Les Bains à la papa (Eugène SCRIBE - Antoine-François VARNER - Jean-Henri DUPIN)

Folie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 9 octobre 1819.

 

Personnages

 

LA COUPE, marinier tenant le bateau des bains

M. BARBOTEAU, commissaire

MOUTONNET, son fils

M. CANELLE, épicier de Melun, prétendant de Jeannette

NOIROT, charbonnier

LAPLANCHE, mitron

MADAME SIMONE

JEANNETTE, sa fille

JAVOTTE, écaillère, nièce de madame Simone

NANEVETTE, ouvrière

JUSTINE, ouvrière

BAIGNEUR

 

Sur la rivière, dans le bateau de La Coupe.

 

Le bateau des bains. Dans le fond, et soutenue par des cerceaux, une grande toile qui donne sur la rivière, et qui est censée cacher les baigneurs. À gauche, un petit comptoir sur lequel il y a des gâteaux, des verres d’eau-de-vie, etc. Au milieu du théâtre est suspendue une sangle pour les exercices de natation. À gauche est écrit : Cabinets des ômes. À droite : Cabinets des dammes. Du même côté, un grand cabinet, ouvert en face des spectateurs ; il est aussi censé donner sur la rivière. Dans ce cabinet est un grand panier pour sécher le linge.

 

 

Scène première

 

LA COUPE, LAPLANCHE, NOIROT

 

Au lever du rideau, on entend les baigneurs, qu’on ne voit pas.

LES BAIGNEURS.

Air : À l’eau. (La Pauvre Femme.)

À l’eau, (Bis.)
Quand la rivière est belle,
À l’eau, (Bis.)
C’est un plaisir toujours nouveau.

Plusieurs voix toujours derrière le théâtre.

Ôtez-vous de l’échelle...
On ne jette pas d’eau...

Bruit.

LA COUPE, allant vers le fond.

Messieurs, messieurs, on ne s’entend pas.

LAPLANCHE.

À nous... un bain... combien est-ce ?

LA COUPE.

Quinze centimes par tôle.

LAPLANCHE.

Comme c’est renchéri !

NOIROT.

Il me semblait avoir entendu dire que l’eau était baissée.

LA COUPE.

Au contraire, et même à la rigueur, pour vous, ça devrait être plus cher.

NOIROT.

C’est bon... parce que je compte m’en donner.

LAPLANCHE.

Tiens, est-ce qu’on s’en donne ici ? vous n’y êtes donc jamais venu ?

NOIROT.

Mais je n’y viens pas souvent.

LA COUPE, le regardant.

C’est ce que je vois.

LAPLANCHE.

Air du vaudeville de Fanchon la vielleuse.

Dans un étroit espace
Rester toujours en place,
Les bras croisés comme cela,
Se tenir à l’échelle
Le thermomètre en main... voilà,
Monsieur, ce qu’on appelle
Les bains à la papa.

NOIROT.

N’importe, vous m’assurez que l’eau est belle ?

LA COUPE, à Noirot.

N’avez-vous pas peur qu’elle vous noircisse ?

LAPLANCHE et NOIROT.

À l’eau, (Bis.)
Quand la rivière est belle, etc.

Ils entrent du côté des hommes.

LA COUPE, regardant dans la coulisse.

Ah ! ah ! qu’est-ce qui vient là ? est-ce une pratique ?... Non, c’est M. Barboteau, inspecteur de la navigation, qui vient faire sa ronde.

 

 

Scène II

 

LA COUPE, BARBOTEAU

 

BARBOTEAU.

Bonjour, père La Coupe ! j’étais en retard avec vous, je viens visiter votre établissement.

LA COUPE.

Il ne fallait pas vous presser.

BARBOTEAU.

Si fait... je dois m’assurer si tout est conforme à l’ordre, car je suis essentiellement moral, moi... par inclination d’abord, et ensuite par état... Vous sentez qu’étant à la fois inspecteur maritime et commissaire de mon quartier, je suis chargé de faire respecter les mœurs sur la terre et sur l’onde, ce qui fait de moi en quelque sorte un fonctionnaire amphibie.

LA COUPE.

Ah ! vous êtes amphibie, monsieur Barboteau... et qu’est-ce que c’est que ça, amphibie ?...

BARBOTEAU.

Amphibie, mon garçon, c’est un poisson qui mange à deux râteliers. Ah çà ! commençons mon inspection.

Air du vaudeville de Partie carrée.

Notre bateau...

LA COUPE.

Très solide, je pense.

BARBOTEAU.

Et vos baigneurs sont-ils en sûreté ?

LA COUPE.

D’ l’eau jusqu’aux g’noux, je connais l’ordonnance.

BARBOTEAU.

Bien, passons de l’autre côté.

LA COUPE.

Ah ! celui-ci, c’est le côté des femmes.

BARBOTEAU.

Sachons borner ici nos attributs ;
Depuis vingt ans, mon cher ami, les dames
Ne me regardent plus.

Après avoir examiné avec son lorgnon.

Père La Coupe, je suis très content de vos bains, il y aurait de l’injustice à les comparer aux bains Montesquieu et aux bains du Mail, mais c’est égal...

LA COUPE.

Ils tiendront peut-être plus longtemps.

Air du ballet des Pierrots.

Ici, je n’ faisons pas d’ dépense,
Tandis qu’ chez eux, c’est un fracas,
Un luxe, une magnificence
Oui bientôt vous les coulent bas ;
Moi sans frais j’attire la foule,
Et mon établiss’ment tiendra
Tant que la Seine coule, coule,
Tant que la Seine coulera.

BARBOTEAU.

Vu la chaleur et l’activité que je mets dans mes fondions, je ne serais pas fâché de juger par moi-même de la qualité de l’eau.

LA COUPE.

Voulez-vous un cachet ?

BARBOTEAU.

Moi !... je n’en ai pas besoin.

LA COUPE, à part.

Des pratiques comme ça !...

BARBOTEAU.

Si l’on m’apportait des nouvelles de mon fils, vous me feriez avertir.

LA COUPE.

Est-ce que vous êtes inquiet de monsieur votre fils ?

BARBOTEAU.

Que ça vous serve de leçon ! vous croyiez peut-être que d’être inspecteur, d’être commissaire suffisait au bonheur ?... Détrompez-vous... par malheur, on est père, et le chapitre des affections !... Connaissez-vous mon fils Moutonnet ?

LA COUPE.

Je n’ai pas cet honneur-là.

BARBOTEAU.

Un enfant doux comme un agneau... je ne sais quelle amourette lui a tourné la tête... hier il s’est enfui de chez moi : fugit, evasit, erupit.

LA COUPE.

Ça se retrouvera dans le quartier... un fils de commissaire, ça ne peut pas être perdu.

BARBOTEAU.

Air : Eh ! ma mère, est-c’ que j’ sais ça.

Malgré son doux caractère,
C’est pour la seconde fois
Qu’il abandonne son père
Pour je ne sais quel minois.
Je renonce à la nature,
Aussi cet enfant gâté
N’est plus mon fils, je le jure,
Et ne l’a jamais été.

Je vais noyer mon chagrin dans le sein d’Amphitrite. Je vous recommande la surveillance ; songez que je ne veux pas de train sur la rivière.

Il entre du côté des hommes.

 

 

Scène III

 

LA COUPE, seul

 

V’là-t-il pas une grande perle que M. Moutonnet !... s’il ne fait pas plus circuler les espèces que monsieur son père... Heureusement j’aperçois une société payante.

 

 

Scène IV

 

LA COUPE, CANELLE, donnant le bras à MADAME SIMONE et à JEANNETTE

 

LA COUPE.

V’là un olibrius qui a l’air d’être diablement content de sa personne.

MADAME SIMONE, à Canelle.

Oui, le repas de noce est commandé pour cinq heures ; c’est-il heureux que nous vous ayons rencontré comme ça au débarqué, au sortir du coche !... Ah çà, vous êtes, j’espère, arrivé sans accident ?

CANELLE.

Oui et non ; vous saurez que j’étais levé à cinq heures du matin : ma future était toujours devant mes yeux et je ne voulais pas manquer le coche.

Air : Sortez à l’instant, sortez. (Le Château de mon oncle.)

J’étais au port de Melun
Du mois d’août le vingt un.
J’embarquais
Mes effets
Par un beau temps, un vent frais.
Ah ! pour moi qui jusqu’ici
D’ chez nous n’ suis jamais sorti,
Quel tableau !
Que c’est beau,
L’intérieur d’un grand vaisseau !
Deux jeunes actrices,
Cinq ou six nourrices,
Sur leurs dos
Des marmots
Faisant do do.
L’enfant do ;
Des buveurs qui rient,
Des marins qui crient,
Un abbé,
Un avoué,
Enfin l’arche de Noé.
Pour égayer le chemin,
J’comptais, la ligne à la main,
M’attacher
À pêcher.
Mais mon pied glisse... et sous l’eau
J’ filais !... quand un matelot,
Crac ! me rattrape aussitôt
Et, d’en haut,
D’un coup d’ croc
À ma peau fait un accroc.
Pour me sécher j’ me retire
À l’autre bout du navire.
Ô disgrâce !
Je me place
Sur un tas d’ goudron
Qui soudain à moi s’attache.
Je veux me lever... j’arrache
Et j’y laisse
Une pièce
De mon pantalon.
Après un effort si long,
Et pour essuyer mon front,
J’veux avoir
Mon mouchoir
Q’ j’ai laissé près du comptoir ;
Mais, par un très vilain tour,
Une des nourrices, pour
Son poupart,
À l’écart,
S’était servi d’ mon foulard.
Vous sentez bien certes
Qu’à c’te découverte
J’ recule, et soudain
J’ cass’ la patt’ d’un gros carlin.
Le maître qui passe
Veut que j’ paie la casse.
À la fois
Aux abois
Tous deux élèvent la voix.
Le conducteur me poussait,
Un gros milord me boxait,
Je donnais,
Je r’cevais
Des coups d’ pieds et des soufflets.
Tout ce vacarme et ces cris
Ont duré jusqu’à Paris.
Vive le coch’ ! j’ai vraiment
Fait un voyage charmant.

MADAME SIMONE.

Nous venions ici goûter les plaisirs du bain.

CANELLE.

Croyez-vous que je ne m’en sois pas aperçu ? souffrez vous que je fasse les frais ?... Garçon !

LA COUPE.

C’est moi, monsieur.

CANELLE.

Je voudrais parler au maître.

LA COUPE.

C’est moi.

CANELLE.

C’est-à-dire que vous n’êtes qu’un ?...

LA COUPE, saluant.

Pour vous servir...

CANELLE.

Croyez-vous que je ne m’en sois pas aperçu, monsieur ? Je régale ma belle-mère et ma fiancée ; voulez-vous nous donner ce qu’il y a de mieux ?

LA COUPE.

Nous avons des cabinets particuliers, mais c’est soixante centimes.

CANELLE.

C’est égal.

LA COUPE, à part.

Diable ! c’est queuque milord.

CANELLE.

Je sais bien que c’est de l’argent jeté à la rivière, mais on n’est pas tous les jours à la noce, n’est-il pas vrai, mam’zelle Jeannette ?

JEANNETTE, soupirant.

Oh ! oui...

On entend la ritournelle de l’air qui va suivre.

CANELLE.

Ah ! ah ! quelle est cette légion de demoiselles ?

 

 

Scène V

 

LA COUPE, CANELLE, MADAME SIMONE, JEANNETTE, MANETTE, JUSTINE, QUATRE AUTRES PETITES OUVRIÈRES, JAVOTTE, en écaillère

 

LES OUVRIÈRES.

Air : Eh ! gai, gai, gai, mon officier.

Eh vite ! eh vite !
Allons baigner,
Le plaisir nous invite ;
Eh vite ! eh vite !
Allons baigner,
Il faut nous en donner.

NANETTE.

Pour ce soir faut que j’ m’apprête
Car entre neuf et dix,
J’ vais dans un bal honnête
Où l’on nous mèn’ gratis.

LES OUVRIÈRES.

Eh vite ! eh vite ! etc.

JUSTINE.

J’ mettrai ma robe brune
Ou ma robe à collet.

JAVOTTE.

Pour moi qui n’en ai qu’une
Le choix s’ra bientôt fait.

LES OUVRIÈRES.

Eh vite ! eh vite ! etc.

CANELLE, les lorgnant.

Elles sont fort gentilles.

MADAME SIMONE.

Ne faites pas attention, ce sont des ouvrières en robes.

CANELLE.

Est-ce que vous croyez que je ne l’ai pas vu ?

MADAME SIMONE.

Air : N’en dis pas trop de mal, pourtant. (Les Deux Pères.)

C’est mal composé, je le voi :
On n’observ’ ni l’ rang ni la place ;
Mais j’ vous réponds bien qu’avant moi
J’entends que personne ne passe ;
J’ai l’ droit qu’aux grâc’s on n’ peut ôter
Et j’ai le droit de la richesse.

JAVOTTE.

Ma chère tante, sans compter
Que vous avez le droit d’aînesse.

MADAME SIMONE, à demi-voix.

Je vous ai déjà dit, Javotte, de ne pas me parler devant le monde.

NANETTE, à Javotte.

Tiens, comme elle le parle bas !

JAVOTTE.

C’est la voix du sang, elle voudrait se persuader qu’elle n’est plus ma tante, quoique sa fille et moi soyons cousines, n’est-il pas vrai, Jeannette ?

JEANNETTE, courant à elle.

Ah ! mon Dieu, oui !

CANELLE, à part.

Comment ? c’est une cousine !...

À Javotte.

Mademoiselle, voulez-vous permettre qu’en qualité de futur...

JAVOTTE, à part.

À la bonne heure au moins, celui-là n’est pas fier. J’ sais ben que quand même il le voudrait, on ne voit pas trop de quoi il le serait... Mais c’est égal, faut y en tenir compte et correspondre à sa politesse !

À madame Simone.

Ah çà ! c’est donc vrai que vous mariez votre fille à un original départemental ?

CANELLE.

À moi-même, M. Canelle, épicier à Melun.

JAVOTTE.

Je m’ suis ben douté quand on m’a parlé de Melun qu’il y avait quelqu’ anguille sous roche, mais dis-moi un peu, monsieur Bancroche, où q’ tu t’es imaginé d’arriver exprès de ton endroit pour épouser une jeunesse de la capitale, sans savoir si tu n’ contrecarrais pas des inclinations respectives ?

CANELLE.

Comment ! qu’est-ce à dire, mère Simone ?

JAVOTTE.

Tiens, il croit qu’on l’a attendu !

MADAME SIMONE.

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)

D’ l’amour Jeannette a su s’ défendre.
N’ l’écoutez pas.

CANELLE.

C’est entendu.

MADAME SIMONE.

C’est pour vous effrayer, mon gendre.

CANELLE.

Croyez-vous que je n’ l’ai pas vu ?

MADAME SIMONE.

Vous êtes sur d’êtr’ d’ la famille
Et d’avoir sa main...

CANELLE.

Je n’ veux, qu’ ça.

JAVOTTE.

Il a raison, la plus bell’ fille
Ne peut donner que ce qu’elle a.

MADAME SIMONE.

Javotte, je vous prie de vous taire.

LA COUPE, entrant.

Mesdames, vos cabinets sont prêts.

À Canelle.

Quant à vous, monsieur, de ce coté, dans le grand bassin.

CANELLE.

Tiens, est-ce que vous croyez que je me baigne à même la rivière ?

JAVOTTE.

Eh ! pourquoi ne t’y mettrais-tu pas, godiche ? c’est la baignoire des caniches.

CANELLE.

Air : Ce mouchoir, belle Raimonde.

Rarement je m’abandonne
À ce perfide élément :
Je crains trop pour ma personne
Quelque fâcheux accident.
La beauté qui sait me plaire
Peut bien me tendre ses rets,
Mais jamais Saint-Cloud, bell’mère,
Ne m’ prendra dans ses filets.

Depuis un accident qui m’est arrivé dans une baignoire où j’ai pensé me noyer, j’ai juré de ne plus remettre le pied dans l’eau que je ne susse parfaitement nager.

LA COUPE.

Si monsieur veut que je lui donne une leçon de natation à sec ?

CANELLE.

Comment, vous croyez ?

LA COUPE.

Une leçon à la sangle, c’est comme cela que ça se pratique.

CANELLE.

C’est charmant, on se trouve savoir nager sans sortir de chez soi.

JAVOTTE.

C’est ça, dans un quart d’heure, il va nager comme un hanneton.

CANELLE, à madame Simone et à Jeannette.

Pendant que vous allez prendre votre bain, ça me fera passer le temps, je vais mettre la veste blanche et la coiffe de toile cirée pour empêcher l’eau de pénétrer.

LA COUPE.

Dans les exercices à sec, ça n’est pas nécessaire.

CANELLE.

Air : Ut, ré, mi, fa, sol, la, si, ut. (Rien de trop.)

On sait fort bien cela, mon cher,
Mais ne faut-il pas, pour la forme,
Quand on doit nager en plein air,
Des nageurs avoir l’uniforme ?

MADAME SIMONE.

À quoi ce costume nouveau
Peut-il donc servir, je vous prie ?
Vous n’avez pas à craindre l’eau.

CANELLE.

Ne peut-il pas tomber d’ la pluie ?

LA COUPE.

C’est ce qui s’appelle songer à tout.

CANELLE.

Air : On m’avait vanté la guinguette. (Gilles en deuil.)

Dépêchons-nous, le temps s’avance,
C’est pour cinq heures le repas,
Et pour gagner de la science
Mettons d’abord notre habit bas.

Mais où faut-il le mettre ?

LA COUPE.

Sur ce banc, avec les autres.

CANELLE.

Même air.

Vos porte-manteaux sont modestes.

JAVOTTE.

Voyez donc monsieur l’Embarras !

CANELLE.

Au fait, je ne vois que des vestes ;
Ainsi l’on ne confondra pas.

TOUS.

Dépêchons, car le temps s’avance, etc.

Canelle sort par la gauche, madame Simone et Jeannette sortent par la droite.

LA COUPE, aux ouvrières.

Eh bien, mes petites mères, vous baignez-vous ?

NANETTE.

Monsieur, c’est que nous sommes venues un peu vite.

LA COUPE.

Air du vaudeville du Méléagre Champenois.

Allez sur l’ pont vous prom’ner, ma belle,
Et n’ revenez que dans
Quelques instants.
Pendant ce temps,
Fiez-vous sur mon zèle,
J’ vous tiendrai prêt
Ce joli cabinet.

Il leur montre le cabinet à droite qui est en vue des spectateurs.

NANETTE.

Mais sur le pont que ferons-nous, ma chère ?

JAVOTTE.

J’ contemplerons et le ciel et les eaux,
Nous pourrons compter les badauds
Et j’ verrons couler la rivière.

TOUTES.

Allons sur l’ pont nous promener, ma chère, etc.

Elles sortent toutes. Javelle, qui est la dernière, s’apprête à les suivre, lorsque Jeannette arrive doucement et la tire par sa robe.

 

 

Scène VI

 

JEANNETTE, JAVOTTE

 

JEANNETTE.

Ma cousine, un seul mot.

JAVOTTE.

Eh ben ! quoi que tu m’ veux, bel oiseau bleu ?

JEANNETTE.

Je n’ose te le dire, mais ce mariage me réduit au désespoir, je crois que j’en mourrai.

JAVOTTE.

Que ne parlais-tu donc tout à l’heure ?

JEANNETTE.

Je n’oserai jamais, je suis si timide !

JAVOTTE.

V’là comme nous sommes toutes dans la famille : nos parents nous ont transmis un héritage de pudeur et de vertu qui nous empêche de parler ; faut ben t’aider un peu : voyons, t’as un amoureux ?

JEANNETTE.

Oh ! ma cousine !

JAVOTTE.

Dame, si tu n’oses pas non plus me répondre... Allons, t’as un amoureux ?

JEANNETTE.

J’en ai deux, ma cousine.

JAVOTTE.

Eh bien ! voyez donc c’t’ innocente, moi qui lui croyais à peine le strict nécessaire... elle donne dans le luxe comme une comtesse.

JEANNETTE.

Oui, mais je n’aime que Moutonnet.

JAVOTTE.

Le fils du commissaire !... C’est un joli garçon, il a une figure enluminée comme les caricatures du Boulevard Italien.

JEANNETTE.

Ah oui, c’est bien là lui.

JAVOTTE.

Eh bien, il n’y ii pas de temps à perdre, car je vois qu’à vous deux vous n’en finirez pas. D’abord, il faut vous dire que vous vous aimez.

JEANNETTE.

C’est dit.

JAVOTTE.

Eh bien, il faut s’entendre pour empêcher ce mariage, lui donner un rendez-vous...

JEANNETTE.

C’est fait.

JAVOTTE.

Voyez-vous l’instinct !...

JEANNETTE.

Oui, mais Moutonnet est si simple, si doux, qu’il n’osera jamais, et comme son père s’oppose...

JAVOTTE.

C’ malin de commissaire est donc aussi dans l’opposition ?

JEANNETTE.

Mais sans doute, et c’est même la cause que Moutonnet a sauté hier par la fenêtre et qu’il s’est sauvé de la maison.

JAVOTTE.

Tu ne me disais pas qu’il cassait les vitres et qu’il sautait comme ça... Mais où est-il maintenant, où le trouver ?

JEANNETTE.

Ma cousine, il est là, en dehors du bateau, à me guetter depuis qu’il m’a vue entrer.

JAVOTTE.

Eh ben, fais-le donc venir.

JEANNETTE, appelant.

Moutonnet, oh ! oh ! Moutonnet...

 

 

Scène VII

 

JEANNETTE, JAVOTTE, MOUTONNET passant sa tête par une ouverture de la toile

 

MOUTONNET.

Il n’y a pas de danger, bon !

Il saute.

JEANNETTE.

Tiens, comme il saute bien !

JAVOTTE.

Oui, il me fait l’effet de l’aérienne de Franconi. À la bonne heure, j’aime mieux l’ plumage de c’t oiseau-là que celui de ton M. Canelle...

JEANNETTE, à Moutonnet.

Pourquoi n’entrais-tu pas ?

MOUTONNET.

Dame ! je n’ai pas été élevé a être hardi.

Air : Ma belle est la belle des belles. (Arlequin musard.)

Je n’ sais jamais ce qu’il faut faire,
S’il faut rester ou s’en aller,
Je n’ sais pas quand il faut se taire,
Je n’ sais pas quand il faut parler,
Et depuis six mois qu’auprès d’elle
L’amour, hélas ! me tourmentait,
J’ n’en saurais rien si mad’moiselle
N’ m’avait pas appris qu’ c’en était.

J’ai eu assez d’ mal à arriver, il m’a fallu franchir un bateau de blanchisseuses et après cela passer par-dessus deux grands bateaux de charbon.

JEANNETTE.

Pauvre Moutonnet !...

MOUTONNET.

Dame ! l’amour fait passer par-dessus tout... Mais v’là-t-il pas que le maître du bateau, un grand, se met à courir après moi, en criant au voleur, il croyait que je voulais emporter son bateau... alors je lui ai donné tout doucement un petit coup de poing dans l’estomac pour le faire taire.

JAVOTTE.

Eh bon, ça l’a-t-il fait taire ?

MOUTONNET.

Non, ça l’a fait tomber, et en me sauvant, j’ai rencontré deux de ses garçons qui accouraient au secours, et quoique je les aie heurté de la manière la plus douce possible, ça ne les a pas empêchés de tomber dans l’eau, tous les deux, tout doucement.

JEANNETTE.

Ah ! mon Dieu !

MOUTONNET.

Moi, j’ai toujours continué à filer doux ; mais v’là qu’en sautant sur ce bateau-ci j’ai écrasé, tout doucement encore, un petit chat sur lequel je suis tombé ; je vous demande si ça n’est pas dur !

JEANNETTE.

Pauvre Moutonnet !... écraser un petit chat, assommer un homme et en noyer deux...

JAVOTTE.

Tiens, monsieur la Douceur, il paraît que quand il faut faire des gestes, il n’a pas les mains dans ses poches... Mais il ne s’agit pas de ça, monsieur Moutonnet, votre maîtresse se marie aujourd’hui.

MOUTONNET.

C’est vrai ?

JAVOTTE.

Il faut empêcher ça, Colas !

JEANNETTE.

Javotte, ne lui fais pas peur.

MOUTONNET.

Dame, moi je ne sais pas comment, à moins de mettre doucement le feu à la maison...

JAVOTTE.

Écoutez, il ne peut pas y avoir de noce sans mariée, donc...

Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)

En enl’vant cell’ qu’on marie
N, i, ni, c’est bien fini.

JEANNETTE.

Un enlèvement, nenni !

JAVOTTE.

Et comme, je le parie,
On a vot’ signalement,
Il faut tous deux à l’instant
Choisir un déguisement.

MOUTONNET.

Oh ! non, c’est trop téméraire :
Moi, je n’ai jusqu’à présent
Jamais vu d’enlèvement ;
Je ne saurais comment faire
Pour l’enlever...

JEANNETTE.

Eh ! bien Dieu !
J’ tâch’rai de m’aider un peu.

JAVOTTE, à Moutonnet qui tient un petit paquet.

Qu’avez-vous là ?

MOUTONNET.

C’est un pantalon de rechange que j’avais apporté dans le cas où j’aurais été forcé de me baigner.

JAVOTTE.

V’là ce qu’il nous faut, nigaud.

À Jeannette.

Habille-toi en homme, on ne te reconnaîtra pas.

MOUTONNET.

Et un habit ?

JAVOTTE, lui ôtant le sien.

Le tien lui ira à merveille ;

À Jeannette.

eh ! vite, dans votre cabinet de bain.

Elle pousse Jeannette dehors.

 

 

Scène VIII

 

MOUTONNET, sans habit, JAVOTTE, puis LA COUPE

 

MOUTONNET.

J’ vais m’enrhumer.

JAVOTTE.

Eh bien ! passez un de ces habits.

Elle lui montre ceux qui sont dans le fond et lui en donne un.

LA COUPE, arrivant avec une corbeille de gâteaux.

En voilà qui sont tout chauds.

MOUTONNET.

Ah ! les jolis gâteaux !

JAVOTTE, à part.

Il faut que je le forme.

Haut.

Allons, cousin, il faut de la politesse... en avant les espèces, offrez-moi...

MOUTONNET.

C’est que je crois que j’ai oublié ma bourse.

Il tire un mouchoir de la poche de l’habit que Javotte lui a fait endosser et laisse tomber une bourse.

JAVOTTE.

Heureusement que non.

MOUTONNET, à part.

Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que dira le propriétaire ? dame, tant pis ! mon papa le paiera, pourquoi me laisse-t-il sans argent ?

JAVOTTE, mangeant.

Ah ! qu’ils sont bons ! faut aussi en porter à ces demoiselles.

Elle prend la corbeille.

LA COUPE.

Un instant...

JAVOTTE, montrant Moutonnet.

Soyez tranquille, on vous paiera.

MOUTONNET, montrant la bourse.

Oui, on vous paiera.

À part.

Je ne sais pas qui, mais c’est égal, je ne suis pas tâché de prendre ma part aux gâteaux.

LA COUPE, à Javotte.

C’est différent, si vous voulez même le petit verre ?

JAVOTTE.

Pour qui nous prends-tu, malin ?... jamais le matin.

Javotte et Moutonnet sortent.

 

 

Scène IX

 

LA COUPE, CANELLE, en pantalon blanc et veste blanche, la tête enveloppée d’une coiffe de toile cirée

 

CANELLE.

Commençons-nous ?

LA COUPE.

Voilà notre élève aquatique.

Appelant.

Holà ! descendez la sangle.

CANELLE.

Tiens, c’est là-dessus que je vais me mettre ?

LA COUPE.

Est-ce que cela vous effraie ?...

CANELLE.

Non, parbleu ! avec du courage... Mais écoutez, il a fallu me forcer pour apprendre, et quand même j’aurais peur, que je vous dirais : arrêtez, finissez... allez toujours, et ne faites pas attention.

LA COUPE.

C’est dit ; soyez tranquille, vous pouvez crier et gesticuler... ce sera comme si vous chantiez.

CANELLE.

Fâchez-vous même, s’il le faut.

Air : Je loge au quatrième étage. (Le Ménage de garçon.)

C’est singulier, mais à m’instruire
Sans m’ battre on n’ s’rait pas parvenu,
J’ fus battu pour apprendre à lire,
Pour écrire j’ fus rebattu.
Pour l’arithmétique qu’ j’honore,
Bien que j’ me pique d’ la savoir,
J’ n’ai jamais pu compter encore
Tous les coups qu’ ell’ me fit avoir.

Mais j’sais reconnaître les procédés de mes instituteurs, et si je suis content, je vous donnerai pour boire.

LA COUPE.

Vous serez content, notre bourgeois. Avez-vous déjà quelques principes ?

CANELLE.

Non, mais j’ai eu un frère qui a bien manqué d’apprendre.

LA COUPE.

C’est déjà quelque chose ; tenez-vous ferme.

Il l’enlève et le place sur la sangle.

Vous y v’là.

CANELLE, étendu à plat ventre sur la sangle.

On n’est pas trop mal ; c’est une espèce de balançoire.

LA COUPE, imitant l’importance et le bredouillement des maîtres nageurs.

Attention ! la natation est un des arts les plus utiles que l’on connaisse ; elle consiste dans une série de mouvements rapides et mécaniques, qui communiquent au corps l’impulsion nécessaire pour dompter cet élément orageux et inconstant qu’on appelle la rivière ; attention !

Canelle veut toujours lever la tête pour l’écouter, il la lui rabaisse avec la main.

La natation est à l’usage de toutes les classes de la société ; on ne saurait trop l’étudier, à la cour comme à la ville, et plus d’un grand personnage s’est bien trouvé d’avoir pris de mes leçons. La première et la plus essentielle est de se tenir toujours à flot et de ne point se laisser couler bas. La deuxième est de louvoyer, quand il le faut, et de nager entre deux eaux, selon la circonstance... ça a toujours réussi. La troisième enfin est de savoir faire le plongeon, à propos, pour revenir après sur l’eau ; c’est ce que j’ai démontré l’autre jour à un jeune négociant, qui m’a fort bien compris, et qui ira loin ; nous traiterons plus tard des têtes, des plat ventre, des passades ; nous ne parlerons pas aujourd’hui des culbutes, et pour cause, et nous allons commencer par les premiers éléments. – Attention !

CANELLE.

À la bonne heure ! car je ne savais pas si vous commenceriez ou non, j’étais là-dessus en suspens.

LA COUPE, avec volubilité.

La première position : nous fléchissons les jarrets et touchons les talons ; les coudes à la hauteur du corps, et les mains à la hauteur du menton.

CANELLE.

Attendez, attendez, il ne s’agit pas ici de pêcher en eau trouble... qu’est-ce ? que dites-vous ?

LA COUPE.

Les coudes rapprochés à la hauteur du corps et les mains à la hauteur du menton, comme cela.

Il le place.

Restez ainsi quelque temps pour rompre les articulations, et ne changez pas que je ne vous le dise.

 

 

Scène X

 

LA COUPE, CANELLE, toujours garrotté et suspendu en l’air, et répétant l’exercice de la première position, MOUTONNET, descendant du pont

 

MOUTONNET.

Monsieur le maître, ces demoiselles ont pris tous les gâteaux.

LA COUPE.

C’est bon.

CANELLE, apercevant Moutonnet.

Qu’est-ce que je vois là ? ça ressemble bien à mon habit !

LA COUPE, à Canelle.

Eh bien, je vous ai dit de ne pas vous déranger.

CANELLE, voyant qu’il se met devant lui et voulant l’en empêcher.

Laissez-moi un peu m’assurer...

LA COUPE.

Attendez donc, attendez donc, que diable ! voilà un mauvais mouvement.

CANELLE, examinant l’habit de Moutonnet.

Oh ! c’est bien ça.

LA COUPE.

Je vous dis que non, ça n’est pas ça, ça n’est pas ça du tout ; rapprochez tendu...

CANELLE.

Eh ! laissez-moi donc tranquille.

LA COUPE.

Lancez les jambes avec force, et rapprochez tendu. Allons, voyons, exercez-vous... je ne vous en montre pas d’autre que vous ne sachiez celui-là.

Allant à Moutonnet.

Voyons, notre bourgeois, douze gâteaux à trois sols.

MOUTONNET, ouvrant sa bourse.

C’est trente-six sols.

CANELLE, l’examinant.

Parbleu ! il n’y a plus de doute, c’est ma bourse, je la reconnais aussi.

MOUTONNET.

Qu’a donc ce monsieur qui a l’air si agité ?

LA COUPE.

Ne faites pas attention, c’est un nageur qui s’exerce, il prend une leçon à sec.

CANELLE.

Oui, à sec, je vais y être si ça continue.

Criant.

Monsieur... monsieur, arrêtez... déliez-moi, descendez-moi, je vous prie.

LA COUPE.

Ah ! ben oui ; je me rappelle ce que vous m’avez dit, et vous prendrez votre leçon malgré vous.

CANELLE, se débattant.

C’est trop fort... monsieur La Coupe !... Monsieur l’habit brun !...

LA COUPE, l’examinant en levant les épaules.

Ah çà, barbot’y... je vous demande si c’est là faire des mouvements ?... pas la moindre régularité... Attention !

Voyant qu’il fait des efforts pour regarder.

Que diable a-t-il à regarder de ce côté ?... attendez, je vais vous apprendre...

Il le retourne, les pieds du côté de Moutonnet et la tête du côté des bains des dames.

CANELLE.

Je vous déclare que c’est sérieusement que j’insiste pour qu’on me fasse aborder et pour qu’on me mette à terre.

LA COUPE.

Air : Tenez, moi je suis un bon homme. (Ida.)

Vous ne descendrez point à terre.

CANELLE.

J’y descendrai, c’est résolu.

LA COUPE.

J’ connais vot’ faiblesse ordinaire,
Et vous voulez être battu.
Quand il s’agit d’un bon office,
D’ mon zèle on peut être certain :
J’ n’ai jamais, pour rendre service,
Su refuser un coup de main.

Et vous allez voir !

CANELLE.

Non, non, v’là que je m y remets... Je suis en nage.

LA COUPE.

C’est ce qu’il faut ; j’étais bien sûr qu’en le changeant de côté, ça irait mieux.

 

 

Scène XI

 

LA COUPE, CANELLE, MOUTONNET, JEANNETTE, habillée en homme, sortant du côté des dames et faisant des signes à Moutonnet

 

CANELLE, l’apercevant et redoublant ses mouvements.

Qu’est-ce que je vois là ? je ne me trompe pas !

LA COUPE.

Allons, voilà que ça recommence.

CANELLE.

Eh ! oui, c’est elle...

Voulant se retourner du ôté de Moutonnet.

C’est lui... c’est elle, c’est lui... Arrêtez, descendez-moi... je veux descendre !

LA COUPE.

Je vous dis que vous achèverez votre leçon.

CANELLE.

J’en ai assez comme ça ; mais c’est un coupe-gorge que cet endroit-ci.

LA COUPE, à part.

Allons, il faut gagner mon pourboire, il m’en avait prévenu.

Il lui applique quelques coups de corde.

CANELLE.

Air : Entre toi z-et lui z-et vous z-et moi. (Une journée chez Bancelin.)

Au secours !
Au s’cours ! (Ter.)
Accourez, je vous prie,
On en veut à ma vie,
Au secours !
Au s’cours !
Accourez, je vous prie,
Ou c’est fait de mes jours !

BARBOTEAU, dans la coulisse.

Qui peut requérir
Ainsi mon ministère ?

MOUTONNET.

C’est la voix de mon père !

JEANNETTE.

Grands dieux ! que devenir ?

MOUTONNET.

Il faut se dépêcher...

JEANNETTE.

Eh bien ! dis donc, que faire ?...

MOUTONNET.

En attendant, ma chère,
Moi, je vais me cacher.

TOUS.

Au secours ! etc.

Jeannette rentre dans son cabinet ; Moutonnet se précipite dans le grand cabinet, dont il ferme la porte, et reste en vue des spectateurs.

 

 

Scène XII

 

LA COUPE, CANELLE, MOUTONNET, JEANNETTE, TOUTES LES OUVRIÈRES, BARBOTEAU, à moitié déshabillé

 

BARBOTEAU.

Quel est ce scandale ? et d’où proviennent ces cris qui m’ont interrompu au moment où j’allais me mettre au bain ? Voyons, qui est-ce qui se noie ?

LA COUPE, montrant Canelle.

C’est monsieur...

BARBOTEAU.

Comment ! là, en l’air ?...

CANELLE.

Monsieur... messieurs...

TOUS.

Vous avez tort.

CANELLE.

Un instant, descendez-moi donc pour que je puisse parler de plain-pied et plus commodément.

BARBOTEAU.

Il me semble au contraire que plus le lieu est élevé plus il est favorable au développement de la parole... N’importe... défaites-le... il faut donner au prévenu toute la latitude possible pour sa défense.

On le descend.

LA COUPE, au commissaire.

Monsieur, c’est une leçon qu’on a prise.

CANELLE, de même.

Non... c’est un habit qu’on a également pris.

BARBOTEAU.

Une leçon... un habit... entendons-nous ! D’abord, je vous déclare que, d’après le code d’instruction, une leçon prise ne donne lieu à aucune poursuite... un habit, je ne dis pas.

CANELLE.

Et en outre, ma future que je trouve vêtue d’un habit...

BARBOTEAU.

Voilà qui se complique ! vous retrouvez votre future sous l’habit qu’on vous a volé ?

CANELLE.

Eh ! non, ça n’est pas ça... sous un autre habit...

BARBOTEAU.

Allons, encore un habit !... Que diable ! voyons la vérité toute nue... Où est votre future ?

CANELLE.

Je n’en sais rien.

BARBOTEAU.

Et l’habit ?

CANELLE.

Je n’en sais rien, il se sera sauvé.

BARBOTEAU.

Eh bien ! alors, que voulez-vous donc que je juge ? Que diable ! on ne dérange pas un magistrat pour des balivernes pareilles.

CANELLE.

Mais le voleur ne peut être loin, et j’ai quelque idée qu’il n’a pu se sauver que de ce côté.

Il s’avance vers le cabinet.

MOUTONNET, dans le cabinet.

Ah ! mon Dieu, c’est fait de moi.

BARBOTEAU.

Arrêtez !... ce côté est exclusivement réservé aux dames, et aucun homme n’y peut porter un œil téméraire... aucun homme... moi, c’est différent, parce qu’un fonctionnaire n’a pas de sexe.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

Ainsi qu’un roc inaccessible,
Ferme à son poste, un magistrat
Doit rester toujours impassible.
C’est là l’esprit de son état ;
Il ne doit jamais rien entendre
Excepté ce qu’il doit savoir,
Il a des mains pour ne rien prendre,
Il a des yeux pour ne rien voir.

MOUTONNET, toujours dans le cabinet.

Si mon père m’aperçoit, qu’est-ce que je vais devenir ?...

Apercevant le panier pour sécher le linge. 

Je n’ai pas d’autre asile...

Il se cache dans le panier, qui est très étroit et très haut et où il peut presque se tenir debout.

BARBOTEAU.

Que personne ne me suive !...

Entrant dans le cabinet.

Je n’aperçois aucun individu et je vais d’ailleurs m’en assurer.

Criant.

S’il y a quelqu’un ici, qu’il le dise !... On ne répond pas... ainsi...

Regardant avec son lorgnon.

Le procès-verbal ne sera pas long ; ladite pièce se composant en mobilier... d’une chaise et d’un panier à linge que voilà,

Moutonnet, qui a peur de se trouver près de son père, s’est éloigné de lui et a passé de l’autre côté.

Tiens, j’ai cru qu’il était de ce côté-ci.

Il passe de l’autre côté ; un instant après Moutonnet revient à sa place.

Nous disons donc...

Revoyant le panier à sa première place.

Eh bien ! j’avais raison, j’étais bien sur qu’il était là... ce que c’est que d’être myope !

Sortant du cabinet et s’adressant à Canelle.

Nous vous déclarons, monsieur, et le procès-verbal attestera, que nous n’avons rien trouvé dans cette pièce et que c’est vous qui avez tort, très grand tort de troubler ainsi l’ordre public, et que, comme tel, vous seriez passible d’une forte amende.

CANELLE.

C’est ça, ce seraient les battus qui paieraient... mais moi je vous dis qu’il ne peut pas être loin... je me mets en embuscade et je me flatte d’y voir plus clair que vous.

Il sort.

JAVOTTE.

Sans adieu, beau masque ! prends garde d’accrocher tes basques.

 

 

Scène XIII

 

LA COUPE, MOUTONNET, JEANNETTE, TOUTES LES OUVRIÈRES, BARBOTEAU

 

BARBOTEAU.

Quand il dit qu’il y voit plus clair que l’œil de la justice, c’est une façon de parler : il ne faut pas croire, parce que la justice porte des lunettes...

LA COUPE, à Javotte.

Mademoiselle, voilà votre cabinet.

JAVOTTE et LES AUTRES OUVRIÈRES.

Entrons, entrons.

BARBOTEAU.

En bien, à la bonne heure !

Air : Halte-là ! car déjà rougit la voisine.

Oui, soudain,
Dans ce bain,
Que l’ordre revienne.
Que chacun rentre chez soi.
Et que l’on se tienne
Coi.

TOUS.

Oui, soudain, etc.

Barboteau et La Coupe sortent ; toutes les ouvrières entrent dans le cabinet où Moutonnet est caché, et referment la porte.

 

 

Scène XIV

 

JAVOTTE, NANETTE, JUSTINE et LES AUTRES OUVRIÈRES, MOUTONNET, caché

 

JAVOTTE.

Est-il étonnant, ce prétendu !

NANETTE.

Savez-vous que M. La Coupe nous a donné un fort joli cabinet !

JUSTINE.

Ah ! nous y serons très bien.

MOUTONNET, à part, soulevant le linge qui le cache.

Ah ! mon Dieu, me voilà au milieu de toutes ces demoiselles ; qu’est-ce que je vais devenir ?

JAVOTTE, allant vers la droite et mettant la main dans la rivière.

Ah ! mesdemoiselles, l’eau est excellente.

JUSTINE.

Je crois bien, il fait si chaud !

NANETTE.

Et puis, l’eau est si claire et si limpide ! comme elle coule lentement !

TOUTES.

Air : Berce, berce, bonne grand’ mère. (La Berceuse.)

Baignons-nous, baignons-nous, ma chère,
Baignons-nous dans ces lieux charmants :
Comme cette eau paraît limpide et claire,
Comme ces flots paraissent caressants !

JUSTINE.

Moi, pour braver les feux de l’atmosphère.
J’aime surtout la fraîcheur de c’t endroit.

JAVOTTE.

Moi, ce que j’aime en ce lieu solitaire.
C’est qu’on est sûr que personne n’ vous voit.

TOUTES.

Baignons-nous, baignons-nous, ma chère, etc.

JAVOTTE.

Vite, dépêchons-nous.

MOUTONNET, à part.

Mais, c’est qu’elles se croient chez elles ; il faut absolument que je les avertisse.

NANETTE.

Justine, veux-tu m’ôter mon épingle...

Elles sont toutes différemment groupées ; Javotte veut défaire sa coiffe, Nanette défait une épingle, et Justine, qui est assise, fait le geste de dénouer un cordon de son soulier.

MOUTONNET, tout doucement.

Mesdemoiselles, prenez garde, il y a quelqu’un.

TOUTES.

Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ?

MOUTONNET.

Mais, ne vous effrayez pas... je vous dis que c’est moi... il n’y a pas de danger.

TOUTES, se sauvant en criant.

Au secours ! au secours ! il y a un homme.

Elles fuient en désordre hors du cabinet ; Moutonnet se débarrasse du panier, sort du cabinet et court à leur poursuite, mais il est aperçu par Canelle qui était en sentinelle sur le pont.

CANELLE.

C’est lui, c’est mon habit... je savais bien qu’il ne m’échapperait pas.

MOUTONNET, se débattant.

Qu’est-ce qu’il a donc, ce monsieur ?... Laissez-moi donc tranquille !

Canelle veut entraîner Moutonnet ; celui-ci résiste et s’attache à une des perches du fond qui soutiennent la toile. Canelle tire toujours et entraine avec lui la perche et la toile, et l’on aperçoit l’intérieur des Bains à la papa. Canelle et Moutonnet disparaissent en se débattant. Comme les divers personnages sont censés dans l’eau, on n’aperçoit que leurs têtes et leurs épaules. Au milieu des différents groupes, on remarque Barboteau, un thermomètre à la main et un chapeau à trois cornes sur la tête.

BARBOTEAU.

Qu’est-ce que c’est ?

TOUS, courant à lui et criant.

Monsieur le commissaire, monsieur le commissaire !...

BARBOTEAU.

Comment ! on ne peut pas se baigner tranquillement et l’on est poursuivi jusqu’au sein des flots... qu’y a-t il donc ?

TOUS.

Il y a délit, scandale, vol, etc.

BARBOTEAU.

Attendez, je vais passer ma redingote.

Il disparait par un des côtés.

 

 

Scène XV

 

JAVOTTE, NANETTE, JUSTINE, LES AUTRES OUVRIÈRES, MADAME SIMONE, puis CANELLE

 

MADAME SIMONE.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que tout cela signifie ?

CANELLE, accourant.

Il allait encore m’échapper, mais j’ai crié au voleur, et deux gendarmes l’ont saisi au moment où il allait sauter à terre ; Dieu merci, il est sous bonne garde.

 

 

Scène XVI

 

JAVOTTE, NANETTE, JUSTINE, LES AUTRES OUVRIÈRES, MADAME SIMONE, CANELLE, BARBOTEAU avec une redingote

 

TOUS, recommençant à crier.

Monsieur le commissaire, justice, justice !...

BARBOTEAU.

Un instant, et contre qui ?...

CANELLE.

Tout cela est contre la même personne, c’est mon voleur de tantôt, je vous le disais bien.

JAVOTTE, à part.

Ah ! mon Dieu !

BARBOTEAU.

Eh bien ! nous sommes tous d’accord, et ça ne sera pas long ; condamnons le délinquant à cent écus d’amende, on ne peut être trop sévère.

JAVOTTE.

Ah ! j’ n’en demandions pas tant.

LA COUPE.

Ni moi non plus, vu qu’il ne pourra pas payer, car c’est un tout jeune homme, presque un enfant.

BARBOTEAU.

Qu’est-ce que ça fait ? les maîtres, instituteurs ou les parents sont, en pareil cas, responsables des délits et passibles des amendes ; ce sont eux qui paieront... qu’on m’amène le coupable...

 

 

Scène XVII

 

JAVOTTE, NANETTE, JUSTINE, LES AUTRES OUVRIÈRES, MADAME SIMONE, CANELLE, BARBOTEAU, MOUTONNET qu’on amène, JEANNETTE qui sort de son cabinet

 

TOUS.

Le voici ! le voici !

BARBOTEAU.

Dieu ! c’est mon fils...

Air : Dans une chaumière.

Ciel ! quelle aventure !
Je flotte ce soir
Entre la nature,
Entre le devoir.

MADAME SIMONE, à Jeannette.

Ma fille que j’aime
Sous de tels habits !

BARBOTEAU.

C’est Brutus lui-même
Condamnant son fils !

TOUS.

Ciel ! quelle aventure, etc.

MOUTONNAT et JEANNETTE.

Ce n’est pas notre faute, c’est l’amour...

CANELLE.

Comment, l’amour ? qu’est-ce que c’est qu’ça ?

JAVOITE.

Eh ben ! beau troubadour, ça veut dire que ta prétendue en tient pour un autre...

CANELLE.

Parbleu ! croyez-vous que je ne l’ai pas vu ?

MOUTONNET.

Mon papa...

BARBOTEAU.

Il n’y a plus de papa, vous ne voyez en moi que le fonctionnaire irrité... mais heureusement, il y a des personnes qui tout à l’heure intercédaient pour vous.

À Javotte et à La Coupe.

Ne parliez-vous pas en sa faveur... ne disiez-vous pas que sa jeunesse ?...

JAVOTTE.

Oui, monsieur le commissaire, sa jeunesse...

BARBOTEAU.

De plus, nous avons l’amour que nous ne comptions pas.

LA COUPE.

Oui, monsieur le commissaire, l’amour, la jeunesse...

BARBOTEAU.

Allons ! allons... c’est pour vous d’abord, ce que j’en fais ; vu les circonstances atténuantes et vu surtout les sollicitations réitérées de ces braves gens, nous restreignons la condamnation de cent écus à une amende de cinquante francs... que paiera le maître des bains pour avoir l’œil à ce qui se passe chez lui.

LA COUPE.

Un instant, permettez donc...

BARBOTEAU.

Je n’écoute plus rien ; tout à l’heure, c’était clémence... maintenant ce serait faiblesse.

MOUTONNET.

Et moi, je ne veux pas de ma grâce si on ne me donne pas Jeannette... j’aime mieux payer.

BARBOTEAU.

Mais songe donc que c’est moi...

MOUTONNET.

Ça m’est égal ; si on me réduit au désespoir, je vous en ferai payer bien d’autres ; vous ne me connaissez pas ! quand la passion me fait sortir des bornes...

Il s’arme d’une perche de l’établissement et frappe à droite et à gauche sur différents objets.

En avant le désespoir !...

BARBOTEAU.

C’est qu’il est capable de me ruiner en amendes... Allons, taisez-vous, monsieur... par amour paternel et par mesure d’économie, nous verrons cela avec madame Simone.

CANELLE, à madame Simone.

Madame, ne comptez plus sur moi.

D’un air triomphant.

Eh bien ! où en serais-je si je ne m’étais pas donné tant de mouvement ?... je viens de recevoir ici une leçon...

LA COUPE.

En voulez-vous une seconde ? il y en aura toujours à votre service aux Bains à la papa.

Vaudeville.

Air : À la papa.

JAVOTTE.

Soyez époux.

À Moutonnet.

Mais il faut
Que l’amour toujours t’enflamme.
Plus d’un galant se prévaut
D’ardeurs que l’hymen bientôt
Met en défaut.
À vingt ans déjà,
Caton près de leur femme,
Tous ces messieurs-là
Se conduisent, oui-dà,
À la papa.

BARBOTEAU.

J’ai, dans ma jeune saison,
Troublé plus d’une famille ;
À dix-huit ans environ
J’étais le plus beau garçon
De mon canton.
Mon cœur soupira,
Mais jamais, en bon drille,
Je n’en restai là ;
Toujours je menais ça
À la papa.

CANELLE.

Plus d’un auteur du moment
Se dit l’ papa d’un ouvrage,
Qu’il a traduit couramment
De quelqu’ auteur allemand
Ou bien flamand.
L’Institut qu’est là
N’en sait pas davantage.
Il vous gob’ tout ça
Et reçoit c’t enfant-là
À la papa.

MADAME SIMONE.

Mon époux monsieur Robert,
Qu’avait servi comm’ cornette
Et sous Rose et sous Fabert,
À son soixantième hiver
Était fort vert,
Bien poudré, l’œil fier ;
Quand il portail sa brette
Et son chapeau plat,
C’était un Catinat
À la papa.

LA COUPE.

Ce roi, notre ferme appui,
Ce roi que chacun révère,
De la gloir’ le favori
Et de son peuple chéri,
Le bon Henri
Souvent se courba
Pour porter, en bon père,
Ses fils à dada.
C’était un roi c’ti-là
À la papa.

JEANNETTE, au public.

L’auteur enfla ses pipeaux
Dans le dessein de vous plaire.
Ah ! passez-lui ses défauts !
Q’ l’indulgence accueille nos
Petits tableaux.
L’ parterr’ se montra
De tout temps noire père.
Fait’s encor’ c’ rôl’-là,
Et ce soir claquez ça
À la papa !

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