela plaît... amuse...

C’est un passe-temps simple... un plaisir de recluse.

Dans Athènes, nos yeux seraient plus satisfaits ;

C’est-là, dit-on, qu’il est des hommes bien parfaits.

TIMANDRE.

Hélas ! je n’en sais rien.

CÉPHISE.

La chose est surprenante.

Quoi ! vous avez été de ces lieux habitante,

Sans jeter les regards sur quelque Athénien ?

TIMANDRE.

Avec grand soin, Céphise, on m’ôtait ce moyen.

Cependant, je pourrais te faire confidence

Que... mais non : je crains trop...

CÉPHISE.

Parlez en assurance.

TIMANDRE.

Entre les jeunes gens, que Socrate instruisait,

Par hasard j’en vis un...

CÉPHISE.

Sans doute, beau, bienfait ?

TIMANDRE.

Je le vis un instant, sans en être aperçue ;

Et rien, je l’avouerai, ne plut tant à ma vue,

Mon unique désir était de le revoir ;

Mais je n’eus pas conçu plus tôt un tel espoir,

Que, pour me mettre ici, l’on m’arracha d’Athènes.

Il me fallut bannir des espérances vaines ;

Non sans être livrée à de secrets transports,

Que mon cœur n’avait point ressenti jusqu’alors.

Je t’ouvre, tu le vois, entièrement mon âme.

CÉPHISE.

Cela soulage un peu : dites le vrai, Madame.

Ah ! ah ! vous avez donc ressenti de l’amour ?

Et vous me l’avez pu cacher jusqu’à ce jour ?

Comment ! être avec moi si longtemps réservée ?

TIMANDRE.

L’occasion encor ne s’était pas trouvée

De t’en entretenir.

CÉPHISE.

Et dites, quel était

Ce jeune homme ? Sachons comment il se nommait.

TIMANDRE.

Je l’ignore, Céphise.

CÉPHISE.

Ah ! triste circonstance !

Vous avez en cela manqué de prévoyance.

TIMANDRE.

Et de quoi m’eût servi...

CÉPHISE.

Lorsque quelqu’un nous plaît,

Il faut tout employer pour savoir quel il est.

Aux filles, ce sont là des soins très-nécessaires ;

Cela s’appelle avoir de l’ordre en ses affaires.

Pour moi, j’aurais été plus prudente que vous ;

Et d’abord...

TIMANDRE.

AGLAUNICE approche, taisons-nous.

 

 

Scène II

 

AGLAUNICE, TIMANDRE, CÉPHISE, ESCLAVES

 

AGLAUNICE, aux Esclaves.

Venez : mettez ici ces livres, cette Sphère ;

Personne dans ce lieu ne pourra me distraire...

À Timandre.

Ah ! Timandre, c’est vous ? Cet endroit écarté

Me plaît par sa fraîcheur et sa tranquillité.

Timandre, écoutez-moi. J’ai mis sur votre table

Des livres, dont le choix me paraît convenable.

L’un vous apprendra l’ordre où se trouvent placés

Ces Globes lumineux dans les Ceux dispersés.

Tout en est instructif. Vous y trouverez même

Des traités merveilleux, faits sur chaque système.

Dans l’autre vous verrez quels sont mes sentiments,

Et mes décisions touchant les Éléments.

J’y prouve par raisons, que l’on ne peut détruire,

Que tout doit être plein, quoi que l’on puisse dire,

Dans la Terre, dans l’Eau, dans le Feu, dans les Airs ;

Et qu’il n’est aucun vide en ce vaste Univers.

CÉPHISE, à part.

On pourrait lui prouver, par raison bien solide,

Que c’est en ce désert que se trouve le vide.

AGLAUNICE.

Allez : je veux ici seule m’entretenir,

Et sur divers sujets pénétrer l’avenir.

 

 

Scène III

 

AGLAUNICE, seule

 

Jetons d’abord les yeux sur les Éphémérides :

Pour parcourir le Ciel, ce sont toujours mes guides.

Sur le sort de Timandre exerçons mon savoir.

Quoi que dise Socrate, il faut lui faire voir

Qu’il blâme injustement... Mais qui vois-je paraître ?

 

 

Scène IV

 

AGLAUNICE, ALCIBIADE, en habit Phrygien

 

ALCIBIADE, à part.

Est-ce elle ?

AGLAUNICE, à part.

Un Inconnu...

ALCIBIADE, à part.

Non ; cela ne peut être.

AGLAUNICE, à part.

Sa figure est aimable, et dissipe en mon cœur

Tout ce que son abord y causait de frayeur.

À Alcibiade.

Peut-on vous demander quel sujet vous amène ?

ALCIBIADE.

Depuis longtemps, je tiens une route incertaine.

Peut-être pourrez-vous rassurer mon espoir.

J’arrive de Phrygie ; et je venois savoir

Si c’est en ce séjour que demeure Timandre.

Je suis de son pays ; et je venois lui rendre

Mes devoirs, de la part de l’un de ses parents.

AGLAUNICE.

Je puis vous contenter.

ALCIBIADE.

Ah ! quels ravissements !

AGLAUNICE, à part.

La douceur de sa voix, sa démarche, sa grâce,

Cause un trouble en mon cœur... cachons ce qui s’y passe,

Et feignons avec lui.

ALCIBIADE.

Daignez prendre le soin

De me dire par où...

AGLAUNICE.

Vous n’irez pas bien loin.

C’est moi qui suis Timandre.

ALCIBIADE.

Ah ! ciel ! quoi ! vous ?

AGLAUNICE.

Moi-même,

ALCIBIADE, à part.

Je ne puis revenir de ma surprise extrême.

Je le mérite bien c’est là Timandre : Ah ! Dieux !

Comment pense Socrate ? Et quels sont donc ses yeux ?

AGLAUNICE.

Vous semblez étonné. Vous avez cru, peut-être,

Voir en moi plus d’attraits, plus de charmes paraître :

Mais sachez que Socrate, aux fragiles beautés,

A toujours préféré les sublimes clartés.

Son âme, je le vois, ne vous est pas connue.

Montrant la Sphère et les Livres.

Venez ; sur ces objets, daignez jeter la vue.

Voilà tout ce qui flatte et son cœur et ses yeux ;

Voilà tous les attraits dont il est amoureux.

Il connaît jusqu’où va ma science profonde.

Je sais tout ce qui doit arriver dans le Monde.

Je vois, quand il me plaît, le sort des Potentats,

Aussi bien que celui des différends États.

Je connais le destin des Principaux d’Athènes,

Des Chefs, des Sénateurs, des fameux Capitaines,

Connus par leur naissance, autant que par leurs faits ;

Comme de Lamacus, Nicias, Périclès,

Alcibiade...

ALCIBIADE.

Quoi ! vous connaissez, Madame,

Alcibiade ?

AGLAUNICE.

Bon ! je pourrais de son âme

Pénétrer les secrets. Socrate m’a donné

L’heure précisément où ce jeune homme est né.

J’en ai fait la figure ; et, par mon art suprême,

Je sais tout ce qu’il fait, enfin, comme lui-même.

ALCIBIADE.

Je suis un incrédule ; à ne vous point mentir,

Vous aurez là-dessus peine à me convertir.

J’ai toujours méprisé cette vainc science,

Qui des Astres sur nous admet une influence.

Dans cet éloignement où je les vois rouler,

Ils n’ont rien avec nous, je pense, à démêler ;

Et sur certain aspect fâcheux, ou favorable,

Prédire l’avenir, me paraît une fable ;

Et vouloir me prouver ce que fait à présent

Alcibiade, c’est, je le dis franchement,

Une pure chimère.

AGLAUNICE.

Ayez plus de croyance.

Tels qui se sont voulu mêler de ma science,

Ont pris, pour la connaître, un inutile soin.

Mais, moi, j’ai su pousser mes recherches si loin,

Que, lorsque de quelqu’un j’ai dressé la figure,

Quelqu’éloigné qu’il soit, dans l’instant je suis sûre

De rendre mot pour mot les paroles qu’il dit ;

Rien ne peut égaler mon Art, sans contredit.

ALCIBIADE.

Eh ! Madame ; de grâce, ayez la complaisance

De me montrer l’effet d’une telle science

Touchant Alcibiade. Il est de mes amis ;

Et je serais fort aise...

AGLAUNICE.

Il ne m’est pas permis

De vous rien refuser. Mais je me persuade

Que vous serez discret.

ALCIBIADE.

Sans doute.

AGLAUNICE, regardant sur ses Tablettes, et y traçant quelques figures.

Alcibiade

Est né, Vénus étant au signe du Lion :

Il a beaucoup d’amour, et de courage.

ALCIBIADE.

Bon.

AGLAUNICE.

Ses feux ne durent pas, si je m’y sais connaître ;

Le changement lui plaît.

ALCIBIADE.

Cela pourrait bien être.

AGLAUNICE.

Il quitte tout souvent pour un objet nouveau ;

Et ce qu’il abandonne est quelquefois plus beau,

ALCIBIADE.

Ce peut être, en effet, le sort d’Alcibiade.

Mais pour qu’entièrement votre Art me persuade,

Madame, dites-moi ce qu’il fait en ce jour.

À part.

Se pourrait-il ?

AGLAUNICE.

Il est en rendez-vous d’amour.

ALCIBIADE.

Avec qui donc ?

AGLAUNICE.

Avec la plus belle d’Athènes.

ALCIBIADE, riant.

On ne peut pas donner des preuves plus certaines

De votre grand savoir.

AGLAUNICE.

De ce que je vous dis,

Pourriez-vous donc douter ?

ALCIBIADE.

Comment ! j’en suis surpris.

Je ne veux pas plus loin pousser mon ambassade,

Et vais dire à l’instant au jeune Alcibiade,

Qu’il sache désormais un peu se contenir,

Et qu’il soit, s’il se peut, plus sage à l’avenir.

AGLAUNICE.

Mais, quoi !...

ALCIBIADE.

Je vais exprès dans Athènes me rendre.

AGLAUNICE.

Mais, quoi ! vous n’avez donc rien à dire à Timandre ?

ALCIBIADE.

Ah ! ma foi, non. Avant que m’offrir à ses yeux,

Elle seule occupait mon esprit en ces lieux ;

Et j’avais, il est vrai, cent choses à lui dire :

Mais j’ai tout oublié, Madame, et me retire.

 

 

Scène V

 

AGLAUNICE, seule

 

Quel était le dessein de ce jeune étranger ?

Qui l’a conduit ici ? Je ne sais qu’en juger.

Il s’est dit Phrygien. Ah ! si je ne m’abuse,

Il a, pour voir Timandre, employé cette ruse :

C’est quelque Athénien, sans doute, déguisé ;

Et dans son entreprise il a cru tout aisé.

Son aspect m’a saisie ; et, sans trop m’y connaître,

Pour plaire, selon moi, c’est ainsi qu’il faut être.

Sa vue a sur mon cœur fait de l’impression :

J’y sens, je l’avouerai, de l’agitation...

Socrate vient. Cachons mon trouble avec adresse.

Quelle honte pour moi s’il voyait ma faiblesse !

Qu’a-t-il ? Il me paraît vivement agité.

 

 

Scène VI

 

SOCRATE, AGLAUNICE

 

SOCRATE.

Aglaunice, je suis contre vous irrité.

Je ne m’attendais pas à votre négligence,

Et ne puis plus avoir pour vous de confiance.

Alcibiade a vu Timandre.

AGLAUNICE.

Lui ? Comment ?

Et quand l’a-t-il donc vue ?

SOCRATE.

En ce même moment.

AGLAUNICE.

Qui peut vous avoir fait cette imposture extrême ?

SOCRATE.

C’est une vérité que je tiens de lui-même.

Je viens de le trouver en habit phrygien,

Et sans se soucier de me déguiser rien...

AGLAUNICE.

Quoi ! c’est Alcibiade ?...

SOCRATE.

Oui, lui-même, vous dis-je.

AGLAUNICE.

Socrate, il ne faut pas que cela vous afflige :

Reprenez tous vos sens ; calmez votre souci.

Celui dont vous parlez, il est vrai, sort d’ici ;

J’ai reçu sa visite, et n’ai pu m’en défendre :

Mais il n’a vu que moi : j’ai passé pour Timandre.

SOCRATE.

Quoi ! vous ?

AGLAUNICE.

N’en doutez point ; c’est une vérité.

Pour mieux l’entretenir dans sa crédulité,

Je n’ai fait qu’exalter avec quel zèle extrême

Il vous plaisait ici de m’instruire vous-même,

Et quels soins vertueux, quels divins sentiments,

Vous mettaient au-dessus du commerce des sens.

Enfin, soit qu’il ait eu l’âme préoccupée

De voir en ses desseins son attente trompée,

Confus de son erreur, il a quitté ces lieux.

Ah ! s’il revient encor pour s’offrir à mes yeux,

À présent que je sais que c’est Alcibiade,

Je le traiterai bien ; et je me persuade...

SOCRATE.

Non ; ne souhaitons pas qu’il reparaisse ici.

Puisque votre artifice a si bien réussi,

Il faut s’en tenir là. Le jeune homme est aimable,

Et sait assujettir le cœur le moins traitable.

AGLAUNICE.

Lui ! Bon !

SOCRATE.

Ne cessez point de redoubler vos soins,

Et que Timandre n’ait que vos yeux pour témoins.

AGLAUNICE.

Sortez des noirs soupçons où la crainte vous porte

J’ai de l’expérience, et je suis femme forte.

C’est vous en dire assez.

 

 

Scène VII

 

AGLAUNICE, seule

 

Respirons un moment.

Je ne puis revenir de mon étonnement.

Quoi ! c’est Alcibiade ! Et comment ma science

M’a-t-elle pu manquer en cette circonstance ?

Mais un flatteur espoir vient rassurer mon cœur.

L’amour va réparer en ce jour mon erreur.

Puisqu’il est de mon sort d’aimer Alcibiade,

Il doit m’aimer aussi ; tout me le persuade,

Je le lis dans le Ciel. Mon observation

Ne peut être que juste en cette occasion.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

TIMANDRE, CÉPHISE

 

TIMANDRE.

Oui, c’est cet Inconnu ; c’est lui-même, Céphise.

CÉPHISE.

J’ai peine à revenir encor de ma surprise.

Quel sujet l’aura pu conduire en ce séjour ?

Est-ce un coup du hasard, ou plutôt de l’amour ?

Moi, sans songer à rien, j’étais sous ce feuillage ;

J’y goûtais à loisir la fraîcheur de l’ombrage,

Lorsqu’avec Aglaunice apercevant quelqu’un,

La curiosité (mal aux filles commun)

M’a portée aussitôt à tâcher de connaître

Ce que l’on lui voulait, et qui ce pouvait être.

Alors, j’ai dérangé des branches doucement ;

D’un jeune homme j’ai vu le port noble et charmant ;

Et vers vous j’ai couru dans cette conjoncture,

Pour vous faire avec moi jouir de l’aventure.

TIMANDRE.

Ah ! que j’aurais voulu bien plutôt l’ignorer !

À ses premiers transports mon cœur va se livrer ;

Et je sens que déjà je n’ose plus prétendre

À la tranquillité que j’avais su reprendre.

CÉPHISE.

Cela ne doit point tant vous causer de douleur ;

Revoir ce qu’on aimait, n’est pas si grand malheur.

Mais ce que je ne puis vous taire davantage,

C’est qu’Aglaunice, ici, tenait certain langage,

Qui m’a fait soupçonner que pour cet Inconnu ;

L’amour jusqu’en son cœur sans peine est parvenu ;

Et nommant plusieurs fois le nom d’Alcibiade...

TIMANDRE.

Ah ! ciel ! ce serait lui ?

CÉPHISE.

Je me le persuade.

Mais nous réfléchirons dans l’instant là-dessus.

Il faut vous dire ici quelque chose de plus.

Comme je l’observais, sans en être aperçue,

Faisant semblant d’avoir d’autre côté la vue,

Elle a pris un papier, griffonné quelques mots,

Et poussé des soupirs ; (elle avait le cœur gros.)

Puis, se levant, elle a, d’une course subite,

Été chez le Berger, qui sous ce roc habite :

Ce vieux Pasteur souvent fait ses commissions.

Livrons-nous à présent à nos réflexions.

TIMANDRE.

Quoi ! c’est Alcibiade ?

CÉPHISE.

Oui, sans doute, Madame,

C’est lui.

TIMANDRE.

Ciel ! que je sens de trouble dans mon âme !

Que penser de ceci ?

CÉPHISE.

Moi, je pense, entre nous,

Qu’il ne venait, ma foi ! dans ces lieux que pour vous.

Car nous ne pouvons pas croire sans injustice,

Qu’il soit ici venu pour les yeux d’Aglaunice.

Ce serait mal juger du jeune Athénien.

De plus, nous l’avons vu sous l’habit Phrygien ;

Et ce déguisement cache quelque mystère,

Où vous seul avez part, je vous le réitère.

TIMANDRE.

Mais s’il n’était venu que pour moi seulement,

Suroit-il de ces lieux parti si promptement ?

Je crois que s’il avait désiré ma présence...

CÉPHISE.

Aglaunice est rusée, et plus que l’on ne pense.

Je connais son esprit ; et je pourrais juger

Qu’elle a dépaysé finement l’Étranger ;

Et que, voulant alors à ses yeux vous soustraire,

Elle aura mis en œuvre ici son savoir faire.

TIMANDRE.

Cela se pourrait bien.

CÉPHISE,

Oh ! c’est la vérité.

Mais pour mieux pénétrer dans cette obscurité,

Usons, à notre tour, de ruse, d’artifice ;

Tâchons de renchérir un peu sur Aglaunice.

Il serait un moyen de nous bien éclaircir.

TIMANDRE.

Et de quelle façon pourrions-nous réussir ?

Dépêche, parle vite.

CÉPHISE.

Ah ! quelle promptitude !

Eh ! je ne vous croyais vive que pour l’étude.

TIMANDRE.

Ah ! ne redouble point, Céphise, mes ennuis !

Et me ménage un peu dans le trouble où je suis.

CÉPHISE.

Soit. Et, sans perdre temps, venons à notre affaire.

J’ai donc imaginé, soit dit, sans vous déplaire,

Qu’une petite lettre aurait grande vertu.

TIMANDRE.

Que veut dire une lettre ; et comment l’entends-tu ?

CÉPHISE.

Oh ! j’aime tout d’un coup, moi, que l’on me pénètre.

TIMANDRE.

Mais je ne t’entends point.

CÉPHISE.

Je vous dis une lettre,

Seulement.

TIMANDRE.

Une lettre ? Hé bien ! que j’écrirais ?

CÉPHISE.

Oui, que vous écririez, et que je porterais.

TIMANDRE.

À qui donc cette lettre ?

CÉPHISE.

Au jeune Alcibiade.

TIMANDRE.

J’écrirais ?...

CÉPHISE.

Pourquoi non ? En seriez-vous malade ?

TIMANDRE.

Une lettre ? moi ? Ciel !

CÉPHISE.

Hé bien ! point de courroux.

C’est moi qui l’écrirai ; vous la porterez, vous.

Aimez-vous mieux cela ?

TIMANDRE.

Tout aussi peu.

CÉPHISE.

J’enrage.

Allez, je vous croyais avoir plus de courage.

Au lieu de recevoir mes avis importants,

Et de mettre à profit de si rares instants...

TIMANDRE.

J’entends venir quelqu’un.

CÉPHISE.

C’est Socrate, peut-être.

TIMANDRE.

Ah ! fuyons ; à ses yeux je ne veux point paraître.

 

 

Scène II

 

ALCIBIADE, AMICLÈS

 

AMICLÈS.

Hé quoi ! tout aujourd’hui de ce malheureux Bois,

Nous ne pourrons sortir ? Ouf ! je suis aux abois.

Nous revenons encore aux mêmes lieux, je pense,

Où nous étions tantôt ?

ALCIBIADE, tenant une lettre à la main.

Il est vrai.

AMICLÈS.

Belle avance !

Ce courrier, que Timandre a dépêché vers vous,

Connaît mal le pays, ou s’est moqué de nous ;

Je m’en suis méfié. Ce vieux coquin, sans doute,

Nous aura, par malice, enseigné mal la route.

ALCIBIADE.

Cela se pourrait bien.

AMICLÈS.

Vous l’avez mal reçu ;

Et cela l’a fâché.

ALCIBIADE.

Je m’en suis aperçu.

Ma réponse, en effet, n’a pas été galante.

Mais aussi, que dis-tu de cette extravagante,

De Timandre, en un mot, qui, croyant m’engager,

Après moi dans ce Bois envoie un messager,

Pour me faire tenir cette lettre amoureuse ?

Peut-on rien de plus fou ?

Il jette la lettre, et Amiclès la ramasse.

AMICLÈS.

C’est qu’elle est connaisseuse.

Et pour peu que l’on ait certain air, certains traits...

Oh ! les femmes sur nous ne se trompent jamais,

ALCIBIADE.

Pour moi, je l’avouerai, je ne puis m’en défendre.

Je me suis bien trompé touchant cette Timandre.

Les avis que Mirto sans cesse me donnait,

La fureur, où tantôt en ces lieux elle était,

De Socrate, surtout, les soins et le mystère,

Ma rencontre avec lui dans ce lieu solitaire ;

Que te dirai-je enfin ? sa peur, son embarras,

Tout me faisait juger qu’elle avait mille appas :

Et lorsqu’à mes regards... Mais d’où sort cette fille ?

AMICLÈS.

Ah ! ah ! par quel hasard ?... elle est, ma foi !gentille.

 

 

Scène III

 

ALCIBIADE, AMICLÈS, CÉPHISE

 

CÉPHISE, à part.

Qu’heureusement le sort me le fait rencontrer !

AMICLÈS.

Ne l’effarouchons point, elle pourrait rentrer.

CÉPHISE.

N’est ce pas vous, Seigneur, qu’on nomme Alcibiade ?

ALCIBIADE.

Il est vrai, c’est moi-même... Encore une ambassade ?

CÉPHISE.

Vous voulez bien, Seigneur, recevoir ce billet.

De la part de Timandre ?

AMICLÈS, regardant Céphise.

Ah ! le joli poulet !

ALCIBIADE.

Hé quoi ? Timandre encor ? cette femme me tue.

AMICLÈS.

Elle ne se croit pas apparemment battue.

ALCIBIADE.

À Timandre rendez ce billet, tel qu’il est.

CÉPHISE.

Ô Ciel !

ALCIBIADE.

Et de ma part, dites lui, s’il vous plaît,

Que les égards que j’ai pour l’amour de Socrate,

M’empêchent de répondre à l’espoir qui la flatte.

CÉPHISE.

Vous vous trompez, Timandre...

ALCIBIADE.

Et non, allez.

CÉPHISE.

Il faut

Que celle qu’en ce lieu vous visitiez tantôt,

Vous ait fort mal instruit de la jeune Timandre ;

Sur ses perfections elle a craint de s’étendre.

J’en sais les raisons... Mais de quoi sert tout ceci ?

Vous ne méritez pas d’être plus éclairci.

 

 

Scène IV

 

ALCIBIADE, AMICLÈS

 

AMICLÈS.

Avez-vous entendu le discours de la Belle ?

ALCIBIADE.

Celle que dans ce lieu j’ai visité, dit-elle ?

Mais celle, qui tantôt à mes yeux s’est fait voir,

S’est dit Timandre, et lors... Je ne puis concevoir

Le mystère que peut renfermer ce langage.

Je ne sais qu’en penser. Qu’en dis-tu, toi ?

AMICLÈS.

Je gage

Qu’il est en tout ceci de l’erreur, de l’abus.

ALCIBIADE.

Moi, je le crois de même.

AMICLÈS.

Oui, j’y vois du confus,

Nous devions radoucir cette fille piquée,

La Belle se serait un peu mieux expliquée.

ALCIBIADE.

Vous ne méritez pas qu’on vous tire d’erreur !

Que veut dire ceci ?

AMICLÈS.

Cela vous rend rêveur ?

ALCIBIADE.

Je le suis en effet, lorsque je me rappelle

Qu’on m’a dépeint Timandre, aimable, jeune, belle ;

Et quand je songe enfin que, de tout ce portrait,

Celle à qui j’ai parlé, n’a pas le moindre trait,

Tout cela joint avec ce que je viens d’entendre,

Me ferait soupçonner qu’on m’aura pu surprendre ;

Et que notre Astrologue, ayant voulu ruser,

Sous le nom de Timandre aura su m’imposer :

Ou bien elles sont deux.

AMICLÈS.

Morbleu : ceci me pique ;

Et je veux aujourd’hui mettre tout en pratique,

Pour débrouiller, percer ce mystère étonnant ;

Car, à dire le vrai, Seigneur, il me surprend.

Il faut que dans ce lieu je me fasse passage.

Mais si Socrate vient, il connaît mon visage.

Je lui serai suspect. Par quel expédient ?...

Ma foi ! je l’ai trouvé.

ALCIBIADE.

Que dis-tu ?

AMICLÈS.

Justement...

Retourner cet habit... déguiser ma figure...

Arriver dans ce lieu, comme par aventure...

ALCIBIADE.

Mais dis...

AMICLÈS.

Heureusement que sans aller plus loin,

Je trouverai sur vous tout ce dont j’ai besoin,

Comme bagues, portraits, ou d’autres gentillesses,

Gages d’amour, enfin, présents de vos Maîtresses.

Sur vos tablettes, vous, écrire quelques mots...

ALCIBIADE.

Que diantre veux-tu dire ? Et quels sont ces propos ?

AMICLÈS.

Une barbe de chèvre... Oui, voilà mon affaire.

Venez, Seigneur, venez.

ALCIBIADE.

Mais que prétends-tu faire ?

AMICLÈS.

Socrate vient ; fuyons. À quatre pas d’ici,

De mon projet, Seigneur, vous serez éclairci.

 

 

Scène V

 

SOCRATE, TIMANDRE, CÉPHISE

 

SOCRATE.

Parlez sincèrement, je le répète encore ;

Timandre, vous avez des chagrins que j’ignore.

Il semble que vos yeux ont répandu des pleurs ;

Et cet air abattu...

CÉPHISE.

C’est qu’elle a des vapeurs,

Qui la changent beaucoup.

SOCRATE.

Cela me semble étrange.

CÉPHISE.

Oh ! vous ne savez pas comme ce mal là change.

À Timandre.

Répondez donc vous-même ; essuyez donc vos yeux.

SOCRATE.

Lorsque je suis tantôt arrivé dans ces lieux,

Elle me paraissait se porter à merveille.

TIMANDRE.

Cela m’a pris fort vite.

CÉPHISE.

Oui.

SOCRATE.

Moi, je lui conseille

De ne point prendre l’air de trois ou quatre jours.

CÉPHISE.

À ces sortes de maux, il faut laisser le cours.

Tenez, ces vapeurs-là demandent qu’on respire.

Plus elle est renfermée, et plus son mal empire.

TIMANDRE.

Elle a raison.

SOCRATE.

Ayez soin de votre santé.

Conservez un peu mieux toute cette beauté

Qu’on voit briller en vous.

CÉPHISE, bas à Timandre.

Entendez-vous, Madame ?

SOCRATE.

Mais non pas aux dépens de celle de votre âme.

De la faveur des Dieux les plus rares trésors,

Sont les beautés de l’âme avec celles du corps.

Tâchez donc qu’elles soient toujours inséparables.

L’unique et sûr moyen de les rendre durables,

C’est de fermer si bien le cœur aux passions...

CÉPHISE.

Oh ! quel temps vous prenez pour vos instructions !

Avec votre morale il faut faire divorce.

Aujourd’hui, croyez-moi, le mal est dans sa force.

SOCRATE.

Ma morale n’a point tant de sévérité

Pour que son mal, je crois, puisse en être irrité ;

Et je ne doute point que l’aimable Timandre

Ne prenne du plaisir à me voir et m’entendre.

CÉPHISE.

Oh ! beaucoup.

SOCRATE.

Mes désirs, mes vœux les plus ardents,

Seraient d’être, en ces lieux, près d’elle à tous moments.

CÉPHISE, à part.

Le Ciel nous en préserve.

SOCRATE.

Et si j’ai quelques peines ;

C’est de me voir contraint de rester dans Athènes.

Oui, je voudrais pouvoir m’en bannir pour jamais.

Je jouirais ici d’une si douce paix ;

Et...

CÉPHISE.

Vous feriez fort mal de quitter une Ville,

Où votre grand savoir à chacun est utile :

Vous seriez, par ma foi, blâmé de bien des gens.

SOCRATE.

Il pourrait arriver certains événements,

Qui m’en feraient sortir, sans m’attirer de blâme.

CÉPHISE.

Comment ?

SOCRATE.

S’il m’arrivait de perdre un jour ma femme,

Ma retraite en ces lieux serait mon seul recours.

Cela peut arriver ; chaque chose a son cours,

Et son terme, ici bas.

CÉPHISE, bas à Timandre.

Écoutez ce langage.

SOCRATE.

Je puis devenir veuf.

CÉPHISE, bas à Timandre.

Haye ! il songe au veuvage ;

C’est fait de vous, Madame.

TIMANDRE, tirant son mouchoir.

Ah ! ciel !

SOCRATE.

Quoi ! vous pleurez ?

CÉPHISE.

Par vos réflexions vous la désespérez.

Son intérêt pour vous lui fait sentir en l’âme,

Quel chagrin vous auriez de perdre votre femme.

TIMANDRE.

Puissent longtemps les Dieux retarder ce malheur !

CÉPHISE.

Vous l’entendez ; voyez l’effet de son bon cœur.

SOCRATE.

Sa douleur, il est vrai, m’en est bien une preuve.

CÉPHISE.

Jugez, si votre femme allait devenir veuve,

Ce que ce serait.

SOCRATE.

Ah ! laissons-là ce discours.

CÉPHISE.

Cela peut arriver, chaque chose a son cours.

Mais vous ne songez pas que peut-être à Timandre

Vous ôtez le repos qu’elle a besoin de prendre.

Un peu de solitude est tout ce qu’il lui faut.

SOCRATE.

Eh bien ! je me retire. Adieu, jusqu’à tantôt

Je vous laisse tranquille.

CÉPHISE.

Ah ! le ciel le conduise.

 

 

Scène VI

 

TIMANDRE, CÉPHISE

 

TIMANDRE.

Quelle tranquillité ! vois, cruelle Céphise,

Ce que tu m’as fait faire, et conçois, à présent

L’état où me réduit ton conseil imprudent.

Loin d’adoucir mes maux dans ce triste esclavage,

Il n’a su m’attirer que mépris et qu’outrage.

Si je n’avais suivi que les lois du devoir,

Je ne me verrais pas...

CÉPHISE.

Et qui pouvait prévoir

Ce revers accablant qui vient de nous surprendre ?

Au sort de cette lettre aurais-je dû m’attendre ?

Pouvais-je imaginer qu’un message galant

Aurait été reçu si malhonnêtement ?

Ah ! Madame !

Apercevant Amiclès.

TIMANDRE.

Quoi donc ! Qui te rend étonnée ?

CÉPHISE.

Encore un Inconnu. Quelle heureuse journée !

 

 

Scène VII

 

TIMANDRE, CÉPHISE, AMICLÈS

 

AMICLÈS, déguisé, à part.

Oh ! pour le coup, voilà celle que nous cherchons.

TIMANDRE.

Ah ! rentrons : je crains trop...

CÉPHISE.

Pourquoi craindre ? restons.

AMICLÈS.

Mesdames, pardonnez, n’ayez aucune crainte.

Je cherche à m’informer du chemin de Corinthe,

Et ne sachant pas trop...

À part.

Ô ! la rare beauté !

CÉPHISE.

Ah ! vous vous adressez fort mal, en vérité.

Qu’êtes-vous donc ?

AMICLÈS.

Marchand. Je suis de Phénicie.

J’achète, je revends, je troque, négocie ;

Et je serais heureux, si dans tous mes bijoux,

Il s’en trouvait quelqu’un qui fût digne de vous.

CÉPHISE.

Oh ! nous ne sommes pas de grandes acheteuses.

Mais, voyons, qu’avez-vous ?

AMICLÈS.

Des pierres précieuses.

Regardez. En voici, dont l’éclat merveilleux

Fait l’admiration de tous les curieux.

TIMANDRE.

Cela brille beaucoup.

CÉPHISE.

Elles sont des plus belles.

AMICLÈS, à Timandre.

Ce ne sont que vos yeux qui l’emportent sur elles.

TIMANDRE.

Le compliment est doux.

AMICLÈS.

Vous le méritez bien.

CÉPHISE.

Le Marchand est galant ; nous aurons tout pour rien.

Qu’avez-vous là ?

AMICLÈS.

Portraits, peintures estimées...

CÉPHISE.

Oh ! non, il faut à nous des choses animées.

AMICLÈS, à part.

Quelqu’un pourrait venir ; profitons du moment.

Haut.

Tenez, de mes bijoux, voici le plus galant.

TIMANDRE.

Que veut dire ?...

AMICLÈS.

Daignez l’honorer d’une œillade.

Prenez ; c’est un billet.

TIMANDRE.

De qui ?

AMICLÈS.

D’Alcibiade.

TIMANDRE.

Comment ?

 

 

Scène VIII

 

ALCIBIADE, TIMANDRE, CÉPHISE, AMICLÈS

 

ALCIBIADE, à part.

Non, je ne puis plus longtemps résister

À mon impatience, et ne pouvant douter...

Voyant Timandre.

Ciel ! que vois-je ?

TIMANDRE.

Non, non ; je suivrai, sans le lire,

Ce qu’un juste dépit en ce moment m’inspire.

Reportez à l’instant ce billet, tel qu’il est.

CÉPHISE.

Fort bien.

TIMANDRE.

Et de ma part, dites-lui, s’il vous plaît,

Que les égards que j’ai pour l’amour de Socrate,

M’empêchent de répondre à l’espoir qui le flatte.

ALCIBIADE, à part.

Ciel ! qu’entends-je ?

AMICLÈS.

Eh ! Madame... attendez un moment.

Si... mon Maître pouvait... le voici justement.

À Alcibiade.

Seigneur, avancez donc.

TIMANDRE.

Retirons-nous, Céphise.

CÉPHISE.

Madame, il n’est plus temps.

ALCIBIADE.

Ciel ! quelle est ma surprise !

Jamais tant de beautés...

TIMANDRE.

Ah ! c’est lui que je vois.

ALCIBIADE.

Amiclès, quel objet !...

TIMANDRE.

Céphise, soutiens moi.

CÉPHISE.

Allons, Madame, allons, revenez à vous-même.

AMICLÈS, à Alcibiade.

Rappelez donc vos sens.

ALCIBIADE.

Ah ! dans mon trouble extrême,

Laisse-moi respirer. Quoi ! Madame, c’est vous !

C’est vous, de qui j’ai su m’attirer le courroux !

Hé quoi ! j’ai pu de vous refuser une lettre ?

Quel plus grand crime, hélas ! oserait-on commettre ?

Ah ! si vous conceviez l’excès de ma douleur...

TIMANDRE.

Un hasard imprévu n’a pas voulu, Seigneur,

Que ma lettre, en effet, vous ait été remise ;

Mais le sort, s’opposant à ma folle entreprise,

M’a fait voir... Je me trouble... Ah ! fuyons de ces lieux.

ALCIBIADE.

De vos rares beautés ne privez point mes yeux.

Ah ! je suis enchanté !

AMICLÈS, à Céphise.

Que vous avez de charmes !

CÉPHISE, à Timandre.

Ils sont pressants.

TIMANDRE.

Je suis dans de vives alarmes.

ALCIBIADE.

Craindriez-vous Socrate ? Et l’aimez-vous au point ?...

TIMANDRE.

Que dites-vous, Seigneur ? Non, je ne l’aime point.

CÉPHISE.

Aimer Socrate ! ah ! ciel ! cela se peut-il dire ?

TIMANDRE.

L’amour pour la sagesse est tout ce qu’il m’inspire ;

Je suis mal ses conseils, et cette fermeté

Que lui-même sans cesse...

ALCIBIADE.

Ah ! divine Beauté !...

AMICLÈS, à Céphise.

Ô trop aimable objet !...

ALCIBIADE.

Sachez mieux faire usage

Des attraits, que des Dieux vous eûtes en partage ;

Vous les ont-ils donnés, ces précieux attraits,

Pour être dans ces lieux confinés pour jamais ?

AMICLÈS.

Non, non.

ALCIBIADE.

Votre beauté par eux-mêmes formée,

Fait voir qu’ils ont voulu que vous fussiez aimée.

TIMANDRE.

Tout ce que dit Socrate est plus judicieux ;

Mais, Seigneur, cependant vous persuadez bien mieux ;

Et je sens dans mon cœur des atteintes secrètes,

Qui s’accordent bien mal avec tous ses préceptes.

ALCIBIADE.

Ah ! souffrez qu’à vos pieds...

AMICLÈS, à Céphise.

Il faut qu’à vos genoux...

CÉPHISE.

Quels transports ! finissez.

TIMANDRE.

Hélas ! que faites-vous ?

Ah ! de grâce, épargnez à mon âme craintive...

AMICLÈS, prenant la main de Céphise.

Souffrez que cent baisers...

CÉPHISE.

L’attaque devient vive ;

Et... Ciel ! voilà Socrate !

TIMANDRE.

Ah ! quel trouble est le mien !

Levez-vous ; il nous voit.

ALCIBIADE.

Allez, ne craignez rien.

AMICLÈS.

Non, non. Nous l’attendons en ce lieu de pied ferme ;

Et s’il faut disputer... Le voilà comme un terme.

Il nous regarde tous, sans voix, sans action ;

Il croit que ce qu’il voit est une illusion.

 

 

Scène IX

 

SOCRATE, ALCIBIADE, TIMANDRE, CÉPHISE, AMICLÈS

 

SOCRATE, à part.

Ciel ! de ce que je vois que faut-il que je pense ?

Et de quoi m’a servi toute ma prévoyance ?

À Alcibiade.

Que faites-vous, Seigneur, et quel est votre espoir ?

ALCIBIADE.

De montrer, de l’amour jusqu’où va le pouvoir,

De prouver à Timandre une ardeur éternelle ;

Et de lui faire enfin un destin digne d’elle.

SOCRATE.

Timandre est un dépôt qui m’était confié.

Vous violez des droits...

ALCIBIADE.

Je suis justifié.

Traitez, si vous voulez, mes actions de crimes,

L’amour est mille fois plus fort que vos maximes.

SOCRATE.

Moi, qui dans la vertu voulais la maintenir !

AMICLÈS.

Il prendra ce soin là, lui-même, avec plaisir.

 

 

Scène X

 

SOCRATE, ALCIBIADE, AGLAUNICE, TIMANDRE, CÉPHISE, AMICLÈS

 

AGLAUNICE.

Qu’entends-je ? qu’est ceci ?

AMICLÈS.

Voici votre Astrologue.

Quels regards elle jette ! Elle a les yeux d’un Dogue.

SOCRATE.

Socrate de vos soins doit vous remercier.

Que direz-vous ici pour vous justifier ?

Vos vertueux conseils ont une heureuse suite ;

Que dois-je soupçonner d’une telle conduite ?

AGLAUNICE.

De quoi m’accusez vous, je vous prie ? Et pourquoi

Croyez-vous, de ceci, devoir vous prendre à moi ?

SOCRATE.

Perfide !

AGLAUNICE.

Hé quoi ! Socrate à cet excès s’emporte !

Je vois ce qui vous fait m’outrager de la sorte ;

Et je ne dois plus rien ménager entre nous.

La perte de Timandre est sensible pour vous,

Parce que ses attraits...

AMICLÈS.

Écoutons.

AGLAUNICE.

Dans votre âme,

Avaient su faire naître une secrète flamme ;

Et que vos soins jaloux poussés jusqu’à l’excès,

Se trouvent aujourd’hui sans fruit et sans succès.

ALCIBIADE.

Socrate, j’avais tort...

AGLAUNICE.

Voilà cet homme sage !

Qui n’a pu de l’amour triompher, à son âge ;

Qui blâme ma conduite.

AMICLÈS.

Oh ! sans doute, il a tort.

Il devait, comme vous, sur lui faire un effort.

Comme vous, il devait se contenter d’écrire

Quelque billet galant.

SOCRATE.

Comment ?

AGLAUNICE.

Que veut-il dire ?

AMICLÈS.

N’en aurais-je point un dans ce goût-là, sur moi,

Que vous auriez écrit ?

AGLAUNICE.

Ciel !

AMICLÈS.

Le voici, ma foi.

Daignez, Seigneur Socrate, en faire la lecture.

SOCRATE.

Que veut dire ceci ?

À Aglaunice.

C’est de votre écriture !

Il lit.

AU JEUNE ALCIBIADE.

« Vous revoir, au plus tôt, est le bien où j’aspire :

« Ce n’est point pour t’étaler

« Ce que mon savoir peut produire ;

« De plus aimables soins me font vous rappeler.

« Quand le cœur a beaucoup à dire ».

CÉPHISE.

Par ma foi, l’aventure à présent devient claire.

TIMANDRE.

Elle avait pris mon nom !

AMICLÈS.

Oui, voilà le mystère.

ALCIBIADE.

C’est ce qui dans ce jour a causé mon erreur,

Et jusques à présent retardé mon bonheur.

SOCRATE, à Aglaunice.

Vous êtes femme forte, et sur vos sens vous-même

Vous savez fort bien prendre un empire suprême.

AGLAUNICE.

Dans le trouble où je suis, je ne me connais plus.

AMICLÈS.

Bon ! allez consulter vos astres là-dessus.

 

 

Scène XI

 

SOCRATE, ALCIBIADE, TIMANDRE, CÉPHISE, AMICLÈS

 

SOCRATE.

Je la condamne, hélas ! et je sens que mon âme,

Livrée aux mêmes traits, est plus digne de blâme.

J’en rougis, et ne puis pardonner à mon cœur,

D’avoir pu si longtemps conserver son erreur.

Seigneur, je l’avouerai, les charmes de Timandre

Troublaient une raison que je viens de reprendre.

Je ne m’en défends plus. J’ai senti des combats,

Qui n’étaient que l’effet de ses puissants appas.

Que vous dirai-je, enfin ? L’estime et la tendresse

Couvraient tout le poison d’une flamme traîtresse ;

Mais il n’est plus besoin ici de l’étouffer,

Et Socrate, à vos yeux, en vient de triompher.

ALCIBIADE.

À ces nobles efforts, je reconnais Socrate.

SOCRATE.

C’est sans efforts, Seigneur, que ma victoire éclate ;

Quand l’homme veut sortir de son aveuglement,

Des surprises du cœur il triomphe aisément :

S’il laisse à sa faiblesse un empire suprême,

C’est qu’il craint d’y penser, et s’évite lui-même.

AMICLÈS.

Ma foi ! Seigneur Socrate, on ne peut parler mieux.

Mirto, de ce retour, rendra grâces aux Dieux.

Vous allez resserrer vos anciennes chaînes.

À Céphise.

Pour moi, c’est dans vos yeux que j’ai trouvé les miennes.

ALCIBIADE.

Chère Timandre, allons ; que l’Hymen et l’Amour,

En présence de tous, solennisent ce jour.

CÉPHISE, à Amiclès.

Recevez donc ma main.

AMICLÈS.

Recevez ma tendresse.

Que nous allons donner de Sujets à la Grèce !

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