Notice sur La Thébaïde de Racine (Paul MESNARD)
Œuvres de J. Racine, revue sur les plus anciennes impressions et les autographes et augmentée de morceaux inédits, des variantes, de notices, de notes, d’un lexique des mots et locutions remarquables, d’un portrait, de fac-similé, etc. Paris, Librairie de L. Hachette et Cie.
La Thébaïde fut jouée, pour la première fois, le vendredi 10 juin 1664, par la troupe de Monsieur, ainsi que l’attestent les registres du comédien la Grange. La troupe de Monsieur, que dirigeait Molière, et qui, à son arrivée à Paris, donna d’abord ses représentations dans la salle du Petit-Bourbon, avait commencé le 20 janvier 1661 à les donner sur le théâtre du Palais-Royal. C’est là que fut représentée la première tragédie de Racine. Dans les Œuvres de Racine, avec commentaires de la Harpe (1807), on dit à tort que la troupe de Molière n’avait joué jusque-là que la comédie, et que la Thébaïde fut son premier essai dans le genre tragique. Sans parler de la tragicomédie de Nicomède, qui, représentée au Louvre devant le Roi, le 24 octobre 1608, fut le début à Paris de ces comédiens, on trouve, dans les registres de la Grange, plusieurs tragédies, telles que Cinna, Sertorius, Héraclius, jouées par cette troupe, soit dans la salle du Petit-Bourbon, soit dans celle du Palais-Royal, avant l’année 1664. Il est seulement vrai que les comédiens du Roi, établis à l’Hôtel de Bourgogne, passaient pour supérieurs à leurs rivaux dans la représentation des tragédies.
M. Aimé-Martin, dans son édition des Œuvres de Racine, a voulu donner pour la Thébaïde, comme pour les autres pièces de notre poète, les noms des acteurs qui en ont créé les principaux rôles. Étéocle, suivant cet éditeur, aurait été représenté par Molière lui-même ; Polynice, par la Grange ; Jocaste, par Madeleine Béjart ; Antigone, par Mlle de Brie ; Créon, par la Thorillière ; Hémon, par Hubert. Molière interprétant Racine dans sa première tragédie ! voilà un spectacle qui plaît à l’imagination. Mais à quelle source M. Aimé-Martin a-t-il puisé ces renseignements ? Il ne l’a pas dit, et l’on sait qu’en pareil cas il a trop souvent donné ses conjectures pour des faits. Les frères Parfait, dans leur Histoire du Théâtre français, ne nous apprennent rien sur la distribution des rôles de la Thébaïde au théâtre du Palais-Royal ; et les indications que les gazettes rimées nous fournissent sur les noms des comédiens qui ont joué d’original dans les pièces suivantes de Racine, nous sont ici refusées. C’est seulement dans le Mercure de l’année 1721 qu’à propos d’une reprise de la Thébaïde, au mois d’octobre, nous trouvons comment les rôles furent distribués en 1664. À défaut de témoignage contemporain, celui-ci du moins est assez ancien pour inspirer quelque confiance. Si la liste que donne le Mercure est, comme nous le croyons, plus authentique que celle de M. Aimé-Martin, ce fut Hubert[1], et non Molière, qui créa le rôle d’Étéocle ; et le rôle d’Hémon, au lieu d’être joué par ce même Hubert, le fut par Béjart. La distribution des autres rôles fut telle que le dit M. Aimé-Martin. Voici la liste du Mercure :
Étéocle, Hubert.
Polynice, la Grange.
Jocaste, Mlle Béjart.
Antigone, Mlle de Brie.
Créon, la Thorillière.
Hémon, Béjart.
Racine, dans sa préface[2] des Frères ennemis, parle de « quelques personnes d’esprit qui l’excitèrent à faire une tragédie et lui proposèrent le sujet de la Thébaïde. » Est-ce Molière qu’il a voulu désigner ? On aurait lieu de le croire, si l’on regardait comme suffisamment attestée une anecdote littéraire, répétée depuis longtemps par tout le monde ; et il resterait seulement à regretter que, sous une allusion si discrète, Racine eût trop bien caché le nom de l’illustre ami dont il pouvait s’honorer d’avoir suivi les conseils. Mais il faut examiner quelle est la valeur de cette anecdote.
« Une tradition constante, disent les frères Parfait[3], veut que le sujet de cette tragédie ait été donné par Molière à Racine. » D’où vient cette tradition ? Nos recherches n’ont pu en faire remonter le témoignage écrit plus haut que la Vie de Molière par Grimarest, publiée en 1705. On va juger si son récit est vraisemblable. Après avoir dit que Molière, mécontent de voir les auteurs tragiques porter à l’Hôtel de Bourgogne presque tous leurs ouvrages, s’était mis en tête d’avoir une tragédie prête dans deux mois, pour rivaliser avec les autres comédiens qui allaient en donner aussi une nouvelle, il continue ainsi : « Il se souvint qu’un an auparavant un jeune homme lui avait apporté une pièce intitulée Théagène et Chariclée, qui à la vérité ne valait rien, mais qui lui avait fait voir que ce jeune homme, en travaillant, pouvait devenir un excellent auteur. Il ne le rebuta point et lui dit de revenir le trouver dans six mois. Pendant ce temps-là, Molière fit le dessein des Frères ennemis ; mais le jeune homme n’avait point encore paru, et lorsque Molière en eut besoin, il ne savait où le prendre ; il dit à ses comédiens de le lui déterrer à quelque prix que ce fût. Ils le trouvèrent. Molière lui donna son projet, et le pria de lui en apporter un acte par semaine, s’il était possible. Le jeune auteur, ardent et de bonne volonté, répondit à l’empressement de Molière ; mais celui-ci remarqua qu’il avait pris presque tout son travail dans la Thébaïde de Rotrou. On lui fit entendre que l’on n’avait point d’honneur à remplir son ouvrage de celui d’autrui ; que la pièce de Rotrou était assez récente[4] pour être encore dans la mémoire des spectateurs... Mais comme le temps pressait, Molière lui aida à changer ce qu’il avait pillé, et à achever la pièce, qui fut prête dans le temps[5]. »
La Grange-Chancel est d’accord, en plusieurs points, avec ce récit de Grimarest. Voici comment il s’exprime dans la préface de l’édition de ses Œuvres[6], donnée en 1735 : « J’avais ouï dire aux amis particuliers de Racine que lorsqu’il fit la Thébaïde, dont Molière lui avait donne le plan, il n’avait presque rien changé à deux récits admirables qui sont dans l’Antigone de Rotrou, soit qu’il crût ne pouvoir mieux faire que de retirer deux si beaux morceaux de la poussière où ils étaient ensevelis, soit que, Molière ne lui ayant donné que six semaines pour achever cette pièce, il ne lui fût pas possible de faire autrement ; mais l’ayant fait imprimer quelque temps après qu’elle eut été représentée, il la mit en l’état où nous la voyons aujourd’hui. »
Nous ne nous arrêtons pas à quelques détails ridiculement invraisemblables du récit de Grimarest. Laissons aussi de côté la collaboration qu’il attribue à Molière dans les morceaux de la Thébaïde qui furent refaits. Contentons-nous des assertions communes au biographe de Molière et à la Grange-Chancel. Non seulement Molière aurait indique à Racine le sujet de la Thébaïde, il lui en aurait même tracé le plan ; et pressé de faire jouer cette pièce sur son théâtre, il n’aurait donne au jeune auteur que quelques semaines pour l’achever. La Grange-Chancel ne dit point qu’il copie Grimarest, autorité fort sujette à caution ; il prétend ne faire que répéter ce qu’il a entendu dire à des hommes qui avaient très familièrement connu Racine. Nous savons qu’en général il est sage de tenir quelque compte des vieilles traditions. Cependant la critique ne perd pas tous ses droits ; elle n’ignore pas que souvent ces prétendues traditions ne sont que des légendes venues on ne sait d’où, formées on ne sait comment[7].
Il y a sur Molière une autre anecdote rapportée par Germain Garnier[8]. « Plusieurs personnes, dit-il, ont entendu raconter à Montesquieu un fait qui passait pour constant à Bordeaux : c’est que Molière, n’étant encore que comédien de campagne, avait fait représenter dans cette ville une tragédie de sa façon, intitulée la Thébaïde, dont le peu de succès l’avait dégoûté de faire des tragédies. » En vérité, une telle mésaventure devait beaucoup encourager Molière à proposer comme excellent le sujet de la Thébaïde, et surtout à en faire lui-même le plan ! Mais il ne faut pas contre une anecdote s’armer d’une anecdote. Nous avons des difficultés plus sérieuses à opposer au récit de Grimarest et de la Grange-Chancel.
Si Louis Racine n’a pu toujours être bien informé des faits qui se rapportent à la jeunesse de son père, il s’appuyait du moins, lui aussi, sur une tradition, et sur la moins éloignée, sur la plus directe. Dans une note sur une lettre de Racine écrite en novembre 1663, il dit : « Il se préparait à faire jouer les Frères ennemis, qu’il avait composes en Languedoc. » Dans ses Mémoires également, il rapporte la composition de cette tragédie à l’époque du séjour à Uzès. « Il retourna, dit-il, à Euripide, et y prit le sujet de la Thébaïde, qu’il avança beaucoup en même temps qu’il s’appliquait à la théologie... Il revint à Paris, où il fit connaissance avec Molière, et acheva la Thébaïde. » L’abbé Dubos, dont le témoignage est plus ancien que celui de Louis Racine, dit aussi dans ses Réflexions critiques[9] : « Racine portait encore l’habit de la plus sérieuse des professions, quand il composa sa tragédie des Frères ennemis. » Si donc Louis Racine et l’abbé Dubos ne se sont pas trompés, la tragédie de Racine, commencée en Languedoc, était à peu près faite lorsqu’il connut Molière : il ne dut pas à celui-ci, mais directement à Euripide, ce sujet qui le tenta, comme, après lui, d’autres poètes[10].
Cette version devient infiniment plus vraisemblable que l’autre, si l’on consulte la plus incontestable des autorités, celle de Racine lui-même, écrivant à un ami, au moment où sa pièce s’achevait. On a, dans trois de ses lettres à le Vasseur, datées de la fin de 1663, quelques détails sur la composition de sa première tragédie et sur les espérances qu’il avait de la faire bientôt jouer. Molière est nommé deux fois dans l’une de ces lettres ; mais dans aucune d’elles il n’est dit un mot de la part qu’il aurait prise à l’œuvre du jeune poète. Il y a plus : nous apprenons là que la Thébaïde devait être jouée, non au Palais-Royal, mais à l’Hôtel de Bourgogne, où la Beauchâteau, confidente depuis longtemps des premiers travaux de Racine pour la scène, s’était chargée du rôle d’Antigone, et où la pièce était déjà annoncée[11]. On le voit, cette tragédie, dont Molière avait indiqué le sujet et donné le plan, qu’il avait demandée à Racine pour ses comédiens, et dont il pressait si fort l’achèvement qu’il n’accordait à l’auteur que cinq ou six semaines, c’était la troupe rivale qui allait la représenter ; presque terminée vers le 15 novembre 1663, Racine la polissait et, comme il dit, la retouchait continuellement le mois suivant ; et elle ne devait être représentée que six mois plus tard.
Il nous paraît donc douteux que ce soit Molière qui ait proposé à Racine le sujet de la Thébaïde, et tout à fait invraisemblable qu’il ait tracé le plan, et souvent même dicté les corrections d’une pièce qui n’était pas destinée à son théâtre. Racine recevait certainement des conseils de plusieurs « personnes d’esprit. » Dans la grande scène du quatrième acte, telle qu’il l’avait d’abord faite, les deux frères, animés par leurs défis mutuels, tiraient l’épée en présence de leur mère ; et sans doute Créon et Hémon dégainaient aussi, pour les séparer. Racine nous apprend que cette scène trouva plusieurs censeurs : « Je ne goûtais point, ni les autres non plus, toutes les épées tirées. » Et, pour contenter ses Aristarques, il retrancha plus de deux cents vers. Il parle aussi au pluriel, dans ses lettres, de ceux qui lui demandèrent des stances, et qui le persuadèrent ensuite d’en sacrifier quelques-unes. Nous devons donc, au moment où il travaillait à ses Frères ennemis, nous le représenter entouré d’amis qu’il consultait ; Molière put être du nombre ; cela est même vraisemblable, puisque Racine (il nous l’apprend lui-même) allait alors le visiter quelquefois, et que la double expérience du poète comédien devait donner à ses avis une grande autorité. Mais si, dans le temps où le jeune auteur était le plus occupé des changements qu’il faisait à sa tragédie, il restait, comme il le dit, huit jours sans voir Molière ; si, dans ses lettres toutes pleines de la Thébaïde, il ne semble rencontrer le souvenir de Molière qu’à propos du succès de l’Impromptu de Versailles, dont il fallait aller le féliciter, et à propos aussi de la requête haineuse du comédien Montfleury, est-il à croire qu’il travaillât pour lui, avec lui, et comme sous sa direction unique ? L’acte réclamé par semaine est, à n’en pas douter, un conte ; et nous admettons difficilement l’emprunt fait à Rotrou de ses deux grands récits tout entiers. Il nous semble que Racine avait déjà trop de bon goût, trop de respect de lui-même et de conscience de ses forces, qu’il commençait trop bien à se faire sa propre langue, très différente de la langue déjà fort vieillie de Rotrou, pour songer à un tel plagiat. Et, quand il ôtait deux cents vers d’une scène, « ce qui est malaisé, » comme il le fait remarquer ; quand il trouvait le temps d’ajouter des stances, d’en retrancher, enfin de « retoucher continuellement » son œuvre, il n’était pas si pressé d’achever sa pièce n’importe comment et au prix d’un trop visible larcin.
Nous ignorons comment il se fit que la tragédie de Racine, destinée à l’Hôtel de Bourgogne, fut jouée par la troupe de Molière. On peut conjecturer que le jeune auteur, qui devait, nous dit-il, voir passer trois pièces devant la sienne, fut ennuyé des retards. Lié d’amitié d’ailleurs avec Molière, qui ne pouvait manquer de goûter son esprit, et d’apprécier dans son œuvre des qualités déjà très brillantes, il se laissa sans doute gagner par lui. Molière devait être fort aise d’attirer à lui et de conquérir pour son théâtre un poète dont le début promettait beaucoup, et de l’arracher à une scène rivale.
Lorsque Racine écrivit la Thébaïde, il avait vingt-quatre ans. Il n’avait encore publié que quelques odes, faibles essais qui lui avaient valu de légers encouragements, et des protecteurs à la cour. Cependant il avait aussi tenté déjà de travailler pour le théâtre[12]. Ces premières tentatives, condamnées à l’oubli, avaient du moins exercé sa plume. Les comédiens et comédiennes, à qui il lui avait fallu soumettre ses productions, avaient dû donner quelques conseils utiles à son inexpérience de la scène. Mais il en avait de meilleurs à recevoir et de son génie naissant, et de ces poètes de la Grèce qu’il avait déjà si bien étudiés. Le sujet de la Thébaïde le mettait en face d’Euripide, celui des tragiques grecs que, dans la suite, il a pris particulièrement pour guide, et en face d’Eschyle, dont le génie grandiose et trop simple pour notre scène convenait moins à son imitation, mais qui pouvait, dans cette tragédie des Frères ennemis, lui fournir des traits énergiques et de nobles pensées, et lui inspirer de fiers accents.
La forte préparation que Racine avait reçue de ses études grecques ne fut certes pas inutile à sa Thébaïde. Il était impossible qu’un esprit comme le sien n’eût rien appris à si bonne école, ni pour la vérité et la vie du dialogue, ni pour le naturel et la profondeur des sentiments, ni pour l’habileté de la composition ; mais les modèles grecs n’étaient pas les seuls que Racine eût étudiés depuis qu’il avait quitté Port-Royal. Il s’était beaucoup nourri des poètes italiens et espagnols, et des vers mollement élégants et trop spirituels d’Ovide, et il avait aussi, tout naturellement, pris des guides plus rapprochés de lui, les auteurs de son temps. Par la suite, tout en transformant beaucoup et francisant les tragiques de la Grèce, même le plus moderne de tous, Euripide, il se tint beaucoup plus près d’eux ; car il avait alors, non plus seulement un vague instinct, mais la pleine conscience de leur supériorité. Dans la Thébaïde, comme dans l’Alexandre, il s’inspire trop peu de ces grands modèles, et cependant il n’est pas encore lui-même.
Si l’on s’en rapportait à sa préface de la Thébaïde, il aurait dressé le plan de cette pièce sur les Phéniciennes d’Euripide. Il rend justice à l’Antigone de Rotrou pour quantité de beaux endroits ; mais il ne semblerait pas, à l’entendre, qu’il eût fait beaucoup d’emprunts à notre vieux poète. De la tragédie de Sénèque il ne parle qu’avec un extrême dédain.
Il faut avouer que tout cela n’est pas exempt d’illusion, sinon d’injustice[13]. Racine doit beaucoup plus à Rotrou et un peu plus à Sénèque qu’il ne le dit ; et il s’est bien plus éloigné d’Euripide qu’il ne paraît le croire. Ce que l’on remarque sans peine dans la Thébaïde, c’est l’imitation directe de Rotrou pour la conception et la composition de plusieurs scènes, comme pour les détails du dialogue ; beaucoup de traits heureux, et vraiment tragiques, fournis par Sénèque ; enfin l’influence de Corneille, plus sensible sans doute dans la pièce suivante, déjà cependant très marquée, mais qui a pu agir à l’insu du jeune poète, encore dominé par le génie d’un tel maître.
Quant à Euripide, les quelques vers de ses Phéniciennes qu’on peut rapprocher des vers de la Thébaïde avaient déjà, à peu d’exceptions près, été imités par Sénèque ou par Rotrou, et on est en droit de douter que notre auteur les ait toujours pris à la première source, bien qu’un exemplaire du poète grec où les Phéniciennes sont chargées de notes françaises écrites à la marge de la main de Racine, nous atteste avec quel soin il avait étudié cette pièce[14]. Le plan d’Euripide ne ressemble nullement à celui de Racine. L’entrevue de Jocaste et de Polynice, et la scène de la conférence des deux frères, en présence de leur mère, voilà tout ce que l’on trouve de commun entre la pièce grecque et la nôtre. Et combien la première de ces deux scènes est autrement conçue et d’un ton différent chez les deux poètes ! Les autres scènes d’Euripide, celle où Antigone, regardant l’armée argienne déployée dans la plaine, se fait nommer les chefs par le pédagogue, celle du conseil de guerre tenu entre Étéocle et Créon, celle du devin Tirésias, n’ont rien qui leur corresponde dans la tragédie de Racine. La fin des deux tragédies surtout diffère entièrement. Après le récit où Créon vient apprendre à Antigone la mort d’Étéocle et de Polynice, la Thébaïde de Racine est réellement finie ; ce qui suit n’est plus rien : l’auteur complète, comme il peut, son dénouement, et se débarrasse à la hâte et pour la forme des survivants de sa tragédie. Dans les Phéniciennes, quand le messager est venu raconter le dernier combat, le poète a encore à nous montrer, entre Œdipe, Antigone et Créon, une suite nouvelle de scènes aussi pleines d’intérêt que celles qui ont précédé. Par là peut-être la duplicité d’action que Racine reproche à Rotrou, moins marquée sans doute dans le plan d’Euripide, n’y est pas cependant tout à fait évitée. Racine, qui s’est interdit ce moyen de remplir sa tragédie, en a comblé les vides parles amours, peu intéressants chez lui, d’Antigone et d’Hémon, et par la passion, plus fâcheuse encore, de Créon pour Antigone. Nous sommes loin du théâtre grec.
Nous avons dit que la ressemblance avec l’Antigone de Rotrou est beaucoup plus grande. Dans nos notes sur la Thébaïde nous indiquons des rapports frappants entre plusieurs scènes des deux pièces. Barbier d’Aucourt, dans sa misérable satire intitulée Apollon charlatan[15], exagérant beaucoup la part qui revient à Rotrou dans l’œuvre de Racine, soit pour l’invention de la fable, soit pour celle des détails, crie au plagiat dans ce style burlesque :
De deux frères trop inhumains
Dont Thèbes éprouva la rage
Elle[16] envenima le courage...
Mais, pour dire la vérité,
Phœbus par la Racine en fut si peu la cause,
Qu’Apollon par un autre avait tout inventé.
Il ne faut pas l’en croire. Racine a beaucoup modifié le plan de Rotrou, de même qu’en s’appropriant souvent ses pensées, il en a non seulement rajeuni le style, mais les a revêtues d’une richesse et d’une élégance d’expression qui pouvait déjà faire prévoir un art nouveau. Ajoutons que si au premier abord on est tenté de trouver Rotrou plus énergique, parce qu’il est plus rude et plus concis, Racine, à y bien regarder, ne lui reste pas inférieur en force. Mais chez lui cette force se dissimule sous l’éclat harmonieux d’un coloris égal et sans tons heurtés. Telle était la nature de son génie, qui se fit connaître dès lors. Sa vigueur se voilait d’élégance.
Tout en suivant quelquefois Rotrou, et en reproduisant plusieurs des situations de sa tragédie, Racine avait beaucoup à tirer de lui-même pour la construction de sa propre pièce, dont il a tout autrement disposé entre elles et enchaîné les scènes. En outre l’action à laquelle il a voulu se borner s’arrête chez son prédécesseur après la seconde scène du troisième acte ; et les actes de Rotrou sont assez courts. Adraste et Argie, personnages que n’a pas admis Racine, ont un rôle dans l’Antigone : la place qu’ils y tiennent devait, dans la Thébaïde, être autrement remplie. Assurément dans ce que Racine a innové tout n’est pas heureux ; mais, d’un autre côté, il a déjà dans sa marche, dans la contexture de son action, une habileté supérieure à celle de Rotrou ; elle fait pressentir le poète qui saura si bien tenir en main son sujet, qui le développera avec tant d’aisance et de clarté. L’adresse, la netteté, la fécondité de son esprit se révèlent dès ce premier essai.
Rotrou avait eu lui-même sur la scène française des devanciers dans ce sujet de la Thébaïde. Tout n’est pas à dédaigner dans ces vieux tragiques de l’école de Ronsard. Ils déclamaient longuement à la façon de Sénèque, qui était surtout leur modèle ; ils cherchaient à refondre dans le moule grec et latin notre langue poétique ; et leur tentative n’a pas eu de succès durable. Mais, dans leur verve indiscrète et inexpérimentée, ils ont trouvé, plus souvent qu’on ne croit, des accents de vraie poésie qui ont manqué à la platitude des Coras et des Pradon. On pourrait citer plus d’un trait vigoureux, plus d’un passage où brillent quelques lueurs d’éloquence, soit dans la Thébaïde de Jean Robelin, imprimée en 1584[17], soit dans la tragédie de Robert Garnier[18], intitulée Antigone ou la piété. Il est fort probable que Racine n’a rien connu de ces œuvres d’un autre âge, déjà bien oubliées. Mais Rotrou n’a pas pu ignorer la pièce de Garnier, ce poète que Ronsard et Baïf regardaient comme si grand, et que Robert Estienne plaçait au-dessus des trois grands tragiques de la Grèce. Il est très possible que Rotrou lui ait emprunté l’idée de mêler, pour en faire une seule tragédie, l’Antigone de Sophocle aux Phéniciennes d’Euripide, ou plutôt aux Phéniciennes de Sénèque. C’est ainsi que dans l’histoire littéraire on rencontre souvent un enchaînement, une sorte de filiation imprévue. Par l’intermédiaire de l’Antigone de Rotrou, la Thébaïde de Racine se rattache à l’Antigone de Garnier.
Quoique le plus souvent ce soit aussi à travers Rotrou que Sénèque a été imité par Racine, celui-ci, en plus d’un passage, s’est inspiré directement de l’écrivain latin. Il a fait beaucoup plus d’emprunts à sa tragédie qu’à la Thébaïde de Stace, dont il ne paraît guère s’être souvenu que dans le grand récit du combat d’Étéocle et de Polynice. Dans sa préface, Racine se range au jugement sévère d’Heinsius sur la tragédie attribuée à Sénèque sous le titre tantôt de la Thébaïde, tantôt des Phéniciennes[19]. Il est très vrai que l’auteur de cette pièce « ne savait ce que c’était que tragédie ; » mais à peu près toutes les pièces qui nous ont été conservées sous le nom de Sénèque sont aussi peu de véritables tragédies. Et toutefois dans ces Phéniciennes, comme dans les autres œuvres qui passent pour être du même auteur, il y a d’incontestables beautés. Il est étrange que, dans ces déclamations verbeuses, pédantesques, auxquelles, dans l’ensemble, manque toute vie ; dans ces jeux d’école qui auraient été insupportables sur n’importe quelle scène, on rencontre tant de vers si tragiques, tant d’idées non seulement grandes et belles, mais vraiment dramatiques, qui ont souvent été admirées sur notre théâtre ; car nos poètes n’ont pas dédaigné de puiser à cette source. Mais Racine avouait Euripide et non Sénèque ; et quoiqu’il ait été plus redevable encore au poète latin dans sa Phèdre que dans sa Thébaïde, il ne s’est pas plus soucié de confesser les emprunts qu’il a faits à son Hippolyte que ceux dont ses Phéniciennes l’ont enrichi.
Il est à regretter que Racine, qui connaissait bien Eschyle, qui l’avait étudié et annoté sur un exemplaire encore aujourd’hui conservé[20], n’ait tenté de lui rien dérober ; nous disons rien, car l’imitation de deux passages des Sept chefs, que nous avons signalés dans nos notes, est, tout au moins, très douteuse. Il est vrai que l’extrême simplicité du plan de cette vieille tragédie ne pouvait convenir à notre scène, et que ses beautés, plutôt épiques et lyriques que dramatiques, le souffle tout patriotique et guerrier qui l’anime, la placent dans une région où le spectateur français eût été trop dépaysé. Nous croyons cependant que Racine, même en travaillant sur un tout autre plan, aurait pu, comme nous l’avons dit plus haut, recevoir du vieux tragique grec plus d’une heureuse inspiration. Mais, soit dissemblance trop complète entre les deux génies, soit timidité de l’esprit français, qu’une grandeur si naïve a longtemps étonné, notre poète n’a jamais engagé de lutte avec Eschyle ; et d’ailleurs la seule fois où, dans un de ses sujets de tragédie, il l’ait rencontré de près, il était bien jeune, sinon pour oser une telle lutte (à cet âge que n’ose-t-on point ?), au moins pour en avoir le goût.
Pour la postérité, Racine ne date vraiment que de l’Andromaque. Ceux qui sont curieux des commencements d’un grand poète, comptent encore Alexandre ; mais en général on n’aime guère à remonter plus haut, et la Thébaïde est comme exclue. C’est pour cela que dans ses Remarques de grammaire sur les œuvres de Racine, d’Olivet la laisse de côté, comme un devoir d’écolier trop difficile à corriger. Il lui rend cependant cette justice : « qu’elle n’est pas à mépriser. » Louis Racine, bien averti par sa piété filiale, a eu raison de ne point condamner la première tragédie de son père à une dédaigneuse omission, et de dire « qu’elle n’est pas indigne d’examen. » Il ne nous semble que juste en la nommant « le coup d’essai d’un génie qui donne de grandes espérances. » D’autres critiques, à son exemple, tels que la Harpe et Geoffroy, ont cru, en l’étudiant de près, ne pas perdre leur temps, et y ont admiré de grandes beautés. Non seulement, en effet, on en pourrait citer de très beaux vers qui feraient honneur aux tragédies du premier ordre ;mais quoique le poète, à ce début, ait eu les yeux fixés sur Corneille et sur Rotrou, comme sur ses maîtres, ces beaux vers ont un caractère tout nouveau. Leur élégance noble et brillante y est la marque particulière de Racine ; et malgré des taches, des négligences et des fautes de goût, qu’on est peut-être disposé à trouver plus nombreuses qu’elles ne sont, parce qu’il s’agit de l’écrivain le plus correct et le plus pur, on peut dire que cette élégance règne et se soutient généralement dans toute la pièce. Le poète y parle déjà la langue qui est bien la sienne, cette langue hardie presque sans le paraître, et toujours si naturelle, quoique pleine de secrets qui n’appartiennent qu’à lui. On y sent couler de source et largement l’éloquence abondante et facile ; et même la facilité est telle que pour l’arrêter un peu et la régler, il faudra la sévérité d’un censeur scrupuleux. Ce censeur manquait encore à Racine lorsqu’il composa la Thébaïde. Il venait justement de l’achever au moment où on lui fit faire la connaissance de Boileau. Celui-ci, lié bientôt après avec Racine de la plus intime amitié, eut sans doute, par ses conseils, quelque part aux changements qui, par la suite, furent faits à la Thébaïde[21]. Dès ce premier essai, son sentiment si juste des bons et des mauvais ouvrages dut lui révéler le génie naissant de son nouvel ami.
La conception du sujet, dans la Thébaïde, n’est pas difficile à critiquer, et nous avons déjà reconnu que quelques-uns des ressorts de l’intrigue, qui sont, il est vrai, secondaires, n’ont pas été heureusement inventés : ils auraient, dans ce sujet grec, bien étonné les Grecs, qui n’en connaissaient pas de pareils. Racine lui-même a confessé sa faute. Il a du moins avoué qu’il y avait assez d’amour dans sa pièce, et il l’a dit du ton d’un homme qui est d’avis qu’il y en a beaucoup trop, qu’il ne devait pas du tout y en avoir. Il eût pu sans doute alléguer que l’amour d’Hémon pour Antigone est dans l’Antigone de Sophocle ; mais chez le poète grec quelle réserve, quelle noble et chaste discrétion dans l’expression d’un amour qui va cependant jusqu’au suicide ! quelle condamnation de notre galanterie française dans de tels sujets ! Racine a donc eu raison de ne pas citer Sophocle pour son excuse. Quant à l’amour de l’ambitieux Créon, il eût été bien plus difficile encore de le justifier. Racine a eu le mérite de s’avouer que de la peinture d’une passion si déplacée au milieu des « intérêts de cette fameuse haine » il n’avait pu tirer que de médiocres effets. » Il n’a pas été non plus le dernier à se railler de toutes les tueries de sa catastrophe. Mais il ne faut pas croire pour cela que la pièce soit mal conduire. Elle marche bien, et se développe clairement et simplement. Tout y est adroitement enchaîné. On ne peut contester que le poète dramatique ne possède dès lors les ressources de son art.
Les caractères sans doute sont faiblement tracés ; mais on rencontre des traits de passion qui sont d’une énergique vérité. Le poète, encore bien jeune, montrait une connaissance du cœur humain qu’on peut dire instinctive. Ce sera le don le plus rare de cet heureux génie. Louis Racine ne se trompait pas lorsqu’il a dit : « Il a si bien peint la haine dans cette pièce qu’elle dut annoncer un grand peintre des passions. »
À ne parler de la Thébaïde qu’historiquement, le coup d’essai de Racine ne fut point un coup d’éclat. Les mérites du style, qui en faisaient surtout une œuvre distinguée et d’un caractère nouveau, durent passer presque inaperçus, faute de juges. Ce n’était pas là d’ailleurs un de ces chefs-d’œuvre qui saisissent tout à coup et transportent le public, même le plus inexpérimenté. Si Loret, qui écrivait alors sa gazette rimée, n’a pas, dans son silence sur la Thébaïde, obéi à quelque conspiration de coterie, ce silence est remarquable. Il prouverait tout au moins que la représentation de cette tragédie n’aurait pas été un événement. Non seulement Loret n’en dit pas un mot lorsqu’elle fut jouée pour la première fois, mais un peu plus tard il manque une occasion toute naturelle de réparer son oubli. Nous savons, par les registres de la Grange, que la Thébaïde fut jouée devant le Roi et devant Monsieur, à Villers-Cotterets, entre le 20 et le 27 septembre 1664, pendant la semaine où la troupe de Molière y donna des représentations. Loret, dans sa lettre en vers du 28 septembre, parle ainsi de la visite du Roi à son frère, et des comédiens que l’on fit venir :
Le Roi, par un temps assez frais,
Alla donc à Villers-Cotrais...
De quelques amis nous tenons
Que Molière et ses compagnons
Y firent, de leurs jeux comiques,
Rire les plus mélancoliques ;
Et de tout ce qui se fit là,
Je n’ai (ma foi !) su que cela.
Le gazetier est cette fois peu informé ; ou, parmi ces « jeux comiques, » la Thébaïde n’attira guère l’attention.
Cependant, il est hors de doute qu’un succès, sinon éclatant, honorable du moins, ne manqua pas à la pièce. Racine, dans son épître dédicatoire au duc de Saint-Aignan, dit que la Thébaïde « a reçu quelques applaudissements, » ce qui doit signifier qu’on lui en a donné beaucoup. Il y parle aussi « d’ennemis » qu’elle a peut-être, et donne à entendre qu’ils sont nombreux. Des ennemis déjà, c’est bon signe. Au surplus, les registres de la Comédie rendent témoignage. Du 20 juin 1664 au 18 juillet, la Thébaïde eut douze représentations. La troupe étant partie le 21 juillet pour Fontainebleau, où elle donna quatre représentations, la Thébaïde y fut jouée une fois. Et lorsque le théâtre fut rouvert à Paris, le 24 août, la pièce de Racine y reparut ce jour-là et le surlendemain 26. Nous avons déjà dit qu’elle fut jouée à Villers-Cotterets, en septembre, devant la cour ; elle eut le même honneur à Versailles, au mois d’octobre. Nous la trouvons encore représentée au Palais-Royal, le 6 février et le 17 avril 1665. À la fin de cette année, elle fit place à l’Alexandre, et l’auteur s’étant alors brouillé avec le théâtre de Molière, la Thébaïde n’y fut pas reprise. On ne vit plus les tragédies de Racine représentées par l’ancienne troupe de Molière qu’après la mort de son illustre directeur, lorsque cette troupe, établie rue Mazarine, au théâtre Guénégaud, se fut réunie à celle du Marais ; et ce ne fut même pas dès les premières années de cette réunion, mais seulement en 1678, c’est-à-dire à une époque où Racine avait renoncé à travailler pour la scène. Nous ignorons si la Thébaïde fut jouée à l’Hôtel de Bourgogne, dans les années où ce théâtre représenta successivement toutes les nouvelles pièces de Racine. En tout cas l’éclat de ces chefs-d’œuvre était trop grand pour ne pas éclipser et laisser dans l’ombre ce premier essai, que le poète ne devait pas être fort jaloux de faire reparaître devant un public dont il avait lui-même si fort élevé le goût. Les registres de la Grange nous apprennent seulement qu’après la réunion des comédiens de l’Hôtel de Bourgogne à ceux de Guénégaud, réunion qui eut lieu en 1680, on reprit de loin en loin la Thébaïde, une fois en 1681 (4 juillet), une fois en 1682 (9 juillet), une fois en 1684 (11 juillet). Quatre ans après la mort de Racine, sa première tragédie, qui devait être redevenue une nouveauté, reparut sur le théâtre de la cour, à Fontainebleau. Ce fut le 24 septembre 1703. Le grand Dauphin, Madame, et la duchesse de Bourgogne, comme nous l’apprend Dangeau dans son Journal à cette date, vinrent ce jour-là à la comédie. Le Mercure de septembre 1703 a conservé le souvenir de cette représentation, où fut jouée, avec la Thébaïde, la petite comédie de l’Été des coquettes. Y eut-il dans le même temps une reprise de la Thébaïde sur le théâtre de la ville ? Nous le croyons vraisemblable. Quoi qu’il en soit, cette résurrection d’un moment était oubliée en 1721, où la Thébaïde fut jouée de nouveau : « Il y avait plus de trente ans, disent les frères Parfait[22], qu’elle n’avait été représentée, lorsque le vendredi 17 octobre 1721 on la remit au théâtre. Elle eut quatre représentations... On la reçut assez bien, et les trois derniers actes parurent faire beaucoup de plaisir. » Les mêmes auteurs nous font connaître aussi la distribution des rôles: Dufresne joua Étéocle ; Quinault, Polynice ; Mlle Aubert, Jocaste ; Mlle le Couvreur, Antigone ; Baron fit le personnage de Créon : Duclos, celui d’Hémon.
De notre temps même, tout récemment (le 21 décembre 1864), on a voulu, pour célébrer le jour anniversaire de la naissance de Racine, faire connaître sur la scène la première tragédie de notre poète à une génération qui ne l’y avait jamais vue, dont une bonne partie peut-être avait négligé de la lire. On a d’ailleurs pensé que les deux derniers actes suffiraient à la curiosité publique. Le succès qu’a eu cette louable tentative de la Direction du théâtre français n’a point étonné ceux qui savaient que Racine, à son début, et avant d’avoir pu se trouver lui-même tout entier, avait déjà montré quelques-unes des qualités d’un grand poète tragique. On s’était demandé d’abord, nous a-t-on dit, si au grand récit de la scène ni du cinquième acte on ne substituerait pas celui de l’Antigone de Rotrou, que les acteurs auraient préféré, à cause de la vigueur de quelques vers tels que ceux-ci :
Attends-moi, traître, attends, je vais suivre tes pas,
Et plus ton ennemi que je ne fus en terre,
Te porter chez les morts une immortelle guerre.
Là nos âmes feront ce qu’ici font nos corps :
Nous nous battons vivants, et nous nous battrons morts.
Ce qui sans doute paraissait justifier ce désir des acteurs, c’était l’opinion, très accréditée, qu’aux premières représentations de la Thébaïde, Racine avait conservé le récit de Rotrou ; mais on se serait aperçu, nous le croyons, que la disparate du style des deux poètes ne pouvait produire un heureux effet ; et dans un jour où l’on fêtait la gloire de Racine, il eût été fâcheux de rejeter, comme inférieur, son récit, qui ne manque pas non plus d’énergie, et qui étincelle de si frappantes beautés. M. Maubant, si vivement applaudi, à la représentation du 21 décembre 1864, dans ce grand morceau du rôle de Créon, a pu juger qu’on n’avait rien perdu à ne pas dédaigner les vers de Racine.
Rappelons, en terminant cette Notice, ce qu’on a lu déjà dans une note de Louis Racine sur un passage de ses Mémoires[23], le témoignage singulier et très inattendu que Port-Royal lui-même a rendu à la grande renommée de la Thébaïde. Un bruit vague du succès de cet ouvrage s’était répandu jusque dans les saintes retraites, et les bons solitaires ont constaté ce succès profane, trompés par un nom qui leur rappelait leur cher désert. Ceux qui ont rédigé l’article Racine dans le Nécrologe, se figurant naïvement que cette fameuse Thébaïde était quelque pieux souvenir d’une enfance passée à l’ombre de leurs cloîtres, ont écrit ces lignes qui font sourire : « Bientôt il fit paraître qu’il avait apporté en naissant de grandes dispositions pour les sciences, qu’il eut occasion de cultiver et de perfectionner avec les savants solitaires qui habitaient ce désert. La solitude qu’il y trouva lui fit produire sa Thébaïde, qui lui acquit une très grande réputation dans un âge peu avancé[24]. » De toutes les œuvres de notre poète, c’est la seule que nomme le Nécrologe. Voilà ce que Racine a gagné à donner à sa pièce, en dépit d’Heinsius, le titre de Thébaïde[25], que le savant philologue, honorablement cité dans sa préface, avait déclaré très mal convenir au sujet tragique de la lutte fratricide des enfants d’Œdipe.
Le texte que nous avons suivi pour la Thébaïde, comme pour toutes les autres pièces, est celui de l’édition des Œuvres de Racine, à Paris, chez Claude Barbin, M.DC.XCVII (in-12). C’est la dernière des éditions publiées du vivant de l’auteur.
Les éditions auxquelles nous renvoyons pour les variantes de la Thébaïde sont :
1° L’édition séparée de 1664, à Paris, chez Claude Barbin et chez Gabriel Quinet, in-12.
2° Les Œuvres de Racine, à Paris, chez Claude Barbin et chez Jean Ribou, 1676, in-12.
3° Les Œuvres de Racine, à Paris, chez Pierre Trabouillet, 1687, in-12. C’étaient les seules éditions qui pouvaient donner de véritables variantes.
[1] André Hubert avait, au mois d’avril 1664, quitté, pour entrer dans la troupe de Molière, le théâtre du Marais, où il jouait dans les tragédies de Corneille.
[2] Cette préface ne fut écrite que longtemps après la première publication de la Thébaïde, comme le prouve cette phrase : « J’étais tout jeune quand je la lis. » L’édition la plus ancienne où on la trouve est celle de 1676 (première édition collective des Œuvres). Il n’y a pas de préface dans l’édition de 1664, dont voici le titre :
La
Thebayde
Ov
Les Frères
Ennemis.
Tragédie.
À Paris,
Chez Claude Barbin...
M.DC.LXIV.
Avec Privilège du Roy.
Elle a 4 feuillets pour le titre, l’épitre au duc de Saint-Aignan, et la liste des acteurs, et 70 pages numérotées. Les exemplaires portant le nom de Barbin, que nous avons pu voir, ne contiennent ni extrait de privilège, ni Achevé d’imprimer ; mais d’autres publiés « chez Gabriel Quinet, au Palais, dans la galerie des prisonniers, à l’Ange Gabriel, » ont un dernier feuillet de plus, où se trouve l’extrait du privilège du Roi. L’Achevé d’imprimer pour la première fois y porte la date du 30 octobre 1664.
[3] Histoire du Théâtre français, tome IX, p. 304.
[4] L’Antigone de Rotrou est de 1638.
[5] La Vie de M. de Molière (à Paris, 1705), p. 57-61.
[6] Page XXXVIII.
[7] Voltaire, qui adopte la légende, en a brodé quelques circonstances dans sa Vie de Molière : « C’est peut-être à Molière que la France doit Racine. Il engagea le jeune Racine, qui sortait du Port-Royal, à travailler pour le théâtre dès l’âge de dix-neuf ans. Il lui fit composer la tragédie de Théagène et Chariclée ; et quoique cette pièce fût trop faible pour être jouée, il fit présent au jeune auteur de cent louis, et lui donna le plan des Frères ennemis. » – Dans l’édition de 1723 du Moréri on va jusqu’à dire que Molière passait pour avoir eu plus de part que Racine à la Thébaïde.
[8] Œuvres de Racine (édition de 1807), tome III, p. 352.
[9] Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (à Paris, chez Jean Mariette, M.DCC.XIX, 2 vol. in-12), tome II, p. 27.
[10] Alfieri, dans son Polynice (1788) ; Legouvé, dans son Étéocle (1799).
[11] M. Édouard Fournier a donné dans son Racine à Uzès (p. 82 et 83, une note qui anéantirait ce témoignage des lettres de Racine pris dans le sens où nous l’interprétons. Selon lui, Racine, lorsqu’il dit à le Vasseur qu’on annonce la Thébaïde à l’Hôtel, parle non de la sienne, mais de celle de Boyer. M. Fournier s’appuie sur un passage de Brossette que nous citerons plus loin. Mais là nous dirons par quelle erreur on a supposé l’existence de cette Thébaïde de Boyer. On répondra sans doute que de Boyer ou de tout autre, il peut bien, sans qu’il en soit resté de trace, y avoir eu une Thébaïde représentée en ce temps par les comédiens du Roi, et que c’est là justement la tragédie nouvelle dont parle Grimarest. Voyons cependant ce que dit Racine dans une de ses lettres de décembre 1663 ; il envoie à son ami un morceau de son cinquième acte tantôt achevé : « Ne le montrez à personne on serait moins surpris quand on le récitera. La déhanchée (la Beauchâteau de l’Hôtel de Bourgogne) fait la jeune princesse. Vous savez bien, je crois, et qui est cette déhanchée et qui sera cette princesse. » Ainsi lu de suite, ce passage permet-il des doutes ? Est-il possible de croire que Racine ait écrit si confusément, ne laissant pas distinguer les nouvelles qu’il donne de sa pièce et celles qui ont trait à la pièce rivale ? Dans la lettre suivante du même mois, il ne paraît pas moins clair qu’il parle uniquement de sa tragédie : « Le cinquième acte n’est tout achevé que d’hier... J’ai tout réduit à cinq stances, et ôté celle de l’Ambition, qui me servira peut-être ailleurs. On promet depuis hier la Thébaïde à l’Hôtel ; mais ils ne la promettent qu’après trois autres pièces. »
[12] Voyez la Notice biographique.
[13] Louis Racine dans son Examen des Frères ennemis va bien au-delà des réticences de la préface de son père. Ces réticences sur les emprunts faits à Sénèque et à Rotrou, il les change en dénégations très absolues : « Ce que l’auteur a dit dans sa préface est exactement vrai : sa pièce n’a aucun rapport avec la misérable déclamation, sur le même titre, qu’on attribue à Sénèque, ni avec l’Antigone de Rotrou. » Le P. Brumoy, examinant la Thébaïde à propos des Phéniciennes d’Euripide, avait combattu la prétention de Racine d’avoir suivi le plan du tragique grec, et fait remarquer, non sans raison, que notre poète a surtout imité Sénèque et Rotrou. Toutefois dire que Racine, dans sa pièce, s’est rendu esclave de ce dernier poète, c’était beaucoup exagérer. Louis Racine opposa au P. Brumoy le démenti que nous venons de citer ; mais il allait trop loin à son tour dans son apologie, et il avait trop négligé de s’assurer par lui-même de la vérité.
[14] Cet exemplaire appartient à la bibliothèque publique de Toulouse, dite du Collège royal. L’édition est de Paul Estienne, 1602. M. Félix Ravaisson à transcrit eu 1841 ces notes de Racine sur les Phéniciennes. Elles ont été publiées dans la Nouvelle Revue encyclopédique (octobre 1846). Il faut remarquer d’ailleurs qu’on ignore à quelle époque Racine les a écrites, et si c’est avant d’avoir composé la Thébaïde.
[15] On la trouve aussi avec le titre d’Apollon vendeur de mithridate. Elle est de 1675.
[16] La Racine. Nous n’avons pas besoin de dire que c’est par ce spirituel jeu de mots que Barbier d’Aucourt désigne notre poète.
[17] La Thébaïde, tragédie composée par Jean Robelin du comté de Bourgoigne, au Pont-à-Mousson, par Martin Marchant, imprimeur de Mgr le duc de Lorraine, M.D.LXXXIIII.
[18] L’Antigone de Garnier est de 1580. – Quant à l’Antigone de Baïf (1753), qu’on a aussi quelquefois nommée à propos de la Thébaïde de Racine, le sujet en est entièrement différent : c’est une imitation de l’Antigone de Sophocle.
[19] Racine, dans sa préface, donne à la pièce de Sénèque le titre de Thébaïde ; nous l’avons désignée, dans les notes sur la tragédie de Racine, par celui de Phéniciennes, plus généralement adopté.
[20] C’est un exemplaire appartenant à Mgr le duc d’Aumale, de l’édition imprimée à Paris, chez Adrien Turnèbe, M.D.LII. Il est chargé d’annotations marginales sur le Prométhée et sur les Sept chefs. Ce sont des gloses toutes en grec, écrites de la main de Racine.
[21] Quoique la dernière lettre de Racine à le Vasseur (décembre 1663) prouve qu’il acheva la Thébaïde avant d’avoir jamais vu Boileau, il se pourrait qu’après l’avoir achevée, et avant de la faire jouer, il la lui eût montrée, et eût reçu de lui des conseils. On n’en saurait même douter, si l’on s’en rapportait à Brossette. Ce serait, suivant lui, cette tragédie, et non l’ode de la Renommée, que l’abbé le Vasseur aurait portée à Boileau, pour la soumettre à son examen. Cela nous paraît une interprétation incertaine, fort admissible toutefois, de la dernière lettre de Racine à le Vasseur (voyez la Notice biographique). Mais il faut dire que le passage où Brossette nous fournit ce renseignement ou cette conjecture, renferme du reste des erreurs, qui rappellent trop les anecdotes de Grimarest sur la Thébaïde. Citons-le tel que nous le trouvons dans le manuscrit de Brossette appartenant à la Bibliothèque impériale, p. 42 :
« Ce fut Molière qui engagea M. Racine à faire des tragédies. Boyer avait fait la Thébaïde, qui était très mauvaise. Molière dit à Racine que s’il voulait rajuster l’Antigone de Rotrou, elle effacerait la Thébaïde de Boyer.
« Racine y travailla. Il apprit, en ce temps-là, que M. Despréaux, qui était fort jeune aussi bien que lui, et qu’il ne connaissait pas, passait pour un critique judicieux, et quoiqu’il n’eût fait encore aucun ouvrage, jugeait fort bien des ouvrages d’esprit. Il lui fit présenter sa pièce par un abbé nommé le Vasseur. M. Despréaux fit ses corrections, et Racine les approuva M. Racine, en travaillant sur la pièce de Rotrou, avait conservé le récit que ce poète fait de la mort (des deux frères). M. Despréaux n’approuva pas cela, et encouragea M. Racine à faire lui-même ce récit. M. Racine le fit, et c’est le plus bel endroit de la Thébaïde. » Nous connaissons déjà l’histoire des récits empruntés à Rotrou. Cette fois, du moins, il n’y en a plus qu’un.
Quant à la Thébaïde de Boyer, nous ne trouvons dans le théâtre de cet auteur aucune pièce qui ait ce titre. Il paraît bien que cette prétendue Thébaïde est une Antigone, dont le sujet est tout autre que celui des Frères ennemis ; et cette Antigone, jouée seulement en 1686, et attribuée par erreur à Boyer, parce qu’elle se trouve imprimée dans les recueils de ses pièces, est de Pader d’Assezan.
[22] Histoire du Théâtre français, tome XV, p. 476 et 477. – Les frères Parfait avaient sous les yeux le Mercure d’octobre 1721, qui donne exactement les mêmes détails.
[23] Page 291, note I.
[24] Nécrologe de l’abbaye de Port-Royal des Champs (1723). p. 166.
[25] Ce titre parut sans doute insuffisant à Racine lui-même, puisqu’il le fit suivre de cet autre : ou les Frères ennemis. Ce second titre semblerait avoir été celui que, du vivant de l’auteur, l’usage avait fait prévaloir : il est remarquable que le titre courant de la pièce, qui, dans l’édition originale (1664), est la Thebayde ou les Frères ennemis, n’est plus, dans les éditions de 1676, 1687 et 1697, que les Frères ennemis.