La fête de Bélébat (VOLTAIRE)

Comédie en vers.

Représentée pour la première fois au Château de Bélébat en 1725.

 

 

AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS DE L’ÉDITION DE KEHL

 

Cette lettre contient la description d’une fête donnée à Bélébat, chez M. le marquis de Livry, en 1725[1].

Le curé de Courdimanche, dans la paroisse de qui le château de Bélébat est situé, était un fort bon homme, à demi fou, qui se piquait de faire des vers et de bien boire, et se prêtait de bonne grâce aux plaisanteries dont on le rendait l’objet.  

Le ton qui règne dans cette fête, où se trouvaient un grand nombre de jeunes femmes, et dans la description adressée à une princesse jeune et qui n’était point mariée, est un reste de la liberté des mœurs de la Régence[2].

Tous les vers, à beaucoup près, ne sont pas de M. de Voltaire, et ceux qui lui appartiennent sont faciles à distinguer[3].

 

 

À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME MADEMOISELLE DE CLERMONT[4]

 

Les citoyens de Bélébat ne peuvent vous rendre compte que de leurs divertissements et de leurs fêtes ; ils n’ont ici d’affaires que celles de leurs plaisirs. Bien différents en cela de M. votre frère aîné[5], qui ne travaille tous les jours que pour le bonheur des autres. Nous sommes tous devenus ici poètes et musiciens, sans pourtant être devenus bizarres. Nous avons de fondation un grand homme qui excelle en ces deux genres ; c’est le curé de Courdimanche : ce bonhomme a la tête tournée de vers et de musique, et on le prendrait volontiers pour l’aumônier du cocher de M. de Vertamont[6]. Nous le couronnâmes poète hier en cérémonie dans le château de Bélébat, et nous nous flattons que le bruit de cette fête magnifique excitera partout l’émulation, et ranimera les beaux-arts en France. 

On avait illuminé la grand’salle de Bélébat, au bout de laquelle on avait dressé un trône sur une table de lansquenet ; au-dessus du trône pendait à une ficelle imperceptible une grande couronne de laurier, où était renfermée une petite lanterne allumée, qui donnait à la couronne un éclat singulier. Monseigneur le comte de Clermont et tous les citoyens de Bélébat étaient rangés sur des tabourets ; ils avaient tous des branches de laurier à la main, de belles moustaches faites avec du charbon, un bonnet de papier sur la tête, fait en forme de pain de sucre ; et sur chaque bonnet on lisait en grosses lettres le nom des plus grands poètes de l’antiquité. Ceux qui faisaient les fonctions de grands-maîtres des cérémonies avaient une couronne de laurier sur la tête, un bâton à la main, et étaient décorés d’un tapis vert qui leur servait de mante. 

Tout étant disposé, et le curé étant arrivé dans une calèche à six chevaux qu’on avait envoyée au-devant de lui, il fut conduit à son trône. Dès qu’il fut assis, l’orateur lui prononça à genoux une harangue dans le style de l’Académie, pleine de louanges, d’antithèses, et de mots nouveaux. Le curé reçut tous ces éloges avec l’air d’un homme qui sait bien qu’il en mérite encore davantage, car tout le monde n’est pas de l’humeur de notre reine[7], qui hait les louanges autant qu’elle les mérite. Après la harangue on exécuta le concert dont on vous envoie les paroles ; les chœurs allèrent à merveille, et la cérémonie finit par une grande pièce de vers pompeux, à laquelle ni les assistants, ni le curé, ni l’auteur, n’entendirent rien. Il faudrait avoir été témoin de cette fête pour en bien sentir l’agrément : les projets et les préparatifs de ces divertissements sont toujours agréables, l’exécution rarement bonne, et le récit souvent ennuyeux.  

 

Ainsi, dans les plaisirs d’une vie innocente,  

Nous attendons tous l’heureux jour  

Où nous reverrons le séjour  

De cette reine aimable et bienfaisante,  

L’objet de nos respects, l’objet de notre amour :  

Le plaisir de vivre à sa cour  

Vaut la fête la plus brillante.

 

Le curé de Courdimanche s’étant placé sur le trône qui lui était destiné, tous les habitants de Courdimanche vinrent en cérémonie le haranguer ; Voltaire porta la parole. La harangue finie, la cérémonie commença. 

 

 

COMÉDIE

 

 

UN HABITANT DE COURDIMANCHE chante.

Peuples fortunés de Courdimanche,  

Devant le curé que tout s’épanche ;  

À le couronner qu’on se prépare,  

De pampre, en attendant la tiare. 

On met une couronne sur la tête du curé.

LE CHŒUR chante sur un air de l’opéra de Thésée.

Que l’on doit être  

Content d’avoir un prêtre  

Qui fait de si beaux vers !  

Qu’on applaudisse  

Sans cesse à ses nouveaux airs,  

À ses concerts.  

Qu’à l’église il nous bénisse,  

Qu’à table il nous réjouisse ;  

Que d’un triomphe si doux  

Tous les curés soient jaloux ! 

Sur l’air des vieillards de Thésée.

Mène-t-on dans le monde une vie  

Qui soit plus jolie 

Qu’à Bélébat !  

Ce curé nous enchante : 

Lorsqu’à table il chante,  

On croirait être au sabbat.  

Le démon poétique  

Qui rend pâle, étique,  

Voltaire le rimeur,  

Rend la face  

Bien grasse  

À ce pasteur. 

Air : Au généreux Roland.        

À ce joyeux curé Bélébat doit sa gloire,  

Tous les buveurs on lui voit terrasser ;  

Mais il ne veut, pour prix de sa victoire,  

Que le bon vin que Livry[8] fait verser.  

On vient, pour l’admirer, des quatre coins du monde ;  

On quitte une brillante cour ;  

Partout à sa santé chacun boit à la ronde ;  

Mais qui peut voir sa face rubiconde,  

Voit sans étonnement l’excès de notre amour.  

Triomphez, grand Courdimanche,  

Triomphez des plus grands cœurs :  

Ce n’est qu’aux plus fameux buveurs  

Qu’il est permis de manger votre éclanche[9].

Une nymphe lui présente un verre de vin.

UN HABITANT chante.

Versez-lui de ce vin vieux,  

Silvie,  

Versez-lui de ce vin vieux,  

Encore un coup, je vous prie,  

L’Amour vous en rendra deux.  

Vénus permet qu’en ces beaux lieux  

Bacchus préside ;  

Le curé de ce lieu joyeux  

Est le druide :  

Honneur, cent fois honneur  

À ce divin pasteur ;  

Le plaisir est son guide :  

Que les curés d’alentour  

Viennent lui faire la cour. 

Air : Le pays de Cocagne  (d’une comédie de Legrand).

Où trouver la grâce du comique,  

Un style noble et plaisant,  

Et du grand et sublime tragique  

Le récit tendre et touchant ? 

Voltaire a-t-il tout cela dans sa manche ? 

Et lon lan la  

Ce n’est pas là  

Qu’on trouve cela,  

C’est chez le grand Courdimanche.  

 

En fait de cette douce harmonie  

Qui charme et séduit les cœurs,  

Des maîtres de France ou d’Italie  

Qui doit passer pour vainqueurs ?  

Entre Miguel et Lulli le choix penche ;  

Et lon lan la  

Ce n’est pas là  

Qu’on trouve cela,  

C’est chez le grand Courdimanche.  

 

Salut au curé de Courdimanche ;  

Oh ! que c’est un homme divin !  

Sa ménagère est fraîche et blanche,  

Salut au curé de Courdimanche :  

Sur d’une soif que rien n’étanche,  

Il viderait cent brocs de vin ; 

Salut au curé de Courdimanche ;  

Oh ! que c’est un homme divin !

 
Du pain bis, une simple éclanche ;  

Salut au curé de Courdimanche :  

Maigre ou gras, bécassine ou tanche,  

Tout est bon dés qu’il a du vin.  

Salut au curé de Courdimanche ;  

Oh ! que c’est un homme divin !  

Des vers, il en a dans sa manche ;  

Salut au curé de Courdimanche ; 

Aucun repas ne se retranche ;  

En s’éveillant il court au vin.  

Salut au curé de Courdimanche :  

Oh! que c’est un homme divin !  

La scène change, et représente l’agonie du curé de Courdimanche : il paraît étendu sur un lit. 

CHŒUR.

Ah ! notre curé  

S’est bien échaudé,  

Faisant sa lessive[10].

 

Ah ! notre curé  

Est presque enterré,  

Pour s’être échaudé. 

UN HABITANT.

Et du même chaudron (bis) 

La pauvre Bacarie  

A brûlé son... 

LE CHŒUR, l’interrompant.

Ah ! notre curé, etc. 

UN HABITANT.

Quelques gens nous ont dit  

Que le curé lui-même  

Avait brûlé son...

LE CHŒUR, l’interrompant.

Ah ! notre curé, etc. 

Exhortation faite au curé  de Courdimanche en son agonie.

Curé de Courdimanche, et prêtre d’Apollon,  

Que je vois sur ce lit étendu tout du long,  

Après avoir vingt ans, dans une paix profonde,  

Enterré, confessé, baptisé votre monde ;  

Après tant d’oremus chantés si plaisamment,  

Après cent requiem entonnés si gaiement,  

Pour nous, je l’avouerai, c’est une peine extrême  

Qu’il nous faille aujourd’hui prier Dieu pour vous-même.  

Mais tout passe et tout meurt; tel est l’arrêt du sort :  

L’instant où nous naissons est un pas vers la mort[11].

Le petit père André n’est plus qu’un peu de cendre ; 

Frère Fredon n’est plus ; Diogène, Alexandre,  

César, le poète Mai[12], La Fillon, Constantin,  

Abraham, Brioché, tous ont même destin :  

Ce cocher si fameux à la cour, à la ville,  

Amour des beaux-esprits, père du vaudeville,  

Dont vous auriez été le très digne aumônier,  

Près Saint-Eustache encore est pleuré du quartier.  

Vous les suivrez bientôt c’est donc ici, mon frère,  

Qu’il faut que vous songiez à votre grande affaire.  

Si vous aviez été toujours homme de bien,  

Un bon prêtre, un nigaud, je ne vous dirais rien :  

Mais qui peut, entre nous, garder son innocence ?  

Quel curé n’a besoin d’un peu de pénitence ?  

Combien en a-t-on vu jusqu’au pied des autels  

Porter un cœur pétri de penchants criminels ;  

Dans ce tribunal même, où, par des lois sévères,  

Des fautes des mortels ils sont dépositaires,  

Convoiter les beautés qui vers eux s’accusaient,  

Et commettre la chose, alors qu’ils l’écoutaient !  

Combien n’en vit-on pas, dans une sacristie,  

Conduire une dévote avec hypocrisie[13],

Et, sur un banc trop dur, travailler en ce lieu  

À faire à son prochain des serviteurs de Dieu !  

Je veux que de la chair le démon redoutable  

N’ait pu vous enchanter par son pouvoir aimable ;  

Que, digne imitateur des saints du premier temps,  

Vous ayez pu dompter la révolte des sens : 

Vous viviez en châtré : c’est un bonheur extrême :  

Mais ce n’est pas assez, curé; Dieu veut qu’on l’aime.  

Avez-vous bien connu cette ardente ferveur,  

Ce goût, ce sentiment, cette ivresse du cœur,  

La charité, mon fils ? le chrétien vit par elle : 

Qui ne sait point aimer n’a qu’un cœur infidèle ;  

La charité fait tout : vous possédez en vain  

Les mœurs de nos prélats, l’esprit d’un capucin

D’un cordelier nerveux la timide innocence,  

La science d’un carme avec sa continence,  

Des fils de Loyola toute l’humilité ;  

Vous ne serez chrétien que par la charité.  

Commencez donc, curé, par un effort suprême ;  

Pour mieux savoir aimer, haïssez-vous vous-même.  

Avouez humblement, en pénitent soumis[14],

Tous les petits péchés que vous avez commis :  

Vos jeux, vos passe-temps, vos plaisirs, et vos peines,  

Olivette, Amauri[15], vos amours et vos haines ;  

Combien de muids de vin vous vidiez dans un an ;  

Si Brunelle avec vous a dormi bien souvent.  

 

Après que vous aurez aux yeux de l’assemblée  

Étalé les péchés dont votre âme est troublée,  

Avant que de partir, il faudra prudemment  

Dicter vos volontés et faire un testament.  

Bélébat perd en vous ses plaisirs et sa gloire :  

Il lui faut un poète et des chansons à boire,  

Il ne peut s’en passer; vous devez parmi nous  

Choisir un successeur qui soit digne de vous.  

Il sera votre ouvrage, et vous pourrez le faire  

De votre esprit charmant unique légataire.  

Tel Élie autrefois, loin des profanes yeux,  

Sur un char de lumière emporté dans les cieux,  

Avant que de partir pour ce rare voyage,  

Consolait Élisé qui lui servait de page ;  

Et, dans un testament, qu’on n’a point par écrit,  

Avec un vieux pourpoint lui laissa son esprit.  

Afin de soulager votre mémoire usée[16],

Nous ferons en chansons une peinture aisée  

De cent petits péchés que peut faire un pasteur,  

Et que vous n’auriez pu nous réciter par cœur. 

 

LES HABITANTS DE BÉLÉBAT chantent.

Air du Confiteor.

Vous prenez donc congé de nous ; 

En vérité, c’est grand dommage :  

Mon cher curé, disposez-vous  

À franchir gaiement ce passage.  

Hé quoi, vous résistez encor !  

Dites votre Confiteor

 

Lorsque vous aimâtes Margot,  

Vous n’étiez pas encor sous-diacre ;  

Un beau jour de Quasimodo,  

Avec elle montant en fiacre...  

Vous en souviendrait-il encor ?  

Dites votre Confiteor

 

Nous vous avons vu pour Catin  

Abandonner souvent l’office ;  

Vous n’êtes pas, pour le certain,  

Chu dans le fond du précipice ;  

Mais, parbleu, vous étiez au bord.  

Dites votre Confiteor

 

Vos sens, de Brunelle enchantés,  

La fêtaient mieux que le dimanche.  

Sous le linge elle a des beautés,  

Quoiqu’elle ne soit pas trop blanche,  

Et qu’elle ait quelque taie encor :  

Dites votre Confiteor

 

Vous avez renversé sur cu  

Plus de vingt tonneaux par année ;  

Tout Courdimanche est convaincu  

Que Toinon fut plus renversée.  

Pour les muids de vin, passe encor :  

Dites votre Confiteor

 

N’êtes-vous pas demeuré court  

Dans vos rendez-vous, comme en chaire ?  

Vous avez tout l’air d’un Saucourt,  

De grands traits à la cordelière ;  

Mais tout ce qui luit n’est pas or :  

Dites votre Confiteor

 

Élève, et quelquefois rival  

De l’abbé de Pure et d’Horace,  

Du fond du confessionnal,  

Quand vous grimpez sur le Parnasse,  

Vous vous croyez sur le Thabor : 

Dites votre Confiteor

 

Si les Amauris ont voulu  

Troubler votre innocente flamme,  

Et s’ils vous ont un peu battu,  

C’est pour le salut de votre âme ;  

C’est pour vous de grâce un trésor :  

Dites votre Confiteor.

Après la confession, LE BEDEAU chante.

Gardez tous un silence extrême,  

Le curé se dispose à vous parler lui-même  

Pour donner plus d’éclat à ses ordres derniers,  

Il a fait assembler ici les marguilliers.  

Écoutez bien comme l’on sonne :  

Du carillon tout Bélébat résonne ;  

Il tousse, il crache, écoutez bien ;  

De ce qu’il dit ne perdez jamais rien. 

LE CURÉ chante d’un ton entrecoupé.

À Courdimanche, avec honneur,  

J’ai fait mon devoir de pasteur ; 

J’ai su boire, chanter, et plaire,  

Toutes mes brebis contenter :  

Mon successeur sera Voltaire,  

Pour mieux me faire regretter. 

LE BEDEAU chante.

Que de tous côtés on entende  

Le beau nom de Voltaire, et qu’il soit célébré.  

Est-il pour nous une gloire plus grande ?  

L’auteur d’Œdipe est devenu curé. 

LE CHŒUR.

Que de tous côtés on entende, etc. 

LE BEDEAU.

Qu’avec plaisir Bélébat reconnoisse  

De ce curé le digne successeur ;  

Il faut toujours dans la paroisse  

Un grand poète avec un grand buveur. 

À Voltaire.

Que l’on bénisse  

Le choix propice  

Qui du pasteur  

Vous fait coadjuteur. 

LE CHŒUR.

Que de tous côtés on entende  

Le beau nom de Voltaire, et qu’il soit célébré, etc.

MADAME LA MARQUISE DE PRIE présente à Voltaire une couronne de laurier, et l’installe en chantant.

Pour prix du bonheur extrême  

Que nous goûtons dans ces lieux,  

Et qu’on ne doit qu’à toi-même,  

Reçois ce don précieux ; 

Je te le donne,  

En attendant encor mieux  

Qu’une couronne.       

LES HABITANTS DE BÉLÉBAT chantant.

Dans cet auguste jour,  

Reçois cette couronne  

Par les mains de l’Amour ;  

Notre cœur te la donne,  

Et zon, zon, zon, etc.  

Tu connais le devoir  

Où cet honneur t’engage ;

Par un double pouvoir  

Mérite notre hommage,  

Et zon, zon, zon, etc. 

On annonce au coadjuteur ses devoirs.

Du poste où l’on t’introduit  

Connais bien toutes les charges ;  

Il faut des épaules larges,  

Grand’soif, et bon appétit.            

On répète.

Du poste, etc. 

On fait le panégyrique du curé, comme s’il était mort.

UN CORYPHÉE chante.

Hélas ! notre pauvre saint,  

Que Dieu veuille avoir son âme !  

Pain, vin, jambon, fille, ou femme,  

Tout lui passait par la main. 

LE CHŒUR répète.

Hélas ! etc.          

LE CORYPHÉE.

Il eût cru taxer les dieux  

D’une puissance bornée,  

Si jamais pour l’autre année  

Il eût gardé du vin vieux. 

LE CHŒUR.

Il eût cru, etc. 

LE CORYPHÉE.

Tout Courdimanche en discord  

Menaçait d’un grand tapage ;  

Il enivra le village,  

À l’instant tout fut d’accord. 

LE CHŒUR.

Tout Courdimanche, etc. 

LE CORYPHÉE.

Quand l’orage était bien fort,  

Pour détourner le tonnerre,  

Un autre eût dit son bréviaire,  

Lui courait au vin d’abord. 

LE CHŒUR.

Quand l’orage, etc. 

LE CORYPHÉE.

Bonhomme, ami du prochain,  

Ennemi de l’abstinence ;  

S’il prêchait la pénitence,  

C’était un verre à la main. 

LE CHŒUR.

Bonhomme, etc. 

DEUX JEUNES FILLES chantent.

Que nos prairies  

Seront fleuries !  

Les jeux, l’amour,  

Suivent Voltaire en ce jour ;  

Déjà nos mères  

Sont moins sévères ; 

On dit qu’on peut faire  

Un mari cocu.  

Heureuse terre !  

C’est à Voltaire  

Que tout est dû. 

LE CHŒUR.

Que nos prairies, etc. 

LES JEUNES FILLES.

L’amour lui doit  

Les honneurs qu’il reçoit :  

Un cœur sauvage  

Par lui s’adoucit ;  

Fille trop sage  

Pour lui s’attendrit. 

LE CHŒUR.

Que nos prairies, etc. 

Remerciement de VOLTAIRE au curé.

Curé, dans qui l’on voit les talents et les traits,  

La gaieté, la douceur, et la soif éternelle  

Du curé de Meudon, qu’on nommait Rabelais,  

Dont la mémoire est immortelle,  

Vous avez daigné me donner  

Vos talents, votre esprit, ces dons d’un dieu propice ;  

C’est le plus charmant bénéfice  

Que vous ayez à résigner.  

Puisse votre carrière être encor longue et belle !  

Vous formerez en moi votre heureux successeur :  

Je serai dans ces lieux votre coadjuteur,  

Partout, hors auprès de Brunelle.        

LE CHŒUR.

Honneur et cent fois honneur  

À notre coadjuteur ! 

À Monseigneur le comte de Clermont.

Viens, parais, jeune prince, et qu’on te reconnoisse  

Pour le coq de notre paroisse ;  

Que ton frère, à son gré, soit le digne pasteur  

De tous les peuples de la France ;  

Qu’on chante, si l’on veut, sa vertu, sa prudence : 

Toi seul dans Bélébat rempliras nos désirs :  

On peut partout ailleurs célébrer sa justice ; 

Nous ne voulons ici chanter que nos plaisirs : 

Qui pourrait mieux que toi commencer cet office ?

À M. de Billy son gouverneur.

Billy, nouveau Mentor bien plus sage qu’austère  

De ce Télémaque nouveau,  

Si, pour éclairer sa carrière,  

Ta main de la Raison nous montre le flambeau,  

Le flambeau de l’Amour s’allume pour lui plaire : 

Loin d’éteindre ses feux, ose en brûler encor ; 

Et que jamais surtout quelque nymphe jolie  

Ne renvoie à la Peyronie[17]

Le Télémaque et le Mentor. 

Au seigneur de Bélébat.                 

Duchy, maître de la maison,  

Vous êtes franc, vrai, sans façon,  

Très peu complimenteur, et je vous en révère.  

...
La louange à vos yeux n’eut jamais rien de doux ;  

Allez, ne craignez rien des transports de ma lyre ; 

Je vous estimerai, mais sans vous en rien dire : 

C’est comme il faut vivre avec vous. 

À M. de Montchesne.

Continuez, monsieur : avec l’heureux talent  

D’être plaisant et froid, sans être froid plaisant,  

De divertir souvent, et de ne jamais rire,  

Vous savez railler sans médire,  

Et vous possédez l’art charmant  

De ne jamais fâcher, de toujours contredire. 

À Mme de Montchesne.

Vous, aimable moitié de ce grand disputeur,  

Vous, qui pensez toujours bien plus que vous n’en dites,  

Vous, de qui l’on estime et l’esprit et le cœur,  

Lorsque vous ne songez qu’à cacher leurs mérites,  

Jouissez du plaisir d’avoir toujours dompté  

Les contradictions dont son esprit abonde ;  

Car ce n’est que pour vous qu’il a toujours été  

De l’avis du reste du monde.        

À Mme la marquise de Prie.

De Prie, objet aimable, et rare assurément,  

Que vous passez d’un vol rapide  

Du grave à l’enjoué, du frivole au solide !  

Que vous unissez plaisamment  

L’esprit d’un philosophe et celui d’un enfant ! 

J’accepte les lauriers que votre main me donne : 

Mais ne peut-on tenir de vous qu’une couronne ?  

Vous connaissez Alain[18], ce poète fameux,  

Qui s’endormit un jour au palais de sa reine :  

Il en reçut un baiser amoureux ;

Mais il dormait, et la faveur fut vaine.  

Vous me pourriez payer d’un prix beaucoup plus doux ; 

Et si votre bouche vermeille  

Doit quelque chose aux vers que je chante pour vous,  

N’attendez pas que je sommeille. 

À M. de Baye, frère de Mme de Prie.

Vous êtes, cher de Baye, au printemps de votre âge ;  

Vous promettez beaucoup, vous tiendrez davantage.  

Surtout n’ayez jamais d’humeur ;  

Vous plairez quand vous voudrez plaire :  

D’ailleurs imitez votre frère :  

Mais, hélas ! qui pourrait imiter votre sœur ? 

À M. le duc de la Feuillade.

Vous avez, jeune La Feuillade,  

Ce don charmant que jadis eut Saucourt,  

Ce don qui toujours persuade,  

Et qui plaît surtout à la cour.  

Gardez qu’un jour on ne vous plaigne  

D’avoir su mal user d’un talent si parfait :  

N’allez pas devenir un méchant cabaret,  

Portant une si belle enseigne. 

À M. de Bonneval.

Et vous, cher Bonneval, que vous êtes heureux !  

Vous écrivez souvent sous l’aimable de Prie,  

Et vous avez des vers le talent gracieux ;  

Ainsi diversement vous passez votre vie  

À parler la langue des dieux.  

Partagez avec moi ce brin de ma couronne ;  

De Prie, aux yeux de tous, m’a promis encor mieux :  

Ah ! si ce mieux venait, je jure par les cieux  

De ne le partager jamais avec personne. 

À M. le président Hénault[19].

Hénault, aimé de tout le monde,  

Vous enchantez également  

Le philosophe, l’ignorant,  

Le galant à perruque blonde,  

Le citoyen, le courtisan  

En Apollon vous êtes mon confrère.  

Grand maître en l’art d’aimer, bien plus en l’art de plaire ;  

Vif sans emportement, complaisant sans fadeur,  

Homme d’esprit sans être auteur,  

Vous présidez à cette fête ;  

Vous avez tout l’honneur de cet aimable jour.  

Mes lauriers étaient faits pour ceindre votre tête ;  

Mais vous n’en recevez que des mains de l’Amour. 

À MM. le marquis et l’abbé de Livry.

Plus on connaît Livry, plus il est agréable :  

Il donne des plaisirs, et toujours il en prend ;  

Il est le dieu du lit et celui de la table.  

Son frère, en tapinois, en fait bien tout autant ; 

Et sans perdre de sa prudence,  

Lorsqu’avec des buveurs il se trouve engagé,  

Il soutient mieux que le clergé  

Les libertés de l’Église de France. 

À M. Delaistre.

Doux, sage, ingénieux, agréable Delaistre,  

Vous avez gagné mon cœur  

Dès que j’ai pu vous connaître

Mon estime envers vous à l’instant va paraître ;  

Je vous fais mon enfant de cœur. 

À Mme de Montchesne.

Toi, Montchesne, discrète et sage,  

Accepte-moi pour directeur ;  

Que ton mari soit bedeau de village ;  

Que de Baye soit carillonneur,  

Et Duchy marguillier d’honneur.  

Le président sera vicaire ; 

Livry des pains bénits sera dépositaire.  

Que l’abbé préside au lutrin,  

Et qu’il ait même encor l’emploi de sacristain.  

Venez, Béquet, venez; soyez ma ménagère  

Songez surtout à vous bien acquitter  

Des fonctions d’une charge si belle ;  

Et puissions-nous l’un et l’autre imiter,  

Moi, le curé ; vous, la jeune Brunelle ! 

LE CHŒUR chante.

Chantons tous la chambrière  

De notre coadjuteur ;  

Elle aura beaucoup à faire  

Pour engraisser son pasteur[20].

Haut le pied, bonne ménagère ;  

Haut le pied, coadjuteur. 

LE COADJUTEUR chante.

Tu parais dans le bel âge,  

Vive, aimable et sans humeur ;  

Viens gouverner mon ménage,  

Et ma paroisse, et mon cœur.  

Haut le cul, belle ménagère ; 

Haut le cul, coadjuteur.  

 

L’évêque le plus austère,  

S’il visitait mon réduit,  

Cache-toi, ma ménagère,  

Car il te prendrait pour lui.  

Haut le pied, bonne ménagère ; 

Tu peux paraître aujourd’hui. 

LE CHŒUR chante.

Honneur au dieu de Cythère,  

Et gloire au divin Bacchus ;  

Honneur et gloire à Voltaire,  

Héritier de leurs vertus.  

Haut le pied bonne ménagère ;  

Que de biens sont attendus !  

Des jeux l’escorte légère,  

Sous ce digne successeur,  

De la raison trop austère  

Délivrera notre cœur.  

Haut le pied, bonne ménagère ;  

Célébrez votre bonheur.  

Raison, dont la voix murmure  

Contre nos tendres souhaits,  

Par une triste peinture  

Des cœurs tu troubles la paix.  

Ils peignent d’après nature ;  

Nous aimons mieux leurs portraits.

 


[1] Bélébat était une maison située entre Étampes et Fontainebleau, que M. de Livry avait mise à la disposition de la marquise de Prie.

[2] Le curé, ivre-mort, fait son testament ; on le confesse, Dieu sait de quels péchés, sur l’air du Confiteor, et c’est Voltaire qui recueille l’héritage spirituel et devient en son lieu et place curé de Courdimanche. Notez que tout cela avait lieu en l’honneur d’une parente, la marquise de Curzay, qu’on venait d’unir à M. de Mauconseil, grand-veneur du roi de Pologne, connu sous le sobriquet de Royal-Biribi, qu’il devait à sa passion pour ce jeu.

[3] L’ensemble de la composition est certainement de Voltaire.

[4] Mademoiselle de Clermont était surintendante de la maison de la reine, et sa sœur, la princesse de Vermandois, avait été proposée pour être reine de France elle-même. Mlle de Clermont est le sujet d’un roman de Mme de Genlis. (G. A.)

[5] M. le Duc, premier ministre. Louis-Henri de Bourbon, pince de Condé, né en 1692, mort en 1740.

[6] Chansonnier du Pont-Neuf.

[7] Marie Leczinska, qui venait d’épouser Louis XV.

[8] Le marquis de Livry, premier maître-d’hôtel du roi, qui était de la fête.

[9] Mets que le curé vantait beaucoup.

[10] Il lui était tombé sur les jambes une chaudière d’eau bouillante. On le suppose si incommodé qu’il est à l’extrémité.

[11] Corneille dit dans Tite et Bérénice, acte V, scène 1re :

Chaque instant de la vie est un pas vers la mort.

[12] Le poète Mai ou May, né à Sens en 1631, mort le 22 janvier 1719, sur une botte de foin à la porte d’un couvent, eut une existence aussi misérable que longue. Il cultiva la poésie sans aucun succès. C’est lui que Legrand, dans son Roi de Cocagne, a traduit sur la scène sous le nom de La Farinière.

[13] Var. Dans une édition de 1770, ce vers se termine par :

...avec cérémonie.

Dans l’édition de 1775 il y a :

...à peine repentie.

[14] Var. Dans les éditions de 1764, 1770 et 1775, au lieu de ce vers et du suivant, il y a : 

Faites-nous humblement un exposé succinct  

De cent petits péchés dont vous fûtes atteint.

[15] Allusion à des anecdotes particulières de la vie du curé.

[16] Il était sujet à commencer des histoires qu’il ne finissait pas. Ce défaut venait du dérangement de sa cervelle. Il l’attribuait au défaut de mémoire.

[17] Habile chirurgien, mort en 1747.

[18] Alain Chartier, baisé pendant son sommeil par Marguerite d’Écosse.

[19] Auteur de l’Abrégé chronologique de l’histoire de France.

[20] Voltaire était et fut toujours très maigre.

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