Le Triumvirat (VOLTAIRE)

Tragédie en cinq actes.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 5 juillet 1764.

 

Personnages

 

OCTAVE, surnommé depuis Auguste

MARC-ANTOINE

LE JEUNE POMPÉE

JULIE, fille de Lucius César

FULVIE, femme de Marc-Antoine

ALBINE, suivante de Fulvie

AUFIDE, tribun militaire

TRIBUNS

CENTURIONS

LICTEURS

SOLDATS

 

 

PRÉFACE DE L’ÉDITEUR[1]

 

Cette tragédie, assez ignorée, m’étant tombée entre les mains, j’ai été étonné d’y voir l’histoire presque entièrement falsifiée, et cependant les mœurs des Romains, du temps du triumvirat, représentées avec le pinceau le plus fidèle.

Ce contraste singulier m’a engagé à la faire imprimer avec des remarques que j’ai faites sur ces temps illustres et funestes d’un empire qui, tout détruit qu’il est, attirera toujours les regards de vingt royaumes élevés sur ses débris, et dont chacun se vante aujourd’hui d’avoir été une province des Romains, et une des pièces de ce grand édifice. Il n’y a point de petite ville qui ne cherche à prouver qu’elle a eu l’honneur autrefois d’être saccagée par quelque consul romain, et on va même jusqu’à supposer des titres de cette espèce de vanité humiliante. Tout vieux château dont on ignore l’origine a été bâti par César, du fond de l’Espagne au bord du Rhin : on voit partout une tour de César, qui ne fit élever aucune tour dans les pays qu’il subjugua, et qui préférait ses camps retranchés à des ouvrages de pierre et de ciment, qu’il n’avait pas le temps de construire dans la rapidité de ses expéditions. Enfin les temps des Scipion, de Sylla, de César, d’Auguste, sont beaucoup plus présents à notre mémoire que les premiers événements de nos propres monarchies. Il semble que nous soyons encore sujets des Romains.

J’ose dire dans mes notes ce que je pense de la plupart de ces hommes célèbres, tels que César, Pompée, Antoine, Auguste,

Caton, Cicéron, en ne jugeant que par les faits, et en ne me préoccupant pour personne. Je ne prétends point juger la pièce. J’ai fait une étude particulière de l’histoire, et non pas du théâtre, que je connais assez peu, et qui me semble un objet de goût plutôt que de recherches. J’avoue que j’aime à voir dans un ouvrage dramatique les mœurs de l’antiquité, et à comparer les héros qu’on met sur le théâtre avec la conduite et le caractère que les historiens leur attribuent. Je ne demande pas qu’ils fassent sur la scène ce qu’ils ont réellement fait dans leur vie ; mais je me crois en droit d’exiger qu’ils ne fassent rien qui ne soit dans leurs mœurs : c’est là ce qu’on appelle la vérité théâtrale.

Le public semble n’aimer que les sentiments tendres et touchants, les emportements et les craintes des amantes affligées. Une femme trahie intéresse plus que la chute d’un empire. J’ai trouvé dans cette pièce des objets qui se rapprochent plus de ma manière de penser et de celle de quelques lecteurs qui, sans exclure aucun genre, aiment les peintures des grandes révolutions, ou plutôt des hommes qui les ont faites. S’il n’avait été question que des amours d’Octave et du jeune Pompée dans cette pièce, je ne l’aurais ni commentée ni imprimée. Je m’en suis servi comme d’un sujet qui m’a fourni des réflexions sur le caractère des Romains, sur ce qui intéresse l’humanité, et sur ce qu’on peut découvrir de vérités historiques.

J’aurais désiré qu’on eût commenté ainsi les tragédies de Pompée, de Sertorius, de Cinna, des Horaces, et qu’on eût démêlé ce qui appartient à la vérité, et ce qui appartient à la fable. Il est certain, par exemple, que César ne tint à Ptolémée aucun des discours que lui prête le sublime et inégal auteur de la Mort de Pompée, et que Cornélie ne parla point à César comme on l’a fait parler, puisque Ptolémée était un enfant de douze à treize ans, et Cornélie une femme de dix-huit, qui ne vit jamais César, qui n’aborda point en Égypte, et qui ne joua aucun rôle dans les guerres civiles. Il n’y a jamais eu d’Émilie qui ait conspiré avec Cinna ; tout cela est une invention du génie du poète. La conspiration de Cinna n’est probablement qu’un sujet fabuleux de déclamation, inventé par Sénèque, comme je le dis dans mes notes.

De toutes les tragédies que nous avons, celle qui s’écarte le moins de la vérité historique, et qui peint le cœur le plus fidèlement, serait Britannicus, si l’intrigue n’était pas uniquement fondée sur les prétendus amours de Britannicus et de Junie, et sur la jalousie de Néron. J’espère que les éditeurs qui ont annoncé les commentaires des ouvrages de Racine par souscription n’oublieront pas de remarquer comment ce grand homme a fondu et embelli Tacite dans sa pièce. Je pense que, si Néron n’avait pas la puérilité de se cacher derrière une tapisserie pour écouter l’entretien de Britannicus et de Junie, et si le cinquième acte pouvait être plus animé, cette pièce serait celle qui plairait le plus aux hommes d’état et aux esprits cultivés.

En un mot, on voit assez quel est mon but dans l’édition que je donne. Le manuscrit de cette tragédie est intitulé, Octave et le jeune Pompée ; j’y ai ajouté le titre du Triumvirat : il m’a paru que ce titre réveille plus l’attention, et présente à l’esprit une image plus forte et plus grande. Je sais gré à l’auteur d’avoir supprimé Lépide, et de n’avoir parlé de cet indigne Romain que comme il le méritait.

Encore une fois je ne prétends point juger de la pièce. Il faut toujours attendre le jugement du public ; mais il me semble que l’auteur écrit plus pour les lecteurs que pour les spectateurs. Sa pièce m’a paru tenir beaucoup plus du terrible que du genre qui attendrit le cœur et qui le déchire.

On m’assure même que l’auteur n’a point prétendu faire une tragédie pour le théâtre de Paris, et qu’il n’a voulu que rendre odieux la plupart des personnages de ces temps atroces : c’est en quoi il m’a paru qu’il avait réussi. La pièce est peut-être dans le goût anglais. Il est bon d’avoir des ouvrages dans tous les genres.

Il m’importe peu de connaître l’auteur : je ne me suis occupé que de faire sur cet ouvrage des notes qui peuvent être utiles. Les gens de lettres qui aiment ces recherches, et pour qui seuls j’écris, en seront les juges.

J’ai employé la nouvelle orthographe. Il m’a paru qu’on doit écrire, autant qu’on le peut, comme on parle ; et quand il n’en coûte qu’un a au lieu d’un o, pour distinguer les Français de saint François d’Assise, comme dit l’auteur de la Henriade, et pour faire sentir qu’on prononce Anglais et Danois, ce n’est ni une grande peine ni une grande difficulté de mettre un a qui indique la vraie prononciation, à la place de cet o qui vous trompe.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

FULVIE, ALBINE

 

Le théâtre représente l’île où les triumvirs firent les proscriptions et le partage du monde. La scène est obscurcie ; on entend le tonnerre, on voit des éclairs. La scène découvre des rochers, des précipices, et des tentes dans l’éloignement.

FULVIE.

Quelle effroyable nuit ! Que le courroux céleste

Éclate avec justice en cette île funeste ![2]

ALBINE.

Ces tremblements soudains, ces rochers renversés,

Ces volcans infernaux jusqu’au ciel élancés,

Ce fleuve soulevé roulant sur nous son onde,

Ont fait craindre aux humains les derniers jours du monde.

La foudre a dévoré ce détestable airain,

Ces tables de vengeance où le fatal burin

Épouvantait nos yeux d’une liste de crimes,

De l’ordre du carnage, et des noms des victimes.

Vous voyez en effet que nos proscriptions

Sont en horreur au ciel ainsi qu’aux nations.

FULVIE.

Tombe sur nos tyrans cette foudre égarée,

Qui, frappant vainement une terre abhorrée,

A détruit dans les mains de nos maîtres cruels

Les instruments du crime, et non les criminels !

Je voudrais avoir vu cette île anéantie.

Avec l’indigne affront dont on couvre Fulvie.

Que font nos trois tyrans dans ce désordre affreux ?

Quelques remords au moins ont-ils approché d’eux ?

ALBINE.

Dans cette île tremblante aux éclats du tonnerre,

Tranquilles dans leur tente ils partageaient la terre ;

Du sénat et du peuple ils ont réglé le sort,

Et dans Rome sanglante ils envoyaient la mort.

FULVIE.

Antoine me la donne, ô jour d’ignominie !

Il me quitte, il me chasse, il épouse Octavie ;[3]

D’un divorce odieux j’attends l’infâme écrit ;

Je suis répudiée, et c’est moi qu’on proscrit.

ALBINE.

Il vous brave à ce point ! il vous fait cette injure !

FULVIE.

L’assassin des Romains craint-il d’être parjure ?

Je l’ai trop bien servi : tout barbare est ingrat,

Il prétexte envers moi l’intérêt de l’état ;

Mais ce grand intérêt n’est que celui d’un traître,

Qui ménageant Octave en est trompé peut-être.

ALBINE.

Octave vous aima :[4] se peut-il qu’aujourd’hui

Vos malheurs, vos affronts, ne viennent que de lui ?

FULVIE.

Qui peut connaître Octave ? et que son caractère

Est différent en tout du grand cœur de son père !

Je l’ai vu, dans l’erreur de ses égarements,

Passer Antoine même en ses emportements ;[5]

Je l’ai vu des plaisirs chercher la folle ivresse ;

Je l’ai vu des Gâtons affecter la sagesse.

Après m’avoir offert un criminel amour,

Ce Protée à ma chaîne échappa sans retour.

Tantôt il est affable, et tantôt sanguinaire :

Il adore Julie, il a proscrit son père ;

Il hait, il craint Antoine, et lui donne sa sœur :

Antoine est forcené, mais Octave est trompeur.

Ce sont là les héros qui gouvernent la terre ;

Ils font, en se jouant, et la paix et la guerre ;

Du sein des voluptés ils nous donnent des fers.

À quels maîtres, grands dieux, livrez-vous l’univers !

Albine, les lions, au sortir des carnages,

Suivent, en rugissant, leurs compagnes sauvages ;

Les tigres font l’amour avec férocité :

Tels sont nos triumvirs. Antoine ensanglanté

Prépare de l’hymen la détestable fête.

Octave a de Julie entrepris la conquête ;

Et dans ce jour de sang, de tristesse, et d’horreur,

L’amour de tous côtés se mêle à la fureur ;

Julie abhorre Octave ; elle n’est occupée

Que de livrer son cœur au fils du grand Pompée.

Si Pompée est écrit sur ce livre fatal,

Octave en l’immolant frappe en lui son rival.

Voilà donc les ressorts du destin de l’empire,

Ces grands secrets d’état, que l’ignorance admire !

Ils étonnent de loin les vulgaires esprits,

Ils inspirent de près l’horreur et le mépris.

ALBINE.

Que de bassesse, ô ciel ! et que de tyrannie !

Quoi ! les maîtres du monde en sont l’ignominie !

Je vous plains : je pensais que Lépide aujourd’hui

Contre ces deux ingrats vous servirait d’appui.

Vous unîtes vous-même Antoine avec Lépide.

FULVIE.

À peine est-il compté dans leur troupe homicide.

Subalterne tyran, pontife méprisé,

De son faible génie ils ont trop abusé ;

Instrument odieux de leurs sanglants caprices,

C’est un vil scélérat soumis à ses complices ;

Il signe leurs décrets sans être consulté,

Et pense agir encore avec autorité.

Mais, si dans mes chagrins quelques douceurs me restent,

C’est que mes deux tyrans en secret se détestent.[6]

Cet hymen d’Octavie et ses faibles appas

Éloignent la rupture et ne l’empêchent pas.

Ils se connaissent trop ; ils se rendent justice.

Un jour je les verrai, préparant leur supplice,

Allumer la discorde avec plus de fureur

Que leur fausse amitié n’étale ici d’horreur.

 

 

Scène II

 

FULVIE, ALBINE, AUFIDE

 

FULVIE.

Aufide, qu’a-t-on fait ? quelle est ma destinée ?

À quel abaissement suis-je enfin condamnée ?

AUFIDE.

Le divorce est signé de cette même main

Que l’on voit à longs flots verser le sang romain ;

Et bientôt vos tyrans viendront sous cette tente

Partager des proscrits la dépouille sanglante.

FULVIE.

Puis-je compter sur vous ?

AUFIDE.

Né dans votre maison.

Si je sers sous Antoine, et dans sa légion,

Je ne suis qu’à vous seule. Autrefois mon épée

Aux champs thessaliens servit le grand Pompée :

Je rougis d’être ici l’esclave des fureurs

Des vainqueurs de Pompée et de vos oppresseurs.

Mais que résolvez-vous ?

FULVIE.

De me venger.

AUFIDE.

Sans doute,

Vous le devez, Fulvie.

FULVIE.

Il n’est rien qui me coûte,

Il n’est rien que je craigne; et dans nos factions

On a compté Fulvie au rang des plus grands noms.

Je n’ai qu’une ressource, Aufide, en ma disgrâce ;

Le parti de Pompée est celui que j’embrasse ;

Et Lucius César a des amis secrets[7]

Qui sauront à ma cause unir ses intérêts.

Il est, vous le savez, le père de Julie ;

Il fut proscrit ; enfin tout me le concilie.

Julie est-elle à Rome ?

AUFIDE.

On n’a pu l’y trouver.

Octave tout puissant l’aura fait enlever ;

Le bruit en a couru.

FULVIE.

Le rapt et l’homicide,

Ce sont là ses exploits ! voilà nos lois, Aufide.

Mais le fils de Pompée est-il en sûreté ?

Qu’en avez-vous appris ?

AUFIDE.

Son arrêt est porté ;

Et l’infâme avarice, au pouvoir asservie,[8]

Doit trancher à prix d’or une si belle vie ;

Tels sont les vils Romains.

FULVIE.

Quoi ! tout espoir me fuit !

Non, je défie encor le sort qui me poursuit ;

Les tumultes des camps ont été mes asiles :

Mon génie était né pour les guerres civiles,[9]

Pour ce siècle effroyable où j’ai reçu le jour.

Je veux... Mais j’aperçois dans ce sanglant séjour

Les licteurs des tyrans, leurs lâches satellites,

Qui de ce camp barbare occupent les limites.

Vous qu’un emploi funeste attache ici près d’eux,

Demeurez ; écoutez leurs complots ténébreux ;

Vous m’en avertirez ; et vous viendrez m’apprendre

Ce que je dois souffrir, ce qu’il faut entreprendre.

Elle sort avec Albine.

AUFIDE.

Moi, le soldat d’Antoine ! À quoi suis-je réduit !

De trente ans de travaux quel exécrable fruit !

Tandis qu’il parle, on avance la tente où Octave et Antoine vont se placer. Les licteurs l’entourent et forment un demi-cercle. Aufide se range à côté de la tente.

 

 

Scène III

 

OCTAVE, ANTOINE, debout dans la tente, une table derrière eux

 

ANTOINE.

Octave, c’en est fait, et je la répudie ;

Je resserre nos nœuds par l’hymen d’Octavie ;

Mais ce n’est pas assez pour éteindre ces feux

Qu’un intérêt jaloux allume entre nous deux.

Deux chefs toujours unis sont un exemple rare ;

Pour les concilier il faut qu’on les sépare.

Vingt fois votre Agrippa, vos confidents, les miens,

Depuis que nous régnons, ont rompu nos liens.

Un compagnon de plus, ou qui du moins croit l’être,

Sur le trône avec nous affectant de paraître,

Lépide, est un fantôme aisément écarté,[10]

Qui rentre de lui-même en son obscurité.

Qu’il demeure pontife, et qu’il préside aux fêtes

Que Rome en gémissant consacre à nos conquêtes :

La terre n’est qu’à nous et qu’à nos légions.

Il est temps de fixer le sort des nations ;

Réglons surtout le nôtre; et, quand tout nous seconde,

Cessons de différer le partage du monde.

Ils s’asseyent à la table où ils doivent signer.

OCTAVE.

Mes desseins dès longtemps ont prévenu vos vœux :

J’ai voulu que l’empire appartînt à tous deux.

Songez que je prétends la Gaule et l’Illyrie,

Les Espagnes, l’Afrique, et surtout l’Italie ;

L’Orient est à vous.[11]

ANTOINE.

Telle est ma volonté,

Tel est le sort du monde entre nous arrêté.

Vous l’emportez sur moi dans ce nouveau partage ;

Je ne me cache point quel est votre avantage ;

Rome va vous servir : vous aurez sous vos lois

Les vainqueurs de la terre, et je n’ai que des rois.[12]

Je veux bien vous céder. J’exige en récompense

Que votre autorité, secondant ma puissance,

Extermine à jamais les restes abattus

Du parti de Pompée et du traître Brutus ;

Qu’aucun n’échappe aux lois que nous avons portées.

OCTAVE.

D’assez de sang peut-être elles sont cimentées.

ANTOINE.

Comment ! vous balancez ! je ne vous connais plus.

Qui peut troubler ainsi vos vœux irrésolus ?

OCTAVE.

Le ciel même a détruit ces tables si cruelles.

ANTOINE.

Le ciel qui nous seconde en permet de nouvelles.

Craignez-vous un augure ?[13]

OCTAVE.

Et ne craignez-vous pas

De révolter la terre à force d’attentats ?

Nous voulons enchaîner la liberté romaine.

Nous voulons gouverner; n’excitons plus la haine.

ANTOINE.

Nommez-vous la justice une inhumanité ?

Octave, un triumvir par César adopté,

Quand je venge un ami, craint de venger un père !

Vous oublieriez son sang pour flatter le vulgaire !

À qui prétendez-vous accorder un pardon,

Quand vous m’avez vous-même immolé Cicéron ?

OCTAVE.

Rome pleure sa mort.

ANTOINE.

Elle pleure en silence.

Cassius et Brutus, réduits à l’impuissance,

Inspireront peut-être aux autres nations

Une éternelle horreur de nos proscriptions.

Laissons-les en tracer d’effroyables images,

pt contre nos deux noms révolter tous les âges.

Assassins de leur maître et de leur bienfaiteur,

C’est leur indigne nom qui doit être en horreur :

Ce sont les cœurs ingrats qu’il est temps qu’on punisse ;

Seuls ils sont criminels, et nous faisons justice.

Ceux qui les ont servis, qui les ont approuvés,

Aux mêmes châtiments seront tous réservés.

De vingt mille guerriers, péris dans nos batailles,

D’un œil sec et tranquille on voit les funérailles ;

Sur leurs corps étendus, victimes du trépas,

Nous volons, sans pâlir, à de nouveaux combats ;

Et de la trahison cent malheureux complices

Seraient au grand César de trop chers sacrifices !

OCTAVE.

Dans Rome en ce jour même on venge encor sa mort ;

Mais sachez qu’à mon cœur il en coûte un effort.

Trop d’horreur à la fin peut souiller sa vengeance ;

Je serais plus son fils si j’avais sa clémence.

ANTOINE.

La clémence aujourd’hui peut nous perdre tous deux.

OCTAVE.

L’excès des cruautés serait plus dangereux.

ANTOINE.

Redoutez-vous le peuple ?

OCTAVE.

Il faut qu’on le ménage ;

Il faut lui faire aimer le frein de l’esclavage.

D’un œil d’indifférence il voit la mort des grands ;

Mais quand il craint pour lui, malheur à ses tyrans ![14]

ANTOINE.

J’entends : à mes périls vous cherchez à lui plaire,

Vous voulez devenir un tyran populaire.

OCTAVE.

Vous m’imputez toujours quelques secrets desseins.

Sacrifier Pompée[15] est-ce plaire aux Romains ?

Mes ordres aujourd’hui renversent leur idole.

Tandis que je vous parle, on le frappe, on l’immole :

Que voulez-vous de plus ?

ANTOINE.

Vous ne m’abusez pas ;

Il vous en coûta peu d’ordonner son trépas :

À nos vrais intérêts sa mort fut nécessaire.

Mais d’un rival secret vous voulez vous défaire ;

Il adorait Julie, et vous étiez jaloux ;

Votre amour outragé conduisait tous vos coups.

De nos engagements remplissez l’étendue :

De Lucius César la mort est suspendue ;

Oui, Lucius César, contre nous conjuré...

OCTAVE.

Arrêtez.

ANTOINE.

Ce coupable est-il pour nous sacré ?

Je veux qu’il meure...

OCTAVE, se levant.

Lui ? le père de Julie ?

ANTOINE.

Oui, lui-même.

OCTAVE.

Écoutez : notre intérêt nous lie ;

L’hymen étreint ces nœuds ; mais si vous persistez

À demander le sang que vous persécutez,

Dès ce jour entre nous je romps toute alliance.

ANTOINE.

Octave, je sais trop que notre intelligence

Produira la discorde et trompera nos vœux.

Ne précipitons point des temps si dangereux.

Voulez-vous m’offenser ?

OCTAVE.

Non ; mais je suis le maître

D’épargner un proscrit qui ne devait pas l’être.

ANTOINE.

Mais vous-même avec moi vous l’aviez condamné :

De tous nos ennemis c’est le plus obstiné.

Qu’importe si sa fille un moment vous fut chère ?

À notre sûreté je dois le sang du père.

Les plaisirs inconstants d’un amour passager

À nos grands intérêts n’ont rien que d’étranger.

Vous avez jusqu’ici peu connu la tendresse ;

Et je n’attendais pas cet excès de faiblesse.

OCTAVE.

De faiblesse !... et c’est vous qui m’oseriez blâmer ?

C’est Antoine aujourd’hui qui me défend d’aimer ?

ANTOINE.

Nous avons tous les deux mêlé dans les alarmes

Les fêtes, les plaisirs à la fureur des armes :

César en fit autant[16] ; mais par la volupté

Le cours de ses exploits ne fut point arrêté.

Je le vis dans l’Égypte, amoureux et sévère,

Adorer Cléopâtre en immolant son frère.

OCTAVE.

Ce fut pour la servir. Je puis vous voir un jour

Plus aveuglé que lui, plus faible à votre tour.

Je vous connais assez ; mais, quoi qu’il en arrive,

J’ai rayé Lucius, et je prétends qu’il vive.

ANTOINE.

Je n’y consentirai qu’en vous voyant signer

L’arrêt de ces proscrits qu’on ne peut épargner.

OCTAVE.

Je vous l’ai déjà dit, j’étais las du carnage

Où la mort de César a forcé mon courage.

Mais, puisqu’il faut enfin ne rien faire à demi,

Que le salut de Rome en doit être affermi.

Qu’il me faut consommer l’horreur qui nous rassemble ;

Il s’assied et signe.

Je cède, je me rends... j’y souscris... Ma main tremble.

Allez, tribuns, portez ces malheureux édits :

À Antoine qui s’assied et signe.

Et nous, puissions-nous être à jamais réunis !

ANTOINE.

Vous, Aufide, demain vous conduirez Fulvie ;

Sa retraite est marquée aux champs de l’Apulie :

Que je n’entende plus ses cris séditieux.

OCTAVE.

Écoutons ce tribun qui revient en ces lieux ;

Il arrive de Rome, et pourra nous apprendre

Quel respect à nos lois le sénat a dû rendre.[17]

 

 

Scène IV

 

OCTAVE, ANTOINE, AUFIDE, UN TRIBUN, LICTEURS

 

ANTOINE, au tribun.

A-t-on des triumvirs accompli les desseins ?

Le sang assure-t-il le repos des humains ?

LE TRIBUN.

Rome tremble et se tait au milieu des supplices.

Il nous reste à frapper quelques secrets complices,

Quelques vils ennemis d’Antoine et des Césars,

Restes des conjurés de ces ides de Mars,

Qui, dans les derniers rangs cachant leur haine obscure,

Vont du peuple en secret exciter le murmure.

Paulus, Albin, Cotta, les plus grands sont tombés ;

À la proscription peu se sont dérobés.

OCTAVE.

A-t-on de l’univers affermi la conquête ?

Et du fils de Pompée apportez-vous la tête ?

Pour le bien de l’état j’ai dû la demander.

LE TRIBUN.

Les dieux n’ont pas voulu, seigneur, vous l’accorder :

Trop chéri des Romains, ce jeune téméraire

Se parait à leurs yeux des vertus de son père ;

Et lorsque, par mes soins, des têtes des proscrits

Aux murs du Capitole on affichait le prix,

Pompée à leur salut mettait des récompenses.

Il a par des bienfaits combattu vos vengeances ;

Mais, quand vos légions ont marché sur nos pas,

Alors, fuyant de Rome et cherchant les combats,

Il s’avance à Césène, et vers les Pyrénées

Doit au fils de Caton joindre ses destinées ;

Tandis qu’en Orient Cassius et Brutus,

Conjurés trop fameux par leurs fausses vertus,

À leur faible parti rendant un peu d’audace,

Osent vous défier dans les champs de la Thrace.

ANTOINE.

Pompée est échappé !

OCTAVE.

Ne vous alarmez pas ;

En quelque endroit qu’il soit, la mort est sur ses pas.

Si mon père a du sien triomphé dans Pharsale,

J’attends contre le fils une fortune égale ;

Et le nom de César, dont je suis honoré,

De sa perte à mon bras fait un devoir sacré.

ANTOINE.

Préparons donc soudain cette grande entreprise ;

Mais que notre intérêt jamais ne nous divise.

Le sang du grand César est déjà joint au mien ;

Votre sœur est ma femme ; et ce double lien

Doit affermir le joug où nos mains triomphantes

Tiendront à nos genoux les nations tremblantes.

 

 

Scène V

 

OCTAVE, LE TRIBUN, éloigné

 

OCTAVE.

Que feront tous ces nœuds ? nous sommes deux tyrans !

Puissances de la terre, avez-vous des parents ?

Dans le sang des Césars Julie a pris naissance ;

Et, loin de rechercher mon utile alliance,

Elle n’a regardé cette triste union

Que comme un des arrêts de la proscription.

Au tribun.

Revenez... Quoi ! Pompée échappe à ma vengeance ?

Quoi ! Julie avec lui serait d’intelligence ?

On ignore en quels lieux elle a porté ses pas ?

LE TRIBUN.

Son père en est instruit, et l’on n’en doute pas.

Lui-même de sa fille a préparé la fuite.

OCTAVE.

De quoi s’informe ici ma raison trop séduite ?

Quoi ! lorsqu’il faut régir l’univers consterné,

Entouré d’ennemis, du meurtre environné,

Teint du sang des proscrits, que j’immole à mon père.

Détesté des Romains, peut-être d’un beau-frère,

Au milieu de la guerre, au sein des factions,

Mon cœur serait ouvert à d’autres passions !

Quel mélange inouï ! quelle étonnante ivresse

D’amour, d’ambition, de crimes, de faiblesse !

Quels soucis dévorants viennent me consumer !

Destructeur des humains, t’appartient-il d’aimer ?

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

FULVIE, AUFIDE

 

AUFIDE.

Oui, j’ai tout entendu ; le sang et le carnage

Ne coûtaient rien, madame, à votre époux volage.

Je suis toujours surpris que ce cœur effréné,

Plongé dans la licence, au vice abandonné,

Dans les plaisirs affreux qui partagent sa vie,

Garde une cruauté tranquille et réfléchie.

Octave même, Octave en paraît indigné ;

Il regrettait le sang où son bras s’est baigné ;

Il n’était plus lui-même : il semble qu’il rougisse

D’avoir eu si longtemps Antoine pour complice.

Peut-être aux yeux des siens il feint un repentir,

Pour mieux tromper la terre et mieux l’assujettir ;

Ou peut-être son âme, en secret révoltée,

De sa propre furie était épouvantée.

J’ignore s’il est né pour éprouver un jour

Vers l’humaine équité quelque faible retour ;[18]

Mais il a disputé sur le choix des victimes,

Et je l’ai vu trembler en signant tant de crimes.

FULVIE.

Qu’importe à mes affronts ce faible et vain remord ?

Chacun d’eux tour-à-tour me donne ici la mort.

Octave, que tu crois moins dur et moins féroce,

Sous un air plus humain cache un cœur plus atroce ;

Il agit en barbare, et parle avec douceur :

Je vois de son esprit la profonde noirceur ;

Le sphinx est son emblème[19], et nous dit qu’il préfère

Ce symbole du fourbe aux aigles de son père.

À tromper l’univers il mettra tous ses soins.

De vertus incapable, il les feindra du moins ;

Et l’autre aura toujours dans sa vertu guerrière

Les vices forcenés de son âme grossière.

Ils osent me bannir ; c’est là ce que je veux.

Je ne demandais pas à gémir auprès d’eux,

À respirer encore un air qu’ils empoisonnent.

Remplissons sans tarder les ordres qu’ils me donnent ;

Partons. Dans quels pays, dans quels lieux ignorés

Ne les verrons-nous pas comme à Rome abhorrés ?

Je trouverai partout l’aliment de ma haine.

 

 

Scène II

 

FULVIE, ALRINE, AUFIDE

 

AUFIDE.

Madame, espérez tout ; Pompée est à Césène ;

Mille Romains en foule ont devancé ses pas ;

Son nom et ses malheurs enfantent des soldats ;

Ou dit qu’à la valeur joignant la diligence,

Dans cette île barbare il porte la vengeance ;

Que les trois assassins à leur tour sont proscrits,

Que de leur sang impur on a fixé le prix.

On dit que Brutus même avance vers le Tibre,

Que la terre est vengée, et qu’enfin Rome est libre.

Déjà dans tout le camp ce bruit s’est répandu,

Et le soldat murmure, ou demeure éperdu.

FULVIE.

On en dit trop, Albine ; un bien si désirable

Est trop prompt et trop grand pour être vraisemblable ;

Mais ces rumeurs au moins peuvent me consoler,

Si mes persécuteurs apprennent à trembler.

AUFIDE.

Il est des fondements à ce bruit populaire.

Un peu de vérité fait l’erreur du vulgaire.

Pompée a su tromper le fer des assassins,

C’est beaucoup ; tout le reste est soumis aux destins.

Je sais qu’il a marché vers les murs de Césène ;

De son départ au moins la nouvelle est certaine,

Et le bruit qu’on répand nous confirme aujourd’hui

Que les cœurs des Romains se sont tournés vers lui ;

Mais son danger est grand ; des légions entières

Marchent sur son passage, et bordent les frontières ;

Pompée est téméraire, et ses rivaux prudents.

FULVIE.

La prudence est surtout nécessaire aux méchants ;

Mais souvent on la trompe ; un heureux téméraire

Confond, en agissant, celui qui délibère.

Enfin Pompée approche. Unis par la fureur,

Nos communs intérêts m’annoncent un vengeur.

Les révolutions, fatales ou prospères,

Du sort qui conduit tout sont les jeux ordinaires :

La fortune à nos yeux fit monter sur son char

Sylla, deux Marins, et Pompée, et César ;

Elle a précipité ces foudres de la guerre ;

De leur sang tour-à-tour elle a rougi la terre.

Rome a changé de lois, de tyrans, et de fers.

Déjà nos triumvirs éprouvent des revers.

Cassius et Brutus menacent l’Italie.

J’irais chercher Pompée aux sables de Libye.

Après mes deux affronts, indignement soufferts,

Je me consolerais en troublant l’univers.

Rappelons et l’Espagne et la Gaule irritée

À cette liberté que j’ai persécutée ;

Puissé-je, dans le sang de ces monstres heureux,

Expier les forfaits que j’ai commis pour eux !

Pardonne, Cicéron, de Rome heureux génie,

Mes destins t’ont vengé, tes bourreaux m’ont punie ;

Mais je mourrai contente en des malheurs si grands,

Si je meurs comme toi le fléau des tyrans.

À Aufide.

Avant que de partir, tâchez de vous instruire

Si de quelque espérance un rayon peut nous luire.

Profitez des moments où les soldats troublés

Dans le camp des tyrans paraissent ébranlés.

Annoncez-leur Pompée ; à ce grand nom peut-être

Ils se repentiront d’avoir un autre maître.

Allez.

Ici on voit dans renfoncement Julie couchée entre des rochers.

 

 

Scène III

 

FULVIE, ALBINE

 

FULVIE.

Que vois-je au loin dans ces rochers déserts.

Sur ces bords escarpés d’abîmes entr’ouverts,

Que présente à mes yeux la terre encor tremblante ?

ALBINE.

Je vois, ou je me trompe, une femme expirante.

FULVIE.

Est-ce quelque victime immolée en ces lieux ?

Peut-être les tyrans l’exposent à nos yeux.

Et par un tel spectacle, ils ont voulu m’apprendre

De leur triumvirat ce que je dois attendre.

Allez : j’entends d’ici ses sanglots et ses cris :

Dans son cœur oppressé rappelez ses esprits ;

Conduisez-la vers moi.

 

 

Scène IV

 

FULVIE, sur le devant da théâtre, JULIE, au fond, vers un des côtés, soutenue par ALBINE

 

JULIE.

Dieux vengeurs que j’adore !

Écoutez-moi, voyez pour qui je vous implore !

Secourez un héros, ou faites-moi mourir.

FULVIE.

De ses plaintifs accents je me sens attendrir.

JULIE.

Où suis-je ? et dans quels lieux les flots m’ont-ils jetée !

Je promène en tremblant ma vue épouvantée.

Où marcher !... Quelle main m’offre ici son secours ?

Et qui vient ranimer mes misérables jours ?

FULVIE.

Sa gémissante voix ne m’est point inconnue.

Avançons... Ciel ! que vois-je ! en croirai-je ma vue ?

Destins qui vous jouez des malheureux mortels,

Amenez-vous Julie en ces lieux criminels ?

Ne me trompé-je point ?... N’en doutons plus, c’est elle.

JULIE.

Quoi ! d’Antoine, grands dieux ! c’est l’épouse cruelle !

Je suis perdue !

FULVIE.

Hélas ! que craignez-vous de moi ?

Est-ce aux infortunés d’inspirer quelque effroi ?

Voyez-moi sans trembler ; je suis loin d’être à craindre ;

Vous êtes malheureuse, et je suis plus à plaindre.

JULIE.

Vous !

FULVIE.

Quel événement et quels dieux irrités

Ont amené Julie en ces lieux détestés ?

JULIE.

Je ne sais où je suis: un déluge effroyable

Qui semblait engloutir une terre coupable,

Des tremblements affreux, des foudres dévorants,

Dans les flots débordés ont plongé mes suivants.

Avec un seul guerrier de la mort échappée,

J’ai marché quelque temps dans cette île escarpée ;

Mes yeux ont vu de loin des tentes, des soldats ;

Ces rochers ont caché ma terreur et mes pas ;

Celui qui me guidait a cessé de paraître.

À peine devant vous puis-je me reconnaître ;

Je me meurs.

FULVIE.

Ah, Julie !

JULIE.

Eh quoi ! vous soupirez !

FULVIE.

De vos maux et des miens mes sens sont déchirés.

JULIE.

Vous souffrez comme moi ! quel malheur vous opprime ?

Hélas ! où sommes-nous ?

FULVIE.

Dans le séjour du crime,

Dans cette île exécrable où trois monstres unis

Ensanglantent le monde, et restent impunis.

JULIE.

Quoi ! c’est ici qu’Antoine et le barbare Octave

Ont condamné Pompée, et font la terre esclave ?

FULVIE.

C’est sous ces pavillons qu’ils règlent notre sort ;

De Pompée ici même ils ont signé la mort.

JULIE.

Soutenez-moi, grands dieux.

FULVIE.

De cet affreux repaire

Ces tigres sont sortis : leur troupe sanguinaire

Marche en ce même instant au rivage opposé.

L’endroit où je vous parle est le moins exposé ;

Mes tentes sont ici; gardez qu’on ne nous voie.

Venez ; calmez ce trouble où votre âme se noie.

JULIE.

Et la femme d’Antoine est ici mon appui !

FULVIE.

Grâces à ses forfaits je ne suis plus à lui.

Je n’ai plus désormais de parti que le vôtre.

Le destin par pitié nous rejoint l’une à l’autre.

Qu’est devenu Pompée ?

JULIE.

Ah ! que m’avez-vous dit ?

Pourquoi vous informer d’un malheureux proscrit ?

FULVIE.

Est-il en sûreté ? parlez en assurance :

J’atteste ici les dieux, et Rome, et ma vengeance,

Ma haine pour Octave, et mes transports jaloux,

Que mes soins répondront de Pompée et de vous,

Que je vais vous défendre au péril de ma vie.

JULIE.

Hélas ! c’est donc à vous qu’il faut que je me fie !

Si vous avez aussi connu l’adversité,

Vous n’aurez pas, sans doute, assez de cruauté

Pour achever ma mort, et trahir ma misère.

Vous voyez où des dieux me conduit la colère.

Vous avez dans vos mains, par d’étranges hasards,

Le destin de Pompée et du sang des Césars.

J’ai réuni ces noms ; l’intérêt de la terre

A formé notre hymen au milieu de la guerre.

Rome, Pompée et moi, tout est prêta périr ;

Aurez-vous la vertu d’oser les secourir ?

FULVIE.

J’oserai plus encor. S’il est sur ce rivage,

Qu’il daigne seulement seconder mon courage.

Oui, je crois que le ciel, si longtemps inhumain,

Pour nous venger tous trois l’a conduit par la main ;

Oui, j’armerai son bras contre la tyrannie.

Parlez : ne craignez plus.

JULIE.

Errante, poursuivie,

Je fuyais avec lui le fer des assassins

Qui de Rome sanglante inondaient les chemins ;

Nous allions vers son camp : déjà sa renommée

Vers Césène assemblait les débris d’une armée ;

À travers les dangers près de nous renaissants

Il conduisait mes pas incertains et tremblants.

La mort était partout ; les sanglants satellites

Des plaines de Césène occupaient les limites.

La nuit nous égarait vers ce funeste bord

Où règnent les tyrans, où préside la mort.

Notre fatale erreur n’était point reconnue,

Quand la foudre a frappe notre suite éperdue.

La terre en mugissant s’entr’ouvre sous nos pas.

Ce séjour en effet est celui du trépas.

FULVIE.

Eh bien ! est-il encore en cette île terrible ?

S’il ose se montrer, sa perte est infaillible,

Il est mort.

JULIE.

Je le sais.

FULVIE.

Où dois-je le chercher ?

Dans quel secret asile a-t-il pu se cacher ?

JULIE.

Ah ! madame...

FULVIE.

Achevez : c’est trop de défiance :

Je pardonne à l’amour un doute qui m’offense.

Parlez, je ferai tout.

JULIE.

Puis-je le croire ainsi ?

FULVIE.

Je vous le jure encore.

JULIE.

Eh bien !... il est ici.

FULVIE.

C’en est assez ; allons.

JULIE.

Il cherchait un passage

Pour sortir avec moi de cette île sauvage ;

Et ne le voyant plus dans ces rochers déserts,

Des ombres du trépas mes yeux se sont couverts.

Je mourais, quand le ciel, une fois favorable,

M’a présenté par vous une main secourable.

 

 

Scène V

 

FULVIE, JULIE, ALBINE, UN TRIBUN

 

LE TRIBUN, à Fulvie.

Madame, une étrangère est ici près de vous.

De leur autorité les triumvirs jaloux

De l’île à tout mortel ont défendu l’entrée.

JULIE.

Ah ! j’atteste la foi que vous m’avez jurée !

LE TRIBUN.

Je la dois amener devant leur tribunal.

FULVIE, à Julie.

Gardez-vous d’obéir à cet ordre fatal.

JULIE.

Avilirais-je ainsi l’honneur de mes ancêtres ?

Soldats des triumvirs, allez dire à vos maîtres

Que Julie, entraînée en ce séjour affreux,

Attend, pour en sortir, des secours généreux ;

Que partout je suis libre, et qu’ils peuvent connaître

Ce qu’on doit de respect au sang qui m’a fait naître,

À mon rang, à mon sexe, à l’hospitalité,

Aux droits des nations et de l’humanité.

Conduisez-moi chez vous, magnanime Fulvie.

FULVIE.

Votre noble fierté ne s’est point démentie ;

Elle augmente la mienne ; et ce n’est pas en vain

Que le sort vous conduit sur ce bord inhumain.

Puissé-je en mes desseins ne m’être point trompée !

JULIE.

Ô dieux ! prenez ma vie, et veillez sur Pompée !

Dieux ! si vous me livrez à mes persécuteurs,

Armez-moi d’un courage égal à leurs fureurs.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

SEXTUS POMPÉE

 

Je ne la trouve plus : quoi ! mon destin fatal

L’amène à mes tyrans, la livre à mon rival !

Les voilà, je les vois ces pavillons horribles

Où nos trois meurtriers, retirés et paisibles,

Ordonnent le carnage avec des yeux, sereins,

Comme on donne une fête et des jeux aux Romains.

Ô Pompée ! ô mon père ! infortuné grand homme !

Quel est donc le destin des défenseurs de Rome ?

Ô dieux ! qui des méchants suivez les étendards,

D’où vient que l’univers est fait pour les Césars ?

J’ai vu périr Caton[20], leur juge et votre image :

Les Scipions sont morts aux déserts de Carthage ;[21]

Cicéron, tu n’es plus,[22] et ta tête et tes mains

Ont servi de trophée aux derniers des humains.

Mon sort va me rejoindre à ces grandes victimes.

Le fer des Achillas et celai des Septimes,

D’un vil roi de l’Égypte instruments criminels,

Ont fait couler le sang du plus grand des mortels.[23]

Ce n’est que par sa mort que son fils lui ressemble.

Des brigands réunis, que la rapine assemble,

Un prétendu César, un fils de Cépias,[24]

Qui commande le meurtre, et qui fuit les combats,

Dans leur tranquille rage ordonnent de ma vie !

Octave est maître enfin du monde et de Julie.

De Julie ! Ah ! tyran, ce dernier coup du sort

Atterre mon esprit luttant contre la mort.

Détestable rival, usurpateur infâme,

Tu ne m’assassinais que pour ravir ma femme !

Et c’est moi qui la livre à tes indignes feux !

Tu règnes, et je meurs, et je te laisse heureux !

Et tes flatteurs, tremblants sur un tas de victimes,

Déjà du nom d’Auguste ont décoré tes crimes !

Quel est cet assassin qui s’avance vers moi ?

 

 

Scène II

 

POMPÉE, AUFIDE

 

POMPÉE, l’épée à la main.

Approche, et puisse Octave expirer avec toi !

AUFIDE.

Jugez mieux d’un soldat qui servit votre père.

POMPÉE.

Et tu sers un tyran !

AUFIDE.

Je l’abjure, et j’espère

N’être pas inutile, en ce séjour affreux,

Au fils, au digne fils d’un héros malheureux.

Seigneur, je viens à vous de la part de Fulvie.

POMPÉE.

Est-ce un piège nouveau que tend la tyrannie ?

À son barbare époux viens-tu pour me livrer ?

AUFIDE.

Du péril le plus grand je viens pour vous tirer.

POMPÉE.

L’humanité, grands dieux, est-elle ici connue ?

AUFIDE.

Sur ce billet, au moins, daignez jeter la vue.

Il lui donne des tablettes.

POMPÉE.

Julie ! ô ciel ! Julie ! est-il bien vrai ?

AUFIDE.

Lisez.

POMPÉE.

Ô fortune ! ô mes yeux, êtes-vous abusés ?

Retour inattendu de mes destins prospères !

Je mouille de mes pleurs ces divins caractères.

Il lit.

« Le sort paraît changer, et Fulvie est pour nous ;

« Écoutez ce Romain ; conservez mon époux. »

Qui que tu sois, pardonne ; à toi je me confie ;

Je te crois généreux sur la foi de Julie.

Quoi ! Fulvie a pris soin de son sort et du mien !

Qui l’y peut engager ? quel intérêt ?

AUFIDE.

Le sien.

D’Antoine abandonnée avec ignominie,

Elle est des trois tyrans la plus grande ennemie.

Elle ne borne pas sa haine et ses desseins

À dérober vos jours au fer des assassins ;

Il n’est point de péril que son courroux ne brave :

Elle veut vous venger.

POMPÉE.

Oui, vengeons-nous d’Octave.

Élevé dans l’Asie, au milieu des combats,

Je n’ai connu de lui que ses assassinats ;

Et dans les champs d’honneur, qu’il redoute peut-être,

Ses yeux, qu’il eût baissés, ne m’ont point vu paraître.

Antoine d’un soldat a du moins la vertu.

Il est vrai que mon bras ne l’a point combattu ;

Et depuis que mon père expira sous un traître.

Nous fûmes ennemis sans jamais nous connaître.

Commençons par Octave ; allons, et que ma main,

Au bord de mon tombeau, se plonge dans son sein.

AUFIDE.

Venez donc chez Fulvie, et sachez qu’elle est prête

D’Octave, s’il le faut, à vous livrer la tête.

De quelques vétérans je tenterai la foi ;

Sous votre illustre père ils servaient comme moi.

On change de parti dans les guerres civiles :

Aux desseins de Fulvie ils peuvent être utiles.

L’intérêt, qui fait tout, les pourrait engager

À vous donner retraite, et même à vous venger.

POMPÉE.

Je pourrais arracher Julie à ce perfide ?

Je pourrais des Romains immoler l’homicide ?

Octave périrait ?

AUFIDE.

Seigneur, n’en doutez pas.

POMPÉE.

Marchons.

 

 

Scène III

 

POMPÉE, AUFIDE, JULIE

 

JULIE.

Que faites-vous ? où portez-vous vos pas ?

On vous cherche, on poursuit tous ceux que cet otage

Put jeter comme moi sur cet affreux rivage.

Votre père, en Égypte, aux assassins livré,

D’ennemis plus sanglants n’était pas entouré.

L’amitié de Fulvie est funeste et cruelle ;

C’est un danger de plus qu’elle traîne après elle :

Ou l’observe, on l’épie, et tout me fait trembler ;

Dans ces horribles lieux je crains de vous parler.

Regagnons ces rochers et ces cavernes sombres

Où la nuit va porter ses favorables ombres.

Demain les trois tyrans, aux premiers traits du jour,

Partent avec la mort de ce fatal séjour ;

Ils vont, loin de vos yeux, ensanglanter le Tibre.

Ne précipitez rien, demain vous êtes libre.

POMPÉE.

Noble et tendre moitié d’un guerrier malheureux,

Ô vous ! ainsi que Rome, objet de tous mes vœux !

Laissez-moi m’opposer au destin qui m’outrage.

Si j’étais dans des lieux dignes de mon courage,

Si je pouvais guider nos braves légions

Dans les camps de Brutus, ou dans ceux des Catons,

Vous ne me verriez pas attendre de Fulvie

Un secours incertain contre la tyrannie.

Les dieux nous ont conduits dans ces sanglants déserts ;

Marchons aux seuls sentiers que ces dieux m’ont ouverts.

JULIE.

Octave en ce moment doit entrer chez Fulvie ;

Si vous êtes connu, c’est fait de votre vie.

AUFIDE.

Seigneur, craignez plutôt d’être ici découvert ;

Aux tribuns, aux soldats, ce passage est ouvert ;

Entre ces deux dangers que prétendez-vous faire ?

JULIE.

Pompée, au nom des dieux, au nom de votre père,

Dont le malheur vous suit, et qui ne s’est perdu

Que par sa confiance et son trop de vertu,

Ayez quelque pitié d’une épouse alarmée !

Avons-nous un parti, des amis, une armée ?

Trois monstres tout puissants ont détruit les Romains,

Vous êtes seul ici contre mille assassins...

Ils viennent, c’en est fait, et je les vois paraître.

AUFIDE.

Ah ! laissez-vous conduire ; on peut vous reconnaître :

Le temps presse, venez ; vous vous perdez sans fruit.

JULIE.

Je ne vous quitte pas.

POMPÉE.

À quoi suis-je réduit !

 

 

Scène IV

 

POMPÉE, JULIE, AUFIDE, sur le devant, OCTAVE, LICTEURS, au fond

 

OCTAVE.

Je prétends vous parler ; ne fuyez point, Julie.

JULIE.

Aufide me ramène aux tentes de Fulvie.

OCTAVE, à Aufide.

Demeurez, je le veux... Vous, quel est ce Romain ?

Est-il de votre suite ?

JULIE.

Ah ! je succombe enfin.

AUFIDE.

C’est un de mes soldats dont l’utile courage

S’est distingué dans Rome en ces jours de carnage ;

Et de Rome à mon ordre il arrive aujourd’hui.

OCTAVE, à Pompée.

Parle ; que fait Pompée ? où Pompée a-t-il fui ?

POMPÉE.

Il ne fuit point, Octave, il vous cherche, et peut-être

Avant la fin du jour vous le verrez paraître.

OCTAVE.

Tu sais en quoi état Il faut le présenter :

C’est sa tête, en un mot, qu’il me faut apporter ;

Et tu dois être instruit quelle est la récompense.

POMPÉE.

Elle est publique assez.

JULIE.

Ô terreur !

POMPÉE.

Ô vengeance !

 

 

Scène V

 

POMPÉE, JULIE, AUFIDE, OCTAVE, UN TRIBUN

 

LE TRIBUN.

Vous êtes obéi : grâce à votre heureux sort,

Pompée en ce moment est ou captif ou mort.

OCTAVE.

Que dis-tu ?

LE TRIBUN.

Ses suivants s’avançaient dans la plaine

Qui s’étend de Pisaure aux remparts de Césène ;

Les rebelles, bientôt entourés et surpris,

De leurs témérités ont eu le digne prix.

POMPÉE.

Ah ciel !

LE TRIBUN.

À la valeur que tous ont fait paraître,

On croit qu’ils combattaient sous les yeux de leur maître.

POMPÉE, à part.

Je perds tous mes amis !

LE TRIBUN.

S’il est parmi les morts,

Vos soldats à vos pieds vont apporter son corps.

S’il est vivant, s’il fuit, il va tomber, sans doute,

Aux pièges que nos mains ont tendus sur sa route ;

Il ne peut échapper au trépas qui l’attend.

OCTAVE.

Allez, continuez ce service important.

Vous, Aufide, en tout temps j’éprouvai votre zèle ;

Je sais qu’Antoine en vous trouve un guerrier fidèle :

Allez : si ce soldat peut servir aujourd’hui,

Souvenez-vous surtout de répondre de lui.

Vous, licteurs, arrêtez le premier téméraire

Qui viendrait sans mon ordre en ce lieu solitaire.

POMPÉE, à Aufide.

Viens guider mes fureurs.

JULIE.

Ô dieux qui m’écoutez,

Dans quel péril nouveau vous nous précipitez ![25]

 

 

Scène VI

 

OCTAVE, JULIE

 

OCTAVE, arrêtant Julie.

Je vous ai déjà dit que vous deviez m’entendre.

Votre abord en cette île a droit de me surprendre ;

Mais cessez de me craindre, et calmez votre cœur.

JULIE.

Seigneur, je ne crains rien, mais je frémis d’horreur.

OCTAVE.

Vous changerez peut-être en connaissant Octave.

JULIE.

J’ai le sort des Romains, il me traite en esclave.

Vous pouviez respecter mon nom et mon malheur.

OCTAVE.

Sachez que de tous deux je suis le protecteur.

Les respects des humains et Rome vous attendent ;

Ce nom que vous portez, et leurs vœux vous demandent ;

Je dois vous y conduire, et le sang des Césars

Ne doit plus qu’en triomphe entrer dans ses remparts.

Pourquoi les quittez-vous ? Ne pourrai-je connaître

Qui vous dérobe à Rome, où le ciel vous fit naître ?

JULIE.

Demandez-moi plutôt, dans ces horribles temps,

Pourquoi dans Rome encore il est des habitants.

La ruine, la mort de tous côtés s’annonce ;

Mon père était proscrit; et voilà ma réponse.

OCTAVE.

Mes soins veillent sur lui; ses jours sont assurés ;

Je les ai défendus, vous les rendez sacrés.

JULIE.

Ainsi je dois bénir vos lois et votre empire,

Lorsque vous permettez que mon père respire !

OCTAVE.

Il s’arma contre moi ; mais tout est oublié :

Ne lui ressemblez point par son inimitié.

Mais enfin près de moi qui vous a pu conduire ?

JULIE.

La colère des dieux obstinés à me nuire.

OCTAVE.

Ces dieux se calmeront. Ma sévère équité

A vengé le héros qui m’avait adopté.

Il n’appartient qu’à moi d’honorer dans Julie

Le sang, l’auguste sang dont vous êtes sortie.

Je dois compte de vous à Rome, aux demi-dieux

Que le monde à genoux révère en vos aïeux.

JULIE.

Vous !

OCTAVE.

Un fils de César ne doit jamais permettre

Qu’en d’étrangères mains on ose vous remettre.

JULIE.

Vous son fils !... ô héros ! ô généreux vainqueur !

Quel fils as-tu choisi ? quel est ton successeur ?

César vous a laissé son pouvoir en partage ;

Sa magnanimité n’est pas votre héritage :

S’il versa quelquefois le sang du citoyen,

Ce fut dans les combats, en répandant le sien ;

C’est par d’autres exploits que vous briguez l’empire.

Il savait pardonner, et vous savez proscrire :

Prodigue de bienfaits, et vous d’assassinats,

Vous n’êtes point son fils, je ne vous connais pas.

OCTAVE.

Il vous parle par moi, Julie ; il vous pardonne[26]

Les noms injurieux que votre erreur me donne.

Ne me reprochez plus ces arrêts rigoureux

Qu’arrache à ma justice un devoir malheureux.

La paix va succéder aux jours de la vengeance.

JULIE.

Quoi ! vous me donneriez un rayon d’espérance !

OCTAVE.

Vous pouvez tout.

JULIE.

Qui ? moi ?

OCTAVE.

Vous devez présumer

Quel est le seul moyen qui peut me désarmer,

Et qui de ma clémence est la cause et le gage.

JULIE.

Vous parlez de clémence au milieu du carnage !

Hélas ! si tant de sang, de supplices, de morts,

Ont pu laisser dans vous quelque accès aux remords ;

Si vous craignez du moins cette haine publique,

Cette horreur attachée au pouvoir tyrannique ;

Ou, si quelques vertus germent dans votre cœur,

En les mettant à prix n’en souillez point l’honneur ;

N’en avilissez pas le caractère auguste.

Est-ce à vos passions à vous rendre plus juste ?

Soyez grand par vous-même.

OCTAVE.

Allez, je vous entends ;

Et j’avais bien prévu vos refus insultants.

Un rival criminel, une race ennemie...

JULIE.

Qui ?

OCTAVE.

Vous le demandez ! vous savez trop, Julie,

Quel est depuis longtemps l’objet de mon courroux,

Et Pompée...

JULIE.

Ah ! cruel, quel nom prononcez-vous ?

Pompée est loin de moi : qui vous dit que je l’aime ?

OCTAVE.

Qui me le dit ? vos pleurs. Qui me le dit ? vous-même.

Pompée est loin de vous, et vous le regrettez !

Vous pensez m’adoucir lorsque vous m’insultez !

Lorsque de Rome enfin votre imprudente fuite

Du sein de vos parents vous entraîne à sa suite !

JULIE.

Ainsi vous ajoutez l’opprobre à vos fureurs.

Ah ! ce n’est pas à vous à m’enseigner les mœurs.

Je ne suis point réduite à tant d’ignominie ;

Et ce n’est pas pour vous que je me justifie.

J’ai quitté mon pays que vous ensanglantez,

Mes parents et mes dieux que vous persécutez.

J’ai dû sortir de Rome où vous alliez paraître ;

Mon père l’ordonnait, vous le savez peut-être ;

C’est vous que je fuyais ; mes funestes destins

Quand je vous évitais m’ont remise en vos mains.

Commandez, s’il le faut, à la terre asservie ;

Mon cœur ne dépend point de votre tyrannie.

Vous pouvez tout sur Rome, et rien sur mon devoir.

OCTAVE.

Vous ignorez mes droits, ainsi que mon pouvoir.

Vous vous trompez, Julie, et vous pourrez apprendre

Que Lucius sans moi ne peut choisir un gendre ;

Que c’est à moi surtout que l’on doit obéir.

Déjà Rome m’attend ; soyez prête à partir.

JULIE.

Voilà donc ce grand cœur, ce héros magnanime,

Qui du monde calmé veut mériter l’estime !

Voilà ce règne heureux de paix et de douceur !

Il fut un meurtrier, il devient ravisseur !

OCTAVE.

Il est juste envers vous ; mais, quoi qu’il en puisse être,[27]

Sachez que le mépris n’est pas fait pour un maître.

Que vous aimiez Pompée, ou qu’un autre rival,

Encouragé par vous, cherche l’honneur fatal

D’oser un seul moment disputer ma conquête,

On sait si je me venge ; il y va de sa tête :

C’est un nouveau proscrit que je dois condamner ;

Et je jure par vous de ne point pardonner.

JULIE.

Moi, j’atteste ici Rome et son divin génie,

Tous ces héros armés contre la tyrannie,

Le pur sang des Césars, et dont vous n’êtes pas,

Qu’à vos proscriptions vous joindrez mon trépas,

Avant que vous forciez cette âme indépendante

À joindre une main pure à votre main sanglante.

Les meurtres que dans Rome ont commis vos fureurs,

De celui que j’attends sont les avant-coureurs.

Un nouvel Appius a trouvé Virginie ;

Son sang eut des vengeurs ; il fut une patrie ;

Rome subsiste encor. Les femmes en tout temps

Ont servi dans nos murs à punir les tyrans.

Les rois, vous le savez, furent chassés pour elles.

Nouveau Tarquin, tremblez !

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

OCTAVE

 

Que d’injures nouvelles !

Quel reproche accablant pour mon cœur oppressé !

Ce cœur m’en a dit plus qu’elle n’a prononcé.

Le cruel est haï, j’en fais l’expérience ;

Je suis puni déjà de ma toute-puissance ;

À peine je gouverne, à peine j’ai goûté

Ce pouvoir qu’on m’envie, et qui m’a tant coûté.

Tu veux régner, Octave, et tu chéris la gloire ;

Tu voudrais que ton nom vécût dans la mémoire ;

Il portera ta honte à la postérité.

Être à jamais haï ! quelle immortalité !

Mais l’être de Julie, et l’être avec justice !

Entendre cet arrêt qui fait seul ton supplice !

Le peux-tu supporter ce tourment douloureux

D’un esprit emporté par de contraires vœux,

Qui fait le mal qu’il hait, et fuit le bien qu’il aime,[28]

Qui cherche à se tromper, et qui se hait lui-même ?

Faut-il donc que l’amour ajoute à mes fureurs ?

Ah ! l’amour était fait pour adoucir nos mœurs.

D’indignes voluptés corrompaient mon jeune âge :

L’ambition succède avec toute sa rage.

Par quel nouveau torrent je me laisse emporter !

Que d’ennemis à vaincre ! et comment les dompter ?

Mânes du grand César ! ô mon maître ! ô mon père !

Que Brutus immola, mais que Brutus révère ;

Héros terrible et doux à tous tes ennemis,

Tu m’as laissé l’empire à ta valeur soumis ;

La moitié de ce faix accable ma jeunesse.

Je n’ai que tes défauts, je n’ai que ta faiblesse ;

Et je sens dans mon cœur, de remords combattu,

Que je n’ose avec toi disputer de vertu.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

FULVIE, ALBINE

 

ALBINE.

Quand sous vos pavillons, de sa crainte occupée,

Invoquant en secret l’ombre du grand Pompée,

Les sanglots à la bouche et la mort dans les yeux,

Julie appelle en vain les enfers et les dieux,

Vous la laissez, Fulvie, à sa douleur mortelle.

FULVIE.

Qu’elle se plaigne aux dieux, je vais agir pour elle.

J’attends ici Pompée.

ALBINE.

Eh ! ne pouviez-vous pas

De cette île avec eux précipiter vos pas ?

FULVIE.

Non, de nos ennemis la fureur attentive

Couvre de meurtriers et l’une et l’autre rive :

Rien ne peut nous tirer de ce gouffre d’horreur,

J’y reste encore un jour, et c’est pour leur malheur.

ALBINE.

Qu’espérez-vous d’un jour ?

FULVIE.

La mort ; mais la vengeance.

ALBINE.

Eh ! peut-on se venger de la toute-puissance ?

FULVIE.

Oui, quand on ne craint rien.

ALBINE.

Dans nos vaines douleurs,

D’un sexe infortuné les armes sont les pleurs.

Le puissant foule aux pieds le faible qui menace,

Et rit, en l’écrasant, de sa débile audace.

FULVIE.

Désormais à Fulvie ils n’insulteront plus ;

Ils ne se joueront pas de mes pleurs superflus.

Je sais que ces brigands, affamés de rapine,

En comblant mon opprobre, ont juré ma ruine.

Prodigues ravisseurs, et bas intéressés,

Ils m’enlèvent les biens que mon père a laissés ;

On les donne pour dot à ma fière rivale.

Mais, Albine, crois-moi, la pompe nuptiale

Peut se changer encore en un trop juste deuil ;

Et tout usurpateur est près de son cercueil.

J’ai pris le seul parti qui reste à ma fortune.

De Pompée et de moi la querelle est commune :

Je l’attends ; il suffît.

ALBINE.

Il est seul, sans secours.

FULVIE.

Il en aura dans moi.

ALBINE.

Vous hasardez ses jours.

FULVIE.

Je prodigue les miens. Va, retourne à Julie ;

Soutiens son désespoir et sa force affaiblie ;

Porte-lui tes conseils, son âge en a besoin ;

Et de mon sort affreux laisse-moi tout le soin.

ALBINE.

L’état où je vous vois m épouvante et m’afflige.

FULVIE.

Porte ailleurs ton effroi ; va, laisse-moi, te dis-je.

Pompée arrive enfin ; je le vois. Dieux vengeurs,

Ainsi que nos affronts unissez nos fureurs !

 

 

Scène II

 

POMPÉE, FULVIE

 

FULVIE.

Êtes-vous affermi ?[29]

POMPÉE.

J’ai consulté ma gloire ;

J’ai craint qu’elle ne vît une action trop noire

Dans le meurtre inouï qui nous tient occupés.

FULVIE.

Elle parle avec Rome ; elle vous dit : Frappez.

Ils partent dès demain, ces destructeurs du monde ;

Ils partent triomphants : et cette nuit profonde

Est le temps, le seul temps, où nous pouvons tous deux,

Sans autre appui que nous, venger Rome sur eux.

Seriez-vous en suspens ?

POMPÉE.

Non : mes mains seront prêtes.

Je voudrais de cette hydre abattre les trois têtes.

Je ne puis immoler qu’un de mes ennemis :

Octave est le plus grand ; c’est lui que je choisis.

FULVIE.

Vous courez à la mort.

POMPÉE.

Elle ennoblit ma cause.

De cet indigne sang c’est peu que je dispose ;

C’est peu de me venger ; je n’aurais qu’à rougir

De frapper sans péril, et sans savoir mourir.[30]

FULVIE.

Vous faites encor plus ; vous vengez la patrie,

Et le sang innocent qui s’élève et qui crie ;

Vous servez l’univers.

POMPÉE.

J’y suis déterminé.

L’assassin des Romains doit être assassiné.

Ainsi mourut César ; il fut clément et brave ;

Et nous pardonnerions à ce lâche d’Octave !

Ce que Brutus a pu, je ne le pourrais pas !

Et j’irais pour ma cause emprunter d’autres bras !

Le sort en est jeté. Faites venir Aufide.

FULVIE.

Il veille près de nous dans ce camp homicide.

Qu’on l’appelle... Déjà les feux sont presque éteints,[31]

Et le silence règne en ces lieux inhumains.

 

 

Scène III

 

POMPÉE, FULVIE, AUFIDE

 

FULVIE, à Aufide.

Approchez. Que fait-on dans ces tentes coupables ?

AUFIDE.

Le sommeil y répand ses pavots favorables,

Lorsque les murs de Rome, au carnage livrés,

Retentissent au loin des cris désespérés

Que jettent vers les cieux les filles et les mères,

Sur les corps étendus des enfants et des pères.

Le sang ruisselle à Rome ; Octave dort en paix.

POMPÉE.

Vengeance, éveille-toi ! Mort, punis ses forfaits !

Dites-moi dans quels lieux ses tentes sont dressées.

FULVIE.

Vous avez remarqué ces roches entassées

Qui laissent un passage à ces vallons secrets,

Arrosés d’un ruisseau que bordent des cyprès ;

Le pavillon d’Antoine est auprès du rivage ;

Passez, et dédaignez de venger mon outrage :

Vous trouverez plus loin l’enceinte et les palis

Où du clément César est le barbare fils.

Avancez, vengez-vous.

AUFIDE.

Une troupe sanglante.

Dans la nuit, à toute heure, environne sa tente.

Des plaisirs de leurs chefs affreux imitateurs,

Ils dorment auprès d’eux dans le sein des horreurs.

POMPÉE.

Vous avez préparé votre fidèle esclave ?

FULVIE.

Il vous attend : marchez jusques au lit d’Octave.[32]

POMPÉE, à Fulvie.

Je laisse entre vos mains, dans ce cruel séjour,

L’objet, le seul objet pour qui j’aimais le jour,

Le seul qui pût unir deux familles fatales,

Deux races de héros en infortune égales,

Le sang des vrais Césars. Ayez soin de son sort ;

Enseignez à son cœur à supporter ma mort.

Qu’elle envisage moins ma perte que ma gloire ;

Que, mort pour la venger, je vive en sa mémoire :

C’est tout ce que je veux. Mais en portant mes coups,

Je vous laisse exposée, et je frémis pour vous.

Antoine est en ces lieux maître de votre vie,

Il peut venger sur vous le frère d’Octavie.

FULVIE.

Qui ? lui ! qui ? ce mortel sans pudeur et sans foi ?

Cet oppresseur de Rome, et du monde, et de moi ?

Lui, qui m’ose exiler ? Quoi ! dans mon entreprise

Vous pensez qu’un tyran, qu’une mort me suffise ?

Aviez-vous soupçonné que je ne saurais pas

Porter, ainsi que vous, et souffrir le trépas ;

Que je dévorerais mes douleurs impuissantes ?

Voyez de ces tyrans les demeures sanglantes ;

C’est l’école du meurtre, et j’ai dû m’y former ;

De leur esprit de rage ils ont su m’animer ;

Leur loi devient la mienne, il faut que je la suive ;

Il faut qu’Antoine meure, et non pas que je vive.

Il périra, vous dis-je.

POMPÉE.

Et par qui ?

FULVIE.

Par ma main.[33]

POMPÉE.

Osez-vous bien remplir un si hardi dessein ?

FULVIE.

Osez-vous en douter ? Le destin nous rassemble

Pour délivrer la terre, et pour mourir ensemble.

Que le triumvirat, par nous deux aboli,

Dans la tombe avec nous demeure enseveli.

J’ai trop vécu comme eux : le terme de ma vie

Est conforme aux horreurs dont les dieux l’ont remplie ;

Et Pompée, aux enfers descendant sans effroi,

Y va traîner Octave avec Antoine et moi.

AUFIDE.

Non, espérez encor ; les soldats de ces traîtres

Ont changé quelquefois de drapeaux et de maîtres :

Ils ont trahi Lépide[34] ; ils pourront aujourd’hui

Vendre au fils de Pompée un mercenaire appui.

Pour gagner les Romains, pour forcer leur hommage,

Il ne faut qu’un grand nom, de l’or, et du courage.

On a vu Marins entraîner sur ses pas[35]

Les mêmes assassins payés pour son trépas.

Nous séduirons les uns, nous combattrons le reste.

Ce coup désespéré peut vous être funeste ;

Mais il peut réussir. Brutus et Cassius[36]

N’avaient pas, après tout, des projets mieux conçus.

Téméraires vengeurs de la cause commune,

Ils ont frappé César, et tenté la fortune.

Ils devaient mille fois périr dans le sénat ;

Ils vivent cependant, ils partagent l’état ;

Et dans Rome avec vous je les verrai peut-être.

Mes guerriers sur vos pas à l’instant vont paraître.

Nous vous suivrons de près ; il en est temps, marchons.

POMPÉE.

Je t’invoque, Brutus ! je t’imite ; frappons !

Il sort avec Aufide.

 

 

Scène IV

 

FULVIE, JULIE, ALBINE

 

JULIE.

Il m’échappe, il me fuit ; ô ciel ! m’a-t-il trompée ?

Autel ! fatal autel ! mânes du grand Pompée !

Votre fils devant vous m’a-t-il fait prosterner

Pour trahir mes douleurs, et pour m’abandonner ?

FULVIE.

S’il arrive un malheur, armez-vous de courage :

Il faut s’attendre à tout.

JULIE.

Quel horrible langage !

S’il arrive un malheur ! Est-il donc arrivé ?

FULVIE.

Non, mais ayez un cœur plus grand, plus élevé.

JULIE.

Il l’est ; mais il gémit : vous haïssez, et j’aime.

Je crains tout pour Pompée, et non pas pour moi-même.

Que fait-il ?

FULVIE.

Il vous sert... Les flambeaux dans ces lieux

De leur faible clarté ne frappent plus mes yeux.[37]

Sommeil ! sommeil de mort, favorise ma rage !

JULIE.

Où courez-vous ?

FULVIE.

Restez ; j’ai pitié de votre âge,

De vos tristes amours, et de tant de douleurs.

Gémissez, s’il le faut ; laissez-moi mes fureurs !

 

 

Scène V

 

JULIE, ALBINE

 

JULIE.

Que veut-elle me dire, et qu’est-ce qu’on prépare ?

Séjour de meurtriers, île affreuse et barbare !

Je l’avais bien prévu, tu seras mon tombeau.

Albine, instruisez-moi de mon malheur nouveau :

Pompée est-il connu ? voit-il sa dernière heure ?

N’est-il plus d’espérance ? est-il temps que je meure ?

Je suis prête, parlez.

ALBINE.

Dans cette horrible nuit,

J’ignore, ainsi que vous, s’il succombe ou s’il fuit,

Si Fulvie au trépas aura pu le soustraire :

Elle suit les conseils d’une aveugle colère,

Qu’en ses transports soudains rien ne peut captiver ;

Elle expose Pompée, au lieu de le sauver.

JULIE.

Je m’y suis attendue ; et quand ma destinée,

Dans cet orage affreux, m’a près d’elle amenée,

Je ne me flattais pas d’y rencontrer un port.

Je sais que c’est ici le séjour de la mort.

Je suis perdue, Albine, et ne suis point trompée.

La fille d’un César, la veuve d’un Pompée,

Sera digne du moins, dans ces extrémités,

Du sang qu’elle a reçu, des noms qu’elle a portés.

On ne me verra point déshonorer sa cendre

Par d’inutiles cris qu’on dédaigne d’entendre,

Rougir de lui survivre, et tromper mes douleurs

Par l’espoir incertain de trouver des vengeurs.

Pour affronter la mort, il échappe à ma vue :

Il a craint ma faiblesse ; il m’a trop mal connue :

S’il prétend que je vive, il m’outrage en effet.

Allons.

 

 

Scène VI

 

JULIE, ALBINE, POMPÉE

 

JULIE.

Ô dieux ! Pompée !

POMPÉE.

Il est mort, c’en est fait.

JULIE.

Qui ?

POMPÉE.

L’univers est libre.

JULIE.

Ô Rome ! ô ma patrie !

Octave est mort par vous !

POMPÉE.

Oui, je vous ai servie.

De la terre et de vous j’ai puni l’oppresseur.

JULIE.

Ô succès inouï ! trop heureuse fureur !

POMPÉE.

Ses gardes assoupis, dans leur infâme ivresse,

Laissaient un accès libre à ma main vengeresse :

Un de ses favoris, un de ses assassins,

Un ministre odieux de ses affreux desseins,

Seul auprès du tyran reposait dans sa tente :

J’entre ; un dieu me conduit ; une idée effrayante,

De la mort que j’apporte un songe avant-coureur.

Dans son profond sommeil excitant sa terreur,

De ses proscriptions lui présentait l’image ;

Quelques sons mal formés de sang et de carnage

S’échappaient de sa bouche, et son perfide cœur

Jusque dans le repos déployait sa fureur ;

De funèbres accents ont prononcé Pompée :

Dans son cœur à ce nom j’ai plongé cette épée ;

Mon rival a passé du sommeil au trépas,

Trépas encor trop doux pour tant d’assassinats ;

Il aurait dû périr par un supplice insigne.

Je sais que de Pompée il eût été plus digne

D’attaquer un César au milieu des combats,

Mais un César tyran ne le méritait pas.

Le silence et la mort ont servi ma retraite.

JULIE.

Je goûte en frémissant une joie inquiète.

L’effroi qui me saisit, corrompant mon espoir,

Empoisonne en secret le bonheur de vous voir.

Pourrez-vous fuir du moins de cette île exécrable ?

POMPÉE.

Moi, fuir !

JULIE.

Il reste encore un tyran redoutable.

POMPÉE.

Si le ciel nous seconde, il n’en restera plus.

JULIE.

Et comment rassurer mes esprits éperdus ?

Antoine va venger la mort de son complice.

POMPÉE.

D’Antoine en ce moment les dieux vous font justice ;

Et je mourrai du moins, heureux dans mes malheurs,

Sur les corps tout sanglants de nos deux oppresseurs.

Venez, il n’est plus temps d’écouter vos alarmes.

JULIE.

Ciel ! pourquoi ces flambeaux, ces cris, ce bruit des armes ?

POMPÉE.

Je ne vois plus l’esclave à qui j’étais remis,

Et qui, me conduisant parmi mes ennemis,

Jusques au lit d’Octave a guidé ma furie.

 

 

Scène VII

 

POMPÉE, JULIE, ALBINE, AUFIDE

 

AUFIDE.

Tout serait-il perdu ? L’esclave de Fulvie,

Saisi par les soldats, est déjà dans les fers.

De César dans le camp le nom remplit les airs.

On marche, on est armé : le reste, je l’ignore.

J’ai des soldats. Allons.

JULIE, à Aufide.

Ah ! c’est toi que j’implore,

C’est toi qui de Pompée es devenu l’appui.

AUFIDE.

Je vous réponds du moins de mourir près de lui.

POMPÉE.

Mettez votre courage à supporter ma perte.

La tente de Fulvie à vos pas est ouverte ;

Rentrez, attendez-y les derniers coups du sort :

Confondez vos tyrans encore après ma mort,

Conservez pour eux tous une haine éternelle ;

C’est ainsi qu’à Pompée il faut être fidèle.

Pour moi, digne de vivre et mourir votre époux,

Je leur vendrai bien cher des jours qui sont à vous.

Le lâche fuit en vain, la mort vole à sa suite ;

C’est en la défiant que le brave l’évite.[38]

 

 

ACTE V[39]

 

 

Scène première

 

JULIE, FULVIE, GARDES dans le fond

 

JULIE.

Vous me l’aviez bien dit qu’il me fallait tout craindre.

Voilà donc nos succès !

FULVIE.

Vous êtes seule à plaindre :

Vous aviez devant vous un avenir heureux ;

Vous perdez de beaux jours, et moi des jours affreux.

Vivez, si vous l’osez : je déteste la vie ;

Ma main n’a pu suffire à mon âme hardie.

Ces monstres que le ciel veut encor protéger

Sont plus heureux que nous dans l’art de se venger.

Pompée, en s’approchant de ce perfide Octave,[40]

En croyant le punir, n’a frappé qu’un esclave,

Qu’un des vils instruments de ses sanglants complots,

Indigne de mourir sous la main d’un héros.

D’un plus grand ennemi j’allais purger le monde ;

Je marchais, j’avançais dans cette nuit profonde ;

Mon bras était levé, lorsque de toutes parts

Les flambeaux rallumés ont frappé mes regards.

Octave tout sanglant a paru dans la tente.

De leurs lâches licteurs une troupe insolente

Me conduit en ces lieux captive auprès de vous.

Fléchissez vos tyrans ; je brave ici leurs coups.

Qu’on me laisse le jour, ou bien qu’on me punisse,

Ma vengeance est perdue, et voilà mon supplice.

Ciel ! si tu veux encor prolonger mes destins,

Que ce soit seulement pour mieux armer mes mains,

Pour mieux servir ma haine et ma fureur trompée.

JULIE.

Hélas ! avez-vous suce que devient Pompée ?

Est-il vivant ou mort en ces déserts sanglants ?

Aufide aura-t-il pu dérober aux tyrans

Ce héros tant proscrit que la terre abandonne ?

FULVIE.

Il n’ose m’en flatter ; mais aucun ne soupçonne

Que Pompée en effet soit errant sur ces bords.

Vers Césène aujourd’hui tous ses amis sont morts ;

Le bruit de son trépas commence à se répandre ;

Les tyrans sont trompés ; et vous pouvez comprendre

Que ce bruit peut servir encore à le sauver ;

C’est un soin que mes mains n’ont pu se réserver.

Vous êtes libre au moins ; son salut vous regarde :

Vous me voyez captive, on m’arrête, on me garde ;

Je ne puis rien pour vous, ni pour lui, ni pour moi.

J’attends la mort.

 

 

Scène II

 

JULIE, FULVIE, OCTAVE, ANTOINE, TRIBUNS, LICTEURS

 

ANTOINE.

Tribuns, exécutez ma loi ;

Gardez cette coupable, et répondez-moi d’elle ;

Suivez de ses complots la trame criminelle,

Qu’on l’observe, et surtout que nous soyons instruits

Des complices secrets par son ordre introduits.

FULVIE.

Je n’ai point de complice ; et ces noms méprisables

Sont faits pour vos suivants, sont faits pour vos semblables,

Pour ces Romains nouveaux, qui, formés pour servir,

Se sont déshonorés jusqu’à vous obéir.

Traîtres, ne cherchez point la main qui vous menace ;

La voici : vous deviez connaître mon audace.

L’art des proscriptions, que j’apprenais sous vous.

M’enseignait à vous perdre, et dirigeait mes coups.

Je n’ai pu sur vous deux assouvir ma vengeance ;

Je l’attends de vous seuls et de votre alliance ;

Je l’attends des forfaits qui vous ont faits amis ;

Ils vont vous diviser comme ils vous ont unis :

Il n’est point d’amitiés entre les parricides.

L’un de l’autre jaloux, l’un vers l’autre perfides,

Vous détestant tous deux, du monde détestés,

Traînant de mers en mers vos infidélités.

L’un par l’autre écrasés, et bourreaux et victimes,

Puissent vos maux sans nombre être égaux à vos crimes !

Citoyens révoltés, prétendus souverains,

Qui vous faites un jeu du malheur des humains,

Qui, passant du carnage aux bras de la mollesse,

Du meurtre et du plaisir goûtez en paix l’ivresse,

Mon nom deviendra cher aux siècles à venir

Pour avoir seulement tenté de vous punir.

ANTOINE.

Qu’on la remène ; allez.

 

 

Scène III

 

JULIE, OCTAVE, ANTOINE, GARDES

 

JULIE, à Octave.

Ah ! souffrez que Julie

Loin de ses oppresseurs accompagne Fulvie.

Mon bras n’est point armé ; je n’ai contre vous trois

Que mon cœur, ma misère, et nos dieux, et nos lois :

Vous les méprisez tous; mais si César encore,

Ce nom sacré pour vous, ce nom que Rome honore,

Sur vos cœurs endurcis a quelque autorité.

Osez-vous à son sang ravir la liberté ?

Pensait-il qu’en ces lieux sa nièce fugitive

Du fils qu’il adopta deviendrait la captive ?

OCTAVE.

Pensait-il que Julie avec tant de fureur

Du sang qui la forma pourrait trahir l’honneur ?

Je ne crois point votre âme encore assez hardie

Pour oser partager les crimes de Fulvie :

Mais, sans vous imputer ses forfaits insensés,

L’amante de Pompée est criminelle assez.[41]

JULIE.

Oui, je l’aime, César, et vous l’avez dû croire.

Je l’aime, je le dis, j’en fais toute ma gloire.

J’ai préféré Pompée errant, abandonné,

À César tout puissant, à César couronné.

Caton contre les dieux prit le parti du père :

Je mourrai pour le fils ; cette mort m’est plus chère

Que ne l’est à vos yeux tout le sang des proscrits :

Sa main les rachetait; mon cœur en fut le prix.

Ne lui disputez pas sa noble récompense ;

César, contentez-vous de la toute puissance.

S’il honora dans Rome, et surtout aux combats,

Un nom dont il est digne et qu’il n’usurpe pas ;

Si vous êtes jaloux du nom qu’il fait revivre,

Songez à l’égaler, plutôt qu’à le poursuivre.

OCTAVE.

Oui, César est jaloux comme il est irrité.

Je crois valoir Pompée, et j’en suis peu flatté.

Et vous... Mais nous allons approfondir le crime.

 

 

Scène IV

 

OCTAVE, ANTOINE, JULIE, UN TRIBUN, GARDES

 

ANTOINE.

Eh bien ! qu’avez-vous fait ?

LE TRIBUN.

On conduit la victime.

JULIE.

Quelle victime, ô ciel !

OCTAVE.

Quel est ce malheureux ?

Où l’a-t-on retrouvé ?

LE TRIBUN.

Vers ces antres affreux,

Au milieu des rochers qu’a frappés le tonnerre ;

Du sang de nos soldats il a rougi la terre.

Aufide, de Fulvie un secret confident,

À côté de ce traître est mort en combattant ;

Il n’a cédé qu’à peine au nombre, à ses blessures.

Nos soins multipliés dans ces roches obscures

Ont du sang qu’il perdait arrêté les torrents,

Et rappelé la vie en ses membres sanglants.

On a besoin qu’il vive, et que dans les supplices

Il vous instruise au moins du nom de ses complices.

ANTOINE.

C’est quelqu’un des proscrits, qui, frappant au hasard,

Nous rapportait la mort aux lieux dont elle part.

On l’aura pu choisir dans une foule obscure.

Casca fit à César la première blessure.[42]

Je reconnais Fulvie et ses vaines fureurs,

Qui toujours contre nous armeront des vengeurs ;

Mais je la forcerai de nommer ce perfide.

LE TRIBUN.

Il n’en est pas besoin ; sa fureur intrépide

De ce grand attentat se fait encore honneur :

Il n’en cachera pas le motif et l’auteur.

OCTAVE.

Vous pâlissez, Julie !

LE TRIBUN.

Il vient.

JULIE.

Ciel implacable,

Vous nous abandonnez !

 

 

Scène V

 

OCTAVE, ANTOINE, JULIE, UN TRIBUN, POMPÉE, blessé et soutenu, GARDES

 

OCTAVE.

Quel es-tu ? misérable !

À ce meurtre inouï qui pouvait t’engager ?

POMPÉE.

Est-ce Octave qui parle, et m’ose interroger ?

LE TRIBUN.

Réponds au triumvir.

POMPÉE.

Eh bien ! ce nom funeste,

Eh bien ! ce titre affreux que la terre déteste,

Devait t’apprendre assez mon devoir, mes desseins.

JULIE.

Je me meurs !

OCTAVE.

Qui sont-ils ?

POMPÉE.

Ceux de tous les Romains.

ANTOINE.

Dans un simple soldat quelle étrange arrogance !

OCTAVE.

Sa fermeté m’étonne ainsi que sa vaillance.

Qu’es-tu donc ?

POMPÉE.

Un Romain digne d’un meilleur sort.

OCTAVE.

Qui t’amenait ici ?

POMPÉE.

Ton châtiment, ta mort ;

Tu sais qu’elle était juste.

JULIE.

Enfin la nôtre est sûre !

POMPÉE.

Du monde entier sur toi j’ai dû venger l’injure.

Apprenez, triumvirs, oppresseurs des humains,

Qu’il est des Scévola comme il est des Tarquins.

Même erreur m’a trompé... Licteurs, qu’on me présente

Le feu qui doit punir ma main trop imprudente ;

Elle est prête à tomber dans le brasier vengeur,

Ainsi qu’elle fut prête à te percer le cœur.

OCTAVE.

Lui, le soldat d’Aufide ! À ce nouvel outrage,

À ces discours hardis, et surtout au courage

Que ce Romain déploie à mes yeux confondus,

À ces traits de grandeur sur son front répandus,

Si je n’étais instruit que Pompée en sa fuite,

Au pied de l’Apennin, brave encor ma poursuite,

Je croirais... Mais déjà vous me tirez d’erreur.

Vous pleurez, vous tremblez ; c’est Pompée.

JULIE.

Ah, seigneur !

POMPÉE.

Tu ne t’es pas trompé : le Romain qui te brave,

Qui vengeait sa patrie et d’Antoine et d’Octave,

Possède un nom trop beau, trop cher à l’univers,

Pour ne s’en pas vanter dans l’opprobre des fers.

De Pompée en ces lieux je t’ai promis la tête :

Frappez, maîtres du monde ; elle est votre conquête.

JULIE.

Malheureuse !

OCTAVE.

Ô destins !

JULIE.

Ô pur sang des héros !

POMPÉE.

Je n’ai pu de mon père égaler les travaux :

Je cède à des tyrans ainsi que ce grand homme ;

Et je meurs comme lui le défenseur de Rome.

JULIE.

Octave, es-tu content ? tu tiens entre tes mains

Et Julie, et Pompée, et le sort des humains.

Prétends-tu qu’à tes pieds mes lâches pleurs s’épuisent ?

Le faible les répand, les tyrans les méprisent.

Je me reprocherais jusqu’au moindre soupir

Qui serait inutile, et le ferait rougir.

Je ne te parle plus du vainqueur de Pharsale.

Si ton père a du sien pleuré la mort fatale,

Celui qui des Romains n’est plus que le bourreau

N’est pas digne de suivre un exemple si beau.

Tes édits l’ont proscrit, arrache-lui la vie ;

Mais commence par moi, commence par Julie :

Tandis que je vivrai tes jours sont en danger.

Va, ne me laisse point un héros à venger.

Toi qui m’osas aimer, apprends à me connaître ;

Tyran, tu vois sa femme; elle est cligne de l’être.

OCTAVE.

Par un crime de plus fléchit-on mon courroux ?

Il n’est que plus coupable en étant votre époux.

Antoine, vous voyez ce que nos lois demandent.

ANTOINE.

Son supplice : il le faut ; nos légions l’attendent.

Je ne balance point ; César a pardonné ;

Mais César bienfaisant est mort assassiné.

Les intérêts, les temps, les hommes, tout diffère.

Je combattis longtemps, et j’honorai son père ;

Il s’arma noblement pour le sénat romain :

Je ne connais son fils que pour un assassin.

POMPÉE.

Lâches ! par d’autres mains vous frappez vos victimes.

J’ai fait une vertu de ce qui fait vos crimes ;

Je n’ai pu vous frapper au milieu des combats ;

Vous aviez vos bourreaux, je n’avais que mon bras.

J’ai sauvé cent proscrits ; et je l’étais moi-même :

Vous l’êtes par les lois. Votre grandeur suprême

Fut votre premier crime, et méritait la mort.

Par le droit des brigands, arbitres de mon sort,

Vous croyez m’abaisser ! vous ! dans votre insolence,

Sachez qu’aucun mortel n’aura cette puissance.

Le ciel même, le ciel, qui me laisse périr,

Peut accabler Pompée, et non pas l’avilir.

ANTOINE.

Vous voyez sa fureur ; elle nous justifie.

Assurez notre empire, assurez notre vie.

JULIE.

Barbares !

OCTAVE.

Je connais son courage effréné ;

Et Julie en l’aimant l’a déjà condamné.

ANTOINE.

Sa mort, depuis longtemps, fut par nous préparée ;

Elle est trop légitime, elle est trop différée.

C’est vous qu’il attaquait, c’est vous seul qui devez

Annoncer le destin que vous lui réservez.

OCTAVE.

Vous approuvez ainsi l’arrêt que je vais rendre ?

ANTOINE.

Prononcez, j’y souscris.

POMPÉE.

Je suis prêt à l’entendre,

À le subir.

OCTAVE, après un long silence.

Je suis le maître de son sort.

Si je n’étais que juge, il irait à la mort ;

Je suis fils de César, j’ai son exemple à suivre ;

C’est à moi d’en donner... Je pardonne ; il doit vivre.

Antoine, imitez-moi : j’annonce aux nations

Que je finis le meurtre et les proscriptions ;

Elles ont trop duré ; je veux que Rome apprenne...

ANTOINE.

Que vous voulez sur moi laisser tomber la haine,

Ramener les esprits pour m’en mieux éloigner,

Séduire les Romains, pardonner pour régner.

OCTAVE.

Non, je veux vous apprendre à vaincre la vengeance :

L’amour est plus terrible, a plus de violence ;

À mon âge, peut-être, il devait m’emporter ;

Il me combat encore, et je veux le dompter.

Commençons l’un et l’autre un empire plus juste.

Que l’on oublie Octave, et qu’on chérisse Auguste.[43]

Soyez jaloux de moi, mais pour mieux effacer

Jusqu’aux traces du sang qu’il nous fallut verser.

Pardonnons à Fulvie, à ces malheureux restes

Des proscrits échappés à nos ordres funestes ;

Par les cris des humains laissons-nous désarmer ;

Et puisse Rome un jour apprendre à nous aimer ![44]

À Julie.

Je vous rends à Pompée, en lui rendant la vie ;

Il n’aurait rien reçu s’il vivait sans Julie.

À Pompée.

Sois pour ou contre nous, brave ou subis nos lois,

Sans te craindre ou t’aimer je t’en laisse le choix.

Soutenons à l’envi les grands noms de nos pères,

Ou généreux amis, ou nobles adversaires.

Si du peuple romain tu te crois le vengeur,

Ne sois mon ennemi que dans les champs d’honneur ;

Loin du triumvirat va chercher un refuge.

Je prends entre nous deux la victoire pour juge.

Ne versons plus de sang qu’au milieu des hasards ;

Je m’en remets aux dieux, ils sont pour les Césars.

JULIE.

Octave, est-ce bien vous ? est-il vrai ?

POMPÉE.

Tu m’étonnes !

En vain tu deviens grand, en vain tu me pardonnes ;

Rome, l’état, mon nom, nous rendent ennemis.

La haine qu’entre nous nos pères ont transmis

Est par eux commandée, et comme eux immortelle.

Rome, par toi soumise, à son secours m’appelle.

J’emploierai tes bienfaits, mais pour la délivrer :

Va, je la dois servir, mais je dois t’admirer.

 


[1] Cet éditeur est Voltaire lui-même. Sa Préface était dans l’édition originale.

[2] Cette île, où les triumvirs commencèrent les proscriptions, est dans la rivière Réno, auprès de Bononia, que nous nommons Bologne. Elle n’est pas si grande qu’elle semble l’être dans cette tragédie, mais je crois qu’on peut très bien supposer, surtout en poésie, que l’île et la rivière étaient plus considérables autrefois qu’aujourd’hui ; et surtout ce tremblement de terre dont il est parlé dans Pliue peut avoir diminué l’une et l’autre. Il y a dans l’histoire plusieurs exemples de pareils changements produits par des volcans et par des tremblements de terre. Ce fut dans ce temps-là même que la nouvelle ville d’Épidaure, sur le golfe Adriatique, fut renversée de fond en comble, et le cours de la rivière sur laquelle elle était située fut changé et très diminué.

[3] Il est bon d’observer qu’Antoine n’épousa Octavie que longtemps après ; mais c’est assez qu’il ait été beau-frère d’Octave. Il ne répudia point Octavie ; mais il fut sur le point de la répudier quand il fut amoureux de Cléopâtre, et elle mourut de chagrin et de colère.

[4] Les historiens disent que Fulvie fit les avances à Octave, et qu’il ne la trouva pas assez belle : ce qui paraît en effet par les vers licencieux qu’il fit contre Fulvie.

« Quod f... Glaphyram Antonius, banc mihi pœnam

« Fulvia constituit, se quoque uti f...

« Aut f... aut pugnemus, ait ! quid quod mihi vita

« Carior est ipsa mentula, signa canant. »

Cette abominable épigramme est un des plus forts témoignages de l’infamie des mœurs d’Auguste. Peut-être l’auteur de la pièce en a-t-il inféré qu’Octave s’était dégoûté de Fulvie ; ce qui arrive toujours dans ces commerces scandaleux. Octave et Fulvie étaient également ennemis des mœurs, et prouvent l’un et l’autre la dépravation de ces temps exécrables ; et cependant Auguste affecta depuis des mœurs sévères.

[5] Il est très vrai qu’Auguste fut longtemps livré à des débauches de toute espèce. Suétone nous en apprend quelques unes. Ce même Sextus Pompée, dont nous parlerons, lui reprocha des faiblesses infâmes, effeminaium insectatus est. Antoine, avant le triumvirat, déclara que César, grand-oncle d’Auguste, ne l’avait adopté pour son fils que parce qu’il avait servi à ses plaisirs ; adoptionem avuncidi stupro meritum. Lucius lui fit le même reproche, et prétendit même qu’il avait poussé la bassesse jusqu’à vendre son corps à Hirtius pour une somme très considérable. Son impudence alla depuis jusqu’à arracher une femme consulaire à sou mari, au milieu d’un souper : il passa quelque temps avec elle dans un cabinet voisin, et la ramena ensuite à la table, sans que lui, ni elle, ni son mari, en rougissent.

Nous avons encore une lettre d’Antoine à Auguste, conçue en ces mots : « Ita valeas ut, hanc epistolam quum leges, non inieris Testulam, aut Terentillam, aut Russilam, aut Salviam, aut omnes. Anne refert ubi et in quam arrigas ? » On n’ose traduire cette lettre licencieuse.

Rien n’est plus connu que ce scandaleux festin de cinq compagnons de ses plaisirs avec six principales femmes de Rome. Ils étaient habillés en dieux et en déesses, et ils en imitaient toutes les impudicités inventées dans les fables :

« Dum nova divorum cœnat adulteria. »

(Suet., Oct., chap. 70.)

Enfin on le désigna publiquement sur le théâtre par ce fameux vers :

« Videsne ut cinsdas orbem digito temperet ? »

(Id., 168.)

Presque tous les auteurs latins qui ont parlé d’Ovide, prétendent qu’Auguste n’eut l’insolence d’exiler ce chevalier romain, qui était beaucoup plus honnête homme que lui, que parce qu’il avait été surpris par lui dans un inceste avec sa propre fille Julia, et qu’il ne relégua même sa fille que par jalousie. Cela est d’autant plus vraisemblable, que Caligula publiait hautement que sa mère était née de l’inceste d’Auguste et de Julie : c’est ce que dit Suétone dans la vie de Caligula (chap. XXIII).

On sait qu’Auguste avait répudié la mère de Julie le jour même qu’elle accoucha d’elle, et il enleva le même jour Livie à son mari, grosse de Tibère, autre monstre qui lui succéda. Voilà l’homme à qui Horace disait (livre II, épître Ier, vers 2-3) :

« Res Italas armis tuteris, moribus ornes,

« Legibus emendes, etc. »

Antoine n’était pas moins connu par ses débordements effrénés. On le vit parcourir toute l’Apulie dans un char superbe traîné par des lions, avec la courtisane Cithéris, qu’il caressait publiquement en insultant au peuple romain. Cicéron lui reproche encore un pareil voyage fait aux dépens des peuples, avec une baladine nommée Hippias et des farceurs. C’était un soldat grossier, qui jamais, dans ses débauches, n’avait eu de respect pour la bienséance ; il s’abandonnait à la plus honteuse ivrognerie et aux plus infâmes excès. Le détail de toutes ces horreurs passera à la dernière postérité, dans les Philippiques de Cicéron : « Sed jam stupra et flagitia omittam ; sunt quœdam quœ honeste non possum dicere, etc. » Phil. 2. Voilà Cicéron qui n’ose dire devant le sénat ce qu’Antoine a osé faire ; preuve bien évidente que la dépravation des mœurs n’était point autorisée à Rome, comme on l’a prétendu. Il y avait même des lois contre les gitons, qui ne furent jamais abrogées. Il est vrai que ces lois ne punissaient point par le feu un vice qu’il faut fâcher de prévenir, et qu’il faut souvent ignorer. Antoine et Octave, le grand César et Sylla, furent atteints de ce vice ; mais on ne le reprocha jamais aux Scipion, aux Métellus, aux Caton, aux Brutus, aux Cicéron : tous étaient des gens de bien ; tous périrent cruellement.

Leurs vainqueurs furent des brigands plongés dans la débauche. On ne peut pardonner aux historiens flatteurs ou séduits qui ont mis de pareils monstres au rang des grands hommes ; et il faut avouer que Virgile et Horace ont montré plus de bassesse dans les éloges prodigués à Auguste, qu’ils n’ont déployé de goût et de génie dans ces tristes monuments de la plus lâche servitude.

Il est difficile de n’être pas saisi d’indignation en lisant, à la tête des Géorgiques, qu’Auguste est un des plus grands dieux, et qu’on ne sait quelle place il daignera occuper un jour dans le ciel, s’il régnera dans les airs, ou s’il sera le protecteur des villes, ou bien s’il acceptera l’empire des mers.

« An deus immensi venias maris, ac tua nautæ

« Numina sola colant : tibi serviat ultima Thule. »

L’Arioste parle bien plus sensément, comme aussi avec plus de grâce, quand il dit dans son admirable trente-cinquième chant :

« Non fu si santo, nè benigno Augusto,

« Come la tuba di Virgilio suona ;

« L’aver avuto in poesia buon gusto,

« La proscrizione iniqua gli perdona, etc. » (Ott. XXVI.)

Tacite fait aisément comprendre comment le peuple romain s’accoutuma enfin au joug de ce tyran habile et heureux, et comme les lâches fils des plus dignes républicains crurent être nés pour l’esclavage. Nul d’eux, dit-il, n’avait vu la république.

[6] Non seulement Octave et Antoine se haïssaient et se craignaient l’un et l’autre, non seulement ils s’étaient déjà fait la guerre auprès de Modène, mais Octave avait voulu assassiner Antoine ; et quand ils conférèrent ensemble dans l’île de Réno, ils commencèrent par se fouiller réciproquement, se soupçonnant également l’un et l’autre d’être des assassins. Il est bien évident que la vengeance du meurtre de César ne fut jamais que le prétexte de leur ambition. Ils n’agirent que pour eux-mêmes, soit quand ils furent ennemis, soit quand ils furent alliés. Il me semble que l’auteur de la tragédie a bien raison de dire :

À quels maîtres, grands dieux, livrez-vous l’univers !

Le monde fut ravagé, depuis l’Euphrate jusqu’au fond de l’Espagne ; par deux scélérats sans pudeur, sans loi, sans honneur, sans probité, fourbes, ingrats, sanguinaires, qui, dans une république bien policée, auraient péri par le dernier supplice. Nous sommes encore éblouis de leur splendeur, et ne devrions être étonnés que de l’atrocité de leur conduite. Si on nous racontait de pareilles actions de deux citoyens d’une petite ville, elles nous dégoûteraient ; mais l’éclat de la grandeur de Rome se répand sur eux : elle nous en impose, et nous fait presque respecter ce que nous haïssons dans le fond du cœur.

Les derniers temps de l’empire d’Auguste sont encore cités avec admiration, parce que Rome goûta sous lui l’abondance, les plaisirs, et la paix. Il régna avec gloire ; mais enfin il ne fut jamais cité comme un bon prince. Quand le sénat complimentait les empereurs à leur avènement, que leur souhaitait-il ? d’être plus heureux qu’Auguste, meilleurs que Trajan, felicior Augusto, melior Trajano. L’opinion de l’empire romain fut donc qu’Auguste n’avait été qu’heureux, mais que Trajan avait été bon. En effet, comment peut-on tenir compte à un brigand enrichi d’avoir joui en paix du fruit de ses rapines et de ses cruautés ? Clementiam non voco, dit Sénèque, lassam crudelitatem.

[7] Ce Lucius César avait épousé une tante d’Antoine, et Antoine le proscrivit. Il fut sauvé par les soins de sa femme, qui s’appelait Julie. Je n’ai trouvé dans aucun historien qu’il ait eu une fille du même nom ; je laisse à ceux qui connaissent mieux que moi les règles du théâtre et les privilèges de la poésie, à décider s’il est permis d’introduire sur la scène un personnage important qui n’a pas réellement existé. Je crois que si cette Julie était aussi connue qu’Antoine et Octave, elle ferait un plus grand effet. Je propose cette idée moins comme une critique que comme un doute.

[8] Le prix de chaque tête était de cent mille sesterces, qui font aujourd’hui environ vingt-deux mille livres de notre monnaie. Mais il est très probable que le sang de Sextus Pompée, de Cicéron, et des principaux proscrits, fut mis à un prix plus haut, puisque Popilius Lænas, assassin de Cicéron, reçut la valeur de deux cent mille francs pour sa récompense.

Au reste, le prix ordinaire de cent mille sesterces pour les hommes libres qui assassineraient des citoyens, fut réduit à quarante mille pour les esclaves. L’ordonnance en fut affichée dans toutes les places publiques de Rome. Il y eut trois cents sénateurs de proscrits, deux mille chevaliers, plus de cent négociants, tous pères de famille. Mais les vengeances particulières, et la fureur de la déprédation, firent périr beaucoup plus de citoyens que les triumvirs n’en avaient condamné. Tous ces meurtres horribles furent colorés des apparences de la justice. Ou assassina en vertu d’un édit ; et qui osait donner cet édit ? trois citoyens qui alors n’avaient aucune prérogative que celle de la force.

L’avarice eut tant de part dans ces proscriptions, de la part même des triumvirs, qu’ils imposèrent une taxe exorbitante sur les femmes et sur les filles des proscrits, afin qu’il n’y eût aucun genre d’atrocité dont ces prétendus vengeurs de la mort de César ne souillassent leur usurpation.

Il y eut encore une autre espère d’avarice dans Antoine et dans Octave ; ce fut la rapine et la déprédation qu’ils exercèrent l’un et l’autre dans la guerre civile qui survint bientôt après entre eux.

Antoine dépouilla l’Orient, et Auguste força les Romains et tous les peuples d’Occident, soumis à Rome, de donner le quart de leurs revenus, indépendamment des impôts sur le commerce. Les affranchis payèrent le huitième de leurs fonds. Les citoyens romains, depuis le triomphe de Paul Émile jusqu’à la mort de César, n’avaient été soumis à aucun tribut ; ils furent vexés et pillés lorsqu’ils combattirent pour savoir de qui ils seraient esclaves, ou d’Octave ou d’Antoine.

Ces déprédateurs ne s’en tinrent pas là. Octave, immédiatement avant la guerre de Pérouse, donna à ses vétérans toutes les terres du territoire de Mantoue et de Crémone ; il chassa de leurs foyers un nombre prodigieux de familles innocentes pour enrichir les meurtriers qui étaient à ses gages. César, sou père, n’en avait point usé ainsi ; et même, quoique dans les Gaules il eût exercé tous les brigandages qui sont les suites de la guerre, on ne voit pas qu’il ait dépouillé une seule famille gauloise de son héritage. Nous ne savons pas si, lorsque les Bourguignons, et après eux les Francs, vinrent dans la Gaule, ils s’approprièrent les terres des vaincus. Il est bien  prouvé que Clovis et les siens pillèrent tout ce qu’ils trouvèrent de précieux, et qu’ils mirent les anciens colons dans une dépendance qui approchait de la servitude ; mais enfin ils ne les chassèrent pas des terres que leurs pères avaient cultivées. Ils le pouvaient, en qualité d’étrangers, de barbares, et de vainqueurs ; mais Octave dépouillait ses compatriotes.

Remarquons encore que toutes ces abominations romaines sont du temps où les arts étaient perfectionnés en Italie, et que les brigandages des Francs et des Bourguignons sont d’un temps où les arts étaient absolument ignorés dans cette partie du monde, alors presque sauvage.

La philosophie morale, qui avait fait tant de progrès dans Cicéron, dans Atticus, dans Lucrèce, dans Memmius, et dans les esprits de tant d’autres dignes Romains, ne put rien contre les fureurs des guerres civiles. Il est absurde et abominable de dire que les belles-lettres avaient corrompu les mœurs. Antoine, Octave, et leurs suivants, ne furent pas méchants à cause de l’étude des lettres, mais malgré cette étude. C’est ainsi que, du temps de la Ligue, les Montaigne, les Charron, les De Thou, les L’Hospital, ne purent s’opposer au torrent de crimes dont la France fut inondée.

[9] Fulvie se rend ici une exacte justice. Elle précipita le frère d’Antoine dans sa ruine ; elle cabala avec Auguste et contre Auguste ; elle fut l’ennemie mortelle de Cicéron ; elle était digne de ces temps funestes. Je ne connais aucune guerre civile où quelque femme n’ait joué un rôle.

[10] Il était en effet tel que l’auteur le dépeint ici. Le lâche proscrivit jusqu’à son propre fière, pour s’attirer l’affection de ses deux collègues, qu’il ne put jamais obtenir. Il fut obligé de se démettre de sa place de triumvir après la bataille de Philippes : il demeura pontife, comme l’auteur le dit, mais sans crédit et sans honneurs. Octave et lui moururent paisibles, l’un tout puissant, l’autre oublié.

[11] Ce ne fut point ainsi que fut fait le partage dans l’ile de Réno. Ce ne fut qu’après la bataille de Philippes qu’Octave se réserva l’Italie ; et ce nouveau partage même fut la source de tous les malheurs d’Antoine, et de la prospérité d’Auguste. Mais n’est-on pas étonné de voir deux citoyens débauchés, dont l’un même n’était pas guerrier, partager tranquillement tout ce que possèdent aujourd’hui le sultan des Turcs, l’empereur de Maroc, la maison d’Autriche, les rois de France, d’Angleterre, d’Espagne, de Naples, de Sardaigne, les républiques de Venise, de Suisse, et de Hollande ? Et ce qui est encore plus singulier, c’est que cette vaste domination fut le fruit de sept cents ans de victoires consécutives, depuis Romulus jusqu’à César.

[12] On remarque en effet qu’avant la bataille d’Actium il y eut un jour quatorze rois dans l’antichambre d’Antoine ; mais ces rois ne valaient ni les légions romaines, ni même le seul Agrippa, qui gagna la bataille, et qui fit triompher le peu courageux Auguste de la valeur d’Antoine. Ce maître de l’Asie faisait peu de cas des rois qui le servaient : il fit fouetter le roi de Judée, Antigone, après quoi ce petit monarque fut mis en croix. Le prétendu royaume d’Antigone se bornait au territoire pierreux de Jérusalem et à la Galilée. Antoine avait donné le pays de Jéricho à Cléopâtre, qui jouissait de la terre promise. Il dépouillait souvent un roi d’une province pour en gratifier un favori. Il est bon de faire attention à tant d’insolence d’un côté, et à tant d’abrutissement de l’autre.

[13] Auguste feignit toujours d’être superstitieux ; et peut-être le fut-il quelquefois. Il eut, au rapport de Suétone, la faiblesse de croire qu’un poisson qui sautait hors de la mer sur le rivage d’Actium lui présageait le gain de la bataille. Ayant ensuite rencontré un ânier, il lui demanda le nom de son âne ; l’ânier lui répondit qu’il s’appelait Vainqueur : Octave ne douta plus qu’il ne dût remporter la victoire. Il fit faire des statues d’airain de l’ânier, de l’âne, et du poisson ; il les plaça dans le Capitole. On rapporte de lui beaucoup d’autres petitesses qui, en contrastant avec tant de cruautés, forment le portrait d’un méchant méprisable, mais qui devint habile ; et c’est à lui qu’on a dressé des autels de son vivant !

À quels maîtres, grands dieux, livrez-vous l’univers !

[14] Imitation de ces vers où Juvénal dit de Domitien :

« Sed periit postquam cerdonibus esse timendus

« Cœperat, hoc nocuit lamiarum cæde madenti, etc. »

[15] Ce Sextus Pompéius, dont nous avons déjà parlé, était fils du grand Pompée. Son caractère était noble, violent, et téméraire. Il se fit une réputation immortelle dans le temps des proscriptions ; il eut le courage de faire afficher dans Rome qu’il donnerait à ceux qui sauveraient les proscrits le double de ce que les triumvirs promettaient aux assassins. Il finit par être tué en Phrygie par ordre d’Antoine. Son frère Cnéius avait été tué en Espagne, à la bataille de Munda. Ainsi toute cette famille si chère aux Romains, et qui combattait pour les lois, périt malheureusement ; et Auguste, si longtemps l’ennemi de toutes les lois, mourut dans la vieillesse la plus honorée.

[16] Cela est incontestable, et je crois qu’on peut remarquer que presque tous les chefs de parti, dans les guerres civiles, ont été des voluptueux, si l’on en excepte peut-être quelques guerres fanatiques, comme celle dans laquelle Cromwell se signala. Les chefs de la fronde, ceux de la ligue, ceux des maisons de Bourgogne et d’Orléans, ceux de la Rose blanche, et ceux de la Rose rouge, s’abandonnèrent aux plaisirs au milieu des horreurs de la guerre. Ils insultèrent toujours aux misères publiques, en se livrant à la plus énorme licence ; et les rapines les plus odieuses servirent toujours à payer leurs plaisirs. On en voit de grands exemples dans les Mémoires du cardinal de Retz. Lui-même s’abandonnait quelquefois à la plus basse débauche, et bravait les mœurs eu donnant des bénédictions. Le duc de Borgia, fils du pape Alexandre VI, en usait ainsi dans le temps qu’il assassinait tous les seigneurs de la Romagne, et le peuple stupide osait à peine murmurer. Tout cela n’est pas étonnant : la guerre civile est le théâtre de la licence, et les mœurs y sont immolées avec les citoyens.

[17] Au lieu de la scène entre Auguste et Antoine, il y avait, dans le premier acte, cette scène entre Antoine et Fulvie.

La scène entre les deux triumvirs ouvrait le second acte ; on la trouvera ici telle qu’elle était dans le premier manuscrit.

 

Antoine parle bas à un tribun ; il aperçoit Fulvie, et se détourne.

ANTOINE.

Ah ! c’est elle...

FULVIE.

Arrêtez, ne craignez point Fulvie.

Je suis une étrangère, aucun nœud ne nous lie ;

Et je ne parle plus à mon perfide époux.

Mais après les hasards où j’ai couru pour vous,

Lorsque, pour cimenter votre grandeur suprême,

Je consens au divorce, et m’immole moi-même ;

Quand j’ai sacrifié mon rang et mon amour,

Puis-je obtenir de vous une grâce à mon tour ?

ANTOINE.

Le divorce à mes yeux ne vous rend pas moins chère.

Avec la sœur d’Octave un hymen nécessaire

Ne saurait vous ravir mon estime et mon cœur.

FULVIE.

Je le veux croire ainsi, du moins pour votre honneur.

Eh bien ! si de nos nœuds vous gardez la mémoire,

Je veux m’en souvenir pour sauver votre gloire.

Voyons à vous prier si je m’abaisse en vain.

ANTOINE.

Que me demandez-vous ? que faut-il ?

FULVIE.

Être humain,

Être éclairé du moins ; savoir avec prudence

À tant de cruautés mêler quelque indulgence.

Un pardon généreux pourrait faire oublier

Des excès dont j’ai honte et qu’il faut expier.

Je demande, en un mot, la grâce de Pompée.

ANTOINE.

Vous ? de quel intérêt votre âme est occupée !

Qui vous rejoint à lui ? pourquoi sauver ses jours ?

FULVIE.

L’intérêt dans les cœurs domine-t-il toujours ?

À la simple pitié ne peuvent-ils se rendre ?

Apprenez que sa voix se fait encore entendre.

Quand je voulus du sang, je n’eus point de refus ;

Quand il faut pardonner, on ne m’écoute plus !

Cette grâce à vous-même est utile peut-être.

ANTOINE.

Madame, il n’est plus temps : je n’en suis plus le maître.

Son trépas importait à notre sûreté,

Et l’arrêt aujourd’hui doit être exécuté.

FULVIE.

C’est assez, et ce trait manquait à votre outrage ;

Voilà ce que des cieux m’annonçait le présage,

Quand la foudre, trop lente à punir les mortels,

A brisé dans vos mains vos édits criminels !

C’est donc là de César cet ami magnanime !

Allez, vous n’imitez qu’Achillas et Septime.

Son nom vous était cher, et vous l’avez terni ;

Et si César vivait, il vous aurait puni.

Je rends gi-ace à l’affront qui tous deux nous sépare :

C’est moi qui répudie un assassin barbare.

Par un divorce heureux j’ai dû vous prévenir ;

Et les nœuds des forfaits cessent de nous unir.

ANTOINE.

Je pardonne au courroux, et le droit de vous plaindre

Doit vous être laissé quand il n’est plus à craindre.

Ce n’est pas à Fulvie à me rien reprocher ;

De nos sévérités on la vit approcher ;

Sa main pour Cicéron montra peu d’indulgence.

Elle s’est emportée à quelque violence ;

Et je n’attendais pas qu’elle pût s’offenser

Des justes châtiments qu’on la vit exercer.

FULVIE.

Il est vrai, j’ai trop loin porté votre vengeance ;

J’en obtiens aujourd’hui la digne récompense.

Je n’ai que trop rougi de l’excès d’un courroux

Dont j’écoutai la voix en faveur d’un époux.

À trop d’emportement je me suis avilie :

Vous en étonnez-vous ? je vous étais unie ;

Un moment de fureur a fait mes cruautés.

Mais vous, toujours égal en vos atrocités,

Vous, assassin tranquille et bourreau sans colère,

Vous vous livrez sans peine à votre caractère ;

Pour être moins barbare il vous faut des efforts.

J’imitai vos fureurs, imitez mes remords.

 

ACTE II

 

Scène première

 

OCTAVE, ANTOINE

 

ANTOINE.

Ainsi Pompée échappe à la mort qui le suit !

OCTAVE.

Antoine, croyez-moi, c’est en vain qu’il la fuit :

Si mon père a du sien triomphé dans Pharsale,

J’attends contre le fils une fortune égale ;

Et ce nom de César, dont je suis honoré,

De sa perte à mon bras fait un devoir sacré :

Mon intérêt s’y joint.

ANTOINE.

Qu’il périsse ou qu’il vive,

Le Tibre dès demain nous attend sur sa rive.

Marchons au Capitole : il faut que les Romains

Apprennent à trembler devant leurs souverains.

Mais, avant de partir, lorsque tout nous seconde,

Il est temps de signer le partage du monde.

OCTAVE.

Je suis prêt : mes desseins ont prévenu vos vœux,

Je consens que la terre appartienne à nous deux.

Songez que je prétends la Gaule et l’Illyrie,

Les Espagnols, l’Afrique, et surtout l’Italie.

L’Orient est à vous.

ANTOINE.

Telle est ma volonté,

Tel est le sort du monde entre nous arrêté.

OCTAVE.

Par des serments sacrés que notre foi s’engage ;

Jurons au nom des dieux d’observer ce partage.

ANTOINE.

Des serments entre nous ? nos armes, nos soldats,

Nos communs intérêts, le destin des combats,

Ce sont là nos serments. Le frère d’Octavie

Devrait s’en reposer sur le nœud qui nous lie.

Nous nous connaissons trop : pourquoi cacher nos cœurs ?

Les serments sont-ils faits pour les usurpateurs ?

Je me croirais trompé si vous en vouliez faire.

Laissons-les à Lépide, aux lâches, au vulgaire.

Je vous parle en soldat ; je ne puis vous celer

Que vous affectez trop l’art de dissimuler.

César dans ses traités invoquait la victoire ;

Agissons comme lui, si vous voulez m’en croire.

OCTAVE.

À votre audace altière il faut souvent céder ;

N’en parlons plus. Quel rang voulez-vous accorder

À cet associé, triumvir inutile.

Qui reste sans armée et bientôt sans asile ?

ANTOINE.

Qu’il abdique.

OCTAVE.

Il le doit.

ANTOINE.

On n’en a plus besoin.

De nos temples, dans Rome, on lui laisse le soin :

Qu’il demeure pontife, et qu’il préside aux fêtes

Que Rome, en gémissant, consacre à nos conquêtes.

...

...

OCTAVE.

La foudre avait frappe ces tables criminelles.

ANTOINE.

Le destin qui nous sert en produit de nouvelles.

Craignez-vous un augure ?

OCTAVE.

Et ne craignez-vous pas

De révolter la terre à force d’attentats ?

ANTOINE.

C’est le dernier arrêt, le dernier sacrifice

Qu’aux mânes de César devait notre justice.

OCTAVE.

Je n’en veux qu’à Pompée ; et je vous avertis

Qu’il nous suffit du sang de nos grands ennemis :

Le reste est une foule impuissante, éperdue,

Qui sur elle eu tremblant voit la mort suspendue,

Que dans Rome jamais nous ne redouterons,

Et qui nous bénira quand nous l’épargnerons.

On nous reproche assez une rage inhumaine ;

Nous voulons gouverner, n’excitons plus la haine.

ANTOINE.

Nommez-vous la justice une inhumanité ?

Octave, un triumvir par César adopté,

Quand je venge un ami, craint de venger un père !

Vous trahissez son sang pour flatter le vulgaire !

Sur sa rendre avec moi n’avez-vous pas promis

La mort des conjurés et de leurs vils amis ?

N’avez-vous pas déjà, par un zèle intrépide,

Sur nos plus chers parents vengé ce parricide ?

À qui prétendez-vous accorder un pardon,

Quand vous m’avez vous-même immolé Cicéron ?

Cicéron fut nommé père de la patrie,

Rome l’avait aimé jusqu’à l’idolâtrie ;

Mais lorsqu’à ma vengeance un tribun l’a livré,

Rome, où nous commandons, a-t-elle murmuré ?

Elle a gémi tout bas et gardé le silence.

Cassius et Brutus, réduits à l’impuissance,

Inspireront peut-être à quelques nations

Une éternelle horreur de nos proscriptions ;

Laissons-les en tracer d’effroyables images,

Et contre nos deux noms révolter les deux âges :

Assassins de leur maître et de leur bienfaiteur,

C’est leur indigne nom qui doit être en horreur.

Ce sont les cœurs ingrats qu’il faut que l’on punisse ;

Seuls ils sont criminels, et nous faisons justice.

Ceux qui les ont aidés, ceux qui les ont servis,

Qui les ont approuvés, seront tous poursuivis.

De vingt mille guerriers péris dans nos batailles ;

D’un œil sec et tranquille on voit les funérailles ;

Sur leurs corps étendus, victimes du trépas,

Nous volons, sans pâlir, à de nouveaux combats,

Et de la trahison cent malheureux complices

Seraient au grand César de trop chers sacrifices !

OCTAVE.

Sans doute on doit punir ; mais ne comparez pas

Le danger honorable et les assassinats.

César est satisfait ; ce héros magnanime

N’aurait jamais puni le crime par le crime.

Je ne me repens point d’avoir vengé sa mort ;

Mais sachez qu’à mon cœur il en coûte un effort.

Je vois que trop de sang peut souiller la vengeance ;

Je serais plus son fils en suivant sa clémence :

Quiconque veut la gloire avec l’autorité,

Ne doit verser le sang que par nécessité.

Pourquoi de Rome encor fouiller tous les asiles ?

Je ne puis approuver des meurtres inutiles.

C’est aux chefs, c’est aux grands, aux Brutus, aux Catons,

Aux enfants de Pompée, à ceux des Scipions,

C’est à de tels proscrits que la mort se destine.

Notre sécurité dépend de leur ruine.

Épargnons un ramas de citoyens sans nom,

Qui seront subjugués par l’espoir du pardon :

C’est leur utile sang qu’il faut que l’on ménage ;

Ne forçons point le peuple à sortir d’esclavage.

D’un œil d’indifférence...

Il y avait dans ce même acte une scène entre Octave et Fulvie, qui a été retranchée.

FULVIE.

Que le frère d’Antoine et l’amant de Julie

Ne craignent point de moi des reproches honteux,

Ma tranquille fierté les épargne à tous deux.

Mon cœur, indifférent aux maux qui le remplissent,

N’a rien à regretter dans ceux qui me trahissent.

Tout ce que je prétends et d’Antoine et de vous,

C’est de fuir loin d’Octave et d’un perfide époux.

Ne me réduisez point à celte ignominie

De parer le triomphe et le char d’Octavie ;

Allez : régnez dans Rome, et foulez à vos pieds

Dans des ruisseaux de sang les citoyens noyés.

Au Capitole assis, partagez votre proie,

De mes nouveaux affronts goûtez la noble joie ;

Mêlez dans votre gloire et dans vos attentats

Les jeux et les plaisirs à vos assassinats.

Mais laissez-moi cacher dans d’obscures retraites,

Loin de vous, loin de lui, l’horreur que vous me faites,

Ma haine pour vous deux, et mon mépris pour lui,

C’est tout ce qui me reste et me flatte aujourd’hui.

Délivrez-vous de moi, d’un témoin de vos crimes,

D’un cœur que vous mettez au rang de vos victimes ;

C’est l’unique faveur que je viens demander :

Maîtres de l’univers, daignez-vous l’accorder ?

OCTAVE.

De votre sort toujours vous serez la maîtresse ;

Je partage avec vous la douleur qui vous presse.

Je sais qu’Antoine et moi, forcés de vous trahir,

Devant vous désormais nous n’avons qu’à rougir ;

Que nous sommes ingrats, qu’il est de votre gloire

D’oublier de nous deux l’importune mémoire.

Mais quels que soient les lieux que vous ayez choisis,

Gardez-vous de vous joindre avec nos ennemis.

C’est ce qu’exige Antoine, et la seule prière

Que ma triste amitié se hasarde à vous faire.

[18] Il faut avouer qu’Auguste eut de ces retours heureux, quand le crime ne lui fut plus nécessaire, et qu’il vit qu’étant maître absolu, il n’avait plus d’autre intérêt que celui de paraître juste : mais il me semble qu’il fut toujours plus impitoyable que clément ; car, après la bataille d’Actium, il fit égorger le fils d’Antoine au pied de la statue de César, et il eut la barbarie de faire trancher la tête au jeune Césarion, fils de César et de Cléopâtre, que lui-même avait reconnu pour roi d’Égypte.

Ayant un jour soupçonné le préteur Gallius Quintus d’être venu à l’audience avec un poignard sous sa robe, il le fit appliquer en sa présence à la torture ; et, dans l’indignation où il fut de s’entendre appeler tyran par ce sénateur, il lui arracha lui-même les yeux, si on en croit Suétone.

On sait que César, son père adoptif, fut assez grand pour pardonner à presque tous ses ennemis ; mais je ne vois pas qu’Auguste ail pardonné à un seul. Je doute fort de sa prétendue clémence envers Cinna. Tacite ni Suétone ne disent rien de cette aventure. Suétone qui parle de toutes les conspirations faites contre Auguste, n’aurait pas manqué de parler de la plus célèbre. La singularité d’un consulat donné à Cinna pour prix de la plus noire perfidie n’aurait pas échappé à tous les historiens contemporains. Dion Cassius n’en parle qu’après Sénèque, et ce morceau de Sénèque ressemble plus à une déclamation qu’à une vérité historique. De plus, Sénèque met la scène en Gaule, et Dion à Rome. Il y a là une contradiction qui achève d’ôter toute vraisemblance à cette aventure. Aucune de nos histoires romaines, compilées à la hâte et sans choix, n’a discuté ce fait intéressant. L’histoire de Laurent Échard est aussi fautive que tronquée. L’esprit d’examen a rarement conduit les écrivains.

Il se peut que Cinna ait été soupçonné ou convaincu par Auguste de quelque infidélité, et qu’après l’éclaircissement, Auguste lui eût accordé le vain honneur du consulat ; mais il n’est nullement probable que Cinna eût voulu, par une conspiration, s’emparer de la puissance suprême, lui qui n’avait jamais commandé d’armée, qui n’était appuyé d’aucun parti, qui n’était pas enfin un homme considérable dans l’empire. Il n’y a pas d’apparence qu’un simple courtisan ait eu la folie de vouloir succéder à un souverain affermi par un règne de vingt années, qui avait des héritiers ; et il n’est nullement probable qu’Auguste l’eût fait consul immédiatement après la conspiration.

Si l’aventure de Cinna est vraie, Auguste ne pardonna que malgré lui vaincu par les raisons ou par les importunités de Livie, qui avait pris sur lui un grand ascendant, et qui lui persuada que le pardon lui serait plus utile que le châtiment. Ce ne fut donc que par politique qu’on le vit une fois exercer la clémence ; ce ne fut certainement point par générosité.

Je sais que le public n’a pu souffrir dans le Cinna de Corneille, que Livie lui inspirât la clémence qu’on a vantée. Je n’examine ici que la vérité des faits ; une tragédie n’est pas une histoire. On reprochait à Corneille d’avoir avili son héros, en donnant à Livie tout l’honneur du pardon. Je ne déciderai point si on a eu raison ou tort de supprimer cette partie de la pièce, qui est aujourd’hui regardée comme une vérité, sur la foi de la déclamation de Sénèque.

Je crois bien qu’Auguste a pu pardonner quelquefois par politique, et affecter de la grandeur d’âme ; mais je suis persuadé qu’il n’en avait pas ; et, sous quelques traits héroïques qu’on puisse le représenter sur le théâtre, je ne puis avoir d’autre idée de lui que celle d’un homme uniquement occupé de son intérêt pendant toute sa vie. Heureux quand cet intérêt s’accordait avec la gloire ! Après tout, un trait de clémence est toujours grand au théâtre, et surtout quand cette clémence expose à quelque danger. Il faut, dit-on, sur la scène, être plus grand que nature.

[19] Il est vrai qu’Auguste porta longtemps au doigt un anneau sur lequel un sphinx était gravé. On dit qu’il voulait marquer par là qu’il était impénétrable. Pline le naturaliste rapporte que, lorsqu’il fut seul maître de la république, les applications odieuses, trop souvent faites par les Romains à l’occasion du sphinx, le déterminèrent à ne plus se servir de ce cachet, et il y substitua la tête d’Alexandre : mais il me semble que cette tête d’Alexandre devait lui attirer des railleries encore plus fortes, et que la comparaison qu’on devait faire continuellement d’Alexandre et de lui n’était pas à son avantage. Celui qui, par son courage héroïque, vengea la Grèce de la tyrannie du plus puissant roi de la terre, n’avait rien de commun avec le petit-fils d’un simple chevalier qui se servit de ses concitoyens pour asservir sa patrie. Voyez les remarques suivantes.

[20] Je propose quelques réflexions sur la vie et sur la mort de Caton. Il ne commanda jamais d’armée ; il ne fut que simple préteur ; et cependant nous prononçons son nom avec plus de vénération que celui des César, des Pompée, des Brutus, des Cicéron, et des Scipion même : c’est que tous ont eu beaucoup d’ambition ou de grandes faiblesses. C’est comme citoyen vertueux, c’est comme stoïcien rigide, qu’on révère Caton malgré soi ; tant l’amour de la patrie est respecté par ceux même à qui les vertus patriotiques sont inconnues ; tant la philosophie stoïcienne force à l’admiration ceux même qui en sont le plus éloignés. Il est certain que Caton fit tout pour le devoir, tout pour la patrie, et jamais rien pour lui. Il est presque le seul Romain de son temps qui mérite cet éloge. Lui seul, quand il fut questeur, eut le courage non seulement de refuser aux exécuteurs des proscriptions de Sylla l’argent qu’ils redemandaient encore en vertu des rescriptions que Sylla leur avait laissées sur le trésor public, mais il les accusa de concussion et d’homicide, et les fit condamner à mort, donnant ainsi un terrible exemple aux triumvirs, qui dédaignèrent d’en profiter. Il fut ennemi de quiconque aspirait à la tyrannie. Retiré dans Utique, après la bataille de Tapsa, que César avait gagnée, il exhorte les sénateurs d’Utique à imiter son courage, à se défendre contre l’usurpateur ; il les trouve intimidés, il a l’humanité de pourvoir à leur sûreté dans leur fuite. Quand il voit qu’il ne lui reste plus aucune espérance de sauver sa patrie, et que sa vie est inutile, il sort de la vie sans écouter un moment l’instinct qui nous attache à elle ; il se rejoint à l’Être des êtres, loin de la tyrannie.

On trouve dans les odes de La Mothe un couplet contre Caton :

Caton, d’une âme plus égale,

Sous l’heureux vainqueur de Pharsale

Eût souffert que l’homme pliât ;

Mais, incapable de se rendre,

Il n’eut pas la force d’attendre

Un pardon qui l’humiliât.

On voit dans ces vers quelle est l’énorme différence d’un bourgeois de nos jours et d’un héros de Rome. Caton n’aurait pas eu une âme égale, mais très inégale, si, ayant toute sa vie soutenu la cause divine de la liberté, il l’eût enfin abandonnée. On lui reproche ici d’être incapable de se rendre, c’est-à-dire d’être incapable de lâcheté. On prétend qu’il devait attendre son pardon ; on le traite comme s’il eût été un rebelle révolté contre son souverain légitime et absolu, auquel il aurait fait volontairement serment de fidélité.

Les vers de La Mothe sont d’un cœur esclave qui cherche de l’esprit. Je rougis quand je vois quels grands hommes de l’antiquité nous nous efforçons tous les jours de dégrader, et quels hommes communs nous célébrons dans notre petite sphère.

D’autres, plus méprisables, ont jugé Caton par les principes d’une religion qui ne pouvait être la sienne, puisqu’elle n’existait pas encore ; rien n’est plus injuste ni plus extravagant. Il faut le juger par les principes de Rome, de l’héroïsme et du stoïcisme, puisqu’il était Romain, héros, et stoïcien.

[21] Je ne sais pas ce que l’auteur entend par ce vers. Je ne connais que Métellus Scipion qui fit la guerre contre César en Afrique, conjointement avec le roi Juba. Il perdit la grande bataille de Tapsa ; et voulant ensuite traverser la mer d’Afrique, la flotte de César coula son vaisseau à fond. Scipion périt dans les flots, et non dans les déserts. J’aimerais mieux que l’auteur eût mis :

Les Scipions sont morts aux syrtes de Carthage.

Il faut de la vérité autant qu’on le peut.

[22] Je remarquerai, sur le meurtre de Cicéron, qu’il fut assassiné par un tribun militaire nommé Popilius Lænas, pour lequel il avait daigné plaider, et auquel il avait sauvé la vie. Ce meurtrier reçut d’Antoine deux cent mille livres de notre monnaie pour la tête et les deux mains de Cicéron, qu’il lui apporta dans le forum. Antoine les fit clouer à la tribune aux harangues. Les siècles suivants ont vu des assassinats, mais aucun qui fût marqué par une si horrible ingratitude, ni qui ait été payé si chèrement. Les assassins de Valstein, du maréchal d’Ancre, du duc de Guise-le-Balafré, du duc de Parme Farnèse, bâtard du pape Paul III, et de tant d’autres, étaient à la vérité des gentilshommes, ce qui rend leur attentat encore plus infâme ; mais du moins ils n’avaient pas reçu de bienfaits des princes qu’ils massacrèrent : ils furent les indignes instruments de leurs maîtres ; et cela ne prouve que trop que quiconque est armé du pouvoir, et peut donner de l’argent, trouve toujours des bourreaux mercenaires quand il le veut : mais des bourreaux gentilshommes, c’est là ce qui est le comble de l’infamie.

Remarquons que cette horreur et celle bassesse ne furent jamais connues dans le temps de la chevalerie : je ne vois aucun chevalier assassin pour de l’argent.

Si l’auteur de l’Esprit des lois avait dit que l’honneur était autrefois le ressort et le mobile de la chevalerie, il aurait eu raison ; mais prétendre que l’honneur est le mobile de la monarchie, après les assassinats à prix fait du maréchal d’Ancre et du duc de Guise, et après que tant de gentilshommes se sont faits bourreaux et archers, après tant d’autres infamies de tous les genres, cela est aussi peu convenable que de dire que la vertu est le mobile des républiques. Rome était encore république du temps des proscriptions de Sylla, de Marius, et des triumvirs. Les massacres d’Irlande, la Saint-Barthélemy, les Vêpres siciliennes, les assassinats des ducs d’Orléans et de Bourgogne, le faux monnayage, tout cela fut commis dans des monarchies.

Revenons à Cicéron. Quoique nous ayons ses ouvrages, Saint-Évremond est le premier qui nous ait avertis qu’il fallait considérer en lui l’homme d’état et le bon citoyen. Il n’est bien connu que par l’histoire excellente que Middleton nous a donnée de ce grand homme (l’Histoire de Cicéron par Middleton a été traduite en français par l’abbé Prévost). Il était le meilleur orateur de son temps, et le meilleur philosophe. Ses Tusculanes et son Traité de la Nature des dieux, si bien traduits par l’abbé d’Olivet, et enrichis de notes savantes, sont si supérieurs dans leur genre, que rien ne les a égalés depuis, soit que nos bous auteurs n’aient pas osé prendre un tel espoir, soit qu’ils n’aient pas eu les ailes assez fortes. Cicéron disait tout ce qu’il voulait ; il n’en est pas ainsi parmi nous. Ajoutons encore que nous n’avons aucun traité de morale qui approche de ses Offices ; et ce n’est pas faute de liberté que nos auteurs modernes ont été si au-dessous de lui en ce genre ; car de Rome à Madrid on est sûr d’obtenir la permission d’ennuyer en moralités.

Je doute que Cicéron ait été un aussi grand homme en politique. Il se laissa tromper à l’âge de soixante et trois ans par le jeune Octave, qui le sacrifia bientôt au ressentiment de Marc-Antoine. On ne vit en lui ni la fermeté de Brutus, ni la circonspection d’Atticus ; il n’eut d’autre fonction, dans l’armée du grand Pompée, que celle de dire des bons mots. Il courtisa ensuite César : il devait, après avoir prononcé les Philippiques, les soutenir les armes à la main. Mais je m’arrête ; je ne veux pas faire la satire de Cicéron.

[23] Je propose ici une conjecture. Il me semble que l’intérêt des ministres du jeune Ptolémée, âgé de treize ans, n’était point du tout d’assassiner Pompée, mais de le garder en otage, comme un gage des faveurs qu’ils pouvaient obtenir du vainqueur, et comme un homme qu’ils pouvaient lui opposer s’il voulait les opprimer.

Après la victoire de Pharsale, César dépêcha des émissaires secrets à Rhodes, pour empêcher qu’on ne reçût Pompée. Il dut, ce me semble, prendre les mêmes précautions avec l’Égypte : il n’y a personne qui, en pareil cas, négligeât un intérêt si important. On peut croire que César prit cette précaution nécessaire, et que les Égyptiens allèrent plus loin qu’il ne voulait : ils crurent s’assurer de sa bienveillance eu lui présentant la tête de Pompée. On a dit qu’il versa des larmes en  la voyant ; mais ce qui est bien plus sûr, c’est qu’il ne vengea point sa mort ; il ne punit point Septime, tribun romain, qui était le plus coupable de cet assassinat ; et lorsque ensuite il fit tuer Achillas, ce fut dans la guerre d’Alexandrie, et pour un sujet tout différent. Il est donc très vraisemblable que si César n’ordonna pas la mort de Pompée, il fut au moins la cause très prochaine de cette mort. L’impunité accordée à Septime est une preuve bien forte contre César. Il aurait pardonné à Pompée, je le crois, s’il l’avait eu entre ses mains ; mais je crois aussi qu’il ne le regretta pas ; et une preuve indubitable, c’est que la première chose qu’il fit, ce fut de confisquer tous ses biens à Rome. On vendit à l’encan la belle maison de Pompée ; Antoine l’acheta, et les enfants de Pompée n’eurent aucun héritage.

[24] Dion Cassius nous apprend que le surnom du père d’Auguste était Cépias. Cet Octavianus Cépias fut le premier sénateur de sa branche. Le grand-père d’Auguste n’était qu’un riche chevalier qui négociait dans la petite ville de Veletri, et qui épousa la sœur aînée de César, soit qu’alors la famille des Césars fût pauvre, soit qu’elle voulut plaire au peuple par cette alliance disproportionnée. J’ai déjà dit qu’on reprochait à Auguste que son bisaïeul avait été un petit marchand, un changeur à Veletri. Ce changeur passait même pour le fils d’un affranchi. Antoine osa appeler Octave du nom de Spartacus dans un de ses édits, en faisant allusion à sa famille, qu’on prétendait descendre d’un esclave. Vous trouverez cette anecdote dans la huitième Philippique de Cicéron : quem Spartacum in edictis appellat, etc.

Il y a mille exemples de grandes fortunes qui ont eu une basse origine, ou que l’orgueil appelle basse : il n’y a rien de bas aux yeux du philosophe, et quiconque s’est élevé doit avoir eu cette espèce de mérite qui contribue à l’élévation. Mais on est toujours surpris de voir Auguste, né d’une famille si mince, un provincial sans nom, devenir le maître absolu de l’empire romain, et se placer au rang des dieux.

On lui donne des remords dans cette pièce ; on lui attribue des sentiments magnanimes : je suis persuadé qu’il n’en eut point ; mais je suis persuadé qu’il en faut au théâtre.

[25] Dans le premier manuscrit, Julie ne se trouve point avec Pompée au commencement de cet acte ; ils ne paraissent point ensemble devant Octave ; mais Pompée paraît seul devant les deux triumvirs, qui ont ensuite la scène suivante entre eux.

ANTOINE.

Dans quel chagrin votre âme est-elle ensevelie ?

Que craignez-vous ?

OCTAVE.

Mon cœur, et les pleurs de Julie.

ANTOINE.

Des pleurs vous toucheraient ?

 

OCTAVE.

Son trouble, son effroi,

Dans mon étonnement ont passé jusqu’à moi.

J’ai frémi de la voir, j’ai frémi de l’entendre,

Couvert de tout ce sang que ma main fait répandre.

Fulvie en prendra soin : ces bords ensanglantés

Effarouchent ses yeux encore épouvantés.

Mais il faut dès demain que cette fugitive

Connaisse ses devoirs, m’obéisse, et me suive.

Je dois répondre d’elle ; elle est de ma maison.

ANTOINE.

Tous êtes éperdu...

OCTAVE.

J’en ai trop de raison.

ANTOINE.

Vous l’aimez trop, Octave.

OCTAVE.

Il est vrai, ma jeunesse

Des plaisirs passagers connut la folle ivresse ;

J’ai cherché comme vous, au sein des voluptés,

L’oubli de mes chagrins et de mes cruautés.

Plus endurci que moi, vous bravez l’amertume

De ce remords secret dont l’horreur me consume.

Vous ne connaissez pas ces tourments douloureux

D’un esprit entraîné par de contraires vœux,

Qui fait le mal qu’il hait, et fuit le bien qu’il aime,

Qui cherche à se tromper, et qui se hait lui-même.

Je passai du carnage à ces égarements

Dont les honteux attraits flattaient en vain mes sens.

J’ai cru qu’en terminant la discorde civile,

J’aurais près de Julie un destin plus tranquille :

Je suis encor trompé ; l’amour, l’ambition,

L’espoir, le repentir, tout n’est qu’illusion.

 

ANTOINE.

Peut-être que Julie, en ces lieux amenée,

Venait entre vos mains mettre sa destinée.

OCTAVE.

Non, je ne le puis croire.

ANTOINE.

Il n’appartient qu’à vous

De régler ses destins, de choisir son époux.

Elle a pu, dans ces jours de vengeance et d’alarmes,

Apporter à vos pieds ses terreurs et ses larmes ;

Vous en serez instruit.

OCTAVE.

Quoi ! dans ses jeunes ans,

S’arracher sans scrupule au sein de ses parents !

Vous savez les soupçons dont mon âme est frappée.

ANTOINE.

On dit qu’elle est promise à ce jeune Pompée.

OCTAVE.

C’est mon rival en tout. Ce redoutable nom

Sera dans tous les temps l’horreur de ma maison.

En vain notre puissance à Rome est établie ;

Il soulève la terre, il règne sur Julie ;

Et Julie en secret a peut-être aujourd’hui

L’audacieux projet de s’unir avec lui.

De son sexe autrefois la timide décence

N’aurait jamais connu cet excès d’imprudence.

Mais la guerre civile, et surtout nos fureurs,

Ont corrompu les lois, les esprits, et les mœurs.

Aujourd’hui rien n’effraie, et tout est légitime :

Notre fatal empire est le siècle du crime.

ANTOINE.

Je ne vous connais plus, et depuis quelques jours

Un repentir secret règne en tous vos discours ;

Je ne vous vois jamais d’accord avec vous-même.

 

OCTAVE.

N’en soyez point surpris, si vous savez que j’aime.

ANTOINE.

Rien ne m’a subjugué. Peut-être quelque jour

Comme César et vous je connaîtrai l’amour.

Cependant je vous laisse avec l’infortunée

Qu’on amène à vos yeux tremblante et consternée ;

Vous pouvez aisément adoucir ses douleurs ;

Gardez-vous de laisser trop d’empire à ses pleurs.

Aimez, puisqu’il le faut, mais en maître du monde.

[26] Var.

OCTAVE.

Votre reproche est juste, et c’est un trait de flamme

Qui sort de votre bouche, et pénètre mon âme.

Vous pouvez tout sur moi : j’atteste à vos genoux

Le dieu qui vous envoie, et qui parle par vous,

Que le monde opprimé vous devra ma clémence.

Songez que c’est par vous et par notre alliance

Que le ciel veut finir le malheur des humains.

Rome, l’empire, et moi, tout est entre vos mains :

Son bonheur et le mien sur votre hymen se fonde.

Disposez de la foi d’un des maîtres du monde.

César du haut des cieux ordonne ce lien,

Et vous rendez mon nom aussi grand que le sien.

JULIE.

Je rends grâces au ciel, si sa voix vous inspire,

Si le fils de César mérite son empire,

Si vous lui ressemblez, si vous n’ajoutez pas

Le crime de tromper à tous vos attentats.

Soyez juste en effet, c’est peu de le paraître ;

Pour un César alors je puis vous reconnaître.

Vous êtes de mon sang, et du sang des héros :

Allez à l’univers accorder le repos ;

Mais sachez que ma foi n’en peut être le gage.

Ne devez qu’à vous-même un si grand avantage ;

Ne cherchez la vertu qu’au fond de votre cœur ;

En la mettant à prix vous en souillez l’honneur,

Vous en avilissez le caractère auguste.

Est-ce à vos passions à vous rendre plus juste ?

J’en rougirais pour vous.

OCTAVE.

Eh bien ! je vous entends :

Je sais de vos refus les motifs insultants ;

Et vous ne me parlez de vertu, de clémence,

Que pour voir impuni le rival qui m’offense.

Le ciel vous a trompée ; il vous met dans mes mains

Pour vous sauver l’affront d’accomplir vos desseins.

Vous m’osez préférer l’ennemi de ma race !

Son sang va me payer sa honte et son audace ;

Il ne peut échapper à mon juste courroux ;

Et Pompée...

JULIE.

Ah ! cruel ! quel nom prononcez-vous !

Pompée est loin de moi... Qui vous dit que je l’aime ?

OCTAVE.

Vos pleurs, votre mépris de ma grandeur suprême :

Lui seul à cet excès a pu vous égarer.

C’est le seul des mortels qu’on peut me préférer ;

Et c’est le seul aussi que mes coups vont poursuivre.

J’aurais pu me forcer jusqu’à le laisser vivre ;

Mais vous le condamnez quand vous suivez ses pas.

Vous l’aimez : c’est à vous qu’il devra son trépas.

JULIE, à part.

Ô Pompée !

OCTAVE.

Oubliez le nom d’un téméraire

Que je dois immoler aux mânes de mon père,

À l’intérêt de Rome, à mes transports jaloux ;

Et demain soyez prête à partir avec nous.

[27] Var. Il est juste envers vous : ou vous veniez vous-même

Vous soumettre à la loi d’un maître qui vous aime,

Ou vous osiez chercher au milieu des hasards

L’ennemi de mou règne et du nom des Césars ;

Je dispose de vous dans ces deux conjonctures.

Je ne souffrirai pas que les races futures

Puissent me reprocher d’avoir laissé trahir

La majesté d’un nom que je dois soutenir.

Je comblerai de bien votre infidèle père.

J’imiterai le mien, sans prétendre à vous plaire,

Mais je perdrai le jour avant qu’aucun mortel

Dans sa témérité soit assez criminel

Pour m’oser un moment disputer ma conquête.

[28] Vers de Racine dans ses Cantiques sacrés.

[29] L’ordre des scènes du quatrième acte n’était pas le même dans le premier manuscrit que dans la pièce imprimée. Après une scène entre Fulvie et ses confidents, l’auteur avait placé les scènes suivantes ; ensuite Fulvie et Pompée restaient seuls.

 

Scène II

 

JULIE.

Fulvie !

Soutenez mon courage et ma force affaiblie !

Pompée, absent de moi dans ce jour malheureux,

Quand j’invoque Pompée est un augure affreux !

Que fait-il, on va-t-il ? vous connaissez ma crainte :

Elle est juste ; et l’horreur qui dans vos yeux est peinte,

Ce front pâle et glacé, redoublent mon effroi.

FULVIE.

Julie, attendez tout de Pompée et de moi.

Gardons que dans ces lieux on ne nous puisse entendre :

Partout ou nous observe, et l’on peut nous surprendre.

Veillez-y, cher Aufide ; allez : de mes suivants

Choisissez les plus prompts et les plus vigilants ;

Et qu’au moindre danger leur voix nous avertisse.

AUFIDE.

Dans leur camp retirés, Antoine et sou complice

Ont fait tout préparer pour un départ soudain.

Demain du Capitole ils prendront le chemin ;

Ils vous y conduiront.

FULVIE.

Leur marche triomphante

N’est pas encor bien sûre, et peut être sanglante.

Aufide sort.

JULIE.

Que dites-vous ?

FULVIE.

J’espère...

JULIE.

En quels dieux ? en quels bras ?

FULVIE.

J’espère en la vengeance.

JULIE.

Elle ne suffit pas.

Si je perds mon époux, que me sert la vengeance ?

Il dissimule en vain son auguste naissance ;

Sa présence trahit un nom si glorieux,

Sa grandeur mal cachée éclate dans ses yeux.

Le perfide Agrippa, Ventidius peut-être,

L’auront vu dans l’Asie, et vont le reconnaître.

Ah ! périsse avec moi le détestable jour

Où l’un des triumvirs, épris d’un vain amour,

Des vrais Césars en moi voyant l’unique reste,

Osa me destiner un rang que je déteste !

Tout est funeste eu lui: sa triste passion

Tient de la cruauté de sa proscription.

Sur les autels d’hymen portant ses barbaries,

Il y vient allumer le flambeau des finies.

Le sang des nations commence d’y couler ;

Et c’est Pompée enfin qu’il y doit immoler.

J’aurais moins craint de lui s’il m’avait méprisée.

Les dieux dans vos malheurs vous ont favorisée,

Quand votre indigne époux vous a ravi son cœur ;

La haine des tyrans est pour nous un bonheur.

Mais plaire pour servir, ramper sous un barbare

Qui traîne sa victime à l’autel qu’il prépare,

Et recevoir de lui pour présent nuptial

Le sang de mon amant versé par son rival !

Tombe plutôt sur moi cette foudre égarée

Qui, frappant dans la nuit cette infâme contrée,

Et se perdant en vain dans ces rochers affreux,

Épargnait nos tyrans, et dut tomber sur eux !

FULVIE.

Et moi je vous prédis que du moins ce perfide

N’accomplira jamais cet hymen homicide.

JULIE.

Je le sais comme vous ; ma mort l’empêchera.

FULVIE.

Et la sienne peut-être ici la préviendra.

JULIE.

De quel espoir trompeur êtes-vous animée ?

Avez-vous un parti, des amis, une armée ?

Nous sommes deux roseaux par l’orage pliés,

L’un sur l’autre eu tremblant vainement appuyés ;

Le puissant foule aux pieds le faible qui menace,

Et rit, en l’écrasant, de sa débile audace.

Tout tombe, tout gémit; qui peut vous seconder ?

FULVIE.

Croyez du moins Pompée, et laissez-vous guider.

 

Scène III

 

JULIE, FULVIE, POMPÉE

 

JULIE.

Héros né d’un héros, vous qu’une juste crainte

Me défend de nommer dans cette horrible enceinte,

Où portez-vous vos pas égarés, incertains ?

Quel trouble vous agite ? et quels sont vos desseins ?

Regagnez ces rochers et ces retraites sombres

Où la nuit va porter ses favorables ombres.

Demain les trois tyrans, aux premiers traits du jour,

Partent avec la mort de ce fatal séjour ;

Ils vont, loin de vos yeux, ensanglanter le Tibre.

Ne vous exposez point, demain vous serez libre.

POMPÉE.

C’est la première fois que le ciel a permis

Que mon front se cachât à des yeux ennemis.

JULIE.

Il le faut.

POMPÉE.

Ô Julie !

JULIE.

Eh bien ?

POMPÉE.

Quoi ! le barbare

Vous enlève à mes bras ! ce monstre nous sépare !

Fulvie, écoutez-moi...

FULVIE.

Calmez-vous.

POMPÉE.

Ah ! grands dieux !

Éloignez-la de moi, sauvez-la de ces lieux.

 

JULIE.

Que crains-tu ? n’as-tu pas ce fer et ton courage ?

Ne saurais-tu finir notre indigne esclavage ?

Eh ! ne peux-tu mourir en m’arrachant le jour ?

Frappe.

POMPÉE.

Ah ! qu’un autre sang...

JULIE.

Frappe, au nom de l’amour !

Frappe, au nom de l’hymen, au nom de la patrie !

POMPÉE.

Au nom de tous les trois, accordez-moi, Julie,

Ce que j’ai demandé, ce que j’attends de vous,

Pour le salut de Rome et celui d’un époux.

Achevez, évoquez les mânes de mou père :

J’ai dû ce sacrifice à cette ombre si chère ;

Il faut une main pure ainsi que votre encens.

JULIE.

Que serviront mes vœux et mes cris impuissants ?

De Pompée au tombeau que pouvons-nous attendre ?

Du fer des assassins il n’a pu se défendre ;

Le Phare est encor teint de son sang précieux.

POMPÉE.

Il n’était qu’homme alors ; il est auprès des dieux.

De Pharsale et du Phare ils ont puni le crime :

Songez que César même est tombé sa victime,

Et qu’aux pieds de mon père il a fini son sort.

JULIE.

Puisse Octave à son tour subir la même mort !

POMPÉEE.

Julie !... Il la mérite.

JULIE.

Ah ! s’il était possible !...

Mais si vous paraissez, la vôtre est infaillible.

 

FULVIE, à Julie.

Si vous restez ici, c’est vous qui l’exposez ;

Bientôt les yeux jaloux seront désabusés.

On le croit un soldat qui, dans ces temps de crimes,

A l’or des trois tyrans vient vendre des victimes ;

Avec vous dans ces lieux s’il était découvert,

Je ne pourrais plus rien. Votre amour seul le perd.

POMPÉE.

Levez au ciel les mains : la mienne se prépare

À vous tirer au moins de celles du barbare.

JULIE.

Cruel ! pouvez-vous bien vous exposer sans moi ?

POMPÉE.

Allez, ne craignez rien, je fais ce que je doi ;

Faites ce que je veux.

JULIE.

À vous je m’abandonne ;

Mais qu’allez-vous tenter ?

POMPÉE.

Ce que mon père ordonne.

JULIE.

Peut-être comme lui vous marchez au trépas !

Mais soyez sûr au moins qu’on ne me verra pas,

Par d’inutiles pleurs arrosant Voire cendre,

Jeter d’indignes cris qu’on dédaigne d’entendre.

Les Romains apprendront que nous étions tous deux

Dignes de vivre ensemble, ou de mourir pour eux.

[30] Var.

FULVIE.

Vengeons sur des méchants le inonde qu’on opprime.

POMPÉE.

Punir un criminel, ce n’est pas faire un crime :

C’est servir son pays ; j’y suis déterminé...

[31] On voit dans l’éloignement des restes de feux faiblement allumés autour des tentes, et le théâtre représente une nuit.

[32] Var. Peut-être il est encor des yeux trop vigilants

Qui, pour sa sûreté, sont ouverts en tout temps.

Mes esclaves partout ont une libre entrée ;

On ne craint rien de moi.

POMPÉE.

Sa perte est assurée ;

Mon sang sera mêlé dans les flots de son sang.

À Aufide.

Quel mot a-t-on donné ?

AUFIDE.

Seigneur, de rang en rang

La parole a couru : c’est Pompée et Pharsale.

POMPÉE.

Elle coûtera cher, elle sera fatale ;

Et le nom de Pompée est un arrêt du sort

Qui du fils de César a prononcé la mort.

Mais je tremble pour vous, je tremble pour Julie ;

Antoine vengera le frère d’Octavie.

[33] Ce trait n’est pas historique, mais il ne m’étonne point dans Fulvie ; c’était une femme extrême en ses fureurs, et digne ; comme elle le dit, du temps funeste où elle était née. Elle fut presque aussi sanguinaire qu’Antoine. Cicéron rapporte, dans sa troisième Philippique, que Fulvie étant à Brindes avec son mari, quelques centurions mêlés à des citoyens voulurent faire passer trois légions dans le parti opposé ; qu’il les fit venir chez lui l’un après l’autre sous divers prétextes, et les fit tous égorger. Fulvie y était présente ; son visage était tout couvert de leur sang : Os uxoris sanguine respersum constabat. Elle fut accusée d’avoir arraché la langue à Cicéron après sa mort, et de l’avoir percée de son aiguille de tête.

[34] Cette réflexion de Fulvie est très convenable, puisqu’elle est fondée sur la vérité : car, après la bataille de Modène, qu’Antoine avait perdue, il eut la confiance de se présenter presque seul devant le camp de Lépide ; plus de la moitié des légions passa de son côté. Lépide fut obligé de s’unir avec lui ; et cette aventure même fut l’origine du triumvirat.

[35] Non seulement ceux de Minturne, qui avaient ordre de tuer Marins, se déclarèrent en sa faveur, mais étant encore proscrit en Afrique, il alla droit à Rome avec quelques Africains, et leva des troupes dès qu’il y fut arrivé.

[36] Il est constant que Brutus et Cassius n’avaient pris aucune mesure pour se maintenir contre la faction de César. Ils ne s’étaient pas assurés d’une seule cohorte ; et même après avoir commis le meurtre, ils furent obligés de se réfugier au Capitule. Brutus harangua le peuple du haut de cette forteresse, et on ne lui répondit que par des injures et des outrages ; ou fut prêt de l’assiéger. Les conjurés eurent beaucoup de peine à ramener les esprits ; et lorsque Antoine eut montré aux Romains le corps de César sanglant, le peuple, animé par ce spectacle, et furieux de douleur et de colère, courut le fer et la flamme à la main vers les maisons de Brutus et de Cassius ; ils furent obligés de sortir de Rome : le peuple déchira un citoyen nommé Cinna, qu’il crut être un des meurtriers. Ainsi il est clair que l’entreprise de Brutus, de Cassius, et de leurs associés, fut soudaine et téméraire. Ils résolurent de tuer le tyran à quelque prix que ce fût, quoi qu’il en pût arriver.

Il y a vingt exemples d’assassinats produits par la vengeance ou par l’enthousiasme de la liberté, qui furent l’effet d’un mouvement violent plutôt que d’une conspiration bien réfléchie et prudemment méditée. Tel fut l’assassinat du duc de Parme Farnèse, bâtard du pape Paul III ; telle fut même la conspiration des Pazzi, qui n’étaient point sûrs des Florentins en assassinant les Médicis, et qui se confièrent à la fortune.

[37] Les flambeaux qui éclairent les tentes s’éteignent.

[38] Dans la lettre à d’Argental, du 23 juin 1764, est un vers qui avait place ici ; mais on n’a pas les autres qui faisaient partie de la même version.

[39] Cet acte cinquième commençait par la scène suivante, entre Octave et Antoine : on amenait ensuite successivement Fulvie avec Julie et Pompée.

OCTAVE.

Ainsi donc cette nuit l’implacable Fulvie

Allait nous arracher l’empire avec la vie ?

ANTOINE.

Du fer qu’elle portait légèrement blessé,

Je vois avec mépris son courroux insensé.

Dans sou emportement, sa main mal assurée

N’a porté dans mon sein qu’une atteinte égaré

Son esprit, étonné de ce nouveau forfait,

Laissait son bras sans force et son crime imparfait ;

Aisément à mes yeux désarmée et saisie,

Dans la tente prochaine elle est avec Julie.

OCTAVE.

Il le faut avouer, de si grands attentats

Sont dignes de nos jours, et ne m’étonnent pas.

ANTOINE.

Mais quel est le Romain qui jusque dans nos tentes

A porté, sans frémir, ses fureurs impuissantes ?

OCTAVE.

D’Icile à mes côtés on a percé le sein.

...

Je goûtais, je l’avoue, un sommeil bien funeste.

Il semble qu’en effet quelque pouvoir céleste

Persécute mes nuits, et grave dans mon cœur

Des traits de désespoir et des tableaux d’horreur.

Je vois des morts, du sang, des tourments qu’on apprête ;

Je vois le fer vengeur suspendu sur ma tête ;

On m’abreuve du sang des Romains expirants.

Ces fantômes affreux fatiguaient tous mes sens.

Mon âme succombait d’épouvante frappée.

J’entendais une voix qui me criait : Pompée !

Je tressaille à ce nom, je m’arrache au sommeil ;

Le sang d’Icile mort me couvre à mon réveil.

Je m’arme, je m’écrie ; on saisit le perfide,

On n’aperçoit en lui qu’un Africain timide,

Un malheureux sans force, interdit, désarmé,

De qui la voix tremblante et l’œil inanimé

Nous découvrait assez qu’un si lâche coupable

D’un meurtre aussi hardi n’a point été capable.

Lui-même il en ignore et la cause et l’auteur.

Et pour oser tromper il a trop de terreur.

L’indomptable Fulvie a-t-elle eu sa colère

Employé pour me perdre une main mercenaire,

Tandis que de la sienne elle osait vous frapper ?

ANTOINE.

L’assassin, tel qu’il soit, ne nous peut échapper.

OCTAVE.

Est-ce quelque proscrit qui, jusqu’en ces contrées,

Ose armer contre nous ses mains désespérées ;

Et dans l’égarement se vengeant au hasard,

Venait porter la mort aux lieux dont elle part ?

ANTOINE.

L’esclave nous a peint ce mortel téméraire ;

Il ignorait, dit-il, son dessein sanguinaire.

OCTAVE.

Mais il est à Fulvie.

ANTOINE.

Une femme en fureur

Sans doute a contre nous trouvé plus d’un vengeur ;

Elle a pu le choisir dans une foule obscure.

Casca fit à César la première blessure.

Les plus vils des humains, ainsi que les plus grands,

S’armeront contre nous, puisqu’on nous croit tyrans.

Ne nous attendons pas à des destins tranquilles,

Mais aux meurtres secrets, mais aux guerres civiles,

Aux complots renaissants, aux conspirations ;

C’est le fruit éternel de nos proscriptions ;

Il est semé par nous, eu voilà les prémices.

Les dieux à nos desseins ne sont pas moins propices ;

Notre empire absolu n’est pas moins cimenté ;

On ne peut le chérir, mais il est redouté.

La terreur est la base où le pouvoir se fonde ;

Et ce n’est qu’à ce prix qu’on gouverne le monde.

OCTAVE.

Que n’ai-je pu régner par des moyens plus doux !

Mais ce meurtre hardi rallume mon courroux.

Quoi ! dans le même jour où Julie expirante

Par le sort est jetée en cette île sanglante,

Un meurtrier pénètre au milieu de la nuit,

À travers de ma garde, en ma tente, à mon lit !

Deux femmes, contre nous par la fureur unies,

À cet étrange excès se seront enhardies !

Julie aime Pompée, et par ce coup sanglant

Elle a voulu venger le sang de son amant.

Dans l’école du meurtre elle s’est introduite ;

Elle en a profité ; je vois qu’elle m’imite.

ANTOINE.

Nous allons démêler le fil de ces complots.

OCTAVE.

Je suis assez instruit, et trop pour mon repos !

Je me vois détesté : que savoir davantage ?

On ne m’apprendra point un plus sensible outrage.

[40] Il y eut quelques exemples de pareille méprise dans les guerres civiles de Rome. L’esprit de vertige qui animait alors les Romains est presque inconcevable. Lucius Terentius, voulant tuer le père du grand Pompée, pénétra seul jusque dans sa tente, et crut longtemps l’avoir percé de coups ; il ne reconnut son erreur que lorsqu’il voulut faire soulever les troupes, et qu’il vit paraître à leur tête celui qu’il croyait avoir égorgé. On dit que la même chose arriva depuis à Maximien Hercule, quand il voulut se venger de Constantin, son gendre. Vous voyez aussi, dans la tragédie de Venceslas, que Ladislas assassine sou propre frère, quand il croit assassiner le duc, son rival.

[41] Var.

JULIE.

Je ne m’en défends plus : oui, je suivais sa trace,

Oui, j’attachais mon sort à sa noble disgrâce.

J’ai préféré Pompée abandonné des dieux,

À César fortuné, puissant, victorieux.

Que me reprochez-vous ? cent peuples en alarmes

Ou rampent sous vos fers, ou tombent sous vos armes ;

Le monde épouvanté reconnaît votre loi ;

Au fils du grand Pompée il ne reste que moi.

Oui, mon cœur est à lui ; laissez-lui son partage ;

Respectez ses malheurs, respectez son courage.

J’ai voulu rapprocher, après tant de revers ;

Deux noms aimés du ciel et chers à l’univers.

Dignes de notre race en héros si féconde,

Nous nous aimions tous deux pour le bonheur du monde.

Voilà mon crime, Octave ; osez-vous m’en punir ?

Dans vos indignes fers m’osez-vous retenir ?

Quand César a pleuré sur la cendre du père,

Portez-vous sur le fils une main sanguinaire ?

Il l’honora dans Rome, et surtout aux combats.

...

...

[42] L’auteur se trompe ici. Casca n’était point un homme du peuple. Il est vrai qu’il n’y eut en lui rien de recommandable ; mais enfin c’était un sénateur, et on ne devait pas le traiter d’homme obscur, à moins qu’on n’entende par ce mot un homme sans gloire ; ce qui me semble un peu forcé.

[43] C’est de bonne heure qu’Octave prend ici le nom d’Auguste. Suétone nous dit qu’Octave ne fut surnommé Auguste, par un décret du sénat, qu’après la bataille d’Actium. On balança si on lui donnerait le titre d’Augustus ou de Romulus. Celui d’Augustus fut préféré ; il signifie vénérable, et même quelque chose de plus, qui répond au grec sebastos. Il est bien plaisant de voir aujourd’hui quelles gens prennent le titre de vénérables.

Il paraît pourtant qu’Octave avait déjà osé s’arroger le surnom d’Auguste a son premier consulat, qu’il se fit donner à l’âge de vingt ans, contre toutes les lois, ou plutôt qu’Agrippa et les légions lui firent donner. Ce fut cet Agrippa qui fit sa fortune ; mais Octave sut ensuite la conserver et l’accroître.

[44] Il est constant que ce fut à la fin le but d’Octave, après tant de crimes. Il vécut assez longtemps pour que la génération qu’il vit naître oubliât presque les malheurs de ses pères. Il y eut toujours des cœurs romains qui détestèrent la tyrannie, non seulement sous lui, mais sous ses successeurs : on regretta la république, mais on ne put la rétablir ; les empereurs avaient l’argent et les troupes. Ces troupes enfin furent les maîtresses de l’état ; car les tyrans ne peuvent se maintenir que par les soldats ; tôt ou tard les soldats connaissent leurs forces ; ils assassinent le maître qui les paie, et vendent l’empire à d’autres. Cette Rome, si superbe, si amoureuse de la liberté, fut gouvernée comme Alger ; elle n’eut pas même l’honneur de l’être comme Constantinople, où du moins la race des Ottomans est respectée. L’empire romain eut très rarement trois empereurs de suite de la même famille depuis Néron. Rome n’eut jamais d’autre consolation que celle de voir les empereurs égorgés par les soldats. Saccagée enfin plusieurs fois par les barbares, elle est réduite à l’état où nous la voyons aujourd’hui.

Je finirai par remarquer ici que l’entreprise désespérée que le poète attribue à Sextus Pompée et à Fulvie, est un trait de furieux qui veulent se venger à quelque prix que ce soit, sûrs de perdre la vie en se vengeant ; car si l’auteur leur donne quelque espérance de pouvoir faire déclarer les soldats en leur faveur, c’est plutôt une illusion qu’une espérance. Mais enfin ce n’est pas un trait d’ingratitude lâche comme la conspiration de Cinna.

Fulvie est criminelle, mais le jeune Pompée ne l’est pas. Il est proscrit, on lui enlève sa femme ; il se résout à mourir, pourvu qu’il punisse le tyran et le ravisseur. Auguste fait ici une belle action en le laissant aller comme un brave ennemi qu’il veut combattre les armes à la main. Cette générosité même est préparée dans la pièce par les remords qu’Octave éprouve dès le premier acte. Mais assurément cette magnanimité n’était pas alors dans le caractère d’Octave : le poète lui fait ici un honneur qu’il ne méritait pas.

Le rôle qu’on fait jouer à Antoine est peu de chose, quoique assez conforme à son caractère : il n’agit point dans la pièce ; il y est sans passion ; c’est une figure dans l’ombre, qui ne sert, à mon avis, qu’à faire sortir le personnage d’Octave. Je pense que c’est pour cette raison que le manuscrit porte seulement pour titre : Octave et le jeune Pompée, et non pas le Triumvirat ; mais j’y ai ajouté ce nouveau titre, comme je le dis dans ma préface, parce que les triumvirs étaient dans l’île, et que les proscriptions furent ordonnées par eux.

J’aurais beaucoup de choses à dire sur le caractère barbare des Romains depuis Sylla jusqu’à la bataille d’Actium, et sur leur bassesse après qu’Auguste les eut assujettis. Ce contraste est bien frappant : on vit des tigres changés en chiens de chasse qui lèchent les pieds de leurs maîtres.

On prétend que Caligula désigna consul un cheval de son écurie ; que Domitien consulta les sénateurs sur la sauce d’un turbot ; et il est certain que le sénat romain rendit en faveur de Pallas, affranchi de Claude, un décret qu’à peine on eut porté, du temps de la république, en faveur de Paul Émile et ses Scipions.

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