Une Chanson (Théodore COGNIARD - Hippolyte COGNIARD - Louis Gabriel MONTIGNY)

Drame-vaudeville en rois actes, Imité de l’allemand.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 8 mai 1834.

 

Personnages

 

LE COMTE D’ORBERG

CHARLES, son fils

ROBIMBACH, conseiller

MAURICE WERNON

LE CAPITAINE BARNAVE

FRITZ, vieux domestique

LA COMTESSE D’ORBERG

EUGÉNIE D’ORBERG, fille du Comte et belle-fille de la Comtesse

MADAME WERNON

CLARA, sa fille

 

La scène se passe dans une des principautés de l’Allemagne.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon ouvrant sur un jardin. Deux portes latérales à gauche ; une à droite, une dans le fond. À droite de l’acteur et presque dans l’angle au fond, une fenêtre donnant sur la rue.

 

 

Scène première

 

D’ORBERG, MADAME D’ORBERG

 

Ils entrent tous les deux du fond ; d’Orberg tient sous le bras un grand portefeuille de maroquin rouge.

MADAME D’ORBERG.

Comment, monsieur, que m’apprenez-vous là ? Le prince est dans l’intention de faire grâce à Maurice Wernon, de le rappeler de l’exil ?

D’ORBERG.

Oui, ma bonne amie.

MADAME D’ORBERG.

Mais qui vous a dit cela ?

D’ORBERG.

Son altesse elle-même.

MADAME D’ORBERG.

C’est son Altesse...

D’ORBERG.

Qui, tout à l’heure, dans son cabinet, en travaillant avec moi, sur les affaires de ma compétence, comme elle daigne le faire tous les matins, m’a jeté deux mots à ce sujet en me demandant mon avis.

MADAME D’ORBERG.

Et votre avis a été ?...

D’ORBERG.

Celui de mon auguste et bien aimé souverain ; je suis directeur de la chancellerie...

MADAME D’ORBERG.

Fort bien. Mais vous êtes époux aussi... et si vous tenez beaucoup à votre place, peut-être tenez-vous un peu à l’honneur de votre femme ?

D’ORBERG.

Pouvez-vous en douter ?

MADAME D’ORBERG.

Je n’en douterai plus si vous ôtez à ce Maurice Wernon tout espoir de rentrer jamais dans cette ville : je veux que cet homme reste toujours en exil.

D’ORBERG.

Cependant, je ne puis me permettre.

MADAME D’ORBERG.

Vous vous le permettrez, monsieur... Eh quoi ! vous souffririez que Maurice Wernon me prît encore pour sujet de ses quolibets, de ses plaisanteries ! que, sous prétexte qu’avant d’être comtesse d’Orberg, je n’étais qu’une petite marchande, et que mon mariage seul m’a ennoblie, ce monsieur fît encore de moi le jouet et la risée de toute une ville ! qu’il ridiculisât encore dans ses vers celle qu’il n’appela jamais que la parfumeuse ! comme si cela pouvait m’atteindre !... j’ai été parfumeuse, c’est vrai... mais il n’y a rien là de déshonorant ; d’abord c’est un commerce propre, parfumeuse... et d’ailleurs je ne le suis plus.

D’ORBERG.

Tout cela, ma bonne amie... amour-propre de femme ! ça n’est pas de ma compétence.

MADAME D’ORBERG.

Comment, monsieur !... et la chanson...

D’ORBERG.

Quelle chanson ?

MADAME D’ORBERG.

Parlez-vous sérieusement ? auriez-vous oublié cette infâme chanson ?...

D’ORBERG.

Ah ! oui... oui... celle intitulée : Le mariage de la Parfumeuse. Je me rappelle...

MADAME D’ORBERG.

C’est fort heureux !...

D’ORBERG.

Oui, oui... sur l’air : Gai !

Il chantonne.

Gai ! gai ! mariez-vous !
Qu’on abdique
La boutique !
Gai ! gai ! mariez-vous,
Et désencanaillez-vous !

MADAME D’ORBERG.

Voulez-vous bien vous taire ! c’est une abomination, une indignité !... tenez, tenez, monsieur, voyez l’état dans lequel vous me mettez, voyez... je tremble de tous mes membres... mes nerfs se crispent... ah ! mon Dieu !

Avec rage.

Et dire que c’est ce Maurice !... le petit fat !... l’impertinent !...

Changeant de ton.

Au fait, vous avez été bien récompensé de toutes les bontés que vous avez eues pour cette famille-là ! Vous aviez bien besoin, après la mort du père, de recueillir chez vous ce Maurice, sa mère et sa sœur... les ingrats ! enfin, depuis six ans nous en sommes débarrassés !... Mais, je vous le répète, je ne veux pas que ce Maurice Wernon...

D’ORBERG.

Voyons, voyons, ma bonne amie, ne parlons plus de cela.

MADAME D’ORBERG.

Au contraire, monsieur, je veux que vous me promettiez que vous ne pardonnerez jamais.

D’ORBERG.

Mais, ma bonne amie...

MADAME D’ORBERG.

Vous me ferez mourir de chagrin... Tenez, je vais encore me trouver mal.

D’ORBERG.

Non, non... je promets tout.

MADAME D’ORBERG, respirant.

Ah ! merci !

D’ORBERG.

C’est un grand sacrifice que je vous fais... le père de Maurice était mon meilleur ami, et ma fille Eugénie aimait Maurice... mon intention était...

MADAME D’ORBERG.

De les marier ensemble ? jamais, jamais !... et la preuve, c’est que nous signerons ce soir l’acte des fiançailles d’Eugénie avec M. le conseiller Robimbach, un excellent parti !

D’ORBERG.

Le plus intrépide gourmand de toute l’Allemagne.

MADAME D’ORBERG.

Un homme fort riche.

D’ORBERG.

Fort bête.

MADAME D’ORBERG.

Il a tout ce qu’il faut pour faire un bon mari. Laissez-moi faire, quoique je ne sois que la belle-mère d’Eugénie, quoique de méchantes langues disent que je ne l’aime pas, je l’aime autant que vous pouvez l’aimer, vous, son père.

D’un ton câlin.

Je l’aime d’abord parce que vous êtes son père.

D’ORBERG.

Excellente femme !

MADAME D’ORBERG.

Votre fille sera aussi heureuse avec Robimbach... que vous l’êtes avec moi. Laissez-moi faire.

D’ORBERG.

Oui... oui... ces sortes de choses-là vous regardent et ne sont pas de ma compétence... je suis directeur de la chancellerie et je vous demande la liberté de passer dans mes bureaux.

D’Orberg entre à gauche.

 

 

Scène II

 

MADAME D’ORBERG, puis EUGÉNIE

 

MADAME D’ORBERG.

Mon Dieu ! que les hommes d’état sont ennuyeux !... Mais faisons venir ici mademoiselle Eugénie... Ah ! la voilà !

EUGÉNIE, à part, apercevant madame d’Orberg.

La comtesse !

MADAME D’ORBERG.

Eugénie, c’est ce soir que nous signerons l’acte de vos fiançailles avec le conseiller Robimbach.

EUGÉNIE.

Mes fiançailles ! ce soir !

MADAME D’ORBERG.

Ne semblerait-il pas que je vous annonce là quelque chose de nouveau ?

EUGÉNIE.

Ma mère, je vous avais dit que mon cœur...

MADAME D’ORBERG.

Il ne s’agit pas de votre cœur ; c’est de votre main qu’il est question.

EUGÉNIE.

Je me souviens de vous avoir entendue vous-même applaudir au choix que j’avais fait.

MADAME D’ORBERG.

À cette époque, mademoiselle ! celui que vous aviez choisi n’avait pas payé les bontés de votre père par la plus noire perfidie. Je vous le répète, mademoiselle, vous épouserez le conseiller Robimbach.

EUGÉNIE.

Ma mère...

MADAME D’ORBERG.

Assez ! vous ferez ma volonté.

EUGÉNIE.

Si elle est conforme à celle de mon père.

MADAME D’ORBERG.

Qu’est-ce à dire ?... vous osez...

EUGÉNIE.

Mon père a seul le droit de disposer de moi, madame.

MADAME D’ORBERG.

Vous êtes une impertinente !... Mais j’entends le conseiller... ne vous avisez pas en sa présence...

 

 

Scène III

 

EUGÉNIE, ROBIMBACH, MADAME D’ORBERG

 

ROBIMBACH, à la cantonade.

Déposez tout cela à l’office, et surtout recommandez au maître d’hôtel d’en avoir le plus grand soin.

MADAME D’ORBERG, allant au-devant de Robimbach qui entre.

Bonjour, monsieur le conseiller.

ROBIMBACH.

Bonjour, future belle-mère, vous savez ce que je vous suis.

Il lui baise la main. Saluant Eugénie.

Enchanté de vous voir, ma charmante fiancée. Tout le monde est en bonne santé, aujourd’hui ? le noble époux, le fils, le fils chéri ?

MADAME D’ORBERG.

Merci, conseiller, merci... Mou pauvre Charles.

ROBIMBACH.

Il est malade ?

MADAME D’ORBERG.

Non, non, grâce à Dieu, mais il est toujours bien à plaindre.

ROBIMBACH.

Sans doute, c’est un grand malheur qu’il soit privé de la lumière des cieux... qu’il soit aveugle !... mais il a de l’esprit, un bon cœur... il est joli garçon, il est riche, il joue fort bien de la flûte... on ne peut pas tout avoir... Allons, comtesse, allons, de la philosophie... Tel que vous me voyez, comtesse, je ne suis pas venu seul.

MADAME D’ORBERG.

Vous n’êtes pas venu seul ?

ROBIMBACH.

Je suis venu dans ma voiture en compagnie d’une foule de bêtes... C’est drôle, n’est-ce pas ? J’avais à ma droite... devinez... deux lièvres que le prince lui-même a tués hier de sa propre main ; à ma gauche... devinez ce que j’avais à ma gauche... une poule d’eau et un faisan ; et devant moi, devinez encore... mon valet de chambre tenant avec soin sur ses genoux... ah ! voilà ce qu’il faut deviner... que vous avais-je dit ? vous rappelez-vous ce que je vous ai dit, hein ?

MADAME D’ORBERG et EUGÉNIE.

Quoi ?

ROBIMBACH.

Ma chère future, vous ai-je dit il y a six semaines, pour célébrer dignement nos fiançailles, il faut que nous attendions.

EUGÉNIE.

Oh ! tant que vous voudrez.

ROBIMBACH.

Espiègle !... Il faut que nous attendions que j’aie reçu de France un pâté de foie gras de Strasbourg, du plum-pudding d’Angleterre, et de la liqueur des îles.

MADAME D’ORBERG.

Eh bien ?

ROBIMBACH.

Eh bien, tout cela est arrivé hier au soir comme j’allais me mettre au lit... Alors, je me suis mis à faire des réflexions.

EUGÉNIE, à part.

Et voilà l’homme que l’on veut que j’épouse.

ROBIMBACH.

Robimbach, me suis-je dit, tu peux maintenant célébrer dignement tes fiançailles : faisan, plum-pudding, pâté, liqueurs des îles, et cætera, et cætera, et cætera... Tu ne peux manquer, sous de tels auspices, de trouver plus tard, dans ton ménage, le bonheur et la bonne chère. Ajoutez à tout cela que demain peut-être je ne serai plus Robimbach, conseiller tout court, mais bien M. Robimbach, le conseiller privé.

MADAME D’ORBERG.

Quoi ! réellement vous auriez l’espoir.

ROBIMBACH.

Voici l’affaire. Le prince a ordonné à tous les conseillers de sa cour de faire un plan. Il est question de réformer les nombreux abus de nos nombreuses lois. Bref, j’ai fait mon plan de réforme tout seul, et je vous assure que c’est supérieurement écrit... en fine coulée.

MADAME D’ORBERG.

Ainsi vous voilà conseiller privé.

ROBIMBACH.

Je m’y attends, car pour travailler à mon mémoire, j’ai choisi l’instant où je suis vraiment remarquable... l’après-dîner.

Air : Ah ! si madame me voyait.

J’obtiendrai cet honneur nouveau,
Car chaque jour devant ma table,
Après un dîner délectable,
Vins délicats et maint friand morceau,
Depuis trois mois je fouille en mon cerveau.
Dieu ! quel travail ! mais aussi quelle gloire !
Il faut pour bien apprécier
Ce que m’a coûté mon mémoire,
Voir celui de mon cuisinier.

MADAME D’ORBERG.

À ce soir donc une alliance qui nous comblera de joie.

ROBIMBACH.

À propos d’alliance, il est d’usage d’en offrir une à la fiancée, et j’ai compté sur vous, madame la comtesse, pour l’avoir du meilleur goût possible.

MADAME D’ORBERG.

J’ai précisément quelques courses à faire en ville ; si vous voulez m’accompagner, nous entrerons chez le bijoutier Warner. et nous choisirons l’alliance qu’il vous faut.

ROBIMBACH.

Un jonc de diamants... des diamants gros comme des noisettes... Allons, partons.

À Eugénie.

Aimable future, je vous baise les mains... ce soir vous recevrez un bel anneau pour les accords.

MADAME D’ORBERG.

Venez-vous ?

ROBIMBACH.

Je vous suis.

À part.

Avant de monter en voiture, je ferai un tour à la cuisine.

Madame d’Orberg et Robimbach sortent par le fond.

 

 

Scène IV

 

EUGÉNIE, seule

 

Un anneau... des diamants... des fiançailles...

Air de Garrick.

Moi, l’épouser, non jamais, c’est en vain
Que l’on voudrait aujourd’hui me contraindre.
À toi, Maurice, et mon cœur et ma main ;
De ton rival ! va tu n’as rien à craindre !
Vous, conseiller, à cet hymen si beau,
N’espérez pas que jamais je consente.
Gardez, monsieur, gardez votre cadeau,
Je n’en veux pas, car ce serait l’anneau
D’une chaîne un peu trop pesante.
La chaîne serait trop pesante.

Oh ! non, Maurice, non, je ne serai pas parjure aux serments que je t’ai faits... Mais ces fiançailles sont pour ce soir... Que vais-je devenir ? Oh ! je mourrai de douleur plutôt que de signer ce fatal contrat.

 

 

Scène V

 

EUGÉNIE, CLARA, MADAME WERNON, FRITZ

 

FRITZ, introduisant madame Wernon et Clara.

Entrez, mesdames, entrez.

EUGÉNIE, les apercevant.

Ciel ! madame Wernon... Clara... Allez, Fritz, allez... laissez-nous.

Fritz sort.

 

 

Scène VI

 

CLARA, EUGÉNIE, MADAME WERNON

 

EUGÉNIE.

Madame Wernon, la mère de Maurice... sa sœur... dans cette ville ?

MADAME WERNON.

Vous ne vous attendiez pas à nous voir ?

EUGÉNIE.

Vous !... pourquoi pas toi, comme autrefois ?

MADAME WERNON.

Cela ne me convient plus, mon enfant.

EUGÉNIE.

Eh quoi ! il ne convient plus que vous me tutoyiez ? moi qui, dès mon enfance, n’ai connu d’autre mère que vous... Voulez-vous me repousser aujourd’hui parce qu’il y a six ans que vous habitez loin de moi ; parce qu’il y a six ans que je suis privée de vos soins attentifs... de votre tendresse toute maternelle...

MADAME WERNON.

Tu as raison, mon Eugénie.

EUGÉNIE.

Ah ! maintenant vous tenez la promesse que vous fîtes à ma mère mourante... Et toi, Clara, ma compagne d’enfance, ma sœur, vas-tu aussi me dire vous ?

Elle l’embrasse.

CLARA.

Ma bonne Eugénie, oh ! que je suis heureuse.

EUGÉNIE.

Dis donc que nous sommes heureuses toutes les trois... Mais Maurice ? Maurice... donnez-moi de ses nouvelles... que fait-il à Venise ?

MADAME WERNON.

Il se livre là à des travaux importants... Il m’a parlé de sciences abstraites, d’économie politique... que sais-je... Il paraît qu’il travaille beaucoup, et que ses travaux ne sont pas sans fruits. Mais, Eugénie, tu ne sais pas... peut-être le reverrons-nous bientôt.

EUGÉNIE.

Que dites-vous ?

MADAME WERNON.

On m’a écrit que le prince était bien disposé pour lui ; qu’il avait parlé de le rappeler de son exil ; que si je demandais à son altesse le retour de mon fils dans sa patrie, je l’obtiendrais sans doute.

EUGÉNIE.

Il se pourrait ?

CLARA.

Voilà pourquoi nous sommes accourues dans cette ville.

MADAME WERNON.

Nous venons demander à ton père qu’il nous seconde dans nos démarches ; qu’il nous protège... Oh ! oui, j’en suis sûre, si ton père apostille ma demande, mon fils me sera rendu.

EUGÉNIE.

Ô bonheur ! que m’apprenez-vous là ?... Oui, oui, mon père vous servira, vous protégera... Mais il ne faut pas perdre de temps... Il est dans son cabinet, attendez, attendez.

Elle sort par la gauche en courant.

 

 

Scène VII

 

MADAME WERNON, CLARA

 

MADAME WERNON.

Cette chère Eugénie ! toujours la même tendresse pour nous.

CLARA.

Mais, ma mère, ne tremblez-vous pas comme moi que madame d’Orberg ne nous surprenne ici.

MADAME WERNON.

Fritz nous a dit qu’elle était en ville... et puis que fera son courroux... pourvu qu’elle me donne le temps de parler au comte d’Orberg, et d’obtenir de lui la signature que je réclame...

Après une petite pause.

Clara.

CLARA.

Ma mère.

MADAME WERNON.

Reconnais-tu cet appartement ?

CLARA.

Si je le reconnais !

MADAME WERNON.

Rien n’y a été changé depuis notre départ ; c’est dans ce salon que nous avions coutume de prendre le thé.

CLARA.

C’est aussi dans ce salon que je jouais avec Charles.

MADAME WERNON.

C’était là... la place de ton père... dans quel doux repos nous vivions alors, jusqu’au jour où cette fatale chanson... mais tu parlais de Charles tout à l’heure. Nous sommes coupables Clara... nous n’avons pas demandé de ses nouvelles à Eugénie... Pauvre Charles !

CLARA.

Il ne m’a plus pour lui servir de guide...

MADAME WERNON.

Que je le reverrais avec plaisir !

CLARA.

Et moi !

MADAME WERNON.

Hélas ! il ne nous reconnaîtrait plus.

CLARA.

Oh ! maman ! on dit que les aveugles reconnaissent toujours ceux qu’ils ont aimés.

On entend le son d’une flûte.

MADAME WERNON.

Écoute !

CLARA.

C’est lui ! c’est Charles !

MADAME WERNON.

Oui, oui, c’est lui !

CLARA.

Ne puis-je entrer !

MADAME WERNON.

Non, non, ma fille !...

CLARA.

Il y a six ans que je ne l’ai vu... Ah ! permets... permets que j’entre...

 

 

Scène VIII

 

CHARLES, CLARA, MADAME WERNON

 

CHARLES, entrant de droite et appelant.

Fritz !...

CLARA.

Charles ! oh !... c’est lui ?... Charles ! c’est lui que je revois !

CHARLES.

Air : Puisqu’il faut qu’un baiser (de Riquet à la houppe.)

Mais... quelle voix ici
Vient de se faire entendre ?...

CLARA, à part.

Je ne puis nie défendre
De trembler près de lui...

CHARLES.

On se tait... et pourquoi ?

CLARA, à part.

Que faire !... que lui dire !...

CHARLES, étendant le bras.

Qui voudra me conduire ?

CLARA, courant à lui.

C’est moi ! (bis.)

CHARLES.

Toi... qui es-tu ?...

Même air.

En ce moment, ta main,
Dans la mienne est tremblante.

CLARA.

J’ai l’âme si contente !

CHARLES.

Quel espoir luit soudain...
Parle-moi, parle-moi,
Car ta voix me rappelle
Ma compagne fidèle...

Son émotion augmente, il la touche.

Clara ! c’est toi !

Dieu !... c’est ma Clara !

CLARA.

Mon bon Charles !

CHARLES.

Ah ! c’est en ce moment... que je suis fâché d’être aveugle !

CLARA.

M’aimes-tu toujours ?

CHARLES.

Tu le vois bien... puisque je vis encore.

CLARA.

Oh ! comme j’ai pensé à toi !...

CHARLES.

Et moi !... quand ils me laissent seul, quand je demande inutilement s’il fait jour ou s’il fait nuit... Ah ! c’est alors que je t’appelle. Tiens ; voilà douze ans que je suis privé de la vue ; mais je crois te voir encore...

MADAME WERNON, à part.

Pauvre enfant !

CHARLES.

Mais qui donc est encore ici ?

CLARA.

Ma mère.

CHARLES.

Ta mère ? oh ! conduis-moi auprès d’elle...

MADAME WERNON, essuyant une larme, et s’approchant de lui.

Ici... mon cher enfant !...

CHARLES.

Oui... c’est bien elle... c’est bien la voix que j’aimais tant à entendre...

Il tient d’un côté la main de Clara, et de l’autre celle de madame Wernon, qu’il presse dans les siennes.

Oh ! mais... que je suis donc heureux aujourd’hui !... si vous saviez comme ma vie, à présent, est triste et uniforme.

CLARA.

Personne ne vient donc te voir ?

CHARLES.

Quelquefois le capitaine Barnave vient me distraire... Ah ! j’y pense, vous ne connaissez pas le capitaine, car c’est depuis un an seulement qu’il vient ici ; c’est un homme d’une brusquerie aimable, bon, généreux, c’est le seul ami qu’on m’ait laissé.

CLARA.

Pauvre Charles !...

Le capitaine entre.

CHARLES.

Oh ! oui, pauvre Charles... car je pourrais me passer de voir, mais je ne puis me passer d’aimer.

 

 

Scène IX

 

CHARLES, CLARA, MADAME WERNON, LE CAPITAINE BARNAVE

 

LE CAPITAINE.

Tu as raison, mon enfant, il faut aimer, car sans l’amour le monde serait bientôt fini. Votre serviteur, mesdames... Tiens, petit aveugle, voilà ma main, comment te portes-tu ?

CHARLES.

Oh ! fort bien aujourd’hui.

LE CAPITAINE, regardant Clara.

Voilà l’effet de la beauté. Une jolie femme, c’est comme le soleil : un aveugle même en ressent l’approche. Aussi c’est ce que je dis toujours à mes amis et connaissances... prenez une jolie femme, mariez-vous... je ne comprends pas qu’on veuille rester garçon.

MADAME WERNON.

Monsieur a fait un heureux mariage ?

LE CAPITAINE.

Je suis célibataire... cela vous étonne... je le conçois, voilà trente ans que j’en suis étonné moi-même, mais aujourd’hui mon choix est fait, il ne s’agit plus que de risquer une déclaration, et c’est là l’écueil... car tel que vous me voyez, j’ai fait dans ma vie quinze déclarations qui ont toujours été sans résultat... Où donc est mademoiselle Eugénie ?

CLARA.

Elle est allée annoncer notre visite à monsieur le directeur.

LE CAPITAINE.

Merci, mademoiselle.

À part.

Cette jeune fille est charmante ; elle est ma foi bonne à marier, et si mon choix n’était pas fait !

CHARLES.

Eh bien, capitaine, qu’avez-vous donc à parler tout seul ?

LE CAPITAINE.

Comment tu m’as entendu, petit sournois ? te plaindras-tu encore d’être aveugle ?... hein ?... lorsque tu vois tout par les oreilles...

CHARLES.

Hélas !

LE CAPITAINE.

Allons, pas de soupirs, et persuade-toi bien que c’est un bonheur de n’y pas voir clair...

CLARA.

Un bonheur !

LE CAPITAINE.

Et je me fais fort de vous le prouver, pensez un peu à ce que nous gagnerions si l’univers était aveugle. D’abord, plus de guerre, chacun resterait bien tranquille chez soi, car il y aurait trop de danger à courir le monde. La justice, il est vrai, demeurerait aveugle comme elle l’est déjà ; vos hommes d’état n’y gagneraient pas non plus beaucoup, car ils ne voient pas trop clair, mais au moins le pauvre peuple n’aurait pas la douleur de les apercevoir dans leurs somptueux équipages bouffis d’orgueil, de graisse et d’insolence.

Air : L’eau coule pour tout le monde.

Oui, croyez-moi, tout irait mieux,
Ne serait-il pas salutaire
De pouvoir tous fermer les yeux
Sur tant d’abus et de misère ?
Tous ces messieurs, chez qui l’honneur
À la honte, au mépris fait place ;
Tout ces grands qui font tant horreur,
Nous serions enfin, par bonheur,
Dispensés de les voir en face. (bis.)

CLARA, revenant du fond.

Oh ! maman... voici madame d’Orberg.

CHARLES.

Ma mère !

 

 

Scène X

 

CHARLES, CLARA, MADAME WERNON, LE CAPITAINE, MADAME D’ORBERG, ROBIMBACH

 

LE CAPITAINE, à Clara et Charles qui se refugient au près de lui.

Eh bien, eh bien... qu’est-ce donc ? on dirait que vous avez peur.

MADAME D’ORBERG, entrant.

Est-il vrai !... est-il possible, madame Wernon chez moi.

Apercevant madame Wernon.

Ah ! c’est vous, madame, c’est vous.

MADAME WERNON.

Pardon, madame la comtesse ; mais quand vous saurez les motifs.

MADAME D’ORBERG.

Je ne veux rien savoir, votre présence dans ma maison est une insulte pour moi, sortez, madame, sortez, vous et votre fille.

CHARLES, qui s’est approché de sa mère.

Mais, ma mère...

LE CAPITAINE, à part.

Ah ça mais, que signifie...

MADAME D’ORBERG, sans répondre à Charles et continuant de s’adresser à madame Wernon.

Ne m’avez-vous pas entendu, madame... sortez, vous dis-je, sortez.

 

 

Scène XI

 

CHARLES, CLARA, MADAME WERNON, LE CAPITAINE, MADAME D’ORBERG, ROBIMBACH, D’ORBERG, EUGÉNIE

 

D’ORBERG, entrant de gauche, suivi d’Eugénie et s’adressant à madame d’Orberg.

Ma bonne amie... ma bonne amie...

MADAME D’ORBERG.

Vous, mêlez-vous de ce qui vous regarde.

MADAME WERNON.

Viens, Clara, viens ma fille ; nous ne pouvons rester en ces lieux.

D’ORBERG, à madame Wernon.

Du tout, madame, du tout, demeurez !

MADAME D’ORBERG.

L’ai-je bien entendu ?

D’ORBERG.

Eugénie vous a assuré, madame, de ma protection... elle a bien fait, oui, madame Wernon, oui... je vous protégerai... je vous aiderai à faire revenir votre fils dans ses foyers, dans les bras de son intéressante famille.

MADAME D’ORBERG.

M. Maurice reviendrait en cette ville ? mais vous m’aviez promis ce matin...

D’ORBERG.

J’ai eu tort.

ROBIMBACH, bas à madame d’Orberg.

Ah ! ça, mais, mon mariage... il est flambé si ce Maurice revient de l’exil.

MADAME D’ORBERG.

Sans doute.

D’ORBERG.

Donnez-moi, madame, donnez-moi votre placet au prince.

MADAME D’ORBERG, au comte qui va prendre le placet que lui a tendu madame Wernon.

Oubliez-vous cette infâme chanson ?

D’ORBERG.

Eh bien, oui, je l’oublie... oubliez-là aussi, vous.

Il prend le placet.

MADAME D’ORBERG.

Monsieur le comte, je ne vous dis plus qu’un mot : si vous mettez votre signature au bas de ce placet, je me sépare de vous.

D’ORBERG.

Juste ciel ! que dites-vous la, comtesse ?

ROBIMBACH, à part.

Il a peur.

D’ORBERG.

Azoline, Azoline... tu m’abandonnerais, tu te séparerais de moi !... oh ! jamais... jamais je ne m’exposerai à cet affreux malheur.

ROBIMBACH, à part.

Nous triomphons.

D’ORBERG, continuant.

Mais, ma chère amie, je t’en prie... je t’en supplie, permets... permets-moi de signer ce placet... autorise-moi à rendre un fils à sa mère... à sa mère qui souffre... qui gémit loin de lui... qui t’implore avec moi...

Se tournant vers madame Wernon et à mi-voix.

Implorez-la avec moi.

MADAME WERNON et CLARA, à madame d’Orberg.

Madame...

CHARLES et EUGÉNIE.

Ma mère.

LE CAPITAINE.

Chère comtesse.

ROBIMBACH, bas à madame d’Orberg.

Tenez bon.

CHARLES, qui s’est approché de sa mère.

Oh ! oui, ma mère... sois généreuse ! hélas ! que dirais-tu si j’étais loin de toi, exilé malheureux... et qu’on ne voulût pas me rendre à ta tendresse...

MADAME D’ORBERG, pressant Charles sur son cœur.

Mon fils... mon Charles !...

D’ORBERG, à ceux qui l’entourent.

Elle est attendrie !

CHARLES, à madame d’Orberg.

Dis... dis que la mère de Maurice pressera aussi son fils sur son cœur... tu le veux, maman... n’est-ce pas que tu le veux ?...

MADAME D’ORBERG.

Eh bien ! qu’il revienne.

D’ORBERG.

Victoire ! victoire !

ROBIMBACH, à part.

Diable, ça ne fait pas mon compte, à moi.

D’ORBERG, à madame d’Orberg.

Tu es la meilleure des femmes !

On entoure madame d’Orberg et on est censé la remercier.

ROBIMBACH, à part.

Oh ! quelle idée ! quelle idée lumineuse ! j’ai là tout près mes musiciens pour les fiançailles de ce soir, tout n’est pas perdu.

Il sort par le fond.

D’ORBERG.

Je pars dans mon cabinet, j’apostille le placet, j’y mets ma signature et mon sceau, et je reviens à l’instant.

Il sort par la gauche.

MADAME D’ORBERG, à part.

Oh ! comme il ont abusé de ma faiblesse...

MADAME WERNON.

Ah ! madame la comtesse, que de reconnaissance...

MADAME D’ORBERG.

Je n’en doute pas... mais pardon, j’ai quelques ordres à donner dans ma maison, veuillez m’excuser.

Elle salue froidement et sort par la droite.

 

 

Scène XII

 

EUGÉNIE, MADAME WERNON, LE CAPITAINE, CHARLES, CLARA

 

LE CAPITAINE.

Elle n’a pas l’air d’être contente, la chère comtesse. Je ne comprenais pas d’abord les motifs de son étrange conduite à votre égard... mais quand j’ai appris qui vous étiez... Cette pauvre comtesse, elle a toujours sur le cœur les couplets de votre fils... Ah ça ! mais dans quel pays s’est-il retiré, monsieur votre fils.

MADAME WERNON.

À Venise, monsieur.

EUGÉNIE.

Mais vous avez été à Venise, monsieur le capitaine, n’avez-vous donc jamais entendu parler de M. Maurice Wernon.

LE CAPITAINE.

J’avoue que ce nom-là... à la vérité... je ne suis resté à Venise que peu de mois.

 

 

Scène XIII

 

EUGÉNIE, MADAME WERNON, LE CAPITAINE, CHARLES, CLARA, D’ORBERG, puis MADAME D’ORBERG

 

D’ORBERG, rentrant.

Voilà, madame, voilà ce que c’est.

MADAME D’ORBERG, rentrant et à part.

Ah ! j’arrive à temps.

D’ORBERG, à madame Wernon.

Prenez ce placet, madame, et allez sans délai chez son altesse.

MADAME D’ORBERG, s’avançant et arrachant le placet des mains du comte.

Du tout, madame n’ira pas chez le prince avec ce placet.

D’ORBERG.

Comment ! expliquez-vous, ma bonne amie, expliquez-vous...

MADAME D’ORBERG.

Que je m’explique... que je m’explique... écoutez ! écoutez !

On entend chanter sous la fenêtre.

CHŒUR, au-dehors.

Gai, gai, mariez-vous !
Qu’on abdique
La boutique ;
Gai, gai, mariez-vous !
Et désencanaillez-vous !

D’ORBERG, à part.

La chanson !

UNE VOIX, au-dehors.

Vendez votre magasin
D’onguent, de parfumerie ;
Mais conservez, je vous prie,
La savonnette à vilain.

CHŒUR.

Gai, gai, mariez-vous, etc.

MADAME D’ORBERG.

Et vous voulez que ce Maurice Wernon revienne dans cette ville, que je consente à son retour... non, jamais !

Elle déchire le placet.

D’ORBERG.

Madame la Comtesse.

MADAME D’ORBERG, avec autorité.

Taisez-vous, taisez-vous.

UNE VOIX.

La veuve d’un parfumeur
Peut bien devenir Comtesse,
Mais auprès de la noblesse
N’est jamais en bonne odeur.

CHŒUR.

Gai, gai, mariez-vous ! etc.

LE CAPITAINE.

Pauvre Comtesse.

MADAME D’ORBERG.

Oh !... quelle infamie ! quelle humiliation... comprenez-vous monsieur, comprenez-vous ma position... ici, devant tout le monde... toujours ! toujours j’entends leurs voix... ah ! je suffoque... j’étouffe...

D’ORBERG.

Azoline.

MADAME D’ORBERG.

Je me meurs.

CHARLES et EUGÉNIE.

Ma mère !

MADAME WERNON et CLARA.

Du secours !

LE CAPITAINE, approchant un fauteuil dans lequel on assied madame d’Orberg.

Ce ne sera rien.

 

 

Scène XIV

 

EUGÉNIE, MADAME WERNON, LE CAPITAINE, CHARLES, CLARA, D’ORBERG, MADAME D’ORBERG, ROBIMBACH

 

Pendant qu’on est occupé à prodiguer des soins à madame d’Orberg, Robimbach entre par le fond.

ROBIMBACH, à part en entrant.

Ai-je réussi ?...

Il avance, et apercevant les morceaux du placet qu’il examine.

Oui, la chanson a produit son effet... ce soir, Eugénie signera l’acte des fiançailles. Elle sera ma femme !

Le chœur recommence dans la rue.

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

FRITZ, à la cantonade à gauche

 

Ça suffit, madame... personne n’entrera, puisque madame veut être seule.

À lui-même.

Eh ben j’aime mieux ça : monsieur s’est enfermé dans ses bureaux pour ne s’occuper que des affaires de sa compétence ; mademoiselle s’est enfermée dans son pavillon favori du jardin pour penser à ses amours ; madame s’enferme dans sa chambre pour penser... à quoi ?... à la chanson. Ma foi comme ça il ne se battront pas, et ça se terminera comme ça se termine toujours ici : quand madame aura tout-à-fait fini de se trouver mal, elle dira à son mari : « Je veux que votre fille épouse M. Robimbach. » Comme elle lui a dit : « Je veux que vous renvoyiez madame et mademoiselle Wernon. » monsieur obéira comme il obéit toujours, et mademoiselle Eugénie deviendra madame la conseillère. Avec ça que ce M. Robimbach est malin comme un singe ; voilà-t-il pas que pour mieux disposer madame en sa faveur, il s’est ingéré de lui découvrir un médecin célèbre qui fait voir clair aux aveugles... un oculiste, qui rendra la vue à M. Charles ; et tout ça, pour être vu d’un bon œil par la maman ; il n’est pas maladroit le conseiller... chut ! le voilà ; il n’est pas seul, c’est peut-être le monsieur qui fait voir clair... tiens ! il n’a pas de lunettes.

 

 

Scène II

 

FRITZ, ROBIMBACH, BLUM

 

ROBIMBACH.

Entrez, docteur, entrez... je vais vous présenter...

À Fritz.

Madame d’Orberg est chez elle ?

FRITZ.

Oui, monsieur... madame s’est enfermée pour être seule pendant quelques heures ; elle ne veut recevoir personne,

ROBIMBACH.

Elle me recevra ; viens m’annoncer.

FRITZ.

Mais madame m’a dit...

ROBIMBACH.

Madame ne t’a pas dit de raisonner quand je t’ordonne quelque chose ; allons passe, devant.

Fritz entre à gauche ; à Blum.

Docteur, je vais prévenir de votre arrivée, et puis je reviens vous prendre.

Il entre à gauche.

 

 

Scène III

 

BLUM, puis LE CAPITAINE

 

BLUM, seul.

Singulier homme que ce monsieur ! je ne le connais pas ; il se présente à l’hôtel où je suis descendu d’hier soir seulement, me parle de mon talent, de ma réputation, de son estime pour moi... je crois même qu’il a dit de son amitié. Enfin, il m’entraîne presque de force... ici, chez M. d’Orberg, le père d’Eugénie ! ici !...

Air de la Somnambule villageoise.

Je te revois séjour de mon enfance !
Lieux regrettés, souvenirs enchanteurs !
Je vous revois, après six ans d’absence !
Ah ! malgré moi, je sens couler mes pleurs !
Elle est ici celle qui m’est si chère !
Disparaissez et regrets et douleurs !
Mon Eugénie, et toi ma bonne mère...
Plus de tourments, je viens sécher vos pleurs.

Je tremblais à chaque pas de rencontre une figure de connaissance ! heureusement six années d’exil m’ont bien changé ; le travail et les veilles ont creusé mes joues et amaigri mon visage ; qui jamais croirait revoir, dans le grave et sérieux docteur Blum, le jeune étudiant de Leipsick, toujours moqueur, toujours riant ?... non, la haine elle même s’y tromperait ; et je suis sûr que même aux yeux de madame d’Orberg je suis méconnaissable.

LE CAPITAINE, arrivant du fond, à part.

Si la charmante Eugénie n’est pas ici, je la trouverai à son pavillon du jardin, et alors... je risque la déclaration ! on a parlé de fiançailles pour ce soir... il n’y a pas un instant à perdre.

Apercevant Blum.

Quel est ce monsieur ?

BLUM, à part.

Comme cet homme-là m’examine.

LE CAPITAINE.

Eh ! mais... je ne me trompe pas... c’est lui !

BLUM, à part.

Me reconnaîtrait-il ? c’est impossible !

LE CAPITAINE, allant à lui.

Eh quoi ! mon cher docteur, c’est vous que je retrouve ici !

BLUM.

Monsieur...

LE CAPITAINE.

Ah ! c’est tout simple ; j’étais à Venise malade à la mort, vous m’avez sauvé la vie : vous ne voudrez pas me reconnaître, voilà comme vous êtes ; vous.

BLUM, étonné.

Le capitaine Barnave !... ah ! je ne vous remettais pas, mon cher capitaine !

Il lui serre la main affectueusement.

LE CAPITAINE.

Par quel hasard dans cette résidence.

BLUM.

Ce n’est pas le hasard qui m’y conduit, mais le désir de revoir tout ce que j’ai de cher au monde.

LE CAPITAINE.

Seriez-vous ici dans votre ville natale !

BLUM.

Non, mais c’est ici seulement que j’obtiendrai la permission d’y rentrer.

LE CAPITAINE.

La permission ! je ne vous comprends pas.

BLUM.

Mon ami, vous me comprendrez quand vous aurez appris l’histoire de mes premières années.

LE CAPITAINE.

Je vous écoute.

BLUM.

Je suis d’une famille honorable, mais peu fortunée. Mon excellente mère sacrifia tout pour me donner une brillante éducation.

LE CAPITAINE.

Eh vraiment, elle n’a pas mal réussi.

BLUM.

J’appris beaucoup en effet. Ma mère m’envoya à l’université achever mes études ; mais je revins dans ma patrie, possédé du malheureux démon de la satire. J’avais quelque talent pour la poésie, je me laissai aller au méchant plaisir de chansonner les travers des autres.

LE CAPITAINE.

Et les sujets ne vous manquaient pas ? et vous vous fîtes des ennemis ?

BLUM.

Sans nombre !... aussi maintenant...

Air : Je n’ai pas vu sous ce bosquet de lauriers.

Pour l’avenir je suis bien corrigé !
D’un trait malin je me ferai scrupule ;
Et par serment je me suis engagé
À respecter toujours le ridicule.

LE CAPITAINE,

Fort bien ! laissons vivre les sots en paix ;
Loin que par moi leur foule soit blâmée,
Loin d’attaquer, prudemment je me tais,
Ils sont nombreux, et l’on ne doit jamais
Se battre seul contre une armée.

BLUM.

C’est devant cette armée que je me suis vu forcé de fuir : j’avais soulevé contre moi la ville entière ; je m’avisai de me lancer dans la politique ; je fis plusieurs couplets...

LE CAPITAINE.

Contre le souverain peut-être ?

BLUM.

D’abord.

LE CAPITAINE.

Et l’on vous punit ?

BLUM.

Non... j’eus pour moi tous les rieurs ; huit jours après, je fis un quatrain contre un ministre... on m’exila !

LE CAPITAINE.

Exilé !

BLUM.

Pour douze ans. Je me séparai de ma mère, de ma sœur, d’une maîtresse adorée, il y a de cela six ans. Depuis lors un seul désir m’est resté, celui d’acquérir assez de talents pour forcer un jour ceux qui m’ont connu à oublier les écarts de ma jeunesse. J’étudiai la médecine, je travaillais avec une ardeur... enfin, au bout de quelques années, je fus en état d’exercer ma nouvelle profession avec succès.

LE CAPITAINE.

Et la preuve, c’est que je suis ici. Mais comment avez-vous osé reparaître en cette ville ? ne craignez-vous pas ?

BLUM.

Je ne puis vivre ainsi plus longtemps, je verrai le prince, je me jetterai à ses pieds... il sera touché de mon repentir, il abrégera le temps de mon exil !... et puis j’ai un espoir.

LE CAPITAINE.

Un espoir ? lequel ?

BLUM.

Depuis un an, le temps que je ne donnais pas aux études et aux exigences de ma profession, je le consacrais à un travail sur le commerce et la législation du pays, il est achevé.

LE CAPITAINE.

De la politique... ah ! grand Dieu ! on ne vous lira pas.

BLUM.

Que le prince me lise, c’est tout ce que je veux, l’ouvrage est consciencieux : mes voyages m’ont mis à même de proposer des vues utiles.

LE CAPITAINE.

Tant mieux ; les vues utiles, ça n’est pas le fort de nos gouvernants.

BLUM.

Air du Vaudeville de l’anonyme.

Dans mes écrits où la vérité brille,
La vérité qu’on respecte aujourd’hui,
Je fais du peuple une grande famille
Dont le monarque est le père et l’appui.
Jusques au prince, ami, dans ce mémoire
Des malheureux je fais monter les vœux ;
Les accueillir, c’est assurer sa gloire,
Un prince est grand quand son peuple est heureux.

Mais j’aurais besoin de quelqu’un qui se chargeât de mettre mon mémoire sous les yeux de Son Altesse. Peut-être devrai-je à ce travail la révocation de l’arrêt qui me condamne ! alors je pourrai reparaître au milieu des miens le front haut, le visage découvert ; et je ne serai plus réduit à me cacher sous un nom emprunté, et je pourrai dire à tous : le docteur Blum n’est autre que Maurice Wernon !

LE CAPITAINE.

Maurice Wernon !... vous seriez ?...

BLUM.

Lui-même.

LE CAPITAINE.

Que m’apprenez-vous là ? Mais votre mère, madame Wernon, est ici... avec sa fille.

BLUM.

Ici, dites-vous ?

LE CAPITAINE.

Elle est venue ce matin solliciter pour vous auprès de M. d’Orberg... On vient ! de la prudence ! souvenez-vous que vous n’êtes que le docteur Blum.

ROBIMBACH, rentrant de gauche.

Allons, allons, docteur, mon cher docteur... on vous attend ; entrez hardiment, je vous ai présenté comme mon meilleur ami.

BLUM.

Combien je vous remercie. Monsieur...

À part.

Je ne sais seulement pas son nom.

LE CAPITAINE, à Blum.

C’est sans doute au sujet de son fils Charles que madame d’Orberg vous fait appeler ? Ah ! docteur, si vous lui rendiez la vue, quelle joie pour sa mère, pour sa sœur Eugénie !

BLUM, vivement.

Je ferai tout pour réussir.

Bas.

J’espère vous revoir ?

LE CAPITAINE.

Je ne sors pas de la maison.

À part.

J’ai ma déclaration à faire.

BLUM.

Air du Vaudeville de la Revue de Paris.

Mon cher, je vous quitte,
Car on m’attend dans ces lieux.

LE CAPITAINE.

Partez, allez vite
Faire des heureux,

BLUM, à part.

Embrasser ma mère,
Retrouver ma sœur,
Et guérir un frère,
C’est trop de bonheur.

Ensemble.

LE CAPITAINE et ROBIMBACH.

Mon cher, je vous quitte,
On vous attend dans ces lieux.
Partez, partez vite
Faire des heureux.

BLUM.

Mon cher, je vous quitte,
Car on m’attend dans ces lieux.
Je part au plus vite
Faire des heureux.

Blum sort par la gauche.

 

 

Scène IV

 

LE CAPITAINE, ROBIMBACH

 

ROBIMBACH.

Ma foi ! mon cher capitaine, je suis heureux de me trouver seul avec vous.

LE CAPITAINE, à part.

Au diable l’importun !

ROBIMBACH.

J’ai à vous consulter... devinez sur quoi. Vous n’y êtes pas ?... Nous y voici : c’est une question d’intérêt gouvernemental.

Avec beaucoup d’importance.

Je vous le dis tout bas le prince a de grandes améliorations en vue.

LE CAPITAINE.

Est-ce qu’il veut vous donner votre congé ?

ROBIMBACH.

Toujours badin !... Le prince a donné ordre à tous les conseillers de la Chambre de lui communiquer leurs idées...

LE CAPITAINE, à part.

Ça ne sera pas long.

ROBIMBACH.

Leurs idées sur le commerce et les relations extérieures du pays : en ma qualité de conseiller de la chambre, j’ai écrit...

LE CAPITAINE.

Un traité sur la cuisine ?

ROBIMBACH.

Allons donc, farceur !...

Tirant un gros cahier de sa poche.

Tenez... vous n’imaginiez pas que le gros Robimbach pût écrire tant de pages ?

LE CAPITAINE.

Pourquoi pas sous la dictée.

ROBIMBACH.

Ça n’est pas ça. J’ai fait ce mémoire à moi tout seul ; les pensées principales...

LE CAPITAINE.

Il y a donc aussi des pensées dans votre mémoire ?

ROBIMBACH.

Hélas ! mon bon ami, je le croyais ! mais mon oncle qui est un vieux praticien et à qui j’ai, ce matin, demandé son avis, m’a répondu... vous ne devineriez jamais ce qu’il m’a répondu... il m’a dit que mon mémoire n’avait pas le sens commun !

LE CAPITAINE.

C’est dur ! il faut pourtant le digérer.

ROBIMBACH.

Oh ! pour digérer, je ne crains personne. Mais si le prince me donne mon congé, que ferai-je ?

LE CAPITAINE.

Vous vous en irez.

ROBIMBACH.

Mais j’aimerais mieux ne pas m’en aller ; mon cher ami, tirez-moi d’embarras, il me semble que si vous le voulez bien...

 

 

Scène V

 

LE CAPITAINE, ROBIMBACH, BLUM, sortant de chez madame d’Orberg

 

BLUM, à la cantonade.

Je serai ici, Madame, dans une heure.

À part.

J’avais raison de croire qu’elle ne me reconnaîtrait pas... mais qu’ai-je appris !... Eugénie va se marier !...

Apercevant le Capitaine.

Ah ! mon cher capitaine, vous savez que nous avons à parler d’une affaire...

LE CAPITAINE.

Une affaire ?

À part.

Il est écrit là-haut que je ne trouverai pas le temps...

ROBIMBACH, qui se promenait avec agitation, revenant au Capitaine.

Comment ! vous ne connaissez personne ?...

LE CAPITAINE, vivement.

Si fait !

À part.

Ah ! quelle idée ! je me débarrasse de tous les deux, pour un moment du moins.

Haut.

J’ai ce qu’il vous faut.

Montrant Blum.

Un mémoire superbe de monsieur que voilà.

ROBIMBACH.

Comment de mon ami intime ?...

LE CAPITAINE, prenant Blum à part.

Écoutez ce monsieur ; il va vous donner un moyen infaillible de faire parvenir votre mémoire sous les yeux du prince.

BLUM, bas.

Vraiment !... mais que je sache enfin quel est ce monsieur.

LE CAPITAINE.

M. le conseiller de justice Robimbach.

BLUM, à part.

Robimbach !... l’homme que madame d’Orberg appelle son gendre !

LE CAPITAINE, à part.

Qu’ils s’arrangent maintenant, je cours au pavillon du jardin.

Haut.

Air de la valse de Robin des Bois.

Je me retire, et je vous laisse ensemble,
Parlez, messieurs, expliquez-vous d’abord.
Le même espoir tous les deux vous rassemble,
Vous ne pouvez manquer d’être d’accord.

À part.

De mon ami quand j’assure la gloire,
Ne perdons pas pour moi l’occasion ;
Et puisqu’enfin j’ai placé son mémoire,
Allons placé ma déclaration.

Ensemble.

LE CAPITAINE.

Je me retire, etc.

ROBIMBACH et BLUM.

Retirez-vous, et nous laissez ensemble,
Oui, nous allons nous expliquer d’abord.
Le même espoir tous les deux nous rassemble,
Nous ne pouvons manquer d’être d’accord.

Le Capitaine sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

BLUM, ROBIMBACH

 

ROBIMBACH.

Mon cher M. Blum, il se pourrait !... vous auriez travaillé à un mémoire d’économie politique, et vous consentiriez à me le vendre ?...

BLUM.

Moi, M. le conseiller ?...

ROBIMBACH.

Oui ; vous, vous, mon ami intime... Je sais que vous êtes un savant ; dites, quel prix voulez-vous ? je vous donnerai tout ce que vous me demanderez, car c’est aujourd’hui qu’il faut que je livre mon mémoire, sinon disgrâce complète... une disgrâce, le jour de mes fiançailles !...

BLUM, vivement.

C’est aujourd’hui que vous êtes fiancé avec...

ROBIMBACH.

Avec mademoiselle d’Orberg... aujourd’hui même...

BLUM, à part.

Aujourd’hui !... oh ! tout plutôt que ce mariage !

Haut.

M. de Robimbach, tenez-vous plutôt à épouser mademoiselle d’Orberg qu’à conserver la faveur de son Altesse ?

ROBIMBACH.

Mon excellent ami ! vous me faites une question...

BLUM.

Dans votre intérêt, veuillez y répondre.

ROBIMBACH.

Certainement... j’aime mademoiselle d’Orberg, mais avant tout, j’adore mon souverain, et sa faveur !

BLUM.

Fort bien ! écoutez-moi : je puis vous montrer dans un instant l’ouvrage que vous désirez. Le nom de l’auteur est en blanc ; mettez-y le vôtre, je vous y autorise à une condition.

ROBIMBACH.

Une condition ?... laquelle ?...

BLUM.

C’est que vous renoncerez à la main de mademoiselle d’Orberg.

ROBIMBACH.

Que proposez-vous !... renoncer à l’amour d’Eugénie...

BLUM.

Vous aimez mieux une disgrâce ? va pour une disgrâce... je vous salue.

ROBIMBACH.

Un moment... un moment, que diable, jeune homme, attendez au moins que je goûte votre proposition...

BLUM.

Voulez-vous ou ne voulez-vous pas ? dans dix minutes, le mémoire est à vous, mais renoncez au mariage... c’est ma condition expresse.

ROBIMBACH.

Un mot encore : et si le mémoire ne vaut rien...

BLUM.

Alors, rien de fait ; mais s’il est bon, dès aujourd’hui mariage rompu.

ROBIMBACH.

Si c’est comme cela, accepté ! Voici l’heure où son Altesse reçoit : j’ai là ma voiture ; passons à votre hôtel ; de là au palais : vous m’attendez chez un chambellan de mes amis ; je vous y rejoins après que j’aurai vu le prince, et si le mémoire est adopté, c’est là, sous vos yeux même que j’écris la lettre qui devra me dégager avec les d’Orberg. Ça vous convient-il ?

BLUM.

À merveille. Partons.

ROBIMBACH.

Air de Wallace.

Chez le prince je vole,
Et je reviens soudain,
Retirez ma parole,
Mes serments et ma main,
S’il fallait perdre ma place,
Je ne pourrais y renoncer !
Une femme, ça se remplace ;
D’ailleurs on peut bien s’en passer.

Ensemble.

ROBIMBACH.

Chez le prince je vole, etc. etc.

BLUM.

Chez le prince qu’il vole,
Et revienne soudain,
Retirer sa parole,
Ses serments et sa main.

Ils sortent tous deux par le fond à gauche, bras dessus bras dessous.

 

 

Scène VII

 

LE CAPITAINE, rentrant par la droite

 

Bravo ! les voilà qui s’en vont ensemble comme une vraie paire d’amis ; il se seront entendus... J’ai rôdé autour du pavillon sans oser y entrer ; ici je serai plus à mon aise. Je viens d’apercevoir, au détour d’une allée, mademoiselle Eugénie se dirigeant de ce côté... la voici : décidément, ça sera pour aujourd’hui.

 

 

Scène VIII

 

LE CAPITAINE, EUGÉNIE

 

EUGÉNIE, l’apercevant.

Ah ! c’est vous, M. le Capitaine...

LE CAPITAINE, embarrassé.

Oui, mademoiselle... ce n’est que moi... que je ne vous dérange pas.

EUGÉNIE.

Puisque vous le permettez, je me retire.

LE CAPITAINE, à part.

Comment ! comment !... elle se retire ! ça ne serait donc pas encore pour aujourd’hui ?

Haut.

Permettez, mademoiselle, permettez... je désirerais...

EUGÉNIE, revenant.

Que puis-je pour votre service, M. le Capitaine ?

LE CAPITAINE.

Mademoiselle...

À part.

Allons ferme... abordons la question franchement.

Haut.

mademoiselle, auriez-vous de la répugnance à devenir ma femme ?

EUGÉNIE, très surprise.

Moi, monsieur, votre femme !... mais vous n’y pensez pas... pour nous marier, il faudrait nous aimer.

LE CAPITAINE.

Eh bien... je vous aime, moi... c’est déjà la moitié de ce qu’il faut ; vous, tâchez de m’aimer, tout sera dit ; nous serons en mesure pour nous marier.

EUGÉNIE.

Mais je ne puis vous promet.

LE CAPITAINE.

Vous avez donc bien peur de ne pas pouvoir m’aimer ? Je comprends cela, mais si vous me connaissiez, vous verriez que vous ferez de moi tout ce que vous voudrez. D’abord je vous demanderais une chose, ce serait de me dire bien franchement tout ce qui vous déplaît en moi ?

Air de Marianne.

Je me corrigerai sans peine,
Si vous me trouvez un défaut ;
Chez moi, ma femme sera reine,
Vous commanderez, il le faut.
Si je dis : toi,
Répondez-moi
Avec un vous et bien sec et bien froid.
Pendant deux ans,
Et plus longtemps,
Tant qu’il faudra.
Votre époux attendra,
Et je répondrais que vous même,
Soit par pitié, soit par amour,
Vous finirez à votre tour
Par me dire : Je t’aime.
Vous me direz : Je t’aime.

EUGÉNIE.

À la bonne heure, mais je ne puis vous tromper mon cœur a déjà aimé.

LE CAPITAINE.

Diable !

EUGÉNIE.

Cependant dans la position malheureuse où je me trouve, au moment d’être fiancée à un Robimbach, il ne serait pas raisonnable à moi de rejeter les propositions d’un homme pour qui j’ai conçu la plus haute estime, et qui paraît disposé à se contenter de ce sentiment...

LE CAPITAINE, enchanté.

Ah ! mademoiselle, vous me rendez le plus heureux des hommes !...

Il lui baise la main et va pour sortir. Il s’arrête tout à coup à la porte, revient et dit à Eugénie.

Si j’osais, j’aurais encore à vous demander...

EUGÉNIE.

Quoi ? M. le Capitaine.

LE CAPITAINE.

Je voudrais savoir le non de celui qui a été assez heureux pour faire quelque impression sur vous ; il doit être bien aimable !

EUGÉNIE.

Hélas ! c’est Maurice Wernon.

LE CAPITAINE, comme frappé de la foudre.

Maurice Wernon !...

EUGÉNIE.

Le connaissez-vous ?

LE CAPITAINE.

Si je connais mon ami... mon sauveur !...

EUGÉNIE.

Auriez-vous de ses nouvelles ?

LE CAPITAINE, à part.

Il m’en coûtera peut-être mon bonheur... n’importe ! je ne dois pas lui laisser ignorer...

EUGÉNIE.

Eh bien, M. le Capitaine, vous ne répondez pas ?...

LE CAPITAINE.

Oh ! je veux lui répondre tout de suite, car si je ne parlais pas à présent, peut-être qu’un malin génie viendrait me paralyser la langue. Maurice...

EUGÉNIE.

Eh bien ?...

LE CAPITAINE.

Vous le reverrez aujourd’hui.

EUGÉNIE.

Aujourd’hui ?... il serait possible !... et ce soir mes fiançailles avec M. de Robimbach !... Ah ! M. le Capitaine, comment retarder !... aidez-moi de vos conseils... Voici mon père, vous avez de l’empire sur lui... de grâce si vous m’aimez, obtenez la rupture de cet affreux mariage !

LE CAPITAINE.

Si je vous aime !... je ne vous aime que trop !... enfin ça n’est pas une raison pour laisser faire votre malheur ; je vais faire tout mon possible pour qu’on ne vous donne pas à l’un de mes rivaux, afin que vous puissiez vous donner à l’autre.

À part.

Allons, mon pauvre Capitaine, encore ce sacrifice à l’amitié ! décidément tu mourras garçon.

 

 

Scène IX

 

LE CAPITAINE, EUGÉNIE, D’ORBERG

 

LE CAPITAINE.

C’est vous, mon cher M. d’Orberg, pouvez-vous m’accorder dix minutes d’audience ?

D’ORBERG.

Dix minutes, un quart d’heure, tout ce que vous voudrez.

LE CAPITAINE.

Je veux vous demander si vous êtes toujours dans l’intention de faire le malheur de votre fille ?

D’ORBERG.

Qui dit cela ?

LE CAPITAINE.

Vous, qui prétendez la marier au conseiller Robimbach... Comment, vous souffrirez qu’une fille, belle, jeune, spirituelle comme la vôtre, une fille qui est tout le portrait de son père, soit donné en mariage à un imbécile, qui n’a pour lui que son argent... et cela malgré vous !

D’ORBERG.

Oh ! malgré moi ! on ne le fera pas malgré moi ; j’y mettrai bon ordre ; et je commence par vous déclarer que ce mariage n’aura pas lieu, parce que je ne le veux pas. Que madame ma femme se mêle de ce qui la regarde, rien de mieux ; mais ma fille est ma fille ! et assurer le bonheur de mon Eugénie, cela est de ma compétence !

EUGÉNIE, passant à lui.

Mon bon père !

D’ORBERG, attendri.

Soit tranquille, mon enfant, tu n’épouseras pas ce Robimbach, qui te déplaît tant ! tu épouseras celui qui te plaira... celui qui nous plaira à tous les deux : ah ! il faut se montrer pour se faire obéir... eh bien, ou se montrera !

LE CAPITAINE.

Bravo ! mais votre femme vous dira peut-être...

D’ORBERG.

Ma femme dira ce qu’elle voudra, je m’en moque ! Tenez, je voudrais qu’elle arrivât ; je voudrais qu’elle fût là pour m’entendre... je lui dirais là-dessus tout ce que je pense.

Air : Ah ! si Madame me voyait.

Ah ! si ma femme me voyait,
Elle verrait par elle-même
Qu’ici mon pouvoir est suprême,
Qu’à ma place elle ordonnerait.
Jusqu’ici j’ai faibli peut-être :
Ma femme seule commandait.
Désormais seul je serai maître !

LE CAPITAINE, à part.

Ah ! si sa femme l’entendait !

MADAME D’ORBERG, dans la coulisse.

Monsieur d’Orberg, monsieur d’Orberg !

EUGÉNIE.

Ah ! mon Dieu ! voilà maman !

D’ORBERG, avec un effroi mal déguisé.

Ma femme !

LE CAPITAINE, à d’Orberg.

Allons, ferme ! c’est le moment de se montrer.

 

 

Scène X

 

EUGÉNIE, MADAME D’ORBERG, D’ORBERG, LE CAPITAINE

 

MADAME D’ORBERG.

Monsieur d’Orberg !... Mais où êtes-vous, monsieur ?... je vous cherche partout... Il faudrait pourtant s’arrêter à quelque chose. Voyons, à quelle heure, ce soir, les fiançailles d’Eugénie ? quand serez-vous débarrassé de vos affaires ? Serez-vous libre à neuf heures ?

D’ORBERG.

Ma bonne amie, je serai libre quand vous voudrez.

MADAME D’ORBERG.

Quand je voudrai... ça n’est pas une réponse ; vous savez cela mieux que moi. Voyons, quand voulez-vous êtes libre ? car enfin il me semble que vous avez une volonté.

LE CAPITAINE, bas à d’Orberg.

Allons, dites votre volonté.

D’ORBERG.

Certainement, ma bonne amie, que... pour ce qui est d’avoir une volonté... j’en ai une... Et à propos de cela... je vous dirai, au sujet des fiançailles de ma fille, que je ne croyais pas avoir dit que ma volonté était qu’elles eussent lieu ce soir.

MADAME D’ORBERG.

Comment dites-vous cela ? Répétez.

LE CAPITAINE, bas à d’Orberg.

Allons... bien débuté !

D’ORBERG.

Je dis que M. de Robimbach n’est peut-être pas le mari qu’il faut...

MADAME D’ORBERG.

À votre fille ? vous êtes fou.

D’ORBERG.

Elle ne l’aime pas.

MADAME D’ORBERG.

Elle l’aimera.

EUGÉNIE, vivement.

Oh ! jamais !

MADAME D’ORBERG.

Taisez-vous !

D’ORBERG.

Vous voyez, je ne lui fait pas dire... Elle a dit d’elle-même : « Oh ! jamais ! »

MADAME D’ORBERG.

Vous ne savez ce que vous dites, votre fille épousera M. de Robimbach... il le faut.

EUGÉNIE, suppliant.

Mon père !

LE CAPITAINE, bas.

Eh quoi ! vous cédez ?

D’ORBERG, bas.

Du tout, du tout ! je ne cède pas.

Haut.

Mais enfin, ma bonne amie, vous dites : « il le faut ; » et la raison ?

MADAME D’ORBERG.

Vous me demandez la raison ?... Je vous trouve plaisant... La raison... vous la connaissez : c’est que je le veux ; vous entendez, monsieur, je le veux.

D’ORBERG.

Ah ! fort bien ! Je ne connais sais pas votre raison ; mais du moment que vous me la dites... c’est bien différent !

LE CAPITAINE, bas à d’Orberg.

Comment ! vous allez consentir ?

D’ORBERG.

Mais, mon bon ami, elle m’a dit sa raison.

MADAME D’ORBERG.

Ainsi, monsieur, c’est entendu : à neuf heures, ce soir, les fiançailles.

D’ORBERG.

À neuf heures... soit.

EUGÉNIE.

Mais, mon père, vous aviez promis d’être le maître ?

D’ORBERG.

Je le suis, mademoiselle, je le suis !... et la preuve, c’est que je vous ordonne d’épouser M. le conseiller de Robimbach !

LE CAPITAINE, à d’Orberg.

Mon cher directeur, vous êtes superbe quand vous faite de l’autorité paternelle ; mais l’autorité conjugale n’est pas de votre compétence.

 

 

Scène XI

 

EUGÉNIE, MADAME D’ORBERG, D’ORBERG, LE CAPITAINE, FRITZ

 

FRITZ, apportant une lettre qu’il remet à madame d’Orberg.

De la part de M. de Robimbach.

MADAME D’ORBERG, ouvrant la lettre.

De mon gendre. Vous le voyez, monsieur, j’avais raison de vous presser... Il m’écrit sans doute pour s’informer de l’heure.

Elle lit.

« Madame et ex-belle-mère future. » Qu’est-ce à dire ? « Ce matin je sollicitais la main de votre belle-fille, vous me l’avez accordée ; seriez-vous maintenant assez bonne pour vouloir bien me la refuser ? »

EUGÉNIE, à part.

Il serait possible !

MADAME D’ORBERG, continuant.

« Le prince, lecture faite d’un mémoire que je viens de lui présenter, a parlé de me nommer premier ministre. »

LE CAPITAINE, à part.

Un mémoire !... celui de Maurice !

MADAME D’ORBERG, continuant.

« Vous comprendrez qu’un premier ministre en herbes ne peut songer décemment à épouser la fille de son directeur de la Chancellerie. » L’impertinent !... « Permettez-moi donc non pas de retirer ma parole, c’est une injure que je ne veux pas vous faire ; mais seulement de vous rendre la vôtre, avec laquelle je vous prie de me croire pour la vie votre très respectueux ex-gendre futur, chevalier Vespasien Socrate de ROBIMBACH, Conseiller en la Chambre.
« P. S. Je cours de ce pas chez Son Altesse qui me fait demander à l’instant. »

LE CAPITAINE, à part.

Et cet imbécile profiterait ?... non, morbleu !

D’ORBERG.

Vous sortez, Capitaine ?... Comprenez-vous quelque chose à cette ridicule épître ?

LE CAPITAINE.

Je ne devine encore qu’à moitié ; mais avant une heure je veux avoir le mot de l’énigme.

Il sort.

MADAME D’ORBERG, revenant à elle.

Je vous avouerai, M. d’Orberg, que je suis encore abasourdie !... Ceci me paraît exorbitant !

FRITZ, s’approchant.

Je n’ai pas dit à madame que M. le Docteur est de retour.

MADAME D’ORBERG.

Le Docteur ! qu’il entre.

FRITZ.

M. le Docteur désire causer un instant avec Madame en particulier.

MADAME D’ORBERG.

M. d’Orberg, veuillez vous rendre un instant auprès de Charles, et sans rien lui dire de positif, tâchez de le préparer à la visite du Docteur. Vous, Fritz, vous avez reçu les ordres de monsieur Blum, dès que tout sera prêt, vous viendrez m’avertir, et vous amènerez Charles ; le Docteur veut le voir avant l’opération.

D’ORBERG, sortant avec Eugénie.

Eh bien ! mon enfant, que dis-tu de la lettre de ton prétendu ?

EUGÉNIE.

Oh ! mon père, je suis bien heureuse !

D’ORBERG.

Je t’avais bien promis que tu ne serais pas madame Robimbach !

D’Orberg, Eugénie et Fritz sortent par la gauche. Fritz, avant de sortir, introduit Blum par le fond à droite.

 

 

Scène XII

 

MADAME D’ORBERG, BLUM

 

BLUM.

Madame, je vous ai fait demander un moment d’entretien particulier : avant de rien entreprendre, je désire m’entendre avec vous...

MADAME D’ORBERG.

C’est juste, monsieur, je vous répéterai ce que je vous ai dit : nous sommes riches, mon mari jouit d’une grande considération. Si vous rendez la vue à notre fils unique, vous ouvrez à notre famille le chemin à de nouveaux honneurs. Aussi, croyez qu’une récompense proportionnée à un aussi grand service...

BLUM.

Je ne vous dissimule pas que j’exige en effet un très haut prix.

MADAME D’ORBERG.

Quel qu’il soit, vous n’avez qu’à parler.

BLUM.

Je ne veux pas d’argent.

MADAME D’ORBERG.

Comment ?

BLUM.

Un heureux hasard m’a fait rencontrer mademoiselle votre belle-fille ; l’impression qu’elle a produite sur mon cœur est ineffaçable ; et si je réussis à rendre la vue à votre fils, je demande pour récompense la main de sa sœur.

MADAME D’ORBERG.

Mais, monsieur, nous ne vous connaissons pas ; nous ignorons quelle est votre naissance, quelle est votre position.

BLUM.

Ma naissance est honnête ; mes moyens d’existence ne le sont pas moins, et ce que j’avance ici, je peux le prouver.

MADAME D’ORBERG, à part.

Excellente occasion de m’en débarrasser ! et puisque nous ne pouvons plus compter sur Robimbach...

Haut.

Eh bien, monsieur, j’en parlerai à mon mari, j’obtiendrai son consentement.

BLUM.

Et le vôtre, madame ?

MADAME D’ORBERG.

Que pourrais-je refuser à l’homme qui me rendrait mon fils.

BLUM.

Je ne puis m’engager à rien avant d’avoir vu le malade.

 

 

Scène XIII

 

MADAME D’ORBERG, BLUM, FRITZ, puis CHARLES, conduit par EUGÉNIE, D’ORBERG

 

FRITZ.

Madame, tout est prêt ; voici M. Charles.

BLUM.

Ne lui dites pas d’abord que je suis ici ; je veux le voir sans lui parler.

À part.

Ciel ! Eugénie l’accompagne !

Il se détourne.

CHARLES, conduit par Eugénie.

Où allons-nous donc, ma sœur ?

EUGÉNIE.

Pas loin... reste-là.

Elle est arrivée près de Blum qui a le dos tourné ; elle lui dit tout bas.

M. le Docteur...

Blum la regarde. Eugénie le reconnaissant.

Que vois-je, Maurice.

BLUM, bas, en lui montrant madame d’Orberg.

Silence !

Il s’approche de Charles et considère ses yeux.

CHARLES.

Maman, vous êtes là ?... que me veut-on ?...

Moment de silence.

Vous ne répondez pas ?

BLUM, bas.

Il suffit.

Autre silence.

MADAME D’ORBERG, avec anxiété.

Eh bien, monsieur ?

BLUM.

J’espère.

CHARLES.

Maman, qui donc est ici avec nous ?

MADAME D’ORBERG, qui a consulté Blum du regard.

Le Docteur.

CHARLES, étonné.

Le Docteur ! que vient-il faire ?

MADAME D’ORBERG.

Te rendre la vue, mon fils... te rendre la vue !

CHARLES.

La vue ! à moi !

Ensemble.

Fragment du final du premier acte de Fra-Diavolo.

BLUM.

Je sens naître en moi l’espérance ;
Daigne, ô ciel ! combler tous mes vœux !
De plaisir mon cœur bat d’avance
À l’espoir de faire un heureux.

CHARLES.

Dois-je croire à cette espérance ?
Le ciel veut-il combler mes vœux ?
Je saurai braver la souffrance,
Mon bonheur ferait tant d’heureux !

EUGÉNIE.

Je sens naître en moi l’espérance.
Le ciel veut-il combler mes vœux ?
De plaisir mon cœur bat d’avance,
Il est de retour en ces lieux !

MADAME D’ORBERG, D’ORBERG et FRITZ.

Je sens naître en moi l’espérance,
Daigne, ô ciel ! combler tous nos vœux !
De plaisir mon cœur bat d’avance,
Bientôt nous serons tous heureux !

EUGÉNIE, bas à Blum.

C’est vous que je revois !

BLUM, de même.

Je viens sauver ton frère.
À ce prix je t’obtiens ; j’ai l’aveu de ta mère.
Suis-je toujours aimé ? je t’ai gardé ma foi ?

EUGÉNIE, de même.

Rends là vue à mon frère, et ma main est à toi !

Reprise du chœur.

On approche un fauteuil vers lequel on conduit Charles.

 

 

ACTE III

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

FRITZ, BLUM, CHARLES, D’ORBERG, MADAME D’ORBERG, EUGÉNIE

 

Charles est assis sur une chaise au milieu de la scène ; ses yeux sont couverts d’un bandeau. Blum est debout à sa gauche, tenant un instrument en main M. d’Orberg est assis dans un fauteuil ; les autres acteurs sont debout. À droite sur le devant, une table sur laquelle est une trousse déployée et quelques instruments de chirurgie. Le visage de tous les acteurs doit exprimer l’inquiétude et la crainte.

BLUM.

C’est fini.

À Charles.

Soyez calme.

CHARLES.

Je n’ai presque pas souffert...

MADAME D’ORBERG.

Croyez-vous qu’il puisse voir à présent...

BLUM.

Le ciel a, je crois, secondé mes efforts... aucun accident n’est venu compromettre l’opération, et votre fils, je l’espère, pourra bientôt jouir du bonheur de contempler ses parents... ses amis.

D’ORBERG, se levant.

Ah ! Docteur, que de reconnaissance !

MADAME D’ORBERG.

Monsieur... vous me rendez plus que la vie !

BLUM.

Madame...

MADAME D’ORBERG, courant à son fils.

Charles... mon enfant... comprends-tu ton bonheur... le nôtre à tous ?... ne plus être aveugle !...

CHARLES, l’embrassant.

Ma bonne mère !... Docteur ôtez-moi ce bandeau... que je puisse voir ma mère !...

BLUM, l’arrêtant.

Oh ! de grâce... pas d’imprudence... il n’est pas temps encore de lever l’appareil.

MADAME D’ORBERG.

Monsieur le Docteur... rien qu’un instant !

BLUM, vivement.

Pas une seconde !... madame... oubliez-vous que je ne puis encore répondre de rien ?

MADAME D’ORBERG.

Eh quoi ! craindriez-vous ?...

BLUM.

Non, madame, non... je ne crains pas, j’ai tout lieu d’espérer au contraire ; mais enfin pas de joie prématurée !

Baissant la voix.

Songez donc que je puis avoir échoué...

MADAME D’ORBERG, avec effroi.

Ah ! mon Dieu !

BLUM, montrant Charles.

Silence !... il nous écoute.

CHARLES, avec une gaieté douce.

Docteur, vous avez tort. Moi, j’ai meilleure opinion que vous de vos talents. Maman, ne l’écoutez pas... je suis sûr qu’il m’a rendu la vue ; oui, tenez... malgré l’épaisseur de ce bandeau, il me semble qu’un rayon de lumière vient frapper mes yeux. Ah ! Docteur ! comme je vais vous aimer ! comme je bénirai mon bienfaiteur !...

BLUM, attendri.

Mon ami, point d’émotions trop fortes... elles peuvent être funestes. Sans doute j’ai bien bonne espérance ; mais enfin il faut s’attendre à tout... et si le malheur voulait que je n’eusse pas réussi, alors, Charles, quelle douleur pour vous !...

CHARLES, à part.

Est-ce une erreur ? le son de cette voix...

BLUM, continuant.

Mon jeune ami, pénétrez-vous bien de mes conseils, ils sont dictés par l’intérêt le plus vif ; à votre âge, l’imagination est prompte à se frapper d’avance ; armez-vous de courage, et n’abandonnez pas cette résignation avec laquelle vous avez supporté jusqu’à ce jour une privation bien cruelle sans doute, mais que vous pourriez être obligé de supporter encore.

CHARLES, qui l’a écouté avec beaucoup d’attention.

Oui, Docteur, oui... vous avez raison, compter sur un si grand bonheur, et puis se voir déçu... oh ce serait affreux !... je suis préparé à tout événement ; vos paroles ont porté le calme dans mon cœur, c’est que voyez-vous, Docteur, en vous écoutant parlé... il m’a semblé reconnaître... Blum se trouble.

Air du Vaudeville de la Haine d’une femme.

Dans votre voix, ah ! que de charme !
Votre main !... je veux la serrer.
Sur la mienne tombe une larme...
Docteur, qu’avez-vous à pleurer ?
Oui, maintenant, je crois comprendre
D’où me vient ce trouble inconnu ;
Cette voix que je viens d’entendre,
C’est celle d’un ami bien tendre !
Et si mes yeux ne l’ont pas vu,
Mon cœur déjà l’a reconnu,
C’est bien lui ! je l’ai reconnu...
Maurice ! je t’ai reconnu ?...

MONSIEUR et MADAME D’ORBERG.

Que dit-il ?... Maurice !...

MAURICE WERNON.

Ah ! madame... par pitié pour votre enfant, qu’on l’éloigne !... emmenez-le d’ici... ou je ne réponds plus de rien. Eugénie, conduisez votre frère dans sa chambre... qu’on le conche sur un canapé... la tête basse... fermez les rideaux... que personne ne l’approche !... pendant une heure au moins, un repos absolu... allez... je le confie à vos soins !...

Air de la Servante justifiée.

Très bas.

Secondez-moi bien,
N’épargné rien,
C’est nécessaire.
Malgré mon espoir,
Jusqu’à ce soir,
Je dois me taire.

CHARLES.

Sur mon cœur
Venez Docteur,
Viens, ô mon frère !
Quel bonheur pour moi
Que celui qui viendra de toi.

ENSEMBLE.

Secondons-le bien, etc.

Eugénie et Fritz conduisant Charles dans sa chambre.

 

 

Scène II

 

D’ORBERG, MAURICE, MADAME D’ORBERG

 

MADAME D’ORBERG.

Quoi ! monsieur, vous êtes ce Maurice Wernon... et vous avez osé paraître devant moi !

MAURICE.

Oui, madame... pour essayer de rendre la vue à votre fils.

MADAME D’ORBERG.

N’importe, monsieur, il est des torts qu’on ne pardonne jamais.

D’ORBERG, à part.

Ma femme n’a pas oublié la chanson.

MAURICE.

Mes torts sont grands madame ; mais six ans d’absence et de regrets ont dû les réparer ; ah ! si vous saviez comme ma jeunesse s’est écoulée dans les veilles, afin de pouvoir un jour mériter un pardon généreux... c’est pour guérir votre fils que je suis devenu le docteur Blum, et c’est pour aider votre époux dans sa vieillesse, que pendant quatre années je me suis livré à l’étude des lois.

D’ORBERG.

Comment, jeune homme vous avez étudié les lois... ceci est de ma compétence... vous entendez, Madame, il a étudié les...

MADAME D’ORBERG.

Il est bien question de lois, monsieur !

MAURICE.

Avec quelle ardeur je travaillais... je surmontais les difficultés sans nombre qui s’offraient dans le cours de mes études... courage, Maurice, me disais-je, un jour tu recevras le prix de tes efforts... et grâce à tes soins, le compagnon de ta jeunesse commencera peut-être une existence nouvelle... je suis arrivé au but... Madame... car quelque chose me dit là... que j’ai pleinement réussi et que ce soir, votre fils aura cessé d’être aveugle.

MADAME D’ORBERG.

Eh bien, monsieur, ce soir on vous paiera...

MAURICE.

Me payer !...

Air : À soixante ans.

Que dites-vous ? quelle erreur est la vôtre !
Pour un peu d’or, vous me croyez heureux.
Un pareil prix !... ah ! j’en espère un autre,
Si le succès a couronné mes vœux
De votre fils si j’ai rouvert les yeux,
Vous m’offririez une fortune entière,
Tous les trésors et le trône d’un roi !...
Je vous dirais, c’est trop peu, sur ma foi :
« J’ai sauvé Charles, et vous êtes sa mère !...
« Vous n’êtes pas encore quitte avec moi ! »

MADAME D’ORBERG.

Que prétendez-vous donc, monsieur ?

MATRICE.

Réclamer l’exécution de votre promesse. Si Charles a recouvré la vue, j’ai mérité la main d’Eugénie.

MADAME D’ORBERG.

Jamais, monsieur, jamais ! vous m’avez trompée : j’ignorais faire cette promesse à un homme qui m’exposa jadis aux quolibets et à la risée d’une ville.

MAURICE.

Je vous le répète, madame, je sais tout ce qu’il y eut de coupable dans ma conduite envers vous ; mais si le repentir le plus sincère vous trouve inexorable, alors je m’adresserai au père d’Eugénie qui seul a des droits sur elle ; sans doute il ne voudra pas sacrifier le bonheur de son enfant à la satisfaction d’exercer une vengeance...

MADAME D’ORBERG.

Mon mari, monsieur, ne souffrira pas que vous méconnaissiez mon autorité. N’est-il pas vrai, monsieur, que vous ne souffrirez pas...

D’ORBERG.

Ma chère amie, la colère n’est pas de ma compétence.

MADAME D’ORBERG.

Ah ! c’est comme cela ! eh bien, je vous avertis que si vous voulez donner raison à monsieur contre moi, vous n’y parviendrez qu’en vous mettant en colère... et beaucoup... et souvent !... vous m’entendez ?...

Lui secouant le bras.

Mais, monsieur, dites donc si vous m’entendez.

D’ORBERG.

Je vous entends... vous criez assez pour cela ! mais vous comprendre... c’est autre chose.

 

 

Scène III

 

D’ORBERG, MAURICE, MADAME D’ORBERG, LE CAPITAINE

 

LE CAPITAINE, hors d’haleine.

Vite docteur... mon cher docteur... chez le Prince !...

MAURICE.

Que dites-vous ?

MADAME D’ORBERG.

Quel air affairé, M. le Capitaine ?

LE CAPITAINE.

Je le crois bien, parbleu, quand il s’agit de servir un ami...

MADAME D’ORBERG.

Un ami ?...

LE CAPITAINE.

Oui... qui m’a rendu un léger service, qui m’a sauvé la vie... Point de retard, mon cher docteur, le Prince vous fait appeler ; Son Altesse a lu votre mémoire... hâtons-nous... Vous nous accompagnerez, M. le Directeur.

D’ORBERG.

Moi ?... est-ce que le Prince me fait l’honneur...

LE CAPITAINE.

En apprenant que le Docteur était ici, le Prince à dit : Eh ! que M. le Directeur d’Orberg nous l’amène, et puis il a ajouté en souriant : « Cela est de sa compétence. »

D’ORBERG, enchanté.

Son Altesse a dit cela ?... elle-même... je cours...

MADAME D’ORBERG.

Vous, monsieur... servir d’introducteur à M. Maurice Wernon ! j’espère bien que vous n’irez pas.

D’ORBERG.

N’y pas aller !... quand Son Altesse a daigné remarquer que cela était, Fritz !...

Fritz entre.

Mais vous n’y pensez pas, ma chère amie... Fritz, mon chapeau, ma canne... là, me voici prêt. Comment, Maurice, vous avez fait un mémoire qui a fixé l’attention du prince !... c’est bien... c’est très bien !... oui, certes, cela c’est de ma compétence... allons... allons... partons...

Air des Gascons.

Vite au palais il faut voler ;
Pour Son Altesse
Que l’on s’empresse.
Un roi qui nous fait appeler,
Deux fois n’aime pas à parler.

MADAME D’ORBERG.

Quoi ! vous partez ! c’est une horreur !
Songez que votre complaisance
Peut compromettre mon honneur...

D’ORBERG.

Ce n’est pas de ma compétence.

LE CAPITAINE, MAURICE, D’ORBERG.

Vite au palais il faut voler.

 

 

Scène IV

 

MADAME D’ORBERG, seule

 

Les voilà partis !... suis-je assez humiliée ! des honneurs peut-être à cet homme qui m’a outragée !... et l’on veut que je pardonne !... que j’oublie ce qu’après six ans le monde n’a pu encore oublier. On veut que j’appelle cet homme-là mon gendre ?... j’aimerais mieux marier ma belle-fille à je ne, sais qui... Pourquoi faut-il que ce Robimbach ait rompu avec nous, le sot !...

 

 

Scène V

 

EUGÉNIE, MADAME D’ORBERG, ROBIMBACH

 

EUGÉNIE.

Madame, voici M. de Robimbach qui veut absolument vous parler.

MADAME D’ORBERG.

Robimbach !

À part.

Nous reviendrait-il ?

Haut.

Je serai bien aise de le voir.

EUGÉNIE, naïvement.

Bien aise !... croyais que depuis sa lettre nous étions débarrassés de lui.

MADAME D’ORBERG.

Taisez-vous !

À Robimbach qui entre.

Monsieur le Chevalier...

ROBIMBACH, se confondant en salutations.

Pardon, belle dame... cent fois... mille fois pardon si j’ose reparaître devant vous après ma monstrueuse... mon indigeste épître de ce matin... couvrez-moi d’injures, je les ai méritées ; appelez-moi homme inepte, homme absurde et sans égard, je ne me plaindrai pas, je me suis conduit envers vous et cette charmante enfant... comme un être fossile, comme une grosse pétrification humaine ; voilà comme je me suis conduit avec vous, aussi accablez-moi... mais croyez-moi toujours votre très humble, très soumis et très repentant ex-futur beau-fils, le chevalier Socrate-Vespasien de Robimbach, ex-conseiller privé d’un auguste Prince qui vient de me chasser de sa présence.

MADAME D’ORBERG.

Chassé ? que dites-vous ?

ROBIMBACH.

Hélas ! c’est toute une histoire dont j’ai encore la tête vermoulue... Mais d’abord dites-moi de grâce ou est-ce diable de capitaine Barnave, qui m’a recommandé cet autre diable de Blum ?

EUGÉNIE.

Que veut-il dire !...

MADAME D’ORBERG.

Il est question du docteur Blum ?... racontez-moi cela, ce méchant homme aura sans doute fait quelque chanson contre vous ?...

ROBIMBACH.

Ah bien, oui !... une chanson... il en aurai fait dix volumes de chansons que je m’en soucierais comme d’un dîner réchauffé... il a fait mieux que ça, il a fait un mémoire et je lui ai acheté...

MADAME D’ORBERG.

Un mémoire !...

ROBIMBACH.

Un mémoire !... qui ne sortira jamais de la mienne. Bref... il n’a voulu me céder ledit mémoire qu’en me faisant promettre de renoncer à la main de la charmante Eugénie...

EUGÉNIE.

Qu’entends-je ! cher Maurice !

MADAME D’ORBERG.

Et il vous aura trompé en vous donnant quelque griffonnage.

ROBIMBACH.

Plut au ciel que ce fut du griffonnage ! mais il paraît au contraire que ce mémoire est un chef-d’œuvre.

MADAME D’ORBERG.

Mais comment se fait-il ?

ROBIMBACH.

Ah ! voilà... comment... je vous dirais bien de deviner, mais vous ne devineriez jamais. Voici le fait :

Air de Bonaparte à Brienne.

À Son Altesse, ce matin,
Je fais parvenir le mémoire :
Au palais, qui l’aurait pu croire,
On me fait demander soudain.
Je pars et je me présente,
Fier de mon nouveau pouvoir ;
D’une gloire appétissante
Déjà je flairais l’espoir.
Le Prince me regarde bien,
En saluts je veux me confondre,
Mais je me prive de répondre
Vu que lui ne me disait rien.
Son superbe chien de chasse
Gambadait dans le salon,
Par calcul je lui repasse
Dans la gueule un macaron ;
Puis, par contenance, un moment
Du chien, moi, je gratte l’oreille,
Ne croyant pas être à la veille
D’en faire au miennes tout autant.
« Monsieur, de qui ce mémoire ? »
Me demande Monseigneur.
M’en donnant toute la gloire,
Je réponds : « J’en suis l’auteur. »
« Eh bien, dit-il, expliquez-moi
« Quel est le but de vos idées ?
« Sur quoi les avez-vous fondées ? »
Moi là-dessus je reste coi.
« Parlez-donc, je vous en prie. »
Je ne puis trouver un mot.
Quand tout-à-coup il s’écrie :
« Monsieur, vous êtes un sot ! »
En vain je veux me récrier ;
« Je vous chasse, ajoute le Prince. »
Et moi, dans mon trouble je pince
Les oreilles du lévrier.
Dans sa royale colère,
Sans égard pour mes bienfaits,
Le chien, devenu cerbère,
Mord sans pitié mes mollets.
Voyant que pour sortir de là,
Je n’ai qu’à sortir† la porte,
Sans attendre que l’on m’escorte,
Je pars, j’arrive et me voilà.

MADAME D’ORBERG.

Ainsi, monsieur, vous voilà ex-conseiller privé,

ROBIMBACH.

C’est vrai, mais je ne suis pas ex-riche, et puisque le Prince ne sait pas apprécier un homme comme moi, je me passerai des bienfaits d’un prince comme lui. J’ai quatre cent mille florins de revenu, ça m’est égal... mais avant tout, belle-mère, je désire me marier ; il me faut une épouse pour faire les honneurs de ma maison ; qu’en pensez-vous petite maman, ne pourrions-nous dès aujourd’hui célébrer les fiançailles.

EUGÉNIE, à part.

Que dit-il ?

MADAME D’ORBERG, à part.

De cette façon, Maurice Wernon n’aurait plus d’espoir.

Haut.

Je devrais vous punir de votre manque d’égard, mais je veux bien pardonner... et replacer les choses comme elles étaient auparavant.

ROBIMBACH.

Il se pourrait !... Ah ! je suis le mortel le plus heureux de toute la Confédération germanique ! charmante belle mère !... en oubliant le passé, le présent devient plein de charmes et le futur vous en remercie...

Il va vers Eugénie.

Eh bien, jolie fiancée, ai-je aussi obtenu votre pardon ?

EUGÉNIE, bas à Robimbach.

Non, Monsieur, et malgré les promesses de la mère, jamais la fille ne fera les honneurs de votre table.

ROBIMBACH.

Qu’entend-elle par là... ah ! une plaisanterie... une plaisanterie... c’est très drôle !... Dites-moi, charmante belle-mère, je donne un coup de pied jusqu’à mon hôtel, je reviens à la minute avec mon chef, mes officiers de bouche et le souper qui sera servi par mes gens. Je veux donner à mon appétissante future un avant goût du bonheur culinaire qui l’attend dans son ménage.

Au revoir, (bis.)
Vite
Je vous quitte,
Au revoir, (bis.)
Bon appétit pour ce soir.
Nous aurons, sur un grand plat,
Des amours en chocolat ;
Et puis pour peindre mes feux,
Un punch lumineux.
Au revoir, etc.

Robimbach sort.

 

 

Scène VI

 

MADAME D’ORBERG, seule

 

Oui... oui... Eugénie épousera Robimbach... elle l’épousera et je serai vengée enfin de ce Maurice Wernon ! Pourtant... mon pauvre Charles... s’il recouvrait la vue... cher enfant, après tant de souffrance, quel serait son bonheur...

 

 

Scène VII

 

MADAME D’ORBERG, MADAME WERNON, CLARA

 

MADAME WERNON.

Veuillez nous excuser, madame, si nous nous présentons une dernière fois devant vous...

MADAME D’ORBERG, qui s’est assise.

Comment, c’est vous, madame Wernon ? viendriez-vous par hasard au sujet de votre pétition ?

MADAME WERNON.

Oui, madame.

MADAME D’ORBERG.

Vous ignorez donc, madame, que M. Maurice Wernon peut se passer aujourd’hui de protecteurs ?

MADAME WERNON.

Je ne vous comprends pas, madame.

MADAME D’ORBERG.

Je le répète... votre fils n’a plus rien à craindre de l’arrêt qui le condamne, et en ce moment, peut-être... mais vraiment... vos demandes m’étonnent, madame ; ne savez-vous pas ce qui est arrivé... n’avez-vous pas reçue la visite du docteur Blum ?...

 

 

Scène VIII

 

MADAME D’ORBERG, MADAME WERNON, MAURICE, CLARA

 

MADAME WERNON.

Ignorez-vous donc que sous ce nom de Blum... Maurice Wernon, votre fils, revu ses foyers ?

CLARA.

Il se pourrait !

MADAME WERNON.

Oh ! Madame, par pitié, ne me trompez pas... Il serait de retour !... mon fils ! mon fils ! et je ne l’ai pas encore vu !... qu’attend-il donc pour accourir dans les bras de sa mère.

MAURICE, toujours au fond.

Il attendait qu’il fut digne de reparaître devant elle...

CLARA et MADAME WERNON.

Maurice !

Air du Pré aux Clercs.

C’est bien lui, plus d’absence,
Le voilà de retour,
Au plaisir, la souffrance
A fait place en ce jour :
Aux lieux de son enfance,
Quand il est de retour.
Ah ! combien sa présence,
Va charmer ce séjour !
Plus de pleurs, de tristesse,
Ah ! viens donc dans nos bras !

MAURICE.

Oui, c’est moi, plus d’absence,
Me voilà de retour,
Au plaisir, la souffrance
A fait place en ce jour :
Aux lieux de mon enfance,
Quand je suis de retour,
Mon cœur à l’espérance
Renaît en ce séjour.
Plus de pleurs, de tristesse,
Ah ! venez dans mes bras !

MADAME WERNON et CLARA.

C’est bien lui, plus d’absence,
Le voilà de retour,
Au plaisir, la souffrance
A fait place en ce jour :
Aux lieux de son enfance,
Il revoit en ce jour
Les objets de son amour.

MAURICE.

Oui, c’est moi, plus d’absence,
Me voilà de retour,
Au plaisir, la souffrance
A fait place en ce jour :
Aux lieux de mon enfance,
Je revois en ce jour
Les objets de mon amour.

Oui, Maurice, qui causa tous vos malheurs, et qui vient enfin réparer tout le mal qu’il a fait. Je sors de chez le Prince ; un mémoire auquel j’ai consacré bien des veilles, m’a gagné ses bonnes grâces, et voilà la récompense de mes travaux... Lisez...

Il donne le papier.

Maintenant, plus d’exil, plus de séparation... ma mère... et toi, ma bonne sœur, je puis, sans crainte, vous presser contre mon cœur !

 

 

Scène IX

 

D’ORBERG, MADAME D’ORBERG, MADAME WERNON, MAURICE, CLARA, LE CAPITAINE

 

LE CAPITAINE.

Bravo ! embrassez-le bien, ce cher Maurice, car il vous rapporte un nom honorable...

D’ORBERG.

Le Prince l’a nommé conseiller privé !... et c’est justice, car c’est un excellent jurisconsulte...

MAURICE.

Merci de vos éloges, monsieur, grâce à la faveur du souverain, beaucoup de gens honorables que j’attaquai jadis dans mes chansons...

Madame d’Orberg fait un mouvement.

se sont réconciliées avec moi, tous m’ont pardonné les imprudences ne ma jeunesse.

Se retournant vers Madame d’Orberg.

Vous seule, me repoussez encore ; madame, faites qu’il ne manque rien à mon bonheur...

Silence.

vous ne répondez pas... je vois que j’ai à tout jamais perdu l’espoir de recouvrer vos bonnes grâces, et je vais me retirer avec ma famille...

D’ORBERG, bas à sa femme.

Comment, chère amie...

MADAME D’ORBERG, bas.

Silence ! monsieur !

LE CAPITAINE, à part.

Oh ! qu’il est dangereux de blesser l’amour-propre d’une femme !

MAURICE.

Pourtant, avant de quitter ces lieux, il est un devoir qu’il me reste à remplir... Maurice Wernon disparaît pour céder la place au docteur Blum... Le jour baisse, le moment est propice, veuillez faire conduire ici votre fils...

MADAME D’ORBERG, tremblante.

Ici !... à présent !... dans quelques minutes tout sera donc fini !...

D’ORBERG.

Espérez-vous docteur ?

MAURICE.

Je ne puis répondre de rien !...

 

 

Scène X

 

D’ORBERG, MADAME D’ORBERG, MADAME WERNON, MAURICE, CLARA, LE CAPITAINE, CHARLES, conduit par EUGÉNIE et FRITZ

 

Air avançons en silence.

MONSIEUR et MADAME D’ORBERG et LE CAPITAINE

Le voici, du silence,
Hélas ! pour { leur enfant,
                    { mon
De crainte et d’espérance
Je tremble en ce moment.

MAURICE, CLARA, MADAME WERNON.

Le voici, du silence,
C’est le fatal moment ;
Ah ! malgré { ma science
                   { sa
Je tremble en cet instant.

CHARLES.

Pourquoi donc du silence,
Je comprends... c’est l’instant ;
De crainte et d’espérance,
Je tremble en ce moment.

MAURICE.

Écoute-moi, mon ami. Le moment est arrivé où nous pouvons, sans danger, lever cet appareil, et faire tomber le bandeau qui couvre tes yeux...

CHARLES.

Eh bien !... qu’attends-tu...

MAURICE.

Charles, pour défaire ce nœud, la main de ton frère est tremblante ; car si l’opération n’avait produit qu’un fâcheux résultat...

CHARLES.

Je me consolerais facilement, en pensant que la guérison n’était pas possible, et je ne me trouverais pas plus à plaindre que ce matin, puisque ce matin j’étais aveugle sans espoir de guérison.

MAURICE.

Bien, Charles, tu ranime mon courage... viens ici...

CHARLES.

Me voilà.

MAURICE, ôtant le bandeau.

Maintenant, ouvre les yeux.

CHARLES, pousse un cri.

Ah !... j’y vois !... j’y vois !...

Se tournant à droite.

Mon père !... Eugénie !... le Capitaine !...

Se tournant à gauche.

Clara !... ma mère !...

MADAME D’ORBERG, pleurant.

Mon enfant !...

Elle l’embrasse à plusieurs reprises.

CHARLES.

Oh !... c’est pour en mourir !...

MAURICE, à droite de Charles.

Calme-toi.

CHARLES.

Que je me calme !... quand la vue m’est rendue ! quand je puis voir mes parents !... mes amis... que je me calme !... Oh ! viens dans mes bras... Maurice !...

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Mon bonheur ne peut s’exprimer !

À Maurice.

Toi, qui m’as rendu la lumière,
Viens sur mon cœur, près de ma mère.
Ah ! combien elle dois t’aimer !
Ma mère, que tu dois l’aimer !
Pour vous deux, ma reconnaissance
A besoin de tout l’avenir.
Mon amour doit vous réunir,

À sa mère.

Toi, qui m’as donné l’existence,

À Maurice.

Et toi qui me la fais chérir.
Maintenant je puis la chérir,
Grâce à toi je puis la chérir !

Il prend la main de sa mère et l’unit à celle de Maurice.

N’est-ce pas, ma mère, que tu l’aimes celui qui vient de rendre ton fils si heureux !

MADAME D’ORBERG, serrant la main de Maurice et essuyant ses larmes.

Maurice !... comment l’oublierais-je pas vos torts dans un pareil moment !... Eugénie sera votre récompense... Madame Wernon, Clara, que tout soit oublié...

LE CAPITAINE.

Bravo, madame d’Orberg !

À part.

L’amour maternel triomphe de l’amour-propre.

D’ORBERG.

Je pleure comme un enfant, comme si les larmes étaient de ma compétence.

ROBIMBACH, de la coulisse.

Que chacun soit à son poste, et que l’on ne s’endorme pas sur le rôti.

D’ORBERG.

Qu’est-ce que cela ?

LE CAPITAINE.

C’est le chevalier de Robimbach.

MADAME D’ORBERG.

Il arrive un peu tard.

 

 

Scène XI

 

D’ORBERG, MADAME D’ORBERG, MADAME WERNON, MAURICE, CLARA, LE CAPITAINE, CHARLES, EUGÉNIE,  FRITZ, ROBIMBACH, suivi d’un officier de bouche qui se tient à la porte

 

ROBIMBACH.

Je salue la société qui a bien voulu se réunir pour assister à mes fiançailles, je l’en remercie... de cœur... et de bouche. Ma chère future belle-mère, je viens de faire dresser la table. Mais que vois-je ? M. Blum ?...

Bas à madame d’Orberg.

Comment ! vous avez invité cet homme ?... il va me faire avaler de travers.

MADAME D’ORBERG.

Mon cher M. de Robimbach, monsieur vient de rendre la vue à notre cher enfant, et en récompense de ce service nous lui accordons la main de notre fille Eugénie.

ROBIMBACH.

Charles n’est plus aveugle ! ce pauvre jeune homme pourra donc voir ce qu’il mangera !... Mais, madame, vous m’ouvrez les yeux à votre tour... et mes fiançailles ? vous retirez donc votre parole ?

MADAME D’ORBERG.

Non, mais à mon tour je vous rends la vôtre...

ROBIMBACH.

C’est atroce ! ce monsieur Blum est donc mon cauchemar ?... Et le souper qui attend... un souper d’archevêque ! trois services... tout sera froid... c’est une indignité !

LE CAPITAINE.

Allons, mon cher Robimbach, de la philosophie. Le vin est versé...

ROBIMBACH.

Il faut le boire ?... Soit ! allons souper.

L’OFFICIER, à Robimbach.

Vous êtes servi.

ROBIMBACH.

Nous sommes servis !... Soutiens-moi, Capitaine.

CHŒUR.

Air du comte Ory.

Allons, amis, ne tardons pas,
Courons nous mettre à table,
Et qu’un vin délectable
Égaie cet heureux repas.
Allons, ne tardons pas,
Vite, courons nous mettre à table :
Et qu’un vin délectable
Égaie cet heureux repas,
Cet heureux repas. (ter.)

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