Une Femme de lettres (Adolphe D'ENNERY - Eugène GRANGÉ)

Folie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Folies-Dramatiques, le 14 novembre 1837.

 

Personnages

 

ARTHUR

PHILOMÈLE

COLIBOT

MARIE

MADAME CAILLOUX, portière

 

Le théâtre représente une mansarde.

 

 

Scène première

 

ARTHUR, PHILOMÈLE

 

PHILOMÈLE, cirant des bottes.

Oh ! quel temps !... quel temps il fait !... de la pluie par torrents ! Ça va-t-il en fabriquer du bouillon de gouttière !...

ARTHUR.

Oui, c’est un temps horrible.

PHILOMÈLE.

C’est toujours comme ça les jours où je dois sortir... Je suis né coiffé, moi.

ARTHUR.

Allons, as-tu fini les bottes ?

PHILOMÈLE.

Qu’est-ce que ça te fait, puisque c’est pour moi que je les nettoie ?

ARTHUR.

Du tout... c’est pour moi...

PHILOMÈLE.

Allons donc... et celui-là...

ARTHUR.

Tu mettras de bonnes pantoufles...

PHILOMÈLE.

Par le temps qu’il fait ?... ça ne me chausse pas du tout.

ARTHUR.

Qui t’oblige à sortir ?

PHILOMÈLE.

Il le demande, quand il sait que ce jour est le dernier que nous aient accordé les créanciers qui vont venir...

ARTHUR.

Eh bien, tu resteras pour les recevoir.

PHILOMÈLE.

Ah ! voilà le grand mot lâché... Eh bien ! du tout... je ne resterai pas...

ARTHUR.

Philomèle !...

PHILOMÈLE.

Je m’insurrectionne à la fin, je suis las de ce genre de vie par trop fantastique.

ARTHUR.

Comment, drôle !...

PHILOMÈLE.

Drôle !... c’est possible... mais ce qui ne l’est pas du tout, drôle, c’est de te jouer de moi d’une manière aussi disproportionnée...

ARTHUR.

Mais de quoi te plains-tu ?...

PHILOMÈLE.

De tout, à commencer par toi... car enfin, en unissant nos deux destinées, nous devions être égaux, et concourir ensemble au bien-être commun, moi comme, peintre, et toi comme littérateur...

ARTHUR.

C’est toujours ainsi que j’ai pensé...

PHILOMÈLE.

Mais il était écrit que je serais perpétuellement victime.

ARTHUR.

Tu es fou !

PHILOMÈLE.

Tiens, à présent, par exemple, qu’est-ce que je fais ?... je cire des bottes... les siennes. Le malheureux prétend que c’est à moi de le faire, sous prétexte qu’étant peintre, je manie mieux la brosse et le pinceau.

ARTHUR.

C’est une justice que je te rends... Mais voyons, quel autre grief as-tu ? tout n’est-il pas commun entre nous ?

PHILOMÈLE.

Oui, en commun, excusez... à commencer par le parapluie ; quand nous sortons ensemble, c’est vrai que je le garde toute la journée, jusqu’au moment où il tombe de l’eau, alors c’est ton tour de l’avoir : voilà comme il est en commun.

ARTHUR.

Bah ! tu aimes à être mouillé...

PHILOMÈLE.

Et le spectacle, en commun ? encore... Par économie, nous ne prenons jamais qu’un billet à nous deux...nous entrons chacun à son tour ; et mon tour à moi, c’est toujours pendant les entr’actes.

ARTHUR.

Tu admires les femmes, les toilettes...

PHILOMÈLE.

Enfin, jusqu’à cette chambre que nous habitons en commun, et dont tu trouves moyen de m’extraire presque tout l’été, sous prétexte qu’il t’arrive un jeune parent de province... et moi je vais à la belle étoile, je couche dans les champs, la tête mollement appuyée sur quelque tas de légumes de la banlieue.

ARTHUR.

Tu étudies le clair de lune.

PHILOMÈLE.

Et le matin, faute d’argent... réduit pour déjeuner, à consommer mon oreiller.

ARTHUR.

Allons, est-ce tout, enfin 

PHILOMÈLE.

Et l’hiver... ah ! c’est bien différent !...  il me fait lever au milieu de la nuit, sous prétexte d’aller chercher du bois.

ARTHUR.

Il faut bien que quelqu’un aille au chantier...

PHILOMÈLE.

Ah ! bon ! au chantier dans les maisons en démolition... je rapporte des lattes et des bouts de charpente.

ARTHUR.

Mais enfin, enfin !...

PHILOMÈLE.

Enfin, monsieur se promène et fume des cigares de la Havane, tandis que je fume d’être enfermé ici... monsieur dîne en ville, tandis que je ne dîne pas du tout.

Air : Vaudeville des Frères de lait.

Qu’un homme apport’ de l’argent au ménage
De le recevoir c’est ton tour ;
Mais quand plus tard il vient faire tapage
Pour en toucher, alors, moi, c’est mon jour,
V’là comme ici chacun d’ nous a son tour.
Un tel partage est-il franc ? je te l’ demande ?
Ça m’f ait l’effet de succulents gigots
Dont tu prendrais, pour ta part, tout’ la viande,
En me laissant, pour la mienn’, tous les os.
C’est un gigot dont l’un prend tout’ la viande,
Et dont l’autre n’a que les os.

Mais ça ne durera pas comme ça, ça ne se peut pas, ça ne sera pas, j’en fais serment par ce qu’il y a de plus sacré au monde, je le jure... sur le dictionnaire de l’Académie.

ARTHUR.

Ouf ! est-ce-tout enfin... et veux-tu m’écouter à ton tour ?

PHILOMÈLE.

Eh bien ! va, parle, justifie-toi, blanchis-toi, si tu peux...

ARTHUR.

Apprends donc que j’ai peut-être les moyens de nous tirer d’embarras, de nous sortir de l’horrible gêne dans laquelle nous nageons depuis longtemps...

PHILOMÈLE.

Alors, dépêche-toi, car, à force de nager, j’ai peur de me noyer.

ARTHUR.

Figure-toi qu’il y a un mois, je lis par hasard dans un journal, qu’un admirateur des belles-lettres, et surtout des lettres cultivées par les femmes, proposait le prix suivant à celle qui ferait le meilleur mémoire sur l’art d’être heureux en ménage, à savoir : sa main et sa fortune.

PHILOMÈLE.

Eh bien !... tu n’as pas la ridicule prétention d’accepter sa main... et si la fortune ne s’en sépare pas ?...

ARTHUR.

Sans doute ; mais on ajoutait que dans le cas où la personne ne lui plairait pas, il lui offrirait un dédit de cinquante mille francs.

PHILOMÈLE.

Cinquante mille francs ! il se pourrait !... cinquante mille francs !...

ARTHUR.

Or, il est bien positif que la personne ne lui plaira pas, alors...

PHILOMÈLE.

Ah ! oui... mais il y a matière à procès.

ARTHUR.

Silence !... voilà quelqu’un ! Ah ! c’est Marie !...

 

 

Scène II

 

ARTHUR, PHILOMÈLE, MARIE

 

Ensemble.

Air : Je paierais. (Bonne Fortune)

ARTHUR et PHILOMÈLE.

La voilà ! quel plaisir !
Devant elle
Cachons cette nouvelle.
La voilà ! quel plaisir !
Pour nous quel heureux avenir !

MARIE.

Me voilà, vot’ désir
Appelle
Une bonne nouvelle,
Me voilà ! quel plaisir !
Pour nous quel heureux avenir !
Adieu, fil et ciseaux !
Pour moi plus de travaux !
La pratiqu’ n’ m’érit’ pas qu’on s’ démanche,
L’mardi,
L’jeudi,
L’sam’di,
Et d’ la s’main’ j’ veux faire un long dimanche !

ENSEMBLE.

La voilà ! etc.
Me voilà !

MARIE.

Bonjour, bonjour, Arthur... comment vous portez-vous, monsieur Philomèle ?...

PHILOMÈLE.

Mais très bien, très bien, mademoiselle...

ARTHUR, à Marie.

D’où te vient cette gaieté ?

MARIE.

Arthur, je viens vous chercher pour faire quelques courses, quelques démarches avec moi.

ARTHUR.

Des démarches ?

MARIE.

Oui, j’ai découvert que je possède à Paris un parent fort riche, auquel autrefois mon père a rendu de grands services, et je voudrais le retrouver, pour lui demander de m’en rendre un à son tour.

ARTHUR.

Lequel ?

MARIE.

Celui de nous marier.

PHILOMÈLE.

Est-ce qu’il serait prêtre ou adjoint du maire ?...

MARIE.

Non, mais il est riche ; et vous comprenez ?...

ARTHUR.

Parfaitement.

MARIE.

Eh bien ! êtes-vous prêt ?

ARTHUR.

Dans un instant, voici Philomèle qui a l’obligeance d’achever, de cirer mes bottes...

PHILOMÈLE.

Hem ?... Qu’est-ce que tu dis donc ?...

ARTHUR.

Je dis que tu achèves de cirer

Bas.

nos bottes...

À part.

que j’vais mettre pour accompagner Marie,

Bas.

et faire des courses en faveur de mon mémoire, tu sais ?...

PHILOMÈLE.

Allons, je me résigne.

Arthur va mettre les bottes dans sa chambre.

MARIE.

Monsieur Philomèle, je vous laisse cette robe et ce bonnet que je ne reporterai que tantôt à la pratique... je vous les recommande.

PHILOMÈLE.

Oh ! inutile la recommandation... je ne m’en servirai pas... si c’était des bottes, je ne dis pas.

MARIE.

Je vais les mettre là, n’est-ce pas ?

PHILOMÈLE.

Et dire que je vais être assiégé par cette horrible foule de créanciers !...

ARTHUR.

Me voilà !

PHILOMÈLE.

Et il a endossé l’habit, le malheureux !... tu l’as endossé ?

ARTHUR, bas.

Comment veux-tu que je sorte ?

PHILOMÈLE.

Va, va, dépouille-moi, prends aussi le parapluie, prends tout, tout...

ARTHUR.

Adieu, mon bon ami...

MARIE.

Adieu, monsieur Philomèle.

Air : Enfin dans ce jour.

Enfin nous partons,
Cette visite
Nous invite ;
Mais nous reviendrons,
Et tous deux nous marierons.

PHILOMÈLE.

Ai-je des guignons !
Quoi ! si vite
Ici l’on me quitte !
Pourtant espérons
Qu’enfin tous heureux nous serons.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

PHILOMÈLE, puis MADAME CAILLOUX

 

PHILOMÈLE.

Allons, bon, encore une fois seul ici, et pourtant c’était mon jour de sortie, de promenade... elle est belle la promenade... huit pieds de chambre à arpenter... et pour me distraire des fameuses visites de créanciers...

On frappe à la porte.

Bon, v’là que ça commence... Entrez... Ah ! la concierge, madame Cailloux... Bonjour, madame Cailloux.

MADAME CAILLOUX.

Bonjour vous-même, monsieur ; ne s’agit pas de ces futilités, je viens vous réclamer...

PHILOMÈLE.

Le moment est bien mal choisi, ma chère concierge.

MADAME CAILLOUX.

Le moment est très propice pour réclamer le terme... huit octobre à midi et quart !

PHILOMÈLE

C’est pas ça : je dis le moment, vu notre situation... figurez-vous que nous sommes dans la peine.

MADAME CAILLOUX.

Encore des traverses !

PHILOMÈLE.

Malheureux comme des pierres, ma bonne veuve Cailloux, comme des pierres, concierge !

MADAME CAILLOUX.

Alors, monsieur, je suis inconsolable ; mais je vous signifie voire congé ; et d’ailleurs je vous préviens qu’au futur, je refuserai les lettres et autres paquets à vos adresses.

PHILOMÈLE.

Comment !

MADAME CAILLOUX.

Même qu’en voilà une de lettre.

PHILOMÈLE.

Ah ! bon, donnez.

MADAME CAILLOUX.

Trois sous ?...

PHILOMÈLE.

Mais on vous les paiera.

MADAME CAILLOUX.

Trois sous, ou sinon je, la rends au facteur... l’administration des postes vous poursuivra elle-même pour le remboursement de ses fonds.

PHILOMÈLE.

Eh bien ! laissez-moi au moins lire au travers.

MADAME CAILLOUX.

Du tout, vous pourriez l’endommager.

PHILOMÈLE, la prenant.

Mais non, non, j’en réponds, excellente concierge.

Il regarde en dedans.

MADAME CAILLOUX.

C’est indiscret, monsieur, on ne doit lire ses lettres que quand elles sont payées.

PHILOMÈLE.

Qu’ai-je vu !... signé Colibot !... Et le prix, le prix, madame Cailloux ?

MADAME CAILLOUX.

Eh bien, le prix, c’est trois sous.

PHILOMÈLE.

Eh ! vous ne m’entendez pas.

MADAME CAILLOUX.

Si fait, ça vient de Paris.

PHILOMÈLE.

Je vous dis que ce n’est pas ça... nous avons gagné le prix... cinquante mille francs !

MADAME CAILLOUX.

Cinquante mille francs !

PHILOMÈLE.

Oui, cinquante mille francs, ou un mariage magnifique, au choix.

MADAME CAILLOUX.

Un mariage pour vous ?

PHILOMÈLE.

Non, non, pour Arthur... ce cher Arthur... Cinquante mille francs !

MADAME CAILLOUX.

Un mariage, avec qui ?

PHILOMÈLE.

Avec M. Colibot... Dieu de Dieu !... cinquante mille francs !

MADAME CAILLOUX.

Comment ! M. Arthur épouse un M. Colibot ?

PHILOMÈLE.

Non, vous ne pouvez pas comprendre... ma joie, mon bonheur... Oh ! mais je puis décacheter maintenant... cinquante mille francs... Je décacheté, portière...

MADAME CAILLOUX.

Mais, monsieur Philomèle...

PHILOMÈLE.

Allez dire au propriétaire qu’il sera payé... Faites votre note, madame Cailloux ; la caisse sera ouverte sous peu de jours, vous pourrez vous y présenter.

MADAME CAILLOUX.

Je m’y transfère, monsieur... Dieu de Dieu ! quelle nouvelle !

PHILOMÈLE.

Allez, allez, portière.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

PHILOMÈLE, puis ARTHUR

 

PHILOMÈLE.

Cinquante mille francs !... quel trésor !... quelle fortune !... comme nous allons vivre !... Oh ! à présent plus de jeûne, de lit à la belle étoile, plus de ce vieux mobilier.

Il bouscule les chaises.

Je veux être mis dans le dernier genre, je veux avoir un chapeau neuf, moi.

Il enfonce son chapeau.

Air du Vaudeville de Partie et Revanche.

J’aurai des bott’s à l’écuyère,
À l’entresol je prétends me loger,
Je veux un ch’val, un dromadaire,
Un’ maison d’ campagne en Alger.
Avec un petit potager.
Dans mon lux’ plus rien qui m’retienne,
J’ suis un grand prodigue, et je veux
Changer de linge une fois par semaine
Et chaqu’ matin me fair’ couper les ch’veux,
Oui, chaqu’ matin je m’ frai couper les ch’veux.

ARTHUR, entrant.

Grand Dieu ! quel désordre !

PHILOMÈLE, l’embrassant.

Cher Arthur, je t’attendais !

ARTHUR.

Et c’est comme ça que tu fais le ménage.

PHILOMÈLE.

Le ménage ! ah bah ! nous en aurons bientôt un autre... Tiens, lis.

ARTHUR.

Le prix ! j’ai gagné le prix !

PHILOMÈLE.

Un peu, grand homme, que nous l’avons gagné, le prix.

ARTHUR.

Ah çà !... mais réfléchissons... c’est cinquante mille francs, ou le mariage.

PHILOMÈLE.

Oui ; mais nous choisissons les cinquante mille francs.

ARTHUR.

Mais c’est lui qui s’est réservé le droit de choisir.

PHILOMÈLE.

Ah ! grand Dieu ! et moi qui viens d’enfoncer mon chapeau... je suis enfoncé !

ARTHUR.

Attends, je tiens peut-être un moyen de nous tirer d’embarras.

PHILOMÈLE.

Lequel ?

ARTHUR.

D’abord, il faut que je te dise le résultat de mes courses avec Marie.

PHILOMÈLE.

Voyons le résultat.

ARTHUR.

Tu sais qu’elle nous parlait souvent de ce riche parent, si ingrat envers son père qui l’avait aidé autrefois ? tu sais qu’elle nous le dépeignait comme un original, une espèce de fou ?...

PHILOMÈLE.

Sans doute.

ARTHUR.

Eh bien ! figure-toi que ce fou, cet original, se nomme Colibot !

PHILOMÈLE.

L’homme au mémoire ?

ARTHUR.

Et aux cinquante mille francs ; or, avec lui, plus de fausse délicatesse à ménager ; ce n’est plus seulement le prix du mémoire qu’il faut lui arracher, mais la dot de Marie, qu’il lui doit bien ; enfin il faut le forcer à n’être plus ingrat et à se montrer honnête homme malgré lui.

PHILOMÈLE.

Et le tout à notre profit... mais tout cela ne me dit pas le moyen d’obtenir le dédit.

ARTHUR.

Le voici... si je m’habillais en femme ?

PHILOMÈLE.

Tu voudrais l’épouser ?

ARTHUR.

Eh ! non ; mais une gaillarde comme moi ne lui conviendrait pas... et alors...

PHILOMÈLE.

Admirable !... jeté comprends... et alors, il paie le dédit... nous avons d’autant plus de chances que tu es fort laid !

ARTHUR.

Par exemple !

PHILOMÈLE.

Air de la petite Prude.

Pour toi je ne redoute pas
Que d’amour il aille se prendre,
Car, s’il brûlait pour tes appas,
Faudrait qu’il eût le cœur bien tendre ;
Vous êt’s, mon cher littérateur,
Si laid en homme, sur mon âme,
Que nous aurions bien du malheur
Si vous faisiez un’ joli’ femme.

ARTHUR.

Eh ! justement, Marie a laissé ici une robe et un bonnet, c’est mon affaire.

PHILOMÈLE.

C’est charmant.

ARTHUR.

Il m’écrit qu’il sera ici à une heure ; je n’ai que le temps de procéder à ma toilette.

PHILOMÈLE.

Va donc... surtout pas de coquetterie... ne va pas mettre de corset.

ARTHUR.

Sois tranquille, et appelle madame Cailloux pour m’aider à m’habiller.

PHILOMÈLE, à la fenêtre.

Madame Cailloux ! Madame Cailloux !

MADAME CAILLOUX, d’en bas.

On y monte !

 

 

Scène V

 

PHILOMÈLE, puis MADAME CAILLOUX

 

PHILOMÈLE.

Pourvu que l’autre n’arrive pas trop tôt... Ah ! bah ! je causerai littérature pour l’occuper un instant... Arrivez donc, concierge !

MADAME CAILLOUX.

Voilà la note en question.

PHILOMÈLE.

C’est bon ; mais maintenant il s’agit d’aider mon ami à s’encotillonner.

MADAME CAILLOUX.

Que voulez-vous dire ?

PHILOMÈLE.

Que nos cinquante mille francs dépendent en partie de vous ; mais dépêchons-nous, il faut saisir la fortune aux cheveux... Vous prêterez votre tour à Arthur.

MADAME CAILLOUX.

Mais je n’y comprends rien.

PHILOMÈLE.

Je le comprends... Mais enfin voulez-vous être payée ?

MADAME CAILLOUX.

Sans doute.

PHILOMÈLE.

Alors, allez vêtir Arthur.

MADAME CAILLOUX.

Mais la décence, monsieur... et d’ailleurs je ne suis pas bien sûre...

On sonne à la porte.

PHILOMÈLE.

Et tenez, c’est sans doute lui, l’homme aux cinquante mille francs.

MADAME CAILLOUX

L’homme aux...

 

 

Scène VI

 

PHILOMÈLE, MADAME CAILLOUX, COLIBOT

 

COLIBOT.

Est-ce ici que réside la demoiselle Arthur, s’il vous plaît ?

MADAME CAILLOUX.

La demoiselle Arthur !

PHILOMÈLE.

Oui, monsieur... Allez la prévenir, madame Cailloux, qu’un étranger la demande.

MADAME CAILLOUX.

Mais...

PHILOMÈLE, bas.

Allez donc, ou vous nous ruinez.

Il la pousse dans la chambre.

MADAME CAILLOUX.

Soit, j’y vais ; mais je l’habillerai les yeux fermés.

PHILOMÈLE.

Tant mieux ! ça ne peut que bien faire, vu la circonstance.

 

 

Scène VII

 

PHILOMÈLE, COLIBOT

 

COLIBOT, à part.

Ce jeune homme est sans doute à son service.

Haut.

Je ne suis pas fâché, jeune adolescent, de me trouver seul avec vous.

PHILOMÈLE, à part.

Soyons poli.

Haut.

J’éprouve la réciproque.

COLIBOT.

Je me nomme Anténor Colibot, rentier, ancien littérateur ; j’ai rédigé deux ans les Petites-Affiches.

PHILOMÈLE.

Journal très moral.

COLIBOT.

Je désire obtenir de vous quelques renseignements sur la jeune personne.

PHILOMÈLE, à part.

Il vient aux informations ; pourvu qu’il n’aille pas me faire des questions trop épineuses.

COLIBOT.

Dites-moi, quel caractère a-t-elle ?

PHILOMÈLE.

Oh ! un caractère vaporeux... adorable... toujours égal... toujours gai... enfin, ce qu’on appelle un bon garçon...

COLIBOT étonné.

Un bon garçon !

PHILOMÈLE, à part.

Voilà que j’ai dit une bêtise...

Haut.

Je veux dire que c’est un caractère de bon garçon... ces femmes auteurs...

COLIBOT.

Sont des luronnes, j’entends... Mais encore un mot, s’il vous plaît....

PHILOMÈLE.

Deux, si ça peut vous être agréable...

COLIBOT.

Sur le chapitre des mœurs... j’espère qu’il n’y a rien à mordre... elle est de mœurs pures ?...

PHILOMÈLE.

Pures !... c’est-à-dire limpides, clarifiées... une vraie rosière...

COLIBOT.

Je marche de merveilles en merveilles, et avec cela, si elle est jolie ?...

PHILOMÈLE.

Si elle est jolie !... un peu qu’elle est jolie... le plus beau nez à la romaine...

COLIBOT.

Oh ! comme ça se trouve... moi, qui justement n’aime que ces nez-là... un nez à la romaine !...

PHILOMÈLE.

Ce n’est rien encore... si vous voyiez sa taille...

COLIBET.

À la romaine aussi ?...

PHILOMÈLE.

Allons donc ! la taille appartient plutôt à l’architecture du nord... taille écossaise ou norvégienne... cinq pieds cinq pouces...

COLIBOT.

Peste ! quelle gaillarde ! Jeune homme, je suis ravi de la description que vous venez de me faire de votre maîtresse... nez du sud... taille du nord... je brûle de la voir !

PHILOMÈLE.

Justement je l’entends !

À part.

Brûle, brûle, tout à l’heure tu vas te refroidir...

 

 

Scène VIII

 

PHILOMÈLE, COLIBOT, ARTHUR, en femme, MADAME CAILLOUX

 

Ensemble.

Air : Que ce soit un mystère !

COLIBOT.

La voilà qui s’avance !
En sa présence
Comme d’avance
Je suis tremblant !...
Présentons mon hommage
Avec courage ;
Je vais, je gage,
Être galant.

PHILOMÈLE, à part.

Le voilà qui s’avance !
En sa présence,
Ma foi, d’avance
Je suis tremblant ;
Pour un tel personnage,
C’est grand dommage,
Il a, je gage,
Peu de talent.

ARTHUR, à part.

À peine je m’avance,
Qu’en sa présence,
Ma foi, d’avance
Je suis tremblant ;
Jouons mon personnage...
Avec courage.
Que son visage
Est amusant !

PHILOMÈLE, à Colibot.

Eh bien ! comment la trouvez-vous ?...

COLIBOT, à part.

C’est un tambour-major ! Mais il faut un grand corps pour loger tant de génie.

Haut.

Mademoiselle...

ARTHUR.

Monsieur.

COLIBOT.

Anténor Colibot, rentier, ancien littérateur ; j’ai rédigé deux ans les Petites-Affiches...

ARTHUR.

Bien flatté, monsieur. Madame Cailloux, je n’ai plus besoin de vos services... vous pouvez vous retirer...

MADAME CAILLOUX.

On s’en va.

À part.

Quel indécent chaos !... J’ai honte d’avoir prêté mon tour pour une intrigue aussi incohérente !

Haut.

Messieurs, je vous salue...

Elle sort.

ARTHUR, bas à Philomèle.

Philomèle, veille avec soin à ce qu’on ne nous dérange pas ; va sous la porte-cochère guetter les créanciers...

PHILOMÈLE, à part.

Allons, bon ! encore de corvée... Me voilà de faction, à présent...

ARTHUR.

Songe qu’il y va de notre fortune...

PHILOMÈLE.

Je me sacrifie...

À part.

Comme c’est agréable ! on me met perpétuellement dehors. Je suis comme les abricots, moi, toujours en plein vent !...

Il sort.

 

 

Scène IX

 

ARTHUR, COLIBOT

 

ARTHUR.

Je vous demande pardon, monsieur Colibot, de m’occuper devant vous de quelques détails...

COLIBOT.

Comment donc, mademoiselle, les travaux de l’esprit n’excluent pas ceux du corps.

ARTHUR.

Maintenant que nous voilà seuls... je suis tout à vous...

COLIBOT.

Sensiblement flatté de la préférence...

À part.

Elle s’exprime avec une facilité !...

ARTHUR.

Vous avez donc lu mon mémoire !...

COLIBOT.

Je l’ai dévoré jusqu’à dix fois ! il est ravissant !...

ARTHUR.

En vérité, vous êtes d’une indulgence...

COLIBOT.

Je ne suis qu’équitable... il est écrit avec une verve... avec une chaleur... Écoutez donc, je dois me connaître en style ; j’ai rédigé deux ans...

ARTHUR.

Oui, vous me l’avez dit. Au reste, je suis enchanté, monsieur, que m’es essais aient obtenu votre suffrage.

COLIBOT.

Dites donc qu’ils l’ont enlevé... En lisant votre manuscrit... j’ai pleuré à chaudes larmes...

ARTHUR.

Il se pourrait !

COLIBOT.

On ne connaît pas mieux le chemin du cœur... j’étais attendri... je fondais...

ARTHUR.

En vérité !

COLIBOT.

Enfin, je ne vous dissimulerai pas que j’avais, une grande impatience de connaître l’auteur de ces pages brûlantes...

ARTHUR.

Et pourquoi cela, monsieur Colibot ?

COLIBOT.

Pour m’assurer si la nature, en formant l’esprit, n’avait pas agi en marâtre avec le physique.

ARTHUR, à part.

Nous y voilà !

COLIBOT.

Vous sentez qu’on peut écrire comme un rossignol et être laid comme un corbeau ; je craignais les difformités.

ARTHUR, à part.

Il prépare son refus.

COLIBOT.

Aussi, par précaution, j’avais déposé dans un portefeuille les cinquante mille francs.

ARTHUR, à part.

Décidément je lui déplais...

COLIBOT.

Mais en vous voyant, mademoiselle, en m’apercevant que vous n’avez rien de défectueux, j’ai totalement changé d’idées.

ARTHUR.

Comment. !... que voulez-vous dire ?

COLIBOT.

C’était cinquante mille francs ou le mariage, à mon choix.

ARTHUR.

Eh bien !

COLIBOT.

Eh bien ! le choix est fait... je garde mes cinquante mille francs,

ARTHUR, à part.

Ô ciel !... que dit-il ?...

Haut.

Eh quoi ! monsieur, malgré votre promesse...

COLIBOT.

Ma promesse ! je la tiens avec religion...

ARTHUR.

Cependant vous gardez...

COLIBOT.

Mes cinquante mille francs ! c’est juste... Mais en revanche, je vous offre ma main.

ARTHUR.

Votre main !... qu’entends-je ?...

COLIBOT.

Oui, mademoiselle... Anténor Colibot, rentier, ancien littérateur, ayant deux ans rédigé les Petites-Affiches... et qui jure ici de n’avoir jamais d’autre épouse que vous !...

ARTHUR, à part.

Eh bien !... me voilà dans une .jolie position.

COLIBOT.

Air de l’Homme qui se range.

Oui, je le jure à vos genoux,
Je n’aimerai jamais que vous.

ARTHUR.

Vous m’aimez, quoi ! vraiment !

À part.

Grand Dieu ! qu’il est assommant.

COLIBOT.

Je t’aime comme un fou...
Un sauvage... un Andalou !
Les héros de roman,
Les Gonzalve, les Gusman,
Étaient tous, sur ma foi,
Bien moins amoureux que moi ;
Mais aussi (Bis.)
Il me faut
Un gage ici
De ton amour...

ARTHUR, lui donnant un soufflet.

Le voici !

Ensemble.

ARTHUR.

Grand Dieu ! quel embarras !
Il ne s’en ira pas ?
Quel supplice est le mien !...
Il ne s’effrayera de rien !

COLIBOT.

Grand Dieu ! qu’elle a d’appas !
Quel poignet et quel bras !
Quel chagrin est le mien 
Ell’ ne m’accorde rien.

 

 

Scène X

 

ARTHUR, COLIBOT, PHILOMÈLE, puis TROIS CRÉANCIERS

 

PHILOMÈLE, accourant.

Nous sommes perdus ! voici les créanciers qui ont voulu monter à toute force !

ARTHUR.

Maladroit !

PHILOMÈLE.

Tout ce que j’ai pu obtenir, c’est qu’ils respecteraient l’incognito de ton sexe.

COLIBOT.

Qu’est-ce donc ?

ARTHUR.

Oh ! rien ! rien.

Les créanciers entrent.

PHILOMÈLE.

Les Voilà ! tire-t-en comme tu pourras, moi, je me sauve.

Il sort.

CHŒUR DES CRÉANCIERS.

Air de Fra-Diavolo.

Plus de délais, plus de remise,
Vous nous avez trop oubliés ;
De la somm’ qui nous est promise,
Nous voulons tous être payés.

PREMIER CRÉANCIER.

Mademoiselle Arthur ?

ARTHUR.

C’est moi, que voulez-vous ?

TOUS LES TROIS.

C’est une note que j’apporte à mademoiselle.

ARTHUR.

Donnez...

Il les prend.

COLIBOT.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

ARTHUR.

Rien.

À l’un des créanciers.

J’en ferai remettre le montant chez vous.

PREMIER CRÉANCIER.

Je compte certainement sur la promesse de mademoiselle, mais le mémoire s’élève à 420 fr. et plusieurs centimes... et j’ai besoin aujourd’hui même de ce qui m’est dû.

LE DEUXIÈME CRÉANCIER.

Je tiens à être payé ce matin.

LE TROISIÈME CRÉANCIER.

Et moi aussi, je suis las de courir après mon argent.

ARTHUR, à part.

Comment me tirer de là ?

COLIBOT, à part.

Elle paraît embarrassée... soyons délicat.

Haut.

Mademoiselle, j’ai rédigé deux ans les Petites Affiches...

ARTHUR.

Eh bien ?...

COLIBOT.

Je comprends les gens de lettres...

ARTHUR, à part.

Est-ce qu’il voudrait payer pour moi ?...

Haut.

Enfin, monsieur Colibot ?

COLIBOT.

Enfin, au point où nous en sommes... je puis agir avec franchise, et si j’osais vous offrir...

ARTHUR.

Comment, monsieur, vous voudriez... mais c’est qu’en vérité je ne sais si je dois...

COLIBOT.

Ah ! si vous ne devez pas, c’est une autre affaire.

ARTHUR.

Je ne sais si je dois accepter...

COLIBOT.

Comment donc ?... ce sera m’obliger...

Au premier créancier.

Vous dites donc qu’il vous est dû... ?

PREMIER CRÉANCIER.

Deux habits, une redingote et trois pantalons.

COLIBOT, étonné.

Trois pantalons... deux habits.

ARTHUR, à part.

Le maladroit !

Haut.

Quelquefois je me mets en homme pour monter à cheval.

COLIBOT.

Vous montez à cheval ? c’est charmant !

Au deuxième créancier.

Et vous ?...

DEUXIÈME CRÉANCIER.

Moi, une fourniture de quatre paires de bottes, et, de plus, deux remontages.

COLIBOT, étonné.

Des remontages !... qu’est-ce que cela signifie ?

ARTHUR.

Sans doute... lorsqu’on se met en homme il faut bien des bottes.

COLIBOT.

C’est juste... je n’y pensais plus... il faut des bottes pour se mettre en homme... à moins qu’on ne porte des souliers.....

TROISIÈME CRÉANCIER.

Quant à moi, voici mon mémoire.

ARTHUR, s’en emparant.

Vingt barbes !...

Haut.

Un total de six francs pour coiffures...

TROISIÈME CRÉANCIER.

Permettez, mademoiselle, c’est pour vous avoir rasée...

COLIBOT, étonné.

Rasée... vous vous faites raser ?...

ARTHUR, à part.

Je n’en sortirai pas.

Haut.

Oui, je me suis fait dernièrement raser... les cheveux...

Au coiffeur bas.

Taisez-vous, ou vous n’aurez rien.

Haut.

Mes cheveux tombaient...

COLIBOT.

Suite du travail d’imagination... je sais cela par expérience, j’ai rédigé deux ans...

Aux créanciers.

Messieurs, voici ma carte, mon nom et mon adresse, Anténor Colibot, rentier, ancien littérateur... envoyez chez moi vos mémoires, dans une heure vous serez payés.

PREMIER CRÉANCIER.

Cela suffit, monsieur, je vous salue.

LES DEUX AUTRES.

Votre serviteur, monsieur et mademoiselle,

À part, en riant.

drôle de demoiselle !

CHŒUR.

Même air.

Plus de délais, plus de remise,
On nous avait trop oubliés.
De la somm’ qui nous est promise
Nous allons tous être payés.

Ils sortent.

 

 

Scène XI

 

COLIBOT, ARTHUR

 

ARTHUR.

Monsieur Colibot, je suis vraiment confuse.

COLIBOT.

Ne parlons pas de cela, je vous en supplie.

ARTHUR.

Vous allez emporter une bien mauvaise opinion de moi.

COLIBOT.

Une mauvaise opinion ! j’en suis incapable... et même je vous avoue que ce que je viens de voir n’a fait qu’augmenter mon amour.

ARTHUR.

Se pourrait-il ?

COLIBOT.

Oui, j’aime ce laisser-aller... tranchons le mot, ce désordre... cela dénote de grands moyens.

ARTHUR.

Mais au contraire.

COLIBOT.

Cela dénote des moyens, vous dis-je : ne pas savoir que deux et deux font quatre... n’avoir que douze cents francs de rentes et en dépenser deux mille... voilà le véritable génie, mademoiselle.

ARTHUR, à part.

Il est fou !

COLIBOT.

Mais il faut que je vous quitte ; d’abord pour solder ces mémoires, ensuite pour... sans façon, voulez-vous déjeuner avec moi ?

ARTHUR.

Mais, monsieur, est-il convenable ?...

COLIBOT.

Si c’est convenable ! mais vous ne m’aimez donc pas... je vous suis donc odieux ? Acceptez... acceptez... ou je me jette par la fenêtre.

ARTHUR.

C’est si haut ici.

COLIBOT.

Vous consentez !... c’est délicieux ! je vole chez le restaurateur, et en revenant je tombe chez mon notaire.

ARTHUR.

Votre notaire ?

COLIBOT.

Oui, vous êtes la femme que j’avais rêvée, la femme que je cherchais, et je vous épouse aujourd’hui même.

ARTHUR.

Mais... permettez...

COLIBOT.

Rien... je ne permets rien... ce soir nous signerons le contrat... et demain on lira la publication de notre mariage dans les Petites-Affiches.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

ARTHUR, seul

 

Monsieur Colibot, monsieur Colibot ! allons, il ne m’écoute pas... il est déjà en bas de l’escalier... Que faire ? me voilà dans une singulière position... décidément, je ne puis pas l’épouser... Le vieux fou !... qui va s’amouracher de ma personne... diable d’expédient que j’ai eu là !...

 

 

Scène XIII

 

ARTHUR, PHILOMÈLE, MARIE

 

PHILOMÈLE.

Eh bien !... quelle nouvelle ?...

MARIE.

Que vous a dit mon parent Colibot ?...

ARTHUR.

Votre parent Colibot me met dans un joli embarras.

PHILOMÈLE.

Est-ce qu’il ne veut plus donner les 50 000 franc !

ARTHUR.

Il veut... il veut m’épouser.

MARIE.

Vous épouser ?...

PHILOMÈLE.

T’épouser ! quelle extravagante prétention !... tu auras fait la coquette !... mais enfin t’épouser, sous quel prétexte ?...

ARTHUR.

Sous le prétexte qu’il me trouve à son goût... et qu’il est amoureux de moi...

PHILOMÈLE.

Amoureux de toi... Eh bien ! il n’est pas difficile... si c’était moi, encore, je ne dis pas, mais lui... lui...

MARIE, piquée.

Arthur est très bien en femme.

PHILOMÈLE.

C’était bien la peine de me morfondre sous la porte ! qu’est-ce que nous allons devenir à présent ?...

MARIE.

Moi qui comptais sur une dot !

PHILOMÈLE.

Et moi sur un chapeau !

ARTHUR.

Il me vient une idée...

PHILOMÈLE.

Tu as une idée ? voyons l’idée...

ARTHUR.

Jusqu’à présent il ne m’a vu que paré de tous mes avantages.

PHILOMÈLE.

Tes avantages... Est-il fat !

ARTHUR.

Je veux maintenant me donner tous les défauts.

PHILOMÈLE.

C’est ça, montre-toi tel que tu es...

ARTHUR.

Justement, il est allé commander à déjeuner...

PHILOMÈLE.

À déjeuner ! voilà un homme estimable... je m’invite.

ARTHUR.

Mais moi, je ne t’invite pas.

PHILOMÈLE.

Allons, bon !...

ARTHUR.

Ta présence pourrait le gêner.

PHILOMÈLE.

Dis donc plutôt que tu veux te faire des bosses tout seul.

UN GARÇON TRAITEUR.

Mademoiselle Arthur ?

ARTHUR.

C’est le déjeuner... mettez tout cela sur cette table.

Le garçon dépose le déjeuner sur la table et sort.

PHILOMÈLE.

Comme ça sent bon... et dire que tout ça va me passer devant le nez... Grand Gargantua d’Arthur !...

ARTHUR.

Allons, va-t’en, gourmand !

PHILOMÈLE.

Oui, gourmand ! ça t’est bien aisé a dire... laisse-moi au moins flairer un peu...

ARTHUR.

Tu flaireras du cabinet... j’entends monter, c’est sans doute notre homme... laissez-moi faire, et je vous promets qu’avant une heure il n’aura plus envie de m’épouser...

PHILOMÈLE.

Oui, oui, avale, engloutis tout, les épinards, les salsifis... grand Carnivore !...

MARIE.

Allons, venez.

À Arthur.

Bonne chance, Arthur...

Air : Valse légère (de Doche).

Avec esprit, remplissez-votre rôle,
Tâchez de perdre en son cœur tout crédit ;
C’est mon parent, et je trouverai drôle
De l’amener à payer le dédit.

PHILOMÈLE.

Heureusement je connais la fruitière,
Et sans nous s’ils mang’nt tous les deux
De bons beeffstecs aux pomm’s de terre,
Je vais manger un’ om’lette sans eux.

Oh ! une omelette sans, œufs ! charmant le calembour !... et à jeun...à jeun !...

Reprise ensemble.

MARIE.

Avec esprit remplissez, etc.

ARTHUR.

Avec esprit remplissons notre rôle,
Tâchons de perdre en son cœur tout crédit
C’est un parent, et je crois qu’il est drôle
De l’amener à payer le dédit.

PHILOMÈLE.

Avec esprit remplis au moins ton rôle,
Enfonce, ici ce Mécène érudit ;
C’est un parent, et je trouverai drôle
De l’amener h payer le dédit.

Ils entrent dans le cabinet.

 

 

Scène XIV

 

ARTHUR, COLIBOT

 

ARTHUR.

Maintenant, attention.

COLIBOT.

Je viens de payer ces figures patibulaires, et me voilà... je n’ai pas été long... Ah ! ah ! voici le déjeuner... En attendant mes amis et le notaire, nous pouvons nous mettre à table.

ARTHUR.

Je le veux bien... À table, monsieur Colibot.

Ils s’y mettent ; Arthur se verse un grand verre de vin.

COLIBOT, le regardant.

Tiens, tiens, tiens... quel délicieux repas nous allons faire !

ARTHUR.

Mais il me semble que vous n’avez pas fait apporter de liqueurs,

COLIBOT.

Pardonnez-moi, il doit y avoir un flacon d’anisette.

ARTHUR.

De l’anisette ! fi donc !...

COLIBOT.

Vous auriez préféré autre chose ?... du parfait amour, peut-être ?...

ARTHUR.

Du tout ; du rhum plutôt, cela fait faire la digestion... Oh ! vous avez affaire à une gaillarde, monsieur Colibot....

Il boit encore.

COLIBOT, à part.

Décidément, c’est un Portugais.

ARTHUR.

Et puis : vive le rhum pour donner des idées, pour monter l’imagination... Tenez, lorsque j’ai écrit ce mémoire qui vous a séduit...

COLIBOT.

Vous aviez bu du rhum ?...

ARTHUR.

Six petits verres et le bain de pied.

COLIBOT.

En vérité ?...

À part.

Quelle tête !...

ARTHUR.

Mais vous ne buvez pas... Allons donc, faites-moi raison, morbleu !...

COLIBOT, à part.

Morbleu !, elle a dit morbleu !...

ARTHUR.

Et maintenant, la chanson à boire. Versez, monsieur Colibot, et répétez avec moi :

Air : Eh ! you piou piou.

Ah ! d’une femme auteur
Que le sort fait envie,
D’amour et de liqueur
Elle embrase sa vie,
À mort !
Sans le moindre remord.
Roman
Charmant
Qu’on fait en fumant,
Coursier fringant
Qu’on lance en jouant.
Pour vêtement,
Un frac élégant,
Punch enivrant
Qu’on boit en chantant :
Voilà !
Les plaisirs que l’on a.

Deuxième couplet.

Loin d’avoir un amant,
En femme du vulgaire,
Elle en aimerait cent,
Pour elle ce n’est guère ;
À mort !
Sans le moindre remord ! etc.

COLIBOT, à part.

Elle est tout-à-fait drôle !...

ARTHUR, à part.

Par exemple, si je ne lui déplais pas...

Il tire de sa poche un briquet, le bat et allume un cigare.

COLIBOT.

Eh quoi ! vous fumez ?...

ARTHUR.

Comme une Hollandaise... mes trois cigares après déjeuner.

COLIBOT.

Trois cigares !...

À part.

C’est ravissant !...

ARTHUR.

Eh bien !... est-ce que vous ne faites pas comme moi ?...

COLIBOT.

Je vous remercie... le tabac m’étourdit.

ARTHUR.

Oh ! quelle bégueule vous faites !...

COLIBOT, à part.

Bégueule !.... quel amour d’expression !...

ARTHUR.

Moi, d’abord, je prétends faire fumer mon mari... et si vous tenez à me plaire...

COLIBOT.

Si j’y tiens !...

Haut.

J’en serai malade ; mais je fumerai...

Il fume.

ARTHUR.

À la bonne heure donc !...

À part.

Il a de moi par-dessus les oreilles.

COLIBOT, à part.

Mais voyez donc comme elle y va !

Haut.

Décidément, Vous êtes un démon.

ARTHUR.

Oui, j’ai les goûts d’un jeune homme... J’aime la table, le punch, l’exercice du cheval... Et l’école de natation donc.

COLIBOT.

Vous savez nager ?...

ARTHUR.

Comme une baleine... mais ce n’est rien encore... c’est à l’escrime qu’il faut me voir...., car je fais des armes aussi...

COLIBOT.

Des armes !... avec des fleurets ?...

ARTHUR.

Quelle question !... ce n’est pas avec des petits peignes, bien sûr... Au surplus, pendant que vous êtes là, il faut que je vous montre une botte.

COLIBOT.

Comment ?... vous voulez ?...

ARTHUR.

Oui une botte de mon invention.

Lui donnant un fleuret.

Allons, mettez-vous en garde,

COLIBOT, à part.

C’est la pucelle d’Orléans !...

ARTHUR.

Allons, y êtes-vous ?... mieux que cela donc ! vous avez l’air gauche !... Une, deux ; parez celle-là, monsieur Colibot...

COLIBOT.

Aïe, aïe, aïe !... comme vous y allez...

ARTHUR.

Je vous ai fait mal ?...

COLIBOT.

Mal !... au contraire...

À part.

Quel poignet !...

ARTHUR, à part.

Il fait la grimace... il est complètement dégoûté...

Haut.

Recommençons... allons, une, deux,  parez, parez donc !...

COLIBOT.

Non, ce n’est pas la peine.

Jetant son fleuret.

Créature amphibie, je suis fou de toi !...

ARTHUR.

Que dites-vous !...

COLIBOT, à ses pieds.

Oui, tu prendras mon uniforme ; tu monteras ma garde ; tu feras mes patrouilles... moi, je resterai à la maison pour écumer la marmite et soigner les enfants...

ARTHUR.

Vous n’y pensez pas... relevez-vous, monsieur Colibot.

COLIBOT.

Non, je veux rester dans cette posture ; le notaire va venir, je veux qu’il me trouve en admiration devant toi...

Air : l’Homme qui se range.

Je veux rester à tes genoux
Jusqu’à ce qu’un regard bien doux
Me dise d’espérer
Que tu pourras m’adorer.

ARTHUR.

Soyez plus circonspect,
Vous me manquez de respect.

COLIBOT.

Du respect ! oh ! jamais,
Car en voyant tes attraits,
Je voudrais tout oser,
Et te chiper un baiser.
Oui, je veux (Bis.)
Un doux gage de tes feux.

ARTHUR, lui donnant un soufflet.

Le voilà !...

COLIBOT.

Ça m’en fait deux !...

Ensemble.

ARTHUR.

Grand Dieu ! quel embarras, etc.

COLIBOT.

Grand Dieu ! qu’elle a d’appas, etc.

 

 

Scène XV

 

ARTHUR, COLIBOT, MADAME CAILLOUX

 

MADAME CAILLOUX, à part.

Qu’aperçois-je !...

ARTHUR.

Madame Cailloux !...

MADAME CAILLOUX.

Ah ! grand Dieu ! quelle horreur !... quelle immoralité !... cette maison a toujours été connue pour sa tenue et ses mœurs... et de semblables désordres ne peuvent s’y tolérer.

COLIBOT.

Des désordres !... qu’entendez-vous par là, s’il vous plaît ?...

MADAME CAILLOUX.

J’entends, monsieur, que mademoiselle n’est pas une demoiselle...

COLIBOT.

Que dit-elle !...

ARTHUR.

Madame Cailloux...

COLIBOT.

Ce n’est pas une demoiselle... Serait-ce ?... Eh quoi !... vous seriez mariée ?...

MADAME CAILLOUX.

Ce n’est ni une demoiselle ni une femme mariée. 

COLIBOT.

C’est donc une veuve ?

MADAME CAILLOUX.

C’est un jeune homme ! et la preuve, c’est qu’il a mon tour.

Elle le lui arrache.

COLIBOT.

Que vois-je !... un homme !... je demeure imbécile...

 

 

Scène XVI

 

ARTHUR, COLIBOT, MADAME CAILLOUX, PHILOMÈLE, MARIE, LE NOTAIRE, PARENTS et AMIS

 

CHŒUR.

Air de l’Ambassadrice.

Ah ! quel plaisir extrême,
Quel beau jour !
Le couple qui s’aime
Sans retour :
Voit ses vœux comblés par l’amour...
Par l’amour !

PHILOMÈLE, entrant.

D’où vient ce tapage inusité ?...

MARIE.

Qu’est-ce que cela ?

COLIBOT.

Le notaire !... mes païens !... je suis déshonoré, perdu !...

MARIE.

Perdu ! non, pas encore ; et si vous voulez, je me charge de vous sortir d’embarras... de vous sauver.

COLIBOT.

Me sauver !... c’est ce que j’ai de mieux à faire.

Il va pour sortir.

MARIE.

Restez, et fiez-vous â moi ; car je suis une bonne parente.

LE NOTAIRE.

Monsieur, vous m’avez fait appeler ?...

COLIBOT.

Oui... oui... je... une parente ! que signifie ?...

MARIE.

Eh ! oui, je suis une Colibot !... Marie Colibot !...

COLIBOT.

Ma cousine !...

MARIE.

Appuyez ce que je vais dire, et vous êtes sauvé.

LE NOTAIRE.

Il s’agit d’un mariage... Où sont les contractants ?...

MARIE.

C’est moi, et voilà mon mari.

Elle montre Arthur.

COLIBOT.

Lui !

LE NOTAIRE.

Mademoiselle ?...

MARIE.

Ce n’est pas une demoiselle, c’est M. Arthur.

ARTHUR.

Sans doute... la preuve y est...

MARIE.

Et mon cousin Colibot a été vous prévenir, car il paie à la fois ma dot et le Mémoire sur l’art d’être heureux en ménage.

PHILOMÈLE, à part.

Très adroit !... Les femmes sont bien imaginées.

COLIBOT.

Permettez... je n’ai pas dit...

MARIE, bas.

Si vous n’approuvez pas, je dis la vérité et l’on se moquera de vous...

COLIBOT.

Allons, il le faut... mais c’est dur... Me voilà à tout jamais dégoûté des femmes de lettres... leur sexe est trop équivoque...

CHŒUR FINAL.

Air de l’Ambassadrice.

Ah ! quel plaisir extrême !
Quel beau jour !
Ce couple qui s’aime.
Sans retour
Voit ses vœux comblés par l’amour.

COLIBOT, au public.

Air : Vaudeville du premier prix.

Messieurs, dans les Petit’s Affiches
Par colonnes tout est place :
Chagrin du pauvr’, bonheur des riches,
Dans ce journal tout est classé,
À la colonn’ du mariage
Quand ces époux auront accès,
N’allez pas inscrir’ not’ ouvrage
À la colonne des décès.

Reprise du chœur.

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