Ôtez votre fille, s’il vous plaît (Eugène LABICHE - MARC-MICHEL)

Comédie en deux actes, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 24 novembre 1854.

 

Personnages

 

MONTDOUBLARD, rentier

GUSMAN DE FOLLEBRAISE, peintre

COLARDEAU

ISABELLE, fille aînée de Montdoublard

CÉCILE, fille cadette de Montdoublard

GIMBLETTE, servante

VERTMINOIS, son parrain

 

 

ACTE I

 

Salon à pans coupés. Au fond, en face du public, une grande fenêtre-porte ouvrant sur une terrasse ; rideaux de mousseline aux vitres. Quand la fenêtre est ouverte, on voit de l’autre côté de la rue une fenêtre plus petite dont les vitres sont aussi couvertes par des rideaux blancs. Portes aux premiers plans de droite et de gauche. Portes dans chaque pan coupé. Celle de droite conduit au dehors. Une petite table à droite entre l’avant-scène et la porte. Deux fauteuils et deux chaises, couverts de housses. Une cage à perruche sur la table. Une boîte à sucre sur le fauteuil de gauche.

 

 

Scène première

 

GIMBLETTE, puis ISABELLE

 

MONTDOUBLARD, dans la coulisse de droite.

Gimblette ! Gimblette !

GIMBLETTE, qui est en train de chercher.

On y va, monsieur ; je le cherche.

ISABELLE, entrant par la gauche premier plan.

Gimblette, est-ce que mon père n’est pas encore levé ?

GIMBLETTE.

Monsieur Montdoublard ? ah ! ben... v’là déjà deux heures qu’il traîne ses pantoufles dans ma cuisine.

ISABELLE.

Dans ta cuisine ! pourquoi faire ?

GIMBLETTE.

Pardi ! il fait ses confitures.

La voix de MONTDOUBLARD.

Gimblette ! Gimblette !

GIMBLETTE.

Tenez ! l’entendez-vous ? il demande son sucré.

ISABELLE, montrant la boîte au sucre sur le fauteuil.

Le voici, je l’avais pris hier pour en donner à ma perruche.

GIMBLETTE, la prenant.

Bon ! et puis votre papa dit que c’est moi qui le croque.

Elle en croque un morceau machinalement.

ISABELLE, riant.

Il a tort.

GIMBLETTE, qui s’en allait, revenant et avec mystère.

Dites-donc, mam’zelle... c’est donc aujourd’hui qu’il arrive ?

ISABELLE.

Qui ça ?

GIMBLETTE.

Eh ben ! dame ! ce monsieur qu’on attend de Courceuil... votre prétendu, monsieur Colardeau ?

ISABELLE, avec calme.

Il paraît.

GIMBLETTE.

Il paraît ? comment ! vous n’êtes pas plus remuée que ça ?

ISABELLE.

Que veux-tu ! un monsieur que je ne connais pas... que je n’ai jamais vu.

GIMBLETTE.

C’est égal ! je sais ben que si j’attendais un prétendu, moi... pristi !

Air : Ainsi jadis un ménestrel.

Du prétendu que l’on attend
Et qu’on ne connaît pas encore,
On se fait un portrait charmant.
De mille attraits on le décore
Ah ! qu’ nos maris... si laids pourtant !
Form’raient une bell’ perspective
Si chaqu’ futur qui nous arrive
Ressemblait à celui qu’on attend.

La voix de MONTDOUBLARD.

Gimblette ! Gimblette !

GIMBLETTE.

Là ! est-il agaçant !

Elle croque encore un morceau de sucre.

je vas lui porter son sucre, sans ça, il beuglerait jusqu’à demain.

 

 

Scène II

 

GIMBLETTE, ISABELLE, MONTDOUBLARD, une spatule à la main

 

MONTDOUBLARD, qui est entré par la droite, premier plan, sur les derniers mots de Gimblette.

Beuglerait ! est ce à moi, s’il vous plaît, que s’applique cette locution tauromachique ?

GIMBLETTE, interdite.

Tauro ?...

MONTDOUBLARD, la regardant attentivement.

Machique ! et que croques-tu là ? tu croques mon sucre ?

GIMBLETTE.

Non, monsieur, c’est un noyau.

MONTDOUBLARD, vivement.

Fais le voir.

GIMBLETTE.

Ah ! je viens de l’avaler.

MONTDOUBLARD.

J’aurai l’œil sur toi.

ISABELLE, s’approchant.

Bonjour, père.

MONTDOUBLARD, se tournant vers elle et avec une onction soudaine.

Bonjour, ma fille aînée, mon Isabelle ! tends-moi ton front, que j’y dépose en hâte mon baiser matutinal.

Il l’embrasse.

Tu vois ton père excessivement occupé, il confectionne ses confitures de mirabelles.

ISABELLE.

Voulez-vous que je vous aide ?

MONTDOUBLARD.

Non pas ! je préfère que tu ailles comme d’habitude t’installer sur ton balcon.

ISABELLE.

Mais, papa.

MONTDOUBLARD.

C’est dans ce but unique que j’ai quitté la rue des Grands-Augustins, numéro 36, où nous habitions il y a trois mois... tu y devenais pâlotte, et quand une fille devient pâlotte, un père tremblote. J’ai consulté un disciple d’Esculape et il t’a ordonné incontinent l’air vif des montagnes... alors, je suis venu m’installer à Montmartre.

ISABELLE.

Ça n’est pas drôle !

MONTDOUBLARD.

J’ai choisi cette cime comme, tant plus à proximité de l’omnibus que le Righi ou le mont Krapak.

ISABELLE.

C’est égal... passer toutes ses journées sur une terrasse, ce n’est pas amusant !

MONTDOUBLARD.

Non, mais c’est hygiénique ! je connais une foule de choses pas amusantes, mais hygiéniques, que l’on absorbe parfaitement, pourquoi ? parce qu’elles sont hygiéniques ! témoin l’eau de sedlitz.

GIMBLETTE.

Ah ! ben ! moi, si j’étais père...

MONTDOUBLARD.

Hein ?

GIMBLETTE.

J’aimerais pas étaler comme ça ma fille sur une terrasse au nez des voisins.

MONTDOUBLARD.

Tu n’aimerais pas ça... si quoi ?

GIMBLETTE.

Si j’étais père.

MONTDOUBLARD.

Es-tu père ?

GIMBLETTE.

Non, monsieur.

Elle croque un morceau de sucre.

MONTDOUBLARD.

Alors, fiche-moi la paix et garde tes réflexions pour...

L’examinant.

Mais tu croques encore ? que croques-tu ?

GIMBLETTE, interdite.

Monsieur.

MONTDOUBLARD.

Donne-moi un peu cette boîte à sucre, prends cette spatule et va-t’en mouver mes confitures de gauche à droite, toujours de gauche à droite !

GIMBLETTE, remontant.

Bien, monsieur.

MONTDOUBLARD, la rappelant.

Gimblette !

GIMBLETTE, revenant.

Monsieur ?

MONTDOUBLARD.

Garde-toi d’y goûter ; quand la confiture n’est pas cuite, c’est un poison.

GIMBLETTE, portant la main à son estomac.

Ah ! pristi !

Elle sort à droite premier plan.

MONTDOUBLARD, à part.

Je lui dis cela pour museler sa gloutonnerie.

À Isabelle, montrant la porte du balcon.

Quant à toi, ma fille, rentre dehors !

ISABELLE.

Mais papa, si ce monsieur arrive, je ne suis pas habillée !

MONTDOUBLARD.

Ton prétendu ?

Avec emphase.

Ma fille aînée, c’est par ses vertus qu’une jeune fille doit plaire et non par quelques mètres de pou de soie ; tu es très bien comme ça... D’ailleurs, Colardeau est un homme simple, un fils des champs, qui écrit sa dépense, à ce que m’a dit mon notaire, maître Saint-Gluten.

ISABELLE.

Qu’est-ce qu’il fait ?

MONTDOUBLARD.

Il est possesseur d’un banc d’huîtres sur le littoral de Courceuil.

ISABELLE.

Marchand d’huîtres ! jolie profession !

MONTDOULARD.

Elle est calme et vertueuse, ma fille, et j’y vois l’indice des mœurs les plus pures.

Air : Mes yeux disaient tout le contraire.

Bivalve modeste et trompeur,
À le juger par sa coquille,
L’huitre n’a rien de séducteur...
Mais au dedans sa vertu brille.
Ah ! puisse, enfant, pour ton bonheur,
L’époux à qui je t’ai promise
Être toujours dans son intérieur
L’image de sa marchandise.
Ah ! puisse-t-il, dans son intérieur,
Te rappeler sa marchandise !

Tels sont les vœux que je forme pour toi !

ISABELLE, avec indifférence.

Oh !

MONTDOUBLARD.

Pourquoi cet oh ! qui me paraît tiède ? ah ! tu n’es pas comme ta sœur puinée, ma fille cadette, qui, bien qu’en pension à Picpus, grille de se marier ! Donc, retourne respirer l’air de tes montagnes.

ISABELLE.

Mais, papa...

MONTDOUBLARD.

Va... tu les regretteras plus tard !

ISABELLE, à part, remontant vers le balcon.

Ah ! quel ennui.

Ensemble.

Air des Trovatelles.

MONTDOUBLARD.

Baisez papa, folle boudeuse !
Et va, ma fille, à plein poumon,
Humer la brise montagneuse
Sur la cime de ton balcon.

ISABELLE.

Ah ! quelle existence ennuyeuse,
Pour moi, nulle distraction.
Vraiment, papa, je suis honteuse
D’être toujours sur mon balcon.

Isabelle va sur le balcon et referme la fenêtre.

 

 

Scène III

 

MONTDOUBLARD, puis GIMBLETTE

 

MONTDOUBLARD, seul.

Pauvre enfant ! je respirerais bien avec elle... mais j’ai des confitures sur le feu.

GIMBLETTE, accourant.

Monsieur... monsieur... elle frémit.

MONTDOUBLARD.

Qui ça ?

GIMBLETTE.

La confiture... faut mettre le sucre... donnez-moi la boîte.

MONTDOUBLARD, vivement.

Non pas !... ce soin me regarde ; tu ne m’inspires à ce sujet pas la moindre confiance... mais pas la moindre !

Il sort à droite.

 

 

Scène IV

 

GIMBLETTE, puis COLARDEAU et VERTMINOIS

 

GIMBLETTE, seule.

Eh bien ! merci !... quel drôle d’homme ! il se méfie toujours.

Voix de COLARDEAU en dehors.

Par ici, parrain ; nous y voilà !

GIMBLETTE.

Hein |... ce bruit !...

Voix de VERTMINOIS, en dehors.

Doucement donc, Colardeau.

GIMBLETTE.

Colardeau !... c’est le prétendu de mam’zelle.

Colardeau et Vertminois paraissent par la porte du pan coupé de droite, ils sont en costume de voyage et portent une malle dont ils tiennent chacun une poignée.

COLARDEAU.

Monsieur Montdoublard, rentier... s’il vous plaît ?

GIMBLETTE.

C’est ici, messieurs.

À part.

Tiens ! ils sont deux.

COLARDEAU.

Mademoiselle, c’est sous le patronage de l’honorable monsieur de Saint-Gluten...

VERTMINOIS.

Pristi ! je suis éreinté.

COLARDEAU, bas.

Si nous déposions la malle ?

VERTMINOIS, bas.

Non ! pas tout de suite... ce serait malhonnête.

COLARDEAU, bas.

C’est juste.

À Gimblette.

Alors... monsieur de Montdoublard, rentier, s’il vous plaît ?

GIMBLETTE.

Il est là, à côté... il met son sucre.

COLARDEAU et VERTMINOIS.

Son sucre ?

GIMBLETTE.

Je vais le prévenir.

À part, en sortant.

Il est bien jambé tout de même !

 

 

Scène V

 

COLARDEAU, VERTMINOIS

 

COLARDEAU.

Il met son sucre !... où ça ?

VERTMINOIS.

Je ne sais pas... j’ai trop mal au bras !

COLARDEAU.

Parrain, plus personne... faut-il ?

Il fait le geste de poser la malle.

VERTMINOIS.

Nous sommes seuls ?... nous le pouvons.

Ils posent la malle à terre.

COLARDEAU.

Ouf ! j’ai chaud.

VERTMINOIS.

Moi aussi.

COLARDEAU.

Vous n’avez pas voulu prendre un fiacre à la gare, vous êtes pingre.

VERTMINOIS.

J’ai voulu te faire cette économie d’un franc cinquante. Colardeau, tu es déjà mon débiteur.

COLARDEAU.

Chut ! vous n’avez pas besoin de dire ça ici.

VERTMINOIS.

Au contraire... c’est plus que jamais le moment de bien établir nos positions respectives.

Ils s’asseyent tous deux sur la malle.

COLARDEAU.

Je les connais.

VERTMINOIS.

Je suis ton parrain et ton bienfaiteur... or pour faciliter ton mariage.... j’ai consenti à te céder mon banc d’huîtres de Courceuil.

COLARDEAU.

Avec un très joli bénéfice !

VERTMINOIS.

Mais tu me redois quinze mille francs... payables sur la dot.

COLARDEAU.

Pristi ! ne parlons donc pas donc pas de ça, ici.

VERTMINOIS.

Au contraire, parlons-en : je dois encaisser ma créance dix-huit minutes après la signature du contrat... J’ai apporté des sacs pour faire ce recouvrement.

Il les montre.

COLARDEAU.

Très bien ! cachez-ça.

Ils se lèvent.

VERTMINOIS, les remettant dans ses poches.

Ainsi donc, mon garçon, sois spirituel avec le père, gracieux avec la demoiselle, et débonnaire avec les domestiques.

COLARDEAU.

Pourquoi débonnaire ?

VERTMINOIS.

Parce que si ton mariage vient à manquer, je t’en préviens, je résilie la vente et je rentre dans mon banc !

COLARDEAU.

Fichtre !

VERTMINOIS.

Je suis ton parrain... et ton bienfaiteur ; mais les affaires sont des affaires !

COLARDEAU.

Quand je dis mon bienfaiteur... vous ne m’avez jamais rien donné.

VERTMINOIS.

Je t’ai donné mon prénom de Cymodocée, et j’au payé ton vaccin !

COLARDEAU.

Il n’a pas pris ! ça n’est pas gras !

Voix de MONTDOUBLARD, à droite.

De gauche à droite ! toujours de gauche à droite !

COLARDEAU et VERTMINOIS, vivement.

Oh ! du monde !

Ils reprennent la malle.

 

 

Scène VI

 

COLARDEAU, VERTMINOIS, tenant tous deux la malle, MONTDOUBLARD, puis ISABELLE

 

MONTDOUBLARD, entrant.

Un million de pardons... j’étais retenu... je mettais mon sucre.

COLARDEAU.

Monsieur Montdoublard, rentier, s’il vous plaît ?

MONTDOUBLARD.

C’est moi-même.

VERTMINOIS, bas.

Sois spirituel.

COLARDEAU, bas.

Oui.

Haut.

Monsieur... c’est sous le patronage de l’honorable monsieur de Saint Gluten...

MONTDOUBLARD.

Vous êtes le jeune homme de Courceuil.

VERTMINOIS.

Oui, monsieur, c’est nous.

MONTDOUBLARD, à Colardeau.

Soyez les bienvenus... vous et votre domestique.

COLARDEAU.

Ça ? c’est le père Vertminois, non parrain.

MONTDOUBLARD, à Vertminois.

Ah ! pardon ! une erreur n’est pas une offense... quand elle est de bonne foi.

COLARDEAU, à Vertminois.

Dites donc ! il vous prenait pour Catherine, la bonne !

VERTMINOIS, se tordant de rire.

Ah ! les parisiens ! satanés parisiens !

Il croit tirer son mouchoir et s’essuie avec un sac.

COLARDEAU, bas et lui prenant le sac qu’il met dans sa poche.

Cachez le sac ! Posons.

Il indique la malle.

VERTMINOIS.

Ça va !

Ils vont pour remonter.

MONTDOUBLARD, arrêtant Colardeau.

Pardonnez une curiosité... bien naturelle.

COLARDEAU.

Quoi ?

MONTDOUBLARD, l’examinant, à part.

De l’élégance... de la distinction... et des sous-pieds !

VERTMINOIS, bas.

Posons.

COLARDEAU.

Ça va.

Ils vont pour remonter.

MONTDOUBLARD, les arrêtant.

Attendez, je vais vous présenter à votre fiancée.

COLARDEAU.

Plus tard ; nous ne sommes pas habillés.

MONTDOUBLARD.

Habillés ! Colardeau, c’est par ses vertus qu’un prétendu doit plaire, et non par quelques mètres de pou de soie.

VERTMINOIS, riant.

Ah ! les parisiens ! satanés parisiens !

Il s’essuie de nouveau avec un sac.

COLARDEAU, bas, et lui prenant encore le sac.

Cachez le sac !

MONTDOUBLARD, à part.

Il rit bêtement, ce parrain.

Appelant.

Zizine ! Zizine !

À Colardeau.

Elle se nomme Isabelle, alors, je l’appelle Zizine.

COLARDEAU.

Naturellement !

MONTDOUBLARD.

C’est comme ma cadette qui est à Picpus... elle se nomme Cécile... alors, je l’appelle Lolo.

COLARDEAU.

Comme de juste !

MONTDOUBLARD, appelant.

Zizine !

À Colardeau.

Je vous prierai de ne pas la retenir longtemps... c’est seulement pour vous la faire voir.

COLARDEAU.

Oui...

À part.

Diable de malle !

En apercevant Isabelle, ils se placent devant la malle qu’ils tiennent toujours derrière leur dos.

ISABELLE, entrant par le balcon.

Vous m’appelez, papa ?

Les apercevant.

Ah !

MONTDOUBLARD.

Approche...

Les présentant l’un à l’autre.

Ma fille. Colardeau de Courceuil... Colardeau... ma fille Isabelle, l’espoir de mes cheveux blancs.

COLARDEAU, saluant.

Mademoiselle en a bien l’air.

ISABELLE, saluant.

Monsieur.

COLARDEAU, à part.

En voilà une présentation.

MONDOUBLARD, à sa fille.

Là ! ça suffit, tu peux rentrer.

COLARDEAU.

Déjà ?

VERTMINOIS.

Déjà ?

MONTDOUBLARD, à sa fille.

Ah ! j’oubliais... le parrain Vertminois, un homme agreste sans façon.

COLARDEAU, bas à Vertminois.

Passez ! passez donc !

VERTMINOIS, passant en tenant toujours le bout de la malle.

Mademoiselle... enchanté de la circonstance qui... J’ai bien l’honneur...

Bas à Colardeau.

À ton tour ! sois séduisant !

COLARDEAU, repassant en tenant le bout de la malle.

Mademoiselle... ce jour est un beau jour...

MONTDOUBLARD, l’arrêtant.

Non, non, plus tard !... en voilà assez pour une première entrevue. Ma fille, rentre dehors.

ISABELLE.

Oh ! avec plaisir, papa !

MONTDOUBLARD, bas à Isabelle.

Comment le trouves-tu ?

ISABELLE.

Il n’a seulement pas de gants.

MONTDOUBLARD.

Tiens, c’est vrai.

ISABELLE, à part.

Il n’est pas beau, toujours !

Elle entre sur le balcon.

 

 

Scène VII

 

MONTDOUBLARD, COLARDEAU, VERTMINOIS, puis GIMBLETTE, puis FOLLEBRAISE

 

MONTDOUBLARD, passant le bras de Colardeau sous le sien.

Colardeau, je crois que vous avez fait sensation.

COLARDEAU.

Je le crois aussi.

MONTDOUBLARD, bas.

Seulement, si mon âge m’autorise à vous donner un conseil, Colardeau, mettez des gants,

COLARDEAU.

Des gants !

MONTDOUBLARD.

Ma fille verrait avec plaisir que vous vous gantassiez.

COLARDEAU.

Je veux bien !

MONTDOUBLARD.

Ah ça ! est-ce que votre malle contient des valeurs ?

COLARDEAU.

Non... pourquoi ?

MONTDOUBLARD.

Du moment qu’elle ne vous gêne pas, très bien.

COLARDEAU.

C’est-à-dire, moi, je suis très fort des bras ; mais c’est le parrain.

VERTMINOIS.

Oh ! moi, je ne suis pas fatigué... au contraire.

MONTDOUBLARD.

Alors, n’en parlons plus ! restez comme ça.

Il passe entr’eux deux ayant devant lui la malle qu’ils tiennent, et sur laquelle il frappe en gesticulant.

COLARDEAU, à part.

Pristi !

VERTMINOIS, de même.

Nom d’un petit bonhomme !

MONTDOUBLARD.

Voyons ! causons ! Vous avez fait un bon voyage ?

COLARDEAU.

Excellent |

MONTDOUBLARD.

Vous avez passé à Caen... avez-vous vu la cathédrale ?

COLARDEAU, se frottant le bras.

Oui, oui, oui, oui.

VERTMINOIS, de même.

Non, non, non, non.

MONTDOUBLARD.

On prétend que les architraves en sont très remarquables.

COLARDEAU.

Oui, oui, oui, oui.

VERTMINOIS.

Non, non, non, non.

COLARDEAU, à part, tenant sa malle.

Est-ce que nous allons rester comme ça toute la journée ?

GIMBLETTE, entrant par la porte principale, à Montdoublard.

Monsieur ?

MONTDOUBLARD.

Quoi ?

GIMBLETTE.

Il y a là un monsieur qui demande à vous parler tout de suite.

MONTDOUBLARD.

Je n’y suis pas !

GIMBLETTE.

Le voilà !

Follebraise paraît au fond.

COLARDEAU, à part.

Allons, bon ! une visite.

FOLLEBRAISE, costume d’atelier, une palette à la main, un appuie-main, coiffé d’un bonnet grec.

Monsieur Montdoublard, s’il vous plaît ?

MONTDOUBLARD.

C’est moi.

FOLLEBRAISE.

Je voudrais vous parler seul à seul ; renvoyez ces deux commissionnaires.

Il se met à lorgner les meubles de Montdoublard.

MONTDOUBLARD, à part.

Comment ! des commissionnaires !

COLARDEAU, à Vertminois.

Il vous prend pour deux commissionnaires !

MONTDOUBLARD, à Colardeau et à Vertminois.

Excusez-moi... Gimblette va vous conduire dans vos chambres.

VERTMINOIS.

Nous déposerons la malle.

COLARDEAU.

Et nous ferons un petit bout de toilette.

MONTDOUBLARD, à Colardeau.

C’est ça.

Ensemble.

Air de Giselle.

MONTDOUBLARD.

Dans ce local, messieurs, je vous en prie,
Dispensez-moi de conduire vos pas.
Il faut qu’ici promptement j’expédie
Cet inconnu que je ne connais pas.

COLARDEAU et VERTMINOIS.

Point de façon, monsieur, je vous en prie,
Dispensez-vous de diriger nos pas.
Faire avec nous quelque cérémonie,
Ce serait mal. Monsieur, n’insistez pas.

GIMBLETTE.

Venez, messieurs, suivez-moi, je vous prie,
Dans ce local, je vais guider vos pas ;
Il faut ici que monsieur expédie
Cet inconnu que l’on ne connait pas.

FOLLEBRAISE, à part.

Je te comprends, ma visite t’ennuie,
Mais, bon vieillard, je ne m’en émeus pas !
Tu m’entendras d’une oreille polie,
Ou, ventre bleu ! tu t’en repentiras.

Colardeau, Vertminois et Gimblette entrent à gauche, porte du pan coupé.

 

 

Scène VIII

 

MONTDOUBLARD, FOLLEBRAISE

 

MONTDOUBLARD, à Follebraise qui lorgne toujours son mobilier.

Nous voilà seuls, monsieur, expliquez-vous.

FOLLEBRAISE, allant pour parler, s’interrompant.

Sapristi, monsieur, que vous êtes donc mal meublé !

MONTDOUBLARD.

Hein ?

FOLLEBRAISE.

Ah ! pour un vilain mobilier... voilà un vilain mobilier.

MONTDOUBLARD.

Monsieur est ébéniste ?

FOLLEBRAISE.

Non, monsieur, je suis peintre.

MONTDOUBLARD.

En bâtiments ?

FOLLEBRAISE.

Peintre de batailles.

MONTDOUBLARD.

Ah ! monsieur est artiste ?... monsieur peint des petits bons hommes sur de la toile, avec de la fumée au fond... très bien, très bien !

FOLLEBRAISE.

Voici, ce qui m’amène.

MONTDOUBLARD.

Pardon...je me suis fait une loi de ne donner qu’à la mairie de mon arrondissement.

FOLLEBRAISE.

Qu’est-ce qui vous parle de ça ? est ce que j’ai l’air d’un... tenez, asseyons-nous.

MONTDOUBLARD.

Pourquoi faire ?

FOLLEBRAISE.

Pour causer.

Il approche le fauteuil.

MONTDOUBLARD, à part.

Qu’est-ce que c’est que ce particulier là ?

Haut.

Monsieur, je vous ferai observer que j’ai des confitures sur le feu.

FOLLEBRAISE.

Vous êtes trop bon, je sors de table.

Ils s’assoient.

Monsieur, je suis un noble cœur... mon âme d’artiste.

S’interrompant.

Mon Dieu, qu’on est donc mal assis dans vos fauteuil !

MONTDOUBLARD.

Mais, monsieur.

FOLLEBRAISE.

Et des housses ! pourquoi des housses ?

MONTDOUBLARD.

Parce que j’ai dessous une étoffe très belle.

FOLLEBRAISE.

Si elle est belle, pourquoi la cachez-vous ?

MONTDOUBLARD.

Parce que...

FOLLEBRAISE

Alors, elle n’est pas belle.

MONTDOUBLARD.

Ah ! mais, voyons, que demandez-vous, à la fin.

FOLLEBRAISE.

J’arrive au fait... monsieur, l’exposition de peinture ouvre dans trois mois.

MONTDOUBLARD.

Je n’ai nullement l’intention d’exposer... bien plus, je vous rappellerai que mes confitures.

FOLLEBRAISE.

Je travaille dans ce moment à une grande toile... la bataille des Cimbres et des Teutons, dont vous n’avez sans doute jamais entendu parler.

MONTDOUBLARD, piqué.

Pardon, monsieur, j’ai lu toutes les batailles de l’Empire !

FOLLEBRAISE.

On le voit tout de suite.

À part.

Quel chou !

Haut.

Monsieur, il y a un guignon sur mon tableau... voilà trois ans de suite que je veux l’exposer, et au moment où je prends mes pinceaux pour y mettre la dernière main... crac !

Il se lève.

MONTDOUBLARD, de même.

Quoi ? crac !

FOLLEBRAISE.

Je tombe amoureux.

MONTDOUBLARD.

Tous les ans ?

FOLLEBRAISE.

Trois mois avant l’exposition, c’est un fait exprès... je suis très inflammable.

MONTDOUBLARD.

Monsieur, mes confitures me réclament, je ne puis vous conseiller que les bains froids et une nourriture émolliente.

FOLLEBRAISE.

Merci... cette fois, pour en finir, j’ai résolu de quitter Paris, parce que vous comprenez... les soupers, les maîtresses...

MONTDOUBLARD, avec une dignité pudique.

Non, monsieur ! je ne comprends pas.

FOLLEBRAISE.

Alors, j’ai jeté les yeux sur Montmartre... le jour y est beau, pas de femmes... pas de distractions... c’est un pays bête.

MONTDOUBLARD, vivement.

Montagneux, monsieur, montagneux.

FOLLEBRAISE.

Bref ! depuis deux jours, je suis votre voisin... je demeure en face.

MONTDOUBLARD.

Comment ! ces deux petites fenêtres qui donnent sur ma terrasse ?

FOLLEBRAISE.

Précisément.

MONTDOUBLARD, ôtant vivement sa casquette.

Monsieur, y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander de passer un fil jusque chez vous pour y conduire un gobéa... à mes frais ?

FOLLEBRAISE.

Dans quel but ?

MONTDOUBLARD.

Dame ! c’est joli à l’œil.

FOLLEBRAISE.

Allons donc ! j’aurais l’air d’entretenir des intelligences avec une blanchisseuse de fin.

MONTDOUBLARD, à part.

Est-ce que j’ai l’air d’une blanchisseuse de fin ?

Haut.

Vous refusez ?

FOLLEBRAISE.

Parfaitement !

MONTDOUBLARD, piqué.

Très bien, j’en prends note !

FOLLEBRAISE.

À mon tour, je viens vous demander...

MONTDOUBLARD.

Je refuse !

FOLLEBRAISE.

Attendez donc !vous ne savez pas.

MONTDOUBLARD.

Parlez !

FOLLEBRAISE.

Comme je vous le disais, je suis venu à Montmartre pour fuir les distractions.

MONTDOUBLARD.

Eh bien ?

FOLLEBRAISE.

Eh bien ! je ne puis lever les yeux sur votre terrasse sans y rencontrer une grande diablesse de demoiselle qui s’y étale toute la sainte journée !

MONTDOUBLARD.

C’est ma fille aînée, Isabelle... que j’appelle Zizine.

FOLLEBRAISE.

C’est d’un bon père.

MONTDOUBLARD.

Ma cadette qui est à Picpus, se nomme Cécile ; alors, je l’appelle Lolo.

FOLLEBRAISE.

Je vous passe encore ça... mais vous comprenez que la vue continuelle d’une femme... involontairement... ça trouble, ça distrait, c’est très gênant.

MONTDOUBLARD, impatienté.

Enfin ! que voulez-vous ?

FOLLEBRAISE.

Je viens vous prier d’ôter votre fille... s’il vous plaît.

MONTDOUBLARD, stupéfait.

Comment ?

FOLLEBRAISE.

Ôtez Zizine, mettez-la ailleurs ! voilà !

MONTDOUBLARD, outré.

Ah ! elle est joliet et c’est pour ça que vous êtes venu ?

FOLLEBRAISE.

Uniquement !

MONTDOUBLARD, à part.

Voilà un drôle de coco, par exemple !

Haut.

Monsieur, je suis venu à Montmartre pour faire respirer à ma fille l’air pur des montagnes, et n’ai pas envie de l’enfermer dans sa chambre pour vous faire plaisir !

FOLLEBRAISE, s’échauffant.

Mais moi, monsieur, il faut que je finisse ma bataille des Cimbres ! le salon ouvre dans trois mois ! vous n’avez pas le droit de m’empêcher de faire mon état !

MONTDOUBLARD.

Je m’en fiche colossalement ! fermez vos rideaux !

FOLLEBRAISE.

Je ne peux pas ! j’ai besoin de mon jour ! je te paie.

MONTDOUBLARD.

Et moi, je paie ma terrasse ! je ne vous empêche pas de déménager !

FOLLEBRAISE.

J’ai un bail de neuf ans !

MONTDOUBLARD.

Et moi de douze !

FOLLEBRAISE.

Douze ans ! eh bien ! ça va être gentil ! merci ! ainsi vous refusez ?

MONTDOUBLARD.

Avec une ivresse, mélangée de plaisir !

FOLLEBRAISE.

Très-bien ! alors, c’est la guerre ?

MONTDOUBLARD.

La guerre ! ah ça ! monsieur, est-ce que vous croyez me faire peur ?

FOLLEBRAISE.

Ne nous emportons pas ! je pense que vous apprécierez au moins la délicatesse de ma démarche...

MONTDOUBLARD, se montant.

Votre démarche ? mais je la trouve cocasse, votre démarche ! cocasse !

FOLLEBRAISE.

Du calme !

MONTDOUBLARD.

C’est vrai ! je ne vous connais pas ! je suis en train de faire mes confitures, et vous venez me dire : Ôtez votre fille ! mettez-la ailleurs ! c’est indécent !

FOLLEBRAISE.

C’est dans votre intérêt.

MONTDOUBLARD.

Dans mon intérêt ?

FOLLEBRAISE.

Dame ! à force de l’avoir sous les yeux... je ne l’ai pas bien regardée, mais elle m’a l’air pas mal découpée, votre fille !

MONTDOUBLARD.

Découpée ! qu’entendez-vous par là ?

FOLLERAISE.

Écoutez-donc !je n’ai pas été pétri dans la neige, et puis le salon ouvre dans trois mois, méfiez-vous, c’est mon époque !

MONTDOUBLARD.

Méfiez-vous... de quoi ?

FOLLEBRAISE.

Je peux finir par me pincer !

MONTDOUBLARD.

Eh bien ! si vous vous pincez, vous vous dépincerer !

FOLLEBRAISE.

Ah ! on voit bien que vous ne me connaissez pas !

Froidement.

Monsieur, je suis un jeune homme froid, continent et studieux.

Avec explosion.

Mais quand je prends feu... nom d’un petit bonhomme ! figurez-vous une bombe... j’éclate ! je brûle ! je ravage !

MONTDOUBLARD, avec dignité.

Monsieur, je ne vous répondrai qu’un seul mot... ma fille est à l’épreuve de la bombe !

FOLLEBRAISE.

Croyez-moi... ôtez-la...

MONTDOUBLARD.

Jamais de la vie !

FOLLEBRAISE.

Comme vous voudrez... je devais vous prévenir... désolé de vous avoir dérangé.

MONTDOUBLARD, le reconduisant.

Mille choses aimables a vos parents...

Ensemble.

Air du Chapeau de paille d’Italie.

FOLLEBRAISE.

Adieu, voisin plein d’imprudence,
Ménagez bien votre santé.
D’avoir fait votre connaissance
Croyez que je suis peu flatté.

MONTDOUBLARD.

Adieu, voisin, plein d’impudence !
Ménagez bien votre santé.
D’avoir fait votre connaissance
Croyez que je suis peu flatté.

FOLLEBRAISE, en sortant.

Mon Dieu ! que vous êtes donc mal meublé !

Follebraise sort.

 

 

Scène IX

 

MONTDOUBLARD, puis ISABELLE, puis COLARDEAU, puis VERTMINOIS

 

MONDOUBLARD, seul.

Eh bien ! en voilà un drôle de pistolet ! il vient me dire tranquillement : « Ôtez votre fille. » Comme on dirait : Eh ! voisin, élaguez donc votre arbre ! Ça me donne des fourmis ! méchant barbouilleur ! j’ai toujours détesté les peintres, moi !

ISABELLE, venant du balcon.

Papa, je m’ennuie là-dessus... on ne voit que des cheminées fumer !

MONTDOUBLARD, à part.

Interrogeons-la, à mots couverts, et voyons si ce rapin ne se serait pas livré à quelque télégraphie déplacée.

Haut et prenant la main d’Isabelle.

Des cheminées fumer ? il n’y a pas que les cheminées qui fument.

ISABELLE.

Comment ?

MONTDOUBLARD.

Il y a encore les petits peintres... les petits voisins.

ISABELLE.

Les voisins ?

MONTDOUBLARD.

Oui... tout en barbouillant une bataille de l’Empire... comme qui dirait la bataille des Cimbres et des Teutons... il leur arrive parfois de fumer la cigarille à leur fenêtre et de regarder indiscrètement les terrasses ornées de jeunes filles en manches courtes.

ISABELLE.

Comme moi ?

MONTDOUBLARD.

Ou tout autre... les uns se livrent alors à des gestes bizarres, celui-ci, par exemple !

Il porte la main sur son cœur et soupire.

ou celui-ci...

Il pose un baiser sur ses doigts et le souffle devant lui.

C’est très drôle... très curieux ! est-ce que tu n’as jamais fait cette remarque durant tes longs séjours sur ta plate-forme ?

ISABELLE.

Jamais, papa, mais je regarderai.

MONTDOUBLARD, vivement.

Du tout ! je te le défends !

À part.

Allons, ce jeune barbouilleur s’est contenu dans les bornes... c’est un farceur !

COLARDEAU, dans la chambre.

Attendez, parrain !

MONTDOUBLARD.

Ah ! voici ton fiancé.

COLARDEAU, passant sa tête par la porte.

Pardon !

MONTDOUBLARD.

Quoi ?

COLARDEAU.

Où met-on les tire-bottes dans cette maison ?

MONTDOUBLARD.

Les tire-bottes ?

COLARDEAU.

Oui ! c’est pour parrain ; voilà un quart-d’heure qu’il piétine sur ses tiges.

MONTDOUBLARD.

Oh ! le pauvre homme ! derrière la cheminée.

COLARDEAU, parlant à Vertminois qui est dans la chambre.

Parrain ! derrière la cheminée ! ne cassez rien !

Il entre en scène ; il a mis un habit et un chapeau.

MONTDOUBLARD, à sa fille.

Mais regarde-le donc ? qu’elle tenue !

ISABELLE, à part.

Il est encore plus laid !

MONTDOUBLARD.

Vous êtes superbe, mon cher !

COLARDEAU, caressant son habit.

J’ai fait faire ça à Courceuil. Devinez combien ça me coûte.

MONTDOUBLARD.

Je ne sais pas... cent francs ?

COLARDEAU.

Non, là sérieusement ?

MONTDOUBLARD.

Douze francs ?

COLARDEAU

Non.

MONTDOUBLARD

Combien ?

COLARDEAU.

Je ne veux pas le dire, devinez...

ISABELLE, bas à son père.

Papa, il est stupide !

MONTDOUBLARD, vivement.

Il a mis des gants ! regarde ses gants !

ISABELLE, bas.

Des gants de filoselle... c’est affreux.

Prenant sa perruche.

Tenez, j’aime mieux causer avec ma perruche !

Elle rentre brusquement sur la terrasse.

COLARDEAU, étonné.

Mademoiselle nous quitte ?

MONTDOUBLARD.

Colardeau.

Il l’amène sur le devant de la scène et regarde ses mains. À part.

Elle a raison ! ils sont de filoselle.

COLARDEAU.

Qu’est-ce qu’il y a ?

MONTDOUBLARD, lui montrant ses gants.

Ôtez ça.

COLARDEAU, étonné.

Tiens !

Il les ôte.

MONTDOUBLARD, tirant de sa poche de gros gants de peau.

Et mettez ceux-ci... je vous les prête.

COLARDEAU.

Je veux bien, moi !

Il met les gants.

MONTDOUBLARD, à part.

Il est docile !

VERTMINOIS, sortant de la chambre.

Là ! j’ai mis mes bottes.

À Montdoublard.

Indiquez-moi donc la rue Montorgueil...

MONTDOUBLARD.

Tout de suite.

À Colardeau.

Mon gendre, rejoignez votre fiancée sur son balcon, je vous autorise à lui adresser quelques paroles tendres... mais contenues... parlez-lui littérature...

COLARDEAU.

Littérature ? je veux bien, moi !

Ensemble.

Air : De la prudence, et pourquoi faire ?

MONTDOUBLARD.

Semez dans votre causerie
Quelques traits brillants et hardis,
Et même un peu de poésie...
Si ce luxe vous est permis.

COLARDEAU.

De ma piquante causerie,
Pétillante de traits hardis,
Ma future sera ravie,
Papa, c’est moi qui vous le dis.

VERTMINOIS.

De sa piquante causerie,
Pétillante de traits hardis,
Sa future sera ravie,
Papa, c’est moi qui vous le dis.

Colardeau entre sur le balcon et le referme.

 

 

Scène X

 

MONTDOUBLARD, VERTMINOIS, puis FOLLEBRAISE

 

MONTDOUBLARD.

Nous disons, cher monsieur Vertminois... pour aller à Argenteuil ?

VERTMINOIS.

Non ! rue Montorgueil.

MONTDOUBLARD.

C’est bien différent si vous aviez voulu aller à Argenteuil.

VERTMINOIS.

Mais non... mais non.

MONTDOUBLARD.

Je vous aurais dit : tournez d’abord à gauche.

VERTMINOIS.

Près de la halle.

MONTDOUBLARD.

Suivez droit devant vous.

VERTMINOIS.

J’ai là un correspondant, un traiteur.

MONTDOUBLARD.

Vous laissez le traiteur de côté.

VERTMINOIS.

Pas du tout, il me doit seize cents douzaines d’huîtres.

MONTDOUBLARD.

Et vous tombez net à la gare de Saint-Germain.

VERTMINOIS.

Voilà cinq ans que je réclame en vain ce paiement.

MONTDOUBLARD.

Prenez un billet de wagon... quarante centimes, et dans vingt minutes vous y êtes.

VERTMINOIS.

Rue Montorgueil.

MONTDOUBLARD.

Non, à Argenteuil.

VERTMINOIS.

Mais, je vous demande.

FOLLEBRAISE, entrant brusquement avec humeur.

Monsieur, j’ai encore l’honneur de vous souhaiter le bonjour.

MONTDOUBLARD.

Saprebleu ! encore vous !

VERTMINOIS.

Une visite... je vous laisse.

MONTDOUBLARD, à Vertminois.

Et, pour revenir, même itinéraire.

VERTMINOIS.

Bien merci !

À part.

Je demanderai.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

MONTDOUBLARD, FOLLEBRAISE

 

FOLLEBRAISE, croisant ses bras et se posant devant Montdoublard.

Ah ça ! monsieur, c’est une gageure, une scie, une balançoire !

MONTDOUBLARD.

Quoi ?

FOLLEBRAISE, montrant le balcon.

Qu’est-ce que vous avez encore mis là-dessus ?

MONTDOUBLARD.

Comment, là-dessus ?

FOLLEBRAISE.

Non content d’exposer une colombe sur votre balcon, vous y ajoutez un tourtereau.

MONTDOUBLARD.

Mais, monsieur.

FOLLEBRAISE.

Bientôt vous y ferez gigoter des tableaux vivants !

MONTDOUBLARD.

J’en ai le droit !

FOLLEBRAISE.

Pourquoi n’y campez-vous pas un lit de sangle ?

MONTDOUBLARD.

Mais si ça me plaît !... dès ce soir, je veux m’y installer moi-même avec mon bureau, ma commode, mon lit, mon somno... et mon plat à barbe... ah ! mais !

FOLLEBRAISE.

Alors, je vois ce que c’est... vous voulez me faire épouser votre fille !

MONTDOUBLARD.

Moi ?... ah ! sacrebleu !

FOLLEBRAISE.

Vous vous êtes dit : voilà un peintre qui est jeune, qui est beau, qui a du talent.

MONTDOUBLARD.

Ma fille ! à vous ! mais j’aimerais mieux l’engager dans la marine... russe !

FOLLEBRAISE.

Alors, ôtez-la !

MONTDOUBLARD.

Encore ! nous allons recommencer !

FOLLEBRAISE.

Toujours ! vous n’avez pas le droit de former des groupes sur la voie publique !

MONTDOUBLARD.

Si, monsieur !

FOLLEBRAISE.

Non, monsieur !

MONTDOUBLARD.

Si, monsieur !

FOLLEBRAISE.

Non, monsieur ! ça me trouble ! ça m’excite !... je cherche la tête d’un Cimbre mourant, et qu’est-ce que je trouve ?... une ingénue flanquée d’un grand dadais qui gratte la tête d’une perruche. en lui faisant de l’œil ! Que diable ! je ne peux pas mettre ça dans mon tableau.

MONDOUBLARD.

Mettez-y de la fricassée, si vous voulez, et laissez-moi tranquille avec votre tableau !

FOLLEBRAISE.

Ah ! c’est ainsi que vous traitez les arts ?

MONTDOUBLARD.

Monsieur, en fait d’art, je n’estime que la porcelaine opaque... c’est bon marché et très solide !

FOLLEBRAISE, avec compassion.

Malheureux !... ainsi la vue d’un chef-d’œuvre...

Il veut lui prendre la main.

MONTDOUBLARD.

Ne me touchez pas !...

Avec une grande froideur.

Monsieur, quand je fais des confitures, j’ai pour habitude de m’isoler... Je vous prie donc, et au besoin je vous requiers... d’avoir à vider mon seuil sans retard ni délais !

FOLLEBRAISE.

Soit !

Fausse sortie et revenant à Montdoublard.

Je ne vous dirai qu’une chose : Monsieur, je suis un jeune homme froid, continent et studieux... mais quand je prends feu... nom d’un petit bonhomme ! je brûle, j’éclate ! je ravage !... Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer !

Il sort.

 

 

Scène XII

 

MONTDOUBLARD, puis GIMBLETTE

 

MONTDOUBLARD, seul.

Pas moi, monsieur !... Gredin ! est-ce qu’il voudrait mettre le feu à la maison ?... Sapristi ! j’ai envie d’aller chez le commissaire de police.

GIMBLETTE, à la porte de droite, premier plan.

Monsieur, venez vite ! ça commence à roussir.

MONTDOUBLARD.

La maison !

GIMBLETTE.

Eh non ! vos marmelades !

Elle disparaît.

MONTDOUBLARD.

Nom d’une bobinette ! c’est cet animal là !

Ils entrent vivement à droite.

 

 

Scène XIII

 

FOLLEBRASE, puis ISABELLE

 

FOLLEBRAISE, rentrant brusquement.

Monsieur, c’est encore moi !... je viens vous proposer un arrangement.

Regardant autour de lui.

Tiens, il n’y est plus !... Voilà ce que je viens lui proposer... s’il veut ôter Zizine, la mettre sous la remise, je lui accorde son gobéa... pas de Zizine, pas de gobéa !

Il se dirige vers la droite pour chercher Montdoublard.

Air du Voyage autour de ma femme.

C’est clair, c’est met, on peut, je pense,
Accepter ce protocol’-là.
Grâce à ce traité d’alliance
Notre différend cessera.
Plus de Zizine sur la terrasse !
Un gobéa prendra sa place ;
Et tant que la fleur sera là
Zizine au moins point n’y sera.

ISABELLE, venant du balcon qu’elle referme et sans voir Follebraise.

Oh ! c’est à n’y pas tenir.

FOLLEBRAISE, à part.

La petite !

ISABELLE, à part, avec dépit.

Voilà deux heures que monsieur Colardeau gratte la tête de ma perruche... il appelle ça faire sa cour.

FOLLERAISE, à part.

Elle est peut-être moins têtue que son père... si je lui vantais les douceurs de l’intérieur ?

Il tousse très fort.

Hum !

ISABELLE, se retournant effrayée.

Ah ! mon Dieu !

FOLLEBRAISE, saluant.

Mademoiselle.

À part.

Tiens ! elle a le nez du papa !

ISABELLE.

Pardon, je ne vous avais pas vu... vous demandez mon père ?

FOLLEBRAISE.

Non !... non, mademoiselle, c’est avec vous que je voudrais avoir un moment d’entretien.

ISABELLE.

Avec moi ?

FOLLEBRAISE.

Oui, je voudrais vous demander.

Tout-à-coup.

Ah ça ! vous n’avez donc rien à faire ?

ISABELLE.

Comment !

FOLLEBRAISE.

C’est que j’ai le malheur.

Se reprenant.

le bonheur... d’être votre voisin, et je vous vois depuis l’aube jusqu’au coucher du soleil vous promener sur votre terrasse.

ISABELLE.

Que voulez-vous ?

FOLLEBRAISE.

Encore, si c’était la terrasse de Saint-Germain.

ISABELLE.

J’arrose mes fleurs.

FOLLEBRAISE.

Toute la journée ?... ceci dénote une âme compatissante et bien trempée... mais le Bon Jardinier prétend qu’il faut seulement les mouiller... et ne pas trop leur tenir compagnie.

ISABELLE.

Monsieur est pépiniériste ?

FOLLEBRAISE.

Moi ?

À part.

Elle est bête !

Haut.

Non, mademoiselle... peintre de batailles !

ISABELLE.

Peintre ?... ah ! le joli état.

FOLLEBRAISE.

Comment ?

ISABELLE.

J’adore cet état là !

FOLLEBRAISE.

Vraiment ?

À part.

Je me suis trompé... elle est spirituelle !

ISABELLE, s’animant.

C’est si beau de pouvoir reproduire sur la toile les paysages qui vous ont frappé, les figures qui vous ont plu, les sentiments qui vous ont fait battre le cœur.

FOLLEBRAISE, s’exaltant.

Oh oui ! c’est beau ! c’est... ça vaut mieux que la porcelaine opaque !

À part.

Elle est très gentille ! qu’est-ce qui disait donc qu’elle avait le nez du papa ?

ISABELLE.

Si j’avais été homme.je me serais fait peintre !

FOLLEERAISE.

Oh ! c’eût été dommage !

ISABELLE.

Comment ?

FOLLEBRAISE.

Que vous fussiez homme.

ISABELLE, naïvement.

Ah ! pourquoi donc ?

FOLLEBRAISE.

Mais dame ! parce que...

À part.

J’éprouve un trouble involontaire !

Haut.

Si vous saviez le plaisir que j’ai à vous voir... à vous entendre... à vous...

À part.

Sapristi ! et ma bataille des Cimbres !

ISABELLE.

Vous m’avez demandé, je crois, un moment d’entretien ?

FOLLEBRAISE, très embarrassé.

Oui, en effet, c’était pour vous prier de...

À part.

C’est dur.

ISABELLE.

De ?...

FOLLEBRAISE.

Non ! c’est impossible ! je ne peux pas lui dire : Furth ! furth ! un ange ! une fée !

ISABELLE.

Eh bien ?

FOLLEBRAISE

Oui... voilà ! Je suis venu pour vous demander.

À part.

Quel profil ! je sens que je me pince.

ISABELLE.

Quoi ?

FOLLEBRAISE.

Mademoiselle, êtes-vous musicienne ?

ISABELLE.

Certainement.

FOLLEBRAISE, à part.

Elle est musicienne ! Ah ! je sens que je me pince !

Tout-à-coup, avec passion.

Mademoiselle ! vous avez une terrasse... par pitié ! au nom du ciel ! ne la quittez plus !

ISABELLE.

Comment ?

FOLLEBRAISE, exalté.

Restez-y le jour ! restez y la nuit !... et encore plus !... et encore plus !

ISABELLE, riant.

Et c’est pour cela que vous êtes venu ?

FOLLEBRAISE.

C’est-à-dire... oui…. absolument !

ISABELLE

Mais c’est une plaisanterie... je n’en bouge pas ; papa prétend que je dois respirer l’air.

FOLLEBRAISE, très vivement.

Oh ! qu’il a bien raison !... l’air de Montmartre ! il n’y en a pas deux, il n’y en a qu’un ! De mon côté, je me mettrai à mon balcon dès cinq heures du matin.

Air d’Hervé.

Nous passerons là nos journées
À respirer,
De longues heures fortunées
À soupirer,
Bonheur, existence divine,
Pour moi, pour vous !
Essayez, vous verrez, voisine,
Comme c’est doux !
Ou, ou, ou, ou...

Oh ! essayez, vous verrez comme c’est doux.

Il veut lui prendre la main.

ISABELLE, s’éloignant vivement.

Mais, monsieur !

FOLLEBRAISE, apercevant la broche d’Isabelle.

Oh ! la jolie miniature !

ISABELLE.

C’est moi qui me suis amusée à barbouiller ça.

FOLLEBRAISE, avec transport.

Vous peignez ? Un confrère !

ISABELLE.

Comment la trouvez-vous ?

FOLLEBRAISE, regardant ses épaules.

Quelle blancheur ! quel incarnat ! quel velouté !

Avec explosion.

Tant pis ! je n’exposerai pas cette année...

Il l’embrasse.

ISABELLE, effrayée.

Monsieur ! finissez !

FOLLEBRAISE

Ça y est ! le feu est pris !

Il se jette à ses genoux.

Isabelle !... amour ! amour pour la vie !

ISABELLE, appelant pendant que Follebraise lui embrasse les mains.

Papa ! papa !

 

 

Scène XIV

 

ISABELLE, FOLLEBRAISE, MONTDOUBLARD, portant dans se bras de grands pots de confitures, COLARDEAU, venant du balcon, VERTMINOIS, arrivant du dehors, et GIMBLETTE, de la chambre de gauche

 

TOUS, apercevant Follebraise qui embrasse Isabelle.

Ciel !

Chœur.

Air des Folies nouvelles.

MONTDOUBLARD, COLARDEAU, VERTMINOIS, GIMBLETTE.

Ah ! c’est une indignité !
Ah ! je suis révolté !
Quelle infamie !
Mais sa témérité
Bientôt sera punie
Avec sévérité.

FOLLEBRAISE.

Ah ! je me sens transporté !
Oui, j’ai de sa beauté
L’âme ravie !
À toi, ma déité,
Mon cœur, mon sang, ma vie
Et ma fidélité !

MONTDOUBLARD, s’avançant vers Follebraise, toujours chargé de pots de confitures.

Monsieur, c’est une infamie !

FOLLEBRAISE, exalté.

Non ! c’est de l’amour ! du feu ! de la lave ! Je vous avais prévenu.

MONTDOUBLARD.

Oh ! si je n’avais pas les mains embarrassées, je vous donnerais ma botte... Sortez !

FOLLEBRAISE, d’un ton calme et poli.

Monsieur, je me nomme Absalon-Gusman de Follebraise... vingt-six ans, peintre de batailles... et je vous demande la main de mademoiselle votre fille ?

MONTDOUBLARD, au comble de la fureur.

Vous ? vous ?... des z’haricots !

Il dépose ses pots sur la table.

COLARDEAU.

Bien répondu

VERTMINOIS.

Mais, c’est impossible ! mademoiselle a un prétendu, le jeune Colardeau, ici présent.

FOLLEBRAISE.

Ça m’est égal ! je marche dessus.

COLARDEAU, effrayé.

Pristi !

MONTDOUBLARD, à Follebraise qui envoie des baisers à Isabelle.

Monsieur, je vous ai déjà sommé de sortir !

FOLLEBRAISE.

Vous me mettez à la porte ?

MONTDOUBLARD.

Hermétiquement !

FOLLEBRAISE, au comble de l’exaltation.

Ah ! c’est comme cela ! Eh bien ! je rentrerai par la fenêtre, par la cheminée, par la serrure ! C’est une guerre à mort ! Ah ! vous ne me connaissez pas !... et j’épouserai Isabelle malgré vous, malgré lui, malgré tout le monde !

Pendant cette tirade il cherche à s’élancer vers Isabelle, mais Montdoublard lui barre le passage.

GIMBLETTE, à part.

À la bonne heure ! en voilà un chaud-chaud !

FOLLEBRAISE, évitant Montdoublard, s’élance vers Isabelle qui remonte ; il tombe dans les bras de Colardeau, en s’écriant.

Amour ! amour pour la vie !

Il tombe assis dans le fauteuil de droite.

MONTDOUBLARD, le saisissant au collet.

Sortez !... monsieur !

FOLLEBRAISE.

Jamais !

MONTDOUBLARD, le secouant, furieux.

Sortez ! ou je vous étrangle !

FOLLEBRAISE, feignant de se trouver mal.

Aïe ! aïe ! aïe ! aïe !... je suis mort !

TOUS.

Grand dieu !

FOLLEBRAISE.

Isabelle !... à toi... mon dernier souffle... ouf !

Il ne bouge plus.

TOUS.

Ah ! mon Dieu !

GIMBLETTE.

Vous l’avez étranglé.

COLARDEAU.

C’est du joli.

MONTDOUBLARD, perdant la tête.

Du secours ! des sels... du vinaigre... de l’air !... courez... courons.

Ils sortent tous de différents côtés, excepté Isabelle.

 

 

Scène XV

 

ISABELLE, FOLLEBRAISE, inanimé

 

ISABELLE, désolée, s’approchant de Follebraise.

Mon Dieu ! mon Dieu !... pauvre jeune homme ! Répondez-moi... êtes-vous mort ?

FOLLEBRAISE, se levant tout-à-coup et avec transport.

Non ! amour ! amour pour la vie !

ISABELLE, jetant un cri d’effroi et perdant connaissance.

Ah !

Elle tombe dans un fauteuil à gauche.

FOLLEBRAISE, courant à elle.

Viens ! suis-moi dans une autre patrie... Ciel ! elle n’a plus de jambes pour me suivre.

Voix de MONTDOUBLARD dans la coulisse.

Ah ! voilà le flacon.

FOLLEBRAISE, effrayé.

Ils reviennent !... je la perds !

Frappé d’une idée.

Oh !

Il traine Isabelle dans son fauteuil par la porte du fond.

Viens, viens ! suis-moi dans une autre patrie !

Il disparaît en trainant le fauteuil, la porte se referme.

 

 

Scène XVI

 

MONTDOUBLARD, VERTMINOIS, COLARDEAU, GIMBLETTE, puis ISABELLE et FOLLEBRAISE, à la fenêtre de Follebraise

 

Les personnages rentrent des divers côtés, Montdoublard avec un pot à l’eau, Colardeau avec un huilier, Vertminois avec un soufflet, Gimblette avec la salière.

TOUS QUATRE, entrant.

Voilà de l’eau... du vinaigre... de l’air... des sels !

S’arrêtant et ne les voyant plus.

MONTDOUBLARD.

Où est-il ?

COLARDEAU et GIMBLETTE.

Plus personne.

MONTDOUBLARD.

Qu’est-ce que ma fille en a fait ?

Appelant.

Zizine.... ma fille ! Zizine !

ISABELLE, au dehors.

Quoi, papa ?

MONTDOUBLARD.

Sa voix... sur le balcon... l’aurait-elle flanqué par la fenêtre, noble enfant !

Il ouvre le balcon, on voit Isabelle et Follebraise à la fenêtre de ce dernier.

TOUS.

Ah !

MONTDOUBLARD, furieux.

Polisson ! rendez-moi ma fille.

FOLLEBRAISE.

Je ne vous la rendrai qu’en revenant de la mairie.

MONTDOUBLARD.

Jamais ! courons !...

CHŒUR, reprise.

Ah ! c’est une indignité ! etc.

 

 

ACTE II

 

La scène se passe chez Follebraise.

Le théâtre représente un atelier de peintre. Au fond au milieu, la petite fenêtre qu’on apercevait de chez Montdoublard. Quand cette fenêtre est ouverte, on voit de l’autre côté de la rue le balcon de la maison du premier acte. Une porte à gauche, deuxième plan. Deux portes à droite ; la deuxième sert d’entrée principale. Un grand tableau sur un chevalet, placé diagonalement entre la porte de gauche et la fenêtre. Deux fauteuils à coussins mobiles ; Deux chaises de paille. Appliques de tableaux et d’études de différentes dimensions.

 

 

Scène première

 

MONTDOUBLARD, COLARDEAU, puis la voix de FOLLEBRAISE, puis la voix de GIMBLETTE

 

Au lever du rideau, Montdoublard est étendu sur un banc devant la porte de gauche, et Colardeau sur un autre banc de bois devant la porte de droite. Tous deux dorment et ronflent.

MONTDOUBLARD, rêvant.

Où est le commissaire... je veux parler au commissaire !

COLARDEAU, rêvant.

À la garde ! à la garde !

Tous deux tombent de leurs bancs et se réveillent.

MONTDOUBLARD, à Colardeau, qui est à terre comme lui.

Eh bien !... qu’est-ce que vous faites là, non gendre ?

COLARDEAU.

Je veille, beau-père, je veille !

MONTDOUBLARD.

Moi aussi !

COLARDEAU.

Comme j’étais las d’être couché... alors je me suis assis.

Tous deux se relèvent.

MONTDOUBLARD.

Quelle nuit, mon Dieu !... dire que ma fille est là...

Il indique la chambre à gauche.

prisonnière sous le toit d’un rapin !

COLARDEAU.

Oui, mais le rapin est par ici.

Il indique la chambre à droite.

Prisonnier sous son toit... et c’est nous qui le gardons !

MONTDOUBLARD.

Ça n’a pas été sans efforts ! Lorsque nous avons pénétré dans son domicile, le polisson venait de faire entrer ma Zizine dans la chambre de sa tante qui est à Genève, et avait mis la clé dans sa poche.

COLARDEAU.

C’est alors que vous lui avez dit : monsieur, je vous somme de me rendre la clé de ma fille.

MONTDOUBLARD.

À quoi il a répondu : père Montdoublard, si vous m’approchez... je l’avale !

COLARDEAU.

C’était embarrassant ! et pour en finir, nous l’avons pris par les épaules et poussé dans cette chambre.

Celle de droite.

MONTDOUBLARD.

Dont j’ai gardé la clé.

Il la montre.

COLARDEAU.

Comme ça, vous avez la sienne, et il a celle de votre fille... c’est très drôle !

MONTDOUBLARD.

Tu ris de ça, toi, le prétendu !

COLARDEAU.

Eh bien ?...

MONTDOUBLARD.

Colardeau... tu es un grand philosophe !

COLARDEAU.

J’ai de l’enjouement... voilà tout !

MONTDOUBLARD.

Mais, sapristi ! nous ne pouvons pas passer notre vie ici...

COLARDEAU.

Calmez-vous ! le parrain Vertminois est allé chercher le commissaire... il ne peut pas tarder.

MONTDOUBLARD.

Il est parti depuis hier soir sept heures. Que diable ! on n’a jamais mis quinze heures pour aller chercher un commissaire...

COLARDEAU.

Je vais vous dire... ses bottes le gênent.

MONTDOUBLARD, montrant un escabeau.

Et cet animal-là qui trouve que je suis mal meublé... regarde-moi ça !

COLARDEAU, désignant son banc.

La literie surtout laisse à désirer !

MONTDOUBLARD.

Voilà donc ce qu’on appelle un atelier de peintre ! c’est laid !

COLARDEAU, regardant le tableau sur le chevalet.

Tiens... des petits bons hommes !

MONTDOUBLARD.

C’est la bataille des Cimbres... voilà les Autrichiens... à gauche.

COLARDEAU.

Je les avais reconnus !

FOLLEBRAISE, frappant à la porte de droite.

Père Montdoublard ! père Montdoublard !...

MONTDOUBLARD.

Il se réveille, le sacripant !... demanderait-il à capituler ?...

À Follebraise.

Que voulez-vous ?

Voix de FOLLEBRAISE.

Avez-vous passé une bonne nuit ?

MONTDOUBLARD.

Monsieur, je ne plaisante pas avec les petits peintres.... je vous somme de me rendre la clé de ma fille !

Voix de FOLLEBRAISE

Moi, je vous demande sa main !

MONTDOUBLARD.

Va te coucher !

Voix de FOLLEBRAISE.

Ouvrez-moi ! je voudrais prendre mes rasoirs pour me faire la barbe.

MONTDOUBLARD.

Jamais !

Voix de FOLLEBRAISE.

Je vous permettrai d’en cueillir l’étrenne.

COLARDEAU, à Montdoublard.

Il vous blague !

MONTDOUBIARD.

Oh... je paierais cher un commissaire !

Voix de FOLLEBRAISE.

Voulez-vous m’ouvrir ?

MONTDOUBLARD.

Non !

Voix de FOLLEBRAISE.

Très bien... je vous préviens que je vais... faire jouer une mine !

MONTDOUBLARD.

Une mine... qu’entend-il par ces mots ?

COLARDEAU.

Beau-père... la maison est peut-être minée ?

MONTDOUBLARD.

Allons donc !

COLARDEAU.

Dame... un peintre de batailles !

Voix de GIMBLETTE, au balcon en face.

Monsieur Montdoublard !

MONTDOUBLARD.

La voix de ma soubrette !...

Ouvrant la fenêtre.

Quoi ?...

Montrant la fenêtre.

Tiens ! c’est juste-là que je voulais faire passer un gobéa !

GIMBLETTE, qu’on aperçoit au balcon de Montdoublard.

Votre déjeuner est servi !

MONTDOUBLARD.

Le déjeuner.

Il laisse la fenêtre ouverte.

COLARDEAU.

Ah ! ça se trouve bien... ce banc m’a creusé.

MONTDOUBLARD.

Y penses-tu ? laisser ma fille d’un côté... et ce drôle de l’autre !

COLARDEAU.

C’est vrai... nous ne pouvons pas y aller tous les deux.

MONTDOUBLARD.

C’est impossible.

COLARDEAU.

Si vous restiez... moi, je...

MONTDOUBLARD.

Tu quitterais la place, toi, le prétendu !...

COLARDEAU.

Dame !

MONTDOUBLARD.

Tu es un grand philosophe.

COLARDEAU, modestement.

J’ai faim... voilà tout !

MONTDOUBLARD.

Et ce parrain Vertminois qui ne revient pas !

Tirant sa montre.

Quinze heures et demie pour trouver un commissaire !

COLARDEAU.

Décidément, ses bottes le gênent trop !

 

 

Scène II

 

MONTDOUBLARD, COLARDEAU, VERTMINOIS

 

VERTMINOIS, entrant.

Me voici. Je vous ai fait un peu attendre ?

COLARDEAU.

Eh bien ! le commissaire ?

VERTMINOIS.

Figurez-vous qu’il était au bal avec son épouse... Dieu ! que j’ai chaud !...

Il tire un sac et s’essuie.

COLARDEAU, bas.

Le sac !... le sac !

VERTMINOIS.

Ah ! oui !

Il remet le sac dans sa poche.

Alors j’ai passé la nuit à l’attendre... chez son portier, un homme fort aimable... qui m’a appris le Bézi.

MONTDOUBLARD, perdant patience.

Voyons, et ce commissaire, ou est-il ?

VERTMINOIS.

Il est là, dans l’antichambre.

MONTDOUBLARD.

Enfin ! ah ! nous allons rire, mon petit peintre !

VERTMINOIS.

Il décroche les tableaux !

COLARDEAU.

Pourquoi faire ?

VERTMINOIS.

Je ne sais pas, voilà sa carte.

MONTDOUBLARD, lisant la carte.

« Ravageon, commissaire priseur. » Qu’il est bête, ce Verminois !

COLARDEAU.

Non, il n’est pas bête, il est bââte !

VERTMINOIS.

Ah ! mais, mon filleul !

 

 

Scène III

 

MONTDOUBLARD, COLARDEAU, VERTMINOIS, GIMBLETTE, apportant un plateau avec deux tasses pour le café au lait

 

GIMBLETTE.

V’là votre déjeuner ! comme vous ne veniez pas, je l’ai apporté.

COLARDEAU.

Ah ! c’est une fameuse idée.

Il prend une tasse.

MONTDOUBLARD, à Colardeau.

Comment ! vous allez vous mettre a déjeuner chez ce monsieur qui ne vous a pas invité ?

COLARDEAU.

Tiens ! je vais me gêner !

MONTDOUBLARD, lui prenant sa tasse et sa rôtie.

Non, donnez ; ça ne serait pas convenable !

COLARDEAU, à part.

Ça m’est égal ! je vais prendre l’autre.

Il prend la seconde tasse.

VERTMINOIS.

Tu ne rougis pas de manger quand ta future est dans les griffes d’un vautour !

Il lui prend sa tasse et sa rôtie.

As-tu mis du sucre ?

Montdoublard et Vertminois trempent chacun leur rôtie dans leurs tasses et mangent.

COLARDEAU, les regardant.

Eh bien ? et moi ? ils font la leur petite trempette !

MONTDOUBLARD, la bouche pleine.

Mon gendre ! il n’y a pas une minute à perdre ! allez vite ! chercher un autre commissaire, pas priseur ! et congédier celui-ci !

COLARDEAU.

C’est que j’aurais bien voulu.

Il s’empare du pot au lait qui est resté sur le plateau.

VERTMINOIS.

Dépêche-toi ! tu diras à ce monsieur de raccrocher les tableaux !

COLARDEAU, montrant le pot au lait.

Je vais emporter ça... je déjeunerai en route !

Ensemble.

Air : Vous pouvez aller et venir.

MONTDOUBLARD et VERTMINOIS.

Chez l’autorité va, cours,
Réclamer un prompt secours
fin de conserver pur
Ton bonheur futur.

GIMBLETTE.

Pour délivrer vos amours,
Allez chercher du secours
Afin de conserver pur
Votre bonheur futur.

COLARDEAU.

Chez l’autorité je cours
Réclamer un prompt secours.
Mais vit-on pour un futur,
Un métier plus dur !

Colardeau et Gimblette sortent par le fond.

 

 

Scène IV

 

MONTDOUBLARD, VERTMINOIS

 

Ils continuent leur déjeuner.

VERTMINOIS.

Dites-donc, j’en ai appris de belles sur votre peintre... il paraît que c’est un drôle de corps !

MONTDOUBLARD.

Je n’ai pas regardé son corps... mais, pour être un drôle !

VERTMINOIS.

Le portier, un homme fort aimable qui m’a appris le bézi... le connaît beaucoup.

MONTDOUBLARD.

Ah !

VERTMINOIS.

Il a été locataire dans la maison ; c’est la plus grande girouette, c’est-à-dire que parmi les moulins à vent qui émaillent Montmartre, il n’y en a pas un pour tourner comme celui-là !

MONTDOUBLARD.

Vraiment ?

VERTMINOIS.

Un exemple entre quinze ! un jour il vient chez un marchand de draps en gros qui occupait le premier, pour lui faire son portrait. Tout-à-coup, au milieu de la séance, il s’arrête et lui dit : Monsieur, votre appartement me plaît, voulez-vous me le louer ? Le marchand de drap l’envoie promener.

MONTDOUBLARD.

Bien fait !

VERTMINOIS.

Follebraise s’entête, fait les cent dix-neuf coups, offre des sommes folles, et, pendant six mois, persécute si bien ce brave homme, qu’il finit, de guerre lasse, par lui céder son appartement.

MONTDOUBLARD.

Le capon !

VERTMINOIS.

Moyennant une forte indemnité, que Follebraise lui compta avec ivresse.

MONTDOUBLARD.

Je lui aurais demandé cent cinquante mille francs !

VERTMINOIS.

Attendez-donc ! Voilà où perce le moulin-à-vent ! Le rapin prend possession de l’appartement, s’y installe en triomphe, s’y promène comme un conquérant.

MONTDOUBLARD.

Le galopin !

VERTMINOIS.

Et quatre heures après, il avait mis l’écriteau... l’appartement ne lui plaisait plus !

MONTDOUBLARD.

Ah bah !

VERTMINOIS.

Il y a des gens comme ça, quand ils n’ont pas une chose, ils en veulent, et dès qu’ils l’ont, ils mettent écriteau.

MONTDOUBLARD.

Ceci est philosophique.

VERTMINOIS.

Il y a encore quatorze autres anecdotes comme celle-là... Un jour...

 

 

Scène V

 

MONTDOUBLARD, VERTMINOIS, puis ISABELLE, puis FOLLEBRAISE, puis la voix de GIMBLETTE, en dehors

 

Voix d’ISABELLE, à gauche.

Papa ! papa !

MONTDOUBLARD.

La voix de ma fille !

VERTMINOIS.

Elle a peut-être faim ?

MONTDOUBLARD.

La pauvre enfant ! si je pouvais lui passer une tartine de beurre bien mince par dessous la porte !

Voix d’ISABELLE.

Papa ! on dévisse la serrure de la chambre voisine !

MONTDOUBLARD.

On dévisse la serrure ? qui ça ?

Voix d’ISABELLE.

Monsieur de Follebraise !...

MONTDOUBLARD.

Comment ! est-il possible ?

Voix d’ISABELLE.

L’appartement communique.

MONTDOUBLARD.

L’appartement communique ! le gueux a fait le tour, et ma fille qui est enfermée !

VERTMINOIS.

Sapristi !

MONTDOUBLARD.

Que faire ?

VERTMINOIS.

Pendant qu’il dévisse l’autre serrure, si nous dévissions celle-ci.

Il prend deux couteaux et en donne un à Montdoublard.

MONTDOUBLARD.

Quel trait de lumière. vite à l’œuvre !

Ils travaillent après la serrure.

Voix d’ISABELLE.

Papa ! dépêchez-vous !... la porte remue.

MONTDOUBLARD.

La porte remue... ne perdons pas de temps !

VERTMINOIS.

C’est une course à la serrure.

Voix d’ISABELLE.

Papa ! papa !

MONTDOUBLARD, à Isabelle.

S’il entre, jette-lui du tabac dans les yeux.

Arrachant la serrure qu’il garde à la main.

Enfin !

ISABELLE, entrant, effrayée et se réfugiant dans ses bras.

Ah ! que j’ai eu peur !

MONTDOUBLARD.

Ma fille aînée... remercions la Providence !

FOLLEBRAISE, débouchant vivement de la chambre où était Isabelle et avec une serrure à la main.

Trop tard !... monsieur, de quel droit arrachez-vous mes serrures ?

MONTDOUBLARD, à Follebraise avec dignité, tenant sa serrure.

« Celui qui met un frein à la fureur des flots... »

GIMBLETTE, au balcon de Montdoublard.

Monsieur, venez tout de suite !

MONTDOUBLARD.

Je n’ai pas le temps !

GIMBLETTE.

Mademoiselle Cécile vient d’arriver de sa pension !

ISABELLE.

Ma sœur... ah ! quel bonheur !

MONTDOUBLARD.

Ma cadette ! Allez-donc la chercher, Vertminois ?

Reprenant sa citation, pendant que Vertminois sort.

« Sait aussi des méchants arrêter les complots ! »

Changeant de ton.

Vous n’êtes qu’un polisson !

Il remonte avec sa fille.

 

 

Scène VI

 

MONTDOUBLARD, ISABELLE, FOLLEBRAISE

 

FOLLEBRAISE, leur barrant le passage.

Vous ne sortirez pas !... il faudra que vous me marchiez sur le corps... avec mademoiselle votre fille !

MONTDOUBLARD.

Je n’ai nullement l’intention de sortir. J’attends le commissaire...

FOLLEBRAISE.

Ah !

MONTDOUBLARD.

Oui, je tiens à ce qu’il constate le rapt... car il y a rapt, monsieur ! Asseyons-nous, ma fille.

Isabelle et Montdoublard s’asseyent. Isabelle sur le fauteuil de gauche. Montdoublard sur une chaise, près d’elle.

FOLLEBRAISE.

Un procès... ça me va... ça m’arrange !

MONTDOUBLARD.

Comment ?

FOLLEBRAISE.

C’est bien simple...

S’asseyant sur une chaise.

Asseyons-nous... Plus votre demoiselle sera compromise, plus vous serez forcé de me la donner !

MONTDOUBLARD.

Jamais !

FOLLEBRAISE.

D’abord, je ferai des cancans au tribunal... je lui dirai une infinité de petites horreurs... de petites infamies !

MONTDOUBLARD.

Que lui direz-vous ?

FOLLEBRAISE.

Je lui dirai que mademoiselle a daigné passer la soirée chez moi... de sept heures du soir à dix heures du matin.

MONTDOUBLARD.

Monsieur !

FOLLEBRAISE, avançant un peu sa chaise.

Est-ce vrai ?

MONTDOUBLARD, même jeu.

Oui, mais j’étais en travers de la porte !

FOLLEBRAISE, même jeu.

Oui, mais ça communique.

MONTDOUBLARD, même jeu.

J’ai ma serrure !

FOLLEBRAISE, même jeu.

Moi, la mienne !

Les deux serrures se choquent.

Ne cassons rien.

Il se lève.

Je dirai au tribunal... « J’aime Isabelle pour la vie... elle m’adore... »

MONTDOUBLARD, debout.

C’est faux !

FOLLEBRAISE.

Mademoiselle ?

ISABELLE.

Je ne sais pas, moi !

FOLLEBRAISE, vivement.

Elle l’avoue !

MONTDOUBLARD.

Mais pas du tout !

Il s’assied sur la chaise, abandonnée par Follebraise.

FOLLEBRAISE.

Et vous serez forcé de me la donner malgré vous, malgré tout !

Il s’assied sur l’autre chaise.

MONTDOUBLARD.

Vous avez fini ?

Se levant.

Moonsieur, je veux qu’on m’appelle crétin, huître et cosaque... si jamais vous devenez mon gendre.

Il se rassoit.

FOLLEBRAISE, se levant à son tour.

Monsieur... je veux perdre mon nom, mon prénom et douze mille livres de rentes...

MONTDOUBLARD, se levant tout-à-coup.

Hein... vous avez dit... répétez !

FOLLEBRAISE.

Et mes douze mille livres de rentes...

MONTDOUBLARD, à part.

Serait-ce une faribole !

Haut à Isabelle.

Éloigne-toi, ma fille.

Elle va s’asseoir sur le fauteuil de droite.

Psit... petit peintre ?

FOLLEBRAISE.

Vous m’appelez ?

MONTDOUBLARD.

Pourriez-vous me prouver ce que vous avancez ?

FOLLEBRAISE.

Quoi ?

MONTDOUBLARD.

Les douze mille livres de rentes...

FOLLEBRAISE.

Ça ne sera pas long !

Courant au fauteuil, sur lequel Isabelle est assise... et la faisant lever.

Pardon, mademoiselle.

En levant le coussin du fauteuil.

C’est ma caisse !

Tirant un chapeau écrasé.

J’y mets aussi mes chapeaux.

Prenant des papiers et les donnant à Montdoublard.

Voilà... des Orléans... un chemin qui monte !

MONTDOUBLARD.

Voyons !

Il s’assied sur le fauteuil de gauche, et examine les titres.

FOLLEBRAISE.

J’ai encore des Nantes... où diable sont-ils ?

Faisant lever Montdoublard.

Pardon...

Enlevant le coussin et en tirant un porte-mouchette.

Non ! c’est mon argenterie...

Se rappelant.

Ah ! ils sont chez ma tante...

MONTDOUBLARD.

Au Mont-de-Piété...

FOLLEBRAISE.

Non... dans la chambre à ma tante... Attendez-moi, je reviens...

Il entre vivement à gauche, après avoir envoyé des baisers passionnés à Isabelle.

 

 

Scène VII

 

MONTDOUBLARD, ISABELLE, puis COLARDEAU

 

MONTDOUBLARD.

Douze mille livres de rentes...

À part.

et Colardeau n’a que son banc.

À Isabelle.

Qu’est-ce que tu penses de ça ?

ISABELLE.

Dame ! papa... je le trouve bien mieux que l’autre...

MONTDOUBLARD.

Le fait est qu’il est fort bien, ce jeune homme... et puis peintre... j’ai toujours aimé les peintres.

COLARDEAU, accourant.

Voilà le commissaire !

MONTDOUBLARD.

Pourquoi faire ?... qu’est-ce qui a demandé le commissaire ?

COLARDEAU.

Vous !... vous m’avez dit : Colardeau...

MONTDOUBLARD.

Je n’ai pas parlé de ça... vous avez confondu...

COLARDEAU.

Ah ! c’est un peu fort !

Apercevant Isabelle, et très étonné de la voir délivrée.

Tiens ! ma future !...

Il veut lui prendre la main.

ISABELLE.

Ne m’approchez pas !

MONTDOUBLARD.

Ne touchez pas !

COLARDEAU, à part.

Qu’est-ce qu’ils ont ?

MONTDOUBLARD, à part.

Comment vais je m’en dépêtrer de celui-là ?

 

 

Scène VIII

 

MONTDOUBLARD, ISABELLE, COLARDEAU, VERTMINOIS

 

VERTMINOIS, entrant avec un gros bouquet.

Montdoublard !... votre fille ôte son chapeau... et sa bonne va vous l’emmener.

MONTDOUBLARD, à part.

Ma cadette, qu’elle idée !

VERTMINOIS, bas à Colardeau lui passant le bouquet.

Tiens ! ton bouquet... offre-le !

COLARDEAU, offrant le bouquet à Isabelle.

Ma charmante future, permettez-moi...

ISABELLE.

Ne m’approchez pas !

MONTDOUBLARD.

Ne touchez pas !

COLARDEAU, à part.

Mais qu’est-ce qu’ils ont ?

Haut.

Puisque nous allons nous marier !

MONTDOUBLARD, à part.

De l’aplomb !

Haut.

Qui est-ce qui a parlé de ça ?

À Isabelle.

Tu as parlé de ça à Monsieur ?

ISABELLE, jouant l’étonnement.

Moi ? pas du tout !

VERTMINOIS et COLARDEAU.

Comment !

COLARDEAU.

Vous ne m’avez pas promis la main de votre fille ?

VERTMINOIS.

Avec cinquante mille francs ?

MONTDOUBLARD.

Si ! mais j’en ai deux... filles ! et j’ai toujours voulu parler de ma cadette, de Cécile, que j’appelle Lolo !

COLARDEAU.

D’Isabelle !

MONTDOUBLARD.

De Cécile !... vous avez confondu... il avait confondu.

COLARDEAU.

Ah ! pour le coup.

À Isabelle.

Voyons, mademoiselle !

ISABELLE.

Ne m’approchez pas !

MONTDOUBLARD.

Ne touchez pas !

COLARDEAU.

Sapristi ! sapristi ! mais je ne connais pas la nommée Lolo !

MONTDOUBLARD.

Une preuve ! pourquoi l’aurai-je fait sortir de pension si ce n’est pour la marier ?

VERTMINOIS.

Voyons donc ! voyons donc ! est-ce que nous aurions confondu ?

MONTDOUBLARD, prenant Colardeau, et à demi-voix.

Colardeau, épouseriez-vous une demoiselle qui aurait passé la nuit chez un peintre ?

COLARDEAU, de même.

Mais puisque nous étions en travers !

MONTDOUBLARD, de même.

Oui, mais l’appartement tourne !

Se fâchant.

D’ailleurs je n’ai qu’une parole, vous épouserez Cécile ou vous dire pourquoi !

COLARDEAU.

Eh ! comme vous voudrez

VERTMINOIS.

Un instant ! la dot est-elle la mène ?

MONTDOUBLARD.

Exactement

VERTMINOIS, vivement, à Colardeau.

En ce cas, monsieur, refuser serait de l’indélicatesse ! vous avez des engagements...

MONTDOUBLARD.

Quels engagements ?

VERTMINOIS et COLARDEAU, vivement.

Rien ! rien !

 

 

Scène IX

 

MONTDOUBLARD, ISABELLE, COLARDEAU, VERTMINOIS, CÉCILE, puis FOLLEBRAISE

 

GIMBLETTE, accourant avec Cécile.

Monsieur ! monsieur ! v’là mam’zelle !

ISABELLE.

Ah ! ma sœur !...

Elle l’embrasse.

CÉCILE.

Bonjour, papa !

MONTDOUBLARD, l’embrassant.

Bonjour, mon enfant... Ma fille cadette, voici monsieur Colardeau de Courceuil... il se présente sous les auspices de maître Saint-Gluten, mon notaire... depuis dix-huit mois il aspire à ta main.

CÉCILE.

Ah !

Le saluant.

Monsieur.

COLARDEAU.

Mademoiselle.

À part.

S’il est possible de tromper une jeunesse comme ça !

MONTDOUBLARD.

Je t’ai fait sortir de ton pensionnat de la rue Picpus pour te marier.

CÉCILE, étourdiment.

Ah ! quel bonheur !

MONTDOUBLARD, bas, pudiquement.

Modère-toi !

VERTMINOIS, bas à Colardeau.

Ton bouquet ! ton bouquet !

À part.

Tiens, j’ai oublié de le noter.

Il tire son carnet et écrit.

COLARDEAU, offrant son bouquet en balbutiant.

Mademoiselle... Certainement, je ne m’attendais pas à être si heureux... tout de suite.

CÉCILE, prenant le bouquet, et sautant de joie.

Oh ! les jolies fleurs... merci, monsieur !

COLARDEAU, à part.

Elle n’est pas mal, mais c’est ennuyeux, je commençais à me pincer pour l’autre.

MONTDOUBLARD.

Mes enfants, courons à la mairie.

À Isabelle, bas.

Je vais faire changer les noms.

Haut.

Allons, Colardeau.

Tous remontent un peu, excepté Colardeau.

VERTMINOIS, à Colardeau, qui regarde Cécile.

Eh bien ! qu’est-ce que tu fais là ?

COLARDEAU.

Moi ? je cherche à me repincer pour l’autre !

MONTDOUBLARD.

Vite ! le bras à votre future.

COLARDEAU.

Voilà !voilà !

Il offre le bras à Isabelle.

MONTDOUBLARD.

Non ! pas celle-là... Celle-ci ! vous confondez toujours !

FOLLEBRAISE, entrant vivement avec des papiers.

Père Montdoublard ! voilà mes Nantes !... je ne les trouvais pas, ils étaient dans une croûte de pâté.

MONTDOUBLARD.

Monsieur, j’ai toujours estimé les croûtes...

Se reprenant.

La peinture ! elle a produit de grands hommes... Raphaël... Pétrarque... le Dante...

FOLLEBRAISE.

Et madame Cotin !

MONTDOUBLARD.

Aussi, je n’ai qu’une parole... ma fille Lolo est à lui, et ma fille Isabelle est à vous !

FOLLEBRAISE.

Est-il possible ?

COLARDEAU et VERTMINOIS, pétrifiés.

C’est impossible !

MONTDOUBLARD.

Lolo, va remettre ton chapeau. Dans un instant je vous rejoins.

Chœur.

Air : Lui, dans ces lieux.

FOLLEBRAISE.

Qu’ai-je entendu !
Bonheur inattendu !
Destinée
Fortunée !
Mon Isabelle est à moi ! désormais
Tous mes vœux sont satisfaits.

MONTDOUBLARD.

Tout est conclu !       
Tout est bien convenu !
Ô journée                  
Fortunée !
D’un double hymen activons les apprêts,
Tous mes vœux sont satisfaits.

COLARDEAU.

C’est convenu !
Plus de malentendu !
Destinée
Inopinée !
Moi qui déjà pour l’une me pinçais,
Faut aimer l’autre désormais.

VERTMINOIS.

C’est convenu !
Plus de malentendu !
Destinée
Inopinée !
Dans la cadett’, tu retrouv’s à souhaits,
Même dot et mêmes attraits.

ISABELLE.

C’est convenu !
Bonheur inattendu !
Destinée
Fortunée !
Ce mari-là c’est celui que j’aimais ;
Tous mes vœux sont satisfaits.

CÉCILE.

C’est convenu !
Voilà mon prétendu !
Destinée
Fortunée !
Qui m’aurait dit qu’au gré de mes souhaits,
Sitôt je me marierais.

Cécile, Colardeau et Vertminois sortent par le fond.

MONTDOUBLARD.

J’entre là, mon gendre... le temps de crayonner un petit projet de contrat.

FOLLEBRAISE, avec passion.

Tout ! tout pour Isabelle !

MONTDOUBLARD, près de sortir.

Je vous autorise à lui adresser quelques phrases contenues... parlez-lui littérature.

FOLLEBRAISE, sautant au cou de Montdoublard et l’embrassant.

Tout ! tout pour Isabelle.

Montdoublard très ému, tire une clef de sa poche, ouvre la chambre de droite et y entre.

 

 

Scène X

 

FOLLEBRAISE, ISABELLE

 

FOLLEBRAISE, avec ivresse.

Enfin, je l’ai ! elle est à moi ! plus d’obstacles ! plus rien ! je suis marié ! Isabelle ! Zizine ! car vous êtes ma Zizine à présent, voulez-vous ?

ISABELLE.

Dame ! si ça vous fait plaisir.

FOLLEBRAISE, à part.

Elle est d’un bon caractère... elle veut tout ce qu’on lui demande.

Haut.

Bientôt vous serez ma femme...

ISABELLE.

Nous allons nous rendre à la mairie...

FOLLEBRAISE.

Ah ! déjà ?

ISABELLE.

Comment ! monsieur.

FOLLEBRAISE, se refroidissant, mais cherchant à jouer la passion.

Non ! je veux dire, il n’y a plus d’obstacles, rien ne s’oppose à notre bonheur.

ISABELLE.

Oh ! mon Dieu ! rien du tout !

FOLLEBRAISE, de même.

Absolument rien... vous êtes à moi... je suis à vous...

À part.

C’est drôle, je croyais que ça me ferait plus de plaisir que ça !

ISABELLE.

Encore quelques jours...

FOLLEBRAISE, jouant toujours la passion, mais se refroidissant de plus en plus.

Oui... et nous louerons toute une place de fiacres à l’heure... elle nous conduira devant monsieur le maire... après, elle nous ramènera manger de la dinde aux marrons en famille... C’est très gai les noces ! et tout sera dit... nous serons liés pour l’éternité |

ISABELLE.

Quel bonheur !

FOLLEBRAISE.

Ah ! oui...

À part.

Tiens ! on dirait qu’elle a un œil plus grand que l’autre...

Haut.

Ça vous fait donc bien plaisir de vous marier ?

À part.

C’est le gauche !

ISABELLE.

Cette question... certainement !

FOLLEBRAISE.

Pourquoi ?

ISABELLE.

Je puis bien vous le dire maintenant... en secret je faisais des vœux pour vous...

FOLLEBRAISE, distrait.

Ah !...

À part.

Non... c’est le droit !

ISABELLE.

Dame... c’est bien naturel... en voyant tant d’amour, tant de passion !

FOLLEBRAISE, à part.

Non ! je me suis trompé... ce sont les deux...

ISABELLE.

Quand nous serons mariés... j’ai déjà formé mille projets ?

FOLLEBRAISE, à part.

Cristi ! elle parle du nez.

Haut.

Lesquels ? Voyons vos projets ?

ISABELLE.

D’abord, nous nous lèverons de bonne heure...

FOLLEBRAISE.

Tiens... c’est une drôle d’idée !

ISABELLE.

Pour aller nous promener.

FOLLEBRAISE.

C’est ça... de quatre à cinq... nous verrons descendre les omnibus...

ISABELLE.

Nous irons au Marché-aux-Fleurs.

FOLLEBRAISE.

Certainement...

Air de Mangeant.

Oui, c’est assez gentil, les fleurs !
Mais leur odeur porte à la tête.

ISABELLE.

Eh bien, soit ! nous irons ailleurs,
À vous suivre, je serai prête.

FOLLEBRAISE.

Et puis, le grand air est malsain
Dès le début de la journée.
Je ne suis pas trotte-matin.

ISABELLE.

Nous n’irons que l’après-dînée,
Car... céder, complaire à tous vos vœux ;
Oui, voilà tout ce que je veux.
N’avoir qu’un seul désir à deux,
C’est le secret pour être heureux !

FOLLEBRAISE, à part.

Qu’ c’est insipid’ ! qu’ c’est fastidieux.
Elle veut tout ce que je veux ;
N’avoir qu’un seul désir à deux,
Est-il rien de plus ennuyeux !

Ensemble.

FOLLEBRAISE.

Qu’ c’est insipid’ ! etc.

ISABELLE.

Céder, complaire, etc.

FOLLEBRAISE, à lui-même.

Et puis... bien sûr, elle pale du nez.

Haut, parlant du nez.

Et le soir que ferons-nous

ISABELLE.

Vous êtes enrhumé ?

FOLLEBRAISE.

Non.

À part.

Elle croit que c’est moi... elle est bonne !

ISABELLE.

Le soir, nous irons dîner chez le traiteur... rien que nous deux...

FOLLEBRAISE.

Qu’est-ce que nous mangerons... je parie que vous aimez la soupe grasse ?

ISABELLE.

Beaucoup... et vous ?

FOLLEBRAISE, avec colère.

Moi... j’aime les écrevisses !

ISABELLE.

Eh bien ! nous mangerons des écrevisses !

FOLLEBRAISE, à part.

Parbleu !

ISABELLE.

Voyons... et après ?

FOLLEBRAISE.

Des œufs à la coque.

ISABELLE.

Je veux bien !

FOLLEBRAISE, à part.

Parbleu !

Haut.

Je gage que vous mettez du sel dans les œufs à la coque ?

ISABELLE.

Certainement.

FOLLEBRAISE.

Alors, vous n’aimez pas les œufs à la coque !

ISABELLE.

Mais, je vous demande pardon.

FOLLEBRAISE, s’impatientant.

Moi aussi... du moment que vous y mettez du sel... vous aimez le sel... mais pas les œufs à la coque... pas les œufs à la coque !

ISABELLE.

Ah ! c’est un peu fort !

FOLLEBRAISE, à part.

Allons... monte-toi donc, sapristi !

ISABELLE, riant.

Après ça, si ça vous contrarie, je n’en mettrai pas.

FOLLEBRAISE, à part, exaspéré.

Là... tout... tout ce qu’on veut !... Je vais lui demander un baiser, je parie qu’elle me l’accorde.

Haut.

Mademoiselle, je voudrais vous demander.

ISABELLE.

Quoi ?

FOLLEBRAISE.

Même air.

Mais vous allez me refuser.

ISABELLE.

Parlez toujours, voyons.

FOLLEBRAISE.

Je n’ose.

ISABELLE.

Vous voudriez ?...

FOLLEBRAISE.

Prendre un baiser
Sur ce duvet (bis.) couleur de rose.

ISABELLE, se reculant.

Y pensez-vous, monsieur ? non ! mon

FOLLEBRAISE, à part.

Très bien, la voilà courroucée ;
Griffe-moi, mais griffe-moi donc ?

Il l’embrasse.

ISABELLE, prête à se fâcher, se ravisant.

Au fait, je suis sa fiancée.
Oui !...

FOLLEBRAISE, parlé à part, avec colère.

Merci.

Ensemble.

FOLLEBRAISE, à part.

Qu’ c’est agaçant ! qu’ c’est fastidieux, etc.

ISABELLE.

Céder, complaire à tous ses vœux, etc.

FOLLEBRAISE, en colère, à part.

Elle est d’une douceur... indécente !-

ISABELLE.

Qu’avez-vous donc ?

FOLLEBRAISE.

Moi... je suis enchanté... plus d’obstacles... plus rien !

À part, avec rage.

Nom d’un petit bonhomme !... que je suis donc content !

ISABELLE.

Je crois que nous serons bien heureux... D’abord, je vous écouterai en tout et pour tout.

FOLLEBRAISE, remontant.

Oui, oui, oui.

ISABELLE, le suivant.

Vous m’apprendrez la peinture... je dessine déjà ! Voulez-vous que j’aille chercher mes cartons ?

FOLLEBRAISE, redescendant.

Oui... oui... oui...

ISABELLE, joyeuse, en sortant.

Attendez-moi... je reviens !

FOLLEBRAISE.

Oui, oui, oui.

Isabelle sort vivement par le fond.

 

 

Scène XI

 

FOLLEBRAISE, seul

 

Il se promène avec agitation.

Sapristi ! sapristi ! sapristi !

S’arrêtant tout-à-coup.

Parlons franchement... elle ne me va pas du tout... elle m’agace ! elle me crispe avec sa douceur ! c’est un mouton... quand elle parle, elle fait

Bêlant.

bêêê ! ... mademoiselle, comment vous portez vous ?-Bêêê !.-Et monsieur votre père ? – Bêêê ! – Décidément, j’en ai assez !

Par réflexion.

Tiens ! c’est comme pour l’appartement du marchand de drap ! si je pouvais mettre l’écriteau ? Hein ? comme j’avais raison de crier à ce père : Ôtez votre fille... s’il vous plaît ! c’était un pressentiment... Maintenant, comment me tirer de là ? je l’ai compromise, je l’ai enlevée !... c’est une grande bêtise... On ne devrait enlever que les demoiselles qu’on connaît parfaitement bien... parce qu’alors... on ne les enlèverait pas ! Il faut pourtant que je sorte de ce traquenard... pour elle d’abord... je la rendrais malheureuse... je serais capable... de lui fourrer des épingles pour lui vinaigrer le caractère ! Voyons, si je disais au père... avec toutes sortes de ménagements. « Monsieur... ça m’allait... ça ne me va plus ! » Oui, mais je l’ai enlevée ! je lui ai fait manquer son mariage avec le banc d’huîtres... un bien bon jeune homme !

 

 

Scène XII

 

FOLLEBRAISE, COLARDEAU, puis CÉCILE

 

COLARDEAU, paraissant à la porte du fond et envoyant des baisers à la cantonade.

Oui ! oui ! ange ! ange !

Descendant la scène.

Eh bien ! ça y est, me voilà pincé pour la cadette.

FOLLEBRAISE, l’apercevant.

Lui !...

COLARDEAU, tirant ses tablettes.

Pardon, beau-frère, vous n’auriez pas un bout de crayon ?

FOLLEBRAISE, à part.

Si je pouvais lui replaquer Isabelle ? Essayons.

Haut.

Oh ! que cette femme est belle... qu’elle est belle, cette femme !

COLARDEAU.

Qui ça ?

FOLLEBRAISE.

La fille aînée de Montdoublard.

COLARDEAU.

Oui, pas mal ! pas mal ! avez-vous vu la cadette ?

FOLLEBRAISE.

Et son esprit !... elle pétille !... je ne crains pas de le dire, elle pétille !

COLARDEAU.

Pas mal !... pas mal !... mais la cadette !

FOLLEBRAISE.

Ah ! vous avez bien dû souffrir !

COLARDEAU.

Moi ? pourquoi ça ?

FOLLEBRAISE.

Aimer une pareille femme et se la voir enlever !

COLARDEAU.

Il paraît que nous avions confondu.

FOLLEBRAISE

Eh bien ! non !... non !

COLARDEAU.

Quoi ?

FOLLEBRAISE.

Je ne serai pas moins généreux que vous !...

À part.

Il va me baiser les mains !

Haut.

Colardeau, je vous cède Isabelle !

Il lui tend la main comme pour se la laisser baiser.

COLARDEAU.

Ah bah !...

FOLLEBRAISE, lui tendant toujours le dos de sa main.

Reprenez-la.

COLARDEAU, passant le revers de sa manche sur la main de Follebraise.

Vous êtes bien bon... mais ça ne se peut plus.

FOLLEBRAISE.

Plaît-il ?

COLARDEAU.

J’épouse Cécile, la cadette.

FOLLEBRAISE.

Allons donc !... mais vous ne l’aimez pas !

COLARDEAU.

Si... ça vient de me prendre.

FOLLEBRAISE, à part.

Que le diable l’emporte !

COLARDEAU.

Elle est étonnante, cette enfant... Vous n’auriez pas un petit bout de crayon ?... Figurez-vous qu’elle vient de me prier de lui faire deux vers.

FOLLEBRAISE.

Pourquoi faire ?

COLARDEAU.

Je ne sais pas... elle m’a dit : faites-moi donc deux vers ?... seulement je ne peux pas trouver de rime à Cécile !

FOLLEBRAISE.

Ah ! si c’était Isabelle !... vous auriez : belle... fidèle...

COLARDEAU.

Paquet de chandelle...

FOLLEBRAISE.

Polichinelle !... à votre place, je l’épouserais rien que pour la rime !

COLARDEAU.

Eh bien ! et vous ?

FOLLEBRAISE.

J’en mourrai !... mais ne faites pas attention.

COLARDEAU.

Impossible !... quand Colardeau s’attache... il s’attache pour la vie.

FOLLEBRAISE.

Comme les huîtres... à leur banc !

COLARDEAU.

Oui, son cœur sera mon banc !

FOLLEBRAISE, mystérieusement à Colardeau.

Écoutez...

Cécile entre par la porte principale.

vous m’avez l’air d’un brave garçon... eh bien ! n’épousez pas Cécile.

CÉCILE, à part.

Hein ?... qu’est-ce qu’il dit ?

Elle reste au fond et écoute.

COLARDEAU, intrigué.

Diable !... pourquoi ça ?

FOLLEBRAISE.

Elle a le nez un peu retroussé.

COLARDEAU.

Tiens ! je n’ai pas remarqué.

FOLLEBRAISE.

Et, voyez-vous, les nez retroussés... c’est très dangereux.

COLARDEAU.

Pour la santé ?

FOLLEBRAISE.

Non !... ça vous trompe... raide comme balle !

CÉCILE, à part.

Oh ! par exemple !

Elle se cache derrière un tableau qui est sur un chevalet.

FOLLEBRAISE.

Air connu.

Craignez, mon cher, ce nez plein d’artifice.

COLARDEAU.

Je ne crains rien, monsieur !

FOLLEBRAISE.

Jeune imprudent !
Ignorez-vous que ce frêle appendice,
Selon qu’il est droit, courbe, ou bien au vent,
D’un cœur de femme est le reflet vivant.

COLARDEAU.

Souffrez, monsieur, que je vous interrompe ;
Quand une femme a le cœur bien trempé,
On peut dormir, sans peur d’être dupé...
Et son nez fût-il une trompe,
Son mari n’est jamais trompé.

Sentencieusement.

J’ajouterai, monsieur, que lorsqu’une femme vertueuse est fidèle à son mari... elle ne le trahit jamais.

FOLLEBRAISE.

C’est égal, méfiez-vous du nez.

COLARDEAU.

Non, monsieur, j’ai confiance.

CÉCILE, à part.

À la bonne heure !

COLARDEAU, froidement.

Et je vous demanderai la permission de vous saluer... raide comme balle !

FOLLEBRAISE.

Où allez-vous ?

COLARDEAU.

Chercher une rime à Cécile.

FOLLEBRAISE, sans intention.

Imbécile !

COLARDEAU.

Tiens ! c’est vrai !

FOLLEBRAISE.

Quoi ?

COLARDEAU.

Ça rime... mais ça serait peut-être malhonnête...

Entrant à gauche.

Après ça si je ne trouve pas autre chose...

 

 

Scène XIII

 

FOLLEBRAISE, CÉCILE

 

FOLLEBRAISE.

Ça ne prend pas...

Remontant.

Écoutez donc, Colardeau.

CÉCILE, sortant tout-à-coup de derrière le tableau et se trouvant face à face avec lui. Frappant du pied et résolument.

À nous deux, monsieur.

FOLLEBRAISE, surpris et interdit.

Bigre ! la petite !

CÉCILE.

D’abord, monsieur, ce n’est pas vrai.

FOLLEBRAISE.

Quoi ?

CÉCILE.

Je n’ai pas le nez retroussé.

FOLLEBRAISE.

Ah ! diable !... vous avez entendu ?

CÉCILE.

Tout ! et je vous prie de croire que je ne tromperai jamais mon mari, jamais, jamais !

FOLLEBRAISE.

Oh ! ça... on ne peut pas savoir.

CÉCILE, frappant du pied.

Mais je vous dis que si, moi.

FOLLEBRAISE, à part.

À la bonne heure ! voilà une femme ! l’autre aurait fait : bêêê !

CÉCILE.

Pourquoi m’avez-vous calomniée auprès de mon prétendu ?

FOLLEBRAISE.

Une plaisanterie.

CÉCILE.

Bien sotte et bien ridicule !

FOLLEBRAISE.

Eh bien ! non !... je vais vous parler franchement... j’ai besoin de Colardeau, rendez-le moi ?

CÉCILE.

Pourquoi faire ?

FOLLEBRAISE.

Pour lui faire épouser Isabelle.

CÉCILE, très étonnée.

Ma sœur !... eh bien ! et vous ?

FOLLEBRAISE.

Oh ! moi... c’est changé... je suis calmé.

CÉCILE.

Comment !... une passion si grande ! après tout ce que vous avez fait ?

FOLLEBRAISE.

Que voulez-vous ?... ce n’est pas ma faute... je la trouve trop douce, trop moutonne.

CÉCILE.

Moutonne ! ma sœur !

FOLLEBRAISE.

Elle me fait l’effet d’un fleuve d’eau sucrée... avec énormément de fleur d’orange !

CÉCILE, révoltée.

Ah ! s’il est possible !

FOLLEBRAISE.

Entre nous, elle est un peu gnan-gnan, votre sœur.

CÉCILE.

Mais non, monsieur !

FOLLEBRAISE.

Et c’est plus fort que moi, je ne pourrais pas vivre avec une femme gnan-gnan... ainsi, rendez-moi Colardeau ?

CÉCILE, vivement.

Mais pas du tout !... je l’aime, papa me l’a donné et tout ce que papa me donne, je le garde !

FOLLEBRAISE.

Je vous en prie !

CÉCILE.

Tiens ! je n’ai pas envie de rester demoiselle ?

FOLLEBRAISE, lui prenant la main.

Vous, demoiselle ! vous, si gentille ! avec des petites mains comme celles-là... et des yeux d’un doux !

CÉCILE, d’un ton très mutin.

Oh ! pas si doux que ceux de ma sœur.

Donnant un coup sur la main de Follebraise en retirant la sienne.

je ne suis pas bonne, moi !

FOLLEBRAISE, avec feu.

Oh ! tant mieux ! quelle figure espiègle, méchante, ravissante, je ne sais ce que j’éprouve, mais...

Tout-à-coup.

Ah ! quelle idée !

CÉCILE.

Quoi ?

FOLLEBRAISE, vivement.

J’ai un moyen de tout arranger ! vous ne resterez pas demoiselle, Colardeau non plus, ni moi non plus ! où est votre père ?

À part.

Je lui demande la main de la cadette ! Colardeau épousera autre... qu’est-ce que ça lui fait ?

Haut.

Où est votre père

 

 

Scène XIV

 

CÉCILE, FOLLEBRAISE, MONTDOUBLARD

 

MONTDOUBLARD, entrant par le fond et portant un carton à dessins.

Mon gendre, c’est fait ! je viens de la mairie.

Bas.

J’ai fait changer les noms.

FOLLEBRAISE, à part.

Ah ! sapristi !

MONTDOUBLARD.

Isabelle est au comble... voici son carton à dessins... elle va apporter le reste.

FOLLEBRAISE.

Monsieur Montdoublard, j’aurais une communication à vous faire ?

MONTDOUBLARD, ouvrant le carton à dessins.

Tenez ! voilà le nez de Romulus... ombré !

Il le montre au public.

FOLLEBRAISE.

Oui... charmant ! mais, vous savez, le cœur...

MONTDOUBLARD.

Ceci est le mollet d’Ajax, ombré.

Même jeu.

FOLLEBRAISE, sans regarder le dessin.

Les yeux sont pleins d’expression l. mais, vous savez, le cœur...

MONTDOUBLARD.

Ah ! c’est une bien bonne fille que vous allez épouser là...

FOLLEBRAISE.

Oui... oui...

MONTDOUBLARD.

Et d’une douceur ! toujours : oui papa ! avec plaisir, papa !

CÉCILE, bas à son père.

Taisez-vous donc !

MONTDOUBLARD, à Cécile.

Ah ! tu es jalouse... je n’en dirais pas autant de toi... c’est un petit démon !

FOLLEBRAISE.

Oh ! tant mieux !

Avec résolution.

Monsieur Montdoublard, j’ai à vous parler !

MONTDOUBLARD.

Je vous écoute.

FOLLEBRAISE, à part.

Sapristi ! comment lui dire ça ?

Haut.

Certainement, votre fille Isabelle est charmante ! instruite... bien élevée...

MONTDOUBLARD, à Cécile.

Hein ? est-il amoureux !

CÉCILE, à part.

Joliment !

FOLLEBRAISE.

Enfin elle réunit toutes les qualités.

MONTDOUBLARD.

Et bonne, monsieur ! on ne se figure pas comme cette enfant là est bonne !

CÉCILE, à part.

Il va recommencer !

FOLLEBRAISE.

Assurément, la bonté est une vertu, qui reste.

MONTDOUBLARD.

Toujours, monsieur, toujours !

FOLLEBRAISE, résolument.

Monsieur Montdoublard, j’ai à vous parler !

MONTDOUBLARD.

Mais allez donc ! je vous écoute.

FOLLEBRAISE, barbotant.

C’est que je voulais vous dire, si toutefois ça ne vous contrarie pas, car je serais désolé de vous contrarier, je n’ai jamais contrarié personne... si je vous contrariais, moi, j’en éprouverais une grande...

MONTDOUBLARD, achevant.

Contrariété...

À part.

Qu’est-ce qu’il me chante ?

Il va poser le carton sur le fauteuil à droite.

FOLLEBRAISE, continuant.

Et certes... vous, moins que tout autre ; enfin, je voulais vous dire....

À part.

Non ! j’aime mieux lui écrire !

Il se dirige vers la droite.

MONTDOUBLARD.

Eh bien ? où allez-vous donc ?

FOLLEBRAISE.

Je vais vous écrire ! ne vous impatientez pas !

Il baise avec passion la main de Cécile et entre à droite.

 

 

Scène XV

 

MONTDOUBLARD, CÉCILE, puis COLARDEAU, puis ISABELLE

 

MONTDOUBLARD, très étonné.

Il baise la main de Cécile ! et pourquoi diable veut-il m’écrire puisque je suis là ?

Courant à la porte de droite.

Dites-donc... affranchissez... on affranchit maintenant.

COLARDEAU, sortant vivement de la gauche avec un papier à la main.

J’en ai un... j’ai le premier.

MONTDOUBLARD.

Colardeau, qu’est-ce que vous faites-là ?

COLARDEAU.

Je pioche mes deux vers.

CÉCILE.

Ah ! voyons ?

COLARDEAU.

Non, pas encore ! Je n’en ai qu’un... je me promenais pour faire descendre le second... ah ! je le tiens !

Il court à la porte de gauche.

Non ! je ne le tiens pas !

Il rentre.

ISABELLE, venant du fond.

Papa, mais venez donc ! monsieur Vertminois vous attend avec le notaire.

MONTDOUBLARD.

Maître Saint-Gluten ! j’y cours ?

Il sort par le fond.

 

 

Scène XVI

 

ISABELLE, CÉCILE

 

ISABELLE, cherchant autour d’elle.

Eh bien ! je croyais retrouver ici...

CÉCILE.

Monsieur de Follebraise ! oh ! ma pauvre sœur !

ISABELLE.

Qu’as-tu donc ?

CÉCILE.

C’est un homme affreux ! un monstre !

ISABELLE.

Ah ! mon Dieu !

CÉCILE.

Il veut me reprendre monsieur Colardeau pour te le faire épouser.

ISABELLE.

Allons donc, c’est impossible ! il m’aime, il m’en a donné assez de preuves.

CÉCILE.

Ah ! bien oui, tu l’agaces maintenant.

ISABELLE.

Comment ?

CÉCILE.

C’est lui qui vient de me le dire... il te trouve trop douce... trop moutonne ; tu lui fais l’effet d’un fleuve d’eau sucrée... il dit que tu es gnan-gnan... et bien d’autres horreurs.

ISABELLE.

Oh ! c’est trop fort... ah ! c’est comme ça qu’il me traite après m’avoir compromise... je commençais à l’aimer... mais, je sens maintenant...

Voix de FOLLEBRAISE, dans la chambre de droite.

Cette lettre à monsieur Montdoublard, très pressée.

CÉCILE, vivement.

Le voici ! reçois-le du haut en bas... ferme... pas de faiblesse !

Elle sort au fond à droite.

 

 

Scène XVII

 

ISABELLE, puis FOLLEBRAISE

 

ISABELLE, à sa sœur qui sort.

Sois tranquille !

Seule.

Il va voir si je suis douce.

FOLLEBRAISE, sortant de la chambre sans voir Isabelle.

Je viens d’envoyer ma lettre au papa... je lui demande carrément la main de sa cadette.

ISABELLE, s’avançant.

Monsieur ?

FOLLEBRAISE, à part.

Oh ! la moutonne.

Bêlant.

Bêêêêê.

Saluant.

Mademoiselle.

ISABELLE.

Je vous cherchais, monsieur...

FOLLEBRAISE, à part.

Si je la préparais tout de suite à l’effet de ma lettre... elle prendra bien ça, elle est si bonne !...

ISABELLE.

J’ai à vous parler... je...

FOLLEBRAISE.

Moi aussi... je voulais vous dire...

ISABELLE.

Vous n’êtes pas poli... vous me coupez la parole !

FOLLEBRAISE, étonné.

Ah ! pardon... je vous écoute.

ISABELLE.

Je venais tout simplement vous déclarer que je n’étais plus décidée à vous épouser... et que...

FOLLEBRAISE, avec joie.

Ah bah ! mais moi non plus.

ISABELLE.

Vous me coupez encore la parole... c’est un manque d’éducation.

FOLLEBRAISE, à part, stupéfait.

Bigre ! qu’est-ce qu’elle a donc ?

Haut.

Si vous avez fini... oserai-je vous demander, mademoiselle, pourquoi vous ne voulez plus m’épouser ?

ISABELLE.

Mais...

FOLLEBRAISE.

Oh ! ne craignez rien.

ISABELLE, lentement et le regardant en face.

Je vous trouve laid !

FOLLEBRAISE.

Hein ?

ISABELLE, avec dédain.

Vous êtes fluet... vous avez des yeux qu’on ne voit pas, une bouche qu’on voit trop.

FOLLEBRAISE, fermant la bouche.

Ah ! mais, permettez !

ISABELLE.

Et puis j’ai juré que je n’épouserais qu’un homme d’esprit.

FOLLEBRAISE, saluant.

Merci... cependant ce matin... vous m’en trouviez puisque vous consentiez à devenir ma femme.

ISABELLE.

Ce matin ? moi ?... j’ai parlé de ça ?

FOLLEBRAISE.

Très bien !... nous devions même nous lever de bonne heure, pour aller au Marché-aux-Fleurs... une promenade charmante !

ISABELLE.

Ah ! oui... une mystification !

FOLLEBRAISE.

Comment ?

ISABELLE.

Et vous avez cru ?... je vous croyais plus fort !

FOLLEBRAISE.

Mademoiselle... permettez-moi de vous dire que je trouve cette plaisanterie.

ISABELLE.

Oui, il y a des gens qui n’aiment que le sel !

Elle remonte.

FOLLEBRAISE.

Dans les œufs à la coque seulement.

À part.

Elle ne manque pas d’un certain esprit !

ISABELLE, se plaçant devant le chevalet.

Ah ! c’est là votre tableau ? c’est drôle !... je vous croyais du talent comme peintre.

FOLLEBRAISE, piqué.

Mais il me semble que ma bataille des Cimbres.

ISABELLE.

Ça des Cimbres ?... je les prenais pour des gardes nationaux.

FOLLEBRAISE, piqué.

Mademoiselle !...

ISABELLE.

Vous craignez les critiques... comme tous les gens médiocres !

FOLLEBRAISE, à part.

Fichtre !... et moi qui la croyais bonne !

Haut.

Au fait vous devez vous y connaître en peinture.

Prenant le carton à dessins laissé par Montdoublard.

quand on a tracé le fameux nez de Romulus... Ombré !

ISABELLE, vivement.

Monsieur !... monsieur... je vous prie de me rendre ce carton !

Elle saisit le carton que Follebraise retient.

FOLLEBRAISE.

Entre artistes !

À part.

Elle rage, elle est superbe en colère.

Haut.

Permettez-moi de savourer aussi ce délicieux mollet d’Ajax... ombré.

Il ouvre le carton.

ISABELLE, lui disputant toujours le carton.

Monsieur... je ne veux pas ! je vous défends...

FOLLEBRAISE, à part.

Elle est bien mieux que sa sœur !...

Regardant dans le carton.

Le voici !... comme c’est touché !

ISABELLE, furieuse.

Oh ! c’est trop fort !... c’est...

Elle lui donne un soufflet.

FOLLEBRAISE.

Aïe !

ISABELLE, à part confuse.

Ah ! mon Dieu !...

FOLLEBRAISE, avec transport.

Oh ! bonheur !... elle tape... elle ne le disait pas.

Haut avec passion.

Oh ! mademoiselle !

ISABELLE, très en colère.

Allez, monsieur, vous êtes un homme affreux ?

FOLLEBRAISE, ivre de joie.

Je suis au comble !

Air des Trovatelles.

Encor ! encor !
Mon doux trésor !
Redis un peu
Ce tendre aveu !

ISABELLE.

Je vous déteste !

FOLLEBRAISE

Encor ! encor !

ISABELLE.

C’est un peu fort !

FOLLEBRAISE.

Tu me hais fort ?

ISABELLE.

Comme la peste !

FOLLEBRAISE.

Vous me ça cachiez
Que vous étiez
Brusque et rageuse !

ISABELLE, parlé, à part.

Hein ?

FOLLEBRAISE.

Et vous frappez,
Et vous tapez !
Nature heureuse !

ISABELLE, parlé, à part, très étonnée.

Comment ?...

FOLLEBRAISE, parlé.

Quel trésor en ménage !... mademoiselle, je vous croyais bonne... je vous demande un million de pardons... je vous ai méconnue.

ISABELLE.

Hein !...

FOLLEBRAISE.

Oh ! ne vous en défendez pas... Je déteste le sucre... j’aime la moutarde, la lutte, les obstacles, la dispute.

ISABELLE, à part.

Ah ! voilà donc le secret.

FOLLEBRAISE.

Et ne fût-ce que pour vous contrarier.

Suite de l’air.

Je vous épouse avec bonheur.

ISABELLE, jouant la colère.

Moi, je refuse cet honneur.

FOLLEBRAISE.

C’est bien pour ça que je vous veux.

ISABELLE, de même.

Et moi, je suis sourde à vos vœux.

FOLLEBRAISE.

Comblez mes vœux ! (bis.)

ISABELLE.

Non !

FOLLEBRAISE.

Si !

ISABELLE

Non !

FOLLEBRAISE

Si !

ISABELLE.

Non, non !
Non, non ! jamais vous ne m’aurez !

FOLLEBRAISE.

Si, si, si, si ! vous céderez !

ISABELLE.

Non, non, non, non !

FOLLEBRAISE.

Vous céderez
Et vous m’épouserez !

Ensemble.

FOLLEBRAISE, à part.

Bonheur divin !
Comme son teint
Dans la fureur
Gagne en couleur
Qu’elle est jolie !

Haut à Isabelle

Amour ! amour !
C’est pour toujours !
C’est pour la vie !
Amour ! amour !
C’est pour toujours !
Oui, pour toujours !
Amour ! amour !

ISABELLE, à part.

Oui, c’est certain,
Un cœur mutin
Bien en fureur,
C’est son bonheur,
C’est sa folie !

Haut, à Follebraise.

Jamais d’amours !
C’est pour toujours !
C’est pour la vie !
Jamais d’amours !
C’est pour toujours !
Oui, pour toujours !
Jamais d’amours !

Il tombe à ses genoux et se relève en voyant entrer Montdoublard.

 

 

Scène XVIII

 

FOLLEBRAISE, ISABELLE, MONTDOUBLARD, VERTMINOIS, CÉCILE, puis COLARDEAU et GIMBLETTE

 

MONTDOUBLARD.

Monsieur, j’ai reçu votre lettre par laquelle vous ne demandez la main de ma cadette ici présente.

CÉCILE.

Moi !

VERTMINOIS.

Comment ?

FOLLEBRAISE.

Non, permettez !

MONTDOUBLARD.

Je vous l’accorde !

FOLLEBRAISE, à part.

Patatras !

MONTDOUBLARD.

Je viens même de faire rechanger les noms à la mairie.

FOLLEBRAISE.

Mais ce n’est plus ça ! c’est changé.

MONTDOUBLARD.

Changé !!!

FOLLEBRAISE.

C’est Isabelle que j’aime... que j’aime pour la vie !

MONTDOUBLARD, se fâchant.

Ah ça ! monsieur, vous fichez-vous de moi à la fin !... vous tournez comme un cheval de bois !

FOLLEBRAISE.

Je l’avais méconnue.

MONTDOUBLARD.

Et, depuis ce matin, je ne suis occupé qu’à faire raturer les registres de l’état civil... j’ai l’air d’un imbécile.

FOLLEBRAISE.

Qu’est-ce que ça fait ?

MONTDOUBLARD.

Ça fait qu’on ne se joue pas d’un père, et de ses deux filles  comme ça ! je vous refuse la main d’Isabelle ! Je vous refuse la main de Cécile... je vous refuse tout.

VERTMINOIS.

C’est bien fait.

MONTDOUBLARD.

Et je n’ajouterai qu’un mot !

Lui montrant la porte.

Sortez de chez moi !

Se reprenant.

Ah ! non ! nous sommes chez lui... Sortons...

Il remonte avec ses deux filles.

FOLLEBRAISE, hors de lui.

Ah ! c’est comme ça ! vous me poussez à bout... je sais ce qu’il me reste à faire.

MONTDOUBLARD.

Quoi ?

FOLLEBRAISE.

Je vais brûler mes Nantes et mes Orléans !

MONTDOUBLARD.

Ça m’est bien égal !

VERTMINOIS, à part.

Il est idiot, ce petit.

FOLLEBRAISE.

Et ensuite... je me ferai sauter la cervelle avec mon rasoir...

ISABELLE, effrayée.

Ah ! mon Dieu...

FOLLEBRAISE.

Mais avant je laisserai sur ma table de nuit un papier ainsi conçu : « N’accusez personne de ma mort... c’est Montdoublard qui m’a poignardé pour me chiper mes Orléans. »

MONTDOUBLARD, effrayé.

Sapristi !... vous ne ferez pas ça... c’est affreux !... c’est le comble... me traîner en cour d’assises, moi !

FOLLEBRAISE, à Isabelle.

Adieu mademoiselle... nous nous retrouverons dans un monde meilleur.

Il se dirige vers la gauche.

ISABELLE, à Montdoublard.

Papa.

MONTDOUBLARD, très alarmé.

Il y va...

À Isabelle.

Ma fille... certes il n’est pas beau... mais tu l’aimes ?

FOLLEBRAISE, transporté de joie.

Mon Isabelle...

ISABELLE, jouant la froideur.

Je cède, monsieur... mais à la violence... à la menace... aussi ne comptez pas trouver en moi une soumission, une douceur...

FOLLEBRAISE, vivement.

Oh !... je ne vous demande pas ça.

CÉCILE, bas à Isabelle.

Pauvre sœur !

ISABELLE, bas.

Chut !... je l’aime...

CÉCILE.

Ah ! bah !

VERTMINOIS, à part.

Avant deux mois ils se jetteront les pendules à la tête !...

COLARDEAU, entrant de la gauche un papier à la main, très joyeux, suivi de Gimblette.

Les voilà... je les tiens.

GIMBLETTE.

Il les tient !

TOUS.

Quoi ?

COLARDEAU.

Mes deux vers pour Cécile... Je vais vous lire ça.

TOUS, l’entourant.

Voyons !... voyons !

COLARDEAU.

Voilà !...

À Follebraise.

Je n’ai pas mis votre rime... imbécile.

FOLLEBRAISE.

Ah !... je le regrette pour vous.-

COLARDEAU.

Écoutez-ça.

Lisant.

« Que ne puis-je, ô tendre Cécile.
« Vivre avec vous dans la Sicile. »

FOLLEBRAISE.

Pourquoi dans la Sicile ?...

MONTDOUBLARD.

D’abord... je m’y oppose... c’est trop loin !

COLARDEAU.

Laissez-donc... c’est pour la rime !

FOLLEBRAISE.

Ah ! sapristi ! que c’est fort... dites-donc, prêtez-les-moi pour Isabelle ?

COLARDEAU.

Ça ne rimera pas Isabelle et Sicile.

FOLLEBRAISE.

Je mettrai Grenelle.

« Que ne puis-je, ô tendre Isabelle,
« Vivre avec vous...

COLARDEAU, achevant le vers.

...dans la Grenelle ! »

Tiens... c’est vrai.

FOLLEBRAISE.

Ça pourrait servir aussi à Gimblette.

GIMBLETTE.

À moi ?

COLARDEAU.

Comment ça ?

FOLLEBRAISE.

« Que ne puis-je, ô tendre Gimblette !
« Vivre avec vous à la Villette. »

COLARDEAU.

Comme il trouve la rime !

FOLLEBRAISE.

Oui, mais je ne suis pas poète.

COLARDEAU.

Ah ! voilà la différence !

MONTDOUBLARD.

Eh bien, mes gendres, êtes-vous contents ?

COLARDEAU.

Oui, je suis tout-à-fait pincé pour Lolo.

FOLLEBRAISE, tenant je bras d’Isabelle et regardant Cécile ; à lui-même.

« J’aurais mieux fait, je crois, d’épouser la cadette ! »

Isabelle le pince.

Oye !

Avec passion.

Non... amour, amour pour la vie !!!

Chœur final.

Air de M. Mangeant.

Douceur, complaisance,
Nous lassent souvent :
Mais la résistance,
C’est bien plus piquant.
Par l’une sommeille
L’amour des maris,
Mais l’autre réveille
Les cœurs engourdis.

FOLLEBRAISE, au public.

N’avoir ni rime ni raison,
Prendre pour guide la folie...
C’est le tort que plus d’un Caton
Va reprocher à notre frêle comédie ;
Dans nos drolatiques excès
Que la raison plonge et s’abîme,
Nous en rirons... si le succès,
Grâce à vous, nous fournit la rime.

Qu’ici chacun en ait sa part,
Et Follebraise et Montdoublard,
Vertminois, le beau Colardeau,
Gimblette, Zizine et Lolo.

TOUS reprennent en désignant du doigt chaque personnage nommé.

Qu’ici, chacun, etc.

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