Villégiature (Henri MEILHAC)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 15 janvier 1894.

 

Personnages

 

LUCIE

JACQUES

UN DOMESTIQUE

 

En Normandie, de nos jours.

 

Un salon très joliment meublé, très moderne.

 

 

Scène première

 

LUCIE entre vivement

 

Mon flacon, où est mon flacon ?... Ah ! cela va un peu mieux... Mais qui aurait pu prévoir une pareille aventure ?... Adrienne et moi... Adrienne, c’est mon amie, mon amie intime... Adrienne et moi, nous sommes venues nous installer ici, dans ce petit château, en pleine Normandie... nous y sommes venues avec nos deux maris. Ce matin, nous avons déjeuné tous les quatre, nous avons déjeuné de bonne heure, Adrienne devait, à une heure vingt, aller prendre à Yvetot le train du Havre... Elle a une tante au Havre, elle devait aller la voir... Mon mari, lui, devait, à une heure vingt-cinq, aller prendre à Barentin le train de Rouen... son jeune frère est en garnison à Rouen, il allait passer deux heures avec lui. Le déjeuner s’achève... je remarquais bien qu’Adrienne était un peu nerveuse... mais comme elle est perpétuellement un peu nerveuse, je n’y faisais pas grande attention. Nous nous levons de table, Jacques, le mari d’Adrienne, conduit mon mari jusqu’à la petite porte du jardin, là où attendait la voiture qui devait mener mon mari à Barentin... moi, je conduis Adrienne jusqu’à la grande porte, là où l’attendait la voiture qui devait la mener à Yvetot. Avant d’y arriver, à la grande porte, Adrienne s’arrête, me regarde comme si elle devenait folle, puis elle tombe dans mes bras en sanglotant... « Pardonne-moi, murmure-t-elle au milieu de ses larmes, pardonne-moi... – Te pardonner quoi ?... – Je ne reviendrai pas ce soir, je pars pour ne jamais revenir... ne me méprise pas, une passion plus forte que ma volonté, plus forte que tout ! – Malheureuse ! m’écriai-je, tu abandonnes Jacques... » Un signe de tête fut toute sa réponse... un signe de tête qui voulait dire oui, j’abandonne Jacques... J’allais prononcer un dis cours pour essayer de retenir Adrienne, mais la surprise m’avait d’abord laissée sans voix... Adrienne en a profité pour s’élancer dans la voiture... « Préviens mon mari », m’a-t-elle crié en s’élançant... la voiture est partie, je ne pouvais vraiment pas courir après... je suis revenue... Pauvre Adrienne, je savais bien que cet hiver le jeune duc de Guiberra lui avait fait une cour très marquée... j’avais même entendu parler de certains rendez-vous donnés sur la plateforme de l’Arc de l’Étoile, mais de là à croire qu’elle allait partir, qu’elle allait tout abandonner, tout sacrifier... Oh ! et je reste là, moi, je reste là en tête à tête avec son mari, avec Jacques... et je dois le prévenir... comme c’est commode ! Mon mari reviendra ce soir, j’ai grande envie de l’attendre et de le charger d’annoncer lui-même à son malheureux ami... mais non, le malheureux ami aimera mieux, sans doute, que mon mari ne sache pas... il faut absolu ment que ce soit moi... Comment vais-je m’y prendre ?... Ah ! mon Dieu, c’est lui, je l’entends... c’est lui, et je n’ai encore rien trouvé... ma foi, tant pis, je me sauve... et je ne reviendrai que lorsque j’aurai trouvé quelque chose...

Elle sort par la gauche ; dès qu’elle est sort entre Jacques par la droite.

 

 

Scène II

 

JACQUES

 

Elle n’est pas là, tant mieux... je ne suis pas fâché d’avoir un peu de temps devant moi pour me remettre et pour préparer ce que j’ai à dire... Il faut avouer que cet Henri est plus absurde qu’il n’est permis... Je savais, comme tout le monde, que cet hiver il avait été l’amant de la jolie baronne de La Chevrette. Il en était fou, je le veux bien, mais de là à tout quitter pour la suivre, à planter là sa femme, son ménage... C’est ce qu’il fait, il vient de me l’avouer, et voici comment il me l’a avoué. Depuis que nous sommes ici tous les quatre, nous avons l’habitude de jouer au whist... on se paie tous les quinze jours. Nous sommes le douze aujourd’hui, c’est le quinze seulement qu’Henri aurait dû me payer les trois cent vingt fiches qu’il me doit... Il m’a déclaré tout à l’heure qu’il tenait à me payer tout de suite... j’ai été surpris de cette insistance, j’ai regardé Henri et je me suis aperçu qu’il avait un drôle d’air, un air tout à fait drôle... « Qu’est-ce que tu as ? lui ai-je demandé, l’on dirait que tu es sur le point de faire une bêtise. – On ne se tromperait pas, m’a-t-il répondu, mais c’est plus fort que moi... » Il m’a forcé à accepter les trois cent vingt francs... nous jouons un franc la fiche... « Ne m’attendez pas pour diner, a-t-il ajouté, ne m’attendez pas non plus demain matin pour déjeuner, ne m’attendez pas... – C’est donc vrai ! me suis-je écrié, tu vas rejoindre la jolie baronne de La Chevrette !... » Il a eu pendant un instant l’air égaré, comme si ce nom ne lui rappelait rien, puis revenant à lui : « Non, m’a-t-il dit, ce n’est pas elle, c’est une autre... je compte sur toi pour prévenir ma femme... » Là dessus, il a sauté dans la voiture, et la voiture est partie... prévenir sa femme, s’il croit que c’est facile... J’avais pensé un instant charger tout bonnement ma femme à moi... Elle reviendra tout à l’heure. Mais, toute réflexion faite, il m’a paru inutile de mettre Adrienne au courant d’une pareille histoire... Cette pauvre Lucie ! comment vais-je m’y prendre pour lui annoncer ?... J’y ai réfléchi déjà. Il faudrait, avant tout, savoir où elle en était avec son mari, si elle l’adorait, ou si elle ne l’aimait qu’avec modération. Il est évident que, si elle ne l’aimait qu’avec modération, il sera plus aisé, beaucoup plus aisé... on serait sûr, alors, de lui faire moins de peine...

Entre Lucie.

La voici...

 

 

Scène III

 

LUCIE, JACQUES

 

LUCIE, à part.

J’ai trouvé quelque chose... Je vais dire du mal des femmes, ça le préparera...

JACQUES.

Eh bien, chère madame...

LUCIE.

Eh bien, cher monsieur...

JACQUES.

Nous voilà en tête à tête... pour quelques heures...

LUCIE.

Mon Dieu oui, et vous m’accorderez qu’il faut que mon mari ait une certaine confiance...

JACQUES, à part.

Son mari...

LUCIE.

Vous dites ?

JACQUES.

Je dis... Je dis que vous avez raison... il faut sans doute que votre mari ait une certaine confiance, mais il me semble que ma femme...

LUCIE, à part, un murmure plutôt qu’une parole.

Sa femme...

JACQUES.

Nous avons trois heures à nous... trois bonnes heures pour le moins... Qu’est-ce que nous allons faire pendant...

LUCIE.

N’arrêtons rien d’avance ; laissons-nous aller... les heures passeront...

JACQUES.

Je ne demande pas mieux, laissons-nous aller...

Petit silence.

Henri doit être à Barentin maintenant.

LUCIE.

Vous croyez qu’il a eu le temps...

JACQUES, regardant sa montre.

Une heure dix-huit...

LUCIE.

Oui, alors, il peut être à Barentin... il y est ou il y arrive...

JACQUES.

Cela ne vous fait rien de le voir s’en aller comme cela ?...

LUCIE.

Qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse ?

JACQUES.

Ah ! je croyais que lorsqu’on aime...

Riant.

Mais, peut-être, après tout, ne l’aimez-vous pas autant que je me le figure...

LUCIE.

Je pense, moi, que je l’aime cent fois, mille fois plus que vous ne vous le figurez...

JACQUES.

Oh !

LUCIE.

Et je ne m’avance pas beaucoup... lorsqu’il s’agit de l’amour que nous pouvons avoir pour un autre, vos suppositions, à vous autres hommes, ne vont jamais bien loin... Vous admettez volontiers que l’on vous aime, vous, à la fureur, mais dès qu’il n’est plus question de vous...

JACQUES.

L’idée ne m’était pas venue, en effet, que votre amour pour Henri put aller jusqu’à la fureur...

LUCIE.

Et pourquoi pas ?

JACQUES.

Mais...

LUCIE.

Pourquoi pas, répondez...

JACQUES.

J’ai, depuis un mois, le plaisir de vivre près de vous, près de lui, et jamais je ne me suis aperçu...

LUCIE.

Il est bien clair que ce n’est pas quand vous êtes là !...

JACQUES.

Vous m’étonnez, vous m’étonnez beaucoup.

LUCIE.

C’est comme ça pourtant...

JACQUES.

Voyons... certainement, Henri est un brave garçon... mais vous aurez beaucoup de peine à me faire croire...

LUCIE.

Ah çà ! quel intérêt avez-vous à me faire dire que je n’aime pas mon mari...

JACQUES.

Moi, mais je n’ai aucun intérêt... Quel intérêt voulez vous que j’aie ?...

LUCIE.

Je ne sais pas, moi, ces demi-mots, ces allusions... Vous avez l’air d’un monsieur qui voudrait avoir l’air de savoir quelque chose...

JACQUES.

Pas du tout ; je dis cela, vous savez... je dis cela comme je dirais n’importe quoi...

LUCIE.

Vous feriez mieux de dire n’importe quoi... est-ce que je vous demande, moi, si cela vous ennuie qu’Adrienne s’en aille...

JACQUES.

Ne parlons pas d’Adrienne...

LUCIE.

J’en parle parce qu’elle est inattaquable...

JACQUES.

Je sais bien, mais...

LUCIE, à part.

Le pauvre homme...

JACQUES.

Hé ?

LUCIE.

Quoi ?...

JACQUES.

Vous et Adrienne, vous êtes les deux seules femmes en qui j’aurais une confiance absolue.

LUCIE.

Vous êtes donc bien sûr de moi ?...

JACQUES.

Oui, et d’elle aussi...

LUCIE.

À la bonne heure, mais alors pourquoi ne voulez-vous pas que moi, de mon côté, je sois sûre de mon pauvre Henri...

JACQUES.

Ce n’est pas la même chose...

LUCIE.

Comment cela...

JACQUES.

Les femmes, d’abord, valent mieux que les hommes... elles valent mieux tout au moins à un certain point de vue. On pourrait, en plaisantant – je ne dis pas que la plaisanterie serait de très bon goût – mais enfin l’on pourrait soutenir que tous les maris trompent leurs femmes...

LUCIE.

Qu’est-ce que vous dites !...

JACQUES, à part.

Je la prépare...

Haut.

Et vous m’accorderez, je pense, que toutes les femmes ne trompent pas leurs maris...

LUCIE.

Vous croyez ça, vous !...

JACQUES.

Dame, oui, je le crois... j’ai tort ?

LUCIE.

Où prenez-vous d’abord que les femmes valent mieux que les hommes, nous valons beaucoup moins, au contraire...

JACQUES.

Voilà qui est nouveau...

LUCIE.

Je dois m’y connaître, n’est-ce pas, puisque je suis femme... Eh bien, vous reculeriez épouvanté si je trahissais le secret professionnel et si je vous montrais la femme telle qu’elle est... avec toutes ses ruses, tous ses mensonges, toutes ses petitesses...

JACQUES.

Allez toujours, mais je vous avertis qu’avec moi vous perdez votre temps, j’ai de vous toutes une trop haute opinion...

LUCIE.

Ah ! oui, c’est vrai... vous êtes un honnête homme, vous... c’est très fâcheux que vous ayez de nous toutes une si haute opinion... tout n’en irait que mieux si vous nous laissiez à notre vraie place, pas très haut... Vous prendriez alors certaines choses moins au tragique. Nous ne vous indignerions pas tant quand nous... quand nous faisons nos bêtises... Elles vous mettraient moins en colère et vous en seriez moins malheureux.

JACQUES.

Ah çà ! mais quel intérêt avez-vous à me dire tout ça ?...

LUCIE.

Moi, mais je n’ai aucun intérêt...

JACQUES.

Bien vrai ?

LUCIE.

Bien vrai.

JACQUES, en riant.

Souffrez alors que nous changions de conversation... J’aime tant les femmes que, même à vous, je ne peux pas permettre d’en dire du mal.

LUCIE.

Changeons de conversation si cela vous plaît. De quoi parlerons-nous ?...

JACQUES.

Voulez-vous que nous disions du mal des hommes ?

LUCIE.

Non, je ne veux pas.

JACQUES.

Voulez-vous que j’aille dans le salon prendre un des livres que nous avons apportés, je vous ferai la lecture.

LUCIE.

Oui, je veux bien.

JACQUES se lève, va jusqu’à la porte et s’arrête, à part.

Nous ne marchons pas. Je n’arrive à rien.

LUCIE, à part.

Il faut absolument que je trouve autre chose...

JACQUES, à part.

Qu’est-ce que je pourrais trouver ?

LUCIE, à part.

J’ai bien là comme un commencement d’idée...

JACQUES, à part.

J’entrevois bien quelque chose...

LUCIE, à part.

Mais il me fait peur, mon commencement d’idée.

JACQUES, à part.

C’est grave ce que j’entrevois, c’est très grave...

LUCIE, le regardant.

Eh bien, qu’est-ce que vous faites là ?

JACQUES.

Moi ?

LUCIE.

Oui, vous...

JACQUES.

Je vous ai offert d’aller dans le salon prendre un des livres...

LUCIE.

Et je vous ai répondu que je ne demandais pas mieux.

JACQUES.

J’y vais alors.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LUCIE

 

J’aurais pu lui dire du mal des femmes pendant deux heures, cela ne m’aurait menée à rien... il ne me croyait pas, il refusait de me croire... et il avait bien raison, nous sommes des anges !... Qu’est-ce que je veux, en somme... lui annoncer que sa femme est partie... partie avec un autre, sans que ce lui fasse trop de peine... Voilà le problème. Je suis fâchée de ne pas me trouver en ce moment au milieu d’un certain nombre de femmes élégantes et spirituelles... Je les aurais consultées. Il aurait pu y avoir des hommes, je les aurais consultés aussi, mais c’est surtout entre femmes que j’aurais aimé à discuter... le problème... je crois, leur aurais-je dit, je crois, mesdames, que, cette fois, j’ai trouvé un moyen de le résoudre ; il me paraît sûr, mon moyen, mais il est scabreux... Il est clair, n’est-ce pas que si, au moment où il recevra la fâcheuse nouvelle, Jacques était amoureux, très sincèrement amoureux d’une autre femme, la fâcheuse nouvelle lui serait beaucoup moins désagréable... Il éprouverait un léger mouvement de contrariété, voilà tout... il suffirait donc de rendre Jacques amoureux. Si vous étiez réellement autour de moi, mesdames, rien ne serait plus facile... Je chargerais tout uniment une de vous... Qu’est-ce que vous dites ?... Que nulle de vous ne consentirait... Oh ! quant à cela... nous sommes si bonnes, nous aimons tant à consoler celui qui souffre !... Le mal, c’est que vous n’êtes pas réellement autour de moi, le mal, c’est que je suis seule ici, toute seule, et qu’alors il faut absolument que ce soit moi qui me charge... j’y suis décidée... Je vais me faire aimer... Êtes-vous bien sûre de réussir, me demandera-t-on... je suppose que les femmes élégantes et spirituelles sont revenues... Elles étaient sorties, elles sont revenues, et elles me demandent si je suis sûre de réussir... Oh ! mesdames, j’aime à croire que ce n’est pas sérieusement que vous me demandez cela...Je sais que ces messieurs, quelquefois, se figurent et racontent qu’ils nous ont séduites... Ils se vantent... Puisque nous sommes entre nous, nous pouvons bien avouer que c’est toujours nous qui commençons... nous faisons un signe, un petit signe... le monsieur, alors, comprend qu’il peut se risquer... Eh bien, qu’est-ce que vous voulez, je vais faire un signe... si le signe est un peu marqué, je vous supplie de ne pas m’en vouloir ; songez que je n’ai pas beaucoup de temps pour me faire aimer... il faut que d’ici à deux heures... dans ces conditions-là vous comprenez... heureusement encore que mon mari n’est pas là... s’il avait été là, ça aurait été impossible... ça aurait été, du moins, beau coup plus difficile...

Entre Jacques.

 

 

Scène V

 

LUCIE, JACQUES, un livre sous le bras

 

JACQUES, à part, il s’est arrêté près de la porte.

Je vais lui faire la cour... Je ne trouve rien de mieux... je n’aurai aucune peine... elle est très gentille... Elle est beaucoup mieux que la jolie baronne de La Chevrette...

LUCIE.

Enfin, vous revoilà...

JACQUES.

Oui.

LUCIE.

Vous y avez mis le temps à chercher votre livre...

JACQUES.

C’est que je tenais à bien choisir...

LUCIE.

Et quel livre avez-vous choisi ?

JACQUES.

Je ne sais pas...

LUCIE.

Comment ?...

JACQUES, regardant le livre qu’il a apporté.

Théâtre de Musset, premier volume, le Caprice !

LUCIE, avec éclat.

Le Caprice !

JACQUES.

Oui... Qu’est-ce que vous avez ?...

LUCIE.

Rien.

JACQUES.

Ah !

LUCIE.

Je le sais par cœur, le Caprice...

JACQUES.

Moi aussi...

LUCIE.

Positivement, je le sais par cœur... Rappelez-moi donc sujet...

JACQUES.

Il s’agit d’une dame très jolie, très spirituelle qui fait semblant d’aimer un monsieur...

LUCIE.

Comment s’appelle-t-il le monsieur ?

JACQUES.

Je ne me rappelle pas...

Regardant dans le livre.

Il s’appelle Chavigny...

LUCIE.

Je me souviens... la dame fait semblant d’aimer M. de Chavigny... M. de Chavigny alors se met à aimer tout de bon madame de Léry...

JACQUES.

Justement.

LUCIE.

Cela finit bien, il me semble.

JACQUES.

Cela finit on ne peut mieux... Madame de Léry avoue la vérité. Elle n’aimait pas du tout Chavigny. Si elle a fait semblant de l’aimer, c’était tout uniment pour le remettre bien avec sa femme... Qu’est-ce que vous avez à rire ?

LUCIE.

Rien...

JACQUES.

Rien ?...

LUCIE.

Non, rien.

S’adressant au public.

Vous voyez, je fais le signe.

JACQUES.

Vous avez ri, cela est sûr... Je ne serais pas fâché de savoir pourquoi...

LUCIE.

Il est vraiment fâcheux que je n’aie pas à vous remettre bien avec Adrienne... Je ferais semblant d’être amoureuse de vous... Nous sommes seuls, nous avons deux heures devant nous, c’est cela qui serait bon pour passer le temps...

JACQUES.

Je n’aimerais pas ça...

LUCIE.

Et pourquoi, s’il vous plaît ?...

JACQUES.

Mais parce que, si vous faisiez semblant d’être amoureuse de moi, il m’arriverait certainement ce qui arrive à Chavigny, je deviendrais amoureux de vous, amoureux tout de bon.

LUCIE.

Oh ?

JACQUES.

Vous ne me croyez pas ?

LUCIE.

Pourquoi pas, après tout... tout est possible.

JACQUES.

Lucie...

LUCIE.

Quoi ?

JACQUES.

Rien.

LUCIE.

Ah ! je croyais...

JACQUES.

Vous disiez tout à l’heure que pour nous laisser ainsi tous les deux, il fallait que votre mari eût une certaine con fiance... vous aviez raison, décidément...

LUCIE, à part.

Ah çà ! mais il y vient lui-même...

JACQUES.

J’ai cru d’abord que j’en étais digne de cette confiance, et que nos deux heures de tête-à-tête se passeraient sans que l’idée me vint de vous adresser une seule parole un peu tendre... j’ai grand peur de n’être trompé...

LUCIE.

Voyez-vous ça...

JACQUES.

C’est votre faute aussi...

LUCIE.

Par exemple...

JACQUES.

Vous êtes vraiment trop gentille... Et puis, je ne sais comment vous dire... vous êtes plus gentille encore que vous n’étiez tout à l’heure...

LUCIE, à part, au public.

Le signe...

JACQUES.

Vous l’êtes autrement tout au moins... vous l’êtes d’une façon plus...

LUCIE.

Plus imposante ?...

JACQUES.

Non... enfin voilà... J’envoie promener toutes mes bonnes résolutions de tout à l’heure, et je me mets à vous faire la cour... carrément... ça vous va-t-il ?

LUCIE.

Ça me va. Suis-je bien ?

JACQUES.

Vous êtes adorable...

LUCIE.

Vous n’y êtes pas. Je vous demande s la pose est bonne, si je suis placée comme doit l’être une femme à qui l’on va faire la cour.

JACQUES.

Ah ! si vous vous moquez...

LUCIE.

Non, je ne me moque pas – allez...

JACQUES.

Je me trouverais bête comme une oie si j’hésitais plus longtemps... Jamais, sans aucun doute, je n’aurai l’occasion d’adresser, à une plus jolie femme, des compliments sur sa beauté, jamais non plus je n’aurai l’occasion d’adresser, à une femme plus spirituelle, des compliments sur son esprit...

LUCIE, stupéfaite.

C’est ça, votre façon de faire la cour ?...

JACQUES.

Mais...

LUCIE.

C’est gentil, je ne dis pas le contraire, ce n’est pas trop mal tourné...

Jacques se rengorge.

Ah ! ce n’est pas extraordinaire non plus, il ne faut pas vous figurer...

JACQUES.

C’est sincère, voilà tout...

LUCIE.

Ah ! non, par exemple, et c’est justement là ce qui manque le plus... Il n’y a pas pour deux sous de sincérité dans ce que vous dites, ni dans la façon dont vous le dites...

JACQUES.

Comment, il n’y a pas pour deux sous...

LUCIE.

Votre voix même n’est pas la voix d’un homme amoureux... non, je vous assure... essayez un peu de me dire je vous aime, vous verrez bien...

JACQUES.

Que j’essaye de vous dire...

LUCIE.

Oui, vous ne voulez pas ?

JACQUES.

Certainement si...

LUCIE.

Dites, allons...

JACQUES.

Eh bien ! je vous aime.

LUCIE.

J’en étais sûre... ça n’est pas ça... il n’y a pas assez de...

JACQUES, exagérant.

Je vous aime...

LUCIE.

Maintenant, il y en a trop... Vous avez beau faire, vous ne pouvez pas attraper la note...

JACQUES.

Ah ! vous m’impatientez à la fin...

LUCIE.

Cette fois, l’accent est meilleur...

JACQUES.

Si vous êtes décidée à rire à chaque parole...

LUCIE.

Qui sait ? Si je pouvais vous croire sincère peut-être ne rirais-je pas ?...

JACQUES.

Lucie.

LUCIE.

Eh bien ?

JACQUES, devenant sincère.

Il est possible que je le dise mal, et malgré cela...

LUCIE.

Tiens, c’est mieux... il n’y a pas à dire, c’est beaucoup mieux.

JACQUES.

Il n’y aurait pas d’amour possible si l’on s’amusait à éplucher comme ça chacune des phrases que prononce l’amoureux... prenez les plus beaux vers du plus grand poète, et amusez-vous à les éplucher un à un. Vous verrez ce qu’il en restera... Eh bien, il en est de l’amour comme du génie.

LUCIE.

Très jolie cette comparaison... trop jolie, hélas !... jamais un homme qui aimerait vraiment...

JACQUES.

Mais non, ce n’est pas si joli que cela...

LUCIE.

Dites-moi.

JACQUES.

Quoi donc ?...

LUCIE.

Croyez-vous vraiment qu’ils éprouvent un chagrin énorme, les maris, quand ils découvrent qu’ils sont trompés.

JACQUES.

Voilà une belle question !

LUCIE.

Il ne s’agit pas de savoir si la question est belle, il s’agit d’y répondre... et, au fait, non, c’est inutile, vous me diriez sans doute qu’ils n’éprouvent généralement aucune espèce de chagrin, puisqu’ils ne savent presque jamais...

JACQUES.

Je ne vous dirai pas cela, mon avis étant que la plupart des maris trompés savent parfaitement à quoi s’en tenir...

LUCIE.

Qu’est-ce que vous dites ?...

JACQUES.

Voyons, de bonne foi, rien qu’en cherchant parmi nos connaissances, est-ce que vous essaierez de me faire croire que monsieur ?...

LUCIE.

Voulez-vous bien vous taire...

JACQUES.

Pourquoi, puisque nous sommes seuls...

LUCIE.

Mais certainement non, nous ne sommes pas !...

JACQUES.

Comment ?...

LUCIE.

Là, dans la chambre à côté, vous n’entendez donc pas le domestique... qui va, qui vient.

JACQUES.

Je n’entends rien du tout...

LUCIE.

En effet, il vient de partir, et maintenant nous sommes vraiment seuls.

JACQUES, à voix basse.

Tout est convention ici-bas, et ce que nous appelons usage du monde n’est, en somme, que l’art de manœuvrer habilement au milieu de toutes ces conventions. Il a été convenu que, dans de certaines circonstances, la femme prendrait toutes les précautions imaginables pour ne pas être surprise et pour ne pas laisser deviner à son mari certaines choses dont celui-ci aurait lieu d’être mécontent ; il a été convenu du même coup que si, malgré toutes les précautions prises, le mari, par sa propre maladresse ou autrement, finissait par voir ce qu’il ne devait pas voir, il aurait l’esprit de fermer les yeux, et c’est ce qui arrive... il les ferme, et il a bien raison de les fermer. On ne pourrait pas vivre sans cela...

LUCIE.

Mais c’est abominable ce que vous dites...

JACQUES.

Non, pas plus que n’est abominable le discours de Chavigny quand il parle à madame de Léry de sa fierté de grande dame qui ne veut pas d’un joug, de sa prudence qui ne veut pas d’un lien et de la porte, qui est fermée ! Seulement, pour que l’homme puisse dire de telles paroles et que la femme puisse les entendre, pour que Chavigny puisse oublier qu’il est marié et que madame de Léry est mariée, elle aussi, il faut qu’au-dessus de toutes ces abominations, il y ait quelque chose...

LUCIE.

Et quoi donc ?...

JACQUES.

Un peu d’amour tout simplement...

LUCIE.

Un peu d’amour.

JACQUES.

Voilà l’explication, voilà l’excuse et l’argument vainqueur auquel il n’y a rien à répondre. Si l’amour s’en mêle, Chavigny n’est plus un simple libertin et madame de Léry qui l’écoute n’est plus une simple coquette... si l’amour s’en mêle j’ai le droit, moi aussi, d’oublier les mille obstacles qui nous séparent et de vous dire que je vous aime... oui... je sais, je vous le disais tout à l’heure, vous vous moquiez et vous aviez bien raison de vous moquer car ce n’était alors qu’un jeu d’esprit, un pitoyable badinage... L’amour n’y était pas tout à l’heure, il y est maintenant. Comment est-il venu... à quel moment juste, à quelle minute, à quelle seconde... quelle parole étiez-vous en train de prononcer, quel mouvement faisiez-vous ?... Je ne sais pas, je ne me souviens pas, je ne sais qu’une chose, c’est que l’amour est venu, c’est qu’il est là... c’est que je vous aime, Lucie, c’est que je vous aime autant qu’il est possible d’aimer...

LUCIE.

Je ne veux pas que vous parliez ainsi... je ne veux pas... laissez-moi... mettez-vous là, ouvrez ce livre et lisez... lisez-moi le Caprice... non, pas le Caprice !... il doit y avoir autre chose dans ce livre... lisez-moi ce que vous voudrez...

JACQUES.

Il me serait impossible de lire en ce moment...

LUCIE.

Il y a des cartes ici... jouons... faisons un piquet...

JACQUES.

Vous n’êtes pas de force... et d’ailleurs je n’ai pas plus envie de jouer...

LUCIE.

Que faire alors, sortons...

JACQUES, la reprenant.

Lucie...

LUCIE.

Eh bien...

JACQUES.

Vous ne voulez pas, vraiment, vous ne voulez pas que je vous dise que je vous aime ?

LUCIE.

Non, je ne veux pas... je vous défends...

JACQUES.

Pourquoi ?...

LUCIE.

Laissez-moi... c’est mal d’abuser ainsi...

JACQUES.

Lucie...

LUCIE.

Eh bien...

JACQUES.

Vos lèvres ?...

LUCIE.

Vous devenez fou, par exemple...

JACQUES.

Vos lèvres, je les veux...

LUCIE.

Prenez garde, le domestique...

JACQUES.

Ah ! le domestique...

LUCIE.

Êtes-vous content, le voilà...

Entre le domestique.

 

 

Scène VI

 

LUCIE, JACQUES, LE DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, donnant une lettre à Lucie.

On m’a ordonné de remettre cette lettre à madame sans perdre une minute ; on m’a aussi ordonné de parler bas.

LUCIE, après avoir parcouru la lettre.

Comment, elle est revenue, elle est là...

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame.

LUCIE.

C’est bien.

Le domestique sort. Lucie, tenant toujours sa lettre à la main, fait un pas vers Jacques, puis elle s’arrête.

Attendez-moi !

Elle sort.

 

 

Scène V

 

JACQUES

 

Eh bien, qu’arrive-t-il ?... Elle aussi, elle m’aime, j’en suis sûr... je l’ai vu tout à l’heure, le souffle qui a passé sur moi a passé sur elle également... nous nous aimons... Tout cela parce qu’il m’a plu, pendant un instant, de jouer la comédie de l’amour... cela était-il croyable que pour aimer tout de bon, pour aimer avec fureur, il suffise de faire les gestes et que, de même que l’amour conduit au baiser, le baiser, lui aussi, puisse conduire à l’amour... je crois que, maintenant, je puis avouer à Lucie que son mari ne reviendra pas... qu’il est parti avec une autre femme... je le lui avouerai tout à l’heure.

Réfléchissant.

Oui, tout à l’heure, je lui... quelle idée m’est venue tout d’un coup... si je partais... si je proposais à Lucie de partir avec moi... oh ! non, c’est impossible... Lucie, elle, consentirait peut-être, surtout quand elle saurait que son mari... mais ma femme à moi, mais Adrienne... dans deux heures, quand elle reviendra, elle ne trouverait plus personne dans la maison... Pauvre Adrienne, chaque fois qu’elle va voir sa tante, au Havre, celle-ci l’accable de petits cadeaux, des bibelots de la rue de Paris, des coquillages... je crois que cette fois-ci elle avait l’intention d’ajouter un perroquet... Pauvre Adrienne !... Je croyais l’aimer cependant et certainement si l’on m’avait dit... l’amour, l’amour vrai ne commencerait-il qu’à la faute... je ne veux pas le croire... Je ne veux pas le croire pour les autres, car pour moi je suis bien forcé... j’ai beau faire, cette idée ne me sort pas de la tête, partir... n’est-ce pas à tout prendre, ce qui serait le plus loyal ?... Adrienne serait furieuse dans le premier moment, et puis elle s’apaiserait, et puis elle prendrait un... elle prendrait un mari, puisque la loi, maintenant, autorise cet euphémisme... Ce qui serait drôle, c’est que cette idée, l’idée de partir, fut venue en même temps à Lucie... dans ce cas-là, par exemple, je ne résisterais pas...

Entre Lucie avec un chapeau, un petit sac à la main.

Et c’est ce qui est arrivé, n’est-ce pas, l’idée vous est venue à vous aussi, nous partons ?...

 

 

Scène VIII

 

JACQUES, LUCIE

 

LUCIE.

Quelle est l’idée qui m’est venue ? Pour où partons-nous.

JACQUES.

Pour où vous voudrez, pourvu que nous partions... je vous aime... vous aussi, vous m’aimez... je ne crois pas me tromper en affirmant...

LUCIE.

Mettons que vous ne vous trompiez pas... après...

JACQUES.

Partons ensemble alors, n’hésitons pas !...

LUCIE.

Vous y avez pensé ?

JACQUES.

Oui, tout à l’heure, en vous attendant.

LUCIE.

Vous voulez que j’abandonne mon mari ?

JACQUES.

Ah ! ah ! votre mari...

LUCIE.

Que voulez-vous dire ?

JACQUES.

Je veux dire... vous m’aimez, n’est-ce pas ?...

LUCIE.

Puisque c’est convenu...

JACQUES.

Alors, je peux... Savez-vous ce que je suis chargé de vous annoncer, de la part de votre mari ?...

LUCIE.

Non, je ne sais pas...

JACQUES.

Jamais il ne reviendra ici votre mari... jamais vous ne le reverrez... il est parti... parti avec la jolie baronne de La Chevrette...

LUCIE.

Vous êtes sûr ?...

JACQUES.

Tout à fait sûr. C’est lui-même qui m’a dit...

LUCIE.

Eh bien, soit, j’abandonne mon mari, mais vous, votre femme...

JACQUES.

Je vais lui envoyer une dépêche à ma femme... Elle est au Havre.

LUCIE.

Non, elle est ici.

JACQUES.

Ici !...

LUCIE.

Oui, ici...

JACQUES.

Elle est revenue... déjà.

LUCIE.

Oui, elle est revenue, elle est dans sa chambre maintenant ; tout à l’heure, quand je vous ai quitté, c’était pour aller la rejoindre. Je l’ai trouvée en larmes...

JACQUES.

Sa tante est morte ?

LUCIE.

Non, je ne pense pas. Elle n’en saurait rien, en tout cas... Elle n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au Havre... La voyant pleurer, je lui ai demandé ce qu’elle avait, naturellement... Elle a répondu qu’elle ne pouvait pas dire et elle a continué de sangloter avec un petit hoquet... comme cela. Je me suis fâchée alors, je l’ai bourrée, je l’ai secouée et je lui ai déclaré que très résolument, je voulais qu’elle parlât. Quand elle a vu que je le prenais sur ce ton, elle n’a pas hésité...

JACQUES.

Elle s’est décidée à parler...

LUCIE.

Non, elle s’est évanouie.

JACQUES, inquiet.

Ah !

LUCIE.

Ça aurait pris avec vous, avec moi, ça n’a pas pris... je lui ai bravement jeté un verre d’eau à la figure... Elle est tout de suite revenue à elle et elle m’a dit la vérité, toute la vérité...

JACQUES.

Et quelle est cette vérité ?

LUCIE.

Vous tenez à savoir ?...

JACQUES.

Sans doute...

LUCIE.

Vous m’aimez, n’est-ce pas ?

JACQUES.

Si je vous aime !...

LUCIE.

Alors, je peux... Adrienne n’allait pas au Havre, elle allait à Yvetot retrouver mon mari ; c’est avec elle qu’il devait partir, et non avec la jolie baronne de La Chevrette.

JACQUES.

Adrienne !

LUCIE.

Voilà ce que moi, de mon côté, j’étais chargée de vous annoncer...

JACQUES

Adrienne !

LUCIE.

C’est elle même qui m’a dit...

JACQUES.

Je les tuerai... je les tuerai tous les deux.

LUCIE.

Vous ne m’aimez donc pas...

JACQUES.

Oh ! si, je vous aime, oh ! si, mais ça ne fait rien...

LUCIE.

Ah ! j’aurais cru...

JACQUES.

Les misérables !

LUCIE.

Quel droit avez-vous... puisque, vous-même, vous aviez pensé...

JACQUES.

Ce n’est pas une raison...

LUCIE.

Ah ! j’aurais cru...

JACQUES.

Où avez-vous vu que, parce que l’on avait soi-même pensé à être coupable, on était, pour cela, moins disposé à en punir...

LUCIE.

En effet, je n’ai vu cela nulle part, mais n’importe... ce qui, je l’espère, vous empêchera de tuer Adrienne, c’est qu’elle n’est pas allée jusqu’au bout de son imprudence... Elle s’est arrêtée à mi-chemin... là où il y a un petit café. Elle a demandé une plume, de l’encre, et elle a écrit à mon mari qui l’attendait à la gare d’Yvetot... Elle lui a écrit qu’elle n’irait pas, elle, à la gare d’Yvetot, qu’elle revenait ici, près de vous, et qu’elle se repentait d’avoir voulu partir. Vous ne vous le rappelez pas, le petit café ?

JACQUES.

Si fait, je me le rappelle très bien, il est à la gare d’Yvetot, votre mari...

LUCIE.

Oui, il attend.

JACQUES.

C’est bien, j’y vais.

LUCIE.

Non pas, c’est moi qui y vais... et je tiens à y aller seule... il y a de ma faute dans ce qui est arrivé. Jamais l’idée ne lui serait venue de s’occuper d’une autre femme si j’avais... si je n’avais pas...

JACQUES.

Si vous aviez... si vous n’aviez pas ?...

LUCIE.

Mais voilà, ça m’ennuyait tant...

JACQUES, transporté.

Oh !

LUCIE, sévèrement.

J’avais tort.

JACQUES.

Mais non...

LUCIE.

Mais si... Allons, je pars... je vais à Yvetot. J’ai gardé la voiture qui vient de ramener Adrienne...

JACQUES.

Et... vous lui pardonnerez ?

LUCIE.

Je l’emmènerai à Paris pour causer de cela... Quant à vous, vous allez retrouver votre femme, elle vous attend, vous pardonnerez, vous aussi...

JACQUES.

Jamais, par exemple.

LUCIE.

Si fait, vous pardonnerez... vous aviez raison tout à l’heure... tout est convention ici-bas... une de ces conventions, c’est qu’il faut pardonner, pardonner à chaque instant, pardonner toujours... il faut pardonner aux choses, par donner aux gens, pardonner à la vie, il n’y aurait pas moyen de vivre sans cela...

JACQUES.

Lucie...

LUCIE.

Eh bien ?

JACQUES.

Nous ne nous verrons plus alors ?

LUCIE.

Il me paraît bien difficile... avant que nous nous quittions, j’ai quelque chose à vous dire... j’ai été coquette avec vous, j’ai même été... un peu plus que coquette... j’ai laissé tout à l’heure passer le bout de mon pied...

JACQUES.

Oui, sans vous en apercevoir, vous avez laissé...

LUCIE.

Si fait, je m’en apercevais très bien. C’était exprès...

JACQUES.

Exprès !

LUCIE.

Oui, mais mes intentions étaient bonnes ; il me semblait que si je vous rendais amoureux, très amoureux de moi, il me serait après cela plus facile de vous avouer...

JACQUES.

C’est comme moi. Quand j’ai commencé de vous faire la cour

LUCIE.

Elles étaient bonnes aussi, vos intentions.

JACQUES.

Ah oui, elles l’étaient...

LUCIE.

Et toutes ces bonnes intentions nous ont menés plus loin que nous ne pensions.

JACQUES.

Lucie...

LUCIE.

Eh bien...

JACQUES.

Il ne serait pas du tout difficile de nous revoir si vous vouliez... on peut très bien trouver... à Passy, je suppose...

LUCIE.

Perdez-vous la tête... si le domestique...

JACQUES.

Il est encore là !...

LUCIE.

Non... je ne crois pas... je n’entends rien... Est-ce que vous entendez-vous ?...

JACQUES.

Je n’entends rien du tout, moi... Lucie...

LUCIE.

Eh bien...

JACQUES.

Vous y viendrez à Passy, vous y viendrez...

LUCIE.

Certainement non, je n’irai pas... Vous savez bien que c’est impossible...

JACQUES.

Pourquoi ?...

LUCIE.

Parce que...

JACQUES.

Lucie...

LUCIE, très émue.

Eh bien... non... non...

JACQUES.

Je vous aime, Lucie... je t’aime...

LUCIE, d’une voix qu’on entend à peine.

Moi aussi, mais...

Jacques lui donne un baiser, après le baiser, elle le repousse.

Maintenant, allons pardonner...

JACQUES.

Nous irons tout à l’heure...

LUCIE.

Non... non... tout de suite, je le veux...

Du bout des doigts elle lui rend le baiser et fait un mouvement pour sortir.

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