Une Tragédie chez Monsieur Grassot (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC)

Folie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 12 décembre 1948.

 

Personnages

 

AGAMEMNON

ULYSSE

ACHILLE

UN GARÇON DE THÉÂTRE

LE SOUFFLEUR

ARCAS

 

 

Scène première

 

SAINVILLE, ALCIDE, RAVEL

 

SAINVILLE.

« Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille.

Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille. »

ALCIDE.

« C’est vous-même, Seigneur ! Quel important besoin... »

Cherchant le mot.

Quel important besoin... besoin...

Tendant l’oreille au souffleur.

Hein ? on n’entend pas.

Tendant l’oreille.

Vous dites ?

Se penchant vers le trou.

Mais, ce n’est pas notre souffleur.

Tirant à lui un bras.

Eh ! Monsieur ! Monsieur !

Ravel sort du trou habillé en garde national.

Tiens, c’est Ravel !

RAVEL.

Eh ! bien oui, c’est moi... je ne suis pas fâché de vous voir jouer la tragédie de près... Et comme je ne suis de piquet qu’à neuf heures...

SAINVILLE.

Mais, notre souffleur, où est-il donc ?

RAVEL.

Il lui a pris un saignement de nez... il est allé se faire mettre une clé dans le dos par la fille du concierge.

ALCIDE.

Voluptueux !

SAINVILLE.

Eh bien, asseyez-vous là... vous nous soufflerez à sa place.

RAVEL.

Permettez, ça peut durer longtemps et mon piquet... Quelle heure avez-vous ?

SAINVILLE, tirant sa montre.

Huit heures un quart.

ALCIDE, de même.

Vous retardez, il est sept heures et demie.

RAVEL.

Voyons, voyons, je vous donne dix minutes.

ALCIDE.

Nous allons recommencer notre entrée.

Il sort avec Sainville.

 

 

Scène II

 

RAVEL, seul

 

Voilà une idée biscornue, par exemple... vouloir introduire la tragédie au théâtre Montansier... ces baladins-là n’ont rien de sacré... ils vont se faire cribler et ce sera bien fait... moi, ça m’est égal, je n’en suis pas... avec ça que le cadre choisi est ingénieux !... vous n’avez peut-être pas remarqué leur costume... Louis XV tout pur... La scène se passe... je crois, pour l’intelligence du sujet ce renseignement ne sera pas oiseux... la scène se passe donc en mille cent et tant... à l’époque où les seigneurs de la cour jouaient la tragédie en poudre, à ce que dit la chronique... mais, je n’en crois pas un mot... Alors pour figurer une répétition de ce temps-là... ils ont adopté la poudre et puis la mouche... Moi, je crois que c’est le public qui la prendra, la mouche... enfin, pourvu que je ne manque pas mon piquet !

 

 

Scène III

 

RAVEL, SAINVILLE et ALCIDE

 

Ils entrent au pas tragique.

SAINVILLE, déclamant.

« Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille.

Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille. » 

ALCIDE, de même.

« C’est vous-même, Seigneur. Quel important besoin

Vous a fait devancer l’aurore de si loin ? »

RAVEL.

Il me semble que tu appuies trop sur l’important besoin.

SAINVILLE.

C’est vrai, on pourrait croire des choses.

Au public.

Il n’en est rien, messieurs.

ALCIDE.

C’est bon, je glisserai sur l’important besoin... recommençons...

SAINVILLE.

Non, non, continue.

ALCIDE, déclamant.

« Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?

Les vents vous auraient-ils dérangé cette nuit ? »

RAVEL.

Exaucés, pas dérangé, exaucé.

SAINVILLE.

C’est vrai, on pourrait croire...

ALCIDE, continuant.

« Tous ces mille vaisseaux, qui chargés de vingt... » 

SAINVILLE.

Comment de vins ?

ALCIDE.

« De vingt rois... » Tu ne me laisses pas achever...

« Tous ces mille vaisseaux, qui chargés de vingt rois

N’attendent que les vents pour partir sous vos lois.

Ces vents depuis trois mois enchaînés sur nos têtes. »

RAVEL.

Tu appuies trop sur les vents...

ALCIDE.

Ah ! quel fichu rôle... aussi, je voulais jouer le Cid... un Espagnol... comme j’ai l’œil andalou...

SAINVILLE.

Cette scène va très bien, passons à l’entrée d’Achille.

TOUS, criant.

Achille ! Achille !

 

 

Scène IV

 

RAVEL, SAINVILLE, ALCIDE, LEVASSOR

 

LEVASSOR, entrant.

« Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi.

À Alcide.

Seigneur... »

SAINVILLE.

Mais non... mais non... Agamemnon c’est moi, lui, c’est Arcas, mon domestique, mon groom.

LEVASSOR.

Bien, je recommence.

Déclamant à Sainville.

« Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi.

Seigneur, je l’ai jugé trop peu digne de foi.

On dit, et sans horreur je ne puis le redire...

Qu’aujourd’hui par votre ordre Iphigénie d’Shakespeare. »

RAVEL.

De Racine... c’est Macbeth qui est de Shakespeare.

LEVASSOR.

Ah, oui.

« On dit que par votre ordre Iphigénie de Racine. »

RAVEL.

« Expire ! »

LEVASSOR.

« On dit que par votre ordre Iphigénie de Racine expire. »

ALCIDE.

Oh ! ce vers ! C’est un vers solitaire.

SAINVILLE.

Pourquoi ?

ALCIDE.

Il en a la longueur.

LEVASSOR.

Aussi, vous me faites jouer Achille. Je voulais jouer le rôle d’Éliacin, d’Athalie... un petit rôle naïf comme dans le Lait d’ânesse. Je l’avais mitonné... Tenez, vous allez voir la scène d’interrogatoire : quand la reine a des soupçons. « Comment vous nommez-vous ? – J’ai nom Éliacin. – Votre père ? – Je suis, dit-on, un orphelin. »

SAINVILLE.

Ça me rappelle quand j’ai été dernièrement à la Préfecture demander un passeport... Votre âge ?... – Vingt-deux ans... – Votre profession ? – Notaire.

RAVEL.

Silence, donc !

ALCIDE.

Faut pas interrompre !

LEVASSOR, reprenant.

« Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance

Et qui de mes parents n’eus jamais connaissance. »

ALCIDE.

C’est un enfant naturel.

LEVASSOR, continuant.

« Vous êtes sans parents ? – Ils m’ont abandonné. »

SAINVILLE.

Les polissons !

LEVASSOR, continuant.

« Comment ? Et depuis quand ? – Depuis que je suis né. »

ALCIDE.

On ne pouvait pas s’y prendre plus tôt !

LEVASSOR, continuant.

« Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre ?

 – Ce temple est mon pays, je n’en connais point d’autre. »

ALCIDE.

Comment ? Il habite au Temple ?

LEVASSOR, continuant.

« Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer ?

– Parmi des loups cruels prêts à me dévorer. »

SAINVILLE.

Voilà une mauvaise société !

LEVASSOR, continuant.

« Qui vous mit dans ce temple ? – Une femme inconnue

Qui ne dit point son nom, et qu’on n’a point revue. »

ALCIDE.

Et bien ! en voilà des renseignements... Tout ça c’est gentil mais j’aimerais encore mieux mon rôle du Cid... quand Papa, un beau vieillard espagnol qui reçoit une gifle, me dit comme ça :

« Rodrigue, as-tu du cœur ?

– Tout autre que mon père

L’éprouverait sur l’heure. »

RAVEL.

Eh bien ! moi, je connais un rôle qui t’irait encore mieux que ça... dans Mahomet... à ta place, je voudrais jouer Omar... tu en as le physique.

ALCIDE.

Méchant !

SAINVILLE.

Ah ! çà, mais ce n’est pas tout ça, jouons-nous le Cid, jouons-nous Omar, jouons-nous Athalie ?...

RAVEL.

Mais, vous avez commencé Iphigénie, continuez Iphigénie.

ALCIDE.

Eh bien ! convenons une bonne fois d’Iphigénie et n’en sortons plus.

TOUS.

N’en sortons plus !

SAINVILLE.

Passons à l’entrée d’Ulysse.

ALCIDE.

Quand il vient dire à Agamemnon :

« Vous devez votre fille à la Grèce,

Calchas l’attend pour lui faire son affaire. »

TOUS, criant.

Ulysse ! Ulysse !

GRASSOT, de la coulisse.

C’est mon tour ! Attendez ! j’ai préparé une entrée...

Il entre et commence le récit de Théramène avec geste.

« À peine nous sortions des portes de Trézène,

Il était sur son char. Ses gardes affligés

Imitaient son silence, autour de lui rangés. »

RAVEL.

Mais, permets ! C’est Théramène que tu joues là.

GRASSOT.

Eh bien ?

SAINVILLE.

Tu t’étais chargé d’Ulysse.

GRASSOT.

J’ai perdu mon rôle en venant dans le faubourg... J’aurai laissé tomber mon rôle d’Ulysse dans la vallée...

RAVEL.

Mais alors...

GRASSOT.

Qu’est-ce que ça fait... je sais le récit de Théramène, c’est toujours joli, ça... vous allez voir comme j’en pince !

Il dit une partie du récit de Théramène avec force geste et interrompu par les «balançoires » de ses camarades.

SAINVILLE.

C’est joli, mais ça ne vaut pas la douleur d’Agamemnon...

« Que vois-je ? Quel discours ? Ma fille, vous pleurez,

Et baissez devant moi vos yeux mal assurés.

Quel trouble ! Mais tout pleure, et la fille, et la mère !

Ah ! malheureux Arcas, tu m’as trahi...

D’une voix flûtée.

Mon père », dit la petite au fond, c’est d’un effet saisissant.

LEVASSOR.

Moi, je préfère Athalie !

ALCIDE.

Moi, le Cid !

GRASSOT.

Et moi, Phèdre !

RAVEL.

Et moi, Mahomet !

Ensemble.

SAINVILLE.

« Ah ! seigneur, qu’éloigné du malheur qui m’opprime,

Votre cœur aisément se montre magnanime. »

GRASSOT.

« Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes,

Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes. »

LEVASSOR.

« Celui qui met un frein à la fureur des flots

Sait aussi des méchants arrêter les complots. »

RAVEL.

« Le premier qui fut roi fut un soldat heureux ;

Qui sert bien son pays n’a pas besoin d’aïeux. »

ALCIDE.

« Paraissez, Navarrois, Mores et Castillans

Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillants. »

SAINVILLE.

Ah çà ! mais qu’est-ce que vous chantez là ?

LEVASSOR.

Je vous donne de l’Athalie.

RAVEL.

Je vous fournis du Mahomet.

GRASSOT.

Je reste à cheval sur Phèdre.

ALCIDE.

Et moi, je pince mon petit Cid... Ah ! le Cid !

SAINVILLE.

Eh bien ! si c’est ça, allons chacun dans un coin répéter notre petite tragédie à nous tout seul, ça vaudra mieux.

ALCIDE.

Mieux que ça, recommençons.

RAVEL.

Permets... Quelle heure est-il ?

SAINVILLE.

Il ne s’agit pas de ça... nous avons promis une tragédie, nous ne pouvons nous dispenser...

ALCIDE.

À moins de rendre l’argent.

LEVASSOR.

Ne dis donc pas de ces bêtises-là.

ALCIDE.

Alors, comment nous tirer de là ?

Un domestique entre, une lettre à la main.

Récitatif.

SAINVILLE, prenant la lettre.

Ah ! contretemps fâcheux, nouvelle surprenante.

Il passe la lettre à Ravel.

RAVEL, même jeu.

Billet fatal qui vient nous frapper en ces lieux.

ALCIDE.

Ordre vraiment cruel, chose bien embêtante.

LEVASSOR.

Que disent-ils ?

Il prend le billet.

Ah ! vraiment, c’est affreux !

Au public.

« Le Théâtre Français, qui du genre ennuyeux 

« A le monopole et la gloire 

« Nous transmet l’ordre impérieux 

« De respecter son ancien répertoire. »

CHŒUR.

Air de Blaise et Babet.

Ah ! c’est affreux ! Ah ! quel outrage !
Nous ne pouvons en dire davantage.
Quel dommage (bis) !
Nous n’en dirons pas (bis) davantage.

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