Une Rivale (Jacques-François ANCELOT - Paul FOUCHER)

Drame en trois actes, mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 22 novembre 1836.

 

Personnages

 

MONSIEUR DALBY

LUDOVIC DE VALERY

RAYMOND D’ESPARVIÈRES

UN DOMESTIQUE

MADAME MULDORFF

ERNESTINE DE RENNEVAL

 

L’action se passe, en 1836, dans le château de M. Dalby, aux environs de Clermont.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente un salon. Porte au fond. Portes latérales.

 

 

Scène première

 

LUDOVIC, ERNESTINE, MONSIEUR DALBY

 

Ils sont assis autour d’une table à thé et déjeunent.

LUDOVIC.

Oui, monsieur, je vous le répète, devant ces imposants tableaux de la nature l’âme s’agrandit et s’élève, et l’on prend en pitié tous ces petits intérêts, ces mesquines ambitions, ces misérables vanités qui tourmentent et usent la vie au milieu d’un monde qu’on méprise dès qu’on a su le connaître et l’apprécier.

ERNESTINE.

Votre imagination prête tant de charmes à vos récits, qu’en vous écoutant on serait tenté d’aller s’ensevelir dans un chalet au pied du Righi ou de la Yungfrau.

LUDOVIC.

Non, mademoiselle, ma sagesse n’est pas de la misanthropie : une agréable retraite comme celle-ci, de douces relations, de beaux sites, le repos sans l’oisiveté, des regards amis, un rayon de soleil et des fleurs, c’est là, suivant moi, qu’est le seul bonheur de la vie.

MONSIEUR DALBY.

En vérité, M. de Valery, je ne saurais vous dire combien, depuis un mois que vous habitez mon château, j’admire votre précoce raison.

LUDOVIC.

La raison est le fruit de l’expérience.

MONSIEUR DALBY.

Vous n’avez pas trente ans.

LUDOVIC.

J’ai peut-être vécu vite.

MONSIEUR DALBY.

À peine si vous avez eu le temps de voir le monde.

LUDOVIC.

J’ai eu le malheur de le regarder de près.

MONSIEUR DALBY.

Avec un beau nom et une fortune que j’ai lieu de croire honorable, car autrefois j’ai connu votre famille, vous pourriez tenir à Paris un rang distingué.

LUDOVIC.

Un rang !... À Paris aujourd’hui, monsieur, il n’y a plus de rangs ; il n’y a que des places.

MONSIEUR DALBY.

Vous traitez sévèrement notre bonne capitale.

LUDOVIC.

Je lui rends justice. Qu’y voit-on, je vous prie ? des nuées d’intrigants qui chaque année s’abattent sur un budget comme des sauterelles sur un champ de blé ; de méchants livres qu’on ne vend pas, et des écrivains qui se vendent ; des orateurs qui écorchent la langue, et des concerts qui écorchent les oreilles ; des niais qui admirent à pied des charlatans qui les exploitent en voiture ; la bonne foi nulle part, et tout le monde prosterné devant un écu ; des dandys de cinquante ans et des vieillards de dix-huit ; de la fumée de tabac, des omnibus, des sergents de ville et un obélisque... Voilà ce que nous offre aujourd’hui la capitale du monde civilisé.

ERNESTINE.

Vous me guéririez presque, M. Ludovic, du vif désir que j’éprouvais de la visiter.

LUDOVIC.

Si vous l’habitiez, peut-être mon opinion changerait-elle ?

ERNESTINE.

En verriez-vous moins ce qui la rend si laide à vos yeux !

LUDOVIC.

J’y verrais ce qui seul pourrait l’embellir.

MONSIEUR DALBY.

Allons, allons ! voilà une galanterie qui sent furieusement le faubourg Saint-Germain ; et vous n’êtes pas encore aussi champêtre que vous voulez bien le dire. Au reste, je bénirai votre séjour chez moi s’il me délivre des instances sans cesse réitérées de ma chère pupille, mademoiselle Ernestine de Renneval, qui, avant votre arrivée, ne voyait, ne rêvait que Paris, et se croyait séparée du monde, parce qu’elle habite un délicieux château, à côté de Clermont, au milieu des belles montagnes de l’Auvergne.

ERNESTINE.

Si c’est là seulement ce qui vous fait bénir l’arrivée de M. de Valery, vous me permettrez, mon cher tuteur, de vous accuser d’ingratitude.

MONSIEUR DALBY.

Comment ?

ERNESTINE.

Oui, sans doute ! et moi, du moins, j’ai plus de mémoire que vous : je me rappelle que si nous sommes encore au nombre des vivants, c’est à monsieur que nous le devons.

MONSIEUR DALBY.

Ah ! Dieu me garde d’oublier avec quel courage il nous a préservés d’une mort certaine, en se jetant au-devant de mes chevaux qui nous emportaient sur le revers de la montagne !

LUDOVIC.

Quel autre à ma place n’en eût fait autant ?

MONSIEUR DALBY.

Si vous ne vous étiez pas trouvé là si à propos, M. de Valery, la lettre de recommandation que vous avait donnée pour moi le cousin de ma chère Ernestine, devenait superflue ; vous ne me l’auriez pas apportée au fond du précipice où sans vous nous allions tomber.

LUDOVIC.

Combien j’ai été heureux de pouvoir être utile à la parente de mon meilleur ami, et à vous, monsieur, chez qui je trouve une aussi bienveillante hospitalité !

MONSIEUR DALBY.

N’allez-vous pas m’en remercier ?... Vous voyagez dans notre Auvergne, Raymond d’Esparvière vous recommande à moi, et vous débutez par nous sauver la vie !... Vous accueillir de mon mieux était le premier de mes devoirs ; vous en avez fait un plaisir. Vous voyez bien que c’est moi qui suis votre obligé. Je regrette seulement de ne pouvoir vous rendre ce séjour plus agréable ; jusqu’à ce moment nous avons été un peu solitaires.

LUDOVIC.

Croyez-vous donc, monsieur, qu’ici je puisse désirer ou regretter quelque chose ?

MONSIEUR DALBY.

Tout cela est fort obligeant ; mais à la campagne, un peu de société ne gâte rien, et nous en aurons ! J’ai invité quelques amis, quelques voisins à venir chez moi ; je les attends aujourd’hui même, et j’ai lieu de penser aussi que le cousin de ma pupille ne tardera pas à nous visiter.

LUDOVIC.

Raymond !

MONSIEUR DALBY.

Lui-même. Si j’en crois ce qu’il m’écrit, il est un peu comme vous, les plaisirs de Paris commencent à le fatiguer, et peut-être aussi l’absence de sa cousine.

LUDOVIC.

Ah !...

ERNESTINE, à part.

Quel ennui...

Haut.

Mon dieu ! mon cousin est bien bon de songer à moi !... M. Ludovic, vous êtes-vous occupé de mon dessin ? l’avez-vous corrigé ?

LUDOVIC.

Je l’ai admiré, mademoiselle.

ERNESTINE.

Oh !... ne me flattez pas ! je sais combien j’ai besoin de vos conseils et de vos leçons ; et puisque vous ne me les refusez pas, tantôt je prendrai la liberté de vous soumettre une nouvelle esquisse que je viens de commencer.

LUDOVIC.

Je suis à vos ordres.

UN DOMESTIQUE, accourant.

Monsieur, monsieur...

MONSIEUR DALBY.

Eh bien, qu’y a-t-il ?

LE DOMESTIQUE.

M. Raymond d’Esparvière qui arrive ; il descend de voiture.

MONSIEUR DALBY.

Ah ! ah !... qu’est-ce que je vous disais ?... Mais je ne l’attendais pas si tôt !... Allons à sa rencontre.

LUDOVIC, bas à Ernestine.

J’ai tout deviné !... Il vous aime.

ERNESTINE, bas.

Ce n’est pas ma faute.

 

 

Scène II

 

LUDOVIC, ERNESTINE, RAYMOND, MONSIEUR DALBY

 

Air de Mathilde de Sabran. (Entrée d’Arved dans Malvina. Gymnase.)

Ensemble.

MONSIEUR DALBY.

Ce jour vous revoit parmi nous,
Quelle aimable surprise !
Ce jour vous revoit parmi nous,
Et nous
réunit tous.

RAYMOND.

Ce jour me revoit parmi vous,
Oui, c’est une surprise ;
Ce jour me revoit parmi vous,
Et nous réunit tous.

LUDOVIC et ERNESTINE, à part.

Ce jour le revoit parmi nous,
Il agit par surprise ;
Ce jour qui le ramène à nous,
Est-il heureux pour tous ?

RAYMOND, s’avançant vers Ernestine.

Chère Ernestine, de mon cœur
Vous savez la franchise...

ERNESTINE, reculant.

Mon cousin, calmez cette ardeur.

RAYMOND, à part.

Pour moi quelle froideur !

TOUS.

Reprise de l’ensemble.

RAYMOND, à part.

Quel accueil glacé !...

Haut.

Eh ! bonjour donc, mon cher Ludovic ! je suis bien heureux de te trouver encore ici !...

À M. Dalby.

Ah ça, vous l’avez bien reçu à ma recommandation, n’est-il pas vrai ?

ERNESTINE.

Monsieur sait se recommander lui-même.

RAYMOND.

Ah ! oui, c’est juste des chevaux qui s’emportaient, un effroyable ravin... M. Dalby m’a écrit cela, j’en ai frémi de la tête aux pieds. C’est beau, mon ami, c’est très beau !... et pour ma part je dois te remercier.

LUDOVIC.

Assez, mon ami, assez !...

RAYMOND.

Intrépide et modeste !... très bien... Voilà comme nous sommes, nous autres enfants du dix-neuvième siècle.

MONSIEUR DALBY.

Mais vous n’êtes pas infatigables, et après un long voyage il me semble qu’un peu de repos...

RAYMOND.

Du tout, du tout... Le bonheur de vous revoir m’a délassé : puis, je ne suis pas venu ici seulement respirer l’air des montagnes, et lorsqu’un projet important me préoccupe, je n’aime pas les délais,

MONSIEUR DALBY.

Vous avez un grand projet ?

RAYMOND.

Dont vous vous êtes bien douté certainement, et que ma cousine soupçonne.

ERNESTINE, à part.

Oh ! comme il m’impatiente...

Haut.

Quel qu’il soit, mon cousin, nous avons tout le temps d’en parler.

RAYMOND, à part.

Décidément, elle n’est plus la même : il y a là-dessous quelque mystère que j’éclaircirai.

MONSIEUR DALBY.

Ernestine a raison, ce n’est pas au débotté qu’on parle d’affaires.

RAYMOND.

Allons, soit, j’attendrai.

MONSIEUR DALBY

Je vais faire porter vos malles dans votre appartement, voulez-vous m’accompagner ?

RAYMOND.

Non ; je vous demanderai la permission de causer quelques instants avec mon ami.

MONSIEUR DALBY.

Comme vous Voudrez.

ERNESTINE.

Moi, je vais m’occuper de mon dessin, et je vous l’apporterai, M. de Valery, pour le livrer à votre critique.

LUDOVIC.

Tâchez-donc qu’elle puisse être sévère,

Ernestine sort par la droite de l’acteur, M. Dalby par le fond.

 

 

Scène III

 

LUDOVIC, RAYMOND

 

LUDOVIC.

Pardieu, mon cher Raymond, voilà qui est étrange !... Comment ? ne pas nous avertir, arriver ici à l’improviste comme un mari de comédie !

RAYMOND.

La comparaison est peut-être plus juste que tu ne le crois.

LUDOVIC.

En vérité ?

RAYMOND.

Oui ; mais parlons de toi d’abord. Te plais-tu dans le château de M. Dalby ?

LUDOVIC.

Beaucoup ! j’y ai été reçu de la manière la plus gracieuse. J’habite un pavillon charmant à l’autre bout du part ; ta cousine est fort aimable, quoique peut-être un peu capricieuse, un peu volontaire.

RAYMOND.

Ah ! tu t’en es aperçu ?... Oui, ma chère cousine a un de ces caractères entiers qu’on ne dirige pas aisément : la faute en est d’abord à la nature, puis à l’éducation.

LUDOVIC.

Tant de charmes et de qualités font oublier ses défauts !

RAYMOND.

Et le brave homme de tuteur ?

LUDOVIC.

Pour être si respectable, il n’est pas trop ennuyeux.

RAYMOND.

Allons, je vois avec plaisir que j’ai réussi à te procurer une retraite agréable, et que ma recommandation t’a servi à quelque chose. Je t’annonce que j’ai des lettres pour toi dans ma valise : pendant le premier mois qui a suivi ton brusque dé part de Paris, il en est arrivé une foule ; on ignorait ta disparition forcée. J’ai ouvert toutes les lettres de femmes, ainsi que tu m’en avais prié.

LUDOVIC.

Eh bien ?

RAYMOND.

Il faut convenir que tu es un grand scélérat.

LUDOVIC.

Flatteur !... et qu’as-tu trouvé dans ces différentes épitres ?

RAYMOND.

Deux ou trois rendez-vous.

LUDOVIC.

Il fallait y aller.

RAYMOND.

Par exemple !

LUDOVIC.

Puisque tu étais mon fondé de pouvoirs ?

RAYMOND.

J’ai pensé que mes pouvoirs ne s’étendaient pas jusque-là.

LUDOVIC.

Tu as eu tort ; ça t’aurait peut-être amusé, et je gage que la compensation eût été acceptée.

Air du Baiser au Porteur.

Ton seul aspect peut-être eût fait merveille ;
Près des femmes il faut oser ;
Qu’est-ce à leurs yeux qu’un amour de la veille ?
Souvent un jour a suffi pour l’user ;
Mais on aurait tort de les accuser.
Oui, quoi qu’en dise une injustice extrême,
Leur cœur n’est point sujet au changement ;
Pour qu’il reste toujours le même,
Il ne leur faut qu’un autre amant.

RAYMOND.

Cela n’est pas vrai pour toutes... Il y avait, entre autres lettres, une épître vraiment touchante.

LUDOVIC.

Bah... Et de qui donc ?

RAYMOND.

De cette petite grisette à qui tu avais fait croire que tu l’épouserais.

LUDOVIC.

Est-il possible que j’aie jamais dit cela ?...

RAYMOND.

Il paraît !...

LUDOVIC.

Je l’avais oublié.

RAYMOND.

Elle s’en souvient, elle, et t’a écrit qu’elle se tuerait.

LUDOVIC.

Bah ! à quoi cela l’avancerait-il ?

RAYMOND.

Sois tranquille, elle n’en a rien fait.

LUDOVIC.

Eh bien ! elle a eu raison.

RAYMOND.

Ah ça, il est venu aussi des billets à ordre, des assignations, des protêts... que sais-je ?...

LUDOVIC.

Tu me donneras tout cela ; j’en allumerai un cigare.

RAYMOND.

Mais tes créanciers ne se contenteront pas de la fumée.

LUDOVIC.

Que me demandent ces animaux-là ? Outre mon patrimoine, j’ai déjà dévoré l’héritage d’un oncle et d’un cousin : il ne me reste plus à manger que deux vieilles tantes.

RAYMOND.

Qui se portent bien.

LUDOVIC.

Est-ce ma faute ?... Que mes créanciers fassent comme moi, qu’ils prennent patience.

RAYMOND.

Depuis longtemps c’est la seule monnaie que tu leur offres.

LUDOVIC.

On ne peut donner que ce qu’on a. Mais c’est assez nous occuper de toutes ces fariboles. Voyons, raconte-moi les grands projets qui t’amènent ici.

RAYMOND.

Ah ! c’est que tu vas te moquer de moi.

LUDOVIC.

S’ils sont ridicules, j’aimerais mieux t’en détourner.

RAYMOND.

Au reste, ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai formé ce dessein ; mais je n’avais jamais osé t’en parler, c’est si contraire à tes idées...

LUDOVIC.

Quel est donc ce mystérieux projet ?

RAYMOND.

Tu ne devines pas ?

LUDOVIC.

Peut-être !... Mais, achève !... C’est ?...

RAYMOND.

D’épouser ma cousine... Eh bien ! tu ne me ris pas au nez ?

LUDOVIC.

Pourquoi donc ?... C’est une idée comme une autre.

RAYMOND.

Mais, toi, si grand ennemi du mariage ?...

LUDOVIC.

Tu veux dire des maris... J’estime et j’honore sincèrement le mariage, admirable institution qui concilie les intérêts de tous. Rien, à mon avis, ne pouvait être mieux in venté pour que ceux qui sont maltraités par la nature eussent au moins une femme, et que ceux qui sont plus favorisés en pussent avoir plusieurs impunément. Vrai, j’aime beaucoup le mariage... pour les autres.

RAYMOND.

Tu as beau dire, je ne suis pas né pour la vie de garçon : en devenant mon Mentor, en voulant faire de moi un mauvais sujet, tu as perdu tes peines. J’ai pourtant essayé ; mais cela ne m’amuse guère, et, qui plus est, ne me réussit pas. Depuis ton départ de Paris, il m’est arrivé une foule de mésaventures.

LUDOVIC.

Conte-moi cela.

RAYMOND.

D’abord, je m’imagine que j’ai séduit une jeune fille que je croyais la candeur et la naïveté mêmes ; il se trouve que c’était une coquette qui se moquait de moi.

LUDOVIC.

Cela s’est vu.

RAYMOND.

J’ai voulu faire des dettes ; mon père les payées.

LUDOVIC.

Voilà qui est plus rare.

RAYMOND.

On n’a jamais vu un pareil guignon !... J’ai cherché à me montrer mauvaise tête et querelleur. Un beau jour, je me figure que j’ai donné un soufflet à un individu ; on me prouve que ce n’était qu’un coup de poing.

LUDOVIC.

Oui-dà !

RAYMOND.

Il paraît que j’avais oublié d’ouvrir la main.

LUDOVIC.

C’est une négligence impardonnable.

RAYMOND.

Tu as raison. Aussi l’affaire s’arrange ; pas moyen d’avoir un duel !... Ma foi, tous ces désagréments m’ont dégoûté ; j’ai fini par sentir que le rôle de mauvais sujet n’est pas dans mes moyens.

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Oui, vainement j’ai combattu
Ma délicatesse indocile ;
Je me raccroche à la vertu,
Le contraire est trop difficile !
Tu perds ton temps, et moi le mien ;
À mes succès le ciel s’oppose !...
Laisse-moi donc homme de bien,
Je ne peux pas être autre chose.

LUDOVIC.

Et qui diable t’en prie ?

RAYMOND.

Non, je ne pourrai jamais te ressembler, à toi qui as mangé tant d’argent, trompé tant de femmes, et tué tant de rivaux !

LUDOVIC.

Tu es dans l’erreur : je n’ai jamais tué qu’un homme dans ma vie ; c’était pour une misère, et, dans le principe, j’avais tort... Aussi je l’avais ajusté au bras gauche ; mais il a fait un mouvement... C’est un malheur.

RAYMOND.

Tu ne blâmes donc pas mes projets de mariage ?...

LUDOVIC.

Pas le moins du monde.

RAYMOND.

Il y a longtemps que mon père et le tuteur d’Ernestine en parlent ; j’hésitais, parce qu’il y a eu dans l’histoire des parents de ma cousine certains scandales domestiques qui ont fait grand bruit.

LUDOVIC.

Je sais cela !

RAYMOND.

Puis, Ernestine, élevée dans une liberté presque absolue, est un peu trop habituée à satisfaire tous ses caprices, et n’a pas toujours l’humeur égale ; mais elle est jeune, riche et jolie, et, ma foi, je me décide.

LUDOVIC.

Tu fais très bien ! Épouse, mon ami, épouse !

RAYMOND.

Maintenant, je t’ai fait toutes mes confidences ; ne me feras-tu pas les tiennes ?... Dans tes excursions, la liste de tes victimes s’est-elle accrue ?

LUDOVIC.

Bien loin de là !... J’ai vu l’instant ou j’allais devenir sérieusement amoureux.

RAYMOND.

Oh ! oh !

LUDOVIC.

C’est aux eaux du Mont-d’Or, il y a deux mois, que ce miracle a failli s’opérer : j’ai rencontré là une singulière créature ; charmante, pleine de grâces et d’élégance, sur qui mon aspect a produit l’effet de la tête de Méduse. Était ce de l’horreur ou de la sympathie ? je n’en sais rien ; mais chaque fois que j’ai tenté de me rapprocher d’elle, un frémisse ment involontaire a trahi l’émotion la plus étrange. Cela m’a piqué au jeu ; j’ai mis tout en usage pour établir entre nous des relations qu’elle a constamment repoussées, et un beau matin, elle a disparu.

RAYMOND.

Voilà qui est bizarre !

LUDOVIC.

Aussi, je ne jurerais pas que je suis tout-à-fait guéri de cette passion ridicule qu’elle avait fait naître en moi ; et si je retrouvais cet être mystérieux...

RAYMOND.

Bah !... tu oublieras cette femme ; je l’espère pour elle.

LUDOVIC.

Je l’espère aussi pour moi.

RAYMOND.

Déjà, sans doute, tu as cherché des distractions ?

LUDOVIC.

Je mène ici une vie tout-à-fait patriarcale.

RAYMOND, à part.

C’est ce que je tâcherai de vérifier.

LUDOVIC.

La chasse, la lecture, la promenade et les beaux arts occupent seuls tous mes instants.

RAYMOND.

C’est à merveille !... Je le laisse donc à ces innocents loisirs, car il faut que je rejoigne M. Dalby.

LUDOVIC.

À revoir, mon cher Raymond !

RAYMOND.

À bientôt !...

À part, en sortant.

J’aurai les yeux ouverts sur mon ami intime.

 

 

Scène IV

 

LUDOVIC, seul

 

Excellent garçon ! Il ne se doute de rien ; mais son arrivée va me contraindre à brusquer le dénouement. Étrange enchaînement de circonstances ! Je voulais renoncer à mes folies, à ces habitudes de séduction, à ces triomphes qui coûtent souvent plus qu’ils ne rapportent ; il faut que je rencontre ici une jeune fille, à la tête vive, à l’esprit exalté, dont le cœur s’émeut, dont l’imagination s’enflamme aux premiers mots que je lui adresse ! Que faire ? La repousser ?... Elle est si jolie !... La fuir ?... Elle me cherche avec tant d’empressement !... Puis, en m’occupant d’elle, je cesse de penser à cette autre femme, dont le souvenir me poursuit malgré moi ; on se guérit d’une passion par une autre. Ah ! si le mariage ne m’avait pas toujours paru la plus insupportable des chaînes !... Mais, non !... D’ailleurs, le caractère de la jeune personne, les aventures de sa mère, tout cela serait fort peu rassurant... Puis un scrupule m’arrêterait. Raymond veut épouser sa cousine ; il est mon ami !... Irai-je lui enlever une fortune, une belle position ?... Fi donc !... il y aurait de l’indélicatesse !... Que je sois aimé de sa future, c’est un léger accident !... Perdre une riche dot, ce serait un malheur !... Il faut avoir des procédés : Raymond épousera.

 

 

Scène V

 

ERNESTINE, un dessin à la main, LUDOVIC

 

LUDOVIC.

C’est vous, mademoiselle !... Oh ! que Raymond a bien fait de s’éloigner !

ERNESTINE.

J’avoue que j’en suis bien aise, car je vous apporte mon esquisse, et sa présence aurait troublé la leçon que je reçois de vous avec tant de plaisir. Tenez, M. Ludovic, regardez.

LUDOVIC.

Que vois-je ? c’est le site où j’ai eu le bonheur de vous rencontrer ! ERNESTINE.

Et où vous m’avez sauvé la vie !... Trouvez-vous qu’il soit ressemblant ?

LUDOVIC.

On ne peut davantage.

ERNESTINE.

J’y placerai la voiture, les chevaux que le postillon ne peut retenir ; je peindrai mon libérateur les arrêtant au bord du précipice.

LUDOVIC.

Mais pourrez-vous peindre l’émotion qu’il ressentit à votre aspect ?

ERNESTINE.

Je tâcherai de me souvenir.

LUDOVIC.

Et moi, que ne puis-je oublier !...

ERNESTINE.

Oublier !... Pourquoi cela ?

LUDOVIC.

Vous me le demandez !... le jour où votre cousin arrive dans ce château.

ERNESTINE.

Qu’importe mon cousin ?

LUDOVIC.

Croyez-vous donc que je ne l’aie pas compris, quand il a parlé des projets qui l’amènent ?

ERNESTINE.

Oh ! des projets comme les siens, on peut en faire tant qu’on veut lorsqu’on est seul ; mais pour qu’ils se réalisent il faut être deux.

LUDOVIC.

Ainsi l’amour que vous lui avez inspiré ?...

ERNESTINE, souriant.

En supposant qu’il soit vrai, suffit-il donc que je l’inspire ?... ne faut-il pas aussi que je l’éprouve ?

LUDOVIC.

Mais, si je l’en crois, ce mariage fut convenu, dès longtemps, entre son père et votre tuteur.

ERNESTINE.

Peut-être. Eh bien ! que fait cela ?

LUDOVIC.

Vous ne l’aviez pas refusé... vous l’aimiez donc ?

ERNESTINE.

Savais-je alors ce que c’est qu’aimer ?

LUDOVIC.

Vous le savez à présent ?

ERNESTINE.

Je le crois.

LUDOVIC.

Et depuis quelle époque ?

ERNESTINE.

Pourquoi me forcer à le dire ?

LUDOVIC.

Parce que je serais heureux de l’apprendre.

ERNESTINE.

Ne l’avez-vous pas deviné ?

LUDOVIC.

Une erreur serait si cruelle !...

ERNESTINE.

Écoutez, M. Ludovic, ma franchise et mon abandon sont peut-être un tort ; élevée loin du monde, je n’ai jamais reçu les soins et les conseils d’une mère, et je ne sais déguiser ni mes pensées, ni mes sentiments : c’est un malheur de mon éducation !... Un jour, vous m’avez dit : « Pour moi le bonheur est près de vous ! » et moi, je vous ai laissé voir que loin de vous je ne comprenais plus le bonheur !... Pourquoi donc vous effrayer aujourd’hui ? Qu’y a-t-il de changé dans votre cœur et dans le mien ?

LUDOVIC.

Mais dans notre vie, Ernestine, tout peut être changé... Ils étaient si doux ces courts instants que je dérobais à la vigilance de votre tuteur, ces entretiens intimes, où nos deux âmes se sentaient de moitié dans leurs désirs comme dans leurs espérances !... L’inquiète jalousie de Raymond va sans doute nous disputer ce bonheur mystérieux.

ERNESTINE.

Ne pourrait-il pas cesser de l’être ?

LUDOVIC.

Que dites-vous, Ernestine ? ce mystère ne répand-il pas un charme délicieux sur l’amour, tel que doivent le comprendre des cours tels que les nôtres ? Ah ! c’est de vous, de vous seule que je veux vous obtenir !...

ERNESTINE.

Qu’exigez-vous donc ?

LUDOVIC.

Que vous m’écoutiez, mais seule !... Il faut que mon âme toute entière vous soit connue ! C’est un devoir, Ernestine, et je l’accomplirai !... J’entends du bruit... Silence !... Quelques lignes vous feront savoir ce que je désire de vous !...

 

 

Scène VI

 

RAYMOND, ERNESTINE, LUDOVIC

 

RAYMOND, à part, au fond, en entrant.

Ensemble !... seuls !...

Haut, s’avançant, et à Ludovic, qui a repris le dessin sur la table.

Pardon... que je ne vous dérange pas... Tu donnais sans doute à ma cousine une leçon de dessin ?

LUDOVIC.

Oh ! c’était fini ! Nous parlions de toute autre chose.

RAYMOND, à part.

Je m’en doute.

LUDOVIC.

Il était question d’une chasse au sanglier projetée pour demain ; mademoiselle se propose de nous accompagner, et je me permettais de lui adresser quelques observations.

RAYMOND.

Auxquelles je gage d’avance qu’elle ne cédera pas ; car lorsque ma chère cousine s’est mis quelque chose en tête...

ERNESTINE.

Courage, mon cousin ! achevez !...

RAYMOND.

Oh ! je suis loin de vous blâmer !... Ce que femme veut, Dieu le veut !

ERNESTINE, souriant.

Et Dieu a toujours raison.

RAYMOND.

C’est juste. Ludovic.

LUDOVIC.

M. Dalby t’a-t-il installé dans ton appartement ?

RAYMOND.

Tout-à-fait... Mais j’étais si pressé de revoir ma cousine !...

ERNESTINE.

Je vous suis bien obligée ; mais je ne vous cacherai pas que différents soins me réclament : si vous désirez causer avec moi, vous permettrez que nous remettions cela à un autre moment, et vous ne m’en voudrez pas ?

RAYMOND, à part.

Décidément... en donnant une lettre de recommandation à mon ami, je crois que j’ai fait une bêtise !

LUDOVIC.

Il faut donc vous laisser, mademoiselle ? En attendant l’heure du diner, je vais battre la plaine et tirer une perdrix.

RAYMOND.

Je ne te quitte pas ; je veux savoir si mon noviciat de six mois chez Lepage m’a servi à quelque chose, et si une perdrix est plus difficile à abattre qu’une poupée.

LUDOVIC, à part.

Je trouverai moyen de me débarrasser de lui...

RAYMOND, à part.

Mon ami n’a pas l’air charmé de ma société !...

ERNESTINE.

Air : Songez à m’obéir. (Prima Donna. Acte 2, scène 3, du Triolet bleu.)

D’un succès éclatant,
Messieurs, je suis certaine ;
Dans le bois, dans la plaine,
Le gibier vous attend.

Ensemble.

LUDOVIC.

On souffre en vous quittant,
Vous en êtes certaine...

À part.

Vers moi l’amour l’entraîne,
Et le succès m’attend.

RAYMOND.

On souffre en vous quittant,
Vous en êtes certaine !...

À part.

Quand d’ici je l’emmène,
Il a l’air mécontent.

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène VII

 

ERNESTINE, seule

 

Il m’aime !... oh ! je n’en puis douter !... Ce langage si séduisant que je n’avais jamais entendu, ces regards passionnés qui portent le trouble dans mon âme, tout me le prouve. Il m’aime !... et mon cœur à tant besoin d’affection !... Personne ici qui me comprenne depuis le départ de madame Muldorff ! Cette bonne Hortense, pourquoi le soin de sa santé l’a-t-il conduite aux eaux !... j’aurais voulu l’avoir pour confidente... Mais non il le dit et je le crois, ce sentiment qu’il sait inspirer comme il sait le peindre, des regards indifférents le profaneraient !... pour le laisser éclater, attendons qu’il le veuille... Quel empire il a pris sur toutes mes volontés ! moi, à qui l’on reprocha si souvent l’opiniâtreté de mon caractère !... Mais son cœur est si bon !... son âme parait si belle !...

 

 

Scène VIII

 

ERNESTINE, MONSIEUR DALBY

 

MONSIEUR DALBY.

Vous voici, Ernestine, je vous cherchais.

ERNESTINE.

Que me veut mon cher tuteur ?

MONSIEUR DALBY.

Vous faire part d’une nouvelle que je reçois à l’instant même.

ERNESTINE.

Quelle est-elle ?

MONSIEUR DALBY.

Madame de Muldorff sera ici demain ; un de ses gens vient de m’en instruire.

ERNESTINE.

Hortense !... ah ! quel bonheur !...

MONSIEUR DALBY.

Oui, je savais que son retour vous causerait une joie véritable, et je suis fâché de ne pouvoir la partager entièrement.

ERNESTINE.

D’où vient cela ?

MONSIEUR DALBY.

C’est que plus je réfléchis, Ernestine, plus s’accrois sent les scrupules que je vous ai déjà communiqués au sujet de vos relations d’amitié avec cette dame, depuis qu’elle est venue s’établir dans notre voisinage ; non que ses manières ne me semblent parfaites, et qu’elle ne soit remplie de douceur et d’obligeance ; mais qui est-elle ? Malgré moi, je ne puis m’empêcher de concevoir des soupçons sur l’existence de cette femme que personne ne connait, qui se dit veuve, qui porte un nom étranger, et qui pourtant est française.

ERNESTINE.

Pourquoi ne pas croire à ce qu’elle nous a ra conté de son histoire ?

MONSIEUR DALBY.

Qui nous répond qu’elle dise la vérité ?

ERNESTINE.

Qui nous prouve qu’elle ne la dit pas ?

MONSIEUR DALBY.

C’est dans votre intérêt uniquement, Ernestine, que je redoute les conséquences d’une liaison trop légèrement formée. Vous êtes bien jeune, vous êtes sans parents ; les fautes de votre mère ont fixé sur vous une attention qui n’a rien de bienveillant : vous devez donc apporter dans la moindre de vos démarches une extrême circonspection, et ne jamais vous donner aux yeux du monde, même l’apparence d’un tort.

ERNESTINE.

Mais pourquoi ces préventions contre une femme qui, depuis qu’elle habite près de nous, m’a donné plus de preuves de dévouement que n’aurait pu le faire la sœur la plus tendre ?

MONSIEUR DALBY.

Mon seul vœu, mon seul but est de vous rendre heureuse. D’ailleurs, je saurai bientôt à quoi m’en tenir sur madame de Muldorff.

ERNESTINE.

Ah !...

MONSIEUR DALBY.

Oui ; j’ai appris de quelle ville d’Allemagne elle venait quand elle est arrivée dans ce pays ! un de mes anciens correspondants y demeure, et je dois recevoir avant peu des renseignements précis et certains.

ERNESTINE.

Je suis sûre, moi, qu’ils lui seront favorables.

MONSIEUR DALBY.

Je l’espère aussi ; mais, je vous le répète, votre situation n’est pas celle des autres jeunes filles, et je désire vivement, je l’avoue, qu’un mariage honorable...

ERNESTINE.

Ah ! je vous arrête là, mon cher tuteur !... Mon cousin vous a donné le mot ; mais, je vous en prie, ne parlons pas de mariage aujourd’hui.

MONSIEUR DALBY.

Est-ce le mariage ou le mari qui vous effraie ?

ERNESTINE, souriant.

C’est peut-être l’un et l’autre... Croyez-moi, remettons cela à un moment où je serai mieux disposée, et permettez que j’aille m’occuper de mon paysage.

MONSIEUR DALBY.

À la bonne heure !

ERNESTINE.

Air : Mire dans mes yeux, etc.

Je vous quitte ; mais je veux
Vous voir me sourire...
Faut-il, pour un amoureux,
Nous bouder tous deux ?
Je veux
Bientôt tout vous dire ;
Je veux
Vous peindre mes vœux.
Jusque-là, point de rancune,
Quittez cet air sérieux !

MONSIEUR DALBY.

Mon cœur n’en conserve aucune.

ERNESTINE.

J’en lis encor dans vos yeux.
Je vous quitte ; mais je veux
Vous voir me sourire...
etc.

Elle sort gaîment par la droite.

 

 

Scène IX

 

MONSIEUR DALBY, seul

 

Ah ! mon pauvre ami de Renneval, en me confiant l’avenir de sa fille, m’a donné une rude tâche !... Il faut pourtant essayer de l’accomplir... Ernestine n’aime pas son cousin, je le vois, et cela se conçoit sans peine : ce jeune homme n’est encore qu’un écolier, et pour dompter le caractère de ma pupille et la rendre heureuse malgré elle, il faudrait un mélange de douceur et de fermeté qu’il ne peut avoir. Puis la présence de M. de Valery a nui peut-être à Raymond... S’il pensait à Ernestine, je crois que je ne pourrais rien désirer de mieux... Nous verrons !

 

 

Scène X

 

MONSIEUR DALBY, RAYMOND

 

RAYMOND, une lettre cachetée à la main.

C’est une horreur ! c’est une indignité ! M. Dalby.

MONSIEUR DALBY.

Eh ! bon dieu, mon cher Raymond, pourquoi ces cris et cette colère ? qu’y a-t-il ?

RAYMOND.

Il y a, monsieur, il y a que je suis un grand imbécile.

MONSIEUR DALBY, souriant.

Que voulez-vous que je réponde à cela ?

RAYMOND.

Quand vous saurez tout, vous répondrez que j’ai parfaitement raison.

MONSIEUR DALBY.

Expliquez-vous donc, pour que sache à quoi m’en tenir.

RAYMOND.

Oh ! pardieu, vous n’avez pas été plus malin que moi, vous !

MONSIEUR DALBY.

Comment ! qu’est-il arrivé ?

RAYMOND.

Il est arrivé qu’à votre nez, à votre barbe, M. Ludovic de Valery fait la cour à votre pupille, et qu’il lui écrit en secret.

MONSIEUR DALBY.

Prenez garde, jeune homme ! ce que vous dites est grave.

RAYMOND.

Que trop grave, vraiment !... Ayez donc des amis, et donnez-leur des lettres de recommandation !

MONSIEUR DALBY.

Quelles preuves avez-vous de ce que vous avancez ?

RAYMOND.

Quelles preuves !... d’abord des signes d’intelligence que j’ai surpris au passage, et mieux que cela, cette lettre de Ludovic pour Ernestine, que j’ai interceptée.

MONSIEUR DALBY.

Est-il possible !... comment se fait-il ?...

RAYMOND.

Voici l’histoire... En arrivant, comme je vous l’ai dit, j’avais remarqué quelque chose de mystérieux entre ma cousine et Ludovic ; je sors avec ce dernier pour chasser dans le parc ; je m’aperçois, à plusieurs reprises, qu’il cherche à s’éloigner de moi ; alors je feins de me diriger d’un autre côté, puis je reviens à pas de loup, je retrouve sa trace, et, à travers des broussailles, je le vois qui tire de sa poche un billet et le remet à son domestique, en lui disant : « C’est pour la personne que tu sais. » Vite, je prends mes jambes à mon cou ; je rattrape le domestique par un autre chemin, je lui offre dix louis pour m’apprendre à qui il porte cette lettre ; il m’avoue que c’est à Ernestine ; je lui en offre vingt et l’assurance d’entrer à mon service s’il me la livre. Il se laisse tenter, et j’emporte enfin la lettre que je n’ai pas décachetée, car c’est à vous que ce droit appartient, à moi celui de faire justice du séducteur.

MONSIEUR DALBY, prenant la lettre sans l’ouvrir.

Ceci me paraît étrange, en effet, et je dois m’en éclaircir sur-le-champ.

Il sonne un domestique entre.

Priez mademoiselle Ernestine de descendre à l’instant même pour une chose de la plus grande importance, et qui ne peut souffrir de retard.

Le domestique sort.

RAYMOND.

Eh bien ! vous n’ouvrez pas cette lettre ?

MONSIEUR DALBY.

Elle seule peut et doit en rompre le cachet.

RAYMOND.

Quand je pense que c’est moi qui ai donné à Ludovic une lettre de recommandation !... Il y a de quoi devenir misanthrope.

MONSIEUR DALBY.

Vous êtes bien prompt à soupçonner votre cousine ; vous oubliez, monsieur, que vous n’avez encore aucun titre pour l’accuser. De quelque utilité que puisse être pour moi votre indiscrétion, je ne saurais l’approuver. L’aventure de cette lettre n’est peut-être qu’une inconséquence mutuelle. La précoce raison que j’ai remarquée en M. de Valery depuis que je le connais, la sévérité de ses doctrines et de son langage...

RAYMOND.

Ah ! oui, fiez-vous à son langage et à ses doctrines !... il en a pour tous les goûts et pour toutes les circonstances.

MONSIEUR DALBY.

Quand cela serait vrai, je dois avoir quelque confiance dans les principes qu’a reçus Ernestine.

RAYMOND.

Très bien ! dormez là-dessus !... Sa mère aussi avait reçu des principes, et vous savez où ça l’a menée.

MONSIEUR DALBY.

Patience !... la voici.

 

 

Scène XI

 

ERNESTINE, MONSIEUR DALBY, RAYMOND

 

ERNESTINE.

Que me voulez-vous, mon cher tuteur, et pour quel motif si pressant vient-on ainsi me déranger de mon travail ?

MONSIEUR DALBY.

Il n’en est pas de plus pressant, en effet.

ERNESTINE.

Veuillez vous expliquer.

MONSIEUR DALBY.

Un fait, que j’aime à croire encore sans importance, donne lieu de supposer de votre part des imprudences dont je serais responsable. Serez-vous assez bonne pour nous apprendre comment il se fait que M. de Valery vous écrive ?

ERNESTINE.

Que dites-vous ?

MONSIEUR DALBY.

Voici sa lettre.

Il la lui donne.

Il est inutile de vous faire savoir comment elle est tombée entre mes mains ; qu’il vous suffise de remarquer qu’elle n’a point été ouverte, et que vous seule en briserez le cachet. Mais je crois dans mes droits, je dirai plus, dans mes devoirs de tuteur, de vous demander compte de ce qu’elle renferme, et je ne doute pas de votre empressement à me donner cette explication.

ERNESTINE, qui a parcouru la lettre, à part.

Grand dieu !... Il de mande à me voir seule. Que dire ?

RAYMOND, bas à M. Dalby.

Voyez-vous son trouble ?

MONSIEUR DALBY.

En effet !...

À Ernestine.

Votre agitation semblerait prouver que vous attendiez cette lettre.

ERNESTINE.

Veuillez me pardonner, monsieur... j’en con viens, je l’attendais.

MONSIEUR DALBY.

Ah !...

ERNESTINE.

J’ai peut-être mérité vos reproches ; mais, du moins, je ne veux pas aggraver mes torts, je ne mentirai pas. Oui, M. de Valery m’aime.

MONSIEUR DALBY.

Il vous a déclaré cet amour ?

ERNESTINE.

Cela est vrai.

RAYMOND, à part.

Il ne perd pas de temps, mon ami intime !

MONSIEUR DALBY.

Et auriez-vous eu l’imprudence de lui dire que vous partagiez ses sentiments ?

ERNESTINE.

Oh ! je n’avais pas besoin de le lui dire : il l’a de viné tout de suite.

MONSIEUR DALBY.

Comment, Ernestine ?... sans me consulter !...

ERNESTINE.

C’est un tort, et je m’en accuse... mais je me proposais de vous faire lire bientôt dans mon cœur, car je sens bien que je ne pourrai jamais être la femme d’un autre.

RAYMOND, à part.

Voilà qui est clair et positif !... Donnez donc des lettres de recommandation !

MONSIEUR DALBY.

Vous oubliez, Ernestine, que, jusqu’à votre majorité, vous devez m’obéir comme à un père ; vous oubliez encore (et ce manque de mémoire en est un de reconnaissance) que votre bonheur est mon unique pensée, et que je ne m’opposerai jamais à une alliance que vous désirerez, si elle est convenable, et si l’on a recours, pour y parvenir, à des voies plus franches et plus légitimes que celles que M. de Valery semble vouloir employer.

RAYMOND, à part.

Ça va bien ! Le tuteur le mettra à la porte.

ERNESTINE.

M. de Valery a voulu d’abord s’assurer de mon consentement avant de solliciter le vôtre ; il n’a pas voulu me de voir à l’importunité, ou bien à une influence étrangère : sa conduite est plus franche peut-être que celle de certains autres, et n’est pas moins légitime.

RAYMOND, à part.

Bon ! voilà mon paquet !...

MONSIEUR DALBY, à Ernestine.

Calmez-vous !... J’aperçois M. de Valery ; nous allons nous expliquer sans retard.

ERNESTINE, à part.

Il m’en voudra peut-être d’avoir tout révélé.

RAYMOND, à part.

Voyons comment il ya parer cette botte-là !

 

 

Scène XII

 

ERNESTINE, MONSIEUR DALBY, LUDOVIC, RAYMOND

 

LUDOVIC, à part, au fond, en entrant.

Mon domestique n’a pas reparu. Ah !... tout le monde rassemblé !...

MONSIEUR DALBY.

Veuillez approcher, monsieur ; vous ne sauriez arriver plus à propos.

LUDOVIC.

Qu’exigez-vous de moi ?

MONSIEUR DALBY.

Quelques mots d’explication sur un sujet qui nous intéresse tous. On m’apprend, monsieur, que vous aimez ma pupille, et que votre intention est de me demander sa main.

LUDOVIC.

Ah !...

MONSIEUR DALBY.

Il n’y a rien jusque-là que de fort naturel ; mais je sais aussi que vous lui adressez des lettres qui peut-être demandent des réponses, et cela m’étonne.

LUDOVIC.

Qu’entends-je, monsieur ?...

ERNESTINE.

Il est inutile de nier, M. de Valery ! Lorsque, par une indiscrétion que je ne veux pas qualifier, on a épié et sur pris vos démarches, je me suis vue contrainte à tout dire. On sait que vous m’aimez !

LUDOVIC, à part.

Je suis pris !...

MONSIEUR DALBY.

Maintenant, qu’avez-vous à dire ?... Nous attendons...

LUDOVIC.

Il est trop vrai, monsieur, que j’ai pu avoir des torts ; mais, quels qu’ils soient, ma passion les excuse.

MONSIEUR DALBY.

Non, monsieur ; et une passion qui se signale par d’aussi graves inconséquences, ne pouvait se présenter sous de plus mauvais auspices.

RAYMOND, à part.

Bravo !

LUDOVIC, de même.

Il va me refuser !...

MONSIEUR DALBY.

Cependant je veux être indulgent ; et puisque vous plaisez à ma pupille, puisque votre famille, que j’ai connue, est honorable, je ne repousse pas votre demande.

LUDOVIC, à part.

Aïe, aïe, aïe !

RAYMOND, de même.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il dit donc ?

ERNESTINE, à part.

Quel bonheur !

MONSIEUR DALBY.

Mais vous comprenez que ce n’est pas le moment de décider une question aussi importante ; j’attends du monde, voici l’heure où l’on doit arriver. Je vous donne rendez-vous demain, dans mon cabinet ; nous causerons.

RAYMOND, à part.

J’ai joliment réussi, moi, en l’instruisant de tout !... Poule mouillée de tuteur !

LUDOVIC.

Ah ! monsieur, combien je suis reconnaissant !...

À part.

Il est capable de m’accepter !...

RAYMOND, à M. Dalby, en passant entre lui et Ludovic.

Permettez, monsieur, permettez !... Vous semblez oublier que je suis ici, et que depuis longtemps...

MONSIEUR DALBY.

Je me suis toujours promis de laisser Ernestine maîtresse de son choix, et je ne puis repousser la demande de M. de Valery, sans m’être convaincu qu’elle est inacceptable.

RAYMOND.

Je me charge, moi, de vous prouver qu’elle l’est.

LUDOVIC, à part.

Brave jeune homme !...

MONSIEUR DALBY, souriant.

Propos de rival !... Au reste, nous verrons.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur, beaucoup de personnes viennent d’arriver au château : on vous attend au salon, ainsi que mademoiselle.

MONSIEUR DALBY.

C’est bien !

Le domestique sort.

Air final du premier acte du Dandy. (Final de J. Doche.

MONSIEUR DALBY.

Vers nos amis il faut nous rendre ;
Vous voulez obtenir sa main ?
Je suis tout prêt à vous entendre,
Monsieur Ludovic, à demain.

ERNESTINE, à part.

Au bonheur, oui, je peux prétendre,
Ludovic obtiendra ma main ;
Mon tuteur est prêt à l’entendre,
Mon sort sera fixé demain.

LUDOVIC.

Vers vos amis il faut nous rendre.

À part.

Va-t-il donc m’accorder sa main ?
De ce piège, où l’on veut me prendre,
Comment sortirai-je demain ?

RAYMOND, à part.

En provoquant pareille esclandre,
J’espérais obtenir sa main ;
Le tuteur au moins va m’entendre,
Car je lui dirai tout demain.

Le chant s’arrête ; la musique continue à l’orchestre, et l’on dit ce qui suit sur le tremolo.

RAYMOND, à demi-voix, à Ludovic.

Je vous réponds que je vous empêcherai d’épouser ma cousine.

LUDOVIC, à lui-même.

Pauvre innocent !... que le ciel t’entende !

Reprise de l’ensemble.

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente un autre salon du château de M. Dalby. Porte au fond, portes latérales.

 

 

Scène première

 

ERNESTINE seule, entrant par la gauche de l’acteur

 

Personne encore dans ce salon... Je suis prête avant tout le monde : j’ai si peu dormi !... il me semblait que cette journée allait décider de mon avenir. Pauvre Ludovic ! comme il paraissait triste hier !... Il veut me voir seule ?... il faut qu’il me parle, dit-il ! son sort et le mien en dépendent ?... Cet entretien secret qu’il demande avec tant d’instances, puis-je l’accorder ?... mais en le refusant, je prononce, dit-il, l’arrêt de sa mort !... et moi, que deviendrais-je s’il fallait renoncer à lui ? Non, je le sens là, il n’y a point de bonheur pour moi sans Ludovic !... son regard me trouble, le son de sa voix porte dans mon âme une émotion que je n’avais jamais connue !... Je n’ai pas une volonté qui ne soit la sienne !... Il craint les refus de mon tuteur !... mais pourquoi ? M. Dalby le répète sans cesse, il ne voudrait point me rendre malheureuse ! Oh ! qu’on ne tente pas de nous séparer !...

 

 

Scène II

 

MONSIEUR DALBY, ERNESTINE

 

MONSIEUR DALBY.

Déjà prête, Ernestine, et vous êtes là, seule, pendant que votre amie arrive au château !

ERNESTINE.

Que dites-vous ?

MONSIEUR DALBY.

Que la voiture de madame de Muldorff vient d’entrer dans l’avenue, et que vous allez la revoir.

ERNESTINE.

Oh ! que je suis contente !

MONSIEUR DALBY.

Sa présence triomphera peut-être de la mauvaise humeur que vous témoignez depuis hier.

ERNESTINE, avec gentillesse.

Allons, convenez, mon cher tuteur, que j’avais quelque sujet de n’être pas satisfaite, et ne me grondez pas !...

Air de Céline.

Si j’ai manqué de confiance,
Je fus coupable, oui, je vous crois ;
Par ma franchise, à l’indulgence
J’espère avoir acquis des droits.
C’est le mensonge, c’est la ruse
Qu’on doit punir et condamner ;
Mais au péché dont on s’accuse
Le ciel prescrit de pardonner !

MONSIEUR DALBY.

Aussi les seules paroles que j’ajouterai suffiront sans doute pour vous faire sentir combien vous êtes souvent injuste envers moi. M. de Valery vous aime, vous partagez ses sentiments : et parce que je me permets de blâmer les moyens qu’il employa, tout de suite vous vous figurez que je veux m’opposer à votre bonheur !... Eh bien, vous vous trompez, Ernestine !... Je n’ai point encore reçu les explications qu’il me doit ; j’espère qu’elles seront de nature à me décider en sa faveur, et je dirai plus, je le désire.

ERNESTINE.

Vraiment ?

MONSIEUR DALBY.

Oui : je ne suis pas, moi, un de ces farouches tuteurs de romans ou de comédies, ennemis et tyrans nés de leurs pupilles. Ce que je connais du caractère, de l’esprit et des manières de M. de Valery me plaît, je ne le cache pas ; son nom est honorable, et si sa conduite et sa position actuelles peuvent satisfaire à de légitimes exigences, j’en serai aussi heureux que vous.

ERNESTINE.

Ah ! mon tuteur que je vous aime !

MONSIEUR DALBY.

Voilà une tendresse, par ricochet, dont M. de Valery ne serait pas jaloux.

ERNESTINE.

En vérité, je vous embrasserais pour ce que vous venez de dire.

MONSIEUR DALBY, souriant.

Rien ne vous en empêche.

ERNESTINE, de même.

Mais ce serait payer d’avance.

MONSIEUR DALBY.

Il me sera si doux de m’acquitter !

ERNESTINE, l’embrassant.

Vous voilà mon débiteur.

MONSIEUR DALBY.

Maintenant que la paix est faite entre nous, Ernestine, vous ne me refuserez pas la confiance que je réclame, et vous me promettrez d’apporter dans vos moindres démarches la prudence que j’ai le droit d’exiger ?

ERNESTINE.

Tout ce que vous voudrez, pourvu qu’il soit mon mari !

MONSIEUR DALBY.

Cela ne dépendra pas de moi, soyez-eu convaincue !... J’entends du bruit, c’est sans doute madame de Muldorff.

ERNESTINE.

Que j’aurai de plaisir à lui ouvrir mon cœur !...

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DALBY, MADAME DE MULDORFF, ERNESTINE

 

MADAME DE MULDORFF, qui se jette en entrant dans les bras d’Ernestine.

Ma chère Ernestine !...

ERNESTINE.

Quelle joie de vous revoir !...

MADAME DE MULDORFF.

L’excès de mon émotion... malgré moi des larmes... M. Dalby, pardonnez-moi !... je ne vous voyais pas.

MONSIEUR DALBY.

Agréez l’hommage de mon respect, et ne faites pas attention à moi.

MADAME DE MULDORFF.

Permettez pourtant que je m’informe de votre santé : je n’ai pas oublié qu’à mon départ vous étiez un peu souffrant, et plus d’une fois la pensée m’est venue que vous auriez bien fait de vous décider comme moi au voyage du Mont-d’Or.

MONSIEUR DALBY.

Vous êtes bien bonne, madame.

ERNESTINE.

Au Mont-d’Or ?... Mais c’est de Baden que vous arrivez, n’est-ce pas ?

MADAME DE MULDORFF.

Oui... Une circonstance indépendante de ma volonté m’a contrainte à changer subitement de destination, et j’ai remplacé les eaux du Mont-d’Or par les eaux de Baden.

ERNESTINE.

Et vous n’y avez pas perdu, car on dit que celles ci sont bien plus amusantes ; qu’il y a beaucoup plus de monde : est-ce vrai ?

MADAME DE MULDORFF.

Mais, oui.

ERNESTINE.

Était-ce bien animé ?... Oh ! je veux tout savoir ; vous me conterez cela ; et moi je vous dirai tout ce qui s’est passé pendant votre absence, car il y a du changement ici.

MADAME DE MULDORFF.

Ah !...

ERNESTINE, se reprenant.

Quand je dis du changement...

MADAME DE MULDORFF, l’examinant, puis souriant.

Je crois comprendre... Souvent les choses nous paraissent différentes au dehors, seulement parce que tout est changé au dedans de nous-mêmes. N’est-ce pas cela, Ernestine ?

ERNESTINE.

Plus tard vous saurez tout. Parlez-moi maintenant de votre séjour aux eaux : c’était bien curieux, bien brillant ?

MADAME DE MULDORFF, souriant.

Brillant ?... oui ! car il y a là, plus que partout ailleurs, des gens qu’on est convenu d’appeler heureux, parce qu’ils ne savent que faire de leur temps, de leurs personnes et de leur argent. Du moins ils trouvent aux eaux l’emploi de tout cela. C’est un bruit à ne pas s’entendre ! Des fêtes, des parties de plaisir, des bals, des tables de jeu, à chaque pas et à chaque instant ! On y peut jouer et danser le jour et la nuit ; et il faut la santé la plus robuste pour résister à ce régime de malades. Aussi je m’y trouvais tout-à-fait dé placée.

MONSIEUR DALBY, qui s’est assis, et a pris un journal.

Ceux qui avaient le bonheur de vous voir et de vous entendre, madame, n’ont certes pas pensé cela.

MADAME DE MULDORFF, souriant.

Aux eaux, on n’a pas le temps de penser.

ERNESTINE.

Oh ! que les femmes qui s’amusent ainsi doivent être heureuses !

MADAME DE MULDORFF.

Heureuses !... Je crois au contraire que ce bruit, ces fêtes, ce mouvement, cachent plus de chagrins réels que de vrais plaisirs.

ERNESTINE.

Serait-il possible ?

MADAME DE MULDORFF.

Je l’avouerai, je me sens parfois prise de tristesse, en voyant tant de femmes se tourmenter pour presser la marche de ce temps qui les vieillit, et qu’elles regrettent dès qu’il est passé. Il semblerait, en vérité, qu’elles craignent les souvenirs, tant elles mettent d’empressement à user la vie !...

ERNESTINE.

Elles ont tort : on dit que la vie est si courte !

MADAME DE MULDORFF.

Et le bonheur véritable est si rare !...

ERNESTINE.

Vous croyez ?...

MADAME DE MULDORFF.

Air d’Aristippe.

De ce vain bruit, de cet éclat frivole,
Que reste-t-il, quand il s’est éclipsé ?
Le plaisir fuit, la jeunesse s’envole,
Et sur sa route elle n’a rien laissé.
De souvenirs semons notre passage :
Heureux celui qui d’un œil satisfait,
En arrivant au terme du voyage,
Peut regarder le chemin qu’il a fait !

Aussi, me suis-je arrachée à tout ce tumulte ; car j’ai voulu retrouver bien vite une retraite paisible, une société agréable, et mon Ernestine à aimer.

ERNESTINE.

Chère Hortense !... Vous resterez avec nous, à présent ?

MADAME DE MULDORFF.

C’est mon intention, si...

ERNESTINE.

Si ! si ! voilà un mot qui m’effraie ! Auriez-vous quelque projet que vous me cachez ?

MADAME DE MULDORFF.

Moi ?... non !...

ERNESTINE.

Oh... j’y ai pensé plus d’une fois ; il pourrait se présenter telle circonstance qui vous enlèverait à mon amitié.

MADAME DE MULDORFF, d’un ton inquiet.

Laquelle ?

ERNESTINE.

Eh ! mais, un mariage, par exemple !

MADAME DE MULDORFF.

Un mariage ?... quelle folie !...

ERNESTINE.

Écoutez donc !... vous êtes si belle ! Parmi tous ceux qui vous admirent, ne peut-il pas s’en trouver un que vous aimiez ?...

MADAME DE MULDORFF.

Mais vous ne songez pas que je ne suis qu’une pauvre malade, et que j’ai trente-deux ans !... Trente deux ans !... pensez-vous à cela ?...

ERNESTINE.

Laissez donc !... vous vous vantez !... C’est votre raison, votre simple toilette, votre modestie qui ont plus de trente ans ; mais, pour plaire, à peine si vous en avez vingt !... On vous croirait ma sœur, si, par vos soins, votre tendresse et vos bons conseils, vous ne cherchiez à vous faire prendre pour ma mère.

MADAME DE MULDORFF, avec émotion.

Votre mère, Ernestine ?...

ERNESTINE.

Oui !... mais c’est une coquetterie de plus dont je ne suis pas la dupe : votre simplicité même vous embellit !... Et, tenez, n’y a-t-il pas un goût exquis dans cet élégant négligé de voyage ?... Ah ! vous avez là un camée qui me paraît charmant !

MADAME DE MULDORFF.

En vérité ?... je suis assez heureuse pour qu’il vous plaise ? Mon dieu, quelle joie d’avoir rapporté de mon voyage quelque chose qui vous soit agréable ! Acceptez-le, Ernestine !

ERNESTINE.

Oh ! mais, je n’ose !...

MADAME DE MULDORFF.

Je vous en prie !...

ERNESTINE.

Allons, je le prends ! Tant pis pour vous !... pourquoi êtes-vous si bonne ?... Regardez donc, mon cher tuteur ! ce camée ira merveilleusement dans la monture vide de ce collier, dont on a jadis enlevé le médaillon.

MADAME DE MULDORFF.

Pourquoi ce médaillon fut-il enlevé ?

ERNESTINE.

Parce que c’était un portrait de ma mère.

MADAME DE MULDORFF, douloureusement.

Ah !...

ERNESTINE.

Mon père l’avait fait faire secrètement, et enchâsser dans ce collier qu’il me destinait, lorsqu’elle nous abandonna tous deux. Il me légua ce bijou ; mais, auparavant, il fit détruire cette image, lorsqu’il s’éloigna des lieux et des amis témoins de son malheur, et qu’il vint s’ensevelir au fond de cette province, avec moi, tout enfant encore. Aucun vestige de ma mère ne m’est resté ; je n’ai vu personne qui l’ait connue, pas même mon tuteur, et je ne dois jamais la voir, tel fut l’ordre de mon père mourant : j’ai juré de lui obéir, et je tiendrai ma promesse ; car tout sentiment qui m’entraînerait vers l’épouse qui l’a tué, serait de l’ingratitude envers lui.

MADAME DE MULDORFF.

Oh ! Ernestine, indulgence et pitié !... De tous les malheureux, les coupables sont les plus à plaindre !... Croyez-moi, il faut fuir l’exemple de ceux qui succombent, mais ne pas maudire leur nom. On flétrit une faute ; sait-on les combats qui l’ont précédée, les remords qui l’ont suivie !

Air du Départ du petit Savoyard. (Bérat.)

N’armons point tous nos discours
De cette rigueur cruelle ;
Ceux dont la vertu chancelle
Ont besoin de nos secours.
À ces piégés qui, sans cesse,
Nous viennent envelopper,
En blâmant une faiblesse,
Est-on certain d’échapper ?
Indulgence à qui succombe !
Nul peut ne dire ici-bas :
Accablons celui qui tombe,
Moi, je ne tomberai pas.

ERNESTINE, à part.

Elle a peut-être raison.

MONSIEUR DALBY, de même.

Autant de véritable bonté dans l’âme, que de grâces dans l’esprit !...

Il se lève.

Pardon, mesdames, si je vous interromps !... mais l’heure s’avance ; on doit se réunir ici pour le départ de la chasse.

ERNESTINE.

C’est vrai : dans ma joie de vous revoir, j’oubliais notre chasse au sanglier.

MADAME DE MULDORFF.

Qu’entends-je ?... Mais c’est fort dangereux... J’espère bien que vous n’irez pas, Ernestine ?

ERNESTINE.

Oh ! je ne suivrai que de loin.

MADAME DE MULDORFF.

N’importe !... vous resterez ici, avec moi, n’est-ce pas ?

ERNESTINE.

Ma chère Hortense, vous savez combien je serais charmée d’être avec vous ; mais j’ai promis d’aller à cette chasse, et j’irai, il le faut !...

MADAME DE MULDORFF, tristement.

Hélas ! je n’ai pas le droit de m’y opposer !... Alors, vous me permettrez de vous accompagner.

ERNESTINE.

Vous !... malgré la fatigue du voyage ?...

MADAME DE MULDORFF.

Je serais trop inquiète si je n’étais pas près de vous.

ERNESTINE.

Eh bien ! si vous vous en sentez la force, nous irons ensemble...

Baissant la voix.

et je vous dirai un secret.

MADAME DE MULDORFF.

Vraiment ?

ERNESTINE, à demi-voix.

Qui !...

MADAME DE MULDORFF, à part.

Mon Dieu !... faites que ce soit celui de son bonheur !...

MONSIEUR DALBY.

Permettez, madame, que je vous conduise à votre appartement.

MADAME DE MULDORFF.

Mille remerciements, M. Dalby !... À bientôt, chère Ernestine.

Air de l’Orpheline.

Je vais vous revoir,
Et j’ai l’espoir
Que mes craintes sont vaines ;
Mais, bonheur, danger,
Plaisirs ou peines,
Je veux tout partager.

Ensemble.

ERNESTINE.

Je vais vous revoir,
Quel doux espoir !
Oui, vos craintes sont vaines ;
Mais, bonheur, danger,
Plaisirs ou peines,
Je veux tout partager.

MONSIEUR DALBY.

Nous avons l’espoir
De vous revoir,
Et vos craintes sont vaines ;
Bonheur et danger,
Plaisirs ou peines,
Il faut tout partager.

MADAME DE MULDORFF.

Je vais vous revoir, etc.

Elle sort avec M. Dalby par la porte du fond.

ERNESTINE, seule un instant.

Oh ! oui, je lui raconterai tout !... mon amour, mes espérances !... Elle m’aime tant qu’elle en sera heureuse !...

 

 

Scène IV

 

ERNESTINE, RAYMOND

 

RAYMOND, entrant par la gauche de l’acteur.

Bien !... Ils sont partis !

ERNESTINE.

Raymond !... Ah ! mon dieu !

RAYMOND.

Enfin, ma cousine !... j’épiais le moment où vous seriez seule.

ERNESTINE.

J’en suis vraiment bien reconnaissante.

RAYMOND.

Je crains pourtant de ne pas vous procurer là un grand plaisir !

ERNESTINE, souriant.

Allons, mon cousin, du moins vous êtes modeste.

RAYMOND.

Il ne tiendrait qu’à vous que je redevinsse orgueilleux.

ERNESTINE, souriant.

Bon !... Et que faudrait-il faire pour cela ?

RAYMOND.

Vous n’ignorez pas, Ernestine, quelles idées étaient les miennes, quels projets, furent concertés entre votre tuteur et ma famille ?

ERNESTINE, souriant.

Vous me l’avez rappelé trop souvent de puis hier pour que je puisse l’avoir oublié.

RAYMOND.

Quand il fut question de ces projets devant vous, jamais vous n’avez dit non.

ERNESTINE.

Cela est vrai !... Mais souvenez-vous que je n’ai jamais dit oui.

RAYMOND.

Je conviens que vous vous taisiez.

ERNESTINE, moqueuse et souriant.

Et qui ne dit mot ne consent pas toujours.

RAYMOND.

C’est possible ; mais alors, du moins, je n’avais pas de rival, et je pouvais espérer...

ERNESTINE.

Que je vous préfèrerais, puisque vous étiez seul ?... Puissamment raisonné, mon cousin !

RAYMOND.

Maintenant, un homme veut m’enlever votre amour...

ERNESTINE.

Permettez !... On ne peut nous enlever que ce que nous possédons.

RAYMOND.

Que d’amertume dans vos réponses !

ERNESTINE.

J’en suis fâchée, mais ne la méritez-vous pas, je vous prie ? Puis-je ignorer que c’est vous qui m’avez espionnée, qui m’avez dénoncée à mon tuteur ?

RAYMOND.

Fallait-il donc me laisser trahir sans me plaindre ?

ERNESTINE.

Trahir !... Vous ai-je jamais fait une promesse ?

RAYMOND.

Mais lui, à qui j’ai donné une lettre de recommandation ?

ERNESTINE.

Lui aviez-vous interdit de m’aimer ?... Lui aviez vous défendu de me plaire ?

RAYMOND.

Du moins, je l’empêcherai de vous obtenir !

ERNESTINE.

Cela dépend-il de vous ?

RAYMOND.

Peut-être.

ERNESTINE.

Comment, s’il vous plaît ?

RAYMOND.

C’est mon secret !... Puisque le souvenir de notre amitié d’enfance ne peut rien sur votre cœur ; puisqu’il me faut renoncer au bonheur que j’espérais, je goûterai le plaisir de la vengeance. Avant de m’adresser sérieusement à monsieur Dalby, avant de lui fournir des renseignements officiels sur l’homme que vous me préférez, j’avais voulu faire près de vous une tentative : vous la repoussez... Eh bien ! soit ! Je ne ménage plus rien ! La guerre !

ERNESTINE.

À la bonne heure ! Et pourtant, mon cher cousin, vous avez tort ; mais vous reviendrez à de plus doux sentiments : je ne vous garderai pas rancune, et je vous promets de vous choisir pour être bientôt...

RAYMOND.

Quoi donc ?

ERNESTINE.

Mon premier garçon de noce.

RAYMOND.

Il ne manquerait plus que cela !

ERNESTINE.

Air de la Grand-Mère. (Lagoanère.)

À mon choix, je l’espère,
Mon cousin souscrira.

RAYMOND.

Votre cousin, ma chère,

Bientôt se vengera.

ERNESTINE.

Non, ses yeux m’en instruisent,
Il prendra son parti.
(bis.)

RAYMOND.

Si mes yeux vous le disent,
Mes yeux en ont menti ;
Croyez-moi, croyez-moi, mes yeux en ont menti.

 

 

Scène V

 

ERNESTINE, RAYMOND, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Mademoiselle, tout le monde se dispose pour la chasse, et l’on commence à se réunir dans le grand salon.

ERNESTINE.

J’y vais.

LE DOMESTIQUE.

Je croyais trouver ici M. Dalby ; j’ai à lui donner cette lettre qu’on vient d’apporter au château.

ERNESTINE.

Je crois que je l’entends.

À Raymond.

Allons, mon cousin, plus de colère, et donnez-moi voire bras.

RAYMOND.

Plus de colère, plus de colère ! c’est bien facile à dire.

ERNESTINE.

Venez donc !...

Elle le prend par le bras, et ils sortent par le fond, en se querellant à demi-voix.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR DALBY, entrant par la droite, LE DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

Mademoiselle avait raison : voilà monsieur qui sort de chez lui.

MONSIEUR DALBY, à lui-même.

Oui, plus j’écoute cette femme, plus je comprends et j’excuse l’amitié de ma pupille : esprit, raison, expérience, elle a tout en partage.

LE DOMESTIQUE.

Monsieur...

MONSIEUR DALBY.

Eh bien ! qu’est-ce ?... qu’y a-t-il ?

LE DOMESTIQUE.

C’est une lettre qu’on vient d’apporter de la poste voisine : voyez, monsieur, il y a pressée sur l’adresse.

MONSIEUR DALBY.

C’est bien ; donnez !

Le domestique remet la lettre et sort.

Ah ! ah !... timbrée de Nuremberg !... C’est de mon correspondant ! Déjà la réponse à la demande de renseignements que je lui avais adressée !... Il n’a pas perdu de temps !...

Il a ouvert la lettre et la parcourt ; une rire agitation se manifeste sur sa figure.

Grand dieu !... qu’ai-je vu ?... Est-ce possible ?... Non !... c’est un rêve !... Pourtant voilà bien les preuves à l’appui ; les indications sont précises... Oui !... c’est elle !... Au moment où je me laissais séduire à ses discours !... Ah !... je ne serai pas dupe plus longtemps !...

Il sonne ; le domestique rentre.

Priez madame de Muldorff de vouloir bien se rendre près de moi, à l’instant même.

LE DOMESTIQUE.

J’y cours, monsieur !... Mais je l’aperçois qui se dirige de ce côté.

MONSIEUR DALBY.

C’est bon ! laissez-nous, et veillez à ce qu’on ne vienne pas vous interrompre.

Le domestique sort en priant par un geste madame de Muldorff d’entrer.

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR DALBY, MADAME DE MULDORFF

 

MONSIEUR DALBY.

Ah !... vous voilà, madame ?

MADAME DE MULDORFF.

Oui, monsieur ; je venais chercher Ernestine, car j’ai résolu, vous le savez, de l’accompagner à cette chasse.

MONSIEUR DALBY.

Le moment du départ n’est pas encore arrivé, madame ; et d’ailleurs il faut que je vous parle, et je vous prierai de vouloir bien m’accorder quelques instants.

Il approche deux sièges, et va vers les portes.

MADAME DE MULDORFF, à elle-même.

Que veut-il ?... Sa physionomie est étrange !... Malgré moi je tremble !...

MONSIEUR DALBY, revenant en scène.

Vous veniez, dites-vous, chercher Ernestine ?... Vous désirez l’accompagner ?...

MADAME DE MULDORFF, émue.

Oui, sans doute, monsieur.

MONSIEUR DALBY.

Eh bien ! vous ne l’accompagnerez pas !

MADAME DE MULDORFF.

Qu’entends-je ?

MONSIEUR DALBY.

Vous ne l’accompagnerez pas, vous dis-je !

MADAME DE MULDORFF.

Mais... pourquoi ?...

MONSIEUR DALBY.

Vous ne la reverrez plus !

MADAME DE MULDORFF.

Mais... pourquoi donc ? M. Dalby. Pourquoi, madame ?... Vous me le demandez ?... Pourquoi ?... parce que vous êtes sa mère !...

MADAME DE MULDORFF, poussant un cri.

Ah !...

MONSIEUR DALBY.

Vous m’entendez !... et vous m’avez compris, madame ?

MADAME DE MULDORFF.

Grâce, monsieur ! grâce !...

MONSIEUR DALBY.

C’est au nom de son père, que vous avez tué, que je vous exile d’auprès de cette jeune fille, jadis abandonnée par vous, orpheline, et de son père, qui est mort, et de sa mère qui est vivante ! Je demande grâce, monsieur !... Épargnez-moi !...

MONSIEUR DALBY.

Ailleurs, madame, je n’ai le droit ni de vous con damner, ni de vous atteindre !... mais, ici, dépositaire de la réputation d’Ernestine, je dois rompre ses relations avec celle que son titre même rend dangereuse, puisqu’elle s’en est rendue indigne.

MADAME DE MULDORFF, avec force.

Ici, comme ailleurs, monsieur, écoutez-moi !... Ne me jugez pas sans m’entendre !... Puisque mon secret vous est connu, je ne nierai rien de ce qui me con damne, je n’inventerai rien de ce qui me justifie... Que cette vérité, qui me perd, obtienne grâce aujourd’hui !... Mais, au nom de mon sexe, de mes souffrances, de mes larmes, de mon titre de mère, quelqu’indigne que j’en sois, écoutez-moi, monsieur !...

MONSIEUR DALBY, lui faisant signe de s’asseoir.

Nous sommes seuls !... Parlez, madame.

MADAME DE MULDORFF, assise, ainsi que M. Dalby.

Vous, qui étiez l’ami de mon malheureux époux, vous me croyez sans excuse... et vous ne connaissez pas l’histoire de mon mariage !... Votre nom fut souvent prononcé devant moi ; mais vous étiez absent lorsque j’épousai M. de Renneval !... Eh bien ! sachez, monsieur, qu’avant d’être à lui, j’en aimais un autre, et que j’étais résolue à tout braver pour n’écouter que mon cœur.

MONSIEUR DALBY.

Et, cependant, vous avez accepté sa main...

MADAME DE MULDORFF.

Cette union funeste pouvait seule préserver mon père d’une banqueroute qui le déshonorait... Vaincue par sa douleur, je cédai... je me laissai jeter dans les bras de M. de Renneval !... Je ne savais pas ce que c’était que le mariage, monsieur !...

MONSIEUR DALBY.

Mais votre époux n’était-il pas digne d’être aimé ?

MADAME DE MULDORFF.

Ses vertus, rudes et austères, étaient plu tôt faites pour effrayer un enfant de seize ans que pour l’attirer... Mais ce n’est pas sur les torts de son caractère que je rejetterai ma faute... non, elle est tout entière à mon amour !... Rien ne saurait peindre ce que je souffrais de cette infidélité violente et perpétuelle à une passion qui remplissait tout mon cœur !... J’étais bien malheureuse, monsieur. Du moins l’homme que j’avais trahi ignorait mon mariage ; de graves intérêts l’avaient appelé hors de France ; confiant dans mon amour et dans mes promesses, il était parti ! Je tremblais de son retour... jugez de ce que je devins lorsque, deux mois après avoir mis Ernestine au monde, je le vis un soir apparaître dans ma chambre... Il était pâle... il semblait en délire... Il venait me rappeler mes serments, réclamer ses droits... Je résistai... il s’éloigna... le suicide était dans son regard... Je m’élançai à sa pour suite ; l’idée d’empêcher sa mort me poussait malgré moi... Je franchis le seuil de la maison de mon époux... la nuit... Que vous dirai-je ?... bientôt je fus trop loin de ma demeure pour oser y rentrer... Le lendemain, j’étais sur la route d’Allemagne avec l’homme que j’aimais.

MONSIEUR DALBY.

Vous aviez un enfant, madame !...

MADAME DE MULDORFF.

Ah ! je n’aurais pas hésité à me sacrifier à lui si j’avais été seule... mais, en retournant en arrière, je frappais sans pitié l’homme qui n’a vécu que pour m’aimer... qui n’est mort que pour me défendre !... Je n’eus pas cet affreux courage.

MONSIEUR DALBY.

Et c’est à lui que tout fut sacrifié !

MADAME DE MULDORFF.

Il en était digue au moins !... Je n’essaierai pas de vous exprimer, monsieur, par quelle idolâtrie passion née, par quelle sollicitude paternelle, par quel respect filial il chercha à me rendre tout ce que j’avais perdu pour lui !...Il se multipliait pour mon bonheur ; il m’entourait de tant de soins, de respect et d’amour, que ni le malheur ni la honte ne pouvaient arriver jusqu’à moi !... Oui, je ne pouvais plus rien regretter, car c’eût été de l’ingratitude ; et si parfois le souvenir ramenait dans mon cœur des remords déchirants, je devais encore m’applaudir de souffrir pour lui à qui j’avais enlevé tout : ses amis, sa carrière, sa patrie !... Ah ! monsieur, pardonnez-moi de lui rendre justice !...

MONSIEUR DALBY.

Poursuivez, madame.

MADAME DE MULDORFF.

Douze apnées s’écoulèrent : c’était toujours même amour, même dévouement, même reconnaissance ! Ç’aurait été plus encore, si l’infini pouvait s’accroître !... Un soir, nous nous promenions dans un jardin public ; la foule nous sépara un moment : un homme, dont la figure restera éternellement gravée dans ma mémoire, s’approcha de moi, qu’il croyait seule !... Il m’adressa les lieux communs d’une galanterie banale ; en vain je baissai mon voile et tâchai de m’éloigner, il s’attachait à mes pas, me poursuivait de ses offres insolentes, lorsque Alfred reparut près de nous... Le voir, le repousser et le frapper d’un soufflet, pour mon Alfred ce fut la même chose... Le lendemain, sous un faux prétexte, il s’arracha d’auprès de moi, et...

MONSIEUR DALBY.

Et il ne revint plus ?

MADAME DE MULDORFF.

On le rapporta mourant... Durant quinze jours je disputai à la mort cette vie, mon seul espoir, mon seul avenir, mon seul bien !... Durant quinze jours je passai sans cesse de l’espérance aux angoisses... Tout fut inutile... il expira dans mes bras !

MONSIEUR DALBY.

Vous pâlissez !... Avez-vous besoin de secours ?

MADAME DE MULDORFF, se levant.

Non, c’est de la colère !...Cet homme qui le frappa, cet homme qui a tué d’un seul coup sa vie et la mienne, il rit aujourd’hui, sans doute, de ce souvenir sanglant !...

MONSIEUR DALBY, qui s’est lève.

Qui vous le fait croire ?

MADAME DE MULDORFF.

Oh !... je l’ai su depuis. De nombreux succès l’avaient rendu célèbre ; c’était un de ces hommes sans principes et sans foi qui se font un jeu du bonheur et le la réputation de leurs victimes, et que, dans vos salons, vous nommez des hommes aimables...

MONSIEUR DALBY.

Calmez-vous.

MADAME DE MULDORFF.

Mais c’est que vous ne savez pas que cet homme, qui ne m’avait vue que voilée, le soir, et qui ne peut me reconnaitre, je l’ai retrouvé il y a deux mois !... qu’il a osé s’approcher de moi, qu’il a osé m’adresser la parole, me dire qu’il m’aimait !... oui, monsieur, à moi comme à une autre !... Il m’a offert son bras, ce bras qui à frappé Alfred !... Ah ! qu’il m’a été cruel de sentir alors que je n’étais qu’une femme !...

MONSIEUR DALBY.

Chassez ce funeste souvenir.

MADAME DE MULDORFF.

Ah !... pardonnez... cette colère vous intéresse peu... Que vous disais-je ?... quand j’eus perdu mon seul soutien sur la terre, je demeurai deux ans presqu’insensée : l’égarement de ma douleur me sauva seul de son excès. Dès que j’eus repris quelqu’intelligence, je sentis que mon cœur était mort presqu’entier ; il n’y vivait plus qu’un souvenir, celui de ma fille ! Je me dis : Revoyons-la une fois du moins avant de mourir ; revoyons-la de loin !... Alors je revins en France ; je sus que son père vous l’avait confiée... qu’elle habitait cette province ; je vins m’y établir... Quand j’eus revu ma fille, je voulus lui parler ; quand je lui eus parlé, je voulus la connaître ; quand je l’eus connue, je ne voulus plus mourir.

MONSIEUR DALBY.

Je vous comprends.

MADAME DE MULDORFF.

Vous savez le reste, monsieur. – Je n’ignore pas que j’ai perdu le droit de venir redemander mon bonheur à des affections légitimes que j’ai reniées. L’arrêt que mon malheureux époux prononça en mourant m’a été révélé : ma fille ne doit jamais revoir sa mère !... mais vous souffrirez que je reste auprès d’elle inconnue et oubliée... Mon Dieu, que ne me suis-je présentée devant ma fille sous l’habit d’une servante ! On ne m’aurait pas reconnue ainsi ; on m’aurait permis de la servir, de l’aimer toute ma vie !... Oh ! si vous avez quelque humanité dans le cœur, ne me chassez pas !... Nul ne saura jamais qui je suis... Ne terminez pas brusquement ce délai que Dieu à mis à ma mort... ne me tuez pas sans pitié.

Elle se jette à genoux.

MONSIEUR DALBY.

Relevez-vous, madame. Croyez que je compatis à vos peines ; croyez que beaucoup de mes préventions sont tombées devant cet aveu franc et loyal d’une faute moins condamnable peut-être que bien des noirceurs domestiques, où le crime échappe au scandale par l’hypocrisie et la trahison !... Mais l’intérêt que m’inspirent vos malheurs, votre tendresse pour Ernestine, ne font qu’accroître mes regrets. Votre époux au lit de mort a reçu de moi un serment ; j’y dois être fidèle... et maintenant, moins que jamais, je puis autoriser votre présence auprès de ma pupille.

MADAME DE MULDORFF.

Vous êtes donc inexorable !

MONSIEUR DALBY.

N’accusez que la destinée, madame, et écoulez moi... Un mariage se présente pour Ernestine ; il y a toute apparence que le jeune homme, qui plaît beaucoup à mademoiselle de Renneval, réunira les conditions que je dois exiger ; et ce n’est pas en ce moment, vous le comprendrez vous même, que je puis m’exposer au reproche d’avoir toléré près de ma pupille la présence d’une personne que la voix du monde signale comme dangereuse pour elle. Pardonnez-moi cette franchise.

MADAME DE MULDORFF.

Il n’est donc plus d’espoir !

MONSIEUR DALBY.

Peut-être.

MADAME DE MULDORFF.

Ah ! parlez... M. Dalby. Ce mariage, s’il se réalise, aura lieu prochainement. Le jeune homme paraît être d’un caractère tolérant pour les faiblesses du monde ; quand il aura reçu la main d’Ernestine, allez à lui, avouez-lui tout, et je ne doute pas qu’il n’autorise votre réunion à votre enfant : alors elle sera sans danger.

MADAME DE MULDORFF.

Oui, monsieur, vous avez raison... Je lui parlerai, je me jetterai à ses genoux ; je prierai, je pleurerai tant, qu’il faudra bien qu’il me laisse auprès de ma fille !... On ne peut s’éparer ainsi une mère de son enfant : ses droits sont trop sacrés pour que ses fautes même puissent les lui enlever tout-à-fait !... Mais s’il me refuse, s’il me repousse...

Air de la Romance de Bélisaire.

On me verra, pour la chercher,
À toute heure assiéger sa porte ;
Rien ne pourra m’en arracher ;
Un jour on m’y trouvera morte !
Ceux qui nous ont pu séparer
Feront grâce, alors, je l’espère,
Et lui permettront de pleurer
Sur la tombe où sera sa mère.

MONSIEUR DALBY.

J’entends du bruit ! Madame, promettez-moi de vous éloigner aujourd’hui même sous un prétexte, et de ne pas révéler à Ernestine que vous êtes sa mère...

MADAME DE MULDORFF.

Ma fille se mariera, et je ne serai pas là pour l’entourer de ma tendresse !... et je vivrai loin d’elle quand elle donnera son avenir !...

MONSIEUR DALBY.

C’est l’unique ressource qui vous reste... Me promettez-vous de partir sans trahir votre secret ?

MADAME DE MULDORFF.

Je vous le jure, monsieur, je vous le jure par l’amour que j’ai pour ma fille !... L’avenir que vous me laissez entrevoir vous répond de mon obéissance.

MONSIEUR DALBY.

Je reçois votre promesse, et je vous prie d’être convaincue que je souffre du mal que je suis forcé de vous faire.

 

 

Scène VIII

 

MONSIEUR DALBY, ERNESTINE, MADAME DE MULDORFF

 

ERNESTINE, entrant.

Eh bien, mon cher tuteur, tout le monde est prêt, et l’on n’entend pas parler de vous !...

À madame de Muldorff.

Ah ! vous voilà aussi !... Mon dieu, comme vous êtes pâle !... qu’avez-vous donc !

MADAME DE MULDORFF.

Ce n’est rien, ma chère Ernestine ; mais je ne puis être de votre partie de chasse.

ERNESTINE.

La fatigue du voyage... je vous l’avais dit.

MADAME DE MULDORFF.

Non ; une lettre que je viens de recevoir m’oblige à prendre la route de Paris avant une heure.

ERNESTINE.

La route de Paris... mais c’est impossible... Vous ne faites que d’arriver.

MONSIEUR DALBY.

Madame vient de me consulter sur cette affaire : elle est importante et commande son départ immédiat.

ERNESTINE.

Je n’y consentirai pas. Chère Hortense !...

MADAME DE MULDORFF, à part.

Et ne pouvoir la nommer ma fille !...

MONSIEUR DALBY.

J’entends tout le monde qui s’avance par ici.

Il va vers le fond au-devant de la société.

ERNESTINE, sur le devant, à madame de Muldorff.

Comment ! vous partiriez !... aujourd’hui !... Vous ne savez pas qu’il est question de mon mariage... voilà le secret que je voulais vous confier... C’est un homme que j’aime, qui m’adore, et à qui je sacrifierais tout si l’on voulait me séparer de lui !... Je voulais vous le faire connaître : si vous saviez comme il est aimable et bon !...

MADAME DE MULDORFF.

Oh ! tant mieux !

ERNESTINE.

Mais non, vous ne partirez pas !...

Tout le monde arrive au fond.

 

 

Scène XI

 

LUDOVIC, MONSIEUR DALBY, ERNESTINE, MADAME DE MULDORFF, RAYMOND, HOMMES et FEMMES au fond et sur les côtés

 

CHŒUR D’HOMMES et DE FEMMES.

Air final du premier acte des Liaisons dangereuses.

Le gibier nous appelle ;
Bientôt au fond du bois,
Notre meute fidèle
L’aura mis aux abois :
Ah ! pour nous quelle gloire !
Partons ! voici l’instant ;
Car, après la victoire,
Le plaisir nous attend !

La musique chantée s’arrête ; l’orchestre continue en sourdine.

ERNESTINE, à madame de Muldorff, sur le devant.

Tenez, le voici !... regardez.

MADAME DE MULDORFF.

Où donc ?

ERNESTINE.

Là... près de mon tuteur.

MADAME DE MULDORFF, reconnaissant Ludovic.

Que vois-je !...

ERNESTINE.

Qu’avez-vous ?

MADAME DE MULDORFF.

Et tu veux l’épouser, malheureuse !... Ah ! ne l’épouse jamais !...

ERNESTINE.

Pourquoi !...

MADAME DE MULDORFF.

Parce que... parce que... Au secours !... sauvez-moi !...

Elle tombe évanouie.

MONSIEUR DALBY.

Qu’est-ce donc ?... qu’y a-t-il ?

RAYMOND, s’approchant.

En voici bien d’une autre !

LUDOVIC, s’approchant.

Ciel !... mon inconnue !... évanouie... à mon aspect !... Mais, qu’ai-je donc fait à cette femme ?

On s’empresse autour de madame de Muldorff ; la toile tombe.

 

                                                                                             

ACTE III

 

Même décoration qu’au premier acte.

 

 

Scène première

 

LUDOVIC, seul, assis

 

Sa porte m’est impitoyablement fermée !... Madame de Muldorff est souffrante, dit-on !... Madame de Muldorff !... Qui se serait imaginé que je la retrouverais ici !... Quelle est donc cette femme ?... d’où peut venir l’effet que mon seul aspect produit sur elle ?... En vain je lui ai demandé une entrevue, point de réponse !... Allons, oublions-la !... C’est qu’elle est si belle !... il y a tant de charme dans son regard, tant d’expression dans sa physionomie !... Ah ! je voudrais en vain me le cacher : près de cette femme-là je ne suis plus moi-même ! Ah ! c’est Ernestine !...

 

 

Scène II

 

ERNESTINE, LUDOVIC

 

ERNESTINE, à elle-même.

Il est seul !...

Haut.

M. de Valery, je vous cherchais, et je bénis le hasard qui me permet de vous parler sans témoins.

LUDOVIC.

C’est à moi de le bénir.

ERNESTINE.

Oh ! écoutez, et répondez-moi, car la vie est un supplice avec le doute qui me déchire le cœur.

LUDOVIC.

Que voulez-vous dire ?

ERNESTINE.

Vous connaissiez madame de Muldorff ?

LUDOVIC.

Cette question...

ERNESTINE.

Oh ! oui, vous la connaissiez !... Votre vie a produit sur elle une impression trop vive, pour qu’il n’y ait pas entre elle et vous quelque mystère, que je veux savoir, qu’il faut que vous me disiez à tout prix.

LUDOVIC.

Mademoiselle !...

ERNESTINE.

C’est elle que d’abord je voulais interroger ; mais elle est souffrante, et je viens à vous !

LUDOVIC.

Eh bien ! pourquoi chercherais-je à vous le cacher ?... Oui, j’ai rencontré madame de Muldorff !... Alors, je ne vous connaissais pas.

ERNESTINE.

Et vous l’avez aimée ?...

LUDOVIC.

Peut-être ai-je rendu à ses charmes et à son esprit l’hommage qui leur est dû. Je vous le répète, je ne vous connaissais pas.

ERNESTINE.

Mais elle vous aime, elle !...

LUDOVIC, avec une surprise mêlée de joie.

Vous croyez ?...

ERNESTINE.

Pourquoi cette étrange émotion à votre aspect ? Pourquoi cet évanouissement soudain quand je venais de lui dire que vous seriez mon époux ?... Elle est ma rivale, Ludovic !... Elle vous aime !...

LUDOVIC, à part.

S’il était vrai !...

ERNESTINE.

Ces tendres serments que vous m’avez prodigués, qui ont porté le trouble dans mon cœur, et qui peut-être décideront de mon avenir, elle les a entendus aussi, elle !...

LUDOVIC.

Ernestine, où ya s’égarer votre pensée ?

ERNESTINE.

Me croyez-vous donc aveugle ?... et puis-je ne pas souffrir quand il me faut douter de votre amour ?

LUDOVIC.

Mais qui vous donne le droit d’en douter ?

ERNESTINE.

Jeune, sans expérience, habituée à laisser lire dans mon âme, je ne sais rien cacher de ce que j’éprouve : était-ce donc à tout ce que j’aimais qu’il était réservé de m’en punir !

LUDOVIC, à part.

Comme la passion l’embellit !...

ERNESTINE.

M. de Valery, vous ne me répondez pas ?

LUDOVIC.

Et que répondrais-je à des soupçons sans motifs ? C’est à l’instant où j’ai le cœur déchiré que vous venez ajouter une souffrance à mon désespoir !...

ERNESTINE.

Comment ?

LUDOVIC.

Ne suis-je pas certain que je vais être banni sans pitié de cette maison ! Mon rival n’est-il pas en ce moment auprès de votre tuteur, occupé à m’accuser, à me perdre ?

ERNESTINE.

Que dites-vous ?

LUDOVIC.

Je viens de l’apprendre, et je m’attends à recevoir l’ordre de mon exil : je ne vous reverrai plus !

ERNESTINE.

Qui pourrait m’ordonner de ne plus vous revoir ?

LUDOVIC.

Celui dont vous n’oseriez braver la puissance.

ERNESTINE.

Ô mon Dieu ! mon Dieu !

LUDOVIC.

N’avez-vous pas repoussé toutes mes prières ? Cet entretien solitaire et mystérieux que je vous demandais m’a-t-il été accordé ? Puis-je espérer maintenant que vous viendrez ? Non ! car vous avez voulu vous fier à la tendresse de votre tuteur ! Eh bien ! c’est en me chassant qu’il vous paiera votre confiance !... Et je partirai !

ERNESTINE.

Oh ! ma tête se perd !... Je resterais seule dans cette maison, sans amis, sans parents... près d’un vieillard que je respectais, et qui m’aurait refusé le bonheur ! près d’une femme que je chérissais comme une sœur, et qui m’aurait trahie !... Cela ne se peut pas !... je ne le veux pas !...

LUDOVIC.

Que puis-je faire ?...

ERNESTINE.

Cette femme ! vous ne l’aimez pas ?... vous ne l’avez jamais aimée ?...

LUDOVIC.

Pourquoi vous occuper d’elle ?

ERNESTINE.

Je ne sais, Ludovic !... j’ai peur !...

LUDOVIC.

De quoi ?... puisqu’il faudra que je parte ?

ERNESTINE.

Ah ! je m’en souviens !... Elle aussi doit partir !...

LUDOVIC.

Eh bien ?...

ERNESTINE.

Ils s’entendent tous pour me rendre malheureuse !

 

 

Scène III

 

ERNESTINE, RAYMOND, LUDOVIC

 

RAYMOND, entrant.

Ah ! ah !... un tête-à-tête !... et c’est moi qui vous l’ai procuré en retenant M. Dalby dans son cabinet !... Il paraît décidé qu’aujourd’hui je ne ferai que des sottises !... Heureusement ce sera la dernière.

LUDOVIC.

En êtes-vous bien sûr ?

RAYMOND.

Presqu’autant que je le suis de votre congé définitif, mon ami intime !

ERNESTINE.

Qu’entends-je ?

RAYMOND.

Je vous l’avais annoncé, ma chère cousine ! Mille circonstances ont empêché jusqu’à présent l’exécution de mes promesses ; mais, enfin, j’ai pu fournir à votre tuteur des renseignements complets ! Il y en avait de toute espèce : des autographes, du papier timbré !... Tout cela a produit son effet.

LUDOVIC.

M. d’Esparvières, vous avez été bien loin !... Vous n’avez pas songé qu’on pouvait vous demander compte d’un pareil abus de confiance.

RAYMOND.

C’est possible, mon cher ; mais j’ai fait une première sottise en vous donnant une lettre de recommandation ; j’en ai fait une seconde en provoquant hier une explication qui m’a été funeste ; si j’acceptais un duel avec vous, j’en ferais une troisième, parce que moi, qui connais votre adresse, je sais que vous me tueriez, et cette sottise-là, M. de Valery, je ne la ferai pas.

LUDOVIC, à part.

Il en va faire une autre : avec lui il n’y, a que l’embarras du choix !

RAYMOND.

Je n’aurais peut-être pas réussi, malgré mes efforts, si une femme n’était venue à mon aide.

LUDOVIC, à part.

Là !... qu’est-ce que je disais ?

ERNESTINE.

Une femme !

RAYMOND.

Oui, sans doute !... Votre meilleure amie !

ERNESTINE.

Comment ?

RAYMOND.

Ce que je racontais à votre tuteur, les preuves que je lui donnais, tout cela pouvait être sans résultat ; il hésitait encore lorsqu’est arrivée une lettre de madame de Muldorff, qui a mis un terme à ses incertitudes.

ERNESTINE.

Une lettre de madame de Muldorff ?

RAYMOND.

Fort pressante, et surtout très concluante ; car, après l’avoir lue, M. Dalby s’est levé en s’écriant : Qu’il parte ! qu’il s’éloigne à tout jamais d’Ernestine ! il le faut !

Air du Ménage du Garçon.

Maintenant vous voilà banni,
Partez, que Dieu vous tienne en joie !
Moi, je l’avouerai, j’ai béni
L’auxiliaire qu’il m’envoie !
En confident fort peu discret,
À vos vertus rendant hommage,
J’avais tout dit ; mais il paraît
Qu’une femme, sur ce sujet,
En peut dire encor davantage !

ERNESTINE.

C’est elle qui le fait chasser...

À Ludovic.

Eh bien ?

LUDOVIC.

Je ne comprends pas quel intérêt la dirige.

ERNESTINE.

Ah !... je le comprends, moi !

RAYMOND.

J’aperçois M. Dalby qui vient vous signifier ses volontés.

 

 

Scène IV

 

ERNESTINE, MONSIEUR DALBY, LUDOVIC, RAYMOND

 

MONSIEUR DALBY.

J’espérais vous trouver dans votre appartement, Ernestine ; et vous, M. de Valery, je vous avais envoyé chercher dans le vôtre. La présence de M. Raymond me donne à penser que vous n’ignorez pas le motif qui m’amène près de vous. Aussi, ne prendrai-je point de détours pour vous dire qu’une prompte séparation est devenue indispensable.

LUDOVIC.

Les dispositions que vous m’aviez témoignées, monsieur, ne me faisaient pas prévoir une si cruelle décision.

MONSIEUR DALBY.

Je ne savais pas alors ce que j’ai appris.

LUDOVIC.

Je vois qu’on m’a desservi auprès de vous, et je, me permettrai seulement une observation : est-ce aux attaques intéressées d’un rival qu’on doit se fier exclusivement dans une situation semblable ?

MONSIEUR DALBY.

Aussi n’ont-elles pas seules provoqué ma détermination : j’ai reçu d’autres renseignements.

LUDOVIC.

Ah !...

MONSIEUR DALBY.

Ils me viennent d’une personne uniquement inspirée par son amitié pour Ernestine.

ERNESTINE.

Son amitié !... La perfide !... M. Dalby. Je n’en dirai pas davantage !

RAYMOND.

C’est dommage ! ça divertirait ma cousine... !

ERNESTINE, à part.

Plus d’espérance !... Que faire ?... que devenir ?...

LUDOVIC.

Il ne me reste plus, monsieur, qu’à dire à mademoiselle un éternel adieu !

RAYMOND, à part.

Bon voyage !

ERNESTINE, à part, en s’asseyant.

Oh ! que je souffre !...

LUDOVIC.

Il m’est bien cruel de penser que vous avez cédé si facilement aux inspirations d’une femme qui, sous le voile de l’amitié, cache ses projets et ses espérances...

ERNESTINE, à part.

Comme elle triomphera de ma douleur !...

LUDOVIC.

Quoi qu’il en soit, j’exécuterai vos ordres. Adieu donc, mademoiselle, adieu pour toujours !... Vous serez plus heureuse que moi, car vous oublierez, et moi, pourrai-je ne pas me souvenir ?...

ERNESTINE, à part, assise.

Ne plus le voir... Ah ! c’est impossible !...

LUDOVIC, à part, l’examinant.

Elle viendra au rendez-vous !

MONSIEUR DALBY.

Nous avons des préparatifs à faire, des ordres à donner ; voulez-vous bien m’accompagner, M. de Valery ? venez aussi, M. Raymond !

 

 

Scène V

 

ERNESTINE, seule

 

Il va s’éloigner !... pour jamais !... Je ne le reverrai plus !... Ils veulent tous mon malheur !...Cette femme !... Plus de doute !... elle l’aime !... Comme elle m’a trahie !... comme elle sera heureuse de mon désespoir !...

Elle se lève très vivement.

Eh bien ! non !... C’est elle qui souffrira !... Elle ne m’enlèvera pas son amour, car il m’appartient !...Qui !... je le reverrai !... S’il le faut, je fuirai cette maison !... Ah ! qu’ai-je dit ?... et que vais-je faire ?... Eh bien ! ma tête n’est plus à moi !... Et dût le ciel me punir, j’aime mieux être malheureuse avec lui que de le savoir heureux avec elle !... Que vois-je ?... La voici !...

 

 

Scène VI

 

MADAME DE MULDORFF, ERNESTINE

 

MADAME DE MULDORFF, entrant par la droite.

Oui, c’est moi, Ernestine !... c’est moi qui m’arrache de mon lit de douleur, pour venir veiller sur vous, pour vous apporter les conseils de l’amitié la plus tendre, pour vous sauver, enfin, vous, plus malade que moi !

ERNESTINE.

Madame !...

MADAME DE MULDORFF.

Pourquoi reculer quand je m’approche ?... Vous pleurez !... Je veux sécher vos larmes !... Écoutez-moi, Ernestine ; vous nourrissez une passion indigne de vous.

ERNESTINE.

Encore une fois, madame...

MADAME DE MULDORFF.

Vous aimez M. de Valery... mais vous ne savez pas qui vous aimez !... Vous ne connaissez pas l’homme à qui vous aviez donné votre cœur... Je le connais, moi !...

ERNESTINE, amèrement.

Oh ! rassurez-vous ; mon tuteur vient de lui prescrire de s’éloigner.

MADAME DE MULDORFF.

Ah ! je respire !

ERNESTINE, à part.

Comme sa joie se trahit !...

MADAME DE MULDORFF.

Si vous saviez combien je tremblais !...

ERNESTINE.

Je ne l’ignore pas, madame ! Je sais aussi que vous vous êtes empressée d’écrire à mon tuteur au sujet de M. de Valery !... J’en suis reconnaissante !

MADAME DE MULDORFF.

Oh ! pas de reconnaissance l... Mon devoir était de vous sauver !... ma récompense est de réussir.

ERNESTINE.

Et vous êtes bien heureuse !

MADAME DE MULDORFF.

Autant que je peux l’être !... Ernestine, il faut que je vous quitte : je ne puis rester en ce château, je vous l’ai dit... Mais, en partant, je bénis le ciel... car je vous laisse détrompée et sauvée !... Ernestine, embrassez-moi !...

ERNESTINE, reculant.

Vous qui causez tous mes chagrins !

MADAME DE MULDORFF.

Moi qui veux préserver votre avenir.

ERNESTINE.

Oh ! mon Dieu !... je suis bien à plaindre !... Privée des conseils et de la tendresse d’une mère, j’avais mis en vous toute ma confiance !... et vous la payez en me déchirant le cœur !...

MADAME DE MULDORFF.

Qu’entends-je ? Ernestine !...

ERNESTINE.

Du moins, une consolation me reste ! vous avez cru qu’on m’enlèverait ainsi l’affection d’un homme d’honneur, qui put avoir des torts avant de me connaitre, mais qui m’aime seule à présent !... seule !... entendez-vous ?...

MADAME DE MULDORFF.

Que voulez-vous dire ?...

ERNESTINE.

Eh bien vous vous trompez !... on ne nous séparera pas !... Il est digne de mon amour, et je le lui ai donné !... Puis qu’on m’y force, j’irai loin d’ici chercher un autel pour nous unir !... je partirai avec lui !...

MADAME DE MULDORFF.

Partir !... que dis-tu là ? Insensée !... ne te souvient-il plus de ta mère ?

ERNESTINE.

Je ne trahis personne, moi !

MADAME DE MULDORFF.

Oh !... Est-ce là mon dernier châtiment ?

ERNESTINE.

Oui, je partirai !... Dans une heure il m’attend !... j’irai me confier à son amour !... Après m’avoir rendue malheureuse c’est vous qui m’aurez rendue coupable !... Il ne vous reste plus qu’à me dénoncer à mon tuteur !...

MADAME DE MULDORFF.

Ernestine !... Ernestine !... c’est impossible !... vous me trompez !... vous vous jouez de moi !... vous ne le suivrez point !...

ERNESTINE.

Et vous dites que vous ne l’aimez pas ?

MADAME DE MULDORFF.

Moi, l’aimer ?... et si je vous disais que je le hais ?

ERNESTINE.

Oh !... sans doute... depuis que vous savez qu’il m’aime !

MADAME DE MULDORFF.

Apprends donc...

À part.

Et j’ai fait le serment de me taire !... comment la détromper, mon Dieu !

Haut.

Ernestine, il est des choses que je ne puis vous dire ; mais je vous le jure, vous êtes perdue si vous vous livrez à cet homme !... Il est indigne de vous, je vous le jure par la tendresse que je vous ai vouée, par ma vie que je vous consacré à jamais !...

ERNESTINE.

Et ne m’avez-vous pas dit tout à l’heure que vous alliez me quitter ?

MADAME DE MULDORFF, à elle-même.

Il est vrai !... et il faut que je parte !...

Haut et saisissant le bras d’Ernestine avec une expression désespérée.

Regarde-moi, Ernestine ! N’y a-t-il pas dans mes yeux quelque chose qui atteste que je dis la vérité ?... N’est-il donc point quelque signe qui puisse faire distinguer la sincérité de la trahison ?... Réponds, n’y vois-tu pas toutes mes angoisses, toutes mes souffrances, tout mon amour ?...

ERNESTINE.

Oui... pour lui !

MADAME DE MULDORFF.

Oh ! c’en est trop ! Ernestine, vous ne suivrez pas M. de Valery !... je ne le veux point !... Moi vivante, cela ne sera pas !... Ernestine, vous ne suivrez pas M. de Valery ; je vous le défends !...

ERNESTINE, avec un profond étonnement.

Et de quel droit ?...

MADAME DE MULDORFF, à elle-même.

Ah ! malheureuse, moi qui oubliais quinze années !...moi, qui ne pourrais pas me faire obéir, même en lui disant : je suis ta mère !...

ERNESTINE.

D’où peut naître un pareil langage ?

MADAME DE MULDORFF.

Une dernière fois, Ernestine, je vous en conjure... Faut-il que je tombe à vos genoux ?...

ERNESTINE, la retenant.

Arrêtez, madame... Ne voyez-vous pas tout ce que je souffre ?... À peine à mon entrée dans le monde, je ne puis m’accoutumer à tant de perfidie !... je vous ai trop aimée pour vous écouter avec calme !... Je vous cède la place.

MADAME DE MULDORFF.

Oh !... ne me quitte pas ainsi !...

ERNESTINE.

Malgré moi, je sens combien il m’était doux de vous aimer !... Pourquoi m’avez-vous contrainte à vous haïr !...

MADAME DE MULDORFF.

Me haïr ?... non, Ernestine, non !... tu ne le peux pas !... Et s’il n’est que ce moyen de te retenir, je te dirai !...

ERNESTINE.

Assez, madame ! assez !... En m’enlevant la première de mes illusions, vous m’avez fait bien du mal !... Adieu ! madame ! adieu pour jamais !...

Elle sort vivement par le fond.

 

 

Scène VII

 

MADAME DE MULDORFF, seule

 

Est-il possible ? n’est-ce point un rêve ?... Elle me chasse !... elle aussi ! elle m’accable de son mépris et de sa haine !... elle va livrer toute sa vie à cet infâme qui veut la perdre !... Ah ! courons encore... et que ferai-je ? en lui cachant mon titre de mère, ai-je le droit de me faire écouter ? Si je le lui révèle, n’a-t-elle pas le droit de me maudire ?... Et c’est ce soir !... dans une heure, et je ne puis l’empêcher !... Si j’avertissais M. Dalby ?... à quoi bon ?...ce projet fatal, s’il ne s’accomplit pas aujourd’hui, il s’exécutera demain, et plus sûrement encore !... Oui, pas de frein qui la retienne !... Ah ! je reconnais ce caractère indomptable que je lui ai transmis avec mon sang... Quel parti prendre ?... Pour la sauver, il faut que je la détrompe sur cet odieux suborneur !... et comment ?... elle ne veut pas m’entendre ! chacune de mes paroles ajoute à son erreur !... elle m’accuse !... je suis sa rivale, dit-elle... sa rivale... Mais, oui !... Il m’aime cet homme !... il a osé me le dire di tantôt encore, ses instances pour me voir... Il m’aime !... Oh ! mon Dieu ! cette pensée me vient-elle du ciel ou de l’enfer ?... Je veux, dit-elle, lui disputer son amour ! je veux le lui ravir !... Oui, je le veux !... pourquoi n’est-il pas là ?... je lui dirai que je l’aime aussi, moi !... Horrible délire !... moi, revoir cet homme !... moi, feindre de l’écouter sans horreur !... Mais Alfred viendrait se placer entre nous !... Jamais !... jamais !... Et ma fille ?... quel autre moyen de la lui arracher ?... elle sera donc perdue ?... Non... je ne le souffrirai pas !... Objet de mépris et d’horreur, que suis-je sur cette terre où chacun me repousse et me maudit ? je vis encore pourtant !... eh bien, que cette vie odieuse serve du moins à ma fille !... Cet affreux dévouement en expiation de mes fautes !... Je veux le voir cet homme... cet homme... qui perdrait ma fille... et qui m’aime ! je veux lui parler !... qu’il vienne !...

Elle sonne ; un domestique entre.

Priez M. de Valery devenir me parler, ici, à l’instant !...

Le domestique sort.

Allons, le sort en est jeté !... À mon aide le mensonge et la ruse ! à mon aide toutes les ressources de la coquetterie !... que le sourire reparaisse sur cette bouche ! que ces yeux, si longtemps noyés de larmes, retrouvent de doux regards ! que des mots d’amour s’échappent de mes lèvres, quand la haine bouillonne au fond de mon cœur... Tout mon avenir pour celui de ma fille !... Oh ! pourrai-je commander à ma haine ?... Grâce, Alfred !... grâce !... c’est une mère qui se dévoue et qui mourra de son dévouement !

Air : C’est la bague de ma mère.

Quand ma fille m’est ravie,
Et va perdre son bonheur,
Moi, je viens placer ma vie
Entre elle et son suborneur !
Oui, qu’il m’aime et que je meure !
La sauver, voilà ma loi !
J’irai là haut, dans une heure,
Te dire : Pardonne-moi !

 

 

Scène VIII

 

MADAME DE MULDORFF, LUDOVIC

 

LUDOVIC, à part, en entrant.

On ne me trompait pas !... elle est seule.

MADAME DE MULDORFF, à part.

Il approche... du courage !

LUDOVIC.

Je m’empresse, vous le voyez, madame, de me rendre à l’invitation que vous avez bien voulu m’adresser, quelque étrange qu’elle me paraisse.

MADAME DE MULDORFF.

Cette démarche, en effet, a dû vous étonner, monsieur ?...

LUDOVIC.

L’obstination que jusqu’ici vous avez mise à repousser toutes mes tentatives pour vous voir, ne pouvait guères me permettre une si douce espérance, et je me résignais en m’affligeant !

MADAME DE MULDORFF, amèrement.

M. de Valery est si timide et si scrupuleux !...

LUDOVIC.

Le ton dont vous prononcez ces paroles annonce de fâcheuses préventions : je vois, madame, que vous croyez me connaître.

MADAME DE MULDORFF.

Oui, monsieur, je vous connais... de réputation.

LUDOVIC, souriant.

Mais je vaux peut-être mieux que ma réputation.

MADAME DE MULDORFF.

Il y a tant de gens qui valent moins !

LUDOVIC.

Vous voyez donc bien qu’il ne faut pas asseoir un jugement sur une base aussi trompeuse.

MADAME DE MULDORFF.

C’est pourquoi, monsieur, j’ai voulu vous accorder l’entretien que vous m’avez demandé.

LUDOVIC.

Combien je vous en remercie !... il me serait si cruel de penser que je suis pour vous un objet de haine.

MADAME DE MULDORFF, vivement.

De la haine !...

LUDOVIC.

Cela n’y ressemblait-il pas ?...

MADAME DE MULDORFF, à part.

Oh ! je suis toujours prête à me trahir !...

Haut.

Ce qu’on prend pour de la haine n’est souvent que de la crainte.

LUDOVIC.

Vous, me craindre, madame !...

MADAME DE MULDORFF.

Et pourquoi pas ?...

LUDOVIC.

En effet, l’émotion que mon seul aspect a toujours fait naître en vous, cette espèce d’effroi que vous sembliez éprouver... Mais qu’ai-je donc fait pour vous inspirer un pareil sentiment ?

MADAME DE MULDORFF, avec violence.

Ce que vous avez fait ?... que vous avez fait ?... Vous me le demandez ?...

LUDOVIC.

Oui, madame !...

MADAME DE MULDORFF, à part.

Ah ! je m’égare !...

Haut et souriant.

Ne vous ai-je pas dit, monsieur, que votre réputation m’était connue ?

LUDOVIC.

Et cela suffisait pour me faire paraître dangereux ?

MADAME DE MULDORFF.

Peut-être.

LUDOVIC.

Savez-vous bien, madame, qu’un pareil langage pourrait me donner de l’orgueil... et que si j’osais l’interpréter ?...

MADAME DE MULDORFF.

Eh bien ! monsieur ?...

LUDOVIC.

Eh bien, madame, je pourrais croire...

MADAME DE MULDORFF.

Que croiriez-vous ?

LUDOVIC, souriant.

Que l’homme qu’on redoute n’est pas tout à-fait indifférent.

MADAME DE MULDORFF.

Oh non ! ce n’est point de l’indifférence que vous m’inspirez.

LUDOVIC.

Et vous dites que n’est pas de la haine ?

MADAME DE MULDORFF.

Ai-je dit cela ?...

LUDOVIC.

J’ai cru l’entendre. Et, d’ailleurs, pourquoi me haïriez-vous ?... La première fois que j’eus l’honneur de vous voir, il y a deux mois, vous vous en souvenez ?...

MADAME DE MULDORFF.

La première fois ?...

LUDOVIC.

Du moins, je ne me rappelle pas avoir eu ce bonheur auparavant, et ce bonheur est de ceux qu’on n’oublie pas. Alors j’osai vous exprimer les sentiments que vos charmes, votre esprit et vos grâces éveillaient en moi : vous m’avez repoussé, vous m’avez fui !... Aujourd’hui, la même impression s’est manifestée à ma vue, et je m’en affligeais, lorsque votre invitation est venue me rendre quelque espérance ; maintenant vos paroles semblent devoir la confirmer !... Daignerez-vous achever, madame ?

MADAME DE MULDORFF.

Quoi donc, monsieur ?

LUDOVIC.

Tout a été si bizarre dans mes rapports avec vous, que je suis en droit de vous demander une explication franche et sincère. Mes craintes et mes sentiments vous sont connus, madame !... serais-je assez heureux pour que les unes fussent chimériques, pour que les autres eussent un écho dans votre âme ?... J’implore une réponse...

MADAME DE MULDORFF, à part.

Non... c’est au-dessus de mes forces !... ma bouche se refuse à cet horrible blasphème.

LUDOVIC.

Vous vous taisez !... vous semblez prête à me fuir encore... Pourquoi donc avez-vous fait naître un espoir que vous vouliez briser pourquoi m’avez-vous appelé près de vous ?...

MADAME DE MULDORFF, à part.

Ah ! ma fille !...

LUDOVIC.

Je vois que de plus longues instances deviendraient importunes. L’émotion que je lis dans vos traits m’interdit de poursuivre ! je me retire, madame...

Il fait quelques pas.

MADAME DE MULDORFF, à part.

Elle est perdue si je ne l’arrête !...

Haut.

Où allez-vous, monsieur ?... pourquoi me quitter ainsi ?...

LUDOVIC.

J’ai cru que vous le désiriez.

MADAME DE MULDORFF, vivement.

Ce que je désire, c’est que vous restiez-là, près de moi.

LUDOVIC.

Mais... à quel titre, madame ?

MADAME DE MULDORFF.

Où iriez-vous en me quittant ?

LUDOVIC.

Mes démarches doivent peu vous intéresser.

MADAME DE MULDORFF.

Qu’en savez-vous ?

LUDOVIC.

Il est vrai, je m’en souviens, que la lettre écrite par vous à M. Dalby, et qui a provoqué mon exil, doit me prouver qu’en mon absence vous daignez vous occuper de moi.

MADAME DE MULDORFF.

Cette lettre l’a contraint de vous éloigner de mademoiselle de Renneval.

LUDOVIC.

Oui, madame, et je cherche encore à comprendre le motif qui vous a dirigée.

MADAME DE MULDORFF.

M. de Valery est devenu bien peu clair voyant.

LUDOVIC.

Dites qu’il a peur de se tromper...

MADAME DE MULDORFF.

Quel sentiment peut-on supposer à une femme qui agit ainsi ?

LUDOVIC.

De la haine pour l’homme à qui elle veut nuire.

MADAME DE MULDORFF.

Est-ce là tout ?

LUDOVIC.

Il en est encore un autre !... Mais comment croire à de la jalousie, là où il n’y a pas d’amour ?

MADAME  DE MULDORFF, avec effort.

Et... qui vous l’a dit ?

LUDOVIC.

Qu’ai-je entendu, madame ?... Cette impression que ma vue faisait naître, cet empressement à me fuir, c’était de...

MADAME DE MULDORFF, vivement.

N’achevez pas !... et croyez-moi, monsieur... si vous ne vous étiez pas adressé à Ernestine, jamais je ne vous aurais écouté... Mais il faut, je le sens là, il faut à tout prix que je vous empêche de l’aimer.

LUDOVIC.

Il y a deux mois, cela vous eût été facile.

MADAME DE MULDORFF.

Cela serait-il donc impossible aujourd’hui ?...

LUDOVIC.

Alors, vous occupiez seule ma pensée.

MADAME DE MULDORFF.

Et si, maintenant encore, je voulais l’occuper seule ?...

LUDOVIC, souriant.

Me jureriez-vous, madame, que telle est votre espérance ?

MADAME DE MULDORFF.

Ce que je vous jure, monsieur, c’est que tout mon cœur se soulève à l’idée que vous êtes aimé d’Ernestine !... c’est que je donnerais ma vie pour que cela ne fût pas !...

S’approchant de lui par degrés.

Ce que je vous jure, c’est que je sens quelque chose qui m’attire vers vous, quelque chose d’invincible qui me domine... et que j’ai besoin de toutes mes forces pour maîtriser !...

LUDOVIC, à part.

Qu’elle est belle !...

MADAME DE MULDORFF.

Êtes-vous satisfait à présent ?

LUDOVIC, souriant.

Dois-je l’être ?

MADAME DE MULDORFF.

Qu’exigez-vous donc ?

LUDOVIC.

Je n’exige rien... Vous allez partir, m’a-t-on dit... moi aussi, je dois quitter ce château. S’il est vrai, madame, que vos sentiments pour moi ne soient pas tels que je pouvais le supposer, j’aurai l’honneur de vous revoir à Paris.

MADAME DE MULDORFF, avec explosion.

Quand vous aurez perdu cette jeune fille qui vous attend ce soir, prête à tout vous sacrifier !

LUDOVIC.

Que dites-vous ?

MADAME DE MULDORFF.

Oh ! ne niez pas !... je le sais... Mais cela ne sera point.

LUDOVIC.

Et pourquoi ?

MADAME DE MULDORFF.

Parce que j’en mourrais.

LUDOVIC.

Vous, madame !...

MADAME DE MULDORFF.

Parce que je ne puis supporter l’idée de vous savoir auprès d’elle !... parce que je ne veux pas qu’elle soit à vous... parce que... je vous aime !

LUDOVIC.

Ah !... vous l’avez dit enfin !

MADAME DE MULDORFF, avec égarement.

Qu’ai-je dit ?...

LUDOVIC.

Vous m’aimez !... Mais qui me prouvera cet amour ?

MADAME DE MULDORFF.

Qui vous le prouvera ?... mes angoisses, mon désespoir, ma mort, si vous vous attachez encore à cette jeune fille.

LUDOVIC.

Eh bien, madame, vous devez vous éloigner de cette maison dans peu d’instants ; votre voiture est prête... permettez que je vous accompagne.

MADAME DE MULDORFF.

M’accompagner...

LUDOVIC.

Si vous m’aimez, prouvez-le-moi... Si vous ne m’aimez pas, d’où vient cette jalousie ?

MADAME DE MULDORFF.

Moi, vous suivre...

LUDOVIC.

Pour ne plus me quitter !

MADAME DE MULDORFF, à elle-même, en prenant l’autre côté de la scène.

Ernestine !... elle a tout à perdre... jeunesse, avenir, réputation !... Moi, privée de tout ce qui m’aima, chassée par ma fille, à quoi suis-je bonne sur la terre !...

LUDOVIC, à part, l’examinant.

Elle hésite.

MADAME DE MULDORFF.

Monsieur, vous écrirez à Ernestine... vous lui écrirez que vous renoncez à son amour... que vous ne l’avez jamais aimée !...

LUDOVIC.

Je lui écrirai que je suis parti avec celle que j’aime ; avec celle qui m’a promis le bonheur, qui a juré de me consacrer sa vie ; car vous allez le jurer.

MADAME DE MULDORFF, à part.

C’est ma mort qu’il me demande... Allons !... que ma mort la sauve !...

LUDOVIC.

Eh bien, madame !...

MADAME DE MULDORFF, souriant amèrement.

Que je vous consacre ma vie !... je le jure... Mais cette lettre ?...

LUDOVIC.

Sera tracée sous vos yeux.

MADAME DE MULDORFF.

Tout à l’heure ?

LUDOVIC.

Non, madame...

MADAME DE MULDORFF.

Pourquoi ?

LUDOVIC.

Qui me répondrait de l’avenir, dès que j’aurais sacrifié le présent ?

MADAME DE MULDORFF.

Cette promesse, quand la tiendrez-vous donc ?

LUDOVIC.

Quand tiendrez-vous la vôtre ?

MADAME DE MULDORFF, le saisissant par le bras et l’entraînant.

Venez, écrire !...

Ils arrivent au fond au moment où Ernestine ouvre la porte ; ils s’arrêtent tous trois.

 

 

Scène IX

 

LUDOVIC, ERNESTINE, MADAME DE MULDORFF, puis RAYMOND et MONSIEUR DALBY

 

MADAME DE MULDORFF.

Ernestine !

LUDOVIC, à part.

Qui l’amène ?

ERNESTINE, les examinant.

Pourquoi êtes-vous ici tous les deux ?

LUDOVIC, à part.

Est-ce un piège ?

MADAME DE MULDORFF.

M. de Valery, je vous attends !...

RAYMOND, en dehors.

Venez, M. Dalby, venez, et croyez-moi.

LUDOVIC, à part.

Le tuteur !...

RAYMOND, à M. Dalby, en entrant.

Voyez plutôt !... Ils sont ensemble.

MADAME DE MULDORFF, s’avançant.

Mais ils ne sont pas seuls, monsieur !

RAYMOND.

Comment !... ce rendez-vous que j’avais découvert...

MADAME DE MULDORFF.

Qui parle de rendez-vous, et qu’osez-vous supposer ?... C’est pour moi seule que M. de Valery est ici ; c’est moi seule qu’il aime ; c’est à moi qu’il offre sa main ; c’est moi qui consens à le suivre !...

ERNESTINE.

Elle !...

MONSIEUR DALBY.

Vous !...

RAYMOND.

Ah ! bah !...

LUDOVIC, à part.

Elle est à moi !

MADAME DE MULDORFF, à Ludovic.

Partons, monsieur !...

ERNESTINE.

Ah ! du moins, avant que vous partiez, que mon cœur se soulage... que je vous dise...

MONSIEUR DALBY, l’interrompant.

Ernestine !...

ERNESTINE.

Cette femme m’entendra !... Je parlerai, monsieur, je parlerai !...

MONSIEUR DALBY.

Je vous le défends !

ERNESTINE.

Et qui m’empêchera de dire ce que j’éprouve ?

MONSIEUR DALBY.

Moi, qui ne souffrirai point qu’une fille maudisse sa mère !

ERNESTINE.

Ma mère !...

LUDOVIC.

Sa mère !...

RAYMOND.

Oh ! oh !...

MADAME DE MULDORFF.

Oui, sa mère, qui jamais ne fut plus digne de ce titre, car jamais une mère ne fit un pareil sacrifice à son enfant. Vous me regardez avec étonnement, avec horreur peut-être ? Écoutez-moi !... cette femme qui jadis trahit tous ses devoirs pour suivre un homme qu’elle aimait ; cette femme qui fut, il y a deux ans, insultée par un lâche, et qui vit tuer par lui son seul appui sur la terre, cette femme est devant vous !... Ce lâche qui l’insulta, ce meurtrier... le voilà !...

LUDOVIC.

Qu’entends-je ?

ERNESTINE.

Ô mon Dieu !... qu’ai-je fait ?...

MADAME DE MULDORFF, à Ludovic.

Non content de m’avoir ravi le premier objet de mon affection, tu t’es attaché à ma fille ; la fatale influence allait m’enlever ce dernier bien !... Mais, par un reste d’horrible bonheur, le ciel a permis que tu m’aimasses !... et moi, insultée par toi, perdue par toi, moi, à qui tu as fait comprendre la vengeance et la haine, j’ai contraint ma bouche à te dire que je t’aimais ; j’allais renoncer aux droits que peuvent me donner au pardon quinze années de remords et de larmes ; j’étais résolue à te suivre... car je voulais sauver ma fille, et ce moyen seul me restait !...

Air : Renaud de Montauban.

J’ai sans frémir écouté tes discours ;
De ton bonheur tu me disais l’arbitre,
Et pour charmer, pour embellir tes jours,
Tu le vois, j’avais plus d’un titre !...
Me voilà prête, et l’instant est venu...
Partirons-nous ?... Auras-tu ce courage ?...
Cette compagne de voyage,
Maintenant l’accepteras-tu ?
Réponds-moi, l’accepteras-tu ?

ERNESTINE, d’un ton suppliant.

Ma mère !... ma mère !...

MONSIEUR DALBY, à part.

Quelles fautes n’expieraient pas un tel dévouement !

MADAME DE MULDORFF, à Ludovic.

Tu gardes le silence !...

LUDOVIC.

Que vous dirai-je, madame !... De cruels souvenirs parlent trop haut dans votre âme pour que d’autres sentiments puissent y trouver place... Il ne me reste plus qu’à m’éloigner ; car mon absence seule peut m’obtenir grâce aujourd’hui.

Il s’incline, et se dirige lentement vers le fond.

MADAME DE MULDORFF, tendant les bras à sa fille.

Ernestine !...

ERNESTINE, se jetant dans les bras de sa mère.

Oh ! je serai heureuse et bonne à présent !... J’ai retrouvé ma mère !...

RAYMOND, à demi-voix, à M. Dalby.

Dites-donc, monsieur, pensez-vous qu’il me reste quelque espérance ?

MONSIEUR DALBY, à demi-voix.

Je crois que vous ferez bien de retourner à Paris.

RAYMOND.

Décidément je ne donnerai plus de lettres de recommandation.

PDF