Un Matelot (Thomas SAUVAGE - Gabriel DE LURIEU)

Comédie en un acte, mêlée de chants.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 6 mars 1833.

 

Personnages

 

UN MATELOT

RENAUD, fermier

CATHERINE, sa femme

JEANNE, fille aînée de Catherine

MADELEINE, fille cadette

PIERRE, neveu de Renaud

PARENTS

VOISINS

 

La scène se passe dans la ferme de Renaud, à quelques lieues du Havre.

 

Une chambre de campagne. Ameublement modeste, mais annonçant l’aisance. Porte d’entrée et fenêtres au fond. Deux portes latérales. Une horloge et un buffet au fond. Une table sur le devant à droite ; chaises et escabeaux.

 

 

Scène première

 

MADELEINE, PIERRE

 

Il fait encore nuit. Ils sont tous deux endormis : Madeleine, en cornette de nuits corset et jupon, a l’avant-scène à droite, assise sur une chaise ; Pierre, en blouse, bonnet de laine, sabots, au fond du théâtre à gauche, enfoncé dans un grand fauteuil. Pierre ronfle. Cinq heures sonnent.

MADELEINE, s’éveillant.

Ô mon Dieu ! déjà cinq heures !...

Elle appelle en étouffant sa voix.

Pierre !... Pierre !...

PIERRE, à moitié éveillé.

Eh ! la grise !... veux-tu que j’aille à toi ?... Oh ! oh !

MADELEINE.

Il ne m’entend pas...

Elle va vers lui.

Pierre ! c’est moi.

PIERRE.

Ah ! c’est vous, Madeleine !... quoi qu’y a ?

MADELEINE.

Voici le jour, il faut partir.

PIERRE.

Ah ! oui... faut partir... Ouf ! c’est fatigant une nuit comme celle-là... C’est la première fois qu’il m’arrive de passer la nuit autre part que dans la suspente de mon écurie... Il est si bon, mon lit !... une paillasse de paille de seigle, haute comme ça... des bons draps bis qui me grattent la peau que c’est un plaisir... Vous aussi, vous êtes pâlotte.

MADELEINE.

Je ne suis plus jolie ?

PIERRE.

Au contraire... et puis, quand je pense que c’est à cause de moi... Je vous ai empêché de dormir... en ronflant ? car je ronfle, je ronfle... que je m’en fais quelquefois peur ! C’est pour ça que j’ai choisi cet endroit.

Air : C’est des bêtises d’aimer comm’ ça (de M. Lhuillier).

Il est certain qu’dans vot’ chambrette
Nous aurions eu quelque agrément ;
Mais n’y a d’ la plac’ qu’pour vot’ couchette,
J’ n’aurais su z’où m’mettre vraiment.
Moi, dans l’ardeur qui me dévore,
J’aime bien mieux c’te grand’ sall’ là,
Vous de c’ côté, moi d’celui-là :
Du moins sans s’toucher l’on s’adore...
C’est ben plus frais d’s’aimer comm’ ça.

MADELEINE.

Ainsi, vous croyez, Pierre, qu’à présent mon père ne pourra plus s’opposer à notre mariage ?

PIERRE.

Jean Nivars, un ancien chasseur de l’ex-garde, qui a du service et de l’exercice, ne m’a-t-il pas dit : Mon vieux, quand les parents mettent des bâtons dans les roues des amours, faut enlever le poste à la baïonnette ?

MADELEINE.

À la baïonnette !

PIERRE.

N’ vous effrayez pas, Madeleine ; c’est des expressions militaires de soldat. On commence, continua Nivars, par se faire aimer de la belle... je crois que je suis aimé de la belle ; on obtient un rendez-vous...

MADELEINE.

Nous y v’là...

PIERRE.

On s’y rend mystérieusement.

MADELEINE

J’ai laissé la fenêtre ouverte.

PIERRE, bâillant.

On passe la nuit ensemble.

MADELEINE.

V’là le jour qu’est venu.

PIERRE.

Et le lendemain les parents ne peuvent plus rien vous refuser ; au contraire, c’est eux qui courent après vous pour vous faire épouser leur fille.

MADELEINE.

C’est que si ça ne réussissait pas... il ne serait plus temps de recommencer.

PIERRE.

Je sais bien... C’est aujourd’hui que doit avoir lieu mon mariage avec votre sœur Jeanne... les bans sont publiés, les amis invités...

MADELEINE.

Ma sœur m’a bien promis de refuser, mais tout ça m’inquiète... Elle est l’aînée, et puis mon père dit qu’il y a des raisons particulières... concernant vous et ma sœur.

On frappe.

PIERRE.

Ô mon Dieu !...

MADELEINE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

PIERRE.

On a frappé...

MADELEINE.

À la porte de la rue.

PIERRE.

Ça peut réveiller mon oncle.

MADELEINE.

Ah ! s’il vous trouvait !...

PIERRE.

Quelle danse ! Il est bon enfant, mais brutal encore plus... Où me fourrer ?... Ah ! la petite porte du jardin.

Il gagne la droite.

PIERRE, MADELEINE.

Air : Vaudeville de Nicaise.

Paix, paix,
Faisons silence ;
Mais
Espérance
Et confiance ;
J’ suis tranquill’ désormais :
Jean Nivars ne s’ trompe jamais.

Pierre disparaît par la droite. Madeleine rentre à gauche. On frappe toujours.

 

 

Scène II

 

JEANNE, puis UN MATELOT

 

JEANNE entre, s’arrête, écoute.

Je croyais avoir entendu frapper... oh ! il est trop matin...

On frappe.

Là, je le disais bien !

Elle s’approche de la porte.

Qui est là ?...

LE MATELOT, en dehors.

Un matelot !

JEANNE.

Un matelot ?...

Elle ouvre.

Entrez, monsieur.

LE MATELOT, à la porte.

Merci, mam’zelle... Je veux seulement vous demander mon chemin... Voyez-vous, hier soir, vers sept heures, je me suis mis en route du Havre, où je débarquai... mais cette diable de brume m’empêche de m’orienter.

JEANNE.

Entrez donc... vous causerez tout aussi bien en vous reposant un peu et en prenant un verre de vin.

LE MATELOT, entrant.

Il est certain qu’un verre de vin, à jeun, ça chasse les brouillards de l’estomac, comme un coup de soleil ceux de la côte...

Il s’assied, et dépose son sac sur la table.

Ouf... Je ne suis pas habitué à voyager le sac sur le dos comme un fantassin.

Pendant cette phrase et le couplet suivant, Jeanne va au buffet et sert le matelot ; à la fin du 2e couplet, elle se trouve à la gauche.

Air : Voilà Sallanches (de M. Andrade).

Voici la France !
Là tour à tour,
Bon vin, amour,
Honneur, vaillance ;
Voici la France,
Salut à mon pays !
Merci, mon Dieu, je suis
En France.

Premier couplet.

Dès que je descends de mon bord,
Je m’oriente et dis d’abord :
Garçon, du vin !... couleur vermeille,
Long bouchon, étroite bouteille ;
Ma boussole à moi la voilà !
Je reconnais ce bouquet-là.
Voici la France, etc.

Deuxième couplet.

Mais sur la rive j’aperçois
Une fillette au gai minois !
Quel feu brille sous sa paupière !
Quelle taille et souple et légère !
Ma boussole à moi la voilà !
Je reconnais ces formes-là.
Voici la France, etc.

Troisième couplet.

Quel est cet homme ? un vieux ruban,
Un vieux colback, un vieux dolman,
Une noble et blanche moustache
Sur son teint bronzé se détache,
Il parle : Austerlitz ! Jena !
Je reconnais ce grognard-là...
Voici la France, etc.

Maintenant, je vous demanderai la permission de lever l’ancre.

Il reprend son sac.

JEANNE.

Qu’est-ce qui vous presse donc tant de partir ? reposez-vous un peu chez nous... vous nous conterez vos voyages, vos périls, vos combats... J’aime tant ces récits !... Je serais heureuse d’être la fille d’un matelot, et je voudrais devenir la femme d’un marin.

LE MATELOT.

Bien raisonné ! et, si j’étais plus jeune, je risquerais la conquête ; car, si je me mettais à filer mon câble sur ce chapitre là, j’en aurais long à dérouler... Depuis ma naissance jusqu’à ce jour, et il ya, suivant mon estime, quarante-cinq ans vienne la Saint-Just, j’ai passé, en tout, pas plus de cinq ans sur la terre...

JEANNE.

Bah !

LE MATELOT.

Aussi j’ai toujours peine à comprendre à quoi sert la terre, si ce n’est une petite île çà et là pour y avoir quelques légumes et de l’eau fraîche ; encore on peut s’en passer avec du rhum. La mer est mon pays natal, une frégate mon berceau, et le bruit du vent la première chanson qui m’ait endormi... moi et mon frère jumeau. Il a eu du bonheur celui-là : il est mort le jour que notre vaisseau a sauté.

JEANNE.

Vous appelez ça du bonheur ?

LE MATELOT.

Eh ! oui, sacrebleu ! il n’a pas eu le chagrin de survivre à cette belle frégate que je regretterai toujours ! car, voyez-vous, mam’zelle, pour un marin, son vaisseau c’est un ami, un bon camarade, qui partage sa gloire et ses dangers. Il est aussi naturel, il me semble, à un vieux matelot, d’aimer le bois et le fer qui l’ont porté sur l’eau pendant tant de jours et tant de nuits, qu’il l’est à un fils de chérir la mère qui l’a nourri et porté dans son sein.

JEANNE.

Ainsi, c’est la perte de votre vaisseau qui vous ramène à terre ? et puis peut-être bien aussi un peu d’ennui du métier, le besoin du repos ?

LE MATELOT.

Rien de tout ça, je vous le jure... Il y a dix-huit ans qu’il n’existe pas deux planches de ma frégate, et je n’ai pas quitté la mer.

JEANNE.

Depuis si longtemps ?...

LE MATELOT.

L’ennui du métier... J’en ai si peu que je n’ai pas résisté sans peine à l’offre de notre contremaître... Il fait partie de l’expédition du capitaine Dumont d’Urville... un petit voyage d’agrément... autour du monde... c’était joli ! mais il fallait partir tout de suite... et j’ai des devoirs... des devoirs sacrés à remplir... C’est pour cela que je vais me remettre en route.

JEANNE.

Non pas, s’il vous plaît... vous m’avez promis de rester quelques instants... le soleil a trop de force à présent... Ce soir, à la bonne heure, nous verrons.

LE MATELOT.

Eh ben ! tenez, j’accepte. Je sens que j’ai besoin de me remettre un peu avant de me retrouver en face de mes vieilles connaissances.

JEANNE, ouvrant la première porte à gauche.

Entrez dans cette chambre, vous y trouverez un lit... tout ce qu’il vous faudra...

LE MATELOT.

Depuis vingt ans je n’ai pas rencontré un regard d’affection, senti battre un cœur... un cœur qui m’aimât... et bientôt je serai entouré de tout ce qui m’est cher... Allons, allons reprendre des forces pour résister à cette joie, car, à présent, je crois qu’elle me tuerait...

À la porte de la chambre.

Merci, mam’zelle, merci... Ô mon pays ! je te reconnais là : de bons cours, de jolis visages, et d’excellent vin !

Il entre.

JEANNE.

Brave homme !... son émotion m’a touchée jusqu’aux larmes...

Le suivant des yeux.

Comme il a l’air bon !... de ces figures qui font plaisir à voir... Il n’y a que les matelots pour avoir de ces physionomies-là !

 

 

Scène III

 

CATHERINE, JEANNE

 

CATHERINE.

Comment, Jeanne, tu n’es pas encore habillée ?... mais que fais-tu là, les yeux fixés sur cette porte ?

JEANNE.

Maman, c’est qu’un matelot s’est présenté...

CATHERINE, avec intérêt.

Un matelot !... tu lui as fait bon accueil ?

JEANNE.

Oh ! oui ; vous m’avez tant recommandé d’avoir pour eux des égards, des attentions... Il est là... il repose.

CATHERINE.

Bien ! je suis contente de toi... Chère enfant !...

Elle l’embrasse, et la serre sur son cœur.

JEANNE.

Qu’as-tu, ma mère ?... tu me regardes... comme si quelque malheur me menaçait... Que puis-je craindre près de toi, près de mon père ?

CATHERINE.

Aucun malheur... Mais un souvenir à la fois doux et triste...

JEANNE.

Un souvenir triste, d’où peut-il naître ?... des regrets, ils sont impossibles... des désirs, tu n’en formes que pour tes enfants... tu es si bonne !... et mon père ! mon père !...

CATHERINE.

Aime-le bien... cet excellent Renaud ! aime-le bien, ma fille ; il le mérite... Ah ! lorsque tu sauras tout ce qu’il a fait pour moi... pour toi surtout !

JEANNE.

Mon cœur me dit à chaque instant ce que je lui dois : les bons exemples qu’il me donne, ses conseils, une éducation au-dessus de ma condition, voilà des bienfaits qu’on se rappelle toujours.

CATHERINE.

Eh bien ! ce n’est pas tout encore : tu as vu dans ma chambre le portrait d’un matelot ?

JEANNE.

Oui ; c’est, m’as-tu dit, celui d’un ancien ami de notre famille. On a consacré, dans le cimetière du village, une pierre à sa mémoire, et chaque année, nous célébrons le jour de sa naissance... C’est aujourd’hui cet anniversaire... oh ! je ne l’oublie pas.

CATHERINE.

Ne l’oublie jamais ! car ce matelot est ton père.

JEANNE, avec enthousiasme.

Mon père ! mon père ! ce matelot, l’honneur du village. Ah ! c’est lui mon père... et Renaud ?

CATHERINE.

Ton bienfaiteur... et pourtant j’avais dédaigné son amour pour celui de Martin Simon ; j’en fus bien punie : avant un an écoulé, la guerre s’était déclarée avec l’Angleterre ; Simon dut abandonner sa patrie, sa femme, son enfant... pour toujours.

JEANNE,

Quoi ! depuis... jamais ?

CATHERINE.

Jamais. Au commencement de cette campagne il fit une action d’éclat qui lui valut la croix d’honneur... elle n’a pu décorer que son portrait.

JEANNE.

Mon pauvre père !

CATHERINE.

Pendant longtemps je conservai quelque espoir ; enfin je reçus du ministère de la marine les actes constatant mon malheur... J’étais seule, sans ressources ; alors Renaud se présenta : C’est au nom de Simon, dit-il, que je le demande d’assurer le bonheur de son enfant.

JEANNE.

Excellent cœur !

CATHERINE.

Je devins sa femme, et depuis je n’ai pas connu près de lui un seul instant de peine ; voilà le secret que jusqu’ici je l’ai caché, pour ne pas affaiblir les sentiments que je te voulais voir pour mon mari ; mais j’ai dû te le révéler aujourd’hui que ton mariage...

JEANNE.

Aujourd’hui ! ma mère, pourquoi voulez-vous cette union ?

CATHERINE.

Parce qu’elle assure ton bonheur, parce que c’est l’idée favorite de Renaud ; s’y refuser serait peut-être lui donner à penser que tu crois lui devoir moins de soumission depuis que tu sais...

JEANNE.

Ô ma mère ! quelle pensée ! j’obéirai.

Air de Téniers.

Je m’étais dit souvent au fond de l’âme :
Un matelot sera seul mon époux.
D’un laboureur, Renaud me fait la femme ;
Je me résigne... Il a tant fait pour nous !
Songe si doux, objet de mon envie,
Las ! je le sens, il faut l’abandonner ;
Tout mon bonheur, mon avenir, ma vie,
C’est mon seul bien, je veux le lui donner.

CATHERINE.

Voici les papiers qui constatent ton nom et ta naissance... voilà le brevet de la Légion d’Honneur ; ceci... c’est l’acte de décès.

JEANNE, lisant avec émotion.

« Martin Simon, matelot de première classe, mort glorieusement, le 4 vendémiaire an XIV, au combat de Trafalgar, à bord de la frégate l’Achille... » Brave, jeune, périr ainsi !

Elle baise le papier en pleurant.

 

 

Scène IV

 

CATHERINE, RENAUD, JEANNE

 

RENAUD, entrant et voyant Jeanne pleurer.

Tu lui as dit ?

CATHERINE.

Tout ce qu’elle te doit.

Jeanne se jette dans les bras de Renaud.

RENAUD.

Eh bien ! enfant, tu pleures ! Tu ne m’en aimeras pas moins ?

JEANNE.

Oh ! ne le pensez pas.

RENAUD.

Non, mon enfant ; car j’ai pour toi, je puis le dire, un cœur de père, et j’ai la conscience d’avoir rempli en honnête homme le devoir que je m’étais imposé ; j’en prendrais pour juge Simon lui-même.

CATHERINE.

Elle va t’appartenir par un lien de plus.

RENAUD.

Si tu savais quelle satisfaction me cause cette union... aussi j’ai pris pour votre mariage l’anniversaire de la naissance de ce bon Simon. On ne peut mieux fêter la mémoire d’un père qu’en faisant le bonheur de sa fille.

JEANNE.

Mon bonheur, ô mon Dieu !

CATHERINE.

Oui, tu seras heureuse.

RENAUD.

Je voudrais bien voir que Pierre s’avisât... morbleu ! il aurait affaire à moi ; mais je suis tranquille, c’est un bon garçon, bon cœur, un peu bête ; mais vous ne haïssez pas ce défaut-là dans un mari, vous autres femmes, et puis tu as de la tête et de l’esprit pour deux. Tiens, voilà nos voisins qui viennent déjà pour la noce.

 

 

Scène V

 

RENAUD, CATHERINE, JEANNE, MADELEINE, PIERRE, AMIS et VOISINS

 

CHŒUR.

Air du Dieu et la Bayadère.

Au rendez-vous
Nous voilà tous ;
Chacun de nous,
Toujours fidèle
À l’amitié qui nous appelle,
Vient fêter les nouveaux époux.

RENAUD.

Bonjour, mes amis, bonjour.

MADELEINE, bas à Jeanne.

Eh bien ! est-ce moi ?

JEANNE, de même.

Non, c’est moi.

PIERRE.

Bah ! pas possible. !

RENAUD.

Au jardin, nous autres, et pendant qu’elles feront leur toilette, nous boirons d’un certain cidre... Un enfant de laboureur, vive Dieu ! c’est un mariage qu’il faut arroser... puis ensuite nous irons prononcer le grand mot... Ah ! vous me regardez, jeunes filles ?... le grand mot !...

Air : Au p’tit jardinet d’amour (de Beauplan).

Ses effets sont surprenants ;

C’est le lien de toutes les familles :
En mamans il change les filles
Et donne des pèr’s aux enfants.
J’ vas vous l’ dire ici ;
C’ grand mot-là, c’est :
Oui. Garçon et fillette,
Que chacun répète
Ce joli refrain d’amourette :
Si queuqu’ jour c’mot-là s’oubliait,
Le mond’ bientôt finirait.

CHŒUR.

Garçon et fillette, etc.

RENAUD.

Même air.

Not’ père à tous, franc réjoui,
Adam, le jour que commença le monde,
S’écria : Femm’, qu’on me réponde !
Et pour not’ bonheur aujourd’hui,
Ève, Dieu merci !
S’ dépêcha d’ dire : Oui.
Garçon et fillette,
Que chacun répète.
Ce joli refrain d’amourette ;
Si queuqu’ jour c’ mot-là s’oubliait,
Le mond’ bientôt finirait.

CHŒUR.

Garçon et fillette, etc.

On sort en dansant.

RENAUD, sur la ritournelle.

Allons, Madeleine, va aider ta sœur à faire sa toilette ; elle te le rendra le jour de tes noces. Viens, femme.

Il sort avec Catherine.

 

 

Scène VI

 

JEANNE, MADELEINE

 

MADELEINE.

Ta sœur te le rendra le jour de tes noces ! Mon père en parle bien à son aise. Il n’est pas près de venir, à présent.

JEANNE.

Je voudrais que ce fût aujourd’hui.

MADELEINE.

Oui, aussi vrai que tu as tenu tes belles promesses.

JEANNE.

Il m’a été impossible de résister à la volonté de nos parents.

MADELEINE.

Conviens plutôt que tu n’es pas fâchée de te marier... tu es comme les autres, et je serais peut-être comme toi si j’étais à ta place ; au fait, c’est si gentil un mariage !

Air : Et voilà tout ce que je sais (Léocadie).

Tout le village vous regarde,
Le maire vous donne la main.
Le suisse avec sa hallebarde
Devant vous ouvre le chemin ;
Viennent après bedeaux et sacristain.
L’on paraît belle comme un ange ;
Grand voile, gants blancs, robe à jour :
Que ça va bien la fleur d’orange !
Ô mon Dieu ! quand viendra mon tour !

Maintenant, je ne crois plus à rien, pas même à la recette à Jean Nivars.

 

 

Scène VII

 

JEANNE, MADELEINE, LE MATELOT

 

LE MATELOT, sortant à reculons et regardant toujours.

Non, je ne me trompe pas, c’est ma femme, ma Catherine ! ou bien est-ce que j’y pense tant que je crois la voir partout.

MADELEINE.

Qu’est-ce qu’il a donc à se parler tout seul ?

LE MATELOT, regardant encore.

Oui, c’est son équipement, ses agrès, ses cheveux, son sourire.

JEANNE.

Que regardez-vous donc là avec tant d’attention ?

LE MATELOT.

Ce portrait, qui se trouve dans la chambre. Je ne l’avais pas d’abord aperçu ; et, tout à l’heure, en dormant, je rêvais à elle ; je me réveille, et je suis frappé comme d’une apparition.

Regardant encore et lui tendant les bras.

Catherine ! Catherine !

MADELEINE.

Oui, c’est elle ; vous la reconnaissez ?

LE MATELOT.

Comment, je ne me serais pas trompé ?

JEANNE.

C’est Catherine, ma mère.

LE MATELOT, passant au milieu.

Votre mère ! votre mère ! vous, vous sa fille ! Qui m’aurait dit que j’avais là devant moi... je crois vraiment que je pleure comme quand je l’ai quittée. C’est drôle que le bonheur et le chagrin...

Riant en la regardant.

Oh ! non, non, ce n’est pas la même chose.

MADELEINE.

Vous l’avez donc connue autrefois, ma mère ?

LE MATELOT.

Hein ? votre mère, à vous aussi ?

JEANNE.

Oui, puisque nous sommes sœurs.

LE MATELOT.

Sœurs !

À part.

diable ! je n’en ai laissé qu’une pourtant.

MADELEINE.

Maman vient de sortir avec notre père.

LE MATELOT.

Ah ! votre père ?

À part.

C’est juste, puisqu’il y a un enfant, il faut bien qu’il y ait un père.

MADELEINE.

Vous le connaissez peut-être... c’est monsieur Renaud.

LE MATELOT.

Renaud, Renaud, un ami...

À part.

Ce n’est pas l’embarras, c’est toujours de nos amis que ça nous vient... Oh ! Catherine ! Renaud !

JEANNE.

Ils seront tous les deux enchantés de vous voir. Je cours les avertir.

LE MATELOT, la retenant.

Un moment ; deux mots encore, mon enfant.

À part.

Je voudrais bien savoir quelle est la mienne.

Haut.

Vous me paraissez à peu près du même âge, mes belles demoiselles.

MADELEINE.

N’est-ce pas, monsieur ?

LE MATELOT.

Oui, je serais embarrassé de dire quelle est la plus jeune.

MADELEINE.

Eh bien ! maman prétend qu’il y a une grande distance entre nous pour la raison, et quand on parle de mariage...

LE MATELOT.

C’est vous qu’on lance la première.

MADELEINE.

Au contraire ; ma sœur est l’aînée.

LE MATELOT, à Jeanne, la regardant avec complaisance.

Ah ! ah ! vous êtes l’aînée.

À part.

C’est celle-là.

Haut.

Ainsi, environ...

JEANNE.

Vingt ans...

LE MATELOT, à part.

C’est bien ça ; c’est ma fille.

MADELEINE.

Et moi, j’ai seize ans.

LE MATELOT, regardant toujours Jeanne.

Et vous, seize ans ! Ainsi quatre ans de différence,

À part.

et de patience pour Catherine... ce n’est pardieu pas trop !

JEANNE.

Mais nous oublions que ma mère a bien recommandé de l’avertir.

Air des Comédiens.

Elle m’a dit, je crois encor l’entendre ;
De ces mots-là, mon cœur s’est souvenu :
Un matelot ne doit jamais attendre ;
Chez nous toujours, qu’il soit le bienvenu.

LE MATELOT, regardant Jeanne.

Eh quoi ! déjà vous me quittez, ma chère ?
De revenir lâchez de vous presser.

À part.

Est-il plus grand supplice pour un père !
Voilà ma fille, et je n’puis l’embrasser.

ENSEMBLE.

Maman m’a dit, etc.

SIMON.

Pauvre Simon ! ah ! que viens-tu d’entendre ?
Lorsqu’à tes veux tu croyais tout rendu,
Est-ce le sort que tu devais attendre ?
Tant de bonheur est-il déjà perdu !

Elles sortent.

 

 

Scène VIII

 

LE MATELOT, seul

 

Oublié ! entièrement oublié ! et moi qui croyais...

Air : Vaudeville du déjeuner de garçon.

Sur mon vaisseau j’ voyais déjà
Tout le bonheur de mon ménage ;
Là mes amis, ma femme-là ;
Ma fille grande, belle et sage.
Au lieu d’ ça je n’suis qu’un intrus,
D’amis ma maison est déserte ;
Un’ femm’ de moins, un enfant d’ plus...
Un camarad’ m’a fait... motus !
Joli voyag’ de découverte !

Ma fille ! ils ne lui ont pas appris à prononcer mon nom, à le mêler à sa prière... Ah ! c’est mal, très mal ; me chasser du cour de mon enfant !... Ah ! çà, est-ce qu’ils croient que ça se passera ainsi, que je les laisserai heureux à mes dépens ? car enfin ce bonheur dont ils jouissent il m’appartient, il faut qu’on me le rende... Je vais au village, je dois y trouver d’anciennes connaissances, d’anciens amis ; tous ne seront pas des Renaud ; ils ne me renieront pas, et il faudra bien... L’autorité me fera rendre justice... le maire... voilà mes papiers...

Il tire de sa poche son livret.

mon livret... je ne pensais pas en avoir besoin pour me faire reconnaître... Mon enfant, ma fille !... Oh ! je l’aurai, dussé-je y manger les douze cents francs que j’apportais pour sa dot.

 

 

Scène IX

 

RENAUD, SIMON

 

RENAUD, à la cantonade.

Reste, femme, reste ; j’y vais, moi.

En scène, à Simon.

Mon brave, excusez, je vous prie ; une femme...

SIMON, à part.

Sa femme ! hem !...

RENAUD.

Elle est là avec nos amis, nos enfants...

SIMON, de même.

Nos enfants, à la bonne heure.

RENAUD.

On rit, on s’amuse... cette jeunesse, ça vous a une si bonne gaieté, franche, abandonnée, sans arrière-pensée ; ici c’est du bonheur tous les jours, de la joie aujourd’hui, de la joie de main ; si le chagrin frappe à notre porte, j’ouvre moi-même et je dis que je suis sorti. Allons, mon brave, venez, et si le cœur vous en dit vous partagerez nos folies, et vous verrez que vous êtes chez des gens qui se font un plaisir d’accueillir cordialement un étranger.

SIMON, avec amertume.

Un étranger !...

RENAUD.

Ah ! pardon ! l’on nous a dit que vous nous connaissiez.

SIMON.

Oui, Renaud.

RENAUD.

Sans doute un pays...

SIMON.

Vous l’avez dit.

RENAUD.

Un ami, peut-être ?

SIMON.

Autrefois je l’étais.

RENAUD.

Eh bien ! ne me laissez pas plus longtemps dans l’incertitude, et, si vous êtes notre ami, donnez-moi votre main.

SIMON.

Vous la repousseriez.

RENAUD.

Pourquoi donc ? votre nom...

SIMON.

Il vous ferait trembler.

RENAUD.

Moi ! Renaud !... Comme je n’ai jamais fait de tort à personne, je ne sais pas de nom d’homme qui aurait ce pouvoir.

SIMON.

Eh bien ! c’est ce que nous verrons.

Il va sortir.

RENAUD.

Vous partez ?...

SIMON.

Non, non, morbleu ! je ne veux pas partir ; mais je vais chercher des gens dont le cœur soit moins oublieux, qui vous rappellent qui je suis, et qui vous disent mon nom !

Il sort.

 

 

Scène X

 

RENAUD, seul

 

Hou ! le vieux loup de mer ! quel air sombre !... Si l’on avait quelque chose à se reprocher, cet homme serait capable de je ter du noir dans ma joie... Le diable m’emporte si je sais ce qu’il peut être ou ce qu’il veut dire !

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

D’où lui vient sa mauvaise humeur ?
Je ne vois pas ce qu’il redoute ;
Lui matelot, moi laboureur,
Nous n’suivons pas la même route.
À lui canons, mâts et vaisseau ;
À moi la charrue et la herse ;
Dans mon vin je n’ mets jamais d’eau,
Je n’ peux pas nuire à son commerce.

Bah ! quelque ancienne connaissance, et le brave homme s’est piqué parce qu’on ne lui a pas tout d’abord sauté au cou... eh bien ! on réparera cela le verre à la main.

Il va sortir.

 

 

Scène XI

 

PIERRE, RENAUD

 

PIERRE, un portefeuille à la main.

Ah ben ! je dis qu’en v’là encore un joli de farceur ; Jean Nivars n’est que de la Saint-Jean...

Il rit.

Ah ! ah ! ah !

RENAUD.

Qu’est-ce ? à qui en as-tu ?

PIERRE.

Mon oncle, c’est le matelot qui sort d’ici...

RENAUD.

Eh bien !

PIERRE.

J’étais là, moi, sur la porte de la rue, parce que j’avais ouvert à monsieur le maire... Alors le matelot m’a vu, et il m’a demandé l’adresse du municipal. – Tiens, que je lui ai dit, ça se trouve bien ; il est pour le quart-d’heure à la maison. – Bon ! qu’il a fait, je le verrai plus tard. – Pour lors, croyant sans doute, à mon air honnête, qu’il avait affaire à un imbécile, il s’est mis à me parler d’un tas de choses sur le village, sur ses habitants ; mais tout ça c’était de l’histoire ancienne. Il a cherché la tour du clocher qu’a dégringolé il y a dix ans ; le grand chêne qu’on a abattu... Ma grosse tante Caboche, il l’appelle la petite Lili, et vot’ vieille cousine Grinchet, qu’est borgne des deux yeux, il dit que c’est la belle Agathe !... enfin, il me f’sait l’effet de ce Grec, Carthaginois ou Cochinchinois qui dormit si longtemps, si longtemps, qu’à son réveil sa petite fille était devenue sa grand’mère... En ai-je de ces instructives !... Comme on profite à la mutuelle !...

RENAUD.

Quel bavardage viens-tu me faire là ? ton mariage t’a-t-il rendu fou ?

PIERRE.

C’est bien plutôt c’t’homme, qui l’est ; il s’informe de la santé de tous ceux qui sont morts !... Ah ! quand j’ai vu ça, moi. – Si vous voulez savoir de leurs nouvelles, que je lui ai dit, allez là-bas, près de l’église, ousqu’il y a des croix. – J’y vais, qu’il a fait, d’un air en dessous ; mais, toi, va porter ces papiers à M. le maire ; je le verrai tout à l’heure... et il est parti.

RENAUD.

Ces papiers !... qu’est-ce que c’est que ces papiers ?

PIERRE, les lui remettant.

Voilà !

RENAUD, lisant.

Ô mon Dieu ! je ne me trompe pas : « Livret de Martin Simon matelot de première classe, » Martin Simon ! il serait possible !

PIERRE.

C’est peut-être encore des bêtises de l’autre monde ?

RENAUD.

Va-t’en, laisse-moi.

PIERRE.

Et ces papiers... faut-il ?

RENAUD.

Non, non... je les remettrai moi-même.

PIERRE.

Vous ne revenez pas avec nous ?

RENAUD.

Plus tard... tout à l’heure... oh ! c’est lui ! c’est lui !... dis-leur... non, ne dis rien...

PIERRE.

C’est plus tôt fait... Je peux pas revenir de ce matelot, avec ses jeunesses de la première réquisition, et sa petite Lili de soixante-dix ans... Satané cocasse, va !

Il sort par la droite.

 

 

Scène XII

 

RENAUD, seul

 

Je comprends tout maintenant... Martin Simon ! que doit-il penser ?... Il nous accuse, il nous maudit... et pourtant, Dieu sait à qui la faute !... Et cette bonne Catherine ! qui est là si joyeuse... nous séparer pour toujours... l’union la plus douce, la famille la plus heureuse... pas un chagrin, pas une larme... Seize années n’ont fait que resserrer nos liens... les voir briser ainsi... violemment... tout à coup... ah ! c’est affreux ! À tout prix, j’éviterai le bruit, le scandale ; je sauverai notre honneur, celui de nos enfants... Je verrai Simon, il le faut, je le dois ; je saurai supporter sa colère, ses outrages même... Mais si ce n’était pas lui ? je n’ai encore aucune preuve... Ces papiers, peuvent avoir été confiés à ce matelot. Ah ! je crois l’entendre ; oui, le voilà... Allons, du courage !

 

 

Scène XIII

 

RENAUD, SIMON

 

Renaud se retire un perl vers le fond à gauche. Simon entre, les bras croisés, et l’air sombre.

SIMON, sans voir Renaud.

Voyez un peu ce que c’est... on n’est pas plutôt absent une vingtaine d’années qu’on trouve tout changé à son retour.

Air : Vaudeville de l’Anonyme.

Oubliant tout et le temps et l’espace,
Pauvre insensé ! tu crus, après vingt ans,
Quand l’âge vient et que la vigueur passe,
Trouver partout un éternel printemps.
Ainsi souvent abandonnant la plage,
Sur mon tillac an monde indifférent,
Il me semblait voir s’enfuir le rivage...
C’était moi seul qu’entrainait le courant.

Apercevant Renaud.

Ah !... c’est vous.

RENAUD.

Je vous attendais.

SIMON.

Je viens du village... Mes amis, mes pauvres amis, pas un ! Baptiste mort ! Baville mort ! Robert mort ! et tant d’autres !... J’ai voulu, du moins, leur dire un dernier adieu... m’agenouiller dans le cimetière du village, et la première pierre que je heurte... je crois encore rêver !...

RENAUD, à part.

Oh ! c’est lui, c’est lui...

Haut.

Eh bien ?

SIMON.

Oh ! j’ai bien lu : à la mémoire de Martin Simon, matelot de la frégate l’Achille, mort glorieusement à Trafalgar...

À part.

En lisant ces mots, j’étais honteux de vivre...

Haut.

Mort... glorieusement !

RENAUD.

Cet hommage, rendu à un brave, vous étonnerait-il ?

SIMON.

Oui, beaucoup.

RENAUD.

Pourquoi ?

SIMON.

Ah ! pourquoi ?... pourquoi ?... parce que je ne pensais pas que l’on s’occupât de lui.

RENAUD.

Ah ! si vous aviez pu voir les larmes de sa veuve, de ses amis ! Tout le village fut en deuil, et bientôt un monument s’éleva en son honneur, aux frais de la commune.

SIMON.

C’est tout de même fort honorable ; mais enfin, après avoir bien pleuré, sa veuve et ses amis se consolèrent, n’est-ce pas ?

RENAUD.

Je comprends toute l’amertume de cette question dans votre bouche ; mais vos soupçons sont injustes. Simon, en partant, m’avait recommandé sa femme et son enfant ; et quel moyen, lui mort, de les protéger honorablement, de leur assurer ma fortune, aux dépens même de ma propre famille ? Il n’en était qu’un seul ; je n’hésitai pas : sans remords, fort de ma conscience, j’épousai Catherine...

Mouvement de Simon.

Catherine que j’aimais avant lui.

SIMON.

Mariés ! mariés !... Ô mon Dieu !

RENAUD, le regardant en face.

Oui, mariés, Simon !

SIMON.

Moi ! moi, Simon ? vous vous trompez.

RENAUD.

Ces papiers...

SIMON, les prenant vivement.

Comment sont-ils entre vos mains ?

RENAUD.

Qu’importe ? ce sont les tiens ; tu voulais les remettre au magistrat... nous étions tous perdus.

SIMON, à part.

Qu’allais-je faire ? oh ! pourquoi suis-je revenu !

RENAUD.

Écoute-moi, écoute-moi... une proposition honteuse, tu ne la crains pas de ma part : point de procès scandaleux qui déshonore nous et nos enfants ; qu’un silence profond ensevelisse notre secret pour tout le monde... entends-tu ?... pour Catherine surtout ; son repos, sa vie en dépendent. Tu avais un frère jumeau, Jacques, embarque en même temps que toi ; a-t-il survécu à votre désastre ? On l’ignore ; mais on n’a pas eu de ses nouvelles... le voilà !

SIMON.

Moi ?...

RENAUD.

Oui, tu es Jacques ; tu reviens au foyer de ton frère, près de ta sœur. Tu es pauvre, sans doute ; un matelot ne fait pas fortune ; tu jouiras de celle que nous avons acquise, car je te laisse tout.

SIMON.

Mais, Renaud...

RENAUD.

Catherine et ses enfants sont habituées à une aisance dont elles ne pourraient être privées ; et puis des filles, il leur faut des dots. Prends, prends tout, te dis-je ; c’est à mon tour, je pars ; adieu !

SIMON.

T’éloigner, toi ?

RENAUD.

Air : Je n’ai point vu ces bosquets de lauriers.

Je dois partir, tu me retiens en vain ;
Va, ne crains pas qu’un pareil coup m’abatte !
C’est à la terre à me donner mon pain ;
La terre, ami, ne fut jamais ingrate.
Mais du moins ici qu’en partant
Une espérance me soutienne :
Je puis encore être content
Si tu jures d’aimer autant
Ma fille que j’aimais la tienne ;
Comme je chérissais la tienne.

SIMON, à part.

Je serais un lâche si j’acceptais un pareil sacrifice. Brave Renaud, quel cœur ! et je l’accusais...

Haut.

Arrête, ami !

RENAUD.

Adieu ! adieu !

SIMON.

Non, non, tu ne quitteras pas Catherine ; Simon n’est plus !

RENAUD.

Tu veux me tromper. Tes traits, ta voix...

SIMON.

Oui, tout cela lui ressemble ; mon cœur aussi, qui l’aime comme le sien. Ce que tu as supposé était la vérité.

RENAUD.

La vérité ?

SIMON.

Je suis Jacques.

RENAUD.

Jacques !!!

SIMON.

Ah ! dame ! faut-il, comme au commissaire du port, te montrer mon livret ? eh bien ! tiens, le voilà ; car si j’apportais à sa veuve celui de Martin, je n’ai pas oublié celui de Jacques. Oui, crois-moi, mon frère est bien mort à Trafalgar.

RENAUD.

Pauvre Martin !

SIMON.

Moi, j’ai sauté comme lui ; mais je fus recueilli par les Anglais. Après une longue prison sur les pontons, une évasion, un long séjour dans les Indes, je débarquai hier au Havre. J’ai voulu savoir si le souvenir de Simon était toujours présent à sa famille...

RENAUD.

Oh ! toujours, toujours.

SIMON.

Si Catherine était heureuse, si tes serments avaient été tenus. Tu es un brave homme ; je ne m’étais pas trompé, et je pars.

RENAUD.

Oh ! maintenant tu resteras. Tu ne sais pas tout encore... aujourd’hui, aujourd’hui même... mais je ne veux pas te le dire ; tu verras... Je vais les chercher, te les amener tous. Oh ! après tant de craintes, rentrer dans son bonheur, ça fait un bien ! un bien !... J’en perds la tête.

Il fait quelques pas, revient à Simon, lui serre la main et sort vivement.

 

 

Scène XIV

 

SIMON, seul

 

Bien, Simon ; je suis content de toi.

Air : Le luth galant.

J’ai pris ton nom !
Pardon, Jacques, pardon ;
Je m’en souviens, ton cœur était si bon !
Ami, du haut du ciel, ta demeure dernière,
Oui, ce qu’a fait Simon
A dû te satisfaire ;
Trouvant sur mon chemin un’ bonne action à faire,
J’ devais prendre ton nom ;
Frère, j’ai pris ton nom.

 

 

Scène XV

 

SIMON, MADELEINE, PIERRE

 

Ils entrent en se querellant vivement.

MADELEINE.

Vous voyez bien, Pierre, que c’est fini... Monsieur le maire est arrivé.

PIERRE, frappant du pied.

Serait-il, Dieu possible, que Jean Nivars m’aurait trompé ?

MADELEINE.

Il s’est moqué de vous, nigaud !

PIERRE.

Si je le savais !

SIMON.

Qu’est-ce qu’ils ont donc à se quereller, ces enfants ?

PIERRE.

Dieu de Dieu ! moi condamné à vivre sans vous, Madeleine ! j’aime mieux me périr soi-même.

SIMON.

Fi donc ! un homme ne se tue pas ; il se fait soldat ou matelot.

MADELEINE, passant à la droite de Simon.

Quels conseils vous lui donnez là !

PIERRE.

Fameux les conseils !... et puisque vous dites que c’est décidé, eh ben ! tant pire, je m’ fais matelot.

SIMON.

Bien, mon garçon, très bien ; tu me remercieras un jour.

Air des gueux.

La mer ! la mer !
Son ciel sombre ou clair,
La foudre et l’éclair,
Vive la mer !

Un jongleur et sa trompette
Vous mettraient tous en émoi ;
Les combats et la tempête,
Voilà mes fêtes à moi.
La mer ! la mer ! etc.

Le plus petit coin de terre
Peut suffire à votre orgueil ;
À notre âme grande et fière
Il faut un autre cercueil...
La mer ! la mer, etc.

PIERRE.

Et oui, la mer, la mer, n’y a que ça.
Ils vant’nt leurs carpes de Seine ;
Que diraient-ils donc, morbleu !
S’ils voyaient une baleine
Que l’on aurait mise au bleu ?
La mer, la mer,
Oui, la vaste mer ;
J’ dis comm’ vous, mon cher,
Vive la mer !

MADELEINE.

Oh ! ne partez pas, Pierre... J’aime encore mieux vous voir épouser ma sœur Jeanne...

SIMON.

Comment ! c’est Jeanne que refuse ce marsouin-là !

PIERRE.

Qu’est-ce qu’il a donc, le maritime ?

SIMON.

Dis donc, marin manqué, sais-tu que tu mériterais la cale sèche, pour faire un pareil affront à... à une personne que... qui... à une personne respectable ?...

PIERRE.

Ah ! mon Dieu, matelot, l’affront est réciproque... C’est bien malgré elle qu’elle me prend pour mari... Elle dit que je suis trop bête... En voilà-t-il une fameuse d’originale !...

SIMON.

Malgré elle, malgré elle !...

MADELEINE.

Tandis que moi qui ne demanderais pas mieux...

SIMON.

Jeanne mariée contre son gré !... Qu’est-ce que j’entends là ?...

PIERRE.

La pure vérité...je vous le jure... et, tenez, vous pouvez vous en assurer, v’là ma victime...

 

 

Scène XVI

 

MADELEINE, SIMON, JEANNE, en mariée, PIERRE

 

SIMON, allant la prendre brusquement par la main et la menant sur l’avant-scène.

Deux mots, mon enfant.

JEANNE, étonnée.

Monsieur...

SIMON.

Vous n’aimez pas ce garçon-là... allons, parlez franchement, vous ne l’aimez pas...

JEANNE.

Non, monsieur.

PIERRE, d’un air content.

Quand je le disais...

Il passe à la droite de Madeleine.

SIMON.

Silence ! et cependant vous l’épousez.

JEANNE.

Pour obéir à mes parents...

SIMON.

Bonne fille !...

JEANNE.

Et puis... avec du courage et de la résignation...

SIMON.

Joli mariage, qui commence par-là... Vous seriez malheureuse. Je ne veux pas... Non, sacrebleu...

PIERRE.

Quel drôle de corps !...

SIMON.

Ce mariage ne se fera pas...

TOUS.

Que voulez-vous dire ?

SIMON, ôtant à Jeanne le chapeau de mariée et le donnant à Madeleine.

Tenez, petite, mettez cela.

MADELEINE.

Moi !...

PIERRE.

Là, voyez-vous la recette à Jean Nivars...

SIMON, ôtant à Jeanne le bouquet et le donnant à Madeleine.

Et puis cela encore...

PIERRE.

Allez, allez... v’là que ça prend...

MADELEINE, sautant de joie.

Je suis donc la mariée ?

SIMON.

Oui, petite... Eh bien ! Jeanne, es-tu contente ?...

JEANNE.

Mais, monsieur, je ne sais si nous devons...

SIMON.

M’obéir ?... oui, mon enfant, tu le dois...

À part.

Je suis résolu à tout... oui, à tout, plutôt que de laisser sacrifier l’avenir de mon enfant ; maintenant que Renaud vienne... d’un seul mot je puis détruire son repos, et s’il le faut, je le prononcerai...

 

 

Scène XVII

 

PIERRE, MADELEINE, RENAUD, CATHERINE, SIMON, JEANNE

 

RENAUD.

C’est Jacques... ton frère...

JEANNE.

Mon oncle !...

CATHERINE, se jetant dans les bras de Simon.

Jacques !...

SIMON, très ému, après l’avoir embrassée, la repousse doucement.

Oui, Catherine, rien que Jacques... mais qui, en arrivant, a usé de son droit de parenté... un peu promptement... un peu rudement, c’est possible... Vois mon ouvrage...

Montrant Madeleine et Pierre.

RENAUD.

Que veut dire cela ?

SIMON.

Ça veut dire que ta fille aime celui que Jeanne n’aime pas... que j’ai réuni les amoureux et séparé les indifférents...

Mouvement d’impatience de Renaud.

Cela t’étonne... moi, je ne me suis dit que trois mots : Je le veux...

RENAUD, avec humeur.

Tu le veux !... Il me semble que j’ai quelques droits aussi...

SIMON, embarrassé.

Quand je dis que je le veux... tu comprends... Est-ce que je n’ai pas promis à Simon de veiller sur sa fille, d’assurer son bonheur ?...Pauvre Simon !...

Regardant Jeanne avec la plus vive émotion.

Sa fille, c’était sa pensée de tous les jours... l’embrasser, c’était son seul espoir... La veille encore du combat : « Frère, dit-il, peut-être ne reverrai-je plus la France... si tu es plus heureux que moi, va trouver ma femme, ma fille, dis leur que je n’ai cessé de les aimer... J’ai là quelques louis... les économies du matelot, la dot de ma fille... Tu les lui porteras... tu l’embrasseras pour moi... » Voilà ce qu’il m’a dit, et je suis venu m’acquitter de la commission...

JEANNE, se jetant dans ses bras.

Ah ! de tout mon cœur...

SIMON, après l’avoir embrassée.

Que ça fait de bien !... Je crois qu’il a dit deux fois...

Il l’embrasse encore.

 

 

Scène XVIII

 

PIERRE, MADELEINE, RENAUD, CATHERINE, SIMON, JEANNE, AMIS, PARENTS

 

Pendant cette scène, Jeanne paraît agitée ; elle observe Simon et semble suivre tous ses mouvements.

CHŒUR.

Air : Vaudeville du Chaperon (Gymnase).

Ici chacun s’empresse
À fêter ce beau jour ;
Le cœur plein d’allégresse
Nous voilà de retour.

RENAUD.

À table, maintenant... mes amis, la mariée est changée...

PIERRE.

Merci, Jean Nivars.

RENAUD.

Mais la noce n’en sera que plus gaie, et puis nous avons à célébrer une autre fête qui va doubler d’intérêt...

SIMON.

Qu’y a-t-il donc ?...

CATHERINE.

Le jour de naissance de Martin Simon.

SIMON.

Mon jour de...

RENAUD.

Eh ! parbleu, oui, puisque vous êtes jumeaux... Oui, mes amis, jusqu’ici le portrait seul de Simon était présent à notre réunion, sa place parmi nous restait vacante...Aujourd’hui elle sera dignement occupée ; viens, Jacques, la place de ton frère est la tienne.

Simon, Jeanne, Catherine, Renaud, deux parents, Madeleine, Pierre, garnissent une grande table à gauche. À droite et au fond, deux autres tables plus petites ou sont les paysans.

RENAUD.

Nous ne pouvons mieux commencer cette fête que par la lecture du beau fait d’armes de Simon.

SIMON.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

RENAUD, tirant un journal d’un portefeuille et lisant.

« On doit peut-être la prise du fort le Diamant à l’intrépidité du matelot Martin Simon... »

SIMON.

Comment, il y a cela ! imprimé !

RENAUD.

Oui, dans le Moniteur.

SIMON.

Le Moniteur est bien honnête...

RENAUD.

Écoute.

Il lit.

« Une mèche avait été oubliée à bord d’un canot porteur de poudre et de munitions. Le bois se consumait peu à peu ; on s’attendait à chaque instant à le voir sauter et déchirer de ses éclats, les troupes qui venaient de débarquer... »

SIMON, qui a suivi, en s’animant, la lecture.

C’est qu’il n’y avait pas une minute à perdre... Ils étaient flambés... Je m’avance, moi...

Il se lève.

Air : C’est à la cour.

Arrêtons-nous ;
Que faites-vous ?
Ménageons le sang de la France.
Vous exposer tous à leurs coups !...
Je me dévoue et je m’élance :
Un seul pour tous ;
Au p’tit bonheur, un seul pour tous !

C’était une grêle de balles et de mitraille ! Je ne m’épouvante pas... Je coupe la bosse du canot... je reçois une blessure... ça ne me regarde pas... Je m’éloigne du voilier... et...

Renaud et tous les autres se sont levés ; ils l’écoutent et le regardent avec une sorte d’effroi ; moment de silence.

SIMON, revenant à lui.

Eh bien ! qu’est-ce que vous avez tous à me regarder ?... j’y étais aussi... et puis vous me donnez la place de mon frère... tout ça me trouble... je m’échauffe, je ne sais plus ce que je dis... Allons, à boire, et achève ton Moniteur, ça me refroidira.

Tout le monde se rassied.

RENAUD, lisant.

« En récompense de sa belle action, l’Empereur nomme Mar tin Simon membre de la Légion d’Honneur. »

SIMON.

La croix ! la croix d’honneur à Martin... et il n’en a jamais rien su... Ah ! donnez-la moi, donnez de grâce ; je ne réclame rien de ce qui appartenait à Simon, mais cette croix !...

CATHERINE.

La voici, mon frère.

SIMON, debout et en avant de la table.

Elle est à moi, bien à moi, et je ne puis la porter... du moins elle restera sur mon cœur.

RENAUD, levant son verre.

À la mémoire de Simon !

TOUS, de même.

À la mémoire de Simon !

CHŒUR.

Air : À l’aimable folie (Comte Ory).

Buvons à la mémoire
D’un ami, de Simon !
C’est l’honneur, c’est la gloire
De tout notre canton :
Gloire, honneur à Simon !

Pendant le chœur on quitte les tables ; on entoure Simon ; tous veulent trinquer avec lui.[1]

SIMON, ému.

Mes amis, mes bons amis... ah ! c’est pour en mourir.

Il boit.

Je ne pourrai jamais supporter... à boire ! ah ! ça me ranime... à boire encore ! bien... à la santé de tous mes anciens amis... à la santé du village qui honore les braves...

Il commence à se griser.

À boire ! à la santé de Catherine... à boire ! à la santé de ma f... de ma...

À Jeanne.

à ta santé.

RENAUD.

Gaillard ! tu nous fais trop boire. Allons, une chanson maintenant.

TOUS.

Oui, une chanson, une chanson.

SIMON, presque gris et s’étourdissant.

C’est ça, une chanson... la chanson du matelot !

CATHERINE.

Celle que chantait Simon.

SIMON, avec un peu d’amertume.

Ah ! vous vous la rappelez, vous... Eh bien ! soit, la chanson de Simon ; m’y voilà.

Air de l’Andalouse (de M. Monpou).

Bon matelot, allons, courage,
Encor
Un dernier effort !
Des flots que t’importe la rage ?
Bientôt tu braveras l’orage,
Bientôt le voilà dans le port.

Ce clocher, ces bois, cette plage,
Tout me dit : C’est là mon pays.
La brise en frappant mon visage,
Déjà m’apporte du rivage
Les chants joyeux de mes amis.
Bon matelot, etc.

Dans mes yeux, quelle gaieté brille !
Comprenez-vous bien mon bonheur ?

Avec émotion.

C’est là que m’attend ma famille,
C’est là qu’une femme, une fille,
Vont me presser contre leur cœur.

Il se ranime et reprend vivement.

Bon matelot, etc.

Avec un attendrissement toujours croissant.

Vers le bord la barque s’avance,
Je frémis, hélas ! trop souvent ;
Pour détruire tant d’espérance,
Tant de bonheur promis d’avance,
Il n’a fallu qu’un coup de vent...

Les larmes s’échappent de ses yeux, sa voix est altérée ; il s’arrête et tombe dans une sorte de rêverie ; tous les convives se sont rapprochés de lui avec intérêt.

SIMON.

Oui, un coup de vent ! plus de femme, plus de fille !...

CATHERINE, s’approchant de lui.

Qu’avez-vous, mon ami ?

JEANNE, de l’autre côté.

Vous pleurez !...

SIMON, s’oubliant.

Ah ! vous voilà...

Il les serre dans ses bras.

Catherine... Jeanne... près de moi...

RENAUD, vivement.

Veux-tu boire ?

SIMON, revenant à lui, avec force.

Non, non, plus boire !... ce n’est rien... le plaisir, le vin, la joie... laissez-moi seul, me remettre... Allez, allez, j’irai vous rejoindre...

L’orchestre reprend pianissimo le chant : Bon matelot. Tout le monde sort en silence, en regardant Simon ; Jeanne reste au fond et l’observe.

 

 

Scène XIX

 

JEANNE, SIMON

 

SIMON.

Malheureux ! le vin, le vin allait tout perdre... Chaque jour, à chaque instant, resteras-tu exposé à te trahir ?... Non, c’est un supplice impossible... soyons généreux jusqu’au bout... faisons le sacrifice tout entier... laissons-les à leur bonheur... partons.

JEANNE, s’avançant.

Partir, vous !...

SIMON, à part.

Ma fille !...

JEANNE.

Pourquoi nous quitter ?

SIMON.

Il le faut, mon enfant.

JEANNE.

Ah ! je sais tout, allez...

SIMON.

Comment ?

JEANNE.

Non, je ne m’abuse pas ; tout à l’heure, à table, vous regardiez ma mère, puis Renaud, puis moi, toujours moi ; et quand vos yeux rencontraient les miens, j’éprouvais là un sentiment tout nouveau, une joie secrète comme si quelque bonheur allait m’arriver. Oh ! le cœur d’une fille ne se trompe pas,

Avec force.

vous êtes mon père...

SIMON.

Moi ! ô mon Dieu ! pitié, pitié !

JEANNE.

Oui, oui, mon père... et vous ne m’ouvrez pas vos bras... mais appelez-moi donc votre fille.

SIMON.

Eh bien ! oui ; mais plus bas, plus bas... Oh ! je n’y tiens plus... ma fille, ma chère fille... non, je n’ai pas du te le dire... tu ne le crois pas... Qui diable aussi résisterait à pareil abordage ?

JEANNE, avec exaltation.

Et moi aussi je serai fière de mon père ! Simon, l’honneur du pays, celui que vous respectiez, que vous avez tant pleuré... le voilà, je suis sa fille... oh ! vous ne me quitterez plus.

SIMON.

Que dis-tu ?

JEANNE.

Je serai toujours là, près de vous ; nos amis sont réunis... je veux qu’ils voient ma joie, mon bonheur...

SIMON.

Ta tête s’égare ! mais, pauvre enfant, réfléchis donc... Cette joie, ce bonheur ne peut être que d’un instant... et ta mère, et Renaud...

JEANNE.

Renaud ! que m’importe ; vous êtes mon père, vous !...

SIMON.

Et tu oublierais ce qu’il a fait pour toi ? Ce que tu es, ce que tu sais, à qui le dois-tu ? à Renaud ; et tu voudrais son mal heur, le malheur de ta mère ! et moi, crois-tu qu’il ne m’a rien coûté ce sacrifice ? crois-tu que je pars le cœur content, comme je suis venu ? Ce matin encore j’étais heureux, et toutes mes espérances, tout mon avenir perdu... plus rien... ni femme, ni enfant, ni soins pour mes vieux jours ; seul, abandonné, voilà le reste de ma vie et je n’hésite pas ! C’est que le bien-être de ma fille avant tout, avant le mien... Pauvre matelot, je n’apporterais ici que le trouble et la misère...

Air : C’est à la cour.

Tu le vois bien,
Je ne puis rien ;
Ma fille, il faut que je m’en aille :
Je dis en m’éloignant de vous
Comme autrefois sous la mitraille :
Un seul pour tous ;
Soyez heureux, un seul pour tous !

JEANNE, accablée.

Je n’ai pas la force d’un tel sacrifice, moi ! je ne veux pas vous quitter... Tenez... oh ! ne me refusez pas... emmenez-moi ! Je travaillerai, je serai votre servante ; emmenez-moi !

SIMON.

T’emmener... y penses-tu ? mille bombes ! et ce n’est pas un garçon !...

Depuis ce moment jusqu’à la fin on entend la musique de la danse au dehors.

JEANNE, presque en délire et s’attachant à lui.

Vous me refusez... eh bien ! rien ne peut m’arrêter... je parlerai... retrouver mon père et le perdre... oh ! c’est trop...

Elle va vers la porte.

Mes amis, c’est mon père... oui, mon père...

SIMON, la ramenant en scène.

Au nom du ciel, au nom de ta mère !

JEANNE, succombant à son émotion.

Ma mère... oh ! oui, ma mère, j’avais pu l’oublier... je ne sais ce qui se passe en moi... tant de joie et de douleur à la fois...

Elle s’évanouit dans les bras de Simon.

SIMON.

Jeanne, ma Jeanne... ma fille... réponds-moi... La quitter, l’abandonner en ce moment... Plus tard, elle n’aura pas la force, ni moi non plus... Allons, Simon, encore un effort... embrasse ta fille... Pauvre Jeanne, je te bénis, sois heureuse... ton père... à lui la peine... à toi le bonheur... je ne puis... je me croyais moins faible.

La musique de la noce se rapproche. 

Ils viennent et je suis là ! encore un baiser... c’est le dernier... partons... Ne plus la revoir...jamais... Ô mon Dieu ! veille sur mon enfant.

Il sort vivement, on le voit reparaître à la fenêtre. Jeanne revient à elle, il témoigne sa joie et s’éloigne.

 

 

Scène XX

 

JEANNE, seule, revenant à elle

 

La musique continue.

Mon père... oui... il était là ; il me pressait dans ses bras... Où est-il ?... parti... c’est impossible.

Elle se lève et va vers le fond.

Mon père... mon père ! il n’est plus la !... je ne le verrai plus.

Elle regarde à la fenêtre.

 

 

Scène XXI

 

PIERRE, MADELEINE, RENAUD, CATHERINE, JEANNE, AMIS

 

CATHERINE.

Eh bien ! Jeanne, que fais-tu là ?

JEANNE, à Catherine.

Ah ! ma mère... oui, vous, ma mère, si vous saviez... il est parti !

CATHERINE.

Parti... qui donc ?

JEANNE.

Lui...

RENAUD.

Qui ! lui ?...

JEANNE, après les avoir regardés en silence.

...LE MATELOT !...

L’orchestre reprend le motif du chant : Bon matelot ; le rideau tombe.


[1] Pendant ce mouvement, on fait disparaître les tables.

PDF