Le Gant et l’éventail (Jean-François Alfred BAYARD - Thomas SAUVAGE)

Comédie en trois actes, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 6 juin 1846.

 

Personnages

 

AMÉLIE, princesse souveraine de ***

EDGARD DE LIMBERG, son secrétaire intime

LE COMTE HENRI

MATHILDE, jeune chanoinesse

CHARLOTTE, demoiselle d’honneur

LE BARON D’ANGLURE, oncle de Charlotte, chevalier d’honneur de la Princesse

UN HUISSIER

DAMES DE LA COUR

SEIGNEURS, etc.

 

1750. Dans le palais de la Princesse.

 

 

ACTE I

 

Un salon élégant, ouvert, au fond, sur des jardins, par trois portes-fenêtres, dont les rideaux sont relevés. Portes à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

CHARLOTTE, LE BARON

 

LE BARON, venant du fond par la gauche, une dépêche à la main.

Encore une demande en mariage !...

CHARLOTTE, entrant par la droite.

C’est insupportable ! c’est à n’y plus tenir !

LE BARON.

Qu’est-ce donc, Charlotte ?

CHARLOTTE.

Ah ! c’est vous, mon oncle ?

LE BARON.

C’est insupportable ! C’est à n’y plus tenir ! De qui parlez-vous ?

CHARLOTTE.

De la princesse Amélie...

LE BARON.

Miséricorde !... votre souveraine, que, vous et moi, nous avons tant d’intérêt à ménager !

CHARLOTTE, laissant la voix.

Oh ! personne ne m’a entendue... que vous, mon oncle.

Montrant les jardins.

La princesse est là... au milieu de toutes ses dames... qui la flattent... Ah ! fi !

LE BARON.

Il faut la flatter aussi.

CHARLOTTE.

C’est ce que je fais... Mais, depuis quelques jours, elle est devenue d’une exigence !...

LE BARON.

Elle en a le droit !...

CHARLOTTE.

Moi, qui étais si contente que notre vieux prince électeur, en mourant, eût laissé son pouvoir à une femme !

LE BARON.

Vous avez cru que les femmes allaient être toutes puissantes ?... erreur, ma nièce !... C’est quand les femmes règnent, que les hommes ont le plus d’influence... pour des raisons, que vous connaîtrez plus tard.

CHARLOTTE.

Oh ! je les connais !...

LE BARON.

Ah !

CHARLOTTE.

Mais, avec une chanoinesse !... car enfin, lorsque son oncle mourut, la princesse Amélie était abbesse de Remiremont...

LE BARON.

D’où, certes, elle ne s’attendait guères à sortir, pour prendre rang parmi les princes souverains d’Allemagne !... Mais le jeune Ferdinand, qui devait hériter de son père, était mort avant lui, et la couronne revenait de droit à la princesse Amélie, oubliée au fond d’un cloître de Lorraine... Elle était jeune encore...elle était belle... On se rappela bien vite sa bonté, sa grâce si touchante ! Ce fut un cri de joie dans toute la principauté... où elle fut reçue avec un enthousiasme...

CHARLOTTE.

Un peu commandé...

LE BARON.

Oui... on y aide toujours... cela fait bien !... Quant à moi, en la revoyant, je ne pus retenir mes larmes ; je fondis, c’est le mot... je fondis !...

CHARLOTTE.

Et moi aussi... vous me l’aviez ordonné... pour nous faire remarquer de la princesse... Mais tout le monde fondait, comme nous, et la princesse ne remarqua personne !

LE BARON.

Ah ! voilà le mal... il y a tant d’intrigants à cette petite cour ! C’est pour cela que j’aurais voulu être envoyé à l’abbaye de Remiremont... pour porter, à la chanoinesse, l’heureuse nouvelle de la mort de son oncle... Elle m’aurait vu le premier... Le premier homme que voit une chanoinesse, qui n’a pas l’habitude de ces sortes de choses, doit tout de suite lui faire quelque effet.

Air de Turenne.

Surtout quand il est noble ; aimable,
Fort bien... je le dis sans orgueil...
Dans une rencontre semblable,
J’étais certain d’un bon accueil ;
Mon sort dépendait d’un coup d’œil.

CHARLOTTE.

Quel avantage, alors, était le vôtre !...
On aime toujours le nouveau...
Et le premier paraît d’autant plus beau
Qu’on n’en a pas encor vu d’autre !...

LE BARON.

C’était une chance.

CHARLOTTE.

Oui ; mais tout le monde voulait y aller, parce que tout le monde se croit joli garçon... comme vous.

LE BARON.

Flatteuse !...

CHARLOTTE.

Et ce fut pour vous mettre tous d’accord qu’on y envoya M. Edgard de Limberg.

LE BARON.

Edgard de Limberg, oh ! lui, il n’y avait pas de danger ! Le secrétaire intime du prince... un jeune homme de rien... assez mal... qui rit toujours... et qui n’a pas plus d’ambition que... mon valet de chambre...

CHARLOTTE.

Et, pourtant, vous cherchez à le gagner.

LE BARON.

Il peut être utile... Je lui offrirai mon amitié.

CHARLOTTE.

On pourrait même lui offrir mieux que ça : une alliance... quoiqu’il soit bien peu né.

LE BARON.

S’il refuse de me servir, je le ferai sauter.

CHARLOTTE.

Mais la princesse ?...

LE BARON.

Il faut qu’elle se marie dès qu’elle sera dégagée de ses vœux, tout l’électorat le désire, ses ministres l’en prient, et je crois que le mariage lui sera personnellement agréable.

CHARLOTTE.

Oh ! ça, c’est toujours agréable... Et vous pensez ?...

LE BARON.

Chut !...

Il va regarder vers le fond et revient à la gauche.

Écoutez-moi, ma chère. J’ai de l’esprit... de la figure... oui, le grand-maître des monnaies me disait l’autre jour, avec intention : « Baron, votre tête ferait très bien sur une pièce d’or... cela lui donnerait de la valeur. »

CHARLOTTE.

L’or ?

LE BARON.

Non, la tête. Ajoutez à cela que, chevalier d’honneur de la princesse, je ne la quitte jamais.

CHARLOTTE.

Croyez-vous que ça l’amuse ?

LE BARON.

J’aime à le croire... elle n’a pas l’air, mais j’aime à le croire... J’éloigne adroitement tous les ambitieux, qui pourraient me faire concurrence...

CHARLOTTE.

Et moi, je vous aiderai, à condition que vous ferez renvoyer toutes ces béguines que madame a amenées avec elle... à commencer par cette demoiselle Mathilde, sa protégée...

LE BARON.

Qui doit lui succéder au chapitre de Remiremont !...

CHARLOTTE.

Une petite sotte... qu’on trouve jolie !... Je ne peux pas la souffrir !...

La Princesse paraît, au fond, accompagnée de quelques dames.

LE BARON.

Silence ! La princesse, avec sa cour intime.

 

 

Scène II

 

MATHILDE, AMÉLIE, LE BARON, CHARLOTTE

 

AMÉLIE, au fond, congédiant les dames.

Allez, mesdames ; laissez-moi avec ma chère Mathilde.

Les dames se retirent.

CHARLOTTE, bas.

Avec sa chère Mathilde !

LE BARON.

Silence, ma nièce.

AMÉLIE.

Oui, Mathilde, il le faut ; vous partirez demain avec vos compagnes...

MATHILDE, soupirant.

Demain !... Je partirai, madame.

AMÉLIE.

Baron d’Anglure, vous donnerez des ordres.

LE BARON.

Votre altesse sera obéie.

CHARLOTTE.

Ah ! ces dames retournent à Remiremont ?...

À part.

Tant mieux !

Haut.

Mlle Mathilde... chère amie !... je suis désolée !... Mais, en effet, il y a une si grande différence entre la cour et le couvent !

AMÉLIE.

Mais non, pas trop... Des flatteries bien perfides, des amitiés bien douteuses, des jalousies, des querelles et des caquets... C’est absolument la même chose.

LE BARON.

Ah ! ah ! ah ! c’est bien vrai ! c’est...

Elle le regarde ; il change de ton.

Voici des dépêches que j’allais remettre à votre altesse !... C’est du prince du Hombourg... dont la principauté touche à la vôtre. Une demande en mariage...

AMÉLIE.

C’est la trente-cinquième !

MATHILDE.

Trente-cinq !...

CHARLOTTE.

Il y a du choix, au moins.

LE BARON.

En songeant aux droits et à l’équilibre des états... de l’Europe...

AMÉLIE.

Oui, voilà mon sort !

Air :

Trop heureuse, dans sa candeur,
La pauvre fille de village,
Qui ne consulte que son cœur
Quand il s’agit de mariage ;
Mais, lorsqu’on règne et que l’on veut aimer,
De politique il faut qu’on s’enveloppe,
Et bien songer, avant de l’enflammer,
À l’équilibre de l’Europe !

LE BARON, riant.

Ah ! charmant !

AMÉLIE.

Il faut pourtant que je choisisse ; dès que le bref sera venu de Rome, je n’aurai plus de prétexte pour retarder encore. Voyons, conseillez-moi, aidez-moi à sortir d’embarras...

Mathilde avance un fauteuil, la Princesse s’assied : vient ensuite Charlotte, puis le Baron.

Qu’en pensez-vous, Mlle Charlotte ?

LE BARON, bas à Charlotte, tandis qu’elle passe auprès de la Princesse.

Hum ! hum ! poussez.

AMÉLIE.

Ne l’influencez pas, M. le baron.

LE BARON.

Je n’ai rien dit.

CHARLOTTE.

Oh ! je pense... de moi-même, madame... qu’on ne peut guères juger les gens à distance... Quant à moi, je n’ai jamais aimé de confiance... j’ai voulu voir de près.

AMÉLIE, souriant.

Cela vous est-il arrivé souvent ?

LE BARON, bas.

Vous parlez trop !

CHARLOTTE.

Permettez... c’est-à-dire... je me suis dit que je voudrais voir de près...

LE BARON, bas.

Ne dites plus rien.

AMÉLIE.

Et vous, Mathilde, votre avis ?

MATHILDE.

Moi, madame, qui n’ai pas l’expérience de mademoiselle...

CHARLOTTE.

Plaît-il ?

LE BARON.

Silence, ma nièce !

MATHILDE.

Je pense qu’il est impossible qu’une princesse ne donne pas un peu au hasard... dans un mariage diplomatique... À qui se fier pour juger un prince... étranger ?... à la peinture ?...qui embellit toujours le modèle... aux courtisans ? qui lui trouvent toujours de l’esprit... Reste le cœur... c’est un secret qu’il ne dit qu’à sa femme... Il faut donc choisir... à-peu-près... et s’en rapporter, du reste, à Dieu... qui protège votre altesse.

AMÉLIE, rêveuse.

Cela est triste, savez-vous !... Être moins libre que le dernier de ses sujets... qui peut accorder sa main... à qui lui plaît... qui peut s’abandonner au sentiment qu’il éprouve... et prendre, où il est, le bonheur qu’il a rêvé !...

LE BARON, à part.

Je crois qu’elle me regarde !

AMÉLIE.

N’est-ce pas, M. le baron ?

LE BARON, passant auprès de la Princesse.

Sans doute, madame... il serait bien près... on éprouverait bien moins... et... parce que...

AMÉLIE.

Ce n’est pas clair du tout, ce que vous me dites-là...

LE BARON.

D’ailleurs, une princesse peut toujours... Et, en l’absence d’un inconnu qu’elle ne saurait juger... s’il se trouvait là, près d’elle, sous sa main... Cela s’est vu !

AMÉLIE, se levant.

Continuez donc... À la bonne heure, voilà un avis...

LE BARON.

Ce n’est pas l’usage, mais ça s’est vu... Et si l’opinion de votre altesse...

AMÉLIE.

Oh ! moi, M. le baron, je n’ai pas d’opinion... j’ai un cœur à donner... et il m’embarrasse beaucoup !...

LE BARON.

Vous trouveriez aisément à vous en défaire... Ah ! ah ! ah ! c’est spirituel.

AMÉLIE, à part.

Qui donc m’aimera pour moi... pour moi seule ?...

Au Baron.

Remettez cette nouvelle demande à mon secrétaire... M. Edgard de Limberg...

LE BARON.

Il n’est pas au palais, madame.

AMÉLIE.

Mais il doit y être... je ne lui ai pas permis de s’éloigner...

MATHILDE.

Il faut le faire appeler.

LE BARON.

Il s’est absenté... Il s’absente souvent...

CHARLOTTE.

Il a des raisons, m’a-t-on dit.

AMÉLIE.

Quelles raisons ?... Vous souriez... M. le baron...

LE BARON.

Pardon, madame ; il est des choses que votre altesse doit ignorer.

AMÉLIE.

Je ne veux rien ignorer !

MATHILDE, qui regardait vers le fond.

Votre secrétaire intime, madame.

 

 

Scène III

 

MATHILDE, AMÉLIE, EDGARD, LE BARON, CHARLOTTE

 

AMÉLIE, sévèrement.

M. Edgard, approchez... Je vous ai fait appeler ce matin... Où étiez-vous ?...

EDGARD, étonné.

Madame...

AMÉLIE, plus vivement.

Où étiez-vous ?

EDGARD.

J’ai cru que mon service...

AMÉLIE, avec dépit.

Votre service doit vous retenir près de nous, toujours... j’avais un ordre à vous dicter... en faveur du baron !

LE BARON.

Ah ! madame !...

AMÉLIE.

Mais quelques soins plus importants, sans doute...

EDGARD.

Pardon, madame... je me suis éloigné pour rejoindre une personne qui m’attendait...

AMÉLIE.

Vous avez eu tort.

EDGARD.

Un ami, que je n’avais pas vu depuis l’université d’Iéna...

AMÉLIE.

Ah ! un ami... de l’université ?... c’est bien différent !... un ami ! On se doit un peu à ses amis, n’est-ce pas, baron ?

LE BARON.

Toujours, altesse... c’est d’un grand sens... toujours.

AMÉLIE.

Et cet ami ?...

EDGARD.

Est fort ambitieux... car il me demandait une faveur, qui ne dépend pas de moi.

AMÉLIE.

Et cette faveur... c’est ?...

EDGARD.

C’est de vous être présenté, madame.

LE BARON.

En effet, c’est d’une audace...

AMÉLIE.

Que je pardonne bien volontiers...

Allant vers Charlotte, tandis qu’Edgard salue Mathilde.

Est-ce l’usage, à la cour, qu’une femme se fâche quand on désire la connaître, Mlle Charlotte ?

CHARLOTTE.

C’est selon l’ambitieux.

AMÉLIE.

Eh bien ! moi, quel qu’il soit... il me semble qu’il y a, dans sa demande, un empressement qui doit me flatter un peu... et j’aime assez à être flattée... Ah ! c’est votre faute, baron, vous m’avez gâtée...

À Edgard.

Vous me présenterez votre ami, M. Edgard...

EDGARD.

Il se trouve là... dans le parc... sur le passage de votre altesse.

AMÉLIE.

C’est bien... Suivez-moi, M. le baron... Mathilde...

Mathilde, en passant devant Edgard, laisse tomber son gant. Le Baron s’élance pour le ramasser.

LE BARON.

Votre gant !

MATHILDE, effrayée.

Ah !

EDGARD, se précipitant.

Permettez... Il le ramasse.

LE BARON.

Eh ! mais, M. de Limberg, je vous trouve bien hardi, quand je me présente pour relever le gant de mademoiselle...

EDGARD.

De mademoiselle ?... Ah ! j’ai cru que c’était celui de son altesse... et c’est un honneur que je ne cèderais à personne !...

LE BARON.

Mon rang et ma charge à la cour...

EDGARD.

Si son altesse me pardonne cette audace...

AMÉLIE.

L’audace d’avoir cru ramasser mon gant ?... Oui, sans doute... Que voulez-vous, baron, il fallait être plus leste !

EDGARD, après avoir retiré une lettre qu’il cache, remet le gant au Baron.

Mais du moment que c’est le gant... de Mlle Mathilde, M. le baron... je respecte vos privilèges...

MATHILDE, recevant son gant de la main du Baron.

Mille grâces, M. le baron.

LE BARON, bas à Charlotte.

Il faut le gagner à tout prix !

CHARLOTTE, de même.

Il sera cher !... mais, pour vous on se résignera...

Henri paraît au fond, Edgard va au-devant de lui et le présente à la Princesse.

 

 

Scène IV

 

CHARLOTTE, LE BARON, HENRI, EDGARD, AMÉLIE, MATHILDE

 

EDGARD.

Permettez-moi, madame, de présenter à votre altesse, M. le comte Henri...

LE BARON, à part.

Quelque intrigant comme lui.

AMÉLIE.

Soyez le bien venu dans cette principauté, M. le comte. Vous êtes Allemand ?

HENRI.

Oui, madame, du duché de Hombourg.

AMÉLIE.

Votre jeune prince était naguères en Italie... il aime à voyager... en philosophe.

LE BARON, riant.

Oui, un original, qui...

Amélie le regarde, il prend son sérieux.

HENRI.

On annonce son retour, madame...

AMÉLIE.

S’il remarque votre absence de sa cour, ne nous reprochera-t-il pas de lui enlever ses sujets ?

HENRI.

J’ai ouï dire, madame, qu’il voulait vous les céder tous.

AMÉLIE.

Ou me prendre les miens.

HENRI.

Quant à moi, c’est à vos pieds, madame, que je vous remercie de l’honneur que je reçois...

AMÉLIE.

Remerciez votre ami, M. Edgard de Limberg... je m’intéresse beaucoup à ceux qu’il protège ; je ne dois pas moins à son dévouement...

Elle s’éloigne suivie de Mathilde ; le Comte la suit quelques pas. Le Baron et Charlotte qui ont d’abord remonté, reviennent près d’Edgard, l’un à droite, l’autre à gauche.

LE BARON, bas.

M. de Limberg... il faut que je vous parle... ici.

EDGARD.

M. le baron... j’y serai.

CHARLOTTE, de même.

Et moi aussi.

EDGARD.

Ah !... j’aime mieux cela.

 

 

Scène V

 

EDGARD, HENRI

 

EDGARD.

Quel air mystérieux !... Qu’ont-ils donc ?... Eh ! que m’importe ?... Cette chère Mathilde ! j’ai sa lettre... Parlez-moi de ces innocentes, pour avoir des moyens audacieux !... Le baron plus leste, et tout était perdu !...

HENRI, au fond, suivant la Princesse des yeux.

Elle est fort bien !

EDGARD.

Charmante ! une grâce, une candeur !... C’est à en perdre la tête !... et dire qu’on veut la renvoyer à son abbaye.

HENRI, descendant.

La princesse !...

EDGARD.

La pr... pardon ! nous ne nous entendons pas... je vois que c’est la princesse qui vous occupe...

HENRI.

On m’avait beaucoup parlé d’elle ! elle paraît aimable !...

EDGARD.

Ordinairement, oui ; mais, depuis quelque temps, c’est un mélange de douceur et de sévérité, de tristesse et d’enjouement... C’est ce qu’on appelle des caprices... elle en a beaucoup... Que voulez-vous ? une princesse, qui a passé par le couvent... cela doit compter double !

HENRI.

Elle a confiance en vous... son secrétaire intime...

EDGARD.

C’est selon... tantôt elle a l’air boudeur, elle ne me parle pas... elle me regarde à peine... tantôt elle se rappelle, avec bonté, que je suis le premier, de cette cour, qui fut présenté, lorsqu’arrivé à franc étrier, je lui remis le testament de son oncle qui l’appelait à lui succéder... Quel beau jour ! quelle joie ! quelle révolution dans ce vieux cloître ! Mme la chanoinesse devenue princesse souveraine !... Les cloches sonnaient à pleines volées... C’étaient de tous côtés des chants d’actions de grâces... et des festins !... On vit très bien dans les couvents... Toutes ces dames l’embrassaient... toutes voulaient m’embrasser...

HENRI.

Et vous les embrassiez !

EDGARD.

Les jeunes... oui !... toutes espéraient faire partie de la nouvelle cour... mais elle n’emmenait avec elle que quelques jeunes filles, sa compagnie habituelle... entr’autres, la plus jolie de toutes... Mlle Mathilde, une Française qui était là, tout à l’heure, près d’elle...

HENRI.

Une de celles que vous avez embrassées ?

EDGARD.

Oh ! celle-là, je l’ai embrassée deux fois... et je voudrais bien recommencer... mais la princesse n’entend pas raison sur ce point... Elle veut que les jeunes filles qui l’entourent soient sages, très sages... elle n’est pas encore faite aux habitudes de la cour...

Henri est remonté vers le fond, il regarde dans les jardins.

Mais vous ne m’écoutez pas... vos yeux sont toujours de ce côté.

HENRI, descendant à la gauche.

Moi ?... non...

EDGARD.

Est-ce que, par hasard, vous seriez amené ici par le désir de plaire à quelqu’un ?

HENRI.

Oh ! quelle idée !...

EDGARD.

Pourquoi pas, M. le comte ? vous êtes un peu aventureux... Je me rappelle qu’à Iéna... vous vous enflammiez pour toutes les jolies filles de l’université...

HENRI.

Que vous me disputiez.

EDGARD.

Moi, qui n’étais pas comte !... mais là, tous le hommes sont égaux.

Air d’Yelva.

Ces complaisantes demoiselles,
Anges de l’université,
Savent faire régner chez elles
Une parfaite égalité.
(bis)
Là le beau feu qui vous consume
Confond rangs et distinctions,
Et l’Amour, grâce à son costume,
Ne porte pas de décorations.

HENRI.

Il suffit d’être jeunes, nous l’étions...

EDGARD.

Gentils garçons... nous le sommes...

HENRI.

Modestes...

EDGARD.

Nous le serons... plus tard. Ah ! ça, vous aimez donc ?...

HENRI.

Personne, je vous assure !...

EDGARD.

Si fait !... moi, je vous les permets toutes... hors une !...

HENRI, riant.

La princesse ?... Oh ! elle n’aurait pas des yeux pour moi.

EDGARD.

Pourquoi pas ?... Une princesse bien élevée a des yeux pour tous les jeunes officiers de sa cour... quand ils ont votre air et votre tournure... et la nôtre surtout... Un cœur tendre, qui a mûri dans les privations du cloître... quel arriéré de bonheur elle se doit !... Mais ceci, c’est de la politique... et je ne m’en mêle pas !... Car, savez-vous qu’il n’eût dépendu que de moi de me faire, de ma position, un moyen de fortune ?... Oui, le ministre de Hombourg, pendant que le prince voyage en Italie, a voulu me séduire... Il m’a fait offrir la faveur de son maître, des titres, des pensions, que sais-je ?... si je voulais favoriser leur projet d’alliance avec son altesse... Il paraît que le prince était à l’université d’Iéna en même temps que nous... Vous rappelez-vous un prince de Hombourg ?... ça doit être lourd comme son nom.

HENRI, riant.

Oui, oui... mais je n’ai pas la moindre idée... Et vous avez refusé ?

EDGARD.

Tout !... Je ne servirai que vos amours... Si vous aimez une de nos jeunes filles... Vous devez être un bon parti ?

HENRI.

Mais oui... assez bon.

EDGARD.

Voilà l’avantage que nous avons, nous autres qui ne sommes que de petits gentilshommes, nous pouvons étudier, d’avance, sur place, les caractères... et mieux que cela !... les princes ne s’en aviseraient pas.

HENRI, riant.

Oh ! non, certes !...

EDGARD.

Ils sont trop simples, pour ça !

HENRI.

Vous avez bien raison.

EDGARD.

Et, quand vous aurez fait votre choix... quand vous aurez connu un cœur...

HENRI.

Un cœur, le pourrai-je ?... vous ne me trouvez pas l’air simple, ridicule ?...

EDGARD.

Mais non... pas trop... du courage !... ici, nous avons des cœurs... de deux espèces... à choisir... 1°les cœurs de l’ancienne cour... pour en trouver des cruels, il faudrait avoir la main bien malheureuse... Je les ai beaucoup étudiés, en détail et en particulier... 2° les cœurs du couvent !... c’est autre chose ! pour ceux-là, il faut la croix et la bannière... Mais enfin, on y arrive ! Je le sais par expérience... et Mathilde...

HENRI.

Mathilde !... Elle s’appelle Mathilde ?...

EDGARD.

Charmant, n’est-ce pas ?... C’est la première que j’aime de ce nom-là... C’est un ange ! Elle a mon cœur... mes serments... Voilà celle que je vous interdis.

HENRI.

Elle vous aime ?

EDGARD.

Elle n’aime que moi... mais, chanoinesse, elle doit rentrer au cloître ; à cet égard, la princesse est inexorable... Elle ne la laisse pas s’éloigner d’elle une minute, ce qui gêne beaucoup les amours ! Par bonheur, les dépêches que la princesse attend de Rome, et qui doivent la relever de ses vœux, annuleront en même temps ceux de Mathilde !... Je l’espère !... oui, j’ai joint, frauduleusement, cette demande à l’autre... et, une fois que la réponse sera arrivée, il faudra bien qu’on nous pardonne...

HENRI, étourdiment.

À charge de revanche... Pour vous, que puis-je faire ? Si j’écrivais à Rome, je pourrais hâter votre bonheur ?

EDGARD, le regardant en riant.

Vous ?...

HENRI, se reprenant.

Oh ! j’ai là quelques amis sans conséquence... Mais adieu, je vous laisse. J’ai entendu parler des jardins de cette résidence... je vais les visiter.

EDGARD.

Je vous comprends... vous espérez y trouver quelque fleur à cultiver ! Allez ! allez... mais surtout prenez à droite... ce n’est pas le côté de la princesse.

HENRI.

Ah ! merci !...

Il gagne la droite.

EDGARD.

Et si vous faites quelque rencontre heureuse... vous me le direz.

HENRI, prêt à sortir.

C’est cela !... nous nous conterons nos espérances... nous parlerons de nos amours, de nos conquêtes !

EDGARD.

Comme à l’université...

HENRI.

Où vous me les souffliez toutes !...

Il sort en riant.

 

 

Scène VI

 

EDGARD, seul

 

Ah ! ah ! ah !... Pauvre comte ! Il serait plaisant qu’ici... Allons donc ! et ma chère petite Mathilde !... Voyons sa lettre, maintenant que je suis seul...

Regardant autour de lui.

Personne !...

Il s’assied à droite et lit.

« On est souvent irrité contre vous ; vous touchez « à une disgrâce... »

S’interrompant.

Ah ! diable ! et pourquoi ?...

Lisant.

« Il faut absolument que je vous voie, seul, aujourd’hui... ce soir. »

S’interrompant.

Cher ange ! je ne demande pas mieux !...

Lisant.

« J’ai tant de choses à vous dire !... »

S’interrompant.

Et moi donc !...

Lisant.

« Mais en quel endroit ?... à quelle heure ?... et comment nous concerter ?... Nous ne pouvons nous parler que devant la princesse... »

S’interrompant.

Des yeux ! comme c’est commode !...

Lisant.

« Eh bien ! convenons d’un chiffre qui la trompe... Toutes les paroles que je dirai, en ouvrant mon éventail, vous seront adressées, et celles que vous direz en jouant de votre gant, seront pour moi seule... »

S’interrompant et se levant.

Voyons, voyons, ceci est de la haute politique... en pantomime...

Relisant.

« Toutes « les paroles que je dirai, en ouvrant mon éventail, vous seront adressées... tout ce que vous direz, en jouant avec votre gant, sera pour moi seule... ».

S’interrompant.

Bonne petite chanoinesse ! comme le couvent donne de l’esprit aux filles !... Essayons un peu... la princesse est là, entre nous... Mathilde ouvrant son éventail...

Il prend son chapeau pour figurer l’éventail.

« Je ne suis heureuse que lorsque je vous vois... » et, en fermant l’éventail... « Quand je vous vois heureuse, princesse !... » Alors ! tirant mon gant... « Ce sentiment est partagé par moi ! » et, laissant mon gant au repos... « Comme par tous ceux qui entourent votre altesse ! » L’Éventail... « Je vous aime tant, princesse !» Le Gant : Ma vie est à vous, altesse !... » L’Éventail... le Gant... Délicieux ! le moyen pourrait, au besoin, servir devant un mari... Ah ! ah ! décidément il n’y a que les femmes pour imaginer ces choses là !...

Baisant la lettre.

Cher petit ange !...

 

 

Scène VII

 

CHARLOTTE, qui reste d’abord dans le fond, EDGARD, LE BARON

 

LE BARON.

Avec quelle chaleur, M. de Limberg, vous embrassez ce billet.

EDGARD, sans voir Charlotte.

Billet d’amour, baron !

LE BARON.

Ah ! vous êtes amoureux ?...

EDGARD, gaiment.

Ma foi ! oui... cela m’est permis... cela n’est pas un de vos privilèges.

LE BARON.

Non, vraiment...vous aimez quelque petite bourgeoise ?

EDGARD.

Fi donc !... je ne me mets pas en frais pour si peu...

LE BARON.

Une dame de la cour ?

EDGARD.

La plus jolie, la plus spirituelle, la plus...

CHARLOTTE, s’avançant de l’autre côté.

Voilà qui n’est pas galant, pour les autres !

EDGARD.

Ah ! pardon, mademoiselle... je n’ai nommé personne.

CHARLOTTE.

Alors vous compromettez tout le monde.

EDGARD.

Vous croyez-vous compromise ?... je veux bien... on s’arrange.

LE BARON.

On aime quelquefois... sans être aimé.

EDGARD.

C’est peut-être votre habitude ; mais j’en ai une autre.

LE BARON.

Je conçois... vous vous absentez souvent... et de tendres rendez-vous...

EDGARD, étourdiment, montrant sa lettre.

J’en ai un.

CHARLOTTE.

Pour aujourd’hui ?

EDGARD, de même.

C’est possible.

LE BARON.

Pour ce soir ?

EDGARD, de même.

Pour ce soir...

Se reprenant, à part.

Ah ! diable !...

LE BARON.

Mon Dieu ! il n’y a pas de mal... vous parlez devant un ami.

CHARLOTTE.

Devant deux amis !

EDGARD, de l’air de doute.

J’y compte !

LE BARON.

Du moins, cela ne dépend que de vous.

EDGARD.

Ah ! bah !... Et que faut-il faire pour cela, M. le baron ?

LE BARON.

Eh ! mais, vous savez... vous entendre avec moi.

EDGARD.

J’aimerais mieux que ce fût avec mademoiselle.

CHARLOTTE, minaudant.

Cela n’empêche pas.

LE BARON.

Nous aider à faire échouer toutes les prétentions matrimoniales des princes étrangers.

EDGARD.

Pour favoriser... qui donc ?

LE BARON, souriant.

Hé ! hé ! hé !

CHARLOTTE.

Il me semble qu’il y a autour de son altesse des personnes... d’un sang...

EDGARD.

Ah ! oui... je crois y être... des seigneurs ?...

LE BARON.

Qui sont du bois dont ont fait les souverains.

EDGARD.

Oui...

À part.

quand on les fait de bois !...

LE BARON.

Je ne nomme personne... mais vous êtes en position... par votre place, qui vous livre l’oreille de son altesse.

CHARLOTTE.

De servir certains projets...

LE BARON.

Il y va de votre fortune !...

CHARLOTTE.

On ne regarderait pas à la récompense...

EDGARD, la regardant.

Comment l’entendez-vous ?...

LE BARON.

Demandez !...

EDGARD, à Charlotte.

Je serais peut-être trop exigeant...

CHARLOTTE.

Monsieur...

À part.

Je crois que je m’y ferais !...

LE BARON, bas à Edgard, montrant Charlotte.

À marier... comme moi.

EDGARD.

Ah !... bien !...

LE BARON.

Nous nous comprenons parfaitement !...Soyez franc... c’est la paix ou la guerre !...

EDGARD.

Ah !... M. le baron, nous ne plaisantons plus !

LE BARON.

Je ne plaisante jamais !...

CHARLOTTE.

C’est un complot...

EDGARD.

Dites une intrigue... qui placerait M. le baron au pouvoir... et peut-être mieux encore...

LE BARON.

Eh bien ! oui... j’ai des chances... la princesse le désire !

CHARLOTTE.

C’est évident.

EDGARD.

Vous croyez !

LE BARON.

Et mes nombreux amis...

CHARLOTTE.

Auxquels vous pouvez vous joindre...

LE BARON, devenant pressant.

Eh bien ?

CHARLOTTE, de même.

Eh bien ?

EDGARD.

Eh bien ! n’y comptez pas !...

LE BARON.

Monsieur !... prenez garde !...

CHARLOTTE.

Vous vous perdez !...

EDGARD.

C’est possible !... Mais... je n’intrigue jamais... que pour mon compte, mademoiselle !...

Air : À soixante ans, etc.

LE BARON.

Avant d’oser une telle imprudence,
Il faut, mon cher, regarder à deux fois.
Vous êtes trop... jeune, je pense,
Pour l’emporter sur un homme de poids.

EDGARD.

Tout mon esprit ne pèse pas une once,
Soit !... Je rends grâce à ma légèreté...
De la balance à chacun son côté...
Voyez : bientôt l’homme de poids s’enfonce,
Mais l’homme léger a monté.

LE BARON, furieux.

Vous voulez donc que je vous écrase, mon petit secrétaire !...

EDGARD, riant.

Je me défendrai, je vous en préviens, mon gros baron.

CHARLOTTE.

Vous êtes bien audacieux !

EDGARD, avec galanterie.

Ah !... pas autant que je le voudrais.

Air : C’en est trop. – (Philippe.)

LE BARON, CHARLOTTE.

C’en est fait ! imprudent !
Redoutez ma vengeance !
De vous, c’est à présent
La guerre qu’on attend !

CHARLOTTE.

Au jour de la puissance
Vous aurez des regrets !...

LE BARON.

À moi, trop tard, je pense,
Vous reviendrez...

EDGARD.

Jamais !

Reprise ensemble.

Charlotte et le Baron sortent par le fond.

 

 

Scène VIII

 

AMÉLIE, EDGARD

 

AMÉLIE, entrant par la gauche et regardant le Baron s’éloigner.

Qu’a donc M. le baron ?... quel trouble !... quel air furieux !...

EDGARD.

Nous causions... politique.

AMÉLIE.

Il s’agissait ?...

EDGARD.

De votre mariage, madame.

AMÉLIE.

Ah ! oui, on s’en occupe beaucoup... on me presse de prendre un parti...

EDGARD.

Tout le monde vous en prie !...

AMÉLIE.

Tout le monde... j’aimerais mieux que quelqu’un parlât avec franchise... une seule personne... un ami... mais je n’en ai pas, moi ; je n’ai que des flatteurs !...

EDGARD.

Ah ! madame...

AMÉLIE.

Pardon... pardon, M. de Limberg... vous m’êtes attaché... J’aime à le croire...

EDGARD.

Ah ! pourriez-vous douter d’un dévouement ?...

AMÉLIE.

J’en suis sûre !... je viens d’apprendre de vous, tout à l’heure, des choses dont j’ai été vivement touchée.

EDGARD.

De moi !...

AMÉLIE.

Oui ; j’ai vu votre ami, ce jeune étranger... il vous aime beaucoup... D’ailleurs, vous êtes mon secrétaire, intime... mon confident... et, voyons, sur ces projets de mariage, approchez-vous donc !... je veux savoir votre avis.

EDGARD.

Il doit être celui de votre altesse...

AMÉLIE.

Oh ! le mien... est-ce que je suis libre d’en avoir un ?... Est-ce qu’il m’est permis de consulter mon cœur ? et si j’aimais quelqu’un, à ma cour, ne faudrait-il pas étouffer ce sentiment là... comme une erreur... comme une faute, peut-être !

EDGARD, à part.

Ah ! mon Dieu !... est-ce que le baron aurait dit vrai ?

AMÉLIE.

Qu’en dites-vous ?...

EDGARD.

Je dis... qu’heureusement à peine sortie du couvent qui vous séparait du monde... votre altesse est encore maîtresse de son choix !...

AMÉLIE.

Oui... sans doute...

Souriant.

vous ne croyez pas, vous, M. de Limberg, à ces passions, romanesques, à ces coups de sympathie dont ces dames parlent un peu follement ?

EDGARD.

Je crois à l’amour, madame.

AMÉLIE.

Ah !...

Après un silence.

le conseil veut absolument que je fasse un choix... parmi ces princes étrangers... que je ne connais pas, que je n’ai jamais vus...

EDGARD.

C’est peut-être ce que la raison exige !

AMÉLIE.

Vous croyez ?

EDGARD.

L’intérêt de l’état...

AMÉLIE.

Et le mien ?... et mon bonheur ?... Vous êtes comme les autres, vous vous n’y pensez pas... que vous importe !

EDGARD.

Ah ! madame, pour l’assurer je donnerais ma vie.

AMÉLIE.

Merci !... Mais, quoi ! s’il se trouvait quelqu’un, près de moi... dont le cœur eût compris le mien...

EDGARD, à part.

C’est cela !...

Haut.

Serait-il assez noble ?...

AMÉLIE.

Oh ! qu’à cela ne tienne... ma main anoblit.

EDGARD.

Qui donc aurait assez d’ambition pour lever les yeux jusqu’à vous... pour vous avouer !...

AMÉLIE.

Ah ! il y a tant d’ambitieux !... Je ne parle pas pour vous... je sais que vous ne l’êtes pas... pas assez peut être... mais mon oncle, en vous léguant à moi, m’a recommandé votre fortune, et...j’y songe. Il vous aimait ?

EDGARD.

Oui, madame.

Air : Un Matelot.

Dans un combat, en lui sauvant la vie,
Mon brave père avait trouvé la mort ;
Ma mère, hélas ! bientôt me fut ravie...
Pauvre orphelin, il veilla sur mon sort.
Depuis ce jour jusqu’à l’heure dernière,
À mon bonheur sans cesse il a pensé...

AMÉLIE.

De son pouvoir, de sa dette... héritière,
J’achèverai ce qu’il a commencé.

EDGARD.

Madame, je ne veux d’autre prix de mon zèle que cette confiance dont vous m’honorez.

AMÉLIE.

Non... Vous avez de la naissance... du talent... et...

Se reprenant.

Mais de quoi parlions-nous ? J’oubliais...

EDGARD.

De vos projets de mariage, madame.

AMÉLIE.

Ah ! oui... Dites-moi... s’il se trouvait quelqu’un de mes sujets... qui fixa mon choix... croyez-vous que je fusse désavouée ?

EDGARD.

Madame, vous êtes libre !... et, sans murmurer...

AMÉLIE.

Ce n’est pas assez...je veux qu’on m’approuve.

EDGARD.

Ah !... c’est que... il y a telle personne...

AMÉLIE.

Que voulez-vous dire ?

EDGARD.

Le baron m’a fait entendre...

AMÉLIE.

Quoi ?...

EDGARD.

Mais, devant le choix de votre altesse... je dois me taire...

AMÉLIE.

Il vous a donc nommé quelqu’un ?...

EDGARD.

Pardon !...

AMÉLIE.

Qui donc ? Parlez, je le veux !...

EDGARD.

Mais, lui-même, madame.

AMÉLIE, étonnée.

Le baron !...

EDGARD.

Il ne cache pas ses projets, ses espérances...

AMÉLIE, riant.

Le baron !...

EDGARD.

Il se croit aimé...

AMÉLIE, éclatant.

Le baron !... Ah ! ah ! ah !...

EDGARD, avec joie.

À la bonne heure !

AMÉLIE.

C’est délicieux !... Ah ! ah ! ah !...

EDGARD, éclatant.

Ah ! ah ! ah !...

 

 

Scène IX

 

MATHILDE, AMÉLIE, LE BARON, EDGARD

 

LE BARON.

Madame...

Apercevant Edgard, à part.

Ah ! c’est lui...

À Amélie.

Je venais...

AMÉLIE, se contenant.

Bien à propos... Nous parlions de vous...

LE BARON.

De moi ?...

EDGARD.

Mon Dieu ! oui, M. le baron...

AMÉLIE.

Et vous arrivez juste... Ah ! ah ! ah !...

Edgard rit aussi.

LE BARON, étonné.

J’arrive juste ?...Ah ! ah ! ah !... C’est original !...

À part.

De quoi rit-elle ?...

Éclatant.

Ah ! ah ! ah !...

AMÉLIE.

Vous avez des idées... charmantes !

LE BARON.

Quelquefois !

EDGARD.

M. le baron est un des politiques les plus profonds...

LE BARON.

Je m’en flatte, monsieur !

AMÉLIE, apercevant Mathilde, qui entre par la porte latérale de gauche, un portrait à la main.

Ah ! Mathilde... Qu’est-ce donc ? que tenez-vous là ?

MATHILDE.

C’est le portrait de votre altesse, que le joaillier de la cour vient de me remettre...

EDGARD.

L’ouvrage de ce peintre par qui toutes nos dames se sont fait peindre... après votre altesse.

LE BARON.

J’aurais bien voulu être à sa place... avant !

AMÉLIE, riant.

Ah ! c’est galant.

LE BARON, avec fatuité.

C’est spirituel... voilà tout.

AMÉLIE, prenant le portrait.

Donnez... Il a mis à ce portrait beaucoup de temps...

MATHILDE, agitant son éventail, et regardant Edgard.

Le temps qu’on mettrait à en faire deux...

Agitant plus fort.

Et comme j’étais toujours près de son altesse...

Plus fort.

il aurait pu faire le mien...

Avec impatience.

Comprenez-vous ?

LE BARON.

Parfaitement !

EDGARD, sans comprendre.

Qu’est-ce que ?...

Se rappelant.

Ah !...

À part.

l’éventail...

Il tire son gant.

LE BARON.

Deux portraits à-la-fois... cela eût été invraisemblable.

MATHILDE, avec l’éventail.

Cela est vrai !

EDGARD, jouant avec son gant, mais embarrassé.

On aurait pu désirer que... et puis... par ce que... deux heureux...

LE BARON.

C’est juste !

EDGARD.

Vous trouvez ?...

À part, et passant entre la Princesse et Mathilde.

Je n’y suis pas encore ; ça ne va pas, ça ne va pas.

AMÉLIE.

Il me paraît d’une ressemblance...

LE BARON, sans regarder le portrait.

Oh ! votre altesse est mieux...

AMÉLIE, présentant le portrait à Edgard.

Qu’en dites-vous, M. de Limberg ? Vous êtes un peu poète, un peu artiste... je tiens à votre avis...

EDGARD.

C’est vous-même, madame... vos regards si doux... cet air de bonté...

Mathilde lui glisse son portrait dans la main.

Ah !

AMÉLIE.

Qu’avez-vous donc ?

EDGARD.

Rien... c’est de la surprise, madame... Je conçois maintenant que le peintre ait mis, à ce portrait, le temps... qu’il faut pour en faire deux...

Jouant avec son gant.

trop heureux celui à qui il est destiné !...

MATHILDE, avec son éventail.

C’est une consolation... quand on attend.

LE BARON.

C’est ce que j’allais dire... trop heureux celui...

AMÉLIE.

Je le destine aux personnes que je puis aimer, du moins, tout à mon aise...

Le Baron s’avance. Étouffant un rire.

Ah ! ce n’est pas à vous, M. le baron... pas encore.

LE BARON.

Madame...

À part.

Je suis ému !

AMÉLIE, passant auprès de Mathilde, et lui donnant le portrait.

Tenez, Mathilde, vous le porterez au couvent, où je fus si longtemps heureuse.

LE BARON.

N’êtes-vous pas entourée, ici, d’une famille qui vous aime ?

EDGARD.

Oui...

Jouant avec son gant.

On vous aime... plus qu’on ne vous aima jamais au couvent.

À part.

Ça va !

AMÉLIE.

Vous croyez, M. de Limberg ?

MATHILDE, agitant son éventail.

Et, en ce moment... s’il fallait y retourner... au couvent...

EDGARD, même jeu.

Jamais !... je vous retiendrais... quand je devrais me faire tuer !...

AMÉLIE.

Oh ! cela n’ira pas si loin, je pense... Je connais votre dévouement... je sais ce que je puis attendre de vous... je suis contente... je n’y retournerai pas. Le bref qui me rend au monde doit arriver demain.

LE BARON.

Ah ! enfin !

EDGARD, agitant son gant.

Demain... vous pourrez parler...

AMÉLIE.

Peut-être. Allez, prévenez de ma part les ministres pour ce soir...

EDGARD, fait un pas et revient, agitant son gant.

Ah !... l’heure du rendez-vous ?...

Amélie le regarde ; il cesse.

du conseil, veux-je dire.

MATHILDE, avec l’éventail.

Cela se conçoit.

LE BARON.

M. de Limberg est préoccupé de certaines idées de rendez-vous !

AMÉLIE.

Vous dites ?

EDGARD.

Moi !... pas du tout !... L’heure où votre altesse se renferme avec leurs excellences.

AMÉLIE.

Neuf heures.

MATHILDE, agitant son éventait.

Neuf heures !

EDGARD, jouant avec son gant.

Neuf heures !

LE BARON.

L’heure ordinaire.

EDGARD, avec le gant.

Où donc, madame ?

AMÉLIE.

Mais, comme toujours... dans mon cabinet de travail.

MATHILDE.

Voilà ce que je ne puis comprendre !... se renfermer par un si beau temps...

Avec l’éventail.

lorsqu’on peut se promener...

EDGARD, jouant avec son gant.

Sous un bosquet du parc.

MATHILDE, de même.

Dans les parterres de son altesse...

EDGARD, de même.

Près du pavillon des fleurs !...

À part.

Ça va ! ça va !...

LE BARON, riant.

Pour parler d’affaires !... le lieu paraît bien choisi...

AMÉLIE.

Ce serait plus amusant... Mais une princesse doit savoir s’ennuyer !... Allez, M. de Limberg, et soyez à mes ordres... si je vous fais appeler.

EDGARD.

Madame, je vais obéir, et...

Jouant avec son gant.

je serai exact...

Il sort et rencontre Charlotte, qui entre par le fond, à gauche.

CHARLOTTE.

Vous sortez ?...

Riant.

Vous courez peut-être à votre rendez-vous ?

 

 

Scène X

 

MATHILDE, CHARLOTTE, AMÉLIE, LE BARON

 

AMÉLIE, vivement.

Encore !... quel rendez-vous ? que voulez-vous dire ?

CHARLOTTE.

Oh ! madame... c’est un secret.

AMÉLIE.

Un secret ? entre vous et M. de Limberg ?

LE BARON.

Et moi, madame... et... une autre personne.

MATHILDE, à part.

Ciel !

AMÉLIE.

Mais...

Souriant.

si c’est le secret de tout le monde... il peut être le mien... Parlez, ce rendez-vous ?

CHARLOTTE.

Madame... je ne sais... si je puis...

LE BARON.

Si cela doit compromettre...

AMÉLIE.

Qui donc ?

CHARLOTTE.

Une dame peut-être.

AMÉLIE.

Une dame ?

MATHILDE, tremblante.

Et effet, si...

AMÉLIE.

N’importe ! parlez, parlez... je le veux.

LE BARON.

Obéissez, Charlotte !

CHARLOTTE.

Mon Dieu ! une chose toute simple... c’est que, tout à l’heure, mon oncle et moi, nous avons surpris M. Edgard de Limberg baisant une lettre, avec transport...

LE BARON.

Une lettre d’amour...

AMÉLIE.

Ah ! c’était une lettre d’amour ?

CHARLOTTE.

Ça n’arrive qu’à ces lettres-là.

MATHILDE.

Vous l’avez lue ?

LE BARON.

Non, pas précisément... Mais, M. de Limberg nous l’a avoué...

AMÉLIE.

Il vous a dit ?...

CHARLOTTE.

Qu’il était aimé.

AMÉLIE.

Vous a-t-il nommé la personne, mon cher baron ?

LE BARON.

C’est une grande dame... une dame de la cour de votre altesse,

AMÉLIE.

Mais c’est très mal !... une intrigue... ici... dans mon palais... près de moi peut-être... Mais voilà qui est plus mal encore !... et c’est un scandale que je ne souffrirai pas...

LE BARON.

Je reconnais là cette haute raison de son altesse.

AMÉLIE.

M. le baron !... dites-lui... à cette personne... à cette femme... que je veux qu’elle parte, qu’elle s’éloigne... et qu’elle ne reparaisse jamais devant moi...

MATHILDE, à part.

Ah ! mon Dieu !

CHARLOTTE.

Madame... permettez...

AMÉLIE.

Allez-vous la défendre ?

CHARLOTTE.

Non... Dieu m’en garde !

LE BARON.

Mais je ne la connais pas... il ne l’a pas nommée...

MATHILDE.

Ce n’est peut-être qu’une plaisanterie...

LE BARON.

Je ne crois pas, et la preuve... c’est le rendez-vous !...

AMÉLIE.

Le rendez-vous !... oui, vous avez dit... un rendez-vous...

CHARLOTTE.

Pour aujourd’hui...

LE BARON.

Ce soir...

AMÉLIE.

Où donc ?

LE BARON.

Voilà ce que j’ignore...

CHARLOTTE.

À moins que ce ne soit où se rend M. de Limberg tous les soirs, à l’heure où votre altesse, renfermée avec ses ministres, lui laisse toute sa liberté...

AMÉLIE.

À neuf heures ! alors il se rend...

LE BARON.

Dans le parc... dans le pavillon des fleurs... on me l’a dit.

AMÉLIE.

Ah ! chez moi !... mais c’est d’une audace... faites-le moi venir !

LE BARON.

Madame, je suis désolé...

AMÉLIE.

Faites-le moi venir.

Le Baron s’éloigne.

CHARLOTTE.

L’intérêt, si vif, que votre altesse prend à cette affaire, me fait regretter...

AMÉLIE.

L’intérêt de la dignité de cette cour... laissez-moi !

CHARLOTTE, rejoignant le Baron au fond.

Succès complet ! il part.

LE BARON, bas.

Bien ! très bien !

Charlotte et le Baron sortent.

 

 

Scène XI

 

AMÉLIE, MATHILDE

 

AMÉLIE, à Mathilde.

Restez, Mathilde !

MATHILDE, à part.

Et ne pouvoir le prévenir !

AMÉLIE.

Moi, qui avais confiance en lui... qui, tout à l’heure encore...

MATHILDE.

Ah ! madame, jamais je ne vous vis aussi irritée...

AMÉLIE.

Irritée !... non... je ne crois pas... je suis calme, voyez, très calme... mais je ne veux pas permettre... je ne le dois pas... que de pareilles intrigues aient lieu sous mes yeux... sous les vôtres. Mon Dieu ! madame, ce pauvre jeune homme...

AMÉLIE, l’interrompant avec vivacité.

Il me trompe... et, voyez-vous... quand on avait confiance... et puis... je ne sais ce que j’éprouve... jamais rien de pareil... Ah ! c’est affreux !

MATHILDE.

Ne peut-il aimer ?

AMÉLIE.

Qui donc je veux la connaître, je le veux !

MATHILDE.

Et s’il refuse de nommer...

AMÉLIE.

Alors, une disgrâce complète.

MATHILDE.

Parce qu’il aura mieux aimé se perdre que de compromettre celle... AMÉLIE, préoccupée.

Qui l’attendra à ce rendez-vous...

MATHILDE.

Mais un mot de vous, madame !... et ce rendez-vous n’aura pas lieu !... il obéira, et...

AMÉLIE, prenant une résolution.

Si fait ! si fait !... je veux qu’elle y vienne !... Ce secret qu’on me cache... que je veux savoir... je le saurai !... Nous-mêmes, Mathilde, nous la surprendrons...

Mouvement de Mathilde.

Rassurez-vous... il n’y sera pas !... il partira !...

 

 

Scène XII

 

EDGARD, AMÉLIE, MATHILDE

 

EDGARD.

Madame, on m’a dit que votre altesse me faisait appeler...

AMÉLIE, très agitée.

Oui, en effet... j’ai à vous parler, monsieur.

MATHILDE, agitant son éventail.

Madame, si... l’on a révélé...

AMÉLIE, l’arrêtant de la main.

Il s’agit d’une mission importante qui exige votre absence... pour vingt-quatre heures, au moins...une mission près du prince de Hombourg... Tenez-vous prêt à partir.

EDGARD.

Demain, madame ?

AMÉLIE.

Non, ce soir.

EDGARD.

Ce soir...

Agitant son gant.

ce soir !

AMÉLIE.

Eh ! mais, l’on dirait que cela vous trouble... je dérange quelque projet, peut-être ?

EDGARD.

Non, madame, mais ce soir !... j’aurais désiré...

AMÉLIE, sévèrement.

Je n’admets ni excuses, ni délais !... attendez mes ordres, ici !...

Elle se dirige vers la porte latérale de gauche, Mathilde la suit.

MATHILDE, marchant, tandis qu’Edgard passe auprès d’elle, à voix basse.

Inciserait !

EDGARD, de même.

Elle sait ?

MATHILDE.

Tout !

EDGARD.

Qui lui a dit ?

MATHILDE.

Le baron...

AMÉLIE, se retournant, à Edgard, sévèrement.

Ici !...

Elle sort.

MATHILDE, sur le seuil de la porte.

Vous nous avez perdus tous les deux !...

Elle sort vivement, Henri paraît au fond.

 

 

Scène XIII

 

HENRI, EDGARD

 

EDGARD.

Ah ! c’est cet infernal baron...

HENRI.

Eh bien ! mon cher, vous devez être ravi, enchanté.

EDGARD.

Moi !... voilà qui arrive très bien, je vous assure !

HENRI.

Sans doute !... tout à l’heure, je passais près des serres de la princesse, elle m’aperçut... me fit appeler... et me montra elle-même ses fleurs... ses protégées... avec une grâce parfaite et une bonté !...

EDGARD.

Vous êtes bien heureux !

HENRI.

Et, tout de suite... comme pour me mettre à mon aise... elle me parla, avec un intérêt très vif... de vous.

EDGARD.

De moi ?

HENRI.

De votre dévouement.

EDGARD.

Ah ! pour elle, il n’y en a pas de plus tendre, de plus vrai...

HENRI.

Je fis de vous, un éloge chaleureux ; je lui dis quel titre, quels honneurs vous aviez refusés pour lui rester fidèle.

EDGARD.

Mais c’est une indiscrétion !

HENRI.

Parbleu ! je le sais très bien... mais vous êtes trop modeste... c’est à vos amis de vous servir... et je suis le vôtre !

EDGARD.

Merci, comte !... Vous avez parfaitement réussi !

HENRI.

Oui, elle a été émue aux larmes !

EDGARD.

La princesse ?

HENRI.

La princesse... elle a même ajouté que vous ne perdriez rien à ce beau dévouement... et que votre faveur s’élèverait très haut !

EDGARD.

C’est donc cela qu’à son retour elle était charmante... mais les femmes changent vite... et les souveraines abusent de la permission d’être femmes... la nôtre surtout !

HENRI.

Que voulez-vous dire ?

EDGARD.

Que la girouette a tourné et qu’en ce moment, ou je me trompe, ou je suis en pleine disgrâce.

HENRI.

Vous !

EDGARD.

Oui, moi, le plus fidèle, le plus !... et m’éloigner de la cour !... de celle que j’aime.

HENRI.

Elle vous éloigne ?

EDGARD, marchant avec agitation.

Quand je suis aimé... quand j’ai un rendez-vous !...

Revenant près d’Henri.

Car, vous ne savez pas... Mathilde m’a glissé son portrait... et, par le moyen le plus ingénieux, elle m’a dit quelle m’attendait ce soir !... et c’est dans un moment pareil qu’il faut partir !

HENRI.

Pauvre ami !... mais peut-être obtiendrez-vous...

EDGARD.

Rien !... « Je ne veux point d’excuses, point de délais ! » m’a-t-elle dit avec sévérité.

HENRI.

Elle, si bonne !... Je suis désolé d’un départ qui dé range mes projets.

EDGARD.

Quels projets ?

HENRI.

Oh ! rien... On vous envoie loin ?

EDGARD.

Eh ! mais, dans votre pays.

HENRI.

Comment ?

EDGARD.

Près du prince-électeur de Hombourg.

HENRI.

Près du prince ?

EDGARD.

Pour un message...

HENRI.

Une réponse à sa demande ?

EDGARD.

Quelque dépêche de ministre !

HENRI.

Eh bien ! rassurez-vous !

EDGARD.

Il faut partir.

HENRI.

Vous ne partirez pas.

EDGARD.

Laissez donc !... il faut que demain matin je sois près du prince.

HENRI.

Sans sortir d’ici...

EDGARD.

Que dites-vous ?

HENRI.

Il y sera.

EDGARD.

Ici !

HENRI.

Il me l’a dit.

EDGARD.

Vous le connaissez ?

HENRI.

Beaucoup !

EDGARD.

Et il voyage ?

HENRI.

Avec moi.

EDGARD.

Vous l’attendez ?

HENRI.

En secret !

EDGARD.

Mais il faut dire à son altesse...

HENRI.

Rien !... Vous êtes censé parti... vous remettez, au prince, la lettre... qui vous est confiée... il répond... et vous revenez de loin... sans vous être éloigné !...

EDGARD, avec joie.

Et je vais à mon rendez-vous ?

HENRI.

Et vous êtes heureux...

EDGARD.

Bravo !... ah ! ma reconnaissance.

HENRI.

La princesse !... ayez la lettre d’abord !...

 

 

Scène XIV

 

CHARLOTTE, LEBARON, MATHILDE, AMÉLIE, EDGARD, HENRI

 

AMÉLIE, entrant par la gauche, suivie des autres personnages.

Venez, M. le baron... venez, je le veux !

LE BARON.

Mais, madame...

AMÉLIE.

Silence !... M. de Limberg...

Apercevant Henri.

Ah !...

À part.

 cet étranger... il ira prévenir peut être...

Avec calme.

M. de Limberg, vous allez partir...

EDGARD, agitant son gant.

Je ne partirai pas...

Cessant.

sans avoir remercié votre altesse d’une confiance...

AMÉLIE.

C’est bien ! c’est bien !... à l’instant même.

EDGARD.

Le temps de rentrer chez moi.

AMÉLIE.

Non, je désire que ce départ soit secret... Et vous ne sortirez, d’ici, que pour monter dans une voiture, qui vous attend

Montrant la porte latérale de droite.

au pied de ce petit escalier... avec M. le baron d’Anglure.

EDGARD.

M. le baron !

AMÉLIE.

C’est lui qui est chargé de la lettre de mon ministre.

HENRI, à part.

Ah ! diable !

AMÉLIE.

C’est lui que vous accompagnerez... et que vous ne quitterez pas d’une minute !

LE BARON, bas à Charlotte.

M’éloigner, moi !

CHARLOTTE, bas.

Je veillerai pour vous !...

Le Baron s’éloigne, et va se placer près de la porte latérale de droite.

AMÉLIE, en souriant, à Henri.

Quant à vous, monsieur... vous attendrez le retour de votre ami... dans l’appartement de M. le baron... où vous serez mon prisonnier.

HENRI.

Madame !...

À part.

Que veut dire ?...

Edgard le regarde, il lui fait signe de se taire.

AMÉLIE, à part.

Et maintenant, je la connaîtrai !

 

 

ACTE II

 

Le boudoir de la Princesse. Portes au fond, à droite et à gauche. Une table avec écritoire garnie, papier, etc., à gauche. Un clavecin à droite.

 

 

Scène première

 

HENRI, MATHILDE

 

Au lever du rideau, Mathilde est assise et chante en s’accompagnant sur le clavecin. Vers la fin du second couplet, Henri entre par le fond.

ROMANCE.

Musique nouvelle de M. Doche.

Premier couplet.

Là-bas que la campagne est belle !
En liberté, j’y veux courir ;
De fleurs la prairie étincelle...
Ah ! quel bonheur de les cueillir.
Mais je l’entends, hélas ! c’est elle !
(bis)
C’est la cloche, qui me rappelle ;
Pour le couvent, il faut partir !

Deuxième couplet.

De quel éclat ici tout brille !
C’est fête, et le bal va s’ouvrir.
– Voulez-vous danser un quadrille ?
– Oui vraiment, avec grand plaisir !...
Mais je l’entends,
etc.

HENRI, qui est arrivé derrière Mathilde.

Charmant !

MATHILDE, se levant.

Prince !...

HENRI.

Chut ! ne prononcez pas ce nom-là... il n’y a point de prince ici... il n’y a qu’un jeune cointe... courant le monde, par fantaisie... et cherchant aventure dans cette cour de jolies femmes... La princesse ?...

MATHILDE, montrant la porte, à droite, qui est ouverte.

Elle est là... elle m’entendait sans doute chanter...

HENRI.

Que dit-elle, ce matin ?... Cette humeur d’hier...

MATHILDE.

Est tout-à-fait dissipée. Elle s’est éveillée gaie... heureuse, de n’avoir trouvé aucune de ses dames en faute.

HENRI.

Je le crois bien. Lasse de se promener dans ses parterres, où elle attendait la coupable, c’est vous qu’elle avait chargée de faire le guet !... sans se douter que son secrétaire intime, qu’elle croyait si loin... était blotti dans le mystérieux pavillon ! Ah ! ah ! ah !

MATHILDE.

Monsieur !...

HENRI.

Pardon !... pardon, mademoiselle, je comprends vos inquiétudes, vos tourments... je les partage... surtout depuis que je suis amoureux moi-même ; oui, la grâce, l’esprit, la vivacité de la princesse Amélie, sa sévérité même lorsqu’il s’agit de la vertu, de l’honneur de sa cour... tout cela me plaît... me convient... Ajoutez que nos principautés se touchent, et qu’en les réunissant je puis changer mon électorat en royaume... comme mon voisin de Prusse... Eh bien ! voyons, voyons, vous tremblez encore ?

MATHILDE, qui regardait vers la porte de la Princesse.

Non, je n’écoutais pas...

HENRI.

Ah !...

Mouvement de Mathilde.

Il n’y a pas de mal.

MATHILDE.

Prince !...

Mouvement

non, M. le comte... c’est que tout ce qui se passe m’effraie, m’épouvante ; si vous saviez quelle crainte est entrée dans mon cœur !

HENRI.

Qu’est-ce encore ?

MATHILDE.

Et puis, si la princesse vient à savoir que nous l’avons trompée, que M. Edgard n’était pas parti...

HENRI.

Quand elle le saura, le danger sera passé.

MATHILDE.

Mais ce maudit baron... à son retour, dira ce qui lui est arrivé...

Apercevant Amélie.

La princesse !...

Elle se remet vivement au clavecin et chante le refrain de la romance.

 

 

Scène II

 

HENRI, AMÉLIE, MATHILDE

 

AMÉLIE, entre un livre à la main, elle s’avance vers Mathilde sans voir Henri qui s’est retiré au fond.

Mathilde, qu’avez-vous ? Votre voix tremble : on dirait que vous êtes émue, et...

Apercevant Henri.

je conçois, on vous écoute...

MATHILDE, se levant et feignant la surprise.

Ah !... je n’avais pas vu monsieur !

HENRI.

J’arrive, madame... je me rendais aux ordres de votre altesse... qui m’a donné audience, pour ce matin.

AMÉLIE.

Oui, en effet ; j’ai voulu vous prier, moi-même... d’oublier une mesure un peu sévère... ce qu’on appelle, je crois, un coup d’état.

HENRI.

Dont je ne me plains pas, madame, puisqu’il m’a retenu dans votre palais.

AMÉLIE.

Aux arrêts !

HENRI.

Mon Dieu ! oui... aux arrêts !...

À part.

Moi !...

MATHILDE, à part.

Un prince ! c’est piquant !

AMÉLIE.

Cela tenait à des craintes que j’avais... et que je n’ai plus. Je soupçonnais tout le monde, et je n’ai trouvé personne à punir...

Prenant la main de Mathilde.

MATHILDE.

Personne, n’est-ce pas ? Personne !...

À part.

Mon Dieu ! comme je mens !

HENRI, à part.

Pour une chanoinesse, ce n’est pas mal.

AMÉLIE.

Mais je veux réparer mes torts, en vous accordant une faveur, que vous m’avez demandée pour M. de Limberg... Vous me disiez qu’il avait refusé un titre du prince-électeur de Hombourg, et hier, au conseil, en lui assurant une riche dotation, je l’ai fait comte... pour que votre ami soit votre égal.

HENRI.

Madame, on ne joint pas plus de bonté à plus de grâce.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

AMÉLIE.

Eh ! mais, monsieur, n’était-ce pas justice ?
Moi, je lui rends ce qu’il a rejeté,
Ce qu’il pouvait gagner à mon service ;
Je dois un prix à la fidélité.
À notre cour l’exemple, je suppose,
Doit profiter ; désormais, on sera
Incorruptible, au moins, quand on saura
Que ça rapporte quelque chose.

HENRI.

En l’élevant, vous rendez possible son bonheur, une alliance...

AMÉLIE.

Croyez-vous qu’il y pense ?

HENRI.

Mais, oui, madame...

AMÉLIE, avec anxiété.

Il aime quelqu’un ?...

Signe de Mathilde à Henri qui se tait.

Qui donc ?

HENRI.

C’est son secret, madame, et lui seul peut vous l’avouer... s’il l’ose jamais !...

AMÉLIE, baissant les yeux.

Ah !... maintenant, monsieur, je ne vous retiens plus, vous êtes libre !

HENRI.

Libre... de rester, madame ?

AMÉLIE.

Volontiers !... D’autant mieux que je vous annonce des fêtes à ma cour... et, dès ce soir même, un bal, un grand bal... Car je suis heureuse, et je veux que tout le monde le soit autour de moi !

MATHILDE.

En effet, madame, vos ministres disaient hier, en sortant du conseil, que votre mariage était décidé.

AMÉLIE.

Oui ; pour mettre un terme aux discussions, je leur ai signifié que mon choix était fait.

HENRI, à part.

Ciel !...

Haut.

Et l’heureux prince qu’il faut féliciter ?...

AMÉLIE.

Ah ! c’est mon secret... car il paraît que tout le monde a des secrets...

HENRI, souriant.

Il paraît, madame.

AMÉLIE.

Jusqu’à Mathilde qui est tremblante... émue...

MATHILDE.

Moi ! madame...

AMÉLIE, à demi-voix.

C’est mal... Un secret, pour moi ! lorsque j’attends les dépêches de Rome, pour vous donner l’exemple de la confiance et vous apprendre le mien.

MATHILDE.

Et moi aussi, madame !

AMÉLIE.

Ah ! décidément, il y a quelque chose !

HENRI, à part.

Comment savoir ?...

 

 

Scène III

 

HENRI, CHARLOTTE, AMÉLIE, puis LE BARON

 

CHARLOTTE, accourant par le fond.

Madame ! madame !

AMÉLIE.

Mlle Charlotte... qu’est-ce ?... qu’avez-vous ?

CHARLOTTE.

C’est mon oncle ; il est là.

MATHILDE, à part.

Le baron !

HENRI, à part.

Aïe !

AMÉLIE.

Déjà !

CHARLOTTE.

Dans un état affreux, il demande à se présenter devant vous, à l’instant.

AMÉLIE, remontant.

Qu’il vienne ! qu’il vienne !

MATHILDE, à part.

Nous sommes perdus !...

Elle va s’appuyer sur un fauteuil au deuxième plan, à droite. Le Baron en désordre, sa perruque dérangée, entre par le fond et va se placer, à gauche, près d’Amélie ; plus à gauche, au second plan, Henri, ensuite Charlotte.

LE BARON.

Justice, altesse ! justice !

AMÉLIE.

Expliquez-vous, baron, vous m’effrayez !

LE BARON.

Oui, je dois être effrayant ; ce n’est pas ainsi que j’aurais dû... devant vous, mais vous voyez une victime.

AMÉLIE.

Un malheur ! M. de Limberg ?...

LE BARON.

M. de Limberg, madame ! M. de Limberg est un traitre ! un infâme ! un scélérat !

HENRI, s’approchant du Baron, à demi-voix.

Monsieur, je suis son ami.

LE BARON, fièrement.

Monsieur, je ne le suis pas !

AMÉLIE.

Mais enfin, la mission que vous deviez remplir avec lui ?

LE BARON.

Je ne l’ai pas remplie ; il m’a quitté en route, enlevant les dépêches dont votre altesse m’avait chargé... Et voilà six heures que ma voiture m’emporte, sans que je sache où je suis, d’où je viens, où je vais... j’ai le bruit des roues dans ma tête... brr...

AMÉLIE.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

LE BARON.

Ce que cela veut dire, altesse, ce que cela ?... je n’en sais exactement rien !

CHARLOTTE, passant auprès d’Amélie.

Je le sais peut-être, moi.

AMÉLIE.

Vous, Charlotte !

CHARLOTTE.

Mon Dieu, madame... cela m’explique ce que je n’osais comprendre... j’avais vu M. Edgard de Limberg monter en voiture... hier, avec mon oncle...

LE BARON.

Oui, il s’est assis près de moi, à gauche, pour me laisser la droite, par honneur, disait-il... le sournois... et...

Amélie lui impose silence.

CHARLOTTE.

Et, quelques heures après, j’ai cru voir ce même M. de Limberg passer sous ma fenêtre, pour rentrer dans le parc !

LE BARON.

Voilà !...

AMÉLIE.

Baron !

MATHILDE, à part.

Je me meurs !

HENRI, à part.

Pauvre Mathilde !

CHARLOTTE.

Une demi-heure après, intriguée d’une pareille apparition, je suis moi-même descendue dans le parc... dont la porte était entr’ouverte...

LE BARON.

Voilà !

AMÉLIE.

Baron !

CHARLOTTE.

Et, en arrivant... j’ai aperçu comme une ombre de femme, qui sortait du pavillon des fleurs...

MATHILDE, s’avançant auprès d’Amélie.

C’était moi !

CHARLOTTE et LE BARON.

Vous !

AMÉLIE.

Eh ! oui, sans doute... Mathilde, que j’avais priée d’y rester, après moi, un instant...

CHARLOTTE.

Mademoiselle ?... c’est singulier !

AMÉLIE.

Pourquoi cela ?

CHARLOTTE.

C’est que... poussée par une curiosité naturelle...

LE BARON.

Très naturelle, allez toujours !

CHARLOTTE.

J’ai voulu entrer dans le pavillon, et j’ai senti que quelqu’un retenait la porte.

MATHILDE.

C’est-à-dire la porte était fermée ; car voici la clé que son altesse m’avait demandée...

Elle remet une clé à la Princesse.

AMÉLIE.

Sans doute... vous êtes folle !...

CHARLOTTE.

Permettez...

LE BARON.

Vous êtes folle !... Qu’a de commun le pavillon avec M. de Limberg ?

CHARLOTTE.

Oh ! lui, je l’ai bien vu, enveloppé dans un manteau brun...

HENRI, s’avançant auprès d’Amélie en s’inclinant.

C’était moi !

LE BARON, CHARLOTTE.

Vous !

AMÉLIE.

Vous, monsieur !

HENRI.

J’avais trouvé plaisant... tandis qu’on croyait me garder à vue... de faire une promenade dans le parc, en descendant par la charmille de ma fenêtre.

CHARLOTTE.

C’est donc cela qu’on a cru voir M. de Limberg l’escalader ce matin...

LE BARON.

Voilà !

AMÉLIE.

Encore !

HENRI.

Je rentrais sans doute.

L’HUISSIER, annonçant.

M. de Limberg !

MATHILDE et AMÉLIE.

Lui !

LE BARON.

Ah ! nous allons voir !...

 

 

Scène IV

 

LE BARON, CHARLOTTE, EDGARD, AMÉLIE, MATHILDE, HENRI

 

Edgard entre, son mouchoir à la main, s’essuyant le front, les bottes couvertes de poussière, il trouve près de la porte Henri qui lui serre la main ; Henri passe à l’extrême droite, après Mathilde.

EDGARD.

Pardon, madame, si j’ose me présenter ainsi devant votre altesse ; mais j’ai pensé que mon devoir...

AMÉLIE.

Vous avez bien fait, monsieur !

LE BARON, s’avançant furieux vers Edgard.

Enfin, vous m’expliquerez, monsieur ?...

EDGARD, gaiment.

Le baron !... Ah ! comment vous portez-vous ? avez-vous fait un bon voyage, cher baron ?

Il veut lui prendre la main.

CHARLOTTE.

Son cher baron !

LE BARON, se reculant.

Ne touchez pas, monsieur, je ne suis pas votre cher baron !

EDGARD.

Quel mauvais caractère !

AMÉLIE.

Calmez-vous, et n’oubliez pas que vous êtes devant moi.

MATHILDE, agitant son éventail.

Songez à vous défendre... M. le baron !

LE BARON.

Soyez donc tranquille, mademoiselle...

Mathilde avance un fauteuil, Amélie s’assied, Mathilde est derrière elle.

AMÉLIE.

M. Edgard, vous étiez attaché à M. le baron, pour ne pas le quitter d’un instant.

LE BARON.

Et vous vous êtes détaché de moi, toute la nuit !

EDGARD.

C’est vrai !... c’est vrai... il faut bien que je l’avoue, puisque M. le baron est arrivé le premier...

Au Baron.

maladroit !

CHARLOTTE.

Plaît-il ?

LE BARON.

Maladroit, moi !...

CHARLOTTE, bas.

Allez... allez...

LE BARON.

Permettez, madame : nous étions partis ensemble ; monsieur était assis auprès de moi...

EDGARD.

À gauche !

LE BARON.

La conversation était assez nourrie... de ma part... Je parlais politique... haute politique !...quand je m’aperçus que monsieur s’était endormi !

EDGARD.

À qui la faute ?

LE BARON.

Alors je ne parlai plus qu’à moi-même, et je m’endormis aussi !

EDGARD.

Vous vous écoutiez !

LE BARON.

Une petite heure après, la voiture était arrêtée à la porte d’un château ; je me réveille, j’étais seul... et...

EDGARD, lui coupant la parole, ce qu’il fait pendant toute la scène.

C’était le château du comte de Walen, mon ami ; le temps de lui dire bonjour en passant ; il allait se mettre a table... quand le baron vint nous rejoindre... Pauvre baron !... il n’avait pas dîné... il mourait de faim !

LE BARON.

C’est-à-dire, c’est vous qui me l’avez soutenu.

EDGARD, souriant.

Que vous mouriez de faim ?

LE BARON.

Permettez !...

AMÉLIE.

C’est assez invraisemblable !

HENRI.

On sait cela par soi-même !

MATHILDE.

Sans doute !

CHARLOTTE, bas.

Parlez donc !

LE BARON.

Mais...

EDGARD, l’interrompant.

C’était tentant, je l’avoue. Le comte vit bien... très bien... Une table splendidement servie !... les vins les plus... la meilleure cave d’Allemagne !... et le baron est amateur de bons dîners !

CHARLOTTE.

Mon oncle ?...

LE BARON.

Permettez...

HENRI.

Il n’y a pas de mal.

MATHILDE.

On le sait.

AMÉLIE.

Oui, oui, vous êtes gourmand, baron !

LE BARON.

Mais, c’est monsieur qui se met à table !

EDGARD.

Après vous... Je ne me serais jamais permis...

LE BARON.

Bref...

EDGARD.

Bref... vous dînez !...

LE BARON.

Vous aussi !

EDGARD.

Pour vous tenir compagnie. Par malheur, nous avions pour échanson une jeune fille, dont les yeux bleus attiraient sans cesse le verre du baron.

AMÉLIE.

Ah ! baron...

LE BARON, poussé par Charlotte.

Monsieur, je vous prie de croire que ce n’était pas pour ses yeux bleus...

EDGARD.

Alors, c’était pour son vin blanc, dont elle était fort généreuse... si bien qu’au second service... Baron, faut il dire ?

LE BARON.

Comment, s’il faut dire ?

AMÉLIE, gaiement.

Achevez donc !

EDGARD.

Au fait, nous sommes tous mortels ! le baron avait la tête un peu... et les yeux petits, petits, petits...

LE BARON.

Monsieur ! mes yeux !...

HENRI.

Cela se conçoit !

AMÉLIE.

Ah ! baron !

CHARLOTTE, bas.

Mais, vous ne dites rien.

LE BARON.

Mais il parle toujours... Enfin...

EDGARD.

Et la preuve, c’est qu’il ne me vit pas sortir de table, prendre ses dépêches et monter à cheval, pour remplir la mission, dont il ne pouvait plus se charger !

LE BARON.

Mais, c’était un complot, madame, un complot infernal... on m’enlève de table...

EDGARD, bas à Amélie.

La tête n’y était plus...

Rires étouffés.

LE BARON.

On me porte dans une chambre...

EDGARD, de même.

Il n’avait plus de jambes !

LE BARON.

Et, malgré moi, on me couche dans un lit bouillant... bouillant...

AMÉLIE, éclatant.

Vrai !... Ah ! ah ! ah !...

Mathilde et Henri éclatent aussi.

Air : Tenez, moi je suis un bon homme.

CHARLOTTE.

C’est indigne !

HENRI.

C’est impayable !...

MATHILDE.

C’est amusant !...

AMÉLIE.

Ce cher baron !

LE BARON.

J’avais beau crier comme un diable...

EDGARD.

Vous étiez malade !...

LE BARON.

Mais non !...

Et quand vous couriez sur la route...

EDGARD.

Vous avez dormi, c’est prouvé !

LE BARON.

Mais je me rappelle...

EDGARD.

Oui, sans doute,
Tout ce que vous avez rêvé.
Oui, vous vous rappelez, sans doute,
Tout ce que vous avez rêvé.

LE BARON.

Ah ! c’est trop fort !...

On rit.

EDGARD.

J’arrive donc seul à la résidence du prince-électeur de Hombourg... un jeune homme charmant, d’une grâce parfaite...

LE BARON.

Un petit sot, fort romanesque, fort laid, fort ridicule... dit-on...

Henri se détourne en riant.

EDGARD.

Ah ! ah ! ah ! s’il vous entendait ?

MATHILDE.

Il serait flatté !

AMÉLIE.

Enfin, monsieur ?

EDGARD.

Je lui remets les dépêches...

LE BARON.

Au prince ?

EDGARD.

À lui-même !

LE BARON.

Vous avez vu le prince ?

EDGARD.

Comme j’ai l’honneur de vous voir.

LE BARON.

Il n’est pas de retour dans ses états ?

AMÉLIE.

Le prince !

MATHILDE.

Ah !

CHARLOTTE.

Voilà qui est clair !

EDGARD.

Et ce qui est plus clair encore... c’est qu’il m’a chargé d’une réponse pour votre altesse.

Il présente le papier à la Princesse.

LE BARON.

Mais, puisque vous revenez de Hombourg, comment se fait-il qu’à mon arrivée ici, vous ayez fait réclamer des objets oubliés dans la voiture qui m’a ramené, des lettres, une boîte, un...

AMÉLIE.

Quelle boîte ?

EDGARD.

Je ne comprends pas...

Bas, serrant le bras au Baron.

Silence, baron, et je suis à vous !

LE BARON, étonné.

Ah !

CHARLOTTE, bas.

Quoi ?

AMÉLIE, parcourant la lettre.

En effet... c’est bien du prince... Il m’écrit lui-même... Il est bien pressant ! bien tendre. Messieurs, vous devez être fatigués, remettez-vous, en attendant le bal...

LE BARON, poussé par Charlotte.

J’ose espérer que rien ne sera changé au quadrille.

AMÉLIE.

Où vous deviez danser ?... Mais, êtes-vous bien sûr de vos jambes ?

LE BARON.

Ah ! madame !...

AMÉLIE, retenant un rire.

C’est bien... c’est bien... je ne vous en veux pas ; allez réparer un peu le désordre de votre toilette. Ah ! ah ! ah ! pauvre baron.

À part.

Quand je pense à ses idées, ah ! ah ! ah !

HENRI, à demi-voix.

Il n’a pas la tête forte !... Ah ! ah ! ah !

LE BARON.

Monsieur !...

À part.

Cet homme me déplait...

CHARLOTTE, bas.

Une belle campagne que vous avez faite-là !

Ensemble.

Air de Lucie : Ô soleil ! (duo du défi).

LE BARON, CHARLOTTE, à part.

L’insolent !... J’étouffe de colère !...
Ne pouvoir pénétrer ce mystère !...
Je me tais... mais je veille et j’espère,
Quelque jour, avoir aussi mon tour !

AMÉLIE.

Cher baron, allons, plus de colère,
Il le faut, entre vous plus de guerre ;
Que la paix, si vous voulez me plaire,
En ce jour
Règne enfin à ma cour.

EDGARD, MATHILDE, HENRI.

Ah ! vraiment, je ris de sa colère,
Il n’a pu pénétrer le mystère.
Plus d’effroi, l’amitié tutélaire,
En ce jour,
A veillé sur l’amour.

Ils remontent la scène ; Henri a échangé un signe avec Edgard ; Mathilde les suit avec anxiété. Musique jusqu’à la fin de la scène.

AMÉLIE, s’arrêtant au milieu du théâtre.

M. de Limberg !

EDGARD, redescendant vivement.

Votre altesse m’a rappelé ?

AMÉLIE.

Oui ! revenez pour un travail pressé, et voyez si le ministre a reçu les dépêches qu’il attend de Rome !

EDGARD.

Elles sont arrivées, madame.

AMÉLIE.

Ah !

MATHILDE.

Les lettres ?...

EDGARD, jouant avec son gant.

Tout ce qu’on attendait ; vous êtes libre, madame ; rien ne doit plus retenir votre secret... le choix de votre altesse...

MATHILDE, jouant avec son éventail.

Oui ! il faut parler... mais, l’émotion de madame...

AMÉLIE.

En effet, je suis émue...

D’un ton de voix plus élevé.

Allez, M. le comte de Limberg.

EDGARD.

Comte, moi !...

LE BARON, se rapprochant.

Qu’entends-je !...

CHARLOTTE.

M. Edgard !

AMÉLIE.

C’est une faveur... que j’ai accordée à votre ami.

Henri salue.

EDGARD.

Ah ! madame, ma reconnaissance...

AMÉLIE.

Allez, allez et, surtout faites la paix avec le baron, je vous en prie.

Edgard tend la main au Baron qui hésite.

Je le désire...

Le Baron la prend vivement.

CHARLOTTE.

Oh ! que c’est peu de chose qu’un baron !

Ils sortent tous, excepté Amélie et Mathilde.

 

 

Scène V

 

AMÉLIE, MATHILDE

 

AMÉLIE, suivant Edgard des yeux.

Mathilde... ne me quittez pas...

Elle lui prend la mais sans la regarder.

MATHILDE.

Madame !...

À part.

Allons, du courage, elle saura tout.

AMÉLIE.

Mon Dieu ! comme vous tremblez.

MATHILDE.

Non, madame... c’est vous !...

AMÉLIE.

Moi ! c’est possible ; au moment de parler, enfin... j’éprouve un trouble, un saisissement...

MATHILDE, à part.

Comme moi !...

AMÉLIE.

Mon cœur bat...des pleurs s’échappent de mes yeux... et pourtant je suis heureuse... Mes vœux sont brisés !... Je suis libre !... libre de donner mon cœur... ma main !...

MATHILDE.

Oui, en effet... le secret si longtemps étouffé là !...

AMÉLIE.

Je puis le révéler... je puis dire... je suis à vous... je vous aime.

MATHILDE, montrant la lettre.

Vous l’aimez... le prince de Hombourg ?...

AMÉLIE.

Oh ! un prince que je ne connais pas, qui croira m’honorer beaucoup en m’apportant en dot, son nom sou titre, ses états. Eh ! qu’en ai-je besoin ? C’est moi qui veux élever mon époux ! Par moi, il sera duc, il sera prince ; il m’aimera... il me devra tout, Mathilde...

MATHILDE.

Quoi ! madame, un des sujets que vous gouvernez !

AMÉLIE, gaiment.

Eh bien ! je gouvernerai mon mari !...

MATHILDE.

Mais qui donc ?

AMÉLIE.

Je ne vous l’ai pas nommé ? mes yeux ne m’ont donc pas trahie ? et, quand il était ici, tout à l’heure...

MATHILDE.

Ô ciel !... ce jeune homme... ou le baron.

AMÉLIE.

Vous riez, Mathilde !...

MATHILDE, hésitant.

Mais, je ne vois que... M. de Limberg.

AMÉLIE.

Plus bas ! plus bas !

MATHILDE.

Lui !...

AMÉLIE.

Oui, lui, que mon oncle mourant me recommandait comme un ami, comme un fils ! lui, qui m’a dit avec une joie si naïve et si sincère : vous régnez ! qui, lors que j’hésitais à quitter mon abbaye, trouva, pour m’y décider, des paroles si séduisantes ; lui, mon confident, dont la grâce, la franchise, la gaîté même, m’ont depuis lors, fait oublier tous les ennuis d’une cour où l’on ne cherche qu’à me tromper !... lui, que j’aime, enfin... parce que... mon Dieu ! parce que je l’aime ! que vous dirais-je de plus ?

MATHILDE, à part.

Ah ! malheureuse !

AMÉLIE.

Mathilde ! vous voyez ma joie, mon bonheur... Eh bien ! vous vous taisez ?

MATHILDE.

Madame... c’est que cet aveu imprévu... et puis, ce choix est-il bien digne ?...

AMÉLIE.

Que voulez-vous dire ? mais je ne connais pas de cœur plus noble, plus généreux ; il a refusé pour moi des titres, un rang !...

MATHILDE.

Mais si l’on blâmait...

AMÉLIE.

Qui me blâmerait ? ma cour ? des flatteurs qui m’approuvent avant que j’aie parlé !... mes ministres ?...

Air de Téniers.

Pour eux, il suffit que je veuille,
Et mes désirs seront suivis ;
Ils aiment trop leur portefeuille
Pour n’être pas de mon avis.
Et, quand au peuple, à son estime,
Dès longtemps je recommandais
Le nom d’Edgard, mon secrétaire intime,
En le chargeant de signer mes bienfaits.

MATHILDE.

Alors, madame... je conçois... si M. Edgard... apprend avec joie, s’il sait...

AMÉLIE.

Il ne sait rien, et voilà ce qui est terrible !... car, en fin, je connais son zèle, son amitié... qui prendra aisément un nom plus doux... je jouis d’avance de son bonheur... mais comment le lui annoncer ?... comment lui dire : Edgard, je vous aime !... Ah ! il devrait bien deviner.

MATHILDE.

Un amour... un mariage... si peu espéré... qui l’élève si haut... lui, jeune, fier... ambitieux... sans doute... comment ne pas être enivré ? Et, pourtant, s’il aimait une autre femme !

AMÉLIE.

Ah ! ne dites pas cela !... je l’ai craint un moment, et cette idée m’a rendue bien malheureuse ! Mathilde, j’ai été jalouse, et hier, quand je l’éloignais, quand je cher chais à surprendre une coupable... j’ai senti là, oh ! j’en tremble encore, j’ai senti que je pourrais être cruelle... pour me venger de lui, pour punir une rivale !...

MATHILDE.

Vous, si bonne !

AMÉLIE.

Ah ! j’étais folle, ne pensons plus à cela... Mais, voyons, avant de nous quitter, mon enfant, vous avez un secret à me dire...

MATHILDE.

Moi, madame ?... oh ! rien, rien...

AMÉLIE.

Vous m’avez promis...

MATHILDE.

Après de si grands intérêts, qu’importe à votre altesse un secret indifférent, qui doit mourir dans un cloître...

AMÉLIE.

Mais...

MATHILDE.

Voici M. le baron, madame...

À part.

Oh ! je ne me soutiens plus !

 

 

Scène VI

 

MATHILDE, AMÉLIE, LE BARON

 

LE BARON.

Je viens prendre les ordres de votre altesse, pour la fête...

AMÉLIE.

Bien... je veux qu’elle soit brillante... c’est mon premier bal !... Mais, monsieur le comte de Limberg est-il réconcilié avec vous ?

Mathilde tombe assise près de la table, à gauche, et cache ses larmes.

LE BARON.

Vous l’avez ordonné, et je suis toujours si heureux d’obéir.

AMÉLIE.

Oui !

À part

il était né pour cela.

LE BARON.

Nous sommes amis, à la vie, à la mort ! C’était d’autant plus facile qu’il me demandait un petit service.

AMÉLIE.

Il vous a demandé... à vous... quel service ?...

LE BARON.

Pardon, altesse, j’ai promis de n’en point parler...

Mathilde se lève.

AMÉLIE.

Faut-il éloigner mademoiselle ?

MATHILDE.

Madame...

LE BARON, la retenant.

Oh ! je serais désolé !...

AMÉLIE.

C’est donc un grand mystère ?...

LE BARON.

Que je ne puis comprendre ; tous les jours on a un portrait...

AMÉLIE.

Un portrait !...

MATHILDE, à part.

Que dit-il ?...

LE BARON.

Les quadrilles du bal sont réglés ; il est convenu que je danserai...

AMÉLIE, avec un peu d’impatience.

En face de moi, je le désire... Ah ! il s’agit d’un portrait ?... Eh ! mais, j’y pense, j’ai là une boite avec mon chiffre en brillants... pour vous, baron... Donnez donc, Mathilde.

Mathilde va la prendre sur la table et la remet à la Princesse.

LE BARON.

Madame !...

À part.

Voilà qu’elle redevient adorable...

AMÉLIE, donnant la boîte au Baron.

Pour vous faire oublier ce vilain voyage... tenez...

LE BARON.

Ah ! madame, je garderai éternellement sur mon cœur... sur ce cœur que...

AMÉLIE, préoccupée.

C’était un portrait !... d’homme ?... je sais... de mon oncle...

LE BARON.

Pardon, altesse ; je n’ai fait qu’entrevoir... un portrait de femme.

MATHILDE, à part.

Le mien !

AMÉLIE, se contenant.

Est-il ressemblant ?

LE BARON.

Je ne sais ; je suis trop discret pour me permettre, et puis, j’étais trop loin pour reconnaître... Je n’ai distingué qu’une robe bleu.

AMÉLIE.

Une robe bleu ?

Elle regarde Mathilde.

MATHILDE, cherchant.

Une robe bleu !

LE BARON.

Ainsi, madame, j’aurai l’honneur de danser...

AMÉLIE.

Et d’où venait ce portrait ? Vous l’a-t-il dit ?

LE BARON.

Il le tirait souvent de sa poche, dans la voiture, et, sans doute, il l’aura glissé avec des papiers, des lettres... sous un coussin où mon valet de chambre l’a retrouvé ; on venait de me le remettre dans la galerie, quand tout-à-coup M. de Limberg est accouru le réclamer comme j’allais l’ouvrir, en me remerciant d’une discrétion... à laquelle votre altesse m’a fait manquer... Mais, de grâce, que le plus profond silence... Je n’ai rien dit !...

AMÉLIE.

Non, non... et ce portrait...

À Mathilde.

Ah ! je l’aurai... mais par quel moyen ?

Haut.

Où est-il, baron ?

LE BARON.

Il l’a placé là... côté du cœur.

AMÉLIE, au fond, à un Huissier qui s’approche.

Voyez, dans la galerie ; si M. le comte de Limberg y est, qu’il ne sorte pas... amenez-le... amenez-le, ici, sur le-champ !

LE BARON.

Mais, madame !

AMÉLIE.

Ne craignez rien !

À Mathilde.

Ah ! enfin, voilà qui va décider de mon sort et du sien.

MATHILDE, à part.

Que va-t-elle faire ?

À demi-voix.

Au moment où vous l’éleviez jusqu’à vous !...

Edgard entre, le Baron va vers lui.

LE BARON.

Ce cher comte, venez.

Bas à Amélie.

Je n’ai rien dit.

 

 

Scène VII

 

MATHILDE, AMÉLIE, EDGARD, LE BARON

 

AMÉLIE.

M. de Limberg, vous me trahissez !

LE BARON, s’éloignant vivement de lui.

Ah ! bah !

EDGARD.

Moi, madame ! quel est le perfide qui a osé dire ?

AMÉLIE.

Vous me trahissez ; M. le baron a beau vous défendre...

EDGARD, lui tendant la main.

Ah ! baron !

LE BARON, à part.

À la bonne heure.

MATHILDE, agitant son éventail.

Le perfide est près de vous,

Cessant.

princesse !...

Edgard regarde le Baron et retire sa main.

AMÉLIE.

Oui... c’est vous !... vous, qui, en ce moment, êtes dans une intrigue... que je connais !

EDGARD.

Votre altesse veut me parler, sans doute, des espérances du prince de Hombourg ; j’avoue qu’en le recevant chez moi...

AMÉLIE.

Chez vous !

LE BARON, stupéfait.

Le prince !

MATHILDE, à part.

Maladroit !

AMÉLIE.

Chez vous !... ah !

À part.

en cherchant un secret, j’en trouve un autre !

EDGARD, à part, regardant Mathilde qui agite avec impatience son éventail.

Je n’y suis pas du tout.

AMÉLIE.

C’est, alors, de lui que tout à l’heure vous avez reçu des papiers ?

EDGARD.

Madame, je vous jure...

AMÉLIE.

Vous les avez sur vous ;

Montrant le côté gauche.

là !

EDGARD.

Je n’ai que des papiers sans importance, des ordres... des lettres...

Il tire des papiers de sa poche parmi lesquels se trouve la boîte à portrait, qu’il veut cacher vivement.

AMÉLIE, le retenant d’un geste.

Que retenez-vous ?

EDGARD, troublé.

Rien !

AMÉLIE.

Si fait, vous cachez quelque chose.

EDGARD.

Rien, madame... je n’ai que cette boîte.

AMÉLIE.

Ah ! cette boîte, donnez.

LE BARON, à part.

Aïe !... ô ruse féminine !...

EDGARD.

Pardon, altesse, je vous proteste qu’il n’y a là ni papiers, ni secrets ?...

AMÉLIE.

N’importe, donnez !...

MATHILDE, qui suit avec anxiété les mouvements d’Amélie, prenant une résolution, à part.

Ah !... le sien !...

Elle tire une boîte de sa poche.

EDGARD.

Madame, c’est un portrait que l’honneur me défend...

AMÉLIE, plus impatiente.

Donnez !

EDGARD.

Plutôt, madame, m’exposer à votre disgrâce, que de trahir...

MATHILDE, qui, en passant derrière la Princesse, s’est avancé vers Edgard, prenant vivement le portrait.

Eh ! donnez donc, monsieur... Osez-vous résister à votre souveraine ?

EDGARD.

Grand Dieu !...

À part.

Et c’est elle !...

Mathilde échange les portraits, et en remet un à la Princesse.

AMÉLIE, étonnée.

Mathilde !...

Le recevant.

J’aurais mieux aimé, mon sieur, le tenir de vous...

EDGARD, allant avouer.

Madame, la personne que...

MATHILDE, l’interrompant.

Il faut obéir... n’est-ce pas, M. le baron ? obéir et...

Agitant son éventail.

se taire...

Elle revient près de la table à gauche.

EDGARD, à part.

Je me tairai.

LE BARON, à demi-voix.

Comment sait-elle ?

EDGARD, lui prenant vivement le bras.

Par vous !

AMÉLIE, ouvrant la boîte.

Je tremble ; j’ose à peine...

Se reconnaissant.

Ah !

EDGARD.

Grâce, madame, vous savez le secret de mon amour : moi seul je suis coupable... punissez-moi...

AMÉLIE, avec douceur.

Vous punir ?... M. le comte de Limberg, mon secrétaire intime... j’ai une lettre à vous dicter, placez-vous ici...

Elle lui indique la table à gauche. Moment de silence, pendant lequel Edgard attend avec inquiétude. Amélie, domptant son émotion, montre le portrait à Mathilde, qui se soutient à peine.

EDGARD, bas au Baron.

Je vous tuerai !

LE BARON.

Ce n’est pas moi !

Air : Ah ! c’est un si bon maître ! (Code Noir.)

AMÉLIE, doucement, à Edgard.

Ici prenez donc place,

Au Baron.

Baron, éloignez-vous !

LE BARON, à part.

Je crois qu’il me menace !...

AMÉLIE, à Mathilde.

Mathilde, laissez-nous !

MATHILDE à part.

Que va-t-elle lui dire ?
Je tremble, je me meurs !
Allons, sous un sourire
Il faut cacher mes pleurs.

EDGARD, à part, en se rendant à la table.

Des larmes ?...

Le Baron sort par le fond, Mathilde par la gauche. La musique a continué pendant ce mouvement, qui se fait très lentement.

 

 

Scène VIII

 

EDGARD, AMÉLIE

 

EDGARD, à part, en s’asseyant.

Oh !... la princesse va éclater.

AMÉLIE, revenue près d’Edgard, après avoir vue sortir les autres personnages.

M. le comte !...

Il la regarde, elle lui montre son papier.

Je dicte !...

EDGARD.

J’obéis, madame !...

Il se dispose à écrire.

AMÉLIE.

M. le comte, je suis touchée d’un amour aussi discret... et je suis heureuse... mon cœur avait deviné le vôtre...

Mouvement d’Edgard.

EDGARD, à part.

Cette lettre... pour le prince sans doute ?

AMÉLIE, continuant.

Oui, avant cet aveu... qu’une ruse n’a fait surprendre... ce cœur était à vous... il avait préféré l’homme simple et modeste à ces princes si fiers, qui m’entourent de leurs hommages.

EDGARD, à part.

Que veut dire ?...

AMÉLIE.

Gardez toujours mon portrait... qui est votre bien...

Changeant un peu de ton.

Reprenez-le...

Edgard se retourne, avec surprise ; elle baise les yeux.

prenez donc !... J’ai juré à Dieu de n’accepter le pouvoir que pour faire des heureux, et...

Edgard prend lentement le portrait, qu’elle lui tend.

Je commence !...

EDGARD, qui a regardé le portrait.

Ciel !...

La Princesse sort précipitamment par la droite.

 

 

Scène IX

 

EDGARD, seul, regardant le portrait

 

C’est elle !... la princesse ! Mais comment se fait-il ?... Ah ! je comprends la feinte colère de Mathilde pour m’enlever... pour substituer à son portrait, qui allait nous perdre, celui de... grand Dieu ! Mais, alors, ce qu’elle me disait là avec tant d’émotion...

Parcourant ce qu’il a écrit.

– « ... Avant cet aveu... qu’une ruse m’a fait surprendre, ce cœur était à vous... il avait préféré l’homme simple et modeste... à ces princes... gardez toujours mon portrait... qui est votre bien... » Et elle me l’a remis !... et son trouble... Ah ! c’est à en devenir fou... son cœur, sa main, son pouvoir, à moi !... à moi, qui n’ai rien... qui ne suis rien que par elle... Oui, plus d’une fois, je me suis senti ému... Je me rappelle maintenant, quand elle voulait que je fusse là... toujours près d’elle, quand elle me parlait avec tant d’abandon... que ses regards cherchaient les miens... comme pour surprendre ma pensée... que son inquiétude me faisait surveiller partout... Et, hier... elle était jalouse... elle m’aimait !

Air de Colalto.

Oui, j’avais là deux anges près de moi,
Qui m’entouraient de leur double tendresse ;
Et d’Amélie, à présent, je conçois
La grâce, les bontés qui me cherchaient sans cesse,
Mais moi, j’aimais, sans deviner,
Près de ce front où la couronne brille,
Celle qui n’avait, pauvre fille...
Que son amour à me donner !

...Pauvre Mathilde ! elle cachait des larmes en s’éloignant... Elle savait tout... et elle l’a trompée... Ah ! j’ai besoin de la voir... de lui parler ; j’ai besoin de calmer, près d’elle, les mille pensées qui m’agitent, qui me brûlent !...

Serrant sa lettre.

Courons...

 

 

Scène X

 

EDGARD, MATHILDE

 

MATHILDE.

Edgard !...

EDGARD.

Mathilde !...

MATHILDE.

M. de Limberg !

EDGARD, voulant lui prendre la main.

Ah ! je vous revois enfin... La princesse ?...

MATHILDE, se retirant.

Elle m’envoie près de vous. Elle vous ordonne... elle vous prie de remettre ce billet au comte Henri, qui est maintenant pour elle, comme pour nous... le prince électeur de Hombourg...

EDGARD.

Mais alors, elle ne peut ignorer mon retour... cette nuit... pour vous...

MATHILDE.

Elle ne se rappelle plus rien qu’une ose... c’est qu’elle est heureuse !... En vous quittant, elle s’est jetée dans mes bras... et, me confiant sa joie, à moi !... Il sait tout... m’a-t-elle dit !... Et elle donne des ordres pour sa toilette, dont elle s’inquiète pour la première fois !... pour ce bal... cette fête... dont elle s’enivre d’avance... C’est alors que le ministre est entré... et qu’elle lui a dicté ce billet pour le prince Henri, à qui elle annonce son choix... et qu’elle prie de s’éloigner d’elle... de partir aujourd’hui même...

Edgard prend le billet et le serre du même côté que l’autre.

Elle a retenu le ministre stupéfait... et moi... je suis sortie pour vous apporter cela... et j’en ai été bien aise, car j’étouffais...

Elle chancelle.

EDGARD, la soutenant.

Mathilde ! revenez à vous ! mais cela ne se peut pas ! Je vous aime... vous avez mes serments !...

MATHILDE.

Vous êtes libre, vous devez l’être... Oubliez-moi !...

Air de la Maîtresse de maison.

Adieu ! je pars, le devoir me rappelle,
Moi, pauvre fille, heureuse d’espérer ;
À qui la vie apparaissait si belle !...
C’était un songe, il devait peu durer.
Le cloître ouvert à toutes les souffrances,
M’offre un asile protecteur
Pour expier mes vaines espérances...
Et demander à Dieu votre bonheur.

EDGARD.

Non, Mathilde ! croyez-vous que vous seule aurez de la force et du courage !... Vos vœux sont brisés, vous êtes libre comme la princesse !

MATHILDE.

Non ! je refuse... Je ne voulais ma liberté que pour vous la donner...

EDGARD.

Oh ! pardon... je ne sais quel enivrement avait troublé ma raison... mais votre vue me l’a rendue ! Vous êtes à moi, Mathilde !... et, j’en jure par mon amour, par vos larmes, jamais...

MATHILDE.

Mon ami ! n’achevez pas... vous ne m’avez pas trompée... vous m’aimez... je vous crois... Et moi aussi... je suis heureuse ! et maintenant... oui... vous aurez du courage comme moi, Edgard !... mais, songez-y donc, plus tard... bientôt, peut-être, au souvenir de cette grandeur, que jamais homme n’a refusée... vous auriez des regrets, qui me pèseraient là...comme un remords !...

EDGARD.

Oh ! ne le croyez pas !

MATHILDE.

C’est une couronne qu’elle vous offre !... elle vous fait duc souverain !... prince de l’empire !...

EDGARD.

Assez, Mathilde.

MATHILDE.

Acceptez... vous le devez... à votre famille... à votre pays... à vous-même... Régnez !...

EDGARD.

Assez !...

 

 

Scène XI

 

HENRI, EDGARD, MATHILDE

 

HENRI, entrant vivement par le fond.

Edgard !...

EDGARD.

Le prince !...

MATHILDE.

Ciel !...

HENRI.

Que vient-on de me dire ?... La princesse sait qui je suis ; vous vous êtes compromis pour moi ! mais, ne craignez rien... je lui demande une audience ; j’obtiendrai ma grâce... la vôtre !...

MATHILDE.

Oh ! non !...

HENRI.

Eh bien ! si je ne réussis pas, nous partirons ensemble, nous ne nous quitterons plus... vous serez mon ministre, et toujours mon ami !...

EDGARD.

Votre ami !...

MATHILDE.

La princesse !...

Musique jusqu’à la fin de l’acte.

 

 

Scène XII

 

HENRI, EDGARD, AMÉLIE, CHARLOTTE, LE BARON, MATHILDE

 

Quelques personnes de la cour arrivent par la droite, précédant la Princesse ; elles s’arrêtent au fond ; la Princesse entre.

AMÉLIE.

Bien ! bien !à ce soir, messieurs !... M. de Limberg...

Apercevant Henri.

Ah ! M. le comte Henri...

HENRI.

Madame...

AMÉLIE.

Monsieur le comte Henri... M. de Limberg était chargé de vous transmettre un billet de mon ministre... un désir de moi !

EDGARD.

J’allais le remettre, madame !...

Henri salue, et Edgard tire lentement une lettre qu’il remet au Prince.

MATHILDE, à part.

Le prince part !... tout est fini !...

HENRI, prenant la lettre, à part.

Qu’est-ce donc ?

AMÉLIE.

M. le comte de Limberg... votre main...

LE BARON, bas à Charlotte.

Est-ce qu’elle oserait ?... son secrétaire intime !...

CHARLOTTE, bas.

Oh ! si je le veux bien !...

Elle jette un regard sur Mathilde, qui est très émue. Edgard donne la main à la Princesse, que le Prince salue.

 

 

ACTE III

 

Le même salon qu’au premier acte, garni de girandoles el de lustres allumés. Les jardins sont illuminés. Au lever du rideau les portières, du fond, sont relevées.

 

 

Scène première

 

LE BARON, CHARLOTTE, DAMES et GENTILHOMMES, plus tard, AMÉLIE, enfin, MATHILDE

 

Un menuet finit ; les cavaliers reconduisent les dames.

LE BARON.

C’est délicieux ! Dans les salons, dans les jardins, le bal est d’une gaieté qui me gagne !

CHARLOTTE.

Oui, quand vos espérances s’en vont en fumée... Mais vous n’avez donc pas de ça ?...

LE BARON.

De ça ! de ça ! Tout le monde en a plus ou moins... Mais le moyen d’empêcher ce M. de Limberg de monter ?

CHARLOTTE.

Je m’en charge.

LE BARON.

Vous allez nous compromettre !

CHARLOTTE.

Soyez donc tranquille !...

LE BARON.

Si je tombe ?...

CHARLOTTE.

Vous savez bien que vous tombez toujours sur vos pieds... comme...

LE BARON.

Son altesse !...

Amélie, entourée de personnes de la cour, entre très gaiment.

CHŒUR.

Qu’au plaisir
Chacun s’abandonne,
Sa voix nous l’ordonne,
Il faut obéir !

AMÉLIE.

Oui, mesdames, je suis ravie, enchantée !... un bal !... que c’est beau un bal, quand on ne trouve autour de soi, que du plaisir et de la gaîté !... quand on s’abandonne, sans crainte, au bonheur qu’on éprouve !... Oh ! que de temps j’ai perdu !... Mais, désormais, je vous en préviens, je ne veux voir que des cœurs contents et des figures joyeuses... comme celle du baron !

LE BARON.

Madame... je suis ivre de joie !

AMÉLIE, riant.

De joie... à la bonne heure ! Et vous, Charlotte, égayez donc un peu ce joli visage !...

LE BARON.

Riez, ma nièce !...

AMÉLIE.

Allez, que les plaisirs ne se ralentissent pas... je veux entendre la musique, je veux voir danser les quadrilles... et ce bal nous en promet d’autres ! Je veux que mon règne soit un long jour de fête !

Reprise du CHŒUR.

Qu’au plaisir, etc.

Tout le monde se disperse.

 

 

Scène II

 

AMÉLIE, MATHILDE

 

Mathilde, entrant par le fond et regardant à gauche.

AMÉLIE, regardant à droite.

Lui !... où donc est-il ?...

MATHILDE, à part.

Lui ! je ne le vois pas !

AMÉLIE.

Mathilde !... partagez donc ma joie... mais laissez-moi voir cette jolie toilette, qu’on a eu tant de peine à vous faire accepter !

MATHILDE.

Je vous ai obéi, madame.

AMÉLIE.

Et vous avez bien fait, car vous êtes charmante !... Et que me disait-on ?... vous refusez votre liberté... que je n’avais pas demandée... je m’en accuse... Je suis bien aise que vous l’ayez obtenue... vous la garderez... je le veux !... je voudrais pouvoir la donner à toutes celles qui ne l’ont pas !... Oui, si j’étais encore dans mon abbaye de Remiremont.

Air de M. Couder dans Juanita.

Dans ces couvents, tristes comme des tombes,
Où j’ai passé quinze ans... perdus pour nous !
Je leur dirais : allez, saintes colombes,
Vers le plaisir, mes sœurs, envolez-vous !
Vous, qui tenez de la femme et de l’ange,
Ah ! descendez sur ce monde mortel...
Et portez-lui vos vertus, en échange
De son amour... qui vous rendra le ciel !

MATHILDE, à part.

Ah ! sa joie me fait mal !...

AMÉLIE.

Et vous d’abord, ma chère enfant... je veux vous marier !...

MATHILDE.

Madame !... Amélie. Vous marier... comme moi !... je veux marier tout le monde, cela m’amusera... Vous allez paraître au bal... Tous les jeunes seigneurs vous inviteront... Il y en a qui sont bien... d’autres qui sont laids... Vous ferez causer vos nobles danseurs... Il y en a qui ont de l’esprit...d’autres qui n’en ont pas... Il y en a beaucoup qui n’en ont pas... Vous choisirez...

MATHILDE, à part.

Oh ! jamais !

AMÉLIE.

J’avais bien eu, pour vous, une idée... en pensant à ce pauvre comte Henri, avant son départ.

MATHILDE.

Au comte !...

AMÉLIE.

S’il ne tenait pas précisément à une princesse... Il vous a vue... Vous êtes jolie... Il pourrait faire comme moi, qui n’épouse pas un prince !...

Mouvement de Mathilde.

Ah ! il n’est pas mal... il a du cœur, de l’esprit, il y a dans sa conduite quelque chose de romanesque !... et puis, c’est l’ami de M. de Limberg...

Baissant la voix.

mon mari !...

MATHILDE.

Votre...

AMÉLIE.

Mais je ne le vois pas, lui !... Edgard !... il n’a pas encore paru dans les quadrilles, il n’ose se montrer... et pourtant,

À demi-voix.

il est ici, dans les jardins... car, tout à l’heure, près d’une charmille de fleurs... j’étais assise, un peu séparée de ma suite, et rêveuse... je rêvais à lui !... quand, tout-à-coup, j’ai senti, sur ma main, un baiser, qui m’a fait pousser un cri !...

MATHILDE.

Un baiser !

AMÉLIE.

On s’est rapproché vivement... il avait disparu... et je suis rentrée bien émue... sans trop savoir si je devais sourire ou me fâcher de son audace... Mais il faut bien passer quelque chose à ses amis...

On entend la musique du bal. Le Baron paraît au fond.

Ah ! voici le baron qui vient me chercher... c’est un quadrille qui m’appelle... et sans doute Edgard est là. À bientôt...

Elle sort.

 

 

Scène III

 

EDGARD, MATHILDE

 

MATHILDE.

Enfin ! elle est sortie, j’étouffe !j’ai besoin de pleurer.

EDGARD, très agité, entrant par la gauche, sans la voir.

Pas chez lui !... quelle fatalité !...

MATHILDE, l’apercevant.

Oh !

EDGARD.

Mathilde !...

MATHILDE.

Monsieur...

EDGARD.

Vous me voyez dans une inquiétude mortelle... vous n’avez pas aperçu ?...

MATHILDE.

Rassurez-vous, elle est là... elle vous attend, allez.

EDGARD.

Eh non ! le prince...

MATHILDE.

Que voulez-vous dire ?

EDGARD.

Je le cherche partout... et je tremble...

MATHILDE.

Mais il n’a pu rester... malgré les ordres de son altesse... dont elle vous avait chargé vous-même... pour éloigner un rival...

EDGARD.

Un rival, que vous redoutiez pour moi... plus que moi-même.

MATHILDE.

Sans doute, après l’aveu de la princesse...

EDGARD.

Pour qui vous m’avez ordonné de vous oublier... de manquer à mes serments...

MATHILDE.

Et il ne vous a pas coûté beaucoup de m’obéir !

EDGARD.

Oh ! Mathilde, vous croiriez...

 

 

Scène IV

 

EDGARD, HENRI, MATHILDE

 

HENRI.

C’est vous, Edgard !...

MATHILDE.

Grand Dieu !...

EDGARD.

Prince, vous ici !

HENRI.

Ne craignez rien. Je suis discret. On ne m’a pas vu.

EDGARD.

Il fallait attendre...

HENRI.

Je vous cherchais.

EDGARD.

Il y a deux heures que je cours après vous...

HENRI.

Je n’ai pu résister à mon impatience... après le billet que j’ai reçu...

MATHILDE.

Quel billet ?...

EDGARD.

Parlez bas !...

HENRI.

Ah ! mademoiselle, vous êtes dans mon secret... et je puis convenir, devant vous, de mon bonheur... de ce billet, dans lequel Amélie me parle de mon amour, qu’elle a deviné... et du sien...

MATHILDE.

Du sien !

HENRI.

Dans des termes, que je ne puis m’expliquer encore.

EDGARD, à part.

Je crois bien !...

MATHILDE, poussant un cri.

Ah !... M. Edgard vous a remis... cette lettre...

HENRI.

Oui. Écrite par le ministre, m’a-t-elle dit... C’est singulier !... il y a de ces choses... qu’on écrit soi-même.

MATHILDE.

En effet...

EDGARD.

C’est vrai... c’est assez l’usage. Mais, un amour... diplomatique.

HENRI.

Et puis elle me parle d’un portrait... du sien, qu’elle me recommande de garder toujours... comme s’il était entre mes mains...

MATHILDE.

Vous ne l’avez pas reçu ?...

EDGARD.

Non, pas encore...

HENRI.

Et c’est pour cela qu’avant de partir, pour envoyer demander officiellement... j’ai voulu avoir une explication...

MATHILDE.

Avec elle !

EDGARD.

Oh ! non, non. Gardez-vous-en bien.

HENRI.

Pourquoi cela ?... il y va de ma dignité.

EDGARD.

Oui, de votre dignité !...

À part.

Nous serions bien.

HENRI, les rapprochant confidemment.

Déjà, dans les jardins... au moment où elle était séparée de sa suite... je m’étais approché d’elle, bien doucement... mais je n’ai pu résister au désir de lui baiser la main...

EDGARD.

Ah ! bah !

MATHILDE.

C’était vous !...

HENRI.

On est accouru au cri qu’elle a jeté, et j’ai été obligé de disparaître.

EDGARD.

Et vous avez bien fait !... prince, pas un mot, pas une démarche que je ne vous aie revu !... chez moi... chez moi, de grâce !...

MATHILDE.

Vous ne pouvez rester !...

HENRI, à part.

Qu’ont-ils donc ?... Oh ! je ne m’éloignerai pas ainsi !... je lui parlerai !...

Air : Valse de Giselle.

EDGARD.

Croyez-moi, je vous prie,
C’est une voix amie
Et laissez Amélie
Aux plaisirs de ce bal.
Chez moi, prince...

HENRI.

Mais ce mystère ?...

EDGARD.

Ne saurait vous être fatal...

HENRI, à part.

Voyons-la...

EDGARD, à part.

Que de mal pour faire
Le bonheur d’un rival !

ENSEMBLE.

Croyez-moi, etc.

MATHILDE.

Croyez-le, je vous prie, etc.

Henri sort.

 

 

Scène V

 

EDGARD, MATHILDE

 

EDGARD, à part.

Et maintenant,   dire, comment sortir de là ?... Je veux bien que le ciel !...

MATHILDE.

Edgard ! Edgard ! qu’avez-vous fait ?

EDGARD.

Comprenez-vous, à présent qu’il m’en eût coûté de vous obéir ?

MATHILDE.

Ô mon ami ! pardon... comment avez-vous osé ?...

EDGARD.

Eh ! le sais-je moi-même ? Après la révélation de l’amour... d’une femme, qui me donnait, avec sa main, le titre de prince et le pouvoir souverain... en proie à cette fièvre d’ambition, qui brûle le cœur, pressé par vous, Mathilde, par vous, qui me demandiez comme une grâce de vous oublier ; j’étais ébloui, je l’avoue, par ces séductions, qu’on ose à peine rêver dans sa vie... et, trop faible pour résister, je voulais fuir le danger qui venait à nous... je fuyais... Mais retenu malgré moi... en présence de la princesse... je tremblais... je ne voyais plus... j’avais comme le vertige... Et quand elle m’ordonna de remettre au prince... qui était là... qui venait de m’appeler son ami... ce billet, qui allait détruire ses espérances... je ne sais ce qui se passa en moi... je pris convulsivement cette lettre fatale qu’elle m’avait dictée... mais, au moment de la remettre... j’hésitai... j’allais la retenir... vos yeux pleins d’amour se levèrent alors sur les miens... je les vis... la lettre m’échappa.

MATHILDE.

Vous étiez perdu !

EDGARD.

Non, Mathilde, non...j’étais sauvé !... Dès que je fus libre, je courus chez moi... heureux et fier de mon courage... j’étais comme fou... je pleurais, je riais tout à-la-fois... Mais lorsqu’enfin je pus avec plus de calme penser à ce que je venais de faire... j’eus peur !... Amélie, qui m’aime... qui m’a livré son cœur... est passion née...

MATHILDE.

Elle finira par savoir que c’est moi... moi que vous aimez ! et sa colère...

EDGARD.

Et le prince que j’ai trompé !... lui dire que cette lettre m’était destinée, c’est rendre tout rapprochement impossible !... me taire... c’est un autre danger !...

MATHILDE.

S’il avait vu son altesse...

EDGARD.

C’est ce que je veux empêcher... jusqu’à ce que nous soyons sortis d’embarras... Mais comment ? par où ?... Je verrai le ministre... il faut qu’il nous tire de là... On dit qu’il a du talent... je n’en crois rien... mais c’est le moment de le prouver !...

MATHILDE.

D’abord, ne restez pas... fuyez...

EDGARD.

Oui, chez le comte de Walen... mon ami... Quant à vous, Mathilde, retournez dans votre famille... je vais tout préparer pour votre départ, en secret, avant que l’orage éclate... Vous reviendrez quand il sera passé... s’il ne passe pas, j’irai vous rejoindre !

MATHILDE.

Oh ! je m’abandonne à vous !

EDGARD.

Attendez-moi, je reviens ici pour vous prévenir !... et que rien ne vous trahisse !...

Il lui baise la main. Mathilde sort par la gauche.

 

 

Scène VI

 

EDGARD, LE BARON, puis CHARLOTTE

 

LE BARON.

Ah ! mon cher M. de Limberg, on vous cherche.

EDGARD, marchant vers le Baron.

M. le baron !...

LE BARON.

Mon cher ami !...

EDGARD, d’un ton menaçant.

Je ne suis pas arrivé au bal, vous ne m’avez pas vu...

LE BARON.

Mais la princesse...

EDGARD.

C’est vous qui m’avez toujours trahi près d’elle...

LE BARON.

Je vous jure...

EDGARD.

Je le sais... heure par heure, mot par mot...

LE BARON.

Ah ! bah !...

EDGARD.

Mais, si vous parlez encore de moi... une fois... une seule !... écoutez-moi bien...

LE BARON.

Je suis tout oreilles.

EDGARD.

Ou je monterai au pouvoir, et alors vous tomberez !... ou je tomberai, et alors... d’homme à homme... de comte à baron... je tuerai !...

Il sort par la droite.

LE BARON, stupéfait.

Ah ! mais... c’est la seconde fois qu’il me le promet !

CHARLOTTE, entrant en riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

LE BARON.

Charlotte ! elle rit, elle est bien heureuse !...

CHARLOTTE.

Mon oncle, M. de Limberg vous quitte...

LE BARON.

En me menaçant... Je suis d’une colère !...

CHARLOTTE.

Riez comme moi !...

LE BARON.

Mais non ; mais je n’en ai pas envie...

CHARLOTTE.

Voici le princesse... riez donc ! Ah ! ah ! ah !

LE BARON.

Moi... ha ! ha ! ha ! je suis furieux...

CHARLOTTE.

Et M. de Limberg ne rira pas !

LE BARON.

Ah !...

Éclatant.

Ah ! ah ! ah !

 

 

Scène VII

 

CHARLOTTE, LE BARON, AMÉLIE, QUELQUES PERSONNES

 

AMÉLIE.

Un peu de repos... un peu de calme...

Les dames s’éloignent ; les rideaux se ferment.

C’est charmant un bal... mais quand on n’en a pas l’habitude !...

Elle s’avance vers un fauteuil.

Je ne me soutiens plus...

LE BARON, bas.

La voici !

CHARLOTTE, de même.

Riez toujours !...

Ils rient plus fort.

AMÉLIE.

Mon Dieu ! quels éclats de rire...

CHARLOTTE, étouffant à peine ses rires.

Pardon, madame... je n’avais pas l’honneur de voir...

LE BARON.

Pardon, madame, je n’avais pas l’honneur...

AMÉLIE.

Mais il n’y a pas de mal... j’aime qu’on soit gai, qu’on rie autour de moi... quoiqu’en ce moment, je sois un peu inquiète... un peu contrariée...

CHARLOTTE et LE BARON.

Vous, madame ?...

AMÉLIE.

Voyons, voyons... je veux m’égayer avec vous... Baron, contez-moi donc ce qui vous fait rire ainsi !...

Elle se place entre Charlotte et le Baron.

LE BARON.

Moi ! madame... je ne puis...

AMÉLIE.

Je vous en prie.

CHARLOTTE.

Allons, mon oncle, puisque son altesse exige... Ah ! ah ! ah !

LE BARON, riant.

Oui, puisque... Ah ! ah ! ah !...

À part.

Mais quoi donc ? mais quoi donc ?

AMÉLIE.

Voilà qui pique ma curiosité... je suis très curieuse, je vous en avertis...

CHARLOTTE.

Mon Dieu ! madame... c’est une petite intrigue de cour... que mon oncle me racontait...

LE BARON.

Oui, une petite intrigue... que mon oncle...que je lui...

À part.

Elle me donne la chair de poule !

AMÉLIE.

Une intrigue ?... Est-elle aussi amusante que votre voyage !...

On rit.

Voyons, entre nous, là, en petit comité... la princesse n’en saura rien !... Baron !...

LE BARON.

Madame...

À part.

Mais on ne met pas un homme dans une position aussi perplexe !...

AMÉLIE.

Eh bien ?...

CHARLOTTE.

C’est que cela peut compromettre quelqu’un...

LE BARON.

Oui, cela peut compromettre.

AMÉLIE.

Qui donc ?...

CHARLOTTE.

Je l’ignore... il paraît que le billet n’était pas signé, et sans adresse...

AMÉLIE.

Le billet !... ah !... il y a un billet... mystérieux, sans doute ?...

LE BARON.

Très mystérieux !...

CHARLOTTE.

Il indiquait un chiffre... au moyen duquel deux personnes... que je ne connais pas...

AMÉLIE.

Après... après ?...

CHARLOTTE.

Convenaient de s’entendre et de se parler devant la cour, devant tout le monde, sans qu’on pût se douter de la correspondance... Ah ! ah ! ah !

AMÉLIE, riant.

Vrai !... mais c’est très joli cela !...

LE BARON.

Ah ! bah !... mais c’est très...

La Princesse le regarde. Charlotte tousse. Il rit.

N’est-ce pas, madame ?

AMÉLIE.

Et ce chiffre ingénieux, baron... c’est ?...

LE BARON.

C’est...

CHARLOTTE.

Un éventail... et un gant... mis en mouvement.

AMÉLIE.

Voilà tout ?...

CHARLOTTE.

Voilà tout.

LE BARON.

Voilà tout...

À part.

Mais où diable a-t-elle pris cela ?

CHARLOTTE, agitant son éventail.

Par exemple... « Qu’il me tardait de me trouver au près de vous ! » et, un nom en l’air...

AMÉLIE.

Et c’est pour un autre ?... bien !...

LE BARON.

Ah ! j’y suis...

Agitant son gant.

« Il fait bien beau ce soir !... »

AMÉLIE, riant.

Quel mystère !

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah !...

LE BARON.

C’est amusant !...

AMÉLIE.

Très amusant...

Air de Julie.

C’est un moyen de se comprendre,
Ingénieux et fort prudent.
Un soupir, un mot peut s’entendre...
On fait causer un confident.

CHARLOTTE.

Mais sans parler et sans écrire,
C’est mieux !...

AMÉLIE.

On est sûr en ce cas,
Que le Gant ne révèle pas
Ce que l’Éventail a pu dire.

On rit.

AMÉLIE.

Oui, c’est très amusant... mais c’est mal !... c’est très mal de troubler ainsi ces pauvres amoureux... je veux qu’on respecte leurs secrets, entendez-vous ? je prends beaucoup d’intérêt aux amoureux...

Appelant.

Charlotte !

CHARLOTTE.

Madame...

AMÉLIE.

Suivez un peu cette intrigue, et, ce que vous saurez, vous me le direz... à moi...

CHARLOTTE.

Oh ! madame... je me mêle si peu de ces petites intrigues-là...

AMÉLIE.

À moi seule !... Et ce billet, baron, comment a-t-on pu voir...

LE BARON.

Oui, c’est ce que je dis, ce billet, comment...

CHARLOTTE.

Ne vous a-t-on pas dit, mon oncle... que... c’était un papier trouvé dans la galerie... au moment où M. de Limberg est venu réclamer ce portrait...

AMÉLIE, toujours gaiment.

Ah ! oui, ce portrait de femme... à qui vous avez vu une robe bleue... Elle était rose !... Ah ! ah ! ah !

LE BARON.

Permettez...

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah !

LE BARON.

J’avais vu bleu...

CHARLOTTE, avec curiosité.

Et ce portrait, madame, c’est ?...

AMÉLIE.

Demandez à M. de Limberg... qui tarde bien à venir m’annoncer le départ du prince de Hombourg.

LE BARON.

Votre altesse l’a fait congédier... et c’est d’un grand sens... Je répète, en son absence, ce que j’ai dit devant lui... sans le connaître... car j’ai du courage. Ce prince est sot, ridicule, et...

Il aperçoit Henri, qui entre par la gauche et traverse au fond.

Ah !...

AMÉLIE.

Quoi donc ?...

Apercevant Henri.

Ciel !...

À part.

Mais c’est d’une persévérance !...

Elle fait signe au Baron el à Charlotte de s’éloigner, ils sortent par le fond.

 

 

Scène VIII

 

HENRI, AMÉLIE

 

HENRI, à part.

Ma présence paraît l’étonner un peu...

AMÉLIE.

Je ne m’attendais pas, je l’avoue, monsieur, à vous retrouver dans ce bal... à ma cour...

HENRI.

Eh ! pouvais-je la quitter ainsi ?

AMÉLIE.

Monsieur !...

HENRI, à part.

Après l’aveu de son amour, j’éprouve une émotion !...

Haut.

Madame...

AMÉLIE, à part.

Après un congé aussi formel, j’éprouve un embarras !

HENRI.

Peut-être, madame, mon départ était-il exigé par les lois de l’étiquette... et devais-je laisser à la diplomatie le soin de terminer mon roman... mais je craindrais qu’elle ne le gâtât, elle en fait si peu.

AMÉLIE.

En fait de roman, monsieur, il me semble que tout est fini.

HENRI.

Oui, me voici au dernier chapitre... et j’en suis presque fâché...

AMÉLIE.

Presque ?

HENRI.

Presque !

AMÉLIE.

Je trouverais ce mot là peu galant, s’il ne me mettait tout-à-fait à mon aise avec vous...

HENRI.

Que vous êtes aimable, madame !...

AMÉLIE.

Vous trouvez ?...

À part.

Cela prouve qu’il a un excellent caractère.

HENRI.

Oui, je regrette cet incognito qui me permettait de vous voir, de vous entendre, de rester près de vous !... Mais j’emporterai le souvenir de tant de grâce et de tant de bonté...

AMÉLIE.

Je vois avec plaisir que nous vivrons, du moins, en bon voisinage...

HENRI.

Mieux que cela, je l’espère.

AMÉLIE.

J’en suis ravi... après la lettre que je vous avais fait remettre...

HENRI.

Et qui m’a rendu si heureux !

AMÉLIE.

Monsieur !

HENRI.

Madame...

AMÉLIE, à part.

Eh bien ! il n’est pas difficile.

HENRI.

Mais, cette lettre, j’aurais mieux aimé la tenir de vous... comme le portrait, qui doit me consoler de votre absence...

AMÉLIE.

Quel portrait ?

HENRI.

Eh bien ! le portrait... que je dois garder toujours.

AMÉLIE.

Ah !

HENRI, tirant le billet et le lisant.

« J’ai préféré, en vous, l’homme simple et modeste à tous ces princes qui m’offrent leur hommage... »

AMÉLIE, étonnée.

Monsieur !

HENRI.

« Gardez toujours mon portrait... »

AMÉLIE, se levant.

Grand Dieu ! c’est M. de Limberg qui vous a remis cela, rien que cela ?

HENRI.

Sans doute, madame.

AMÉLIE.

Ah ! c’est affreux !

HENRI.

Quel trouble !... que veut dire !...

AMÉLIE.

Ah ! monsieur... on a quelquefois des amis bien perfides !...

HENRI, à part.

Mais tout à l’heure, ses craintes, son embarras. Ah ! c’est à lui que je dois demander une explication.

AMÉLIE.

Voyez-le ! voyez-le !... et, s’il ne s’est pas trompé lui même...

HENRI.

S’il s’est joué de moi, malheur à lui !

AMÉLIE.

Songez, prince !...

HENRI.

Madame, je ne suis plus que le comte Henri...

À part.

pour me venger.

ENSEMBLE.

Air : Fragment du Domino Noir.

Quel est donc ce mystère ?
Pourquoi       { me retenir ?
{ le
Malheur au téméraire
Qui me force à rougir !

HENRI.

Quoi ! ce billet si tendre
N’est qu’une trahison...
Mais, puisqu’il doit m’attendre,
Il me rendra raison !

AMÉLIE.

N’a-t-il pu me comprendre...
Quel horrible soupçon !...
À quoi faut-il m’attendre !...
Est ce une trahison ?...

Henri sort.

 

 

Scène IX

 

MATHILDE, AMÉLIE, EDGARD, ensuite LE BARON

 

AMÉLIE, seule.

Est-ce une erreur ? est-ce une trahison ? Pourquoi cette lettre au prince ?...et pourquoi n’est-il pas ici ? pourquoi ne vient-il pas ?... Ah ! je respire à peine... Edgard !... Oh ! non ! non ! c’est impossible !...

Apercevant Mathilde.

Mathilde !... partagez mes craintes, mes tourments !... vous avez toute ma confiance...

MATILDE.

Madame, ce brillant quadrille que vous avez demandé...

AMÉLIE.

Eh ! que m’importe ! mais lui... M. de Limberg... où est-il ?... Avez-vous...

L’apercevant et sans le regarder.

Ah !approchez, monsieur... approchez... vous vous êtes fait longtemps attendre... à ce bal... et pourquoi ?...

EDGARD.

Pardon, madame...

Jouant avec son gant.

j’ai donné des ordres pour le départ...

AMÉLIE.

Quel départ ?...

EDGARD, cessant.

Des jeunes filles que votre altesse renvoie à l’abbaye de Remiremont.

MATHILDE, jouant avec son éventail.

En effet, il y a à la cour un danger...

Amélie regarde l’éventail, sans trop comprendre d’abord.

dont votre altesse veut les préserver.

AMÉLIE.

Sans doute, mais...

MATHILDE, même jeu.

Et il est bon de songer à une retraite...

Amélie ramène lentement ses regards sur Edgard et voit le jeu du gant.

EDGARD, même jeu.

Pour laquelle tout est préparé...

Cessant.

madame...

MATHILDE, même jeu.

On craint seulement que le voyage ne devienne difficile...

Cessant.

à cause de l’orage qui menace.

EDGARD, même jeu.

Soyez sans inquiétude... le temps est à nous...

Cessant.

madame.

AMÉLIE, d’une voix étouffée.

Ah !... oui... oui...

Elle continue à suivre le jeu, el sa physionomie exprime tout ce qu’elle doit éprouver.

MATHILDE.

Mais on vous attend pour le quadrille, madame...

Avec l’éventail.

Ne vous rendez-vous pas aux veux de ceux qui vous aiment ?... en les rejoignant ?...

EDGARD, avec le gant.

À l’instant, madame !... Pour moi, je suis trop heureux d’avoir assuré votre tranquillité...

Cessant.

sur le compte de ces jeunes filles !...

MATHILDE.

Puissions-nous être aussi heureux qu’elles...

Avec l’éventail.

dans la retraite !...

EDGARD, même jeu.

Retraite sûre !

LE BARON, entrant.

Madame... je viens chercher vos ordres... pour le quadrille...

EDGARD, remettant son gant.

Pour le départ... j’attends.

AMÉLIE, sans le regarder d’abord.

Tout de suite... allez.

Edgard va pour sortir, se retourne et sort.

MATHILDE, avec l’éventail.

L’instant est favorable, et...

Amélie lui arrache son éventail au moment où Edgard sort. Mathilde, terrifiée, pousse un cri étouffé.

Ah !...

LE BARON, se rapprochant gaiment.

On va danser... et...

AMÉLIE, l’interrompant.

M. le baron... suivez cet homme... qu’il ne puisse sortir du palais... et s’il résiste... qu’il soit retenu... arrêté... je le veux...

MATHILDE.

Madame...

LE BARON, stupéfait.

M. de Limberg ?

AMÉLIE.

Vous m’en répondez !...

Le Baron sort précipitamment.

 

 

Scène X

 

MATHILDE, AMÉLIE, ensuite LE BARON

 

MATHILDE.

Madame...

AMÉLIE.

Mais vous ne voyez donc pas que je sais tout !... Agitez donc votre éventail... pour lui dire que vous l’aimez... et lui ! lui !... qu’il vienne vous répondre encore... devant moi... sous mes yeux... Ah ! c’est infâme !...

Mathilde tombe à genoux sans parler.

oui, bien infâme !... Vous ne saurez jamais ce que j’ai souffert, au fond de ce cœur... qui s’était donné à vous... à lui... et que vous torturiez, là, tous les deux à plaisir ! mais je vous punirai tous les deux, comme des perfides...

MATHILDE.

Madame... oh ! pardon !... Amélie, la relevant et la repoussant. Jamais !... oh ! je le sens, il y a des perfidies que le cœur d’une femme ne doit pas pardonner, non !... vous, que je chérissais comme une sœur... à qui je livrais mes secrets... mes espérances... mon amour... le premier !... cet amour jaloux... qui était ma vie ! et que j’emporterai, pour en mourir, dans ce cloître... où je retourne, où je vais cacher ma honte !...

MATHILDE.

Grand Dieu !

AMÉLIE.

Vous me laissiez m’humilier... devant cet homme... cet ingrat !... qui me doit tout... et qui riait, avec vous, de ma confiance, de mon trouble... de celle lettre où mon âme s’épanchait tout entière... et qu’il livrait... qu’il vendait peut-être à ce prince... son ami... son complice... et le vôtre !...

MATHILDE.

Oh ! ne le croyez pas, madame...

AMÉLIE.

Laissez-moi ! je vous chasse ! je...

MATHILDE.

Oh ! ne me maudissez pas ! le ciel m’est témoin que vingt fois j’ai voulu me jeter à vos pieds pour vous avouer notre secret... mais je n’étais pas libre... je craignais votre colère, et plus tard... quand j’ai su que vous l’aimiez... oh ! j’ai été bien malheureuse !... car, moi aussi, j’étais jalouse !... Oh ! pitié, madame...

AMÉLIE.

De la pitié ! mais en avez-vous eu pour moi ?... Vous, qui m’avez suivie pas à pas dans cette passion funeste... sans un moment d’abandon, sans une parole d’amie pour m’arrêter sur le bord de l’abîme !...

MATHILDE.

Ah ! j’ai fait plus, madame... j’ai voulu l’oublier, malgré lui. J’ai voulu qu’il fût heureux de cet amour, qu’il ne pouvait comprendre.

AMÉLIE.

Laissez-moi.

MATHILDE.

Il m’aimait.

AMÉLIE, avec éclat.

Mais laissez-moi donc !...

La regardant et d’une voix étouffée.

Air d’Arwet.

Oui, pour vous je serai cruelle
Autant que vous l’avez été ;
Moi, dont le cœur s’ouvrait pour elle,
Qui l’accablais de ma bonté !
Je croyais, dans mon ignorance,
Ne voir partout que des amis !...
Mais la haine, mais la vengeance,
Voilà ce qu’ils m’auront appris.

Mathilde se retourne, et, sur un geste de la Princesse, elle sort par la gauche ; Charlotte arrive par le fond, causant avec quelques personnes qui s’éloignent ensuite.

Ah ! les voici tous... eux, devant qui je montrais sans défiance la joie qui remplissait mon âme... il faut main tenant cacher mes larmes... et la rougeur de mon front... Mlle Charlotte, voyez... informez-vous... si l’on est prêt à partir pour Remiremont... Mathilde !...

CHARLOTTE.

Mademoiselle... Mathilde ?...

AMÉLIE, au Baron qui entre par la droite.

Eh bien !... M. le baron ?...

LE BARON.

Vos ordres sont exécutés, madame... M.de Limberg est arrêté...mais ce prince, qui n’est plus, dit-il, qu’un simple gentilhomme outragé, vient de l’aborder vivement pour lui demander raison de je ne sais quelle insulte ; il est furieux !

AMÉLIE.

Je suis seule maîtresse ici... que le comte Henri parte à l’instant... à l’instant même !

Edgard paraît à droite ; elle contient à peine son indignation.

LE BARON, bas à Charlotte.

Il y a une révolution !

Ils sortent.

 

 

Scène XI

 

AMÉLIE, EDGARD

 

EDGARD.

Pardon, madame, si j’ose...

AMÉLIE.

Qui vous a fait appeler, monsieur ?... que voulez-vous ?...

EDGARD.

Je ne viens point me plaindre d’une disgrâce... que je ne puis m’expliquer encore... Ma liberté, comme mes jours, appartiennent à votre famille !

AMÉLIE, d’une voix étouffée.

Vous l’avez oublié, monsieur !

EDGARD, sans paraître entendre.

Mais ce que je ne puis accepter de même, madame, ce sont les reproches, les menaces du prince de Hombourg... qui me demande raison d’une offense... dont il m’accuse... est-ce pour lui avoir remis ce que vous m’aviez dicté... pour lui !

AMÉLIE.

Pour lui !... oh ! monsieur !

EDGARD.

Pour lui... qui vous aime... pour lui, votre égal en puissance...

AMÉLIE.

Eh ! ne compreniez-vous pas que cette lettre...

EDGARD.

Ne pouvait être que pour lui !... Et si tout autre, dans ces lieux, à vos côtés, madame, avait eu l’audace de réclamer en sa faveur l’aveu que votre altesse confiait ainsi à ma loyauté, et ce portrait, que le prince ne peut plus recevoir de moi...

Elle le prend.

je lui aurais donné un démenti, devant vous, devant toute la cour, et j’aurais versé tout mon sang pour venger votre honneur offense !

AMÉLIE.

Et qui vous l’a demandé, monsieur ?... qui vous a chargé de veiller sur moi ?

EDGARD.

Mais vous-même, madame.

AMÉLIE.

Moi !

EDGARD.

Vous... qui me disiez, en quittant votre retraite pour venir régner sur nous... « M. Edgard, je cède à vos prières !... mais promettez-moi, vous, l’ami de mon oncle, le mien, de rester toujours près de moi, comme un frère, pour m’aider quelquefois à connaître ce monde où je vais entrer... pour me donner bien bas, au milieu de mes flatteurs, des conseils et du courage ! Ah ! je ne l’ai point oublié... et si j’avais pu comprendre que cette lettre s’adressât... à quelqu’un... que l’ambition put égarer... j’aurais osé me jeter à vos pieds et vous dire... bien bas...

À demi-voix et avec émotion.

Au nom de ces vertus qui sont sorties du cloître avec vous, pour vous faire adorer... au nom de votre honneur qui nous est cher à tous... au nom même de l’imprudent, que tant de bonté signalerait à la haine et à l’envie...

Avec beaucoup de réserve.

étouffez au fond de votre cœur... une faiblesse...

AMÉLIE.

Edgard !

EDGARD, légèrement.

Mais non !... cette lettre était pour le prince !... je l’ai soutenu... je le soutiendrai encore !

Air de la romance du Cid.

Car j’ai juré que, dans ce rang suprême,
Je défendrais votre honneur à tout prix,
Oui, m’en dût-il coûter le bonheur même
Et je tiendrai tout ce que j’ai promis.

AMÉLIE, avec des sanglots.

Mais donnez-moi donc cette force que je n’ai pas, ce courage que le cloître n’a pas mis dans mon cœur, contre des passions qu’il ignore !... mais vous ne voyez donc pas que je suis malheureuse... que j’en mourrai !...

EDGARD, troublé.

Madame !...

À part.

Ah ! que d’amour !

AMÉLIE.

Eh ! que ferait tout autre souveraine à ma place ?... Elle se vengerait.

EDGARD.

Non !... pas la mienne !... celle qui m’appelait son frère !

 

 

Scène XII

 

CHARLOTTE, AMÉLIE, MATHILDE, LE BARON, LA COUR au fond

 

MATHILDE, entrant par la gauche et descendant près d’Amélie.

Madame, vous avez ordonné mon départ...

AMÉLIE, d’une voix étouffée.

Une souveraine doit punir qui la trompe.

EDGARD, bas.

La mienne eût pardonné, madame !...

LE BARON, entrant par la droite.

Madame, j’ai ordonné au prince... avec vigueur, j’ose le dire... de quitter la résidence à l’instant.

AMÉLIE, de même.

Pour choisir un époux, je ne dois écouter que mon cœur.

EDGARD, bas.

La mienne eût écouté la raison, madame.

CHARLOTTE, s’avançant.

Madame, tout est prêt pour renvoyer à l’abbaye de Remiremont...

AMÉLIE, de même.

Mes compagnes et moi. Moi, qui veux fuir le monde, pour être heureuse !

EDGARD, bas.

La mienne y fût restée pour faire des heureux, madame !

AMÉLIE le regarde ainsi que Mathilde, et après un jeu de physionomie exprimant ce qu’elle éprouve, avec émotion.

Mathilde... vous retournerez dans votre famille. C’est là que M. le comte de Limberg ira demander votre main... et vous reviendrez... auprès de votre amie... plus tard... quand je pourrai le permettre.

EDGARD et MATHILDE, s’inclinant.

Ah ! madame !

AMÉLIE, vivement au Baron.

Baron, vous êtes un maladroit !

LE BARON, stupéfait.

Plaît-il ?

AMÉLIE.

Vous ne voyez rien, vous ne comprenez rien ! Après avoir outragé le prince, sans le connaître... vous venez de lui signifier un ordre brutal... dont vous allez lui demander excuse... et avant qu’il ne s’éloigne, vous lui donnerez, de ma part, ce portrait !

Regardant Edgard.

Air précédent.

J’avais juré que, dans ce rang suprême,
D’un ami sûr je suivrais les avis ;
Oui, m’en dût-il coûter le bonheur même !...
Ai-je tenu ce que j’avais promis ?

CHARLOTTE.

pour le départ, madame ?

AMÉLIE.

C’est vous qui allez au couvent.

CHARLOTTE.

Moi, madame ?

AMÉLIE.

Vous apprendrez à mes compagnes que je reste où Dieu m’a placée, pour faire des heureux... des ingrats, peut-être.

TOUS.

Jamais !

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