Élisabeth d’Angleterre (Jacques-François ANCELOT)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 4 décembre 1829.

 

Personnages

 

LORD DUC DE NOTTINGHAM, conseiller de la reine, membre du parlement

ROBERT DEVEREUX, comte d’Essex

LORD ROBERT CÉCIL, secrétaire d’état

SIR WALTER RALEIGH

UN HUISSIER de la reine

UN SOLDAT

UN DOMESTIQUE

ÉLISABETH, reine d’Angleterre

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, première dame d’honneur

ANNA, comtesse de Suffolck

LA DUCHESSE DE RUTLAND

MEMBRES DU PARLEMENT

LORDS

COURTISANS

PAGES

DAMES D’HONNEUR de la reine

GARDES, etc.

 

La scène se passe à Londres.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une salle du palais de Westminster. Au lever du rideau, les dames d’honneur sont assises et s’occupent de différents ouvrages ; les unes brodent, d’autres filent de la soie, une autre tient un luth ; la duchesse de Nottingham est assise à l’écart un livre à la main ; la comtesse de Suffolk est debout auprès d’elle.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, ANNA, COMTESSE DE SUFFOLCK, LA DUCHESSE DE RUTLAND, DAMES D’HONNEUR DE LA REINE

 

ANNA.

Pourquoi donc, étrangère à nos longs entretiens,

En détournant les yeux sembles-tu fuir les miens ?

De la veillée ici quand nous charmons les heures,

Tu t’écartes de nous, tu lis seule, et tu pleures.

Je ne te comprends pas : d’où viennent tes chagrins ?

Qui devrait plus que toi couler des jours sereins ?

Je ne puis expliquer ta tristesse profonde.

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM.

Ces pleurs, je les donnais au sort de Rosemonde.

ANNA.

Quoi ! tu lis le récit de ses folles amours,

Et cette vieille histoire attriste tes beaux jours ?

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM.

Que n’a-t-elle étouffé sa tendresse fatale !

D’une reine orgueilleuse elle était la rivale :

Un poignard l’en punit, elle mourut.

ANNA.

Eh bien !

Pour oublier son sort il faut songer au tien.

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM.

À mon sort !...

ANNA.

De ton rang je ne suis point jalouse.

Depuis que Nottingham te choisit pour épouse,

La reine Élisabeth prit soin de ton bonheur ;

Tu règnes au milieu de ses dames d’honneur ;

C’est toi qu’elle préfère ; on te flatte, on t’envie

Les brillantes faveurs qui décorent ta vie.

Moi, je trouve plus doux de t’aimer, et je veux

Que, même en cette cour, rien ne brise nos nœuds.

Mais à nos entretiens mêle-toi : j’aime à croire

Qu’ils te plairont autant qu’une lugubre histoire.

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM.

Oui, de ces vieux récits j’ai tort de m’affliger :

La reine était trahie, elle a dû se venger.

ANNA.

Sans doute !

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, se levant.

Chère Anna, pardonne ma folie.

ANNA, aux autres femmes.

Savez-vous le secret de sa mélancolie,

Mesdames ?

LA DUCHESSE DE RUTLAND.

Quel sujet peut causer ses douleurs ?

ANNA.

La mort de Rosemonde a fait couler ses pleurs :

À la duchesse de Nottingham.

Voilà tout le mystère ! – Allons, sèche tes larmes.

Puisqu’un récit tragique a pour toi tant de charmes,

Hier quel motif secret a pu te retenir ?

Avec nous dans Southwark pourquoi ne pas venir

Du bon William Shakespeare admirer les merveilles ?

Comme il charme à la fois les cœurs et les oreilles !

Quel génie enfanta ces chefs-d’œuvre divers !

Et que n’oublierait-on en écoutant ses vers ?

LA DUCHESSE DE RUTLAND.

Vous vantez beaucoup trop de profanes ouvrages

Dont l’esprit de Satan souille toutes les pages,

Comtesse de Suffolck. Si nos sages avis

Naguère par la reine avaient été suivis...

ANNA.

William n’écrirait plus, je le sais ; mais la reine

Blâma de vos conseils la rigueur puritaine,

Et Shakespeare, échappant à votre austérité,

Enchantera son siècle et la postérité ;

Malgré vous de nous plaire il a le privilège,

Il est l’ami d’Essex, la reine le protège ;

Son théâtre à Southwark ne sera point fermé,

Et les ours de Pinnit ont en vain réclamé !

LA DUCHESSE DE RUTLAND.

Essex fut son ami, je l’avoue, à sa honte :

Aussi depuis ce temps qu’est devenu le comte ?

Dieu l’en punit !

ANNA.

Sans doute Essex est malheureux ;

Mais, cessant d’écouter des conseils rigoureux,

La noble Élisabeth permet qu’en sa demeure

Le comte encor soit libre.

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM.

Anna, crois-tu qu’il meure ?

ANNA.

Non ! Sir Raleigh en vain espère son trépas :

Il va revoir la reine et ne périra pas.

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, à part.

Il va revoir la reine !

ANNA.

Il vaincra sa colère.

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM.

Oh ! oui !...

ANNA.

De ton mari l’amitié tutélaire

Prépara l’entrevue, et répond du succès.

LA DUCHESSE DE RUTLAND.

Songez qu’au parlement on instruit son procès.

ANNA.

Mais on n’a point encor prononcé la sentence :

Au cœur d’Élisabeth qu’il demande assistance,

Tout s’oublie, et déjà, tremblante pour ses jours,

Elle a de la justice interrompu le cours.

LA DUCHESSE DE RUTLAND.

Il est coupable.

ANNA.

Eh bien ! s’il reprend sa puissance,

Chacun voudra demain prouver son innocence.

LA DUCHESSE DE RUTLAND.

Avec quelle chaleur votre voix le défend !

ANNA.

Du moins je n’attends pas qu’Essex soit triomphant.

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM.

Chère Anna !

LA DUCHESSE DE RUTLAND.

Croyez-moi, votre espérance est vaine ;

Son sort est décidé.

ANNA.

Pas encore.

UN HUISSIER, annonçant.

La reine !

 

 

Scène II

 

ÉLISABETH, LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, ANNA, COMTESSE DE SUFFOLCK, LA DUCHESSE DE RUTLAND, DAMES D’HONNEUR, PAGES

 

À l’entrée de la reine, toutes les dames se lèvent et se groupent à l’écart.

ÉLISABETH.

Mesdames, Dieu vous garde !

À elle-même.

– Oui, je veux le revoir.

Sans doute il est sorti des bornes du devoir :

Je l’avais irrité ! Ce n’est point un rebelle ;

Elle s’approche d’une fenêtre.

Il se justifiera ! – Que la soirée est belle !

Elle est supposée entendre l’heure.

Sept heures ! Que le temps s’écoule lentement !

Aux dames d’honneur.

Mesdames, approchez !... Qu’est-ce à dire ? vraiment

Je m’étonne à l’aspect de semblables parures !

Quel nouvel ornement enrichit vos coiffures ?

Est-ce donc jour de fête ? On dirait, à vous voir

Si brillantes, qu’ici nous aurons bal ce soir !

ANNA.

N’en accusez que moi, reine. À la cour de France

Ces ornements nouveaux naguère ont pris naissance :

Je n’ai pas cru déplaire à votre majesté...

ÉLISABETH.

Mesdames, j’aime mieux plus de simplicité ;

De ces brillants atours je blâme la richesse.

À la duchesse de Nottingham.

Retirez-vous, allez !... Vous, demeurez, duchesse.

 

 

Scène III

 

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, ÉLISABETH, assise devant une table où se trouve un miroir

 

LA DUCHESSE.

Je suis coupable aussi, je ne puis le cacher ;

De mon front devant vous je le veux détacher

Ce funeste ornement...

ÉLISABETH.

Crois-tu qu’il t’embellisse ?

LA DUCHESSE.

Anna l’avait pensé, reine ; et moi, sa complice,

Je l’espérais.

ÉLISABETH.

Voyons ce précieux bandeau.

Elle le prend des mains de la duchesse.

C’est moins un ornement que ce n’est un fardeau.

Qu’il est pesant !

LA DUCHESSE.

Au front qui porte un diadème,

Il paraîtrait léger.

ÉLISABETH.

Tu crois ?... À l’instant même

Je le veux essayer. Donne-moi tes conseils :

Hélas ! j’en ai besoin sur des sujets pareils,

Car sans cesse au milieu des soucis, des alarmes...

Elle ajuste le bandeau sur sa tête, devant une glace.

LA DUCHESSE.

Ce bandeau semble encore ajouter à vos charmes.

ÉLISABETH.

Ah ! j’entends : tu voudrais, flattant ma vanité,

Me faire repentir de ma sévérité,

Et me rendre coupable, afin que je pardonne.

LA DUCHESSE.

J’ose désirer plus.

ÉLISABETH.

Parle... je te l’ordonne.

LA DUCHESSE.

Si la reine daignait l’accepter !...

ÉLISABETH.

Tu le veux ?

LA DUCHESSE.

Ce serait exaucer le plus cher de mes vœux.

ÉLISABETH.

La parure a pour moi peu de prix... Je le garde

Pour ne pas t’affliger.

LA DUCHESSE, à part.

Comme elle se regarde !

ÉLISABETH, à part.

Quand il va me revoir, l’ingrat, que dira-t-il ?

UN HUISSIER.

Lord duc de Nottingham, sir Raleig, lord Cécil,

À votre majesté demandent audience.

ÉLISABETH.

Oh ! combien sur un trône il faut de patience !

On ne s’appartient pas dans le rang où je suis.

À l’huissier.

Chère duchesse, adieu, sors ! – Qu’ils soient introduits !

 

 

Scène IV

 

SIR RALEIGH, LORD CÉCIL, LORD DUC DE NOTTINGHAM, ÉLISABETH, assise, MEMBRES DU PARLEMENT, PAGES

 

ÉLISABETH.

Mylords, auprès de moi quel sujet vous amène ?

NOTTINGHAM.

Le parlement aux pieds de notre auguste reine

Nous charge d’apporter ses humbles vœux.

ÉLISABETH.

Comment ?

Quels sont donc les désirs de notre parlement ?

Que peut-il demander ? Nottingham le préside :

Nous vient-il annoncer le refus du subside ?

NOTTINGHAM.

Aux besoins de l’armée il accorde aujourd’hui

Tout ce qu’en votre nom l’on exigea de lui,

Reine, et les lords anglais, jaloux de la victoire,

N’ont point encore appris à marchander la gloire !

Mais je ne puis celer à votre majesté

Qu’un sujet important, bien des fois discuté,

Vient d’éveiller encor notre sollicitude.

Le bonheur des Anglais est votre unique étude ;

Vous n’avez point voulu former d’illustres nœuds,

Et partager le droit de rendre un peuple heureux ;

Le monde rend hommage à votre vie austère ;

Nous avons respecté vos vœux ; mais l’Angleterre

De ses anciens malheurs garde le souvenir,

Et d’un œil effrayé contemple l’avenir !

Sur quel front tombera cette noble couronne ?

Trois rivaux viendront-ils se disputer le trône ?

À vous seule appartient le droit de désigner

Le prince qui sur nous un jour devra régner ;

Veuillez y consentir ! Le parlement espère

Que vous l’exaucerez.

ÉLISABETH.

Par l’âme de mon père !

On est bien prévoyant. Pourquoi tant discourir ?

Où donc est le péril ? Vais-je bientôt mourir ?

Trouve-t-on dans nos mains que le sceptre chancelle ?

Dieu nous aidant, et grâce à mon peuple fidèle,

Le trône d’Henri-Huit peut quelque temps encor

Porter, sans s’avilir, la fille des Tudor !

RALEIGH.

Ah ! puisse Élisabeth, dictant ses lois chéries,

Vivre et régner cent ans !

ÉLISABETH, se levant et se plaçant au milieu.

Mylords, vos seigneuries

Voudront bien en silence attendre le moment,

Où je ferai savoir mon choix au parlement.

Nous y réfléchirons !... Est-ce tout ?

LORD CÉCIL.

Non, madame :

Par notre voix encor, le parlement réclame

Le droit de prononcer un arrêt important

Qu’a suspendu votre ordre, et que le peuple attend.

En Irlande envoyé pour défendre le trône,

Le lord comte d’Essex a protégé Tyrone ;

Depuis, dans la Cité, sa folle ambition

Essaya le secours de la sédition ;

Il fut déclaré traître, et, sans votre assistance,

Déjà le parlement eût dicté la sentence.

Sous le poids du soupçon languira-t-il toujours ?

Ou la justice enfin aura-t-elle son cours ?

Daignez vous expliquer, reine.

ÉLISABETH.

Que vous importe ?

Mylord Robert Cécil, le zèle vous emporte ;

Vous semblez contre Essex irrité plus que nous.

Lord duc de Nottingham, parlez, qu’en pensez-vous ?

NOTTINGHAM.

Je suis l’ami d’Essex. On le traite en coupable ;

Mais moi, de trahisons je le crois incapable ;

Et, quand il serait vrai qu’un moment égaré,

Aux perfides conseils son cœur se fût livré,

Pour un instant d’erreur doit-il perdre la vie ?

Placé dans un haut rang, il excita l’envie ;

Peut-être dans un piège on sut l’envelopper.

Reine, en le condamnant on pourrait se tromper.

Ne vous hâtez jamais d’ordonner un supplice :

La clémence des rois est souvent la justice !

ÉLISABETH.

Mon digne conseillers noble et fidèle ami,

Du jour où de Burleigh, dans la tombe endormi,

Dieu voulut m’enlever la vieille expérience,

C’est en toi que j’ai mis toute ma confiance.

J’avais jugé ton âme !... Oui, Burleigh m’est rendu.

Demeure-moi fidèle, et je n’ai rien perdu !

LORD CÉCIL, bas, à Raleigh.

Nous reverrons d’Essex triompher l’insolence.

ÉLISABETH.

Pourquoi donc sir Raleigh garde t-il le silence ?

Il sait que ses avis sont toujours écoutés.

RALEIGH.

Je songeais que, longtemps privé de vos bontés,

Le malheureux, qu’excuse une reine chérie,

Ressemble au naufragé qui revoit sa patrie.

Du lord comte d’Essex tel sera le destin :

Il n’a plus rien à craindre.

ÉLISABETH.

En êtes-vous certain ?

RALEIGH.

À des chagrins cuisants il est encore en proie,

Mais dans combien de cœurs retentira sa joie !

Du héros de la cour, du brillant chevalier,

Les triomphes galants ne sauraient s’oublier :

Et le jour où la reine à pardonner s’apprête

Pour vingt nobles beautés doit être un jour de fête.

ÉLISABETH.

Ah ! vous croyez ?

RALEIGH.

Un mot de votre majesté

Va sur leurs tristes fronts rappeler la gaîté.

ÉLISABETH.

Sir Raleigh, vos vaisseaux, oisifs dans la Tamise,

Vers cet El-Dorado, cette terre promise,

À voguer avec vous ont tardé bien longtemps.

Le vent est favorable, et voici le printemps :

N’irez-vous pas bientôt conquérir ces merveilles

Dont l’espoir vous coûta tant de soins et de veilles ?

Cet espoir sera-t-il enfin justifié ?

Nous attendons toujours...

RALEIGH, à part.

Je suis disgracié !

UN HUISSIER,

Mylord comte d’Essex !

LORD CÉCIL, à part.

Qu’entends-je !

ÉLISABETH.

Qu’on l’amène.

NOTTINGHAM, bas à Élisabeth.

Vous lui pardonnerez ?

ÉLISABETH, de même.

Plaise à Dieu !

 

 

Scène V

 

SIR RALEIGH, LORD CÉCIL, ÉLISABETH, LE COMTE D’ESSEX, LORD DUC DE NOTTINGHAM, MEMBRES DU PARLEMENT, PAGES

 

LE COMTE D’ESSEX, se mettant à genoux.

Grande reine,

Vous avez donc permis qu’à vos sacrés genoux,

Après un si longtemps... !

ÉLISABETH.

Mylord, relevez-vous.

NOTTINGHAM, bas à Essex.

Bientôt Élisabeth oubliera ton offense.

Espère, Essex...

ESSEX.

C’est vous qui prenez ma défense !

À part.

Quel supplice !

ÉLISABETH.

À loisir, mylords, nous songerons

Aux vœux du parlement ; nous les exaucerons.

Que Dieu vous garde ! Allez, que chacun se retire.

À Essex.

Vous, approchez !

 

 

Scène VI

 

ÉLISABETH, LE COMTE D’ESSEX

 

ÉLISABETH.

Eh bien ! qu’avez-vous à me dire ?

Un an s’est écoulé, mylord, depuis le jour

Où vous avez cessé de paraître à ma cour ;

Et le comte d’Essex était loin de s’attendre

Qu’ici je daignerais le revoir et l’entendre.

Si je n’eusse, écoutant un trop juste courroux,

Été que votre reine, ingrat, où seriez-vous ?

D’un jugement honteux subissant l’infamie...

Mais la reine a fait place à votre ancienne amie.

Aux vœux de Nottingham j’ai cédé sans effort,

J’ai daigné vous revoir... Répondez-moi, mylord :

Non content de servir les projets de Tyrone,

Vous avez donc voulu m’arracher ma couronne,

Et, de la populace invoquant le secours,

Menacer mon pouvoir et peut-être mes jours ?

Que vous avais-je fait, mylord, pour tant de haine ?

ESSEX.

Vous ne l’avez pas cru ! Moi, menacer la reine !

Indignés de mes maux, quand d’imprudents amis

S’armaient, dans la Cité, pour un sujet soumis,

N’ai-je pas repoussé leur criminelle audace ?

Du jour où votre voix m’annonça ma disgrâce,

Et, devant mes rivaux, m’accablant de mépris,

Au jugement des lords livra mes jours proscrits,

D’un traitement honteux j’ai dévoré l’injure ;

Mon front sous vos rigueurs s’est courbé sans murmure.

Mais la hache est levée, et l’échafaud est prêt :

Dites un mot !...

ÉLISABETH.

Ingrat ! qui suspend ton arrêt ?.

Avant qu’au parlement il t’ait fallu répondre,

T’ai-je envoyé languir dans notre tour de Londres ?

N’es-tu pas, toi coupable et presque condamné,

Libre dans ce palais qu’un jour je t’ai donné ?

Tu parles d’échafaud, de sentence mortelle...

Regarde : il brille encore à ta main criminelle

Cet anneau précieux que j’y plaçai jadis,

Quand l’honneur t’appela sous les murs de Cadix !

Ton âme se livrait à des terreurs frivoles :

Ne vous souvient-il plus, mylord, de mes paroles ?

« Si le comte d’Essex, criminel envers moi,

« Jamais contre ses jours devait armer la loi,

« De mes bontés pour lui qu’il me rende ce gage :

« À lui pardonner tout mon amitié s’engage :

« Ma main relèvera son front humilié. »

Voilà ce que j’ai dit : l’aviez-vous oublié ?

ESSEX, tombant à genoux.

Non ! et j’atteste ici que ma reconnaissance...

ÉLISABETH, le relevant.

Vous le voyez, vos jours sont en votre puissance.

ESSEX.

Que m’importent des jours qu’on oserait flétrir !

S’il faut vivre avili, plutôt cent fois mourir !

Dois-je donc du passé vous redire l’histoire,

Et rappeler quinze ans de combats et de gloire ?

De répondre en coupable on m’impose la loi :

Cadix, Rouen, Lisbonne, ont répondu pour moi.

Vous faut-il aujourd’hui montrer mes cicatrices ?

ÉLISABETH, à part.

Ne rappellera-t-il ici que ses services ?

Haut.

J’ai de tous vos exploits gardé le souvenir,

ESSEX.

Eh bien ! à ma valeur rendez donc l’avenir ;

Que mes accusateurs soient contraints à se taire !

Où faut-il déployer le drapeau d’Angleterre ?

Que la reine commande, et mon bras peut encor

Des galions d’Espagne enrichir son trésor !

De Philippe bientôt les voiles fugitives

Du Gange et de l’Indus vous céderont les rives.

Qu’un chemin glorieux s’ouvre devant mes pas !

ÉLISABETH, à part.

Pas un mot d’amitié !...

Haut.

Mais ne craignez-vous pas,

Si je cède à vos vœux, si je vous rends vos armes,

Que votre absence ici ne coûte bien des larmes ?

Quelque noble beauté, gémissant en secret,

Au bruit de vos périls peut-être frémirait ?...

ESSEX.

Ah ! que voulez-vous dire ?

ÉLISABETH, à part.

Il se trouble !

ESSEX.

Madame,

Daignez croire...

ÉLISABETH, à part.

Comment lire au fond de son âme ?

Les soupçons de Raleigh seraient-ils donc fondés ?

ESSEX.

Qui peut trembler pour moi ?

ÉLISABETH.

Vous me le demandez !

ESSEX.

Personne.

ÉLISABETH.

Je vous plains. Notre cœur en ce monde

A besoin de trouver un cœur qui lui réponde,

Qui, souffrant de nos maux, heureux de nos plaisirs,

Recueille nos aveux, comprenne nos soupirs.

Cette félicité, doux rêve de ma vie,

À qui possède un trône est bien souvent ravie !

Un jour pourtant j’ai cru que Dieu, dans sa bonté,

M’accordait ce trésor, si longtemps souhaité !

Un homme, digne alors de toute mon estime,

Avait ouvert mon âme à ce bonheur intime,

À ces épanchements d’une tendre amitié,

Où deux cœurs dans leurs vœux se sentent de moitié ;

Des pénibles travaux il m’allégeait la chaîne ;

Je pensais avec lui, je cessais d’être reine !...

Ce temps est loin, mylord.

ESSEX.

Ah ! de ces heureux jours

L’envie a su bientôt interrompre le cours !

Entre un guerrier fidèle et vous, sa souveraine,

Des flatteurs n’avaient point encor placé leur haine.

Il me souvient qu’alors, dans nos longs entretiens,

À vos nobles projets associant les miens,

J’osais, jaloux et fier de votre renommée,

Vous montrer les chemins ouverts à votre armée ;

Vous cherchiez mes conseils, et souvent de mes vœux

Votre voix secondait l’essor aventureux ;

Pour vous et pour l’honneur prêt à tout entreprendre,

Je vous parlais de gloire !

ÉLISABETH, à part.

Il ne veut pas m’entendre !

Haut.

De ces sages conseils, que vous citez toujours,

Si le malheur des temps m’enleva le secours,

Élisabeth n’est pas à ce point délaissée

Que, parmi la noblesse à lui plaire empressée,

Elle n’ait pu trouver de généreux sujets

Dignes de seconder ses glorieux projets !

Il en est un, mylord, brave autant que fidèle,

Des plus rares vertus jeune et brillant modèle,

Qui, dévouant sa vie à tous mes intérêts,

Ne doit point dans mon cœur laisser place aux regrets.

Sir Raleigh est son nom !

ESSEX.

Je l’avouerai sans peine,

Raleigh, bien que ma gloire ait éveillé sa haine,

A droit à vos bontés : intrépide soldat,

Je l’ai vu bien des fois, au plus fort du combat,

Dans les rangs ennemis promener l’épouvante ;

Orateur éloquent, gai poète...

ÉLISABETH, à part.

Il le vante !

Haut.

Vous lui rendez justice. Oh ! combien aujourd’hui

Me sont chers les moments écoulés près de lui !

Raleigh, jeune, vaillant, fidèle, fait pour plaire...

À part.

Il se tait ! sur son front ni dépit ni colère ;

Ses traits n’ont pas changé !... L’ingrat ne m’aime plus !

Haut.

De plus longs entretiens deviendraient superflus.

Mon conseil va bientôt s’assembler ; voici l’heure :

Laissez-moi ; regagnez, mylord, votre demeure...

N’ajoutez pas un mot, retirez-vous, sortez :

Lord Cécil vous fera savoir mes volontés !

 

 

Scène VII

 

ÉLISABETH, seule

 

Ainsi, de mes bontés abjurant la mémoire,

Il n’a pu devant moi parler que de sa gloire.

À l’aspect de ces lieux, immobile et glacé,

L’ingrat n’a rien trouvé de plus dans le passé.

Que je souffre !... Mais quoi ! peut-être dans son âme

Quelque nouvel amour ?... Oui !...Quelle est cette femme ?

À ces jeunes beautés qui composent ma cour

Le perfide jamais n’a-t-il parlé d’amour ?

Que sais-je ? quelquefois j’ai cru le voir vers elles

Diriger des regards qui m’étaient infidèles...

Qui que tu sois, ô toi qui m’as ravi son cœur,

Prends garde ! jouis bien d’un rapide bonheur.

La fille d’Henri-Huit, si longtemps outragée,

Peut se lasser enfin de n’être pas vengée !

Hâte-toi de l’aimer !... Sa vie est en péril.

À un page.

Qu’on appelle à l’instant sir Raleig, lord Cécil,

Le page sort.

Le duc de Nottingham. – Punissons un rebelle.

Le coup qu’on va frapper retombera sur elle ;

Mes yeux pourront enfin jouir de sa douleur,

Je la reconnaîtrai sans doute à sa pâleur.

Que je vais être heureuse !

 

 

Scène VIII

 

LORD CÉCIL, SIR RALEIGH, ÉLISABETH, LORD DUC DE NOTTINGHAM, MEMBRES DU PARLEMENT, PAGES

 

ÉLISABETH.

Approchez tous : d’un traitre,

Que ma faiblesse au crime encouragea peut-être,

J’ai tardé trop longtemps à punir l’attentat.

Vous, lord Robert Cécil, secrétaire d’état,

Écoutez. Nous rendons son cours à la justice ;

Que notre parlement ce soir se réunisse :

Le temps de l’indulgence à la fin est passé ;

Que du comte d’Essex l’arrêt soit prononcé.

Lord duc de Nottingham, vous m’entendez ?

NOTTINGHAM.

Madame,

À la clémence encor daignez ouvrir votre âme.

ÉLISABETH.

C’en est trop ! –

À un officier.

Cette nuit qu’on aille sans délais

Du lord comte d’Essex entourer le palais ;

Qu’on le traîne aussitôt dans notre tour de Londres.

Songez que désormais vous devez m’en répondre ;

Allez, et qu’à moi seule on apporte aujourd’hui

Tout ce qu’en l’arrêtant vous saisirez sur lui.

NOTTINGHAM.

Qu’entends-je !

ÉLISABETH.

J’ai conçu des soupçons légitimes.

Nous ne connaissons pas peut-être tous ses crimes.

Vous, maintenant, mylords, faites parler la loi.

RALEIGH, à part.

Il est perdu !

NOTTINGHAM.

Grand Dieu !

ÉLISABETH, avec bienveillance.

Sir Raleigh, suivez-moi.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente l’appartement de la duchesse de Nottingham ; une lampe brûle sur une table où se trouve un riche carton. De l’autre côté, à la droite du spectateur, est une autre table sur laquelle sont des livres. Au lever du rideau, Essex et la duchesse sont en scène.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, assise, LE COMTE D’ESSEX

 

LA DUCHESSE.

Retire-toi, va-t’en ; prends pitié de mes larmes !

ESSEX.

Laisse mes yeux encor s’enivrer de tes charmes.

Vois avec mon bonheur comme le temps s’enfuit.

LA DUCHESSE.

Quoi ! seule, à tes côtés, au milieu de la nuit,

Dans cet appartement !... Ô misérable femme !

Qu’ai-je fait !

ESSEX.

Que crains-tu ?

LA DUCHESSE.

Tais-toi !... Si dans mon âme

Tu pouvais lire, Essex, que tu me plaindrais !... Sors !

Qu’il est cher le bonheur payé par des remords !

ESSEX.

Oh ! n’empoisonne pas ces doux moments !... Peut-être

Ils seront les derniers !

LA DUCHESSE, se levant.

Le jour bientôt va naître :

Mes regards pourront-ils soutenir sa clarté ?

Pourquoi t’ai je revu ?pourquoi t’ai-je écouté ?

Tu suppliais !... Et moi, sans force et sans courage,

Jusqu’en ce lieu, la nuit, je t’ai livré passage.

Malheureuse !... Sais-tu, cruel, depuis le jour

Où mon âme s’ouvrit à ce coupable amour,

Sais-tu quel est mon sort ? Tout braver et tout craindre,

Te maudire et t’aimer, toujours souffrir et feindre,

Rougir au moindre mot, trembler de ma rougeur,

Croire sur tous les fronts lire un arrêt vengeur ;

De chagrins, de remords, de terreurs poursuivie,

Depuis ce jour fatal, Essex, voilà ma vie !

ESSEX.

Quel funeste langage !

LA DUCHESSE.

Ah ! lorsque, heureux guerrier,

Aux conseils, aux combats, tu marchais le premier ;

Lorsque, de tes exploits orgueilleuse et charmée,

L’Angleterre exaltait le héros de l’armée ;

Quand au sein de la cour tu revenais vainqueur,

Ton amour eût été sans danger pour mon cœur.

Mais le sort t’a frappé : j’ai vu couler tes larmes,

Et contre ton malheur mon cœur était sans armes.

J’osai le prononcer cet aveu criminel

Qui jette sur ma vie un opprobre éternel.

Ton amour sans pitié m’entraîna dans l’abîme !

Oh ! que tes châtiments suivent de près le crime,

Dieu juste !... Du moment où j’ai trahi ma foi,

Tout jusqu’à mon sommeil s’est armé contre moi.

D’un coupable bonheur j’ai connu les mensonges ;

Je n’ose plus dormir, Essex !... je crains mes songes !

ESSEX.

Qu’entends-je ! Ah ! par pitié, cache-moi tes douleurs !

Mon bonheur devrait-il te coûter tant de pleurs ?

Sur ton âme aujourd’hui ma voix n’a plus d’empire.

Si tu m’aimais encor...

LA DUCHESSE.

Grand Dieu ! qu’oses-tu dire !

Ne plus t’aimer !... Eh bien ! sois content : devant toi

Mes remords se tairont, je vaincrai mon effroi ;

J’oublierai les tourments dont je suis la victime.

Je ne vois plus que toi ; je suis toute à mon crime.

Ne plus t’aimer !... Crois-tu que ce remords rongeur

Qu’à l’âme du coupable attache un dieu vengeur

Soit le seul châtiment que son courroux m’envoie ?

Ah ! les soupçons jaloux où mon cœur est en proie,

Les connais-tu ? Sais-tu quel supplice est le mien,

Quand, prête à resserrer le plus tendre lien,

La fière Élisabeth, à ton nom seul charmée,

Devant moi s’abandonne à l’espoir d’être aimée ?

Tu reviendras, dit-elle, heureux et repentant.

Elle est reine !... Bientôt sa faveur, qui t’attend,

Te rendra ta puissance ; et l’amour... Ah ! pardonne

Ce délire jaloux où mon cœur s’abandonne,

Ces craintes, ces soupçons dont il est combattu :

Le calme ne peut être où n’est pas la vertu.

Pardonne !... À chaque instant je crois te voir près d’elle,

Rapportant à ses pieds ton hommage infidèle.

Tout aigrit mes tourments ; et, même dans ces lieux,

Te l’avouerai-je, Essex ? quand je jette les yeux

Sur cet anneau fatal, gage de sa tendresse,

Qui d’un bonheur passé te rappelle l’ivresse,

Je souffre !

ESSEX.

Qu’as-tu dit !

LA DUCHESSE.

Oui, je l’ai deviné,

Cet anneau précieux, elle te l’a donné.

Le nieras-tu ?

ESSEX.

Moi ? non. Mais que ton cœur abjure

Un soupçon qui m’afflige, et qui me fait injure.

Eh quoi ! ce souvenir d’un orgueilleux lien,

Il blesse tes regards... Si tu savais !... Eh bien !

Tu le veux ? De ma main je l’arrache moi-même ;

J’y consens : le voilà !... Doute encor si je t’aime !

Il lui donne l’anneau.

LA DUCHESSE.

Que veux-tu dire ?

ESSEX.

Oh ! rien... Peut-être quelque jour

Tu sauras de quel prix était ce don d’amour.

Rien ne doit me coûter pour bannir tes alarmes,

Et j’aime mieux mourir qu’avoir causé tes larmes !

LA DUCHESSE.

Je n’en répandrai plus. Oh ! ne me quitte pas !

Reste... Quel est ce bruit ? N’entends-je point des pas ?

On vient !...

ESSEX.

De ton effroi calme la violence :

Rien de la nuit encor ne trouble le silence.

LA DUCHESSE.

Ce n’est que dans mon cœur qu’il avait retenti,

Ce bruit cruel... Pourquoi n’êtes-vous pas sorti !

Essex, voulez-vous donc que sous vos yeux je meure ?

Écoutez : mon époux rentre dans sa demeure ;

Le voilà, je l’entends, il va vous voir ! Eh bien !

Que mon sang criminel se mêle avec le tien,

Qu’il nous frappe tous deux, Essex !... Moi, je suis prête !

ESSEX.

Quel délire ! Je pars : calme tes sens.

LA DUCHESSE.

Arrête !

Tu fuis ?... Emporte au moins, en t’éloignant de moi,

Cette écharpe qu’hier ma main brodait pour toi ;

Sur ton cœur, à mes yeux, qu’un instant elle brille !

Elle va chercher l’écharpe dans le carton sur la table à gauche.

Le remords bien des fois arrêta mon aiguille ;

Bien des pleurs ont baigné ce coupable tissu !

Qu’on ignore à jamais de qui tu l’as reçu.

ESSEX.

Donne, donne ! Ah ! je veux, s’il faut que je succombe,

Que ce gage d’amour, enfermé dans ma tombe,

Ne quitte plus ce cœur où l’a placé ta main !

LA DUCHESSE.

Adieu ! Le temps se passe, et voilà ton chemin.

Prends pitié des terreurs dont je suis poursuivie ;

Laisse-moi seule, Essex ; pars !...

Elle le conduit vers une porte de côté.

ESSEX, sortant.

Amour pour la vie !

 

 

Scène II

 

LA DUCHESSE, seule

 

Pour la vie !... Il est donc parti ! j’entends encor

Ses pas glisser au fond du sombre corridor...

Le bruit s’efface... rien n’arrive à mon oreille !...

Elle se jette à genoux.

Mon Dieu, ne permets pas que le soupçon s’éveille !

Cache sa fuite aux yeux qui pourraient l’épier !

Elle se relève.

Écarte les périls !... – Eh quoi !j’ose prier,

Moi ! pour qui ?... Mais déjà l’horizon se colore ;

L’éclat de mon flambeau pâlit ; voici l’aurore.

De l’être vertueux qu’elle arrache au sommeil

L’âme vers le Très-Haut s’élance, à son réveil ;

Au saint joug du devoir sa vie est enchainée ;

Calme, il va prier Dieu de bénir sa journée,

De lui montrer sa route, et de guider ses pas...

Moi, je souffre, je pleure... et je ne prierai pas !

À ces pensers affreux où le remords me livre

Essayons d’échapper... Voyons, quel est ce livre ?

Elle prend un livre sur la table à droite.

Shakespeare !... Ah ! de ses vers si le charme vainqueur

Allégeait les tourments qui pèsent sur mon cœur ?...

Elle ouvre le livre.

C’est Othello !... Sa femme, à ses pieds gémissante,

Elle rejette le livre et se lève.

Va mourir !... – Ah ! du moins, elle était innocente !

Et moi, je vis ! Ô toi, que je n’ose nommer,

Toi que j’ai pu trahir, que je voudrais aimer,

Va, je ne fuirai pas ta vengeance implacable !

Je livre à tes fureurs une épouse coupable ;

Viens ! Qu’entends-je ? on approche ; où me cacher, grand Dieu !

C’est lui, c’est mon époux !

Elle s’assied près de la table à droite.

 

 

Scène III

 

LE DUC DE NOTTINGHAM, entrant par le fond, LA DUCHESSE

 

NOTTINGHAM.

Eh quoi ! seule en ce lieu !

Lorsque nous luit à peine un rayon de l’aurore,

Pourquoi veiller ainsi, quand tout sommeille encore,

Chère Sara ?

LA DUCHESSE.

Mylord, votre absence...

NOTTINGHAM.

Comment !

Ici de mon retour attendre le moment !

Risquer, malgré mon ordre, une santé si chère !...

C’est bien mal !... Je devrais me montrer plus sévère,

Et te gronder, Sara !

LA DUCHESSE.

Pardonnez !...

NOTTINGHAM.

Que dis-tu ?

Mais tu souffres !... Oh, oui ! ton visage abattu

Trahit depuis longtemps une secrète peine.

L’amour de ton époux, l’amitié de la reine,

S’empressent à l’envi pour embellir tes jours ?

Quel chagrin inconnu peut en troubler le cours !

Formes-tu quelques vœux que je n’y satisfasse ?

Ai-je pu t’affliger ?... accorde-moi ma grâce ;

Je la vais implorer !

LA DUCHESSE.

Mylord, que faites-vous ?

Étais-je donc, ô ciel ! digne d’un tel époux ?

NOTTINGHAM.

Qu’entends-je !... Ah ! c’est à moi de bénir la journée

Où devant Dieu, Sara, ta main me fut donnée !

Tu ne vis point mon âge, et tu vis mon amour.

Pour changer mon destin il a suffi d’un jour :

Chère épouse, en ces lieux le bonheur t’a suivie ;

Il me semble avec toi recommencer ma vie !

LA DUCHESSE.

Le bonheur !... oui, mon cœur vous le devait !

NOTTINGHAM.

Eh bien !

Que peut-il y manquer si je suis sûr du tien ?

Quel chagrin ne fuirait à l’aspect de tes charmes !

Et pour tout je suis prêt à répandre des larmes !

LA DUCHESSE.

Des larmes ! Qu’avez-vous, mylord ?

NOTTINGHAM.

Tu ne sais pas

Quel devoir, cette nuit, a retenu mes pas ?

La reine a rassemblé le parlement.

LA DUCHESSE.

Qu’entends-je ?

NOTTINGHAM.

De la fierté d’Essex Élisabeth se venge ;

Elle nous a prescrit de décider son sort,

De prononcer l’arrêt !

LA DUCHESSE.

Et... quel est-il ?

NOTTINGHAM.

La mort !

LA DUCHESSE.

Ah !

NOTTINGHAM.

Tu le plains ?... et moi, son ami le plus tendre,

Moi, qui seul élevai la voix pour le défendre,

Moi, qui l’ai vu jadis combattre à mes côtés,

Et qui, durant le cours de ses prospérités,

Lui prodiguant l’appui de mon expérience,

Entourais de conseils sa jeune imprévoyance,

Juge de ma douleur !

LA DUCHESSE.

La mort !

NOTTINGHAM.

La loi parlait ;

Les preuves, les témoins, hélas ! tout l’accablait !

De ma vieille amitié que pouvait l’assistance ?

Mais je dois à la reine apporter la sentence ;

Il faut que de son seing l’arrêt soit revêtu.

Nous pouvons espérer... Dans son cœur combattu

L’amour dispute encore Essex à la vengeance ;

Il lui va, comme moi, conseiller l’indulgence ;

Nous le verrons heureux.

LA DUCHESSE.

Ah ! sans doute... L’amour !...

NOTTINGHAM.

Un amant n’est jamais condamné sans retour :

Elle pardonnera.

LA DUCHESSE.

Vous croyez donc qu’il l’aime ?

NOTTINGHAM.

Il est ambitieux... L’éclat d’un diadème,

Cet orgueilleux espoir de revoir à ses pieds

Ses rivaux prosternant leurs fronts humiliés,

Tout va le ramener aux genoux de la reine,

Et, soumis, il viendra redemander sa chaîne.

Au faîte des honneurs bientôt tu le verras.

Crois-moi, séchons nos pleurs.

LA DUCHESSE, se levant.

Moi !... je ne pleure pas.

NOTTINGHAM.

Oui, d’Essex triomphant la nouvelle fortune

Dissipera bientôt une image importune.

Heureux par mon amour, heureux par l’amitié,

Que je bénis mon sort !

LA DUCHESSE, à part.

Sera-t-il sans pitié ?

NOTTINGHAM.

En cessant de t’aimer, je cesserais de vivre !

Tu ne peux soupçonner quel doux plaisir m’enivre

Lorsqu’en silence et seul j’admire tes appas.

Hier, je te contemplais ; tu ne me voyais pas ;

Tu paraissais ici travailler avec joie ;

Ta main faisait courir l’or à travers la soie...

LA DUCHESSE.

Vous étiez là ?...

NOTTINGHAM.

Pardonne !... Invisible témoin,

Je n’osais approcher : j’ai reconnu de loin

Une écharpe azurée où, sous ta main agile,

L’or fixait l’émeraude et la perle fragile...

Ce travail, qu’a surpris mon regard indiscret,

Pour ton époux peut-être il était un secret ?

LA DUCHESSE.

Que dites-vous, mylord ? Votre cœur me soupçonne ?

NOTTINGHAM.

Te soupçonner !... De quoi ?

LA DUCHESSE, à part.

Je m’égare !

NOTTINGHAM.

Pardonne !

Ce secret t’appartient. J’eus l’air de t’épier :

C’est un tort ; je m’accuse, et je veux l’expier.

Tu l’oublieras ?... Vers moi ton œil se lève à peine...

Pourquoi, Sara ? Réponds !

LA DUCHESSE, à part.

J’ai besoin de sa haine.

Haut.

Laissez-moi.

NOTTINGHAM.

Tu pâlis et tu parais souffrir !

LA DUCHESSE.

Oui, je souffre d’un mal qui me fera mourir !

NOTTINGHAM.

Quel langage !...

LA DUCHESSE, revenant à elle.

Ah ! pardon. La fièvre me dévore !

NOTTINGHAM.

Du secours ! du secours !

Des femmes entrent et s’empressent autour de la duchesse.

LA DUCHESSE.

Quoi ! vous m’aimez encore ?

NOTTINGHAM.

En pourrais-tu douter ?... J’espère qu’à mes soins

Tes maux céderont !

LA DUCHESSE.

Oui !... Déjà je souffre moins.

Vous daignez excuser un instant de délire !...

NOTTINGHAM.

As-tu quelques chagrins ? Pourquoi ne pas m’instruire ?

Parle ! En les partageant je les puis alléger.

LA DUCHESSE.

Je n’en ai pas ! –

À part.

Mourons du moins sans l’affliger.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Mylord !...

NOTTINGHAM.

Que me veut-on ?

LE DOMESTIQUE.

Un huissier de la reine

Demande à vous parler en son nom.

NOTTINGHAM.

Qu’on l’amène.

À la duchesse.

Chère Sara !...

 

 

Scène IV

 

UN HUISSIER, LE DUC DE NOTTINGHAM, LA DUCHESSE, FEMMES

 

NOTTINGHAM, à l’huissier.

Parlez, quel sujet important ?...

L’HUISSIER.

Mylord, à Westminster la reine vous attend.

NOTTINGHAM.

Déposez à ses pieds l’hommage de mon zèle,

Et dites que bientôt je me rendrai près d’elle.

L’huissier sort. À la duchesse.

Viens, chère épouse ; avant que de quitter ces lieux,

Je veux voir le sommeil fermer enfin tes yeux,

Et calmer la souffrance où ton âme succombe.

LA DUCHESSE, à part, en sortant avec le duc.

Le calme !... Il n’en est plus pour moi que dans la tombe.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente le cabinet de travail d’Élisabeth. Au lever du rideau, elle est assise, le coude appuyé sur une table ; lord Cécil est devant une autre table couverte de papiers ; des scribes sont occupés à écrire.

 

 

Scène première

 

ÉLISABETH, LORD CÉCIL, SECRÉTAIRES, occupés à écrire

 

LORD CÉCIL.

À mylord trésorier l’ordre est déjà donné.

Vos vœux seront remplis.

ÉLISABETH, à elle-même.

Ils l’ont donc condamné !

Je n’ai qu’à dire un mot pour que sa tête tombe.

Un si bel avenir enfermé dans la tombe !

Et j’y consentirais !... Malheureuse !

LORD CÉCIL.

J’attends,

Reine, pour achever ces travaux importants,

Que votre majesté commande. Mais peut-être

D’un trouble passager son cœur n’est pas le maître.

Qu’il ne s’impose plus un trop pénible effort :

Il sera temps demain.

ÉLISABETH.

Qu’est-ce à dire, mylord ?

C’est l’heure du travail, et je n’ai pas coutume

De la perdre. Restez, et reprenez la plume.

Quels que soient mes soucis, je sais leur commander.

Le temps qu’aux soins du trône il convient d’accorder

N’est point à moi : j’en dois le compte à l’Angleterre.

De mes chagrins secrets qu’importe le mystère ?

L’intérêt de mon peuple est ma première loi :

S’il nous reste du temps, nous songerons à moi.

Quel important sujet maintenant nous réclame ?

Parlez, mylord Cécil, nous écoutons.

LORD CÉCIL.

Madame,

Aux complots qu’un ingrat contre vous préparait

Le roi d’Écosse, uni par un traité secret,

Des Anglais révoltés encourageait l’audace.

De leur intelligence on a saisi la trace ;

Ces papiers en font foi, tout est prouvé.

ÉLISABETH.

J’entends.

Selon Jacques Stuart, je règne bien longtemps.

Mon parent le plus proche, il a des droits au trône ;

Mais je peux disposer encor de ma couronne,

Et Jacques, inquiet de mes desseins futurs,

Tente de l’obtenir par des moyens plus sûrs.

Son droit, si je l’exclus, n’est plus qu’une chimère...

À elle-même.

Mais que dis-je ? peut-être il veut venger sa mère !

LORD CÉCIL.

Aux rebelles vaincus retirant son appui,

Les envoyés d’Écosse, inquiets comme lui,

Devant vous maintenant demandent à paraître

Pour vous féliciter, reine, au nom de leur maître.

Ils ignorent encor si votre majesté

Connaît sur quel soutien la révolte a compté.

ÉLISABETH.

Qu’ils l’ignorent toujours ! De mon cousin d’Écosse

Je veux bien oublier l’ambition précoce ;

Qu’on ne m’en parle plus ! J’ai besoin de repos.

Brûlez tous les papiers qui prouvent ses complots.

Au roi Jacques demain nous écrirons nous-même ;

Et, puisqu’il a des droits à notre diadème,

Nous le satisferons ; le dessein en est pris :

Il sera sûr du trône... et de notre mépris.

Poursuivez.

LORD CÉCIL.

Le succès accompagne vos flottes ;

Vers les bords de l’Indus vos habiles pilotes

Ont ouvert au commerce un chemin glorieux ;

Et les drapeaux anglais, partout victorieux,

Préparant pour nos fils cette mine féconde,

Ont porté votre nom jusqu’aux bornes du monde.

ÉLISABETH, se levant.

Que nos braves marins soient comblés de bienfaits ;

Nous donnerions pour eux jusqu’à notre palais :

Leur gloire à notre peuple assure des richesses :

Que le lord trésorier répande nos largesses.

À elle-même.

Écrivez-lui, mylord. – Raleigh ne revient pas.

Où, cette nuit, Essex a t-il porté ses pas ?

Mes gardes l’ont en vain cherché dans sa demeure :

Libre encore, il pouvait la quitter à toute heure.

Ma faiblesse à l’ingrat voulut jusque aujourd’hui

Épargner un affront et des fers...A-t-il fui ?

À mon impatience à peine je commande.

Elle se rassied.

LORD CÉCIL.

Montjoy combat Tyrone et triomphe en Irlande ;

Mais par lui, chaque jour, les insurgés vaincus

À part.

Se défendent encore... Elle n’écoute plus.

ÉLISABETH.

Reviendra-t-il enfin ?

À elle-même.

– C’est lui !... Que vais-je apprendre ?

UN HUISSIER.

Sir Raleigh !

Raleigh entre.

ÉLISABETH, se levant avec impétuosité.

Ah !...

LORD CÉCIL, se levant.

Je sors.

ÉLISABETH, se rasseyant avec calme.

Sir Raleigh peut attendre.

Pourquoi vous retirer ? De graves intérêts

Nous occupent : restez ; nous l’entendrons après.

Vous parliez de l’Irlande ?

LORD CÉCIL.

Oui. Le trésor s’épuise,

Reine, et, pour mettre à fin cette noble entreprise,

Montjoy de ses succès doit poursuivre le cours ;

Mais l’armée affaiblie a besoin de secours.

ÉLISABETH.

Eh bien ! au parlement demandons un subside.

Entre Tyrone et nous que la guerre décide.

Nous ne fléchirons point devant des révoltés.

LORD CÉCIL.

Demain le parlement saura vos volontés.

ÉLISABETH.

Est-ce tout ?

LORD CÉCIL.

Oui, madame.

ÉLISABETH.

Allez donc...

À part.

Je respire !

Lord Cécil et les secrétaires sortent.

 

 

Scène II

 

ÉLISABETH, SIR RALEIGH

 

ÉLISABETH.

Eh bien ! Raleigh, eh bien ! qu’avez-vous à me dire ?

Essex a-t-il quitté la ville en fugitif,

Ou dans la tour de Londres est-il enfin captif ?

RALEIGH.

Le comte est dans les fers.

ÉLISABETH.

Il est en ma puissance !

Et vous a-t-il, Raleigh, expliqué son absence ?

RALEIGH.

J’en soupçonne la cause.

ÉLISABETH.

Ah ! vous la soupçonnez.

Quelle est-elle ?

RALEIGH.

Je crains...

ÉLISABETH.

Qu’avez-vous ?

RALEIGH.

Pardonnez.

Je m’abuse peut-être !

ÉLISABETH.

Encor ? Pourquoi vous taire !

Achevez.

RALEIGH.

C’est à vous de percer ce mystère.

Vos ordres m’imposaient un pénible devoir,

Reine ; je l’ai rempli !... vous allez tout savoir.

De la maison d’Essex gardant les avenues,

Mes gens veillaient, placés à toutes les issues,

Et du comte en silence épiaient le retour.

Une pâle clarté nous annonçait le jour,

Lorsqu’au loin, s’entourant des plis d’un manteau sombre,

Je vois un homme seul qui se glissait dans l’ombre.

Il approche : vers lui s’élancent mes soldats ;

Bientôt tous les chemins sont fermés à ses pas.

Cherchant dans son épée une défense vaine,

Il combat ; je m’avance, et je nomme la reine :

Il cède enfin !... C’était mylord Essex !... Je veux,

Pour accomplir votre ordre et contenter vos vœux,

Saisir tous ses papiers. Sans peine il me les donne ;

Mais je vois sur son sein un objet qui m’étonne :

C’est une riche écharpe où brillent à nos yeux

Des chiffres inconnus, des mots mystérieux.

ÉLISABETH.

Une écharpe !

RALEIGH.

Je veux l’en dépouiller. Peut-être,

Signal de ralliement entre les mains d’un traître,

Elle doit révéler quelque important secret !

Par mon ordre un soldat déjà s’en emparait :

Le comte, furieux, la menace à la bouche,

Repousse ses efforts avec un cri farouche,

Se débat, la retient, la presse sur son cœur !...

Mais que pouvait d’Essex l’inutile fureur ?

Il frappe, il veut mourir !... On respecte sa vie ;

On l’entraîne ; l’écharpe à ses mains est ravie ;

Et, suivant l’ordre exprès que vous avez dicté,

Je la dépose aux pieds de votre majesté.

ÉLISABETH.

Donnez, Raleigh, donnez. Combien je vous rends grâce !

Oui, d’un crime nouveau nous surprendrons la trace

À elle-même.

Cette écharpe sur lui saisie au point du jour,

Qu’il pressait sur son cœur !... c’est un gage d’amour,

Je n’en saurais douter.

RALEIGH, à part.

Le trouble est dans son âme !

J’ai frappé juste.

ÉLISABETH, à elle-même.

Essex aux genoux d’une femme !

Cette nuit !... il jurait de l’adorer toujours !

Et moi je l’excusais, je tremblais pour ses jours !...

Oh ! qui me livrera la coupable ?... Insensée !

Laisserai-je Raleigh lire dans ma pensée ?

Il m’observe : cachons ma faiblesse à ses yeux.

Elle jette l’écharpe sur une table. Haut.

Nottingham tarde bien à se rendre en ces lieux ;

Il me doit du coupable apporter la sentence.

On dit qu’au parlement il a pris sa défense ?

RALEIGH.

Reine, pardonnez-lui : l’amitié l’égarait.

ÉLISABETH.

Je l’attends. Devant vous je signerai l’arrêt,

Et, sans plus hésiter, je lui ferai connaître

Qu’on m’offense, Raleigh, en défendant un traître.

UN HUISSIER.

Lord duc de Nottingham !

ÉLISABETH.

Qu’il entre.

À Raleigh.

– Demeurez.

 

 

Scène III

 

ÉLISABETH, LORD DUC DE NOTTINGHAM, SIR RALEIGH, MEMBRES DU PARLEMENT

 

ÉLISABETH.

Nous attendions, mylord.

NOTTINGHAM.

Vous me pardonnerez,

Madame !... La duchesse, en proie à la souffrance,

Réclamait tous mes soins, et j’avais l’espérance,

Quand sa douleur près | d’elle a retenu mes pas,

Que, daignant m’excuser...

ÉLISABETH.

Vous ne vous trompiez pas.

La duchesse, mylord, sait à quel point je l’aime ;

J’irais, s’il le fallait, la consoler moi-même !

Son devoir aujourd’hui l’appelle auprès de moi ;

Mais milady Suffolck remplira son emploi.

NOTTINGHAM.

Déjà de sa souffrance à peine on voit la trace,

Et Sara près de vous va reprendre sa place.

ÉLISABETH.

À la bonne heure... Eh bien ! mylord, le parlement

À du coupable enfin dicté le châtiment ?

NOTTINGHAM.

Oui, madame.

ÉLISABETH.

Et l’on dit qu’embrassant sa défense,

Vous seul pour un ingrat qui me brave et m’offense

Vous avez élevé la voix ?

NOTTINGHAM.

Je l’avouerai.

Seul je l’ai défendu.

ÉLISABETH.

Son crime est avéré.

NOTTINGHAM.

Je sais que tout l’accuse, et cependant j’espère

Que vous écouterez un conseil moins sévère.

ÉLISABETH.

L’arrêt est dans vos mains, mylord duc ?

NOTTINGHAM, lui remettant l’arrêt.

Le voici.

Mais, avant de signer...

ÉLISABETH.

Oui, c’est très bien ainsi !

La mort !...

NOTTINGHAM.

Élisabeth souhaite qu’il expire ?

Ô ciel !

ÉLISABETH.

En sa faveur que pourriez-vous me dire ?

NOTTINGHAM.

Hélas ! ses ennemis, près de vous rassemblés,

Étoufferaient ma voix.

ÉLISABETH.

Ne craignez rien, parlez !

Aux lords.

Qu’on s’écarte un instant, mylords.

Ils vont se grouper dans le fond du théâtre. À Nottingham.

Je vous écoute.

NOTTINGHAM.

La reine d’Angleterre a dû punir sans doute ;

Mais c’est Élisabeth que j’implore aujourd’hui.

Le coupable en sa gloire en vain cherche un appui,

Je ne l’ignore pas ; et, pour toucher votre âme,

Vous ne m’entendrez point vous rappeler, madame,

Du malheureux Essex les services passés :

Hélas ! un jour d’erreur les a tous effacés !

Mais ce jeune héros, l’orgueil de l’Angleterre,

Qui, tant de fois vainqueur et sur mer et sur terre,

Vit l’Europe admirer ses exploits éclatants,

Grande reine, pour vous ne fut-il pas longtemps

Un ami dévoué ?... Pardonnez ce langage.

Il dût vous être cher, car il est votre ouvrage !

Aux honneurs dès l’enfance il s’était dérobé ;

Sur lui du haut du trône un regard est tombé...

Il s’éveille, il combat, et, sur les bords de l’Èbre,

Bientôt l’enfant obscur est un guerrier célèbre !

Avez-vous oublié, reine, cet heureux temps ?

Il m’en souvient, Essex à peine avait vingt ans

Lorsqu’en ce lieu, pour prix de sa vertu guerrière,

Il reçut de vos mains la noble jarretière.

Je crois le voir !... Paré de ce signe d’honneur,

Il semblait s’embellir encor de son bonheur ;

Nous présagions sa gloire, et vous-même, attendrie,

Vous disiez : « D’un héros j’enrichis ma patrie ! »

Votre cœur près de lui s’ouvrit à l’amitié,

Et pour lui maintenant vous seriez sans pitié ?

Non, vous pardonnerez.

ÉLISABETH.

Vous qui l’osez défendre,

Craignez de l’invoquer cette amitié si tendre

Qui de tant de bienfaits environna ses jours.

Pour sauver un ingrat cherchez d’autres secours !...

Ô toi, mon vieil ami, mon serviteur fidèle,

Il faut qu’à tes regards mon âme se révèle !

Écoute. Lord Essex des complots qu’il ourdit

Reçoit le châtiment : toi-même tu l’as dit,

La reine doit punir et commander qu’il meure !...

La reine a disparu, je suis femme, je pleure.

Ce n’est point en songeant au sujet révolté

À qui pourrait encor pardonner ma bonté ;

Mais voir mon amitié, lâchement méprisée,

De celle qu’il chérit devenir la risée !...

C’en est trop, Nottingham !

NOTTINGHAM.

Reine, que dites-vous ?

ÉLISABETH.

Sais-tu que, cette nuit, Essex à ses genoux

De ses dédains pour moi sans doute faisait gloire,

Qu’il jurait de l’aimer ?

NOTTINGHAM.

Et vous l’avez pu croire ?

Ah ! de ses ennemis je reconnais les coups !

Ils veulent contre Essex armer votre courroux,

Et ce n’est point assez qu’il ait été rebelle !

ÉLISABETH.

Cette nuit, cette nuit, il était auprès d’elle :

M’entends-tu, Nottingham ?

NOTTINGHAM.

On vous trompe.

ÉLISABETH.

Tais-toi !

De ce coupable amour la preuve est là, crois-moi,

Cette nuit il reçut de celle qu’il adore

Une écharpe...

Elle va prendre l’écharpe sur la table.

NOTTINGHAM.

Lui !

ÉLISABETH, lui présentant l’écharpe.

Tiens, regarde, et doute encore !

NOTTINGHAM, reconnaissant l’écharpe.

Ah !

ÉLISABETH.

Tu frémis ?... Vois-tu ces chiffres odieux,

De leurs serments d’amour garants mystérieux ?

NOTTINGHAM, à part.

Ô ciel !...

ÉLISABETH.

Je donnerais mon trône pour connaître

Celle qui les traça... Mais que dis-je ? peut-être

Quelque indice secret t’a révélé son nom ?

Tu pâlis, Nottingham : tu la connais !

NOTTINGHAM.

Moi ! non.

ÉLISABETH.

Qu’une double vengeance aurait pour moi de charmes !

NOTTINGHAM, à part.

Je vis encor ! je pleure !... Oh ! retenons mes larmes :

C’est du sang qu’il me faut !

ÉLISABETH.

Tu ne le défends plus ?

Vante donc à présent sa gloire et ses vertus !

NOTTINGHAM.

Reine, pendant trente ans d’un dévouement fidèle,

Aux chevaliers anglais si j’offris le modèle ;

Si, vivant dans les camps bien plus qu’au sein des cours,

Pour votre père et vous j’ai prodigué mes jours ;

Si de ce corps usé les vieilles cicatrices,

Si vingt champs de bataille attestent mes services,

J’en demande le prix.

ÉLISABETH.

Explique-toi ; comment ?

NOTTINGHAM.

Ordonnez qu’il soit libre une heure, un seul moment !

Il faut que je lui parle, il faut que je le voie !

ÉLISABETH.

Non, je ne lui veux point accorder cette joie :

Ce serait, Nottingham, me venger à demi.

L’ingrat à ses côtés n’aura pas un ami :

Qu’un prêtre seul le voie et lui donne assistance !

NOTTINGHAM, à part.

Un ami !...

ÉLISABETH, qui a été signer l’arrêt.

C’en est fait, et voilà ta sentence !

La voilà ! c’est la mort, perfide !

NOTTINGHAM, à part.

Eh quoi ! mon bras

Dans son sang odieux ne se baignerait pas !

Haut.

Madame, je me jette à vos pieds, que j’embrasse !

Commandez qu’il soit libre ! un instant !

ÉLISABETH.

Point de grâce !

NOTTINGHAM, se relevant.

Je n’en demande pas.

ÉLISABETH.

Quel est donc ton espoir ?

NOTTINGHAM.

À la face du ciel je veux encor le voir.

ÉLISABETH.

Je conçois, Nottingham, quel sentiment t’anime :

Ce n’est pas envers toi que fut commis son crime !...

Mais je veux qu’il périsse abandonné de tous.

Aux lords qui sont dans le fond.

Mylords, et sir Raleigh, revenez près de nous.

Ils se rapprochent.

Tout est fini, messieurs, la sentence est signée :

Des complots d’un rebelle à bon droit indignée,

L’Angleterre attendait un exemple éclatant,

Elle donne la sentence à Raleigh.

Nous voulons le donner. – Raleigh, dans un instant,

Près du comte d’Essex vous conduirez un prêtre ;

Ensuite au parlement il devra comparaître.

Vous vous rassemblerez, mylords, et devant vous

Le coupable entendra sa sentence à genoux.

Ainsi nous l’ordonnons !

UN HUISSIER.

Dans la chambre prochaine

Nous avons introduit les dames de la reine.

Milady Nottingham est là.

NOTTINGHAM, à part.

Dieu !

ÉLISABETH, au duc.

J’aime à voir

Que milady, toujours esclave du devoir,

Oublie ainsi ses maux quand son zèle commande

À l’huissier.

Je l’en remercierai, milord duc. – Qu’on m’attende.

L’huissier sort.

NOTTINGHAM, à part.

Elle est là ! Je ne puis la voir, l’interroger !

Quand me permettras-tu, mon Dieu, de me venger ?

ÉLISABETH.

Messieurs, retirez-vous. La sentence est rendue :

Qu’on l’exécute. Allez, vous m’avez entendue.

 

 

ACTE IV

 

Le théâtre représente la même salle qu’au premier acte. Au lever du rideau, les dames d’honneur sont debout et occupées à examiner des joyaux et des étoffes.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, ANNA, COMTESSE DE SUFFOLK, LA DUCHESSE DE RUTLAND, DAMES D’HONNEUR

 

ANNA.

Oui, tu souffrais, Sara ; je vois à ta pâleur

Que ton courage encor lutte avec la douleur.

LA DUCHESSE.

Ce n’est rien.

ANNA.

Au palais qui t’oblige à paraître ?

LA DUCHESSE.

Mon devoir.

ANNA.

Que dis-tu ? La reine a dû connaître

La souffrance qu’en vain tu voudrais déguiser :

Et la reine toujours est prête à t’excuser.

LA DUCHESSE.

N’en parlons plus, Anna ; ma souffrance est passée.

Vers de plus doux objets portons notre pensée.

Que faites-vous ? quels sont ces travaux importants

Qui de votre loisir occupent les instants ?

ANNA.

Silence !

LA DUCHESSE.

Qu’est-ce donc ?

ANNA.

Crains d’éveiller la reine.

Ne te souvient il plus que sa fête est prochaine ;

Et que, selon l’usage, il nous faut, tous les ans,

Déposer à ses pieds nos vœux et nos présents ?

LA DUCHESSE.

Il est vrai.

ANNA.

De nos dons Élisabeth charmée

Se plaît à recevoir l’offrande accoutumée ;

Un sourire l’acquitte, et les lords nos époux,

Si nous n’y songions plus, s’en souviendraient pour nous.

Que te semble, Sara, de ces tissus ?

LA DUCHESSE.

Je pense

Que vos efforts pour plaire auront leur récompense.

ANNA.

Mais toi, pour ce grand jour n’as-tu rien préparé ?

LA DUCHESSE.

Moi ?

ANNA.

Sans doute, il le faut.

LA DUCHESSE.

Eh bien ! j’y songerai.

Cette journée est loin.

ANNA.

Oui, mais qu’il t’en souvienne.

LA DUCHESSE.

Ne puis-je pas mourir avant qu’elle revienne ?

ANNA.

Mourir !...

LA DUCHESSE.

Laissons cela... Mesdames, près d’ici,

Triste et s’abandonnant au plus cruel souci,

La reine, qui repose et m’a dit de l’attendre,

Auprès de moi bientôt sans doute va se rendre :

Veuillez vous éloigner, c’est son ordre.

ANNA.

À ses yeux

Dérobons ces joyaux, ces tissus précieux

Que notre dévouement en secret lui destine.

Sortons.

LA DUCHESSE.

Vous resterez dans la chambre voisine :

On vous rappellera sans doute.

Les dames sortent, emportant les tissus et les joyaux.

 

 

Scène II

 

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, seule

 

La fêter !

Moi !... jamais !... Auprès d’elle il me faut donc rester ;

Amuser ses ennuis, la consoler, sourire !...

A-t-on signé l’arrêt ? Qui viendra m’en instruire ?

Je n’ose interroger. Au sein de cette cour,

Un geste, un mot dénonce, et peut trahir l’amour.

Va-t-elle à ses bourreaux envoyer la victime ?

Il faut attendre et feindre... Oh ! quel fardeau qu’un crime !

Si la reine ordonnait qu’un échafaud ?... Mais non :

L’amour a dans son cœur prononcé le pardon,

Il se repentira... Peut-être, avant une heure,

Ici même, à ses pieds... Aimes-tu mieux qu’il meure,

Misérable ?... Est-ce à moi de l’oser soupçonner ?

Cet anneau qu’en mes mains il vient d’abandonner,

Ses périls, ses serments... C’est moi, c’est moi qu’il aime !

Au front d’Élisabeth s’il voit son diadème,

Peut-être... Oh ! que je souffre ! on vient, contraignons-nous.

 

 

Scène III

 

UN SOLDAT, LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM

 

LE SOLDAT.

Mylady Nottingham ?

LA DUCHESSE.

C’est moi : que voulez-vous ?

LE SOLDAT, lui donnant un billet.

Prenez.

LA DUCHESSE.

Qu’est ce billet ?

LE SOLDAT.

Je ne dois pas répondre.

LA DUCHESSE.

D’où venez-vous ? parlez.

LE SOLDAT.

Moi ? de la tour de Londres.

Il sort.

LA DUCHESSE.

Qu’entends-je ? Ce billet, il est de lui !... Lisons.

Élisabeth !...

Elle cache le billet.

 

 

Scène IV

 

ÉLISABETH, LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM

 

ÉLISABETH, à elle-même.

J’ai dû punir ses trahisons.

Oui, la sentence est juste ; il va bientôt l’entendre ;

Haut.

Et cependant... Ici je vous ai fait attendre,

Chère duchesse ! Hélas ! le sommeil, qui me fuit,

N’a point fermé mes yeux durant la longue nuit.

Pour adoucir mes maux cherchant la solitude,

J’implorais près d’ici les secours de l’étude ;

Mais pour moi maintenant l’étude est sans attraits.

Démosthène et Sophocle à mes regards distraits

De leurs nobles écrits offraient en vain les charmes[1] :

Le livre était bientôt arrosé de mes larmes.

J’espérais, avec eux échappant aux chagrins,

Qu’ils pourraient me charmer comme en mes jours sereins,

Et que par le travail ma souffrance endormie...

Vain espoir ! J’ai besoin d’être auprès d’une amie.

Viens, Sara. Toi, du moins, tu n’as pas oublie

Quels bienfaits t’accorda ma royale amitié ;

Tu ne me trahis pas, et tu me plains.

LA DUCHESSE.

Madame !...

ÉLISABETH.

Si tu savais combien ils déchirent notre âme

Les coups portés par ceux qu’on a longtemps chéris !...

De son ingratitude il recevra le prix !

LA DUCHESSE.

Il... mourra ?...

ÉLISABETH.

J’ai signé la sentence mortelle.

LA DUCHESSE.

Sans espoir de pardon ?

ÉLISABETH.

Lui pardonner !... Mais elle ?

De ma lâche indulgence elle triomphera ?

LA DUCHESSE.

Qui, madame ?...

ÉLISABETH.

En effet, tu l’ignores, Sara :

Du perfide en secret une femme est aimée,

Et mes soupçons encor ne me l’ont pas nommée.

LA DUCHESSE.

Vous pensez ?...

ÉLISABETH.

Vainement je cherche dans ma cour

Quelle femme en son cœur alluma cet amour :

Elle échappe à mes yeux ainsi qu’à ma vengeance.

Mais toi, qui tout à l’heure as parlé d’indulgence,

Crois-tu, si de l’ingrat j’oubliais les forfaits,

Si je daignais encor le combler de bienfaits,

Qu’une ancienne amitié ne pourrait pas renaître,

Qu’il ne céderait pas au repentir ?...

LA DUCHESSE.

Peut-être.

ÉLISABETH.

Oui, sans doute. Il est jeune, et, séduit un instant,

Il a porté près d’elle un hommage inconstant ;

Mais, pour reconquérir l’amitié de sa reine,

Nous le verrions briser cette funeste chaîne.

N’est-il pas vrai, Sara ?

LA DUCHESSE, à part.

Quel tourment !

ÉLISABETH.

Réponds-moi.

Mon cœur, longtemps fermé, ne s’est ouvert qu’à toi.

Crois-tu qu’à cette femme il demeure fidèle ?

LA DUCHESSE.

À son ambition quels biens offrirait-elle ?

ÉLISABETH.

Il l’oubliera bientôt !... Écoute : Son arrêt

Est signé, l’heure fuit, et l’échafaud est prêt ;

Mais, quand le fer vengeur est levé sur sa tête,

Qu’il prononce un seul mot, et la hache s’arrête.

LA DUCHESSE.

Comment ?

ÉLISABETH.

Sa vie encore est dans ses mains. Jadis,

Courant chercher la gloire aux remparts de Cadix,

Il s’éloigna tremblant ; il craignait que l’absence,

Que la haine des lords jaloux de sa puissance

Dans mon cœur prévenu n’affaiblit l’amitié :

De ses vaines terreurs ma tendresse eut pitié ;

Il reçut un anneau, gage de ma promesse,

Qui, s’il armait des lois la rigueur vengeresse,

D’un juste châtiment devait le garantir.

LA DUCHESSE.

Un anneau !...

ÉLISABETH.

Ma bonté ne veut qu’un repentir.

S’il me rend cet anneau, je pardonne avec joie.

LA DUCHESSE, à part.

Dieu ! si c’était...

ÉLISABETH.

Peux-tu douter qu’il le renvoie ?

Non, je le recevrai !

LA DUCHESSE, vivement.

Sans doute !

ÉLISABETH.

Quel bonheur

D’entendre Essex, docile aux conseils de l’honneur,

Rougissant à mes pieds d’une erreur passagère,

Me jurer que toujours ma bonté lui fut chère,

Qu’il brise pour jamais de coupables liens !

LA DUCHESSE, à part.

Ciel !...

ÉLISABETH.

Je veux l’accabler de faveurs et de biens,

Et par des nœuds si forts j’enchaînerai son âme,

Qu’enfin j’en bannirai cette odieuse femme

Dont le funeste amour un instant l’égara !

LA DUCHESSE, à part.

Ah ! c’en est trop !

ÉLISABETH.

Demain il la dédaignera.

LA DUCHESSE, à part.

Me dédaigner !

ÉLISABETH.

Personne ! Oh ! qu’on tarde à paraître !

Déjà le parlement s’est rassemblé peut-être.

Je vais, je viens, sans but, au hasard, et j’attends !...

Courons interroger : c’est souffrir trop longtemps !

Je veux savoir... Chaque heure en s’écoulant me tue.

Ô fille d’Henri-Huit ! qu’es-tu donc devenue ?

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, seule

 

Elle s’éloigne !... Et moi, qu’ai-je fait ? Je frémis !

Cet anneau, ce billet qu’un soldat ma remis,

Elle ouvre le billet et lit bas.

Je tremble de l’ouvrir !... – Ah ! forfait exécrable !

Cet anneau qui pouvait le sauver... misérable !

Il est entre tes mains ! Tu l’avais soupçonné.

Elle est partie !... et toi, tu ne l’as pas donné !...

« Il mourra ! Le bourreau l’attend, la hache est prête !

« À l’échafaud, dit-il, je peux ravir sa tête !

« Je ne l’ai pas voulu !...mon Dieu !...Pourquoi trembler ?

« Malheureuse, poursuis ! va voir son sang couler !

« Va donc ! N’est-ce pas là ton vœu ? Qu’il s’accomplisse.

« Hâte-toi, si tu veux jouir de son supplice !

« Tu seras satisfaite alors ! plus de soupçon !

« Plus de fureur jalouse !... Horrible trahison ! »

C’est moi, moi qui le tue !... Il en est temps encore,

Sauvons, sauvons ses jours ! Qu’il l’aime, qu’il m’abhorre ;

Elle va pour sortir.

Mais qu’il vive !... La reine est là... – Dieu ! mon époux !

Que lui dire ? Fuyons !

 

 

Scène VI

 

LA DUCHESSE, LE DUC DE NOTTINGHAM

 

NOTTINGHAM, l’arrêtant.

Restez. Où courez-vous !

LA DUCHESSE.

Je vais près de la reine, où mon devoir m’appelle.

NOTTINGHAM.

Quel sujet important vous conduit auprès d’elle ?

Cherchez-vous à me fuir ?

LA DUCHESSE.

Qu’avez-vous dit ?

NOTTINGHAM.

Eh bien !

Ne me refusez pas un moment d’entretien.

LA DUCHESSE.

Mais, je vous le répète, un devoir...

NOTTINGHAM.

Qui vous presse ?

Comme vous êtes pâle !... Asseyez-vous, duchesse.

LA DUCHESSE.

Mylord...

NOTTINGHAM, la forçant de s’asseoir.

Asseyez-vous !

LA DUCHESSE, à part.

Ô mon Dieu !

NOTTINGHAM.

Je pensais

Que mes soins assidus auraient plus de succès ;

J’avais cru triompher d’une douleur soudaine !...

Mais vous souffrez toujours, je le vois avec peine.

LA DUCHESSE, à elle-même.

Que faire ?

NOTTINGHAM.

J’espérais que vous m’écouteriez.

LA DUCHESSE, avec distraction.

Moi... je suis bien, mylord, très bien !

NOTTINGHAM.

Vous souriez

Pour rassurer mon cœur, et dissiper ma crainte :

J’en suis reconnaissant ; mais c’est trop de contrainte :

On épuise sa force à cacher ses douleurs.

Ce n’est pas moi du moins qui fais couler vos pleurs.

Pourquoi craindriez-vous de les laisser paraître ?

C’est pour calmer vos maux que je veux les connaître.

Vous savez si jamais, tyran sombre et jaloux,

J’abusai de mes droits et de mon titre ?

LA DUCHESSE.

Vous !

NOTTINGHAM.

L’amour d’un vieux soldat n’effraya point votre âge,

Vous avez librement accueilli son hommage ;

Rien ne vous obligeait de former ces liens ;

À rendre heureux vos jours il consacra les siens :

Il en est bien payé par vos vertus !

LA DUCHESSE, à part.

Qu’entends-je ?

Quels regards !...

NOTTINGHAM.

Et pourtant, cette douleur étrange,

Ces larmes, que parfois il surprend dans vos yeux,

Vos soupirs étouffés, votre front soucieux,

Trahissent un secret qui pèse sur votre âme !...

Vous me le confirez, n’est-il pas vrai, madame ?

LA DUCHESSE, se levant.

La reine attend... je veux...

NOTTINGHAM.

Si j’avais deviné

La cause de vos maux ? Essex est condamné ;

De le sauver en vain j’ai conçu l’espérance...

LA DUCHIESSE.

Eh bien ?...

NOTTINGHAM.

Pouvez-vous voir avec indifférence !

Un trépas dont mon cœur devant vous a frémi ?

LA DUCHESSE.

Ah !...

NOTTINGHAM.

Pourquoi vous troubler ? Essex est mon ami,

De son malheur sans crime il a pu vous instruire.

LA DUCHESSE.

Que dites-vous ?

NOTTINGHAM.

Je dis qu’il vient de vous écrire.

LA DUCHESSE.

Lui !...

NOTTINGHAM.

Ne venez-vous pas ici de recevoir

Un billet de sa part ?... Je désire le voir.

LA DUCHESSE.

Mylord !...

NOTTINGHAM.

Vous hésitez ?... Songez-y bien, madame :

La légère faveur que de vous je réclame,

J’ai droit de l’obtenir !... Pourquoi trembler ainsi ?

LA DUCHESSE, à part.

Je suis perdue !

NOTTINGHAM.

Eh bien ! ce billet ?

LA DUCHESSE.

Le voici !

NOTTINGHAM.

Enfin !

Il lit bas.

– Ah ! vous pouvez empêcher son supplice,

Et désarmer d’un mot le bras de la justice ?...

Je comprends quel devoir vous chassait de ces lieux.

Oui, vous aviez raison, le temps est précieux ;

Les jours du noble Essex sont en votre puissance ;

Sans vous il périra !... De tant de confiance

Combien le témoignage a dû vous sembler doux !

En échange sans doute il a reçu de vous

Un présent... d’amitié, que je voudrais connaître ?

LA DUCHESSE.

Un présent !...

NOTTINGHAM.

Oui, que sais-je ?... une écharpe peut-être ?

LA DUCHESSE.

Malheureuse ! il sait tout !

NOTTINGHAM.

Vous croyez ?

LA DUCHESSE.

C’en est fait,

Dieu vous l’a révélé cet horrible forfait !

L’affreuse vérité me poursuit et m’accable !

Elle se jette à genoux.

Eh bien ! punissez donc une épouse coupable ;

Ne voyez que sa honte, et non pas son remord ;

Frappez-la !

NOTTINGHAM.

Te frapper !... Attends !... il n’est pas mort !

LA DUCHESSE.

Vous fûtes outragé : point de lâche indulgence !

Sur mon front avili j’appelle la vengeance.

Je bénirai vos coups : je les ai mérités.

Ils seront moins cruels pour moi que vos bontés !

Ah ! lorsque m’égarait un coupable délire,

Dans mon cœur déchiré si vous aviez pu lire !

Vous, que je trahissais, vous plaigniez mes douleurs ;

Votre implacable amour interrogeait mes pleurs ;

Chacun de vos regards irritait ma souffrance ;

À des nuits sans repos des jours sans espérance

Succédaient, et sans cesse invoquant le trépas,

Je détestais mon crime, et n’y renonçais pas !

NOTTINGHAM.

Indigne épouse.

LA DUCHESSE.

Oh ! oui, vous devez me maudire !

Vengez-vous, tuez-moi !... mais que seule j’expire !

NOTTINGHAM.

Seule !...

LA DUCHESSE.

Je ne veux point échapper à vos coups.

Que mon sang répandu suffise à mon époux !

Seule je suis coupable !

NOTTINGHAM.

Oses-tu le défendre ?

Au parlement bientôt l’infâme va se rendre ;

C’est là que son arrêt lui doit être annoncé.

Tu le verras encor !

LA DUCHESSE.

L’échafaud est dressé,

Et je peux l’y soustraire !... Ah ! laissez-moi !

NOTTINGHAM.

Qu’il meure !

LA DUCHESSE.

Non, il ne mourra pas !... Je vous fuirai !

NOTTINGHAM, la retenant.

Demeure !

LA DUCHESSE.

Oh ! ne m’arrêtez pas ! C’est assez d’un remord.

Faut-il que ce soit moi, moi qui cause sa mort !...

J’irai, j’irai chercher le pardon de la reine ;

Mais, sans me dérober aux coups de votre haine,

À vos justes fureurs vous me verrez m’offrir,

Je le jure !... À vos pieds je reviens pour mourir.

NOTTINGHAM.

Sais-tu que chaque mot vient irriter encore

Cette soif de son sang qui déjà me dévore ?

Sais-tu que ton amour perce dans tes douleurs ?

Que je vois un forfait dans chacun de tes pleurs !

Misérable ! tu veux le soustraire au supplice ?

Sur le billot sanglant tu verras ton complice !

LA DUCHESSE.

Je le sauverai !

NOTTINGHAM, la retenant toujours.

Non !

LA DUCHESSE.

Mon Dieu !...

NOTTINGHAM.

Cris superflus,

Tu ne sortiras pas !

LA DUCHESSE.

Ne me retenez plus ;

Laissez-moi l’arracher aux bourreaux !... Grâce ! grâce !

NOTTINGHAM.

Regarde !

LA DUCHESSE.

Ah ! qu’ai-je vu ?

NOTTINGHAM.

C’est ton amant qui passe !

On voit, à travers les fenêtres du fond, passer Essex, entouré de soldats. La duchesse est étendue aux pieds de son mari.

 

 

ACTE V

 

Le théâtre représente une pièce de l’appartement d’Élisabeth. Des piles de coussins sont disposées à la gauche du théâtre. Au lever du rideau, sept heures sonnent. Les dames d’honneur sont groupées dans l’attitude de la prière. La comtesse de Suffolck est debout devant une grosse Bible.

 

 

Scène première

 

ANNA, COMTESSE DE SUFFOLCK, LA DUCHESSE DE RUTLAND, ÉLISABETH, assise sur les coussins, DAMES D’HONNEUR DE LA REINE

 

ÉLISABETH, à elle-même.

Sept heures !... rien encore !... Il est au parlement ;

Le malheureux subit son premier châtiment ;

Il entend son arrêt à genoux sur la pierre !

Haut.

Et nul message !... Essex !... Achevez la prière,

Comtesse de Suffolck.

ANNA, lisant.

« Je tombe méprisé !

« Ainsi, sur le Liban, tombe un cèdre brisé ;

« Et le passant oublie, en foulant son feuillage, 

« Que du cèdre naguère il implorait l’ombrage. »

ÉLISABETH, à elle-même.

Qu’entends-je ? Ah ! s’il succombe, ainsi tous ces flatteurs

Qui portaient à ses pieds leurs hommages menteurs,

Outrageant tour à tour sa puissance éclipsée,

Se vengeront sur lui de leur honte passée.

Haut à la comtesse.

Pauvre Essex ! – Poursuivez.

ANNA, lisant.

« Gloire à Dieu ! Les méchants

« Tomberont sous sa faux comme l’herbe des champs.

« Les œuvres de leurs mains passeront comme une ombre.

« Le Seigneur de leurs jours a mesuré le nombre ;

« Aux rêves de l’orgueil il faudra dire adieu.

« C’est l’heure du Très-Haut ! Gloire à Dieu ! »

ÉLISABETH.

Gloire à Dieu !

ANNA, lisant.

« Mes jours sont poursuivis parles puissants du monde ;

« Ils n’ont pas eu pitié de ma douleur profonde.

« Contre eux, dans ma misère, où sera mon support ?

« Car j’ai vu préparer les instruments de mort. »

ÉLISABETH, se levant.

Assez ! assez ! fermez ce livre !... Quel supplice !

Tu sais, Dieu tout-puissant, si je veux qu’il périsse ?

Je ne lui demandais qu’un repentir... Eh quoi !

Ne l’obtiendrai-je pas ? ne veut-il rien de moi ?

Rien !... pas même la vie !... Un mot, et je pardonne !

Aux dames d’honneur.

Le dira-t-il ?... – C’est bien, mesdames... Je m’étonne

Que lady Nottingham ne soit pas avec vous.

A-t-on su quel motif la retient loin de nous ?

ANNA.

Avec lord Nottingham la duchesse est sortie.

Sara par la douleur semblait anéantie.

Si la reine commande...

ÉLISABETH.

Il suffit... Écoutez !...

N’entends-je point des pas ? Oui, quelqu’un vient. Restez.

Mais qu’on s’écarte un peu. C’est sir Raleigh sans doute.

Les dames vont se grouper dans le fond.

Que va-t-il m’annoncer ? J’attends et je redoute

Sa présence !

 

 

Scène II

 

ÉLISABETH, SIR RALEIGH, DAMES D’HONNEUR, dans le fond

 

ÉLISABETH.

Approchez. L’ordre que j’ai dicté

Par notre parlement est-il exécuté ?

RALEIGH.

Mylord Essex, courbant sa tête criminelle,

Vient d’entendre à genoux la sentence mortelle ;

Puis, dans la tour de Londres aussitôt ramené,

Aux soins d’un saint ministre il s’est abandonné,

Et le pieux Aston fait du Dieu qui console

Au cœur du condamné descendre la parole.

ÉLISABETH, à elle-même.

Il veut donc mourir !... lui !...juste ciel !

RALEIGH.

Tout est prêt ;

On n’attend plus qu’un mot pour accomplir l’arrêt.

ÉLISABETH.

Ainsi, de mes bontés repoussant l’assistance,

Essex a sans pâlir écouté la sentence !

Et pour moi dans vos mains il n’a rien remis ?

RALEIGH.

Rien.

ÉLISABETH, à elle-même.

Il ose jusqu’au bout me dédaigner !... Eh bien !

Je n’écouterai plus, ingrat, que ma colère,

Et je me souviendrai qu’Henri-Huit est mon père.

Haut.

Tu l’as voulu !... Devant un sujet révolté

C’est trop longtemps du trône abaisser la fierté.

Je dois à mes sujets une égale justice ;

Ne soyons plus que reine, et qu’il marche au supplice !

C’en est fait, sir Raleigh, je l’ordonne.

Raleigh fait un mouvement pour sortir.

Arrêtez !

À elle-même.

Il va peut-être encore implorer mes bontés ?...

Ce pouvoir souverain dont je suis revêtue,

Craignons d’en abuser !... Avec un mot je tue...

Mais les rois ne sont point à l’abri du remord ;

Dieu seul donne la vie, et nous donnons la mort !

Je tremble ! À quels tourments l’ingrat livre mon âme !

Je veux être une reine, et ne suis qu’une femme !

Je balance, j’attends... Personne ne viendra !

Il méprise mes dons, il me hait... il mourra !...

Mais que dis-je ? Sans doute, à son heure suprême,

Sa dernière pensée est à celle qu’il aime ;

Il l’appelle... Et pour moi pas un seul souvenir !

Rien, rien, que le mépris !... Il est temps de punir !

Allez, Raleigh, allez ; que l’arrêt s’accomplisse :

Pour la dernière fois j’ordonne son supplice !

 

 

Scène III

 

ÉLISABETH, DAMES D’HONNEUR, dans le fond

 

ÉLISABETH se jette dans un fauteuil, a la droite de l’acteur.

Tout est fini !... mes yeux ne le reverront plus !

Heureux d’exécuter mes ordres absolus,

Ces lords, ces courtisans qu’avait armés l’envie,

Bénissent tous l’arrêt qui condamne sa vie.

Mais ceux qu’à la victoire il guida tant de fois,

Ce peuple, à qui son nom rappelle tant d’exploits,

Ils pleurent !... Sous sa gloire a disparu son crime.

Le bourreau se détourne en voyant la victime ;

Il respecte ses jours... et je les ai proscrits !

Elle se lève.

Eh bien ! l’arrêt est juste... Il l’a voulu... Quels cris !

 

 

Scène IV

 

ÉLISABETH, ANNA, COMTESSE DE SUFFOLCK, LA DUCHESSE DE RUTLAND, DAMES D’HONNEUR, LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, accourant, pâle, échevelée, et se jetant aux pieds de la reine

 

LA DUCHESSE.

Ah ! de grâce : arrêtez ! S’il en est temps encore,

Qu’on épargne ses jours !

ÉLISABETH.

Que vois-je ?

LA DUCHESSE.

Il vous implore.

Votre anneau... le voilà ! C’est moi... c’est moi...

ÉLISABETH.

Grand Dieu !

Cet anneau dans vos mains ! À quelle heure ? en quel lieu

Vous l’a-t-il donc remis ?

LA DUCHESSE, se relevant.

Ô madame ! par grâce,

Ne m’interrogez pas ! L’heure fuit, le temps passe !

Il va mourir !...

ÉLISABETH, à un page.

Allez, qu’on l’épargne, courez !

Le page sort.

Pourquoi cette pâleur, et ces yeux égarés ?...

Un horrible soupçon a passé dans mon âme !

Eh quoi ! l’anneau d’Essex aux mains de cette femme !...

S’approchant de la duchesse.

Duchesse !...

LA DUCHESSE, comme sortant d’un songe.

Vos bontés embelliront son sort :

Qu’il vous aime, et qu’il vive !... Ah ! que vois-je ?

 

 

Scène V

 

SIR RALEIGH, LORD CÉCIL, ÉLISABETH, LE DUC DE NOTTINGHAM, LA DUCHESSE DE NOTTINGHAM, ANNA, COMTESSE DE SUFFOLCK, LA DUCHESSE DE RUTLAND, MEMBRES DU PARLEMENT, LORDS, PAGES, DAMES D’HONNEUR, etc.

 

NOTTINGHAM.

Il est mort !

ÉLISABETH.

Malheureuse !

LA DUCHESSE, tombant sur un siège.

Ô Dieu !

ÉLISABETH.

Mort ! –

À la duchesse.

Mais toi, parle ! À quel titre

De ses jours et des miens te rendait-il l’arbitre ?

Au fer de ses bourreaux tu pouvais l’arracher ;

Misérable !... qui donc a pu t’en empêcher ?

Pourquoi tarder ?...Sais-tu quels forfaits je soupçonne ?

Parle ! parle !...

NOTTINGHAM, s’avançant.

Madame...

LA DUCHESSE, se jetant entre la reine et son mari.

Arrêtez !... Non, personne,

Personne, croyez-moi, n’a retenu mes pas :

Seule, je l’ai tué !... J’ai voulu son trépas !

ÉLISABETH.

Toi !... Quel amas d’horreurs ! quel effroyable abime !

Où porter mes regards sans rencontrer un crime ?...

Le haïssais-tu ?

LA DUCHESSE.

Moi, le haïr ?...

ÉLISABETH.

Tu l’aimais !

LA DUCHESSE.

Ah !...

ÉLISABETH.

Dieu peut pardonner !... mais moi jamais ! jamais !

Le plus affreux supplice...

LA DUCHESSE.

Oh ! vous êtes vengée !

La mort est là !...

ÉLISABETH.

Va-t’en !

NOTTINGHAM.

Vous fûtes outragée ;

Mais il vous reste encore un coupable à punir,

Reine ! Vous demandiez qui l’osa retenir :

C’est moi !...

ÉLISABETH.

Dieu tout-puissant !

NOTTINGHAM.

Que rien ne vous arrête :

Frappez ! Essex est mort, et j’apporte ma tête.

ÉLISABETH.

Laisse-moi ! Cette femme est encore en ces lieux !

Qu’elle parte !

LA DUCHESSE.

Je meurs !

ÉLISABETH.

Qu’on l’ôte de mes yeux !

On emmène la duchesse.

Et toi, vil meurtrier, sors d’ici ! Je te chasse !

NOTTINGHAM.

Vous ! me chasser !... La mort ! Je ne veux point de grâce.

J’ai vengé mon affront, je me livre à vos coups :

Frappez un vieux soldat... plus outragé que vous !

ÉLISABETH.

Malheureux ! dans son sang ta haine est assouvie !

Va-t’en, par grâce !...

Nottingham sort, suivi de quelques gardes.

 

 

Scène VI

 

ÉLISABETH, LORD CÉCIL, SIR RALEIGH, ANNA, COMTESSE DE SUFFOLCK, LA DUCHESSE DE RUTLAND, LORDS, COURTISANS, MEMBRES DU PARLEMENT, DAMES D’HONNEUR, PAGES, GARDES

 

ÉLISABETH, s’asseyant sur le fauteuil à droite.

Essex me demandait la vie !

Du fond de sa prison implorant mon secours,

Je le vois !... Il attend que je sauve ses jours !

Il songe à ma promesse, et mon nom le console !...

J’ai chargé le bourreau d’acquitter ma parole.

Sans doute en m’accusant le malheureux est mort !...

Je ne survivrai point à cet affreux remord.

Elle se relève.

ANNA.

Prenez pitié de nous, reine, daignez nous suivre ;

Vivez pour vos sujets.

ÉLISABETH.

Que parles-tu de vivre ?

Où veut-on m’emmener ?... Allez !... je reste ici !

Vos soins, je n’en veux pas !... Ma place, la voici !

Elle se jette sur les coussins.

LORD CÉCIL.

Reine, nous respectons vos douleurs... mais, madame

Vous portez la couronne, un peuple vous réclame ;

À vos jours précieux son destin est lié :

La fille d’Henri-Huit ne l’a pas oublié.

ÉLISABETH.

À qui viens-tu parler de grandeur souveraine ?

Regarde-moi, Cécil !... ai-je l’air d’une reine ?

Tout est fini : va-t’en ! je n’ai plus de sujets.

Que me font vos traités, vos guerres, vos projets ?

Voilà mon trône !... ici que mon règne s’achève !

LORD CÉCIL.

Nous tombons à vos pieds ! Vivez !

Tout le monde se met à genoux.

ÉLISABETH.

Qu’on se relève !

Sortez !... De mon pouvoir le dernier jour a lui :

Jacques est roi d’Angleterre... adressez-vous à lui.

Elle retombe sur les coussins.


[1] Élisabeth a traduit en latin quelques harangues de Démosthène et les tragédies de Sophocle.

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