Une Bonne fortune (Jean-François BAYARD - Alexis DECOMBEROUSSE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 1er juin 1832.

 

Personnages

 

ÉDOUARD GRANVILLE, capitaine de dragons

JULES DAVERNY, avocat

ÉLISE MILBERT, sa sœur

MADAME LA MARQUISE DE VERMONT

ÉTIENNE, domestique

 

La scène se passe chez madame de Vermont, à sa campagne.

 

Le théâtre représente un salon. Fenêtre à balcon dans le fond. À droite de l’acteur, une cheminée avec pendule et miniature... Auprès de la cheminée, un canapé, chaise à côté, et petit guéridon avec ouvrage de femme. À gauche, table sur laquelle sont plusieurs livres. Fauteuils. Entrée à gauche et cabinet du même côté. À droite, porte conduisant dans l’intérieur.

 

 

Scène première

 

ÉTIENNE, seul

 

Au lever du rideau, on entend successivement plusieurs sonnettes. Étienne accourt, en achevant de s’habiller.

Allons... c’est bien, on y va... Que diable ça peut-il être ? Qui peut venir nous réveiller en sursaut à huit heures ?... Nous, que madame la marquise laisse toujours dormir la grasse matinée... Ah ! tiens, le cocher à la porte déjà !...

À la croisée et parlant à la cantonade.

Piètre... Eh ! Pierre ! qu’est-ce que c’est donc ?...

Il écoute.

Ah ! une dame qui arrive de Paris !... C’est ça... des importuns... j’en étais sûr... Quand j’ai vu madame quitter la Normandie, pour venir passer l’été dans cette maison de Billancourt, à deux petites lieues de la capitale, je me suis dit : Là ! c’est fini, nous ne serons plus maîtres chez nous !... ça ne manque pas...

À la croisée.

Allons, les chevaux qui se lèvent aussi... pauvres bêles !... Nous voilà tous sur pied !...

Air : De sommeiller encor, ma chère.

J’suis sur qu’tout l’monde est en colère !
Aussi, troubler notre sommeil !
Des domestiqu’s, règle ordinaire,
Il faut égayer le réveil.
Autrement d’un’ min’ rechignée,
Ils boudent leurs maîtres... Enfin
Ils font payer tout’ la journée,
L’humeur qu’on leur donn’ le matin.

On sonne.

Encore !... On n’a pas le moindre égard...

Il va pour sortir.

Ah ! cette dame.

 

 

Scène II

 

ÉLISE, ÉTIENNE

 

ÉLISE.

Mon ami, c’est vous que l’on nomme Étienne ?

ÉTIENNE.

Moi-même, madame.

ÉLISE.

Approchez... Madame de Vermont vous met à ma disposition

ÉTIENNE.

Moi !...

À part.

Par exemple.

ÉLISE.

J’ai un service à vous demander... Vous êtes intelligent ; actif...

ÉTIENNE.

Madame est trop bonne...

À part.

C’est pour m’amadouer.

ÉLISE.

Si vous réussissez, quinze louis de récompense... Écoutez-moi.

ÉTIENNE.

J’écoute, madame... je suis à vos ordres.

ÉLISE.

C’est bien... Voici ce que c’est : Vous allez prendre la voiture de votre maîtresse, on met les chevaux... vous irez d’ici au bois de Boulogne, à la porte d’Auteuil, ce n’est pas loin.

ÉTIENNE.

Un quart d’heure de chemin.

ÉLISE.

Là, vous attendrez qu’il se présente un jeune homme suivi de son domestique... joli cavalier... vingt-quatre ans au plus... petit de taille, blond, frais.

ÉTIENNE.

Le domestique ?

ÉLISE.

Eh ! non... Vous ne comprenez donc pas ?

ÉTIENNE.

Si fait, si fait, parbleu...

À part.

Où diable veut-elle en venir ?

ÉLISE.

Le domestique, grand, maigre.

ÉTIENNE.

Comme moi.

ÉLISE.

Et l’air bête !

ÉTIENNE.

Comme... c’est-à-dire...

ÉLISE.

L’un d’eux portera des armes... une boîte de pistolets... peut-être des épées... je ne sais pas... n’importe... Vous descendiez... vous vous approcherez de lui.

ÉTIENNE.

Du maître ?

ÉLISE.

Eh ! oui... Vous le prierez d’un air mystérieux de vous suivre ici... chez votre maîtresse.

ÉTIENNE.

Chez madame ?

ÉLISE.

Sans doute... Il vous demandera son nom.

ÉTIENNE.

Madame de Vermont.

ÉLISE.

Bien... Vous la nommerez... Alors, il vous fera sur elle mille questions... Vous lui direz...

ÉTIENNE.

Que madame a cinquante mille livres de rente... et autant d’années.

ÉLISE.

Mais taisez-vous donc... Vous direz qu’elle est jeune, aimable, jolie et veuve.

ÉTIENNE.

Oh ! oh !... veuve, je ne dis pas ; mais...

ÉLISE.

Eh ! mon Dieu, ne vous inquiétez pas... Écoutez mes ordres ; suivez-les, le reste me regarde... Il hésitera peut-être... vous le presserez... vous le ferez monter dans la voiture.

ÉTIENNE.

De force ?

ÉLISE.

S’il le faut.

ÉTIENNE.

Et le domestique ?

ÉLISE.

Derrière, avec vous... Vous reviendrez ici... La voiture brûlera le pavé... Mais pas un mot de plus que ce que je vous ai dit.

ÉTIENNE.

Mais c’est diablement hardi ; car en tin, s’il résiste, c’est un enlèvement... et je ne sais pas si je dois me permettre... sans l’ordre de ma maîtresse...

ÉLISE.

Quand je vous dis qu’il le faut.

 

 

Scène III

 

ÉLISE, ÉTIENNE, MADAME DE VERMONT

 

MADAME DE VERMONT.

Eh bien ! ma chère Élise, la voiture est prête... le cocher est sur son siège...

ÉLISE.

Tout de Suite, On Va partir...

À Étienne, qui fait des signes à madame de Vermont.

Eh ! vite, dépêchez-vous.

MADAME DE VERMONT.

Ah ! Étienne en est aussi !

ÉTIENNE.

Oui ; c’est moi que madame charge de l’enlèvement de ce jeune homme.

MADAME DE VERMONT.

Comment, un enlèvement !

ÉTIENNE, vivement.

Eh ! oui, c’est...

ÉLISE.

Silence... partez ; et quinze louis à gagner... je les paye d’avance... les voilà ; les voulez-vous ?

ÉTIENNE, prenant la bourse.

Je ne demande pas mieux, et je pars...

À part.

Ah ! puisque madame sait tout.

Haut.

Je pars, madame.

Il sort par la gauche. Élise va à la croisée au fond.

 

 

Scène IV

 

MADAME DE VERMONT, ÉLISE

 

MADAME DE VERMONT.

Ah ! ça, ma chère Élise, je vous laisse l’aire ce que vous voulez... Je vous abandonne mes gens, ma maison, mon nom même, à ce qu’il paraît.

ÉLISE, très agitée, toujours à la croisée.

Enfin, ils sont partis... Je respire.

MADAME DE VERMONT.

Ah ! mon Dieu ! quel trouble ! qu’est-ce donc ? Expliquez-vous... Je commence à craindre.

ÉLISE.

Quoi donc ?

MADAME DE VERMONT.

Oh ! rien... Cependant je vous ai vue quelquefois un peu vive, un peu folle.

ÉLISE.

Aujourd’hui, je suis très raisonnable.

MADAME DE VERMONT.

Je vous crois ; mais vous conviendrez que tout ce qui se passe est assez singulier... D’abord, je vous croyais à Beauvais, chez votre oncle... vous m’aviez annoncé votre départ.

ÉLISE.

Oui ; il s’était mis dans la tête de me marier à un jeune homme charmant, du moins on le disait... Mais il paraît que c’est une affaire manquée, et j’en suis presque fâchée ; car, sur l’éloge séduisant qu’on m’en faisait...

Air : Vaudeville du Baiser au Porteur.

Pour lui de loin, sans le connaître,
Mon cœur, je crois, parlait déjà.

MADAME DE VERMONT.

Fort bien... C’est un amour peut-être
Dont un autre profitera...
Vous aimerez ; l’amant seul changera.
C’est d’autant mieux pour une belle,
Que son cœur ainsi transporté
Se donne, sans être infidèle,
Tout le plaisir d’une infidélité.

Est-ce donc pour cela que ce matin, à mon réveil, je vous vois arriver ici, pâle, défaite, hors de vous... la tête exaltée, les yeux en feu... Vous m’adressez quelques paroles entrecoupées, auxquelles je ne comprends qu’une chose... c’est que je puis vous rendre un service... Il est vrai que je n’en demandais pas davantage... Que pouvais-je vous refuser, à vous, veuve de ce bon monsieur Milbert, dont l’éloquence sauva à ma famille l’honneur et la fortune ?

ÉLISE.

Il était avocat : il fit son devoir, comme je fais le mien en ce moment.

MADAME DE VERMONT, riant.

Comment ! Est-ce que vous allez plaider pour quelqu’un ?

ÉLISE.

Je vais sauver la vie peut-être à ce que j’ai de plus cher au monde.

MADAME DE VERMONT.

À un amant ?...

ÉLISE.

À mon frère.

MADAME DE VERMONT.

À votre frère !... C’est juste, vous avez un frère... Je ne le connais pas ; mais vous m’en avez parlé si souvent... et je commence à comprendre... cet enlèvement... ce jeune homme...

ÉLISE.

Quelques mots, et vous saurez tout... Mon frère est un étourdi, un fou, que rien n’effraye, que rien n’arrête, entreprenant comme un officier ; il déchire à coups d’éperons sa robe d’avocat... Mais si vous saviez combien nous nous aimons... combien il mérite d’être aimé... Je ne vous parlerai pas de sa grâce, de son esprit... il est charmant... car s’il a des travers, il a des qualités aussi, et beaucoup... Bon, sensible, plein de franchise et d’obligeance, il se ferait tuer pour sa sœur, pour ses amis, et c’est justement ce qui lui arrive.

MADAME DE VERMONT.

Il se fait tuer.

ÉLISE.

Il n’y réussira pas, je l’espère... Ce matin, je monte chez lui, il était sorti... Je trouve son domestique tout pâle, tout effrayé, préparant des pistolets qui tremblaient dans sa main... En me voyant, il veut les cacher... Je l’interroge... il balbutie... j’insiste ; et il m’avoue, tout en larmes, que son maître doit se battre aujourd’hui, ce matin, au bois, avec un fou comme lui.

MADAME DE VERMONT.

Ah ! grand Dieu !

ÉLISE.

Jugez de mon trouble, de mon effroi !... Il paraît que, dans un bal, dans un concert, cet inconnu a parlé très légèrement d’une jeune dame... d’une veuve, dont Jules a pris la défense... Jules, c’est mon frère... lui d’abord, il défendrait toutes les veuves.

MADAME DE VERMONT.

Ah ! c’est le devoir d’un avocat.

ÉLISE.

Oui : quand elles sont jolies... Ces messieurs ont échangé des propos un peu vifs... quelques mots piquants... mon frère, surtout, qui paraissait prendre à l’honneur de celle dame un intérêt tout particulier... Enfin, que vous dirai-je ? on s’est fâché... un rendez-vous a été pris... et ce matin, à neuf heures, ces deux messieurs doivent se brûler la cervelle.

MADAME DE VERMONT.

Ou déjeuner ensemble.

ÉLISE...

Malheureusement tous les duels ne finissent pas par là... Empêcher le combat, impossible... le retarder, gagner du temps, c’était le meilleur moyen ; c’est à celui-là que je me suis arrêtée... Le domestique m’est dévoué... il est convenu qu’il conduira son maître à la porte d’Auteuil... C’est là qu’Étienne va le rencontrer, et il l’amènera, je l’espère... C’est au nom d’une jeune et jolie dame... je connais mon frère... par précaution, j’ai fait remettre à Paris, chez son concierge, un billet qui l’invite au même rendez-vous... il ne peut manquer de venir.

MADAME DE VERMONT.

Et cette jolie dame ?

ÉLISE.

C’est vous.

MADAME DE VERMONT.

Pauvre jeune homme !

Air du Petit Courrier.

Lorsqu’il brûlera d’arriver
Ici, plein d’espoir et d’ivresse,
Au lieu de cette enchanteresse,
Eh quoi ! c’est moi qu’il va trouver ?
Lui votre ami, lui votre frère,
Puisque vous le traitez ainsi,
Dites-moi donc comment, ma chère,
Vous traiteriez un ennemi.

Mais enfin, ma chère Élise, une fois votre frère ici, que ferez-vous ?

ÉLISE.

Ce que je ferai ?... je n’en sais rien... mais que le duel n’ait pas lieu aujourd’hui, et nous sommes sauvés... Mon frère quitte Paris cette nuit, par ordre du ministre... il rejoint notre ambassadeur à Berlin.

MADAME DE VERMONT.

Et pourquoi faire ?... un avocat...

ÉLISE.

Justement... tous les avocats demandent des places... ils se jettent sur tous les emplois avec une avidité... et bientôt on en trouvera partout, excepté au Palais... Mon frère a fait comme les autres... le voilà attaché aune ambassade... Il part... et vous concevez qu’un délai de vingt-quatre heures...

MADAME DE VERMONT.

Oui, c’est fort bien calculé... mais avez-vous pensé au danger d’une pareille conduite ?... Votre frère est jeune, Élise... le voilà homme public... et vous savez qu’on ne les ménage pas aujourd’hui... Que dirait-on d’un coureur de places qui reculerait devant un duel convenu, et finirait le débat par une fugue ?... Prenez garde, il y va de son honneur peut-être.

ÉLISE.

Ah ! mon Dieu ! vous croyez que l’honneur y est pour quelque chose ?

MADAME DE VERMONT.

Dame !... puisque ces messieurs le mettent là.

ÉLISE.

Mais c’est affreux ! c’est indigne !

Air de l’Écu de six francs.

Quelles mœurs ! quelle barbarie !
Contre ces duels détestés
Pas une loi que l’on publie !
Mais qu’ont donc fait nos députés ?

MADAME DE VERMONT.

Je n’en sais rien : mais écoutez :
Quand de la tribune ils descendent,
Ces messieurs, c’est officiel,
Vont souvent se battre en duel,
En attendant qu’ils le défendent.

ÉLISE.

Mais que faire ?... quel parti prendre ?... Jules ne se battra pas... Des pistolets, lui, il n’y entend rien, j’en suis sûre ; au lieu que son adversaire...

MADAME DE VERMONT.

Vous ne le connaissez pas ?

ÉLISE.

Non ; mais un homme qui dit du mal d’une femme et qui provoque mon frère, ce ne peut être qu’un mauvais sujet... Ainsi ne me tourmentez pas... Laissons venir mon frère, c’est l’essentiel... nous lui parlerons... vous m’aiderez.

MADAME DE VERMONT.

Mais vous allez me compromettre... Écoutez donc, je ne suis pas sa sœur, moi.

ÉLISE.

Vous êtes notre amie... mais je suis maîtresse chez vous... vous me l’avez permis, et je vais donner le mot d’ordre à tout le monde... Adieu, nous arrangerons cela, je l’espère, sans compromettre son honneur... ni le vôtre.

Elle entre dans l’appartement à droite.

 

 

Scène V

 

MADAME DE VERMONT, ÉTIENNE

 

MADAME DE VERMONT.

Pauvre Élise ! elle espère réussir ; mais je crains bien...

ÉTIENNE, accourant.

Nous voici... La voiture entre dans la cour.

MADAME DE VERMONT.

Tu as réussi ?

ÉTIENNE.

Complètement... Au nom de madame, au portrait qu’il a fallu lui faire, le jeune homme s’est laissé enlever de la meilleure grâce du monde, comme une jeune fille qui vient prendre son mari, ou comme une jeune femme qui laisse là le sien.

MADAME DE VERMONT.

C’est bien... tu vas le retenir ici... Je cours dire à Élise... Obéis à ses ordres... préviens ses désirs...

ÉDOUARD, en dehors.

Eh ! oui... conduisez-moi donc.

ÉTIENNE.

Tenez, l’entendez-vous ?

MADAME DE VERMONT, regardant.

Ah ! c’est lui !... Il est fort bien.

ÉTIENNE.

Pas mal du tout... seulement c’est un blond un peu foncé.

Madame de Vermont sort au moment où Édouard paraît.

 

 

Scène VI

 

ÉTIENNE, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD, entrant.

Ah ! c’est trop fort... ça m’a l’air d’une mauvaise plaisanterie...

ÉTIENNE.

Qu’est-ce donc, monsieur ?... vous qui preniez si bien déjà la chose.

ÉDOUARD.

Trop bien peut-être... Que diable ! je me fâcherai... On veut m’enlever, c’est très bien... je me laisse faire... ça me paraît original... de la part d’une jeune femme, c’est encore mieux... On m’amène ici ventre à terre... j’en ai perdu la respiration !... C’est égal, j’étais impatient d’arriver... et voici qu’eu me voyant, tout ce monde a l’air de me rire au nez.

ÉTIENNE.

Bah ! vous trouvez ?... c’est une idée...

ÉDOUARD.

Drôle !... Toi, tout le premier... Mais d’abord, où suis-je ?... Me répondras-tu ?...

ÉTIENNE.

Dame ! monsieur, vous êtes a Billancourt, commune d’Auteuil... pays charmant...

Il va à la croisée.

Une vue superbe... voyez... Saint-Cloud, Bellevue, Montalais ; plus près, la rivière.

ÉDOUARD.

Ah ! çà, te moques-tu de moi ?... Est-ce pour que je voie couler la rivière que tu m’as enlevé ?... Et cette femme de chambre à qui je demande l’âge de sa maîtresse, et qui me répond : Cinquante ans.

ÉTIENNE.

Pas possible...

ÉDOUARD.

Elle a dit : Cinquante ans... J’en ai encore le frisson... Ah ! pour le coup, tu ne réchapperas pas... tu m’as dit qu’elle était jeune et jolie... prends garde ; si elle est laide, tu ne mourras que de ma main.

ÉTIENNE, à part.

Je suis mort.

ÉDOUARD, tirant sa montre.

J’ai encore un quart d’heure à te donner... et moi qui voulais déjeuner avant de me battre...

ÉTIENNE.

Vous battre !... c’est un plaisir que je ne peux pas vous procurer... mais pour ce qui est du déjeuner...

Il sonne.

ÉDOUARD.

Hein !

ÉTIENNE.

Vous n’aviez qu’à parler.

Un domestique paraît.

Le déjeuner de monsieur...

Le domestique sort.

ÉDOUARD.

Il paraît que la plaisanterie continue... sur ce ton-là, il n’y a pas de mal... Allons, je le vois, je suis chez quelque belle en cheveux blancs... bien ridée, bien fardée... dont l’amour gothique...

ÉTIENNE.

La voilà !

ÉDOUARD.

Grand Dieu !

Il remonte la scène.

 

 

Scène VII

 

ÉLISE, ÉTIENNE, ÉDOUARD

 

ÉTIENNE, allant à Élise, qui entre.

Madame... c’est le jeune homme !

ÉLISE, à Étienne, sans voir Édouard.

C’est bien... laisse-nous.

Étienne sort. À part.

Ce pauvre Jules ! quel désappointement !

ÉDOUARD, qui s’est rapproché.

Qu’elle est jolie !

ÉLISE, se retournant, à part.

Ce n’est pas lui !...

ÉDOUARD.

Madame... comment expliquer le trouble que ma vue semble vous causer ?... De grâce, tournez vers moi ces yeux si doux, cette figure charmante.

ÉLISE, à part.

Ah ! quelle faute !

Haut.

Pardon, monsieur... Mais je ne sais comment vous exprimer la confusion... Tout cela doit vous paraître si singulier...

ÉDOUARD.

Je ne m’en plains pas... Ah ! je serais bien ingrat...

ÉLISE.

En vérité, monsieur, je dois vous dire... vous apprendre... par quel hasard... quelle méprise...

ÉDOUARD.

Une méprise !... oh ! non, ce n’en est pas une.

ÉLISE.

Si fait.

ÉDOUARD.

Non, madame, non... Laissez-moi croire à mon bonheur... Oh ! ne me réveillez pas... car c’est un rêve, un conte des Mille et une Nuits... J’arrive au bois de Boulogne pour un duel...

ÉLISE, à part.

Pour un duel !

ÉDOUARD.

Au lieu de mon adversaire, je trouve un envoyé mystérieux qui vient de la part de sa maîtresse m’inviter à un rendez-vous... où je ne me suis pas l’ait attendre... À la joie qui faisait battre mon cœur... qui brillait dans mes yeux... il a pu juger de mon impatience... Aussitôt une voiture s’est avancée ; deux chevaux magnifiques m’emportent rapidement vers une fée bienfaisante, que mon imagination paraît de mille charmes... Et, ce qui n’est pas le moins extraordinaire de mon aventure, j’étais loin encore de la réalité.

ÉLISE.

Vous alliez vous battre, monsieur ?

ÉDOUARD.

Oh ! rien... une leçon que je veux donner à un étourdi, à un petit avocat.

ÉLISE, à part.

L’adversaire de Jules !

ÉDOUARD, se rapprochant avec tendresse.

Permettez, madame, avant que j’aille le rejoindre...

ÉLISE, avec effroi.

Vous !

ÉDOUARD.

Qu’avez-vous donc ? Cette émotion... vous tremblez... et pour moi !... Oh ! que vous êtes bonne !... Rassurez-vous, je ne crains rien... je vous réponds de mes jours, puisqu’ils vous appartiennent.

ÉLISE.

Et pourtant vous alliez les risquer dans un duel qui pouvait vous être fatal.

ÉDOUARD.

Je n’y pensais pas... moi qui n’ai plus de famille... que rien n’attachait à la vie.

ÉLISE, avec bonté.

Ah ! monsieur... mais la mort... vous ne la craignez donc pas ?

ÉDOUARD.

Je commence à la craindre, madame... et au moment de m’éloigner de vous...

ÉLISE.

Partir ?... déjà !...

ÉDOUARD.

Déjà !... quel mot vient de vous échapper !... Vous me verriez donc partir avec peine ?

ÉLISE.

Oh ! plus que vous ne pensez.

ÉDOUARD.

Mais que parliez-vous de hasard, de méprise ?... Convenez-en, vous m’attendiez.

ÉLISE.

Moi !... sans doute.

ÉDOUARD, lui prenant la main.

Et quel intérêt si tendre a pu vous faire suivre mes traces ?... Où ai-je donc été assez heureux pour vous l’inspirer ?

ÉLISE, retirant sa main.

Monsieur...

ÉDOUARD.

Ah ! ne me le direz-vous pas ?... ou plutôt ne me laisserez-vous pas deviner ?

ÉLISE.

À quoi bon ?... si vous me quittez... si tôt.

ÉDOUARD.

Ah ! ne tremblez donc pas ainsi ; je réponds de moi... Mais voilà l’instant du rendez-vous... j’y cours, pour revenir plus vite auprès de vous... Adieu... il y va de mon honneur, et mon honneur à présent doit être le vôtre.

ÉLISE.

C’est égal, j’aime mieux que vous restiez... Ne sortez pas... n’allez pas exposer ce que j’ai de plus cher au monde.

ÉDOUARD.

Madame... en vérité... j’ai peine à croire...

À part.

Un amour si passionné... et cet air de candeur qui impose... je m’y perds.

ÉLISE.

Vous restez... n’est-ce pas ?... Vous me promettez de ne pas vous battre ?

ÉDOUARD.

Tout... excepté cela.

ÉLISE.

Ah ! c’est mal... c’est bien mal.

ÉDOUARD.

Manquer à un rendez-vous d’honneur !... je ne le puis... À mon retour, vous me pardonnerez.

ÉLISE.

Jamais... Songez-y... si vous sortez de ces lieux pour un duel... aujourd’hui, ce matin... vous n’y rentrerez pas... vous m’aurez vue pour la dernière fois.

ÉDOUARD.

Madame, il le faut...

À part, remontant la scène.

Elle est charmante, et partir ainsi !

ÉLISE, le rappelant d’une voix tremblante.

Monsieur...

Il revient.

ne pouvez-vous le retarder cet affreux combat ?

ÉDOUARD.

Retarder !

ÉLISE.

L’instant qui doit vous séparer de moi !... Il me semble que c’est facile... On est malade, souffrant !... on a une affaire pressée... on remet au lendemain... on ne s’en bat pas moins, et l’honneur n’a rien à dire. Retarder ce n’est pas reculer.

ÉDOUARD, la regardant.

Au fait... il est des circonstances...

ÉLISE.

Vous consentez ?

ÉDOUARD.

Puisque vous le voulez... Je crois que mon petit avocat ne sera pas tâché de ce délai... je tremble qu’il ne soit au rendez-vous.

ÉLISE.

Il faut lui écrire.

Montrant le cabinet à gauche.

Là, là, monsieur.

ÉDOUARD, hésitant.

C’est la première fois que je me fais attendre.

Air de la Sentinelle.

Songez-y donc, loin d’enchaîner leurs pas,
Les chevaliers, par la main de leurs belles,
Armés jadis pour les combats,
Se disputaient un prix donné par elles.
Ah ! laissez-moi le gagner.

ÉLISE.

Oui, vraiment,
L’usage est bon, nous y tenons en France,
À nos chevaliers seulement,
Nous ne réservons maintenant
De prix que pour l’obéissance.

ÉDOUARD.

C’est juste, j’obéis... Convenez, madame, qu’il était impossible d’exiger rien de plus... c’est le plus grand sacrifice que puisse vous faire un officier.

ÉLISE.

Monsieur est militaire ?

ÉDOUARD, lui baisant la main.

Capitaine de dragons.

Il entre dans le cabinet.

 

 

Scène VIII

 

ÉLISE, seule

 

Capitaine de dragons !... Ah ! je n’ai pas une goutte de sang dans les veines ! et comme il est rassurant : « Je suis sûr de moi... » S’il croit que j’y tiens, par exemple...

 

 

Scène IX

 

MADAME DE VERMONT, ÉLISE

 

MADAME DE VERMONT.

Eh bien ?... Ah ! vous êtes seule !

ÉLISE.

Chut !...

Montrant le cabinet à gauche.

Il est là.

MADAME DE VERMONT.

Ah ! et moi qui viens de recevoir une lettre par son domestique.

ÉLISE.

De qui ?

MADAME DE VERMONT.

De votre frère.

ÉLISE.

Grand Dieu !... Oh ! parlez plus bas... plus bas...

Mouvement d’Élise, qui va regarder du coté du cabinet, revenant.

Et il vous dit ?

MADAME DE VERMONT.

Qu’il court au bois de Boulogne, et que de là, il vole à mes pieds... Du reste, un, billet charmant, qui m’en a rappelé bien d’autres.

ÉLISE.

Je comprends... la lettre remise hier chez son concierge.

MADAME DE VERMONT.

Ce qui m’étonne, c’est qu’il soit arrivé avant son billet.

ÉLISE.

Mon frère !... non, non, ce n’est pas lui.

MADAME DE VERMONT.

Que dites-vous ? ce jeune homme...

ÉLISE.

C’est son adversaire...

MADAME DE VERMONT.

Ô ciel !

ÉLISE.

Jugez de mon embarras... Grâce à la gaucherie de votre domestique, me voilà avec un capitaine de dragons sur les bras.

MADAME DE VERMONT.

Un capitaine de dragons !

ÉLISE.

Du reste, fort poli, fort aimable... Je suis sûre que mon frère a tous les torts...

MADAME DE VERMONT.

Mais il sait qu’une méprise...

ÉLISE.

Il ne sait rien... J’allais tout lui dire, quand j’ai découvert qu’il devait se battre avec mon pauvre Jules !... Et alors le moyen de le tirer d’erreur... Au contraire, j’en ai profité pour l’amener à une transaction... et ça n’a pas été sans peine... L’essentiel était de le retenir, de faire manquer ce duel. Il est remis... à demain... mais par lui, par lui-même... Ce n’est pas nous qui le demandons... au contraire, nous nous serions battus, nous ne demandions pas mieux... mais demain, il sera parti pour Berlin... Ce n’est pas sa faute... et son honneur est sauvé.

MADAME DE VERMONT.

Mais savez-vous, ma chère amie, que vous êtes très forte en politique... Et dites-moi, lorsque le capitaine verra qu’il est mystifié, voilà votre frère et lui ennemis irréconciliables... Et s’ils allaient se rencontrer ?...

ÉLISE, regardant la pendule qui est sur la cheminée.

C’est ce qu’il faut empêcher... Je retiendrai le capitaine, il le faut bien... le temps que mon frère ait reçu la lettre, et soit venu par ici.

MADAME DE VERMONT.

Vingt minutes.

ÉLISE.

Vingt minutes !... Son domestique le guettera, vous me préviendrez... et quand il arrivera par cette porte, nous congédierons l’autre par celle-ci... Silence !... c’est lui... le capitaine de dragons.

 

 

Scène X

 

MADAME DE VERMONT, ÉLISE, ÉDOUARD, sortant du cabinet

 

ÉDOUARD, très vivement.

Madame, je reviens à vous...

Apercevant madame de Vermont.

Ah ! pardon...

ÉLISE.

C’est... c’est ma tante.

ÉDOUARD.

Madame, j’ai bien l’honneur...

À part.

Sa tante !... je n’y suis plus du tout.

ÉLISE.

Maintenant cette lettre, monsieur, il faut l’envoyer.

ÉDOUARD.

Cette lettre... C’est qu’en y réfléchissant, il me semble que je ne puis guère...

ÉLISE.

Ah ! vous me l’avez promis... un militaire n’a que sa parole

ÉDOUARD.

C’est juste, puisque vous l’exigez... Mon domestique m’attend là, avec ma boite de pistolets... je vais l’envoyer.

ÉLISE, le retenant.

Non, permettez...

À part.

Je tremble qu’il ne m’échappe.

ÉDOUARD.

Madame...

ÉLISE.

Pourquoi si tôt ?... pourquoi vous éloigner ?... On peut se charger...

MADAME DE VERMONT.

Sans doute ; si monsieur veut me confier cette lettre... son domestique va partir à l’instant.

ÉDOUARD, remettant la lettre.

Volontiers, madame...

À part.

Il paraît que nous voilà inséparables.

MADAME DE VERMONT, bas à Élise.

Il a des moustaches qui me font peur.

ÉLISE, bas à madame de Vermont.

Et à moi donc.

Madame de Vermont sort, Édouard la salue.

 

 

Scène XI

 

ÉLISE, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD.

Vous le voyez, madame, vos ordres sont exécutés... Obéissance passive, c’est notre devise.

Se rapprochant et très tendrement.

Mais aujourd’hui le prix que j’en attends...

ÉLISE, reculant.

Donnez-vous la peine de vous asseoir...

Elle va s’asseoir sur le canapé à droite. Édouard reste debout, près d’un fauteuil à gauche.

ÉDOUARD.

Madame, vous êtes trop bonne.

ÉLISE.

Vous me permettrez de prendre mon ouvrage...

Montrant la table à gauche.

Voilà des livres.

ÉDOUARD.

Des livres !...

À part.

Ah ! çà, est-ce que nous allons faire la lecture ?

ÉLISE.

Je craindrais que votre complaisance ne fût payée par de l’ennui.

ÉDOUARD, toujours debout.

Oh ! moi, madame, je ne le crains pas près de vous.

ÉLISE, saluant.

Ah !...

Édouard salue. Un moment de silence.

ÉLISE, à part.

C’est qu’il est très difficile de soutenir la conversation.

ÉDOUARD, à part.

Ma foi...

Vivement, et laissant tomber le fauteuil qu’il tient au milieu du théâtre.

Madame...

ÉLISE, effrayée.

Monsieur...

Lui montrant le fauteuil.

De grâce...

ÉDOUARD, s’asseyant.

Madame, après la bonté que vous avez eue de me faire enlever, vous allez trouver bien singulier peut-être que je cherche à en savoir la cause... Vous y avez mis une condition... je l’ai remplie...

Après un moment de silence, pendant lequel Élise regarde la pendule.

Il paraît, madame, que j’avais l’honneur d’être connu de vous ?

ÉLISE, vivement.

Du tout, monsieur.

ÉDOUARD, se levant.

Comment, madame !...

ÉLISE, embarrassée.

C’est-à-dire, avant ce bal, où je vous ai vu...

À part.

Comme l’aiguille est lente !

ÉDOUARD, à part.

Maladroit que je suis !... Ah ! c’est dans un bal...

Jouant la surprise.

En effet, oui, je me rappelle à présent... La toilette, les fleurs, les diamants... tout cela change un peu... mais je me disais bien : Voilà des yeux, des traits... une taille charmante que j’ai remarqués quelque part... C’était... chez le ministre...

À part.

Au fait, tout Paris y était.

ÉLISE.

Oui, c’est cela, je crois.

ÉDOUARD.

Peut-on vous avoir vue, et ne pas en garder un long souvenir ?

ÉLISE, à part.

Oh ! qu’il est menteur !

ÉDOUARD, s’asseyant sur la chaise qui est auprès du canapé.

Eh ! quoi, madame, j’ai été assez heureux pour attirer votre attention... Et mon aventure de ce matin...

ÉLISE.

Elle a dû vous surprendre, j’en conviens... Et voyons, monsieur, soyez franc... qu’en avez-vous pensé ?

ÉDOUARD.

Moi !... c’est délicat ce que vous me demandez, madame... mais ce qu’on doit penser en pareil cas... Il m’a semblé qu’un officier enlevé par vos ordres, ne pouvait pas tomber en des mains ennemies.

ÉLISE.

Prenez garde... c’est assez présomptueux ce que vous me dites là.

ÉDOUARD.

Mais pas trop ; car enfin...

Air de Céline.

Si par un Irait, dont je suis incapable,
D’une femme épiant les pas,
D’un rapt je me rendais coupable,
C’est que mon cœur ne la haïrait pas,
Bien loin de là. Vous me croirez sans peine.
Je ne crois pas, mesdames, à mon tour,
Que chez vous on fasse par haine
Ce que nous faisons par amour.

ÉLISE.

Ainsi, monsieur, à ce compte, je vous aime.

ÉDOUARD.

Je le voudrais bien.

ÉLISE.

Vous le croyez ?

ÉDOUARD.

Un peu.

ÉLISE, se reculant à l’autre bout du canapé.

Ah ! monsieur...

ÉDOUARD.

Vous m’avez dit d’être franc.

ÉLISE.

Au fait, je n’ai pas le droit de me fâcher... Et ma conduite, lorsque vous m’accusez...

ÉDOUARD.

Vous accuser, moi !... non, madame, non... au contraire. Il faut que je l’avoue... En arrivant en ces lieux, je me laissais aller à des idées, à des projets bizarres, que la singularité de nos relations justifiait peut-être... il me semblait que j’étais attendu avec impatience... qu’on allait se précipitera ma rencontre, au bruit de la voiture qui me ramenait triomphant ; et jugez de ma surprise, lorsqu’au lieu de cette légèreté, de cette étourderie que j’espérais, j’ai trouvé en vous une grâce, une retenue qui impose... une dignité qui me plaît dans la femme que j’aime, et qui l’embellit encore à mes yeux.

ÉLISE.

Monsieur...

ÉDOUARD.

Et si vous saviez quel charme ce premier entretien... ce premier rendez-vous a pour moi, qui me croyais seul au monde !

ÉLISE.

En effet, oui, vous m’avez dit que seul, sans famille...

ÉDOUARD.

Une sœur me restait... une sœur adorée... amie toujours tendre, toujours fidèle... compagne de tous mes instants... Je lui avais tout sacrifié... tout !... Vous souriez... vous ne me comprenez pas, madame.

ÉLISE.

Oh ! si fait... j’ai un frère aussi.

ÉDOUARD, se rapprochant.

Ah ! cela nous rapproche... Pour assurer son bonheur, je l’avais dotée de ma fortune... et pourtant elle ne fut pas heureuse... Echappée aux caprices d’un tyran, revenue près de moi, je jurai de ne jamais la quitter... je l’entourai de mes soins, de mon amitié... Pour elle je repoussai des projets d’alliance qui devaient flatter mon orgueil... que mon cœur regrettait peut-être.

ÉLISE.

Ah ! c’est bien... Qu’elle doit vous aimer !

ÉDOUARD.

Elle n’est plus !... Avec elle j’ai tout perdu.

ÉLISE.

Ah !...

ÉDOUARD.

Resté seul, je cherchais autour de moi...

Air de Téniers.

Pour me rattacher à la vie,
Pour me faire croire au bonheur,
Oui, je demandais une amie,
Bonne, et tendre comme ma sœur ;
Un ange, qui comprît mon âme,
Et dont l’amour fit des jaloux !
Je la cherchais ; et dans ces lieux, madame,
Il m’a semblé que c’était vous.

ÉLISE.

Monsieur...

ÉDOUARD.

Vous êtes émue... Laissez donc tomber sur moi un regard plus doux qui me rassure un peu... moi, si tendre, si timide...

Ils se lèvent.

Mais ne préveniez-vous pas mes vœux en m’attirant près de vous ?

ÉLISE.

Eh quoi !... c’est ainsi que vous expliquez une démarche dont je me repens peut-être... Et si je ne l’avais laite que par pitié...

ÉDOUARD.

Que dites-vous ?

ÉLISE.

Oui, monsieur, pour empêcher un combat affreux... qui pouvait vous être fatal.

ÉDOUARD.

Eh quoi ! madame, tant de bonté...

ÉLISE.

J’ai réussi... j’ai empêché ce duel dont la cause était si futile.

ÉDOUARD.

Une querelle...

ÉLISE.

Oui... une jeune veuve...

ÉDOUARD.

On vous a dit...

ÉLISE.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Oui, des propos tenus sur une femme !

ÉDOUARD.

Quoi ! vous savez ?

ÉLISE.

Sans doute, ses attraits
Vous ont séduit...

ÉDOUARD.

Que dites-vous, madame ?
Sur mon honneur, je ne la vis jamais.

ÉLISE.

Quoi ! votre cœur ne brûle pas pour elle ?

ÉDOUARD.

Qui !... moi l’aimer !... non, fort heureusement,
Car je crois bien en ce moment
Que je lui serais infidèle.

ÉLISE.

Mais alors, c’est bien généreux à vous de vous être fait le défenseur d’une femme que vous n’aimez pas.

ÉDOUARD.

Son défenseur ! Mais, au contraire, c’est moi qui attaquais... Oui, j’ai refusé sa main, sur quelques renseignements que j’avais reçus de Paris... Et dernièrement, dans un bal où l’on faisait son éloge, j’ai laissé échapper en souriant quelques plaisanteries dont un petit monsieur s’est fâché... le frère de la dame...

ÉLISE.

Son frère !... Vous la nommez...

ÉDOUARD.

Madame Milbert... Élise Milbert... une veuve bien coquette, bien légère... Une de mes cousines qui la connaît me l’a dit... je l’ai répété, parce que je dis tout ce que je pense.

ÉLISE, à part.

C’était pour moi... pauvre frère !

ÉDOUARD.

Qu’avez-vous, madame ?... Vous la connaissez ?

ÉLISE.

Je ne la connais pas.

ÉDOUARD.

Oh ! non... Une dame de province... sans esprit... beauté très commune.

ÉLISE, à part.

Ah ! c’est indigne !

 

 

Scène XII

 

ÉLISE, ÉDOUARD, ÉTIENNE, MADAME DE VERMONT

 

ÉTIENNE, entrant par la droite.

Monsieur est servi.

ÉDOUARD.

Hein ?

ÉTIENNE.

Le déjeuner que monsieur le capitaine a demandé en arrivant.

ÉDOUARD.

Moi !... Je n’ai rien demandé, rien du tout...

À part.

Imbécile... je suis trop bien...

Apercevant madame de Vermont, qui est entrée en même temps qu’Étienne et qui fait des signes à Élise.

Ah ! madame...

MADAME DE VERMONT.

Si monsieur veut passer...

ÉDOUARD.

Mais à moins que madame de Vermont...

MADAME DE VERMONT.

Plaît-il ?

ÉDOUARD, montrant Élise.

À moins que madame de Vermont n’accepte ma main.

MADAME DE VERMONT, à part.

Ah ! c’est juste.

Elle fait signe à Élise de le renvoyer.

ÉLISE, toujours occupée des signes que lui fait madame de Vermont.

Pardon... j’ai quelques ordres à donner... J’allais vous quitter... et vous m’obligeriez...

ÉDOUARD.

Madame... toujours pour vous obéir.

MADAME DE VERMONT.

Conduisez monsieur dans la salle à manger.

ÉDOUARD.

Dans la salle à manger ! Ah ! voilà qui n’est plus merveilleux du tout.

Air : Petit blanc.

D’après mon aventure,
J’avais un autre espoir :
Ici, je vous assure,
J’ai cru que j’allais voir,
Oui, d’honneur, j’ai cru voir,
Par quelque trappe ouverte,
Se dresser devant moi,
Une table couverte
D’un déjeuner de roi.

Il va pour baiser la main d’Élise, qui la retire. Madame de Vermont fait signe à Étienne de le renfermer. Édouard se retourne ; elle reprend un air composé, et le salue.

Ensemble.

ÉDOUARD.

J’obéis, je vous quitte,
Sans vous importuner ;
Mais je reviens bien vite,
Pour ne plus m’éloigner.

ÉLISE.

Sa présence m’irrite.
Ne peut-il deviner
Que de ces lieux plus vite
Il devrait s’éloigner ?

MADAME DE VERMONT, à part.

Au trouble qui l’agite,
Je crois bien deviner
Qu’il revienne bien vite
Pour ne plus s’éloigner.

Édouard sort avec Étienne.

 

 

Scène XIII

 

ÉLISE, MADAME DE VERMONT

 

MADAME DE VERMONT.

Enfin... il est parti.

ÉLISE, émue.

Heureusement... Mais pourquoi ces signes... cet air effrayé ?... Qu’avez-vous à m’apprendre ?...

MADAME DE VERMONT.

L’arrivée de votre frère.

ÉLISE.

Ô ciel ! il est ici ?

MADAME DE VERMONT.

Au bout de l’avenue... Étienne vient de me l’annoncer...

Souriant.

Mais maintenant...

ÉLISE.

Ce bon frère !... J’étais bien sûre que les torts n’étaient pas de son côté... C’est cet officier qui est un fat, un méchant... un homme sans goût, sans usage.

MADAME DE VERMONT.

Ah ! mon Dieu ! quand je croyais qu’il allait hériter de cet amour dont vous me parliez ce matin.

ÉLISE.

Mon frère et lui ne se verront pas... S’ils se rencontraient, tout serait perdu ; car l’affaire ne s’arrangerait pas... Elle ne peut pas s’arranger, c’est impossible... Vous recevrez Jules... vous le retiendrez...

MADAME DE VERMONT.

Moi... Vous voulez...

ÉLISE.

Je vous en prie... Pendant ce temps-là, le capitaine sortira d’ici, pour n’y plus rentrer... Je ne le verrai pas, oh ! non... car j’éprouve un trouble bien involontaire... Ce qu’il m’a dit là, tout à l’heure, de moi... sans me connaître... Oh ! cela m’est bien égal assurément... Au contraire, je suis contente que sa franchise m’ait ouvert les yeux... Car je l’écoutais avec complaisance... trop de complaisance, peut-être... Enfin, ma bonne amie, c’est un homme que je déteste... que je ne puis revoir... Mais je vais lui écrire, le congédier... Et du moins, à ma lettre, il ne doutera plus du mépris et de la haine que j’ai pour lui.

Elle sort par la gauche.

MADAME DE VERMONT, seule.

Qu’est-ce donc ? Elle est bien émue... De la haine, du mépris !...

Air : Traitant l’amour sans pitié.

C’est bien comme de mon temps,
Je reconnais ce langage ;
C’est ainsi que, d’âge en âge,
Nous traitons tous les amants.
Feindre de l’indifférence,
Signe que l’amour commence,
Jurer de fuir leur présence,
De céder on est bien près...
Et quand, plus farouche encore,
Je disais : Je vous abhorre,
Je n’en relevais jamais.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE VERMONT, JULES

 

JULES, tenant une boîte de pistolets.

Eh ! oui, que diable !... c’est moi.

MADAME DE VERMONT.

C’est notre étourdi.

JULES.

Quand je vous dis que j’ai ma lettre d’audience. Madame de Vermont.

MADAME DE VERMONT.

Monsieur...

JULES.

Madame...

À part.

Cinquante ans... respectable.

Il pose sa boîte sur la table.

MADAME DE VERMONT, à part.

Ah ! j’oubliais... ce n’est pas moi.

JULES.

Vous êtes de la maison... chez madame de Vermont... dame de confiance... de compagnie ?

MADAME DE VERMONT.

Ah ! vous êtes trop honnête.

JULES.

Gouvernante ?

MADAME DE VERMONT.

Femme de chambre.

JULES.

En ce cas, voulez-vous m’annoncer... Jules Daverny.

MADAME DE VERMONT.

C’est que madame en ce moment n’est pas visible.

JULES.

Si fait... elle l’est pour moi... Allez donc... ou plutôt j’entre.

Air de Turenne.

À la porte d’une Excellence,
Pour me glisser dans un emploi,
J’attendais avec patience.
La foule est là... Mais dans ces lieux, je crois,
Je suis seul, on n’attend que moi.
Prenant mon tour, de janvier à décembre,
J’ai fait le guet près du pouvoir :
Mais à la porte d’un boudoir,
Je ne veux pas faire antichambre.

MADAME DE VERMONT.

Mais madame est à sa toilette.

JULES.

Pour moi !... elle est trop bonne... Conduisez-moi toujours... On m’attend, elle doit vous l’avoir dit... Un jeune homme... un avocat qu’elle a invité par un billet mystérieux à se trouver ici... ce matin !... Je suis un peu en retard, c’est possible... Une affaire d’honneur... et l’honneur avant tout.

MADAME DE VERMONT.

Monsieur vient de se battre.

JULES.

Pas tout à fait... on m’a manqué de parole... Un officier... c’est drôle ! j’en suis fâché... C’est une première affaire ; et j’y tenais pour plusieurs raisons, ne fût-ce que pour nie former la main... parce qu’une fois à Berlin, chez nos anciens alliés, on ne sait pas ce qui peut arriver...

MADAME DE VERMONT.

Monsieur est querelleur ?

JULES.

Au contraire, je suis l’homme le plus conciliant. Dame ! c’est mon nouvel état... je suis diplomate. Mais dites-moi, ma chère...

MADAME DE VERMONT.

Monsieur !...

À part.

Il est familier !...

JULES.

Votre maîtresse... elle est jeune, charmante... un peu vive... un peu coquette... mais d’une sensibilité...

MADAME DE VERMONT.

Vous croyez ?

JULES.

J’en suis sûr... on ne donne pas un pareil rendez-vous... Oh ! qu’il me tarde de la voir !... de lui dire... de lui jurer... À propos, a-t-elle un mari ?

MADAME DE VERMONT.

Mais...

JULES.

Ah ! dis... sois franche... ne crains rien... j’ai du courage... Elle est mariée ?

MADAME DE VERMONT.

Elle est veuve.

JULES.

Elle est veuve !... vrai ?... Oh ! quel bonheur !... C’est-à-dire non... j’aimerais autant...

MADAME DE VERMONT.

Comment, monsieur ?...

JULES.

Et tu ne me dis pas si elle est jolie... Brune ou blonde, ça m’est égal... Voyons, fais-moi un peu son portrait.

MADAME DE VERMONT, lui montrant une miniature qui est sur la cheminée.

Son portrait... tenez, le voilà.

JULES, courant 1a prendre.

Vrai !... cette miniature... Oh ! qu’elle est bien ! des yeux ravissants !... Oui, voilà bien tous les charmes que mon imagination prêtait à ta maitresse.

MADAME DE VERMONT, à part.

C’est flatteur pour le passé.

JULES, chantant.

Portrait charmant ! portrait de mon...

S’interrompant.

C’est mal fait ; c’est une croûte !... Je suis sûr qu’elle est cent fois mieux... C’est égal, je l’aimais déjà, sur le billet que j’ai reçu...je l’adore sur son portrait.

Il baise le portrait.

MADAME DE VERMONT, riant.

Que sera-ce donc ?...

JULES, passant son bras autour d’elle.

Oui, n’est-ce pas ?... Oh ! que tu es aimable !

MADAME DE VERMONT, se dégageant.

Monsieur, monsieur...

JULES.

Sois tranquille... je ne t’embrasserai pas.

Regardant le portrait.

Oh ! oui, je l’aimerai, je lui serai fidèle toute ma vie...

MADAME DE VERMONT.

Jusqu’à ce soir... Vous partez cette nuit.

JULES.

Eh bien ! raison de plus, pour que tu la préviennes de mon arrivée, sur-le-champ... Cette pauvre petite femme, qui m’adore incognito !... Je suis sûr que son impatience est égale à la mienne.

MADAME DE VERMONT.

Oui, vous avez raison... J’y vais, mais rendez-moi...

JULES.

Cette miniature ?... Oh ! non, non.

Air de la Ville et du Village.

Je m’enivre, en attendant mieux,
De ces traits que ma main caresse ;
Laisse-nous ensemble tous deux ;
Que crains-tu donc pour ta maîtresse ?

MADAME DE VERMONT.

Rien... c’est un innocent bonheur !
Qu’en ces lieux on peut vous permettre...
Car le modèle, par malheur,
Ne craint plus de se compromettre.

JULES.

Oui, va ; répète-lui bien tout ce que je t’ai dit de ma reconnaissance, de mon amour... Tu ris... mais je te jure que je suis sincère.

MADAME DE VERMONT.

Vous êtes diplomate.

Elle sort.

 

 

Scène XV

 

JULES, seul

 

Hein !... elle a un air sardonique... la petite !... Certainement, je suis diplomate... Je serai secrétaire d’ambassade, je l’espère bien... Il faut cet espoir-là pour me consoler de quitter la France, que j’aime tant, pour la Prusse, que je n’aime pas du tout... Mais madame de Vermont... une marquise... Qu’est-ce que ce peut être ?... Elle est noble, moi, je ne le suis pas... Mais nos grandes dames, malgré leurs principes, ne tiennent pas toujours à l’égalité... D’ailleurs à présent, j’ai un titre... Mais j’y pense.

Air des Amazones.

Dieu ! si c’était la compagne anonyme
D’un grand seigneur ! Tant mieux ; il serait beau
De faire sur l’ancien régime
Une conquête au profit du nouveau !
Comtes, marquis, gens de l’ancien château,
Sont des boudeurs. Leur rancune imprudente
Nous fait la guerre. Attaquons-les aussi.
Bonne place, femme charmante,
Autant de pris sur l’ennemi.
Bonne place, femme charmante,
Oui, c’est autant de pris sur l’ennemi.

 

 

Scène XVI

 

JULES, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD.

Ma foi, je reviens sur mes pas... Me renvoyer ainsi, c’est une mystification... et je reste.

JULES.

Eh !

ÉDOUARD.

Pardon.

JULES.

Monsieur Granville !

ÉDOUARD.

Vous ici ! et par quel hasard ?

JULES.

C’est ce que j’allais vous demander... Vous, monsieur, que j’ai attendu toute la matinée.

ÉDOUARD.

Ma lettre a dû vous apprendre.

JULES.

Je n’ai rien reçu.

ÉDOUARD.

Comment, monsieur !...

À part.

Ah ! c’est mal, très mal.

Haut.

Je vous annonçais qu’une affaire importante me forçait à retarder d’un jour.

JULES.

Il serait trop lard... Demain j’aurai quitté Paris... Vous le saviez.

ÉDOUARD, avec colère d’abord.

Monsieur !... Ah ! vous ne le croyez pas... niais je suis à vos ordres.

JULES, vivement.

Comme vous voudrez.

ÉDOUARD.

Aujourd’hui même.

JULES.

Avec plaisir.

ÉDOUARD.

Descendons.

JULES.

Ah ! permettez... J’ai aussi une affaire importante qui me retient en ce moment.

ÉDOUARD.

Chez madame de Vermont ?

JULES.

Vous la connaissez ?

ÉDOUARD.

Que trop pour mon malheur !

JULES.

J’y suis !... elle vous est infidèle... elles n’en font jamais d’autres, ces jolies femmes.

À part.

Ce pauvre capitaine !

ÉDOUARD.

Vous venez ici...

JULES.

Pour la première fois.

ÉDOUARD.

À un rendez-vous ?

JULES.

C’est possible.

ÉDOUARD.

Ah ! mon Dieu ! la même aventure que moi, j’en suis sûr... Vous étiez au bois de Boulogne... une voiture est arrivée... des chevaux gris pommelés, magnifiques... un domestique vous a annoncé mystérieusement que sa maîtresse...

JULES.

Du tout, du tout.

ÉDOUARD.

Vous êtes discret.

JULES.

Je suis diplomate... mais ce n’est pas une raison. Voici ce que c’est : j’ai trouvé un billet, ce matin, chez moi.

ÉDOUARD.

Eh bien ! oui... Au fond, c’est la même chose... Moi, monsieur, on m’a enlevé.

JULES.

Enlevé !... Ah ! diable, c’est plus drôle.

Il le prend gaiement par le bras.

Air d’une Heure de Mariage.

Allons, contez-moi tout d’abord,
Ce sont mes premières études ;
Des habitants du château fort,
Signalez-moi les habitudes.
En fait de guerre, en fait d’amour,
Un bon soldat en embuscade,
En s’éloignant, laisse toujours
La consigne à son camarade.

Vous dites donc qu’elle vous a reçu ?

ÉDOUARD.

Très bien.

JULES.

Elle est aimable ?

ÉDOUARD.

Charmante.

JULES.

Vous avez le cœur pris ?

ÉDOUARD.

Tout à fait.

JULES.

Et quelle faveur avez-vous obtenue ?

ÉDOUARD.

Un déjeuner... Un excellent déjeuner...

JULES.

Tiens... ce n’est pas mal.

ÉDOUARD.

Bordeaux... champagne... mets fins, délicats...

Air : Un homme pour faire un tableau.

Ah ! l’on ne fait rien à demi,
Dans ces lieux le bon goût domine ;
Vous voyez que notre ennemi
Ne compte pas sur la famine.

JULES.

Ce n’est pas trop mal, entre nous,
Pour le début d’une campagne.
J’aime beaucoup les rendez-vous
Qui commencent par du champagne.

Mais voyons... Après !

ÉDOUARD.

Après... elle m’a congédié par un billet bien sec.

JULES.

C’est charmant.

ÉDOUARD.

Vous trouvez ?...

JULES.

Je vois ce que c’est... Madame de Vermont est jolie, partant un peu capricieuse... Elle aura su que nous allions nous brûler la cervelle... Il n’en faut pas davantage pour monter la tête à une femme un peu romanesque... Deux chevaliers qui vont...

Il fait le signe de se battre.

De là cet amour soudain et mystérieux... Cette double aventure, ces deux rendez-vous... Elle aura voulu nous connaître, juger par elle-même... choisir enfin !... Vous êtes arrivé le premier... elle vous a vu, vous a fait causer... et après cela... Dame ! ce n’est pas votre faute... C’est un malheur.

ÉDOUARD.

Comment, monsieur !...

JULES.

Écoutez donc... ce congé ! Le militaire ne plaît pas à tout le monde... Et si elle préfère le civil... la diplomatie...

ÉDOUARD.

Et moi, monsieur, moi qui aime madame de Vermont, je vous la disputerai au péril de mes jours... Oui, monsieur, oui. Votre explication est une insulte, et je vous en demande raison.

JULES.

Encore un... À la bonne heure ; mais plus tard. Chacun son tour... Vous avez eu, pour faire votre cour, un temps que j’espère employer mieux que vous.

ÉDOUARD.

Trêve de plaisanterie... Et si tout cela n’est pas une ruse pour vous épargner un combat...

JULES.

Jamais... Vous savez quelle injure j’ai à venger. Venez, monsieur, sortons.

ÉDOUARD.

À l’instant.

 

 

Scène XVII

 

JULES, ÉDOUARD, ÉLISE

 

ÉLISE, entrant vivement.

Ciel ! qu’ai-je appris !... Ici, tous deux !

JULES.

Ma sœur !

ÉDOUARD.

Sa sœur !

ÉLISE, à Édouard.

Eh quoi ! monsieur... lorsque je devais croire à votre départ ?...

ÉDOUARD.

Partir sitôt, madame, et partir sans vous voir !...

À part.

Sa sœur !...

JULES.

Hein ! qu’est-ce que vous dites là ?... madame de Vermont...

ÉLISE, jetant un coup d’œil à Édouard.

Une de mes amies... Elle est ici.

ÉDOUARD.

Ainsi, cette dame qui m’a reçu ce matin...

ÉLISE.

Attendait mon frère.

ÉDOUARD.

Ah ! je comprends.

JULES.

Vous comprenez... Vous êtes bien heureux, car moi, je veux être pendu...

Bas à Édouard.

Pas un mot du duel, entendez-vous.

Il passe à la gauche d’Élise.

ÉLISE, bas à Édouard.

Pas un mot de ma ruse, je vous en supplie.

JULES, bas à Élise.

Mais tu me diras du moins comment il se fait que tu connaisses monsieur Édouard Granville...

À part.

Quand j’allais me battre pour elle !...

ÉLISE.

Moi, je ne sais... C’est le hasard.

Bas à Édouard qui va parler.

Ah ! monsieur !

ÉDOUARD.

C’est bien simple... À mon arrivée, madame se trouvait chez madame de Vermont,

Appuyant.

madame de Vermont, qu’on avait formé le projet de me faire épouser.

JULES.

Singulier projet !

ÉDOUARD.

Ah ! je le vois à présent, il eût fait mon bonheur... Il peut le faire encore, s’il est approuvé par madame.

ÉLISE, avec dédain.

Par moi, monsieur ?... Jamais.

JULES.

D’ailleurs, ma sœur ne peut se mêler... c’est impossible.

ÉDOUARD.

Ah ! de grâce... Madame parlera pour vous aussi... Cela m’est égal, je ne suis pas jaloux.

JULES.

Mais non, ce n’est pas cela.

ÉDOUARD.

Je connais tous mes torts ; ou plutôt on m’avait trompé... Je ne vous connaissais pas... tant de bonté... un cœur que le mien comprend si bien.

JULES, tirant Édouard par son habit.

Ah çà, on dirait que c’est à Élise.

ÉDOUARD, à Jules.

Eh non ! vous n’y êtes pas du tout.

À Élise.

Dites à madame de Vermont, à celle que j’aime, que si j’obtiens mon pardon...

ÉLISE.

Mon frère vous l’a dit, monsieur, c’est impossible... Il est des torts que le cœur d’une femme ne saurait oublier... qu’il ne pardonne jamais.

JULES.

Bien, bien, ferme !...

ÉDOUARD.

Permettez, madame...

ÉLISE.

Vous savez, monsieur, à quelle erreur vous devez votre entrée dans cette maison... Je vous estime assez pour penser que vous n’en abuserez pas pour retarder votre départ.

JULES.

C’est clair... Partez, capitaine.

Bas.

Descendez, attendez-moi, je vous rejoins.

ÉDOUARD.

Pour nous battre ?

JULES.

Silence !

ÉLISE.

Grand Dieu !

JULES.

Allez donc, sortez.

ÉDOUARD.

Permettez... À moins que madame ne l’ordonne...

Élise, très émue, étend la main, et lui montre la porte.

J’obéis.

Il sort.

JULES.

Je suis à vous.

 

 

Scène XVIII

 

ÉLISE, JULES, ensuite ÉTIENNE

 

ÉLISE.

Tu resteras.

JULES.

N’aie pas peur... ce n’est rien... Un mot d’explication, voilà tout.

ÉLISE.

Non, non, votre querelle, votre rendez-vous... J’ai tout appris.

JULES.

Comment, tu sais...

ÉLISE.

Je sais tout !...

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Le joli projet que voilà !
Te battre pour moi !

JULES.

Non, ma chère !
De la famille tout entière,
L’intérêt, l’honneur l’exigea ;
Tu ne me dois rien pour cela.
Bonne sœur ! eh quoi ! l’on t’outrage !
Toi, mon mentor, quand je suis là,
Toi, dont l’amitié me guida,
Me rendit raisonnable et sage !

ÉLISE.

Tu ne me dois rien pour cela !

JULES.

Oh ! tu as beau dire, je te dois tout... et pour te venger, rien ne peut me retenir... pas même cette dame, ton amie. Il n’y a qu’une femme à laquelle je sacrifierais toutes les autres... et c’est toi...

Il prend ses pistolets.

ÉLISE.

Ce sacrifice, je ne le demande pas aujourd’hui... je me suis vengée par du mépris... c’est assez... Tu restes... tu me le promets.

JULES.

Certainement... sois tranquille...

À part.

Je vais m’échapper.

ÉTIENNE, entrant vivement, à Élise.

Il est dehors... vos ordres sont exécutés... tout est fermé.

JULES.

Hein ! qu’est-ce que tu dis là ?... tout est fermé ?

ÉTIENNE.

Pas moyen de sortir... à moins que madame...

JULES.

Ah ! ma petite sœur, je t’en prie, il y va de mon honneur...

ÉLISE.

Du mien... et je me suis vengée.

JULES.

Toi, à la bonne heure... mais, vois-tu, nous autres hommes...

ÉLISE.

Vous êtes des fous... C’est moi, te dis-je, qui suis outragée... J’en ai tiré une vengeance qui m’a coûté beaucoup... plus que tu ne peux penser... mais enfin, je suis contente... mon honneur est satisfait... le tien n’a rien de plus à demander... Et monsieur Granville n’ajoutera pas un chagrin de plus à ceux qu’il m’a laissés aujourd’hui...

En s’en allant.

Tu ne te battras pas.

Elle entre dans l’appartement à droite.

 

 

Scène XIX

 

ÉTIENNE, JULES

 

JULES.

Je me battrai.

ÉTIENNE, allant pour sortir.

Il ne se battra pas.

JULES.

À nous deux, grand imbécile... Conduis-moi.

ÉTIENNE.

Vous conduire... où çà, monsieur ?

JULES.

Eh ! mais...

On entend fermer un verrou à droite.

Comment, on m’enferme encore par ici ?...

Il va vers la porte à gauche, on met le verrou.

Encore !

ÉTIENNE, allant vers la porte et criant.

Mais, écoutez donc... je n’en suis pas...

JULES.

Eh quoi ! on emploie la violence... mais nous verrons... je m’en vengerai sur quelqu’un... sur ce misérable qui est cause...

Courant à la fenêtre du fond.

Ah !...

ÉTIENNE.

Comme c’est agréable d’être enfermé avec un fou et deux pistolets !

JULES, qui a ouvert la fenêtre.

Impossible... vingt pieds !... Eh !... mais, là-bas... l’air triste et rêveur... c’est lui...

Appelant.

Eh ! capitaine !... Monsieur Granville !... ici !... moi, moi !... Il m’a vu...

Saluant.

Il vient... hein... vous m’attendez ?... Je suis prisonnier... Vous riez ?... ma parole d’honneur... On m’a enfermé... mais il faut que je descende... Le moyen...

À Étienne.

Voyons, parle, toi... le moyen ?...

ÉTIENNE.

Dame ! l’échelle du jardinier...

JULES.

C’est juste...

Courant à la fenêtre.

l’échelle du jardinier... Faites demander...

Revenant.

ou plutôt... ah ! mon Dieu !... quelle idée !... Oh !... tiens... pourquoi pas ?... c’est délicieux !

ÉTIENNE.

Qu’est-ce qui lui prend ?

JULES, à la fenêtre.

Capitaine, vous avez vos pistolets... j’ai les miens... Me voilà placé... restez où vous êtes... et battons-nous.

ÉTIENNE.

Par la fenêtre !

JULES, riant.

Hein ! c’est original, n’est-ce pas ?...

À la fenêtre.

Vous dites ?... des témoins ?... c’est inutile...

Regardant Étienne.

Mais non, j’ai le mien.

Il vient prendre Étienne par le collet, et le traîne à la fenêtre.

ÉTIENNE.

Monsieur... vous allez me casser...

JULES.

Tenez, voilà mon témoin... Votre domestique est là, il sera le vôtre... en temps de guerre, on prend ce qu’on trouve.

Il prend ses pistolets dans la boîte.

ÉTIENNE, s’éloignant.

Par exemple... si je reste là...

JULES, le ramenant.

Veux-tu venir, poltron !

ÉTIENNE.

À la fenêtre !... non, monsieur, non... c’est trop malsain... et un coup de maladroit...

JULES.

Plaît-il ?... c’est à moi à tirer... C’est juste...

Il arme son pistolet. À Étienne qui recule.

Reste, sinon...

Étienne se place derrière le volet de la croisée.

ÉTIENNE.

Comme ça, monsieur ?... derrière la croisée... Je verrai mieux.

JULES.

Quoi !... que je suis adroit ?... Vous êtes trop bon...

À part.

Ce pauvre capitaine ! il a l’air malheureux... allons...

Il tend le bras vers le bas.

Me voilà...

Il tire sans regarder.

ÉTIENNE, poussant un cri.

Ah !... je suis blessé... je suis sur que je suis blessé !

Les portes s’ouvrent ; les dames entrent précipitamment.

 

 

Scène XX

 

ÉTIENNE, JULES, ÉLISE, MADAME DE VERMONT

 

ÉLISE, s’élançant vers Jules.

Mon frère !

MADAME DE VERMONT.

Que s’est-il passé ?

Étienne leur fait des signes en tremblant.

JULES.

Rien... rien... ne faites pas attention... laissez-nous, de grâce.

MADAME DE VERMONT, suivant les signes d’Étienne.

Comment, à la fenêtre ?

ÉLISE, qui s’est approchée de la fenêtre, revenant.

Grand Dieu !... le capitaine...

JULES.

Eh bien ! oui... Écoute donc, c’est ta faute... tu me renfermes, j’ai un duel... qui ne peut être remis... et alors, voilà...

MADAME DE VERMONT.

Eh ! quoi, monsieur, dans cette maison, sans témoins...

JULES.

Si fait, ma bonne, j’ai le mien.

Il montre Étienne, qui est tout tremblant.

ÉLISE.

Tu n’es pas blessé ?

JULES.

Eh ! non ; j’ai tiré sur mon adversaire... Maintenant, c’est à lui...

Allant à la fenêtre, malgré les efforts que fait Élise pour le retenir.

Ne crains rien... il tirera en l’air...

ÉTIENNE.

Raison de plus !

 

 

Scène XXI

 

ÉTIENNE, JULES, ÉLISE, MADAME DE VERMONT, ÉDOUARD, paraissant au balcon

 

ÉDOUARD, en dehors.

Monsieur Jules... est-ce que vous vous trouvez mal ?

ÉLISE, poussant un cri.

Ah ! monsieur !... mon frère !

JULES.

Rassure-toi.

MADAME DE VERMONT.

N’entrez pas, monsieur.

Édouard est dans l’appartement.

JULES.

Tu vois bien que monsieur a essuyé mon feu... nous ne pouvons pas en rester là.

ÉLISE, à Édouard.

Ah ! sortez, retirez-vous.

JULES.

Je vous suis avec mon témoin.

ÉTIENNE, derrière la table.

Je me cramponne ici.

MADAME DE VERMONT.

ÉLISE.

Ah ! monsieur, de grâce !...

JULES.

C’est impossible.

ÉDOUARD.

Vous seule pouviez l’empêcher en faisant mon bonheur et le vôtre peut-être.

JULES.

Le combat est commencé... il faut qu’il s’achève.

ÉLISE.

Jamais.

JULES.

Venez... vous tirerez à votre tour.

ÉLISE.

Jules, mon ami, ne sors pas, je t’en prie.

JULES.

Impossible... je ne reculerais pas devant un rival... non... quand ce serait mon frère.

ÉLISE.

Et s’il l’était ?

ÉDOUARD.

Madame...

Élise reste confuse.

MADAME DE VERMONT.

À la bonne heure.

JULES.

Qu’entends-je ! te sacrifier... je ne le souffrirai pas.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Je m’oppose à tout, je le dois,
Pour me servir, c’est une ruse.

ÉDOUARD.

S’il en est ainsi, je refuse
Un amour qui n’est pas pour moi,
Je n’accepte rien de l’effroi.

MADAME DE VERMONT.

Mais j’ai reçu sa confidence.
Elle l’aimait.

ÉDOUARD.

Ciel ! que dites-vous là ?

JULES.

Pour moi seul, elle l’avouera,
Elle pardonne son offense.

ÉLISE, donnant sa main à Édouard.

Tu ne me dois rien pour cela.

JULES.

Comment, c’était ma sœur... Ah çà ! et madame de Vermont !

MADAME DE VERMONT, faisant la révérence.

Me voici.

JULES.

Plaît-il...

Il les voit rire.

Madame, j’ai bien l’honneur... Eh ! mais, ce portrait ?

MADAME DE VERMONT.

Il est plus heureux que moi... il n’a point vieilli.

JULES.

J’entends... J’étais mystifié.

ÉTIENNE.

Il n’y a pas de mal.

JULES.

Hein !... Eh bien ! il a raison... il n’y a pas de mal... mystifié ! il faut que je m’y fasse... C’est une habitude à prendre, je suis diplomate.

Chœur.

Air : Honneur à la Musique.

ÉLISE.

Jour à jamais prospère,
Je sens qu’il est aimé ;
En le nommant son frère,
Ma voix l’a désarmé.

ÉDOUARD.

Jour à jamais prospère,
Enfin, je suis aimé :
En me nommant son frère,
Sa voix m’a désarmé.

JULES.

Jour à jamais prospère !
Par elle il est aimé ;
En le nommant mon frère
Sa voix m’a désarmé.

MADAME DE VERMONT.

Jour à jamais prospère !
Par elle il est aimé ;
En le nommant son frère,
Sa voix l’a désarmé.

ÉTIENNE.

Jour à jamais prospère !
Par elle il est aimé ;
En le nommant son frère,
Sa voix l’a désarmé.

ÉLISE, au public.

Air du Piège.

C’est un moyen nouveau que d’enlever
Les gens qu’on aime, auxquels on cherche à plaire ;
Je voudrais voir le public l’approuver,
Et tous les soirs se laisser faire.
Mais prudemment, dans la crainte qu’aussi
De guerroyer l’ardeur ne vous emporte,
Je vous prierai de vouloir bien ici
Laisser vos armes à la porte.

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