Une Mère (Jean-François Alfred BAYARD)

Drame en deux actes, mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 23 novembre 1833.

 

Personnages

 

ÉDOUARD

DUSSEUIL, ancien avocat

NERBOURG, jeune médecin

MAÇAY, domestique

ÉMILE, enfant de six ans

LA BARONNE

GEORGINA, fille de monsieur Dusseuil

UN DOMESTIQUE

DOMESTIQUES

GENS de la maison

DEUX OFFICIERS DE POLICE

 

La scène est près de Genève.

 

 

ACTE I

 

Un salon avec porte au fond, et deux grandes croisées donnant sur un jardin. Portes latérales. Sur le devant du théâtre, à droite, une table. À gauche, un chevalet sur lequel est un tableau : à côté du chevalet, un guéridon avec boîte à couleurs, et pinceaux.

 

 

Scène première

 

ÉMILE, GEORGINA

 

Georgina est assise auprès du chevalet, le petit Émile est debout auprès d’elle.

GEORGINA, tenant un médaillon.

Allons, mon petit Émile, ne te fâche pas... laisse-moi ton médaillon et je vais t’embrasser.

ÉMILE.

Non, mademoiselle, non... je veux le portrait de mon ami Édouard.

GEORGINA.

Mais vois donc... puisque je le copie en grand.

ÉMILE.

Pour moi !

GEORGINA.

Eh bien ! oui... pour toi... ah ! petit obstiné... et maintenant, tout ce que je puis faire, c’est de te laisser le collier de cheveux auquel le portrait de ton ami est suspendu.

Elle lui passe un collier de cheveux au cou.

ÉMILE.

Et le grand sera pour moi ?

GEORGINA.

Oui, oui ; va jouer... va.

ÉMILE, au moment de sortir.

Il sera pour moi ?

GEORGINA.

Certainement.

Émile sort en courant, par le fond.

 

 

Scène II

 

DUSSEUIL, GEORGINA

 

DUSSEUIL.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faisiez là, tous deux ?

GEORGINA.

Ah ! bonjour, mon père... comme tu vois, j’étais en tête-à- tête avec monsieur Émile.

DUSSEUIL.

Prends garde, Georgina, tu vas te compromettre !... Ah ! je n’en puis plus... je viens de crier pendant une heure, pour faire entendre raison à un Anglais qui voulait absolument loger à l’hôtel de France, où il n’y a plus de place... en ma qualité d’ancien avocat et de magistrat de ce canton, j’ai crié pour deux !

GEORGINA.

Les étrangers arrivent donc en foule sur les bords de notre lac de Genève ?

DUSSEUIL.

Dame ! puisque le voyage de Suisse est à la mode par toute l’Europe... il n’y a pas un clerc d’avoué, à Paris, qui ne veuille pouvoir dire à son tour, qu’il a vu nos montagnes, nos rochers et notre vallée de Chamouny.

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.

Pourvu, du moins, qu’aux âmes pacifiques
Tous nos discords ne causent point d’effroi :
Car nous avons nos troubles politiques,
Pour s’affranchir la Suisse est en émoi...
Ah ! que de gens ce bruit-là doit surprendre :
La liberté trouve, dans ses malheurs,
Nos citoyens ici, pour la défendre,
Et nos soldats pour la combattre ailleurs.

Ce portrait... voyons un peu...

Il passe à gauche et va examiner le portrait.

pas mal... pas mal... seulement les yeux sont trop petits.

GEORGINA.

Tu crois ?

DUSSEUIL.

Sans doute... monsieur Édouard Milner aies yeux plus beaux que cela... des yeux d’une expression... tu n’as pas remarqué ?

GEORGINA, d’un air indifférent.

Moi ? non.

DUSSEUIL.

Eh bien ! tu as eu tort... parce que deux beaux yeux, c’est toujours bon à voir ; surtout lorsqu’ils appartiennent à une personne aussi aimable que monsieur Milner, aussi... est-ce que tu ne trouves pas ?

GEORGINA. de même.

Aimable... Dame ! je n’ai pas fait attention.

DUSSEUIL, s’impatientant.

Comment, vous n’avez pas... ah ! çà, mademoiselle, vous ne voyez donc rien du tout ?

GEORGINA, souriant.

Mais enfin, mon papa, pourquoi veux-tu que je m’occupe d’un étranger, que je ne connais que depuis quelques jours ?... il peut être fort bien ; avoir de beaux yeux, un excellent caractère... mais qu’est-ce que cela prouve ? pourquoi m’en occuperais-je ?...

DUSSEUIL, avec humeur.

Pourquoi ?... pourquoi ?... parce que... mais laissez-moi...tenez, vous ne comprenez rien... vous êtes une petite sotte.

Il va s’asseoir à gauche, en lui tournant le dos.

Pourquoi ?...

GEORGINA, allant doucement s’appuyer sur le fauteuil de son père.

Non, je ne comprends pas que mon père, si bon peur moi, a remarqué que monsieur Milner, notre hôte, citait fort bien de sa personne... qu’il avait des qualités, beaucoup de qualité... et que par la suite, en y poussant un peu... cela pourrait bien faire un mari pour Georgina !

DUSSEUIL, la regardant.

Ah ! mademoiselle !

GEORGINA.

Air du Piège.

Je suis bien sotte, eh ! oui, vraiment,
Je n’ai pas compris, je t’assure,
Qu’hier mon père en me plaçant
Sous les yeux cette miniature,
S’est dit que sa fille pourrait,
Par une pente naturelle,
À force de voir le portrait,
S’occuper un peu du modèle.

DUSSEUIL, se levant.

Ah ! comme elle me devine !... eh bien ! oui, c’est vrai... ce sont là mes châteaux en Espagne... Quand je vois une bonne figure de jeune homme, avec des qualités solides et une jolie fortune, je me dis tout de suite : « C’est peut-être mon gendre ! » et là-dessus, je brode, je brode... je suis si impatient de te voir heureuse !

GEORGINA.

À la bonne heure... mais ce n’est pas une raison pour me jeter à la tête du premier venu.

DUSSEUIL.

Comment ! le docteur Milner !... une belle réputation et quarante mille livres de rente !... si tu appelles ça le premier venu ?... il est un peu sombre, un peu bizarre, je ne dis pas... mais un esprit solide, un cœur excellent... déjà, nous avons pu en juger à son premier séjour parmi nous, l’année dernière... oh ! alors, je n’y pensais pas, parce que j’avais des idées sur son jeune confrère le docteur Nerbourg, notre cousin... un petit sot qui ne veut pas se décidera t’offrir sa main... eh bien ! tant mieux, qu’il la garde, le fat ! nous verrons !... Si ce pays plaît à Milner, j’y suis connu, considéré... je l’aiderai à se faire une nombreuse clientèle, ce sera ta dot... il me semble que c’est un joli mariage à faire ; et je le fais vingt fois par jour, avec des variations... voyons, est-ce que tu m’en veux ?

GEORGINA.

Non pas cette fois ; car moi aussi, ta manie m’a gagnée... je ne surprends à faire comme toi de beaux plans, de beaux projets.

DUSSEUIL.

Dans lesquels il entre pour quelque chose... le premier venu ?

GEORGINA.

Dame ! puisque cela t’amuse.

DUSSEUIL.

Tant mieux ; nous pourrons en causer ensemble... sois tranquille, ce mariage se fera.

GEORGINA.

Mais d’abord, connaissez-vous bien votre gendre futur ? êtes-vous au fait de tout ce qui le concerne ?

DUSSEUIL.

Certainement, de tout.

GEORGINA.

Allons, voyons... D’où vient qu’il a souvent l’air triste et mélancolique ?

DUSSEUIL.

Oh ! cela, je n’en sais rien, mais du reste...

GEORGINA.

Émile... cet enfant, qui le suit partout, qu’il aime tant... quel est-il ?

DUSSEUIL.

Ah ! cet enfant ?... Dame ! je n’en sais rien : mais...

GEORGINA.

Et enfin, son pays, sa famille... les connaissez-vous ?

DUSSEUIL.

C’est la seule chose que j’ignore.

GEORGINA.

Oh ! la seule... savez-vous si je lui plais ?... s’il m’aime ?

DUSSEUIL.

Je n’en sais rien ; mais je le parierais.

 

 

Scène III

 

DUSSEUIL, GEORGINA, NERBOURG, venant de la gauche

 

NERBOURG, à la cantonade.

Mais c’est très mal... c’est une indignité ! c’est tout ce qu’il y a de plus indélicat.

GEORGINA.

Eh ! mon Dieu ! mon cousin, à qui en avez-vous ?

NERBOURG.

J’en ai... j’en ai à tout le monde... que diable !

DUSSEUIL.

Comment ! à nous aussi ?

NERBOURG.

Tiens, pourquoi pas ?... Au fait, c’est par vous que je devrais commencer, puisque c’est vous qui êtes la cause première... enfin, sans vous, il ne serait peut-être jamais venu ici... il n’y resterait pas du moins.

DUSSEUIL.

Qui donc ?... de qui parlez-vous ?

NERBOURG.

De qui... de qui ?... eh ! parbleu ! de votre médecin étranger... de monsieur Milner... un homme de talent, à ce qu’on dit... un philosophe... un original.

GEORGINA.

Pourquoi ça ?

NERBOURG.

Pourquoi ? Vous croyez peut-être que je vais l’aimer ? moi qui, après avoir fait mes cours à Paris, suis revenu près de Genève, me former une clientèle de gens honnêtes, et qui payent bien... Vous croyez que je vais voir d’un œil sec, ce docteur arriver au milieu de mes malades, de mes pauvres malades, qui, sur sa réputation, vont tous se jeter dans ses mains... les malheureux !

GEORGINA.

Est-ce qu’il mettrait leurs jours en danger ?

NERBOURG.

Au contraire... Et voilà le mal... il les guérit ; ou il leur fait croire qu’ils se portent bien... que diable ! ce n’est pas délicat !... il me ruine, cet homme.

DUSSEUIL.

Le fait est que s’il s’établissait ici...

NERBOURG.

Hein !... est-ce qu’il y pense ?... ce serait affreux !... un médecin qui a sa réputation et sa fortune faites... qui rend ses visites en voiture... mais qu’est-ce que cela prouve ?... tous les charlatans ont cabriolet... et puis il ne me plaît pas... il a quelque chose de faux et de mystérieux...

DUSSEUIL.

Comment ?...

NERBOURG.

Et si vous saviez quelle conduite est la sienne !...

GEORGINA.

Qu’est-ce donc ?

NERBOURG.

Depuis quelques jours qu’il est ici, ou se rappelle sa complaisance intéressée de l’année dernière... on s’adresse à lui de tous les cotés ; il donne des consultations... gratuites !... et non-seulement il ne veut rien recevoir de certaines personnes ; mais encore il leur laisse quelquefois sa bourse.

DUSSEUIL.

Il se pourrait !

NERBOURG.

Oui, monsieur... il les paye !

Air : Amis, voici la riante semaine.

Chez nos clients, nous avons tant de peine
À recueillir ce qu’on peut nous devoir ;
Notre ruine est désormais certaine
S’il faut payer encor pour en avoir.
À ce prix-là, j’en conviens sans bravade,
Il vaudrait mieux, pour moi j’en suis certain,
Prendre le métier de malade,
Que de garder celui de médecin.

DUSSEUIL.

C’est bien, cela !... c’est bien !

NERBOURG.

Aussi, je viens vous parler à vous, mon cher cousin, car vous m’aimez, vous faites bien... et Georgina aussi... parce que moi... enfin, vous pouvez m’aider à me rendre un service d’ami.

DUSSEUIL.

Lequel ?

NERBOURG.

Vous êtes lié avec monsieur Milner depuis l’an dernier... il est descendu chez vous, et vous l’avez reçu : c’est mal... mais du moins vous pouvez profiter de sa confiance pour l’engager adroitement à nous laisser tranquilles... à s’en aller... où il voudra... peu m’importe... pourvu qu’il s’en aille.

GEORGINA, à part.

Il s’adresse bien.

DUSSEUIL.

Ah ! voilà ce que vous me demandez ?...

À part.

Tant mieux ; nous allons voir.

NERBOURG.

Oui, j’ai compté sur vous ; et dès à présent, nous pourrions... Tenez, c’est lui peut-être.

GEORGINA.

Eh ! non... c’est Maçay.

 

 

Scène IV

 

DUSSEUIL, GEORGINA, NERBOURG, MAÇAY, venant de la droite et entrant par le fond

 

MAÇAY, au fond du théâtre.

Pardon, monsieur, et la compagnie.

NERBOURG.

Allons, je suis sûr qu’il vient pour consulter l’autre.

DUSSEUIL, allant à Maçay.

Approche, mon garçon, approche.

NERBOURG.

Comment se porte ta maîtresse, ma malade ?

MAÇAY, descendant.

Dame ! monsieur le docteur, elle continue à jouir d’une assez mauvaise santé.

GEORGINA.

Hier, pourtant, je suis restée longtemps avec elle ; et je l’ai trouvée beaucoup mieux... il est vrai que lorsqu’une tête a été dérangée...

MAÇAY.

Oh ! ici, ce n’est pas le cas... mademoiselle n’a rien perdu de sa raison.

NERBOURG.

Oh ! sa raison n’a pas toujours été bien solide... et dernièrement, quand tu m’as fait appeler, elle était dans un état d’exaltation...

MAÇAY.

C’est possible.

DUSSEUIL.

Et d’où cela vient-il ? Qu’est-ce qui a pu causer ce désordre ?

MAÇAY.

Je ne sais pas.

NERBOURG.

Oh ! si vous faites des questions à Maçay, le serviteur le plus discret... je n’ai rien pu apprendre, moi, médecin de sa maîtresse... et cependant il faudra bien que je sache...

MAÇAY.

Nous retournons en France, monsieur le docteur.

DUSSEUIL, à Nerbourg.

C’est-à-dire que vous ne saurez rien.

MAÇAY.

C’est possible.

GEORGINA.

Vous allez nous quitter déjà ?... mais cette maison qui plaisait tant à madame la Baronne ; j’ignore pourquoi par exemple !... un antique manoir, un nid à corbeaux !... tu l’as louée tout de suite, en arrivant, il y a trois mois.

MAÇAY.

Oui, une idée, un caprice de madame... dès que quelque chose lui plaît... mais ça ne dure pas longtemps... heureusement quand on est riche comme elle...

DUSSEUIL.

Riche !... moi qui attribuais ses chagrins...

MAÇAY.

Nous n’avons pas de chagrins.

GEORGINA.

Je crois plutôt que ce sont des haines de famille.

MAÇAY.

Nous n’avons pas de famille.

NERBOURG.

Moi, je croirais presque que des peines de cœur...

MAÇAY.

Nous n’avons pas de...

Se reprenant.

Ah ! si fait ! nous avons un cœur ; mais il est sec et froid, Dieu merci... Enfin, cet antique manoir, ce nid à corbeaux, comme le dit mademoiselle, nous allons le quitter... et comme c’est monsieur

Montrant Dusseuil.

Qui nous a fait faire le bail, il pourrait peut-être nous aider...

DUSSEUIL.

À le défaire ?... en effet, je ne dis pas non... J’en parlerai à quelqu’un.

GEORGINA.

Vous, mon père ?... et qui voulez-vous donc loger là ?

DUSSEUIL, à demi-voix.

Mais... toi, peut-être... Chut !

MAÇAY.

Seulement, s’il y avait quelque sacrifice à faire, ma maîtresse viendra ce matin voir mademoiselle Georgina... il serait inutile de lui en parler.

NERBOURG.

C’est drôle !

MAÇAY.

Ah ! monsieur le docteur, c’est toujours ainsi dans les grandes fortunes... S’il fallait s’occuper de tous ces détails... Ce n’est pas l’habitude de mademoiselle... de madame la Baronne.

DUSSEUIL.

Encore ! tu dis : mademoiselle... tu dis : madame... Voyons, une petite indiscrétion... entre nous, ta maîtresse est-elle une jeune femme ?...

NERBOURG.

Ou une vieille demoiselle ?

MAÇAY.

C’est possible.

Ils se rapprochent tous de lui.

Air : Vaudeville du Premier Prix.

DUSSEUIL.

Eh ! laisse là ton c’est possible,
Ouvre-nous donc un peu ton cœur.

GEORGINA.

Allons, ne sois pas inflexible...

NERBOURG.

Fidèle et discret serviteur.

MAÇAY.

Pour mériter, en conscience,
Vos éloges... je n’ai, ma foi,
Qu’un moyen.

DUSSEUIL et NERBOURG.

Lequel ?

MAÇAY.

C’est, je pense,
De garder mes secrets pour moi.

Il fait un mouvement pour sortir et s’arrête.

Ah ! j’oubliais... j’avais encore autre chose à vous demander... un petit service... je ne connais que vous dans ce pays, et comme j’ai là une lettre de change à négocier...

DUSSEUIL, prenant la lettre de change et l’examinant.

Combien ? deux mille francs... toujours en ton nom.

MAÇAY.

Oui, à mon nom... et j’avais pensé que par vous, ou par monsieur le docteur...

NERBOURG.

Moi ! non, parbleu... il y a impossibilité morale.

Dusseuil rend le papier à Maçay.

 

 

Scène V

 

DUSSEUIL, GEORGINA, NERBOURG, MAÇAY, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD, à la cantonade.

Merci, mes amis, merci.

NERBOURG, à Maçay, bas.

Tenez, adressez-vous à monsieur... il fera votre affaire.

MAÇAY.

Bah ! vraiment ?

ÉDOUARD, à Dusseuil.

Pardon, mon cher hôte ; vous êtes en famille... je vous dérange.

DUSSEUIL, avec empressement.

Eh ! non, venez donc, mon cher Millier... est-ce que vous nous dérangez jamais ?

MAÇAY, à Édouard.

Monsieur est banquier ?

ÉDOUARD.

Plaît-il ?

DUSSEUIL.

Comment, banquier ?

MAÇAY.

Permettez... c’est que monsieur le docteur m’a dit que vous prendriez ma lettre de change... et comme un service pareil...

Nerbourg se détourne pour rire.

DUSSEUIL.

Ne faites pas attention.

ÉDOUARD, prenant la lettre de change.

Pourquoi donc ?... j’en remercie mon jeune confrère... un service à rendre... c’en est un de plus que je lui dois...

À Dusseuil.

Vous connaissez monsieur ?

DUSSEUIL.

Oui, c’est un honnête homme ; mais...

ÉDOUARD.

Cela-vaut dix signatures.

À Maçay.

Vous avez besoin de cet argent avant peu ?

MAÇAY.

Oh ! je ne suis pas pressé... le plus tôt possible... aujourd’hui.

ÉDOUARD.

C’est bien... dans deux heures vous l’aurez.

NERBOURG.

Hem !

DUSSEUIL, bas à Georgina.

Tu vois... tout de suite... L’argent ne lui coûte rien.

ÉDOUARD.

Je remettrai cela à mon ami, monsieur Dusseuil... venez le trouver.

MAÇAY.

Je n’y manquerai pas... Vous pouvez retenir l’escompte, les intérêts, le...

ÉDOUARD, souriant.

Rien du tout.

MAÇAY, étonné.

Ah !...

À part.

Au fait, j’aime mieux ça... c’est plus commode,

À Édouard.

En vous remerciant, monsieur...

À part.

je ne sais pas qui... On ne peut pas être plus désintéressé...

Bas à Nerbourg.

Ce n’est pas un banquier ?

NERBOURG.

Un original.

MAÇAY.

C’est donc ça.

Il fait quelques pas pour sortir.

DUSSEUIL.

Adieu, Maçay, adieu... mille compliments à ta maîtresse... Apporte-moi ton bail, en revenant.

MAÇAY, revenant entre Dusseuil et Édouard.

Certainement...

À Édouard.

Dans une heure, n’est-ce pas ?

ÉDOUARD.

Quand vous voudrez.

MAÇAY.

Dans une demi-heure...

Bas à Dusseuil.

Ah ! surtout, pas un mot de tous ces détails à madame.

DUSSEUIL.

Ou à mademoiselle ?

MAÇAY.

C’est possible.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

NERBOURG, ÉDOUARD, DUSSEUIL, GEORGINA

 

GEORGINA, à Édouard.

Si vous obligez ainsi tous ceux qui viennent à vous, monsieur Édouard...

NERBOURG.

Oh ! monsieur est si généreux !

ÉDOUARD.

Généreux !

Air d’Aristippe.

Qu’ai-je donc fait qui puisse vous surprendre ?
Sur mon chemin je fais quelques heureux ;
Mais de cet or que l’on me voit répandre,
Pour mes plaisirs que ferais-je de mieux ?
Trahi jadis aux lieux qui m’ont vu naître,
À mes chagrins j’ai su me résigner...
Le seul bonheur, pour moi, n’est plus peut-être
Que celui que je peux donner.

Pendant ce couplet, Georgina est allée au chevalet. et s’occupe à peindre.

DUSSEUIL.

Vous êtes le meilleur des hommes... c’est ce que nous disions encore ce matin, ma fille et moi... Nous avons toujours grand plaisir à causer de vous... moi et ma fille.

NERBOURG, à part.

Flatteur d’avocat !

ÉDOUARD.

Comment ? mademoiselle Georgina ?...

DUSSEUIL.

Oh ! ici, tout le monde vous aime... et tenez, tout à l’heure, ce garçon qui vient de sortir, me faisait venir une idée... C’est le domestique, l’intendant... que sais-je ?... de cette tour que l’on voit de vos croisées, et dont le jardin touche au mien... Cette habitation pittoresque que vous remarquiez encore hier... Vous me disiez : « Si je m’établissais dans votre pays, c’est là que je voudrais demeurer. »

Appuyant.

Si je m’établissais...

ÉDOUARD.

Ah ! oui... je me rappelle... cette tour isolée... loin de la ville... près de vous.

DUSSEUIL.

Eh bien !... on vient de me la proposer.

ÉDOUARD.

Ah !...

DUSSEUIL, mystérieusement.

On veut céder le bail.

NERBOURG, vivement.

Qu’est-ce que cela fait à monsieur ?

DUSSEUIL.

Plaît-il ?... Ah ! c’est que je pensais que si monsieur Édouard cherchait à s’établir dans ce pays...

NERBOURG.

Mais non...

DUSSEUIL.

À s’y marier...

À Édouard

Car enfin, vous êtes à marier...

Mouvement d’Édouard.

GEORGINA, qui s’est rapprochée, bas à son père.

Mon père !

DUSSEUIL.

Laisse donc... ça fait bien... et ça n’a pas l’air...

Haut à Édouard.

Garçon, ou veuf ?

Georgina se remet à peindre.

ÉDOUARD.

C’est possible.

Nerbourg remonte le théâtre, et passe du côté du portrait.

DUSSEUIL.

C’est possible...

À part.

Le style de l’autre...

À Georgina.

Prends garde, mon enfant, tu vas gâter cet œil-là !

GEORGINA.

Je n’y touche pas.

DUSSEUIL, regardant le portrait.

Si fait, si fait... Il n’y a rien à ajouter... c’est très bien... Je t’en rapporte à monsieur Milner.

ÉDOUARD.

Quoi donc ?

NERBOURG, examinant le portrait.

Eh ! mais... je ne me trompe pas... c’est son portrait.

ÉDOUARD.

Le mien ?... oui... je l’ai déjà vu hier, en l’absence de mademoiselle... et je trouve qu’il a fallu beaucoup de travail et de talent pour tirer de cette faible miniature un pareil ouvrage.

NERBOURG, à part.

Hein ! est-ce qu’ils auraient des idées ?... Il ne manquerait plus que cela.

DUSSEUIL.

N’est-ce pas que c’est plus ressemblant ?

GEORGINA, à son père.

Ah ! de grâce...

DUSSEUIL, à Édouard.

Non, c’est mieux beaucoup mieux c’est plus vous... Pour cela, il a fallu étudier votre physionomie se, pénétrer de votre caractère, de vos qualités pour donner à ce portrait tant d’âme, tant d’expression !...

GEORGINA.

Mon papa !

ÉDOUARD.

Mon Dieu ! quelle chaleur !... on dirait que vous êtes artiste.

DUSSEUIL.

Monsieur, je suis père ; et il m’est permis d’être fier...

NERBOURG, reprenant sa place à droite, à part.

Ah ! çà, mais c’est un intrigant, que mon cousin l’avocat.

DUSSEUIL.

Mais laissons cela... Cette chère enfant... je la fais rougir !... Du talent et de la modestie !... Je pensais donc que cette demeure pouvait vous convenir, dans le cas où, comme vous le disiez, vous vous établiriez dans ce pays.

NERBOURG.

Mais puisque monsieur n’y pense pas... que diable !... Il ne faut pas donner à monsieur Milner de ces idées-là...

À Édouard.

Avec votre fortune, vous ne feriez ici que des ingrats.

ÉDOUARD.

Quelques-uns de plus... j’y suis habitué.

NERBOURG.

Vous ensevelir parmi nous... avec votre réputation !

ÉDOUARD.

Oh ! les réputations... je sais ce qu’elles valent.

NERBOURG.

Ah ! vous avez bien raison... surtout dans notre état !... Affaire de coterie... et parce qu’on est riche... je ne. dis pas cela pour vous, au moins... Mais tenez, ce matin encore, dans la Gazette de Santé, que je reçois de Paris, je voyais appeler célèbre, un médecin plus inconnu que moi... beaucoup plus !... le célèbre docteur Chaverny.

ÉDOUARD, vivement.

Chaverny !...

Se contraignant.

Ah ! il est question ?...

NERBOURG.

Je vous demande un peu, qui est-ce qui connaît cet homme-là ?... Ça fait pitié !... un homme célèbre !

DUSSEUIL.

C’est peut-être le rédacteur du journal ?

NERBOURG.

Du tout, du tout... je me suis rappelé alors qu’en arrivant à Paris pour suivre mes cours, j’entendis parler d’un docteur Chaverny, qui venait de se déshonorer.

ÉDOUARD, se contraignant.

Se déshonorer !

NERBOURG.

C’était le bruit public... un homme condamné à la prison, sur la plainte d’une grande famille, pour un abus de confiance, un rapt... un mariage criminel... des choses affreuses !

ÉDOUARD.

Monsieur, ces bruits-là sont souvent comme les réputations... ils ne prouvent rien... et traiter avec tant de légèreté un confrère malheureux...

NERBOURG.

Condamné à la prison !... Je le renie.

ÉDOUARD.

Eh ! monsieur...

Se reprenant.

Mais que dit-elle donc du docteur Chaverny, votre Gazette de Santé ?

NERBOURG.

Oh ! peu de chose... que, grâce à de nombreuses démarches, il vient d’être rappelé en France.

ÉDOUARD.

En France ! il n’y rentrera pas.

DUSSEUIL.

Vous le connaissez ?

ÉDOUARD.

Chaverny !... oui, je l’ai vu... à Vienne.

Air de Renaud de Montauban.

Je le connais... loin de ses ennemis,
Il a du sort désarmé la constance ;
Au fond du cœur adorant son pays,
Mais d’y rentrer il n’a pas l’espérance.
Comme un coupable il a fui la prison,
On le rappelle en vain... loin qu’il fléchisse,
Il ne put obtenir justice,
Il ne voudra pas de pardon.

Son seul désir est de s’établir enfin... mais loin de sa patrie... ici, peut-être... comme moi.

NERBOURG.

Plaît-il ?... Encore un !

DUSSEUIL.

Comme vous ! à la bonne heure.

ÉDOUARD, regardant Georgina.

Cela dépend de certaines circonstances...

À Dusseuil.

Monsieur Dusseuil...

DUSSEUIL.

Monsieur Millier... monsieur Édouard Mimer ?

ÉDOUARD.

Voulez-vous m’accompagner ce matin jusqu’à la porte de Genève ?... je vous remettrai l’argent de cet homme ; et puis, nous causerons.

DUSSEUIL.

Avec plaisir...

À part.

De quoi donc ?

GEORGINA, à part.

Il m’a regardée !

NERBOURG, à part.

Les voilà tous d’accord... Comptez donc sur votre famille.

ÉDOUARD.

En attendant, ayez la bonté de veiller au départ de Franck... je ne veux pas le revoir.

GEORGINA, passant entre son père et Édouard.

Ah ! permettez...

À Édouard.

Franck, ce jeune domestique... cela me rappelle que j’ai une grâce à vous demander.

ÉDOUARD.

À moi ? la sienne, peut-être ?

GEORGINA.

Vous le chassez... j’en ignore la cause... mais ce matin il m’a priée, en pleurant, d’intercéder pour lui... et je lui ai fait une promesse.

ÉDOUARD.

Oh ! ne la tenez pas... il m’en coûterait de vous refuser ; et cependant je serais inexorable.

GEORGINA.

Mais, monsieur...

ÉDOUARD.

Quand j’ai pris un parti que je crois juste, je ne reviens jamais.

NERBOURG, à part.

Hem ! comme c’est gentil !

DUSSEUIL, revenant auprès d’Édouard.

C’est bien... Oh ! les gens qui ont du caractère, nous les aimons beaucoup, ma fille et moi.

À Georgina.

N’est-ce pas ?

À Édouard.

Restez, restez, je suis à vous...

Bas à Georgina.

Il veut te parler...

À Nerbourg.

Venez-vous, cousin ?

NERBOURG, allant à Dusseuil.

Certainement... car j’ai aussi à vous parler... C’est indigne !

ÉDOUARD, à Nerbourg.

Air : Venez, mon père, ah ! vous serez ravi.

Et vous, mon cher, me pardonnerez-vous

D’avoir aidé de mon art, de ma bourse,
Quelques pauvres gens sans ressource ?
Et désormais partageons entre nous :
Le riche à vous... le pauvre à moi ; voilà
Quel est mon client.

NERBOURG.

Il me semble
Que nous n’aurons pour celui-là
Point de difficultés ensemble.

Ensemble.

ÉDOUARD.

Ici, je reste un instant... hâtons-nous
Puisqu’à la ville il faut nous rendre,
Allez, mon cher, quand je pourrai vous prendre,
Qu’on me prévienne, et je pars avec vous.

DUSSEUIL.

Il veut, dit-il, me parler... entre nous,
Je crois que j’ai su le comprendre ;
Puisqu’à la ville ensemble il faut nous rendre,
Hâtez-vous donc, et je pars avec vous.

GEORGINA.

Il me regarde et je vois, entre nous,
Que vous avez su le comprendre ;
Mais en ces lieux je ne veux pas l’entendre
Si vous sortez... moi, je sors avec vous.

NERBOURG.

On le caresse, on le flatte !... entre nous,
Je crois que j’ai su le comprendre ;
Venez, cousin, commencez par m’entendre.
Je suis pressé de causer avec vous.

Dusseuil et Nerbourg sortent par la porte latérale, à gauche.

 

 

Scène VII

 

ÉDOUARD, GEORGINA

 

ÉDOUARD, retenant Georgina qui veut sortir.

Ah ! de grâce, mademoiselle, restez.

GEORGINA.

Monsieur...

ÉDOUARD.

Voilà un entretien que je désirais depuis longtemps... et le refus que je viens de vous faire n’est pas de nature à me le rendre favorable... d’autant mieux que vous n’avez peut-être pas le faible de ce bon monsieur Dusseuil, pour les personnes à caractère, qui ne sont que des entêtés.

GEORGINA.

Mais, quelquefois.

ÉDOUARD.

C’est vrai ; mais ne me jugez pas trop vite, moi, que tant de chagrins ont aigri... et qui, fuyant le monde, ai perdu un peu de ce vernis qu’il nous donne. Aussi, vous me voyez assez embarrassé pour vous dire ce qui me retient en ce moment près de vous.

GEORGINA.

Je ne vous comprends pas.

ÉDOUARD.

C’est tout simple... vous ne pouvez comprendre que moi, toujours triste et maussade, j’aie la folie de vous demander votre main.

GEORGINA, comme effrayée.

Ah !

ÉDOUARD.

Pardon ! voilà que je l’ai dit... un peu trop vite peut-être... mais n’importe, cela vaut mieux... Monsieur Dusseuil ne se trompe pas... je voudrais m’établir à Genève... près de la France... m’y donner une famille... une patrie. Oh ! si je m’adressais à votre père... sans trop me flatter, je crois qu’il ne me serait pas contraire... non que j’aie obtenu son aveu... mais il m’a semblé à quelques traits qu’il m’a décochés adroitement... sur ce chapitre-là, il n’est pas très fort.

GEORGINA.

Il ne l’est pas du tout.

ÉDOUARD.

Reste donc à savoir si vous seriez de son avis... mais cela sans complaisance pour lui... Oh ! je sais que ce n’est pas un époux bien séduisant qu’un homme qui se pique d’être inexorable, de ne céder jamais... ah ! c’est que, voyez-vous, j’ai été si souvent trompé !... ce cœur, que je vous offre, saigne encore d’une blessure que le temps ne saurait fermer.

Air de Téniers.

Lassé d’une importune vie,
Ne trouvant partout qu’ennemis,
J’ai quitté ma belle patrie,
Je hais le monde et je le fuis.
Mais vos vertus, sans qu’il m’en coûte,
M’y retiendront ; car aujourd’hui,
Je crois qu’il vous met sur ma route,
Pour faire ma paix avec lui.

Oh ! ne craignez rien de ces peines que vous guérirez sans doute... je vous cacherai mes chagrins... ce sont là mes secrets, les seuls que je ne veuille pas partager avec vous... avec Émile.

GEORGINA.

Émile !... cet enfant qui vous accompagne... que vous aimez tant ?

ÉDOUARD.

Oui, Émile... c’est pour lui que j’ai vécu... c’est par lui que j’existe... Si je renvoie Franck, ce domestique dont je vous refuse la grâce, c’est que son étourderie et sa négligence me font, cent fois par jour, trembler pour cet enfant qui, jusqu’ici, a été mon seul bien, ma vie tout entière.

GEORGINA.

Mais son nom, sa naissance ?

ÉDOUARD.

Un enfant que j’ai adopté, que j’ai juré de rendre heureux... et si j’ose vous le dire, Georgina, c’est pour lui que je veux vous aimer... c’est pour lui donner un guide, une amie... c’est pour vous le confier... voulez-vous lui servir de mère ?... mais surtout jamais de questions sur lui... sur des chagrins que vous devez ignorer.

GEORGINA.

Monsieur, si je voulais les connaître, ce serait pour les adoucir... pour pleurer avec vous.

ÉDOUARD.

Vous, Georgina, vous condamner à des larmes ! non, non, ne le croyez pas... à moi seul la douleur qui me serre le cœur... parlez, dites un mot, je m’établis à Genève... riche d’une fortune qui est mon ouvrage... pour prix de vos soins, de votre amour... j’entourerai votre jeunesse de plaisirs... que sais-je ?... je renaîtrai à l’espérance, au bonheur !... le bonheur !... ce n’est qu’un mot peut-être ; mais il me semble qu’entre Émile et vous j’y pourrai croire encore... dites, le voulez-vous ?

GEORGINA.

Monsieur Édouard...

Se retenant.

Parlez à mon père.

ÉDOUARD.

Mais vous ?...

GEORGINA.

Oh ! moi... après... après mon père.

 

 

Scène VIII

 

ÉDOUARD, ÉMILE, GEORGINA

 

ÉMILE, venant par le fond, tristement, à Édouard.

Bon ami, monsieur Dusseuil est prêt, si tu veux partir ?

ÉDOUARD.

Monsieur Dusseuil

À Georgina.

J’y vais, je lui parlerai...

À Émile.

Eh ! mais, qu’as-tu donc ?... comme te voilà triste !

ÉMILE, pleurant presque.

Tu renvoies Franck !

ÉDOUARD.

N’est-ce que cela ?

ÉMILE.

Mon ami Franck qui fait tout ce que je veux.

ÉDOUARD.

Tiens, voici mademoiselle Georgina qui t’aime bien aussi... qui te gardera, je l’espère... et pour commencer, tu vas rester ici près d’elle... veux-tu ?

Émile va à Georgina et lui prend la main.

Vous le voyez, le cœur est bon... vous m’aiderez à le former...

À Émile.

Adieu, Émile... tu ne m’aimes plus ?

ÉMILE, se jetant dans ses bras.

Oh ! si fait... mais c’est égal, bon ami, tu es méchant.

ÉDOUARD, l’embrassant.

Adieu...

Il sort par la porte à gauche, et avant de partir il fait de la main un signe d’adieu à Émile.

 

 

Scène IX

 

GEORGINA, ÉMILE, ensuite LA BARONNE

 

GEORGINA.

Je ne sais... ce qu’il m’a dit là m’a tout émue.

ÉMILE.

Mon pauvre Franck !

GEORGINA.

Ah ! écoute, mon ami... ton pauvre Franck, je veux faire quelque chose pour lui.

ÉMILE.

Tu es gentille... tu le feras rester.

GEORGINA.

Non ; mais lorsqu’il sera prêt à partir, tu me préviendras... je n’ai pu avoir sa grâce, je veux du moins lui donner...

ÉMILE.

De l’argent... ah ! tant mieux... Il aime beaucoup l’argent, mon ami Franck.

GEORGINA, apercevant la Baronne qui paraît dans le jardin et allant au-devant d’elle.

Madame la Baronne !

LA BARONNE, entrant.

C’est moi... j’ai échappé à mon vieux et fidèle Maçay ; et, sortant par la petite porte de mon jardin, je suis entrée dans celui du docteur pour venir vous rendre votre visite d’hier.

Georgina lui offre un fauteuil, la Baronne s’assied.

ÉMILE, s’approchant de Georgina.

Adieu, Georgina.

LA BARONNE, regardant Émile attentivement.

Ah ! le joli enfant !. approchez, mon ami... n’ayez pas peur... ne craignez rien...

Émile s’approche ; elle le prend dans ses bras.

Oh ! laissez-moi...

Elle l’embrasse. À Georgina.

Un parent ?

GEORGINA.

Non.

LA BARONNE, le regardant avec émotion.

Cette taille... ce regard... regardez-moi donc... ah ! qu’il est bien !...

À Émile.

Vous vous nommez, mon ami ?

ÉMILE.

Émile.

LA BARONNE.

Émile...

Se contraignant, à Georgina.

Ah ! Émile...

À Émile.

Et votre âge ?

ÉMILE.

J’ai six ans.

LA BARONNE, l’entourant de ses bras.

Six ans...

Regardant Georgina.

Et sa mère ?

ÉMILE.

Maman !... elle est morte.

LA BARONNE, le regardant avec surprise.

Morte !... son père ?...

GEORGINA.

Son père...

ÉMILE.

Je ne connais que bon ami.

GEORGINA.

Oui, monsieur Milner... un étranger... un ami de mon père qui se charge de l’élever.

LA BARONNE.

Et son pays ?

GEORGINA.

Stockholm.

LA BARONNE, se détachant d’Émile, et l’éloignant tristement de la main.

Ah ! c’est bien... allez... c’est bien.

GEORGINA, à Émile.

Tu me préviendras quand Franck partira.

ÉMILE.

Oui, je te le promets.

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

LA BARONNE, GEORGINA

 

LA BARONNE, à part.

Stockholm !... six ans... morte !

GEORGINA.

Qu’avez-vous ? on dirait que la présence de cet entant vous émue.

LA BARONNE.

Moi !... non... si fait... Ah !... si elle vivait encore !...

GEORGINA.

Qui donc ?

LA BARONNE.

Oui, elle, sa mère !... Si on lui avait enlevé son enfant... et près l’avoir redemandé de village en village... si elle l’attendait ?... Émile... il s’appelle Émile...

Revenant à elle.

Ah ! je suis bien folle, n’est-ce pas ?

Elle se lève.

Ma pauvre tête !... et pourtant je me sens mieux près de vous... aussi, quand j’ai su que vous étiez ici... c’est Maçay qui me l’a dit... Vous l’avez vu, mon pauvre Maçay ?

GEORGINA.

Il est venu parler à mon père.

LA BARONNE.

De moi, peut-être ? de ma fortune !... Il vous a dit que j’étais riche... il le dit à tout le monde... il me ledit à moi-même... je suis sûre qu’il le croit ; et cependant je viens vous demander un service... vous ne me refuserez pas ?

GEORGINA.

Qu’est-ce donc ?... parlez, que puis-je pour vous, pour lui ?

LA BARONNE.

Vous êtes si bonne... Voici ce que c’est : Maçay ne peut plus rester près de moi, c’est impossible... je vais voyager, revoir l’Italie, l’Allemagne... que sais-je ? la France... et je ne puis, à son âge, l’enchaîner à mes pas. Je me séparerai de lui... mon vieil ami, le seul qui me soit resté... Mais je voudrais trouver une place où il fût heureux ; où l’on eût pour lui des soins, des égards... j’ai compté sur vous.

GEORGINA.

Eh ! mais, j’y pense... monsieur Milner, l’ami de cet enfant...

LA BARONNE.

Un étranger, un voyageur ?

GEORGINA.

Oh ! non... mon père le connaît beaucoup... il est bon, généreux... et puis, il reste ici... il ne voyage plus, je l’espère.

LA BARONNE, la regardant.

Ah ! vous l’espérez... et vous rougissez en disant cela... Il reste ici... près de vous... vous êtes si jeune, si jolie ! et peut-être y a-t-il quelque projet... Allons, allons, pourquoi baisser les yeux ?

GEORGINA.

Mais non, je vous assure.

LA BARONNE.

Il vous aime.

GEORGINA.

Dame ! il me le dit.

LA BARONNE.

Et vous l’aimez... hein ?

GEORGINA.

Je crois que je commence.

LA BARONNE.

Vous l’aimez ! il sera votre époux... oui, je comprends vous serez unie à celui que vous aimez... Une volonté tyrannique, arbitraire ne viendra pas rompre des nœuds sacrés... vous n’irez pas vous briser contre la fureur d’un père et le despotisme des lois.

Étouffant.

Ah ! les hommes... si vous saviez comme ils sont cruels, implacables !

GEORGINA.

Madame !

LA BARONNE, revenant à elle.

Oh ! non, pas tous... non... il vous aimera... vous serez heureuse.

Gaiement.

La jeunesse, l’amour, la confiance, tout cela est si doux...

Riant.

À quand le mariage ?... Une noce... oh ! je veux en être je retarderai mon départ j’en serai... ma gaieté renaîtra à l’aspect de tant de bonheur et d’espérances... Que vous serez belle ! et lui, il est bien, n’est-ce pas ?

GEORGINA.

Qui ? monsieur Édouard ?

LA BARONNE.

Édouard !

GEORGINA.

Eh bien ! oui, monsieur Édouard Milner.

LA BARONNE, à part.

Milner.

GEORGINA.

Mais de ce côté-là, il n’y aurait pas d’obstacle... car, entre nous, il me semble qu’il n’est pas mal... Je suis en train de copier son portrait.

Elle va chercher la miniature qui est sur le chevalet et la lui donne.

Voyez.

LA BARONNE, la prenant.

Son portrait !

Poussant un cri étouffé.

Ah !

GEORGINA.

Quoi donc ?

LA BARONNE, avec beaucoup de calme.

Oui, il est bien... Édouard... Émile... oh !... très bien... et un air de bonté... Sans doute il est libre... Oui, vous serez bien heureuse.

En parlant, elle serre convulsivement la miniature qui lui échappe, elle se laisse tomber dans un fauteuil.

GEORGINA, ramassant la miniature.

Ah ! ce médaillon, il est brisé !

 

 

Scène XI

 

LA BARONNE, GEORGINA, ÉMILE

 

ÉMILE, accourant.

Georgina, Georgina !

LA BARONNE, étouffant un cri.

Lui !...

Elle reste haletante, dévorant Émile des yeux, et n’osant aller à lui.

GEORGINA, à Émile.

Eh bien ! que me veux-tu ?

ÉMILE.

Je viens te dire que Franck va partir... et tu sais ce que tu as promis.

GEORGINA.

Oui, cette bourse... tu la lui remettras... ou plutôt, tu lui diras de venir me trouver ici... Je vais la chercher...

À la Baronne.

Ah ! pardon, madame la Baronne.

LA BARONNE, avec beaucoup d’empressement.

Ah ! de grâce, allez... que je ne vous retienne pas... moi-même, je me retire... Maçay doit être inquiet... je m’en vais... adieu.

GEORGINA.

À bientôt, n’est-ce pas ?

ÉMILE.

Alors, je vais ramener... dépêche-toi.

Georgina son par la porte à gauche. La Baronne se retourne précipitamment.

 

 

Scène XII

 

LA BARONNE, ÉMILE, puis MAÇAY

 

Émile va pour sortir, la Baronne se jette sur lui.

LA BARONNE.

Oh ! mon enfant !

Elle le presse dans ses bras.

Ah ! je le retrouve enfin, mon fils ! il ne me quittera plus... À moi, à moi seule... ils ne sauront jamais... Viens, viens...

À Maçay qui entre.

Maçay, tais-toi... c’est lui.

Elle entraine Émile.

ÉMILE.

Mais je ne veux pas... Bon ami...

LA BARONNE, l’entraînant tout à fait.

Il est là... il nous attend... viens, viens.

Elle son par le fond, emmenant Émile qui se débat.

MAÇAY, immobile.

Cet enfant ?... Qui donc ?

 

 

Scène XIII

 

MAÇAY, GEORGINA, NERBOURG

 

GEORGINA, entrant avec Nerbourg par la porte à gauche.

Non, mon cousin, non, je n’ai pas le temps de vous entendre... Eh bien ! où est-il ?

NERBOURG.

Si fait, Georgina, il le faut...

À Maçay.

Qu’est-ce que tu fais ici, toi ?

GEORGINA.

Ah ! Maçay, ta maîtresse sort d’ici.

MAÇAY, balbutiant.

En effet... j’ai vu... c’est-à-dire, j’ai cru voir... par le jardin...

NERBOURG.

Tiens ! qu’est-ce qu’il a donc à trembler comme ça ?... Il a la figure toute renversée.

MAÇAY.

Moi !... vous trouvez ?... je ne crois pas... je venais pour cette lettre de change.

GEORGINA.

Mon père n’est pas rentré... Attends un instant... Assieds-toi.

MAÇAY.

Je ne demande pas mieux...

À part.

Je n’ai plus de jambes.

Il s’assied.

GEORGINA, regardant de tous côtés.

Où donc est Émile ?

MAÇAY, montrant le côté opposé à celui de la sortie d’Émile.

Un enfant... celui que j’ai vu ce matin ?... Il est sorti par là.

NERBOURG, à Georgina, qui fait un mouvement pour sortir.

Oh ! ma cousine, vous ne me quitterez pas ainsi... il faut absolument que je vous parle... Monsieur Milner, dont tout le monde raffole ici, excepté moi, a des idées, des espérances.

GEORGINA.

Vous croyez ?

NERBOURG.

J’en suis sûr... aussi, je ne compte plus sur monsieur Dusseuil, mais sur vous seule... Liguons-nous contre monsieur Édouard.

 

 

Scène XIV

 

MAÇAY, GEORGINA, NERBOURG, DUSSEUIL

 

DUSSEUIL, à un domestique qui le suit.

Eh ! non, il n’est pas ici.

GEORGINA.

Qu’est-ce ?

DUSSEUIL.

Le petit Émile... On l’a entendu crier... on le cherche, on l’appelle... et Milner tout hors de lui...

GEORGINA.

Il est sorti ; je l’attendais.

DUSSEUIL, au domestique.

Vous voyez bien.

Le domestique sort.

MAÇAY, à Dusseuil.

Cet enfant... qui est-il ?... son père ?

DUSSEUIL.

Qu’est-ce que cela te fait ? Tiens, mon garçon, voilà ton affaire, tes deux mille francs...

Il les lui donne en rouleaux.

Quant à ton bail, à ta maison, nous ferons affaire ensemble, c’est probable... et j’espère bien donner à la vieille tour une châtelaine... Eh ! eh !

NERBOURG.

Plaît-il ?

DUSSEUIL, à Nerbourg.

Ah ! c’est vous, mon cher.

Bas à Georgina.

Qu’en dis-tu ? il m’a parlé... il m’a parlé... Ça marche, ça marche.

NERBOURG.

Une châtelaine... c’est ma cousine que vous y logerez !

DUSSEUIL.

Certainement... avec mon gendre.

NERBOURG.

Votre gendre ?

GEORGINA.

Mon père...

DUSSEUIL.

Oh ! j’ai dit : mon gendre... ma foi, tant pis... je suis si content... D’ailleurs, bientôt ce ne sera plus un secret pour personne... Hein ? mes châteaux en Espagne ?... en voilà un qui est solide.

NERBOURG.

Je le renverserai.

DUSSEUIL.

Vous dites ?

NERBOURG.

Je dis que je le renverserai, votre château... parce que je suis de la famille aussi... et je ne souffrirai pas tranquillement qu’on y jette un inconnu, un intrigant, un homme qui m’est suspect, à moi.

DUSSEUIL.

Laissez donc.

Maçay, qui est à compter son or, quitte la table et se rapproche.

NERBOURG.

Oui, suspect... pour sa moralité... Cet enfant, qui l’appelle son bon ami, d’où vient-il ?

DUSSEUIL.

Ça ne vous regarde pas, ni nous non plus... il l’élève par pitié, par bonté d’âme... Il est si bon, si généreux !

NERBOURG.

Généreux !... quand on est riche !... oh ! le difficile, c’est de l’être quand on n’a pas plus de fortune que moi.

DUSSEUIL.

Aussi vous ne l’êtes pas.

Ici commence la musique du finale.

GEORGINA.

Qu’est-ce que j’entends... des cris !

DUSSEUIL, remontant, et regardant par le jardin, à gauche.

Eh ! mais, c’est lui... c’est monsieur Édouard.

MAÇAY, à Nerbourg.

Permettez... monsieur Édouard, ce n’est pas un médecin ?

NERBOURG.

Eh ! si fait... un médecin... un confrère... que le diable remporte !

MAÇAY, à part, rejetant l’argent sur la table.

Qu’il garde son argent !

DUSSEUIL.

Comment ! qu’est-ce que cela veut dire ? ost-ce qu’Émile ?...

GEORGINA.

Grand Dieu !

 

 

Scène XV

 

MAÇAY, GEORGINA, NERBOURG, DUSSEUIL, ÉDOUARD, PLUSIEURS DOMESTIQUES, VILLAGEOIS et VILLAGEOISES

 

ÉDOUARD, accourant.

Où donc est-il, où donc est-il ?

GEORGINA et DUSSEUIL.

Oui donc ?

Finale.

Air.

ÉDOUARD.

Émile !... où le trouver ?... on le cherche... on l’appelle !...

GEORGINA.

Ici, je l’attendais avec Franck.

ÉDOUARD.

Que dit-elle ?
Franck !... mais il est parti !... Je vois tout, maintenant !
On l’a séduit, gagné... Mon faux nom, mon absence,
Rien n’a pu me sauver de leur persévérance !
Ils m’ont enlevé mon enfant.

Mon fils !

TOUS.

Son fils !

Ensemble.

Finale du premier acte de Léocadie.

ÉDOUARD.

Oui, c’est mon fils ! Plus d’espérance !
Les cruels ont brisé mon cœur ;
Le sort épuise ma constance,
Et je mourrai de ma douleur.

DUSSEUIL et GEORGINA.

Ah ! quel secret ! plus d’espérance !
Adieu { mes  } projets de bonheur !
            { nos   }
Mais j’ai pitié de sa souffrance ;
Et je dois calmer sa douleur.

NERBOURG.

Pour lui plus d’hymen, d’espérance,
C’était son fils ! Hein ! quelle horreur !
Vous me croirez donc !... et je pense
Qu’enfin vous ferez mon bonheur.

MAÇAY.

Il se pourrait !... quelle imprudence !
Je me sens trembler de frayeur !...
Après uni le maux, de souffrance,
Quel nouveau sujet de douleur !

CHŒUR.

Pour vous n’est-il plus d’espérance ?
Nous poursuivrons le ravisseur,
En nous tous ayez confiance,
Calmez, calmez votre douleur !

La musique continue.

ÉDOUARD.

Et Franck... poursuivez-le... il faut l’arrêter... le ramener ici... Ma fortune, mon sang... à qui me rendra mon fils...

À un domestique qui entre.

Eh bien ! qu’as-tu appris ?

Voyant une toque que le domestique tient à la main.

Cette toque... c’est la sienne !

LE DOMESTIQUE.

Je l’ai trouvée là... dans le jardin... près de l’étang.

ÉDOUARD.

Près de l’étang... ah !

Il tombe sur un fauteuil ; Dusseuil, Georgina et les domestiques s’empressent de le secourir.

Reprise de l’ensemble.

DUSSEUIL et GEORGINA.

Ah ! quel secret ! plus d’espérance ! etc.

NERBOURG.

Pour lut plus d’hymen, d’espérance, etc.

MAÇAY.

Il se pourrait ! quelle imprudence ! etc.

CHŒUR.

Pour vous n’est-il plus d’espérance ? etc.

À la fin de l’ensemble, Édouard revenant à lui se lève, tout le monde fait un mouvement vers le jardin.

 

 

ACTE II

 

Une salle mesquinement meublée, dans la vieille maison qu’habite la Baronne ; le fond est fermé par une large croisée. Deux portes latérales ; la porte à droite est la porte d’entrée ; l’autre, celle de l’appartement de la Baronne. Deux fauteuils, l’un près de la porte d’entrée, à droite, l’autre à gauche, un peu vers le milieu du théâtre.

 

 

Scène première

 

LA BARONNE, ÉMILE

 

Au lever du rideau, Émile, couché dans le fauteuil à gauche, est endormi ; la Baronne le regarde avec extase, tenant un grand châle suspendu comme pour lâcher l’enfant.

LA BARONNE.

Il dort !... que ce sommeil est pur !... qu’il est paisible !

Écoutant.

Ah ! j’entends quelqu’un...

Se rassurant.

Non, personne...

Revenant à Émile et jetant le châle sur le dos du fauteuil.

Il ne s’éveille pas... tant mieux... puisqu’il ne me connaît pas... puisqu’il me repousse... et pourtant, je voudrais qu’il ouvrît ses beaux yeux... je voudrais entendre sa voix !...

Lui enlevant le collier de cheveux qu’il a au cou.

Ah ! cette chaîne... ce collier... ce sont des cheveux... oui, je me rappelle... les miens... Comment ! Édouard les a conservés ! lui !...

 

 

Scène II

 

MAÇAY, LA BARONNE, ÉMILE, endormi

 

MAÇAY.

Madame la Baronne...

LA BARONNE, jetant le collier sur le fauteuil.

Ah ! Maçay, plus doucement... il dort.

MAÇAY.

Ah ! madame, qu’avez-vous fait ?... Je viens de chez monsieur Dusseuil où tout est dans un désordre affreux... on cherche cet enfant... ou le croit tombé dans l’étang.

LA BARONNE.

Noyé !... oui, ils ont raison... Noyé ! perdu !... à quoi bon le chercher encore ?... ils l’oublieront.

MAÇAY.

Ne le croyez pas... on portera plainte... et son père.

LA BARONNE.

Mais moi, Maçay, je suis sa mère, entends-tu bien... Ce fils, mis au monde dans une nuit de douleur et de joie... qu’on avait enlevé à mon amour... cet ange qui a emporté avec lui les restes d’une raison que le malheur avait presque éteinte... lui que je redemandais, pâle, chancelante... que j’appelais dans mes nuits d’insomnie, dans mes rêves brûlants, dans mes courses vagabondes... quand les enfants, parmi lesquels je le cherchais, me répondaient par un rire moqueur... par ce cri affreux : la folle ! la folle !

Lui montrant Émile.

Eh bien ! le voilà... je le retrouve enfin.

MAÇAY.

Mais, madame, songez donc...

LA BARONNE, regardant Émile avec inquiétude.

Silence !... il s’agite... prends garde !... oh ! si tu savais combien il m’a fallu de force et de courage pour l’enlever, pour l’emporter jusqu’ici !... il se débattait, il pleurait... il me maudissait... moi !... et je le serrais dans mes bras ; j’étouffais ses cris sous mes baisers... je pleurais aussi ; mais de joie, de bonheur !... Tout à coup, une mendiante m’est apparue... là-bas... près du jardin... oh ! alors, il m’a semblé qu’on allait m’enlever le trésor que j’avais volé... j’ai jeté à cette femme ma bourse... un bijou... ce que j’avais... que sais-je ?... et puis je suis arrivée ici, haletante... accablée... je ne voyais plus, je ne pensais plus... la raison m’avait fuie de nouveau... quand un cri de mon enfant m’a rappelée à moi... après bien des pleurs, il s’est endormi dans mes bras...

Lui montrant Émile endormi.

Mais vois donc comme il est beau, mon fils !... c’est mon fils !

MAÇAY.

Oui... une des causes de vos chagrins... de vos malheurs... un enfant qu’il fallait oublier.

LA BARONNE, le regardant avec un sourire.

L’oublier !... ah ! Maçay !...

MAÇAY.

Vous étiez mieux, beaucoup mieux... j’espérais vous reconduire en France, plus calme, plus tranquille... et il faut que ce diable d’homme se trouve là, avec son or, que j’allais accepter... heureusement vous n’êtes plus sa femme... monsieur le Baron, votre père, l’a voulu... et vous avez trop de courage pour regretter...

LA BARONNE, sans l’entendre, toujours occupée d’Émile.

Maçay, écoute... écoute... il faut partir cette nuit... cette nuit même !... ce matin j’avais pensé à me séparer de toi... à partir seule.

MAÇAY.

Grand Dieu !... vous, madame... sans moi ?

LA BARONNE.

Oh ! pardonne, Maçay, mon ami, mon vieil ami, pardonne... tu sais si je t’aime... mais j’étais lasse de te voir souffrir avec moi... partager mes chagrins, ma pauvreté... car tu as beau faire pour tromper tout le monde... pour t’abuser toi-même... je sais que ce sont tes épargnes de trente ans...

Air de la Sentinelle.

Ah ! je sais trop tout ce que je te dois !
Entre nous deux la peine était commune...
Bon serviteur !... devais-je voir pour moi
S’épuiser ta mince fortune ?
Ton bien, tes jours m’étaient sacrifiés...
Un autre au moins eût payé ta constance
Par du bonheur.

MAÇAY.

Vous me quittiez !...

LA BARONNE.

Tu te perdais.

MAÇAY.

Vous le saviez,
Et c’était là ma récompense !

LA BARONNE.

Eh bien ! non, non... tu partiras avec nous... tu m’aideras à le cacher, à m’en faire aimer.

MAÇAY.

Mais je tremble qu’on ne le découvre, qu’on ne vienne vous l’enlever.

LA BARONNE, avec violence.

Me l’enlever ! qu’ils viennent ! qu’ils viennent !... ils ne l’auront qu’avec ma vie... c’est mon bien !... c’est mon fils...

NERBOURG, en dehors.

Madame y est... c’est bien...

MAÇAY.

Ciel ! quelqu’un !

LA BARONNE.

Ah !

Elle couvre Émile du châle qui est sur le fauteuil.

 

 

Scène III

 

NERBOURG, MAÇAY, LA BARONNE

 

NERBOURG.

Ne vous dérangez pas, madame la Baronne.

LA BARONNE, se remettant.

Monsieur Nerbourg, qu’est-ce donc ?

NERBOURG.

Pardon de la manière un peu brusque dont j’arrive jusqu’à vous... la porte qui communique au jardin de monsieur Dusseuil était ouverte.

LA BARONNE.

Oh ! c’est sans doute Maçay qui a oublié...

MAÇAY.

Moi !... oui, en effet...

NERBOURG.

Et comme ma cousine Georgina m’a dit qu’en la quittant vous étiez fort agitée, j’ai voulu...

LA BARONNE.

Vous êtes trop bon... Mademoiselle Georgina s’est trompée... je suis bien... très bien... et si c’est pour cela que vous vous êtes donné la peine de venir...

NERBOURG.

Oh ! pour cela et pour autre chose... madame la Baronne, je viens me confier à vous.

LA BARONNE.

À moi ?

NERBOURG, regardant Maçay.

À vous seule... et si monsieur Maçay voulait avoir la complaisance...

MAÇAY, faisant un mouvement pour sortir.

Je comprends.

LA BARONNE, l’arrêtant.

Non... en ce moment... c’est impossible... Maçay ne peut... ne doit pas me quitter...

Faisant quelques pas pour reconduire Nerbourg.

Alors, monsieur, je vous verrai une autre fois...

Elle l’accompagne jusqu’à la porte.

NERBOURG, qui était sorti, rentrant.

Pourtant, il est indispensable que je vous dise pourquoi je suis venu.

LA BARONNE.

Monsieur, parlez plus bas.

NERBOURG, regardant autour de lui.

Plaît-il ?

MAÇAY, lui faisant signe.

Plus bas.

NERBOURG.

Ah ! très volontiers... Voici ce que c’est... il y a depuis quelques jours, chez mon cousin, une espèce d’original... un de mes confrères, monsieur Édouard Milner.

LA BARONNE, l’écoutant à ce nom.

Édouard... oui... chez monsieur Dusseuil.

NERBOURG.

Il y est, malheureusement... et comme il a un gros train... une grande fortune...

MAÇAY.

Une grande fortune ?

Maçay passe à la gauche de la Baronne, et se trouve auprès de l’enfant.

NERBOURG.

Scandaleuse !... cela a donné à mon cousin l’idée de l’avoir pour gendre, de lui faire épouser Georgina.

LA BARONNE.

Georgina !... ah ! oui, elle me l’a dit... je l’avais oublié... j’étais si heureuse... lui !... l’épouser !...

Maçay lui saisit la main.

Mais qu’importe ?

NERBOURG, élevant la voix.

À vous, je ne dis pas... mais à moi, c’est autre chose... je suis furieux.

LA BARONNE.

Oh ! parlez plus bas.

NERBOURG, baissant la voix.

C’est juste... je suis furieux... car moi aussi, j’aime ma cousine... je l’adore... surtout depuis ce matin... depuis que je sais qu’il y en a un autre... mais Georgina a du goût et je ne puis croire qu’elle me préfère un charlatan, un homme sans principes.

LA BARONNE.

Que dites-vous ?... lui !... l’honneur et la probité même...

Maçay lui serre la main ; elle se reprend.

On me l’a dit, du moins.

NERBOURG.

Du tout, du tout... nous savons le contraire... un enfant !... preuve vivante que je voudrais tenir en ce moment... aussi je suis sûr que Georgina le déteste... l’autre... le père...

LA BARONNE.

Vous croyez ?

NERBOURG.

S’il en était autrement... s’il persistait dans ses projets... je n’aurais plus qu’à me couper la gorge avec lui.

LA BARONNE, avec effroi.

Ah ! monsieur !...

MAÇAY, vivement.

Mais je ne vois pas ce que madame la Baronne peut faire à tout cela.

NERBOURG.

Si fait, mon cher... Ma cousine vous aime beaucoup, madame... et je viens vous demander de vouloir bien par quelques mots dits en ma faveur... et, s’il se peut, contre l’autre...

LA BARONNE, voyant le châle s’agiter.

Ciel !... il s’éveille...

MAÇAY, passant au milieu.

Parler pour vous... c’est bien.

LA BARONNE, les yeux sur le fauteuil.

Oui, monsieur... oui... je parlerai... je dirai... tout ce que vous voudrez... mais, de grâce... je veux être seule.

NERBOURG, insistant.

Permettez...

LA BARONNE, avec force.

Seule... je le veux.

NERBOURG.

Je me retire, madame... et je puis compter...

LA BARONNE, le reconduisant très vite.

Oh ! oui... mais sortez.

À Maçay.

Va vite... et veille bien...

Elle pousse Nerbourg et Maçay vers la porte.

ÉMILE, se réveillant.

Bon ami...

NERBOURG, se retournant.

Plaît-il ?...

LA BARONNE.

Monsieur...

NERBOURG.

Je sors, madame... je sors... mais je reviendrai savoir...

MAÇAY, l’entraînant.

Eh ! venez donc, monsieur.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

LA BARONNE, ÉMILE

 

ÉMILE, écartant le châle qui le couvre.

Bon ami, c’est toi ?

LA BARONNE.

Oui... moi... ton amie...

ÉMILE, la repoussant.

Oh ! non, non... ce n’est pas toi... je ne te connais pas... va-t’en.

LA BARONNE, l’attirant doucement à elle.

Enfant, ne me repousse pas... je t’en prie...

Elle s’assied.

Viens, approche-toi...

Elle le retient près d’elle.

Je ne veux pas te faire de mal... je t’aime.

ÉMILE.

Je te reconnais... c’est toi qui m’as emporté hier... je pleurais et tu étais contente.

LA BARONNE.

Oh ! c’est que j’étais heureuse de te porter dans mes bras... de te réchauffer contre mon sein... ce moment-là, vois-tu, il y avait si longtemps que je l’appelais de tous mes vœux !... c’est que tu es mon fils !... c’est que je suis ta mère... oh ! mon Dieu ! il ne me comprend pas !... quand j’étais folle de ma douleur, il n’avait pas une pensée, pas une larme pour sa mère... que dis-je ?... on lui a peut-être appris à me détester, à me maudire.

ÉMILE, reculant.

Oh !...

LA BARONNE, se calmant.

N’aie pas peur... ne crains rien... viens...

Elle l’appelle doucement. Émile s’approche, la Baronne le prend dans ses bras.

Ne me maudis pas... Une mère, vois-tu...

Elle le caresse et l’embrasse.

Air de l’Angélus.

Une mère est pour son enfant
Comme une fée aimable et bonne,
Qui le soutient, qui le défend,
Et de tendres soins l’environne...
Elle prévient avec douceur
Les caprices qu’il a sans cesse :
Loin de lui chassant la douleur...
Et pour prix de tant de bonheur,
Elle ne veut qu’une caresse.

Elle le presse avec transport contre son sein.

ÉMILE.

Et tu es ma mère, toi ?

LA BARONNE.

Oui, ta mère qui t’aime bien... tu seras son trésor, son bonheur, sa vie !... parle, commande... que veux-tu ?... que demandes-tu ?

ÉMILE.

Je te demande de me reconduire à mon ami Édouard.

LA BARONNE.

Oh ! non... il me hait... il est implacable... il me repousserait... moi, qu’un titre sacré...

Elle s’assied sur le fauteuil qui est à droite du théâtre.

Bientôt il sera heureux près d’une autre... oh ! non, ne me parle pas de lui... ne m’en parle jamais... mon enfant, mon Émile... ne demande pas à me quitter...

Elle le prend dans ses bras.

Si tu savais tout ce que j’ai souffert jusqu’à ce jour... si tu savais...

Gaiement.

Mais non... laissons cela... plus de larmes, plus de tristesse.

Très gaiement.

Je veux t’entourer de plaisirs... partager tes jeux... dis-moi... que faut-il faire ? voyons... je serai pour toi bien gaie, bien folle...

Elle s’efforce d’être gaie et fond en larmes.

ÉMILE, se jetant à son cou.

Tu pleures !... eh bien ! oui, je t’aime... ma mère.

LA BARONNE.

Ta mère !... oh ! répète... répète... c’est la première fois... ta mère...

Elle l’embrasse avec transport.

 

 

Scène V

 

LA BARONNE, ÉMILE, MAÇAY

 

MAÇAY.

Madame... madame...

LA BARONNE.

Maçay, viens donc... il ne craint plus... il m’aime... il m’appelle sa mère !

MAÇAY.

Voici mademoiselle Georgina... elle vient... elle est là... elle veut absolument...

LA BARONNE.

Grand Dieu ! Émile, mon enfant... Maçay, je te le confie... emmène-le ; et ne refuse rien à mon fils... tout à lui... tout à lui... eh ! vite... ah !

Maçay emmène Émile dans l’appartement de la Baronne, elle les accompagne jusqu’à la porte qui se ferme aussitôt. La Baronne est restée devant, comme pour la cacher, au moment où Georgina entre par la porte à droite.

 

 

Scène VI

 

GEORGINA, LA BARONNE

 

GEORGINA.

Eh bien ! on vous trouve enfin... j’ai cru que Maçay avait peur de moi... il s’est sauvé en m’apercevant.

LA BARONNE.

Lui !... vous avez cru ?...

GEORGINA.

J’en suis sûre... où va-t-il donc ?

LA BARONNE.

Maçay !... je ne sais... il vient de passer par là...

Montrant la gauche.

Là... et puis il vous a annoncée... et je m’attendais si peu, ce soir, à votre visite...

GEORGINA.

C’est que vous allez avoir celle de mon père... nous avons rendez-vous ici.

LA BARONNE.

Il va venir ? j’en suis bien aise.

GEORGINA.

Et puis, je n’étais pas fâchée de sortir, de me distraire un peu après cet affreux événement qui a mis le désordre chez nous.

LA BARONNE.

Quel événement ? qu’est-ce donc ? je ne sais pas...

GEORGINA.

Comment ! Maçay ne vous a pas dit ?... cet enfant que vous avez caressé...

LA BARONNE, vivement, se reprenant.

Ah ! si fait... un enfant... disparu... égaré... on ne le retrouve pas ?

GEORGINA.

Mon Dieu, non.

LA BARONNE.

C’est singulier.

GEORGINA.

Heureusement, on a des indices, on est sur les traces...

LA BARONNE, vivement.

Sur les traces de qui ?

GEORGINA.

Mais... d’une pauvre femme... d’une mendiante qu’on a vue près du jardin... on la soupçonne, on est à sa poursuite.

LA BARONNE.

Ah !... et l’on croit... et l’on espère...

À part.

Je me meurs !

GEORGINA.

Certainement, on va la ramener... mon père a mis tout le monde en campagne, et monsieur Milner...

LA BARONNE.

Monsieur Milner...

GEORGINA.

Oui, monsieur Édouard... Vous ne savez pas... Émile est son fils... enfin, il nous l’a avoué... Son fils !... je devrais lui en vouloir, peut-être, de nous avoir fait un mystère... mais le moyen de ne pas être ému de sa douleur, de son désespoir, quand il n’a plus retrouvé son enfant.

LA BARONNE.

Ah !...

À part.

comme moi.

GEORGINA.

Aussi, je ne sais ce que j’ai éprouvé... mais il me semble...

LA BARONNE, l’observant.

Que vous l’aimez !...

GEORGINA.

Cent fois davantage, depuis qu’il est malheureux... Vous en jugerez vous-même en le voyant.

LA BARONNE, avec effroi.

Je ne le verrai pas...

GEORGINA.

Si fait... S’il retrouve son fils, il ne doit plus se séparer de nous... Mon père veut qu’il habite cette maison que vous quittez... il va l’amener... je les attends.

LA BARONNE.

Ici !... lui !... Édouard !... je ne veux pas... Ah ! courez... par pitié ! par grâce !... empêchez... je ne veux pas qu’il vienne.

GEORGINA.

Ô ciel ! vous le connaissez donc ?

LA BARONNE, en désordre.

Non, non... je ne le connais pas... mais n’importe... je suis chez moi... qu’il n’approche pas... qu’il cherche son enfant ailleurs... qu’il me laisse !

GEORGINA.

Son enfant ! mais, à ce trouble, on croirait que vous savez...

LA BARONNE, lui mettant la main sur la bouche.

Oh ! silence... silence.

 

 

Scène VII

 

GEORGINA, LA BARONNE, DUSSEUIL

 

DUSSEUIL.

Eh bien ! eh bien !... il n’est pas encore arrivé ?... Pardon, madame... Ah ! te voilà, ma fille... Je croyais trouver ici monsieur Édouard.

GEORGINA, observant la Baronne.

Non, mon père ; non, je ne l’ai pas vu... mais Émile, qu’a-t-on appris ?

DUSSEUIL.

Rien encore... Oh ! cette malheureuse que l’on accuse ne peut tarder à être arrêtée. On va l’amener.

LA BARONNE, avec effroi.

Chez moi ?

DUSSEUIL.

Non ! chez moi... Mais d’abord, madame, j’ai voulu vous voir... On dit que vous vous éloignez de nous.

LA BARONNE.

Oh ! oui... je pars bientôt.

GEORGINA, l’observant.

Cette nuit, peut-être ?...

La Baronne lui fait un geste suppliant.

DUSSEUIL.

Sitôt !... Enfin, puisqu’il faut absolument vous perdre, je veux du moins qu’un ami vous remplace, et ce sera ce cher monsieur Édouard... je n’ose plus dire mon gendre... après ce que nous avons appris...

À Georgina.

Toi, d’abord, tu ne peux plus l’aimer.

GEORGINA.

Moi, mon père...

Regardant la Baronne.

Pour adoucir son chagrin, je donnerais ma vie.

DUSSEUIL.

Ah ! des phrases !... Je lui donnerais ma fille, ce qui vaut mieux ; mais il faut que je sache tout... En attendant, notre jeune docteur qui se met sur les rangs...

GEORGINA.

Mon cousin !

LA BARONNE, vivement.

Monsieur Nerbourg... oui, il m’a dit...

Georgina la regarde, elle baisse les yeux.

DUSSEUIL.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Pauvres amants ! quel caprice est le vôtre !
De son amour il ne nous disait mot.
Dès que son cœur devient le bien d’un autre,
Pour l’obtenir il s’enflamme aussitôt.
Contre un rival, d’ardeur et de constance
Il veut lutter... et pour la conquérir,
Il est tout prêt à se battre... à mourir !...
Ce que c’est que la concurrence !

Mais il a beau faire... si monsieur Édouard s’explique, se justifie... Eh ! tenez, je l’entends.

LA BARONNE.

Édouard !

DUSSEUIL, la retenant.

Pardon, madame, je vous le présente ; et puis, nous vous demandons cinq minutes, pas davantage, pour convenir des arrangements... Eh bien !...

Remontant la scène.

Par ici.

Il va au-devant d’Édouard.

LA BARONNE, dans le plus grand trouble.

Édouard !

GEORGINA, courant à elle.

Madame !

LA BARONNE.

Oh ! non, jamais.

Elle rentre vivement dans son appartement. Georgina s’arrête près de la porte.

 

 

Scène VIII

 

DUSSEUIL, ÉDOUARD, GEORGINA

 

DUSSEUIL, faisant entrer Édouard.

Eh ! venez... c’est par ici... je vais vous présenter à madame la...

Ne voyant plus la Baronne.

Eh ! mais... où est-elle donc ?

GEORGINA, balbutiant.

Qui... la Baronne ?... je ne sais... je...

À part.

Ah ! mon Dieu !...je n’ose comprendre.

ÉDOUARD.

Ah ! tant mieux, car je ne voudrais voir personne...

Il pose son chapeau sur le fauteuil à gauche du théâtre.

Eh bien !... on ne sait rien encore ?

DUSSEUIL.

Magistrat du canton, j’ai donné des ordres ; mais il faut qu’on ait pu atteindre...

GEORGINA.

Du courage, monsieur Édouard.

ÉDOUARD.

Du courage... je n’en ai plus... les chagrins l’ont épuisé... ce dernier me tuera.

DUSSEUIL.

Voyez donc autour de vous... il vous reste des amis... qui vous aideront à retrouver votre fils... qui seront toujours là... pour vous consoler.

GEORGINA.

Pardon, monsieur Édouard, si je renouvelle votre douleur ; mais soupçonnez-vous quelqu’un ?... n’y avait-il pas une personne intéressée à vous poursuivre ?... à vous enlever votre fils ?... dites.

ÉDOUARD, la regardant avec surprise.

Une personne !... mais je le crains.

GEORGINA.

Une femme ?

ÉDOUARD, de même.

Mademoiselle...

GEORGINA.

Sa mère, peut-être ?

ÉDOUARD.

Ô ciel ! qui vous a dit... d’où savez-vous ?

GEORGINA.

Mais je suppose...

DUSSEUIL.

Oui, ce n’est qu’une supposition ; car il ne se peut pas...

ÉDOUARD.

Si fait, si fait... sa mère.

DUSSEUIL.

Grand Dieu !

GEORGINA, à part, regardant la porte à gauche.

Malheureuse !

ÉDOUARD.

Sa mère !... mais peut-elle réclamer ce titre ?... elle qui lui a refusé un nom, une famille !... elle qui, enchaînée à moi !... Oh ! ne m’accusez pas... je suis libre... la loi a brisé des nœuds qui devaient être sacrés... Loi de parjure et de haine !

DUSSEUIL.

Il paraît que c’est un divorce ?

ÉDOUARD.

Non, non !

DUSSEUIL.

Bah !... diable !

GEORGINA.

Mon père, respectons un secret...

ÉDOUARD.

Que vous devez connaître. Désormais, c’est par vous seuls que je veux tenir à ce monde que je devais fuir... c’est vous seuls qui serez mes amis, ma famille ; et si je retrouve mon fils, car je le retrouverai, je lui donnerai du moins une mère qui veillera sur lui... un ami.

Il les regarde.

Vous détournez les yeux, vous me condamnez peut-être ; mais d’abord, il faut m’entendre.

GEORGINA.

Monsieur...

DUSSEUIL, se rapprochant.

Si fait, si fait... j’écoute.

ÉDOUARD.

Ce Chaverny dont on vous parlait ce matin, cet homme flétri, déshonoré par un arrêt, c’est moi.

DUSSEUIL.

Vous !

ÉDOUARD.

Jeune, sans nom, sans fortune, j’étais parvenu, à force de travail et de courage, à sortir de mon obscurité ; j’étais un médecin distingué, disaient-ils... Ce fut alors que je rencontrai, près du lit d’une pauvre malade, une jeune fille... j’aurais dit un ange, qui venait, comme moi, apporter au malheur les secours et les soins les plus touchants... Que de grâces et de vertu ! qu’elle était belle ! Je la revis souvent. Un charme jusqu’alors inconnu, me ramenait sans cesse aux lieux où sa bonté la ramenait plus souvent aussi, peut-être. C’était mon seul, mon premier amour : un amour si tendre, si pur, que le ciel devait le bénir... Je m’y abandonnai avec délices. Lélia, c’était son nom, Lélia semblait heureuse du sentiment qu’elle m’inspirait... et bientôt, de son aveu, je résolus de la demander à son père. C’était un petit vieillard bien noble, bien arriéré, que la Restauration avait ramené en France. Moi, j’avais confiance dans une réputation qui croissait avec ma fortune ; dans mon nom, qui était plus connu que le sien ; dans mon talent, qui était aussi une noblesse. Je le vis. Loin d’être touché de mes vœux, de mes prières, de mes larmes, il me repousse avec une insolente fierté... Sa fille, accourue à nos cris, embrassa ses genoux, mais en vain : pour toute réponse, il sonna ses gens, et leur ordonna de me jeter à la porte... De ce jour, je ne lui dus plus rien que ma haine... Que m’importait son consentement ? j’avais l’amour de sa fille. Je m’attachai à ses pas... Nous nous revîmes malgré lui ; nous nous jurâmes d’être l’un à l’autre. J’aurais pu l’enlever : c’eût été déshonorer une enfant qui m’aimait... je.ne le voulus pas. Mais quand j’appris que, pour un titre, une fortune, il allait l’unir, la livrer à un étranger, à un Anglais, à un lord !... je résolus d’en finir avec tant d’orgueil et de folie... tout m’en faisait un devoir. Je les suivis à Londres en secret... et, la veille du jour marqué pour cet hymen, je la ravis à sa famille, à ses tyrans... Un piètre reçut nos serments... elle fut ma femme !... Ma femme !... Lien solennel ! titre sacré qu’elle avait reçu au nom de sa mère... et que trois mois après elle répudiait avec mépris.

DUSSEUIL.

Que dites-vous ?

GEORGINA.

Il se pourrait !

ÉDOUARD.

Oui... à peine rentrés en France, elle cède aux secrètes sollicitations de son père qui avait juré ma ruine : elle oublie ses devoirs, ses serments, elle m’abandonne, et pour obtenir plus sûrement sa grâce, elle s’en va servir la vengeance de ce vieillard implacable... elle demande elle-même, en son nom, que la loi annule notre mariage... et moi, je suis poursuivi par cette famille puissante, comme un suborneur ; condamné pour séduction, pour rapt, que sais-je ?... je m’échappai de France, j’avais tout perdu... mais je jure le ciel que mon plus grand supplice était encore cet amour que Lélia avait trahi ! Bientôt j’appris qu’il existait un gage de cet amour malheureux... un enfant renié par sa mère... qui n’avait reçu ni son nom ni le mien... confié en secret à une étrangère !... Je rentrai en France furtivement : je priai, j’offris de l’or, je rachetai mon enfant, et je m’exilai pour jamais... pauvre, mais emportant mon trésor avec moi !... Retiré, inconnu, dans le nord de l’Europe, je n’étais occupé que de mon fils, je ne vivais que pour lui !... pour lui, caché sous un autre nom, j’ai conquis une nouvelle réputation, une fortune nouvelle !... enfin, après six ans, je fus amené en ces lieux par le soin de sa santé, de la mienne... peut-être aussi par le désir de respirer de plus près l’air si doux de la patrie !... Hélas ! je croyais que les recherches de cette femme avaient cessé... je me trompais... il me restait un malheur à connaître !... j’ai perdu mon fils !... et maintenant que vous me connaissez, que vous savez mes secrets, mes fautes, refuserez-vous de me consoler ?

DUSSEUIL, lui prenant la main.

Non, oh ! non... d’abord, j’avais des craintes, et je ne sais pas trop ce que j’aurais fait... quoi qu’il en coûte de renoncer à des espérances, à des projets auxquels on est habitué ; mais maintenant... Oh ! vous êtes un honnête homme... vous êtes malheureux, c’est un titre de plus, et, entre nous, c’est à la vie et à la mort !

ÉDOUARD, à Georgina.

Et vous, Georgina ?

DUSSEUIL.

Voyez ses yeux pleins de larmes... je vous réponds de son cœur comme du mien... vous êtes libre, c’est tout ce que je veux, et dès demain...

GEORGINA.

Mon père !...

À Édouard en lui tendant la main.

Oui, sans doute, monsieur, je suis émue, et vous ne pouvez douter de tout l’intérêt, de l’estime... mais cette femme que vous aimez peut-être encore... si elle revenait à vous ?

ÉDOUARD.

Elle ! grand Dieu !...

Air : Un jeune Grec.

Oh ! non, jamais... jamais !... je m’en souviens,
Pour me flétrir, invoquant la justice,
Elle a brisé ses serments et les miens...
Ne croyez pas que jamais je fléchisse...
L’honneur !... voilà mon juge, mon appui.
Des tribunaux bravant la foudre,
Contre vos lois j’étais absous par lui,
Mais il n’est pas, quand l’honneur est flétri,
De loi qui puisse vous absoudre !

 

 

Scène IX

 

DUSSEUIL, ÉDOUARD, GEORGINA, NERBOURG

 

NERBOURG.

Mon cousin, mon cousin, je viens vous annoncer...

ÉDOUARD.

Quoi, monsieur ?... aurait-on appris ?...

NERBOURG.

Je n’ai rien à vous dire, monsieur... c’est à monsieur Dusseuil, parce que je sais tout l’intérêt qu’il prend à cette affaire... et je suis trop heureux de pouvoir lui être agréable.

GEORGINA.

Mais dites-nous...

NERBOURG.

Et à ma cousine aussi... quant à vous, monsieur, je ne vous connais pas.

ÉDOUARD.

Permis à vous ; mais enfin...

NERBOURG.

Voici ce que c’est... Franck, le domestique, vient d’être ramené...

ÉDOUARD.

Avec mon fils ?...

NERBOURG, à Dusseuil.

Non, mon cousin... seul et plus désolé qu’un autre du malheur arrivé à cet enfant ; mais il a parlé, il a fait des révélations, et l’on sait maintenant le véritable nom de. son maître... ce nom que, ce matin...

DUSSEUIL.

Oui, oui, c’est bien... nous le savons.

NERBOURG.

Ah ! vous le savez !

GEORGINA.

Sans doute ; après, de grâce... est-ce tout ?

NERBOURG.

Cette pauvre femme sur laquelle on a des soupçons...

ÉDOUARD, vivement.

Elle est arrivée ?

NERBOURG, à Dusseuil.

Non, mon cousin, mais elle ne peut tarder... un de vos gens est venu tout haletant, annoncer qu’on l’avait rejointe... dans une demi-heure, elle sera ici.

ÉDOUARD.

Avec mon fils ?

NERBOURG, se tournant vers Édouard.

Non, non...

Se reprenant, à Dusseuil.

Mais elle paraît tout savoir. Madame la Baronne la connaît sans doute, car elle s’est réclamée d’elle.

DUSSEUIL.

Comment se fait-il ?... je ne comprends pas.

ÉDOUARD.

La Baronne ! qui donc ? où la trouver ?

GEORGINA.

Mais d’abord, mon père, il faut aller recevoir, interroger les gens qui arrivent... avec vous, mon cher monsieur Édouard.

NERBOURG, à part.

Comment ! son cher monsieur Édouard ?... encore !

ÉDOUARD.

Pardon... avant de m’éloigner, je veux parler à cette dame, puisqu’elle paraît connaître...

DUSSEUIL.

Vous avez raison, il ne faut négliger aucune circonstance... d’ailleurs, nous avons à causer avec la Baronne... Venez, mon cher Édouard.

Avec intention, regardant Nerbourg.

Mon gendre !...

NERBOURG.

Hein ! il persiste... je n’y comprends plus rien.

Au moment où Dusseuil va entrer dans l’appartement de la Baronne, Maçay paraît.

 

 

Scène X

 

NERBOURG, GEORGINA, sur le devant de la scène, à droite, ÉDOUARD, DUSSEUIL, MAÇAY, un peu au fond, auprès de la porte, à gauche

 

DUSSEUIL.

Ah ! c’est toi, Maçay... où est ta maîtresse ? nous l’attendons.

MAÇAY.

Oui, je sais... mais c’est inutile... elle ne viendra pas, elle ne peut pas sortir de chez elle.

DUSSEUIL.

En ce cas, entrons.

MAÇAY, les arrêtant.

Non ; cela ne se peut pas, madame est souffrante.

ÉDOUARD.

Ah ! de grâce, un mot, un seul mot.

MAÇAY.

C’est impossible... elle repose.

ÉDOUARD.

Ah ! pour arriver jusqu’à elle... il y va de ma vie peut-être... parlez... que vous faut-il ? de l’or ?...

MAÇAY.

De l’or ! monsieur !... Madame ne veut voir personne ; vous n’entrerez pas... d’ailleurs, ce bail, cette maison... nous la gardons, elle convient trop à madame ; et je ne vois pas pourquoi elle se priverait, avec sa fortune...

DUSSEUIL.

Sa fortune !... c’est bien ; mais je te rapporte ce montant de la lettre de change que monsieur Édouard...

MAÇAY.

Merci... je n’en veux pas.

ÉDOUARD.

Comment ?

MAÇAY, s’animant.

Non, monsieur... j’avais tort de m’adresser à vous sans vous connaître ; on ne peut accepter de tout le monde, et madame, qui est riche et heureuse, ne permet pas que j’aie recours aux services, à l’argent du premier venu.

NERBOURG, à part.

À la bonne heure, en voilà un qui a du caractère.

ÉDOUARD.

Y pensez-vous ?... ce langage... acceptez.

MAÇAY, vivement.

Non, non... riche et heureuse. Gardez votre or, monsieur Chaverny.

ÉDOUARD.

Chaverny !... mon nom... d’où le savez-vous ?

MAÇAY, effrayé.

Votre nom... c’est-à-dire...

NERBOURG.

Eh ! monsieur, votre nom, tout le monde le sait maintenant.

ÉDOUARD.

Mais, ici !

GEORGINA, vivement.

Sans doute ; moi-même je l’avais appris par Franck.

À Maçay.

C’est lui qui te l’a dit, n’est-ce pas ?... le domestique de monsieur Édouard.

MAÇAY.

Oui, oui, c’est cela... votre domestique.

DUSSEUIL.

Voilà ! mais puisqu’on ne peut voir ta maîtresse ce matin, nous viendrons plus tard, entêté !

MAÇAY.

Oh ! plus tard...

Georgina lui fait signe de se taire ; il remonte vers le fond.

ÉDOUARD, la regardant avec inquiétude.

Oui, bientôt... je ne sais... Venez, mon cher Dusseuil, car je suis impatient d’interroger, d’apprendre...

Il va prendre son chapeau.

DUSSEUIL.

Et puis j’irai chez mon notaire, porte de Genève...

Bas à Georgina.

m’occuper de toi.

NERBOURG, à Georgina, à demi-voix.

Est-il possible. Georgina, qu’après...

GEORGINA, à Nerbourg, à demi-voix.

Mon cousin, emmenez-les... prévenez-moi de tout.

NERBOURG.

Comment !

GEORGINA.

Je vous le demande en grâce !

ÉDOUARD, trouvant sur le fauteuil le collier de cheveux d’Émile.

Eh ! mais, qu’est-ce que je vois là ? ce collier de cheveux, cette chaîne... celle de mon fils.

MAÇAY.

De votre fils !

DUSSEUIL.

Quelle idée !

ÉDOUARD.

Émile ! mon enfant !. il est venu ici... où donc ?

GEORGINA, allant à Édouard.

Cette chaîne ?

Avec un calme affecté.

Ah ! oui, je sais... ce matin, en détachant votre portrait pour le copier, je l’aurai prise par mégarde... donnez, je la joindrai au médaillon.

Elle prend le collier.

DUSSEUIL.

Je disais bien.

NERBOURG.

J’entre chez madame.

GEORGINA, vivement ; revenant à Nerbourg.

Sortez, emmenez-les, ou je ne vous revois de ma vie.

Air : Trio du Pré aux Clercs.

ENSEMBLE.

Quel est donc ce mystère ?
Je ne sais, je frémis...
Ah ! faut-il que j’espère
Revoir encor mon fils ?
La moindre circonstance
Suspendant ma douleur,
De crainte et d’espérance
Je sens battre mon cœur.

NERBOURG.

Quel est donc ce mystère ?
À ses vœux je souscris,
Avant peu, je l’espère,
J’en recevrai le prix.
Car pour lui, je le pense,
Il n’est plus de bonheur :
D’une douce espérance
Je sens battre mon cœur.

GEORGINA.

Je comprends ce mystère,
C’est elle... je frémis !
Je tremble... pauvre mère !
Cet enfant, c’est son fils !
Mais pour eux, quand j’y pense,
N’est-il plus de bonheur ?
De crainte et d’espérance
Je sens battre mon cœur.

DUSSEUIL.

Poursuivons ce mystère,
Recueillons les avis ;
Avant peu, je l’espère,
Vous verrez votre fils.
Il faut avec constance
Résister au malheur,
Mais déjà d’espérance
Je sens battre mon cœur.

MAÇAY.

Ah ! grand Dieu, comment faire ?
Si nous étions trahis !
S’il venait comme un père
Nous arracher son fils !
Devant lui, quand j’y pense,
Je tremble de frayeur...
Il s’en va... d’espérance
Je sens battre mon cœur.

Ils sortent ; Dusseuil emmène Édouard, qui jette un regard soupçonneux autour de lui, et Nerbourg est pressé par Georgina, qui le suit jusqu’à la porte.

 

 

Scène XI

 

GEORGINA, MAÇAY, ensuite LA BARONNE

 

MAÇAY.

Ah ! mon Dieu ! je n’ai pas une goutte de sang dans les veines !

GEORGINA, revenant vivement.

Imprudent ! tu as pensé tout perdre.

MAÇAY, étonné.

Comment, mademoiselle ?

GEORGINA.

Ta maîtresse !... je veux la voir.

MAÇAY.

Oh ! non... c’est du calme qu’il lui faut.

LA BARONNE, entrant.

Ils sont sortis.

Elle aperçoit Georgina, et fait un mouvement d’effroi.

GEORGINA, courant à elle.

Ah ! c’est vous, ne craignez rien ; je sais tout.

LA BARONNE.

Ah ! ne me trahissez pas... du silence jusqu’à demain... Ce soir, à la nuit, je partirai avec lui et Maçay.

GEORGINA.

Non, non ; ne l’espérez pas... vous resterez... lui, du moins cet enfant, il le faut.

LA BARONNE.

Vous me perdrez... vous aimez Édouard !

GEORGINA, avec émotion.

Moi ? oui, je l’aimais.

MAÇAY.

Madame, de la fermeté... j’en aurai pour vous ; je l’ai promis à votre père, je vous défendrai.

LA BARONNE.

Et mon fils ?

 

 

Scène XII

 

GEORGINA, MAÇAY, LA BARONNE, ÉMILE, ensuite ÉDOUARD

 

ÉMILE, accourant eu criant.

Le voilà ! le voilà, il vient, mon bon ami.

LA BARONNE.

Que dis-tu ?

GEORGINA.

Édouard !

ÉMILE.

Je l’ai vu de la fenêtre, il m’a fait signe.

ÉDOUARD, en dehors.

Où est-il ? où est-il ?

Il entre.

Émile, mon enfant !

Il s’arrête en voyant la Baronne.

Lélia !

LA BARONNE tombe à genoux, tenant Émile dans ses bras.

Mon fils, monsieur ! c’est mon fils !

ÉMILE, courant dans les bras d’Édouard.

Bon ami.

ÉDOUARD, l’embrassant.

Ton père... ton père...

GEORGINA, à la Baronne, qui fait un mouvement.

De grâce !...

Allant à Édouard.

Confiez-le-moi, ne craignez rien.

Émile sort par la gauche, conduit par Georgina, et regarde alternativement Édouard et la Baronne ; celle-ci se lève, le suit, et s’arrête à la porte, vers laquelle Édouard fait quelques pas. Maçay sort par la droite.

 

 

Scène XIII

 

ÉDOUARD, LA BARONNE

 

ÉDOUARD, arrêté par la Baronne.

Eh quoi ! madame, espérez-vous me séparer de lui ?

LA BARONNE.

Et moi, monsieur ?

ÉDOUARD.

Vous, qui avez caché sa naissance comme un crime... qui l’avez laissé sans nom, sans famille, aux mains d’une étrangère...

LA BARONNE.

Ah ! vous ne le pensez pas !

ÉDOUARD.

Vous qui l’avez abandonné !

LA BARONNE.

Moi !... qui n’avais de repos, de bonheur, que près de lui... qui ne retrouvais ma raison qu’à son berceau... quand son sourire faisait passer dans mon cœur éteint un éclair de joie et d’espérance... Non, vous ne saurez jamais à quel horrible supplice vous m’avez condamnée en l’arrachant à mon amour !... Quand ils m’ont dit : « Tu n’as plus de fils !... Perdu, enlevé... Tu es seule au monde ; seule à jamais ! » Oh ! que j’ai souffert ! Ils ont cru que j’allais mourir !... mais non, je voulais vivre pour revoir mon enfant !... je suis partie... je l’ai cherché, et j’espérais vous rejoindre, vous fléchir.

ÉDOUARD.

Et vous avez pu le penser ?... me fléchir !... et à quel titre ?... celui que je vous avais donné, dont vous étiez fière alors, vous l’aviez rejeté avec dédain... Et vous me parlez de ce que vous avez souffert ! Mais moi !... poursuivi, déshonoré par vous... forcé de fuir, de m’exiler pour échapper à la flétrissure d’une prison, quand je n’étais coupable que de vous aimer !

LA BARONNE.

Ah ! c’est par cet amour que je vous demande grâce, pardon... pardon ! ce mot que j’implore depuis si longtemps... Pardon ! ne me le direz-vous pas ?

ÉDOUARD.

Jamais !... croyez-vous qu’on brise impunément les nœuds que vous aviez formés sous la foi des serments ? Criminels pour tout autre, ils étaient sacrés pour vous ! et votre lâche abandon...

LA BARONNE.

Non... j’atteste le ciel que ce crime n’est pas le mien. Mon père était mourant ; il vous poursuivait, il voulait me maudire... J’allai le voir en secret pour désarmer sa vengeance... pour lui arracher votre grâce et la mienne. Ah ! si vous l’aviez vu, épuisé par la colère, pâle, défait, se lever comme un spectre pour m’accuser de son déshonneur et de sa mort ! Mon père que j’avais tant aimé !... j’en conviens, je manquai de force et de courage ; je tombai à ses pieds, je jurai de ne plus le quitter, de me perdre s’il le fallait, pour lui rendre la vie, il me demandait mon nom, ma signature, que sais-je ?... Vous n’étiez pas là, je ne voyais que mon père, ma tête s’égara, j’étais folle ! je signai...

ÉDOUARD.

Vous avez signé !

LA BARONNE.

Oui, pour le sauver... et je le perdis, il mourut dans mes bras... le croiras-tu, Édouard, il mourut sans m’avoir pardonné !... et moi, pauvre femme sans expérience, j’avais signé votre déshonneur et le mien !... oh ! quand je revins à moi, je compris tout ce que vous deviez souffrir... Votre haine, votre mépris pour moi... et pourtant mon cœur avait gardé son premier amour.

ÉDOUARD.

Et vous avez signé, madame.

Il se promène violemment et sans l’écouter.

LA BARONNE.

C’était vous encore que j’aimais dans cet enfant, mon seul bien, mon seul espoir... désormais le seul nœud qui pût me rattacher à vous !

ÉDOUARD, l’interrompant avec émotion.

Lélia !... oh ! c’est assez... nous avons été malheureux tous deux ; mais je n’ai rien à me reprocher.

Mouvement de la Baronne.

Maintenant la loi que vous avez invoquée a tout rompu, et vous n’espérez pas...

LA BARONNE.

J’espère mon pardon... oh ! dites que vous me pardonnez, et il me semblera que je suis heureuse encore, que je suis aimée.

ÉDOUARD, retirant sa main qu’elle a saisie.

Aimée !... ah ! s’il était vrai, je voudrais me le cacher à moi-même... Lélia !... adieu... mon fils !...

LA BARONNE.

C’est le nôtre, Édouard !

ÉDOUARD, avec force.

À moi... à moi seul qui ne l’ai pas abandonné... rendez-le-moi !

Il fait un mouvement pour aller vers l’appartement de la Baronne.

LA BARONNE, l’arrêtant et faisant tous ses efforts pour l’empêcher d’y aller.

Arrêtez... vous voulez donc que je meure !

 

 

Scène XIV

 

ÉDOUARD, LA BARONNE, NERBOURG, MAÇAY

 

MAÇAY, en dehors.

Non, non, vous n’entrerez pas !

NERBOURG.

Il le faut ; je dois prévenir madame la Baronne...

Il entre.

LA BARONNE.

Que voulez-vous ?

NERBOURG.

Ah ! madame la Baronne, vous êtes perdue... ils vont venir... des magistrats, des militaires, que sais-je ?

LA BARONNE.

Grand Dieu !

ÉDOUARD.

Qui les envoie ?

NERBOURG.

Cette pauvre femme qu’on a fait poursuivre, elle est là, elle a déclaré que c’était vous qui aviez enlevé cet enfant.

LA BARONNE.

Oui, oui, elle m’a vue.

NERBOURG.

On vient vous arrêter.

LA BARONNE.

Ah ! Édouard, protégez-moi.

En ce moment entre Georgina tenant Émile par la main. La Baronne court à lui et le prend dans ses bras en s’écriant.

Mon fils !... qui me défendra ? que me veulent-ils ? je n’ai rien pour les apaiser... je suis pauvre, moi...

Montrant Maçay.

Je ne vis que de sa pitié.

ÉDOUARD.

Ô ciel !

LA BARONNE.

Oui, j’ai tout perdu à poursuivre, à chercher mon fils, qu’ils veulent arracher de mes bras... mon seul bien, mon fils...

Elle le serre convulsivement dans ses bras.

ÉDOUARD.

Ah ! tant de malheur a tout expié...

DUSSEUIL, à la porte.

Non, non, c’est impossible, c’est une erreur.

ÉDOUARD, à Dusseuil qui entre avec deux magistrats.

N’approchez pas...

Montrant Émile.

Cet enfant, c’est mon fils... c’est le sien... cette femme...

La Baronne, hors d’elle-même, haletante, suit tous ses mouvements avec anxiété.

Cette femme... c’est la mienne !

LA BARONNE.

Ah !

Elle se jette dans les bras d’Édouard qui l’embrasse avec transport, ainsi que le petit Émile.

DUSSEUIL, à Georgina.

Explique-moi donc...

Georgina lui met la main sur la bouche, et lui montre le groupe. Étonnement des autres personnages.

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