Un Mariage sous l’Empire (Jacques-François ANCELOT - Nicolas-Paul DUPORT)

Comédie en deux actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre national du Vaudeville, le 29 octobre 1835.

 

Personnages

 

LE BARON DE LA MORLANDIÈRE, émigré rentré

VICTORIN GEOFFRAY, officier de l’empire

HENRI DALVILLE, auditeur au tribunal d’Issoudun

LE PÈRE CHOUPINEAU, riche fermier, cousin Geoffray

MADAME CHOUPINEAU, sa femme

OCTAVIE, nièce du baron

JENNY DE MAURIENNE, pupille du baron

ANDRÉ, domestique

 

La scène se passe, au premier acte, à Issoudun, dans une maison appartenant à Jenny, en 1806 ; au deuxième acte, dans un château situé à une lieue d’Issoudun, en 1808.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon. À gauche, au premier plan, une porte conduisant à l’appartement d’Octavie ; au deuxième plan, une autre porte ; à droite, au premier plan, une fenêtre ; au deuxième plan, une porte conduisant à l’appartement du baron ; au fond, une autre porte conduisant à l’extérieur ; à droite, une table ; à gauche, une psyché et une petite toilette, fauteuils, etc.

 

 

Scène première

 

JENNY, assise près de la table à droite, occupée à broder

 

Dieu ! que c’est ennuyeux, la broderie !

On frappe doucement à la porte du fond.

Entrez !... bon ! une visite ! ça n’égaiera !

On frappe encore, de même.

Non ; car, à cette manière de frapper, je gage que c’est M. Henri Dalville, un bon jeune homme, c’est vrai... mais si compassé, si cérémonieux !

On frappe pour la troisième fois. D’un ton d’impatience.

Entrez donc !

 

 

Scène II

 

HENRI, JENNY

 

HENRI, la saluant à plusieurs reprises.

Mille pardons...

JENNY, à part.

C’est ça ! il va encore me demander pardon d’être resté à la porte.

Haut.

 Mais, monsieur Henri, pourquoi ne pas entrer tout de suite dans ce salon ?...

HENRI.

On m’avait dit que vous у étiez seule... et avec une demoiselle !...

JENNY, se levant.

D’abord, je ne suis pas une demoiselle, monsieur... et c’est bien malgré moi qu’on veut me forcer à le devenir.

HENRI.

Malgré vous, mademoiselle Jenny ?

JENNY.

Je ne suis pas Jenny, non plus ; mais Jeannette, tout bonnement... et encore... à la rigueur ça devrait être Jeanne ; car c’est là le vrai nom que j’ai reçu de mon parrain, de M. Choupineau, ce brave fermier, qui, pendant l’émigration de mon père, avait recueilli ma pauvre mère, à la veille de ma naissance, et qui depuis se chargea de moi, jeune orpheline, m’éleva et me rendit si heureuse !... oui, je l’ai été, pendant quinze ans, dans sa ferme... libre comme l’air... et sans се baron de la Morlandière, que mon père avait, en mourant à l’armée de Condé, nominé mon tuteur, et qui s’est avisé de revenir d’Angleterre, il y a six mois, tout exprès pour mon martyre... Eh ! quoi ! vous dont le cœur est si bon, n’êtes- vous pas fière de lui offrir l’hospitalité chez vous, dans cette maison, votre héritage maternel, et la plus belle d’Issoudun ?

JENNY.

Pardine ! si ça allait tout de go, à la bonne franquette...

Se reprenant.

Ah ! bon dieu ! qu’est ce que je dis là ?... heureusement il n’y a que vous... c’est pour le coup qu’on me traiterait de paysanne !... car voilà ce dont j’enrage : toutes ces simagrées, qu’on appelle les bonnes manières, n’essaie-t-on pas de m’y condamner !... et encore, s’il n’y avait que le baron : au fond, il est bonhomme... bah ! un tuteur... j’en rirais ; mais c’est sur tout sa nièce... Octavie. Depuis un mois qu’elle a quitté Londres, où elle a été élevée...

Air du Piège.

Elle a rapporté dans ces lieux
Une pacotille abondante
De tons pincés, prétentieux,
D’airs minaudiers, de hauteur exigeante.
Même à la douan’, quand elle vint débarquer,
Ell’ fut, dit-on, et si prude et si fière,
Que les commis voulaient la confisquer
Comme un produit de l’Angleterre.

Sous prétexte qu’elle a trois ans de plus que moi, ne se met-elle pas à refaire mon éducation ! et pour commencer, plus de Jeannette... qué dommage ! c’est gentil... elle m’a rebaptisé Jenny, un nom anglais ! et puis tout le reste à l’avenant ; jusqu’à mon déjeuner ! en place de pain bis et de fromage blanc, (c’est bon, ça vous bourre,) maintenant du thé, des mufkins, encore à l’anglaise... avec ça plus de liberté ; par exemple, tous les matins il faut que je dessèche sur une broderie ; elle prétend que c’est essentiel pour une demoiselle, parce que dans un salon, si les hommes font des plaisanteries, on n’est pas censé entendre : on brode ! Ah ben ! moi, à la fermie, on n’y brodait. pas, et j’entendais tout

HENRI.

Mais pourtant... ce tissu délicat, qui fait si bien valoir une jolie main...

JENNY.

Ma main... oh ! je n’y tiens guère ; j’aimerais bien mieux courir dès l’aurore, à travers champs, les pieds dans la rosée, à cueillir des fleurs, à arracher des branches d’aubépine après les baies... on se fait des accrocs, on s’égratigne, mais c’est là le plaisir.

HENRI.

Oh ! si j’avais su ! ce matin... dans les buis sons... moi-même...

JENNY.

Vous ! dans ce costume tout noir... en jabot...

Riant.

Ah ! ah ! ç’aurait été drôle ! vous vous se riez mis en sang.

HENRI.

Eh ! qu’importe ? mon sang, ma vie, quand c’est pour vous ! moi, qui vous aide tant ! moi dont le bonheur dépend d’un mot de votre bouche ! car, vous le savez, j’ai l’aveu de votre tuteur... touché de mes efforts pour lui rendre un léger service...

JENNY.

Pas si léger, dà ! le faire rentrer dans son château marier sa nièce...

HENRI.

Ah ! j’en suis trop payé... puisqu’il m’a promis que si, d’ici à un ou deux ans, je parvenais à vous plaire...

JENNY.

C’est vrai ; il me l’a dit aussi.

HENRI, timidement.

Eh bien ! cette condition, qui n’est imposée, ai-je l’espoir de la remplir ?

JENNY.

Me plaire ?... mais dam ! je ne dis pas non... vous êtes assez bien... ce ne sont pas les qualités qui vous manquent...

HENRI.

Quel bonheur !

JENNY.

Et si vous aviez l’air moins guindé, moins tiré à quatre épingles... parce que quand je pense à vous aimer, car je ne demanderais pas mieux, j’essaie... votre sérieux, votre bon ton, ça me gène, ça me retient.

HENRI.

Pardon ! ce n’est pas ma faute... issu d’une ancienne noblesse de robe, destiné dès l’enfance à la magistrature...

JENNY.

Comment, vous porterez donc de ces vilaines robes noires ?...

HENRI, souriant.

Rien qu’au tribunal, quand je serai juge... car, jusqu’à présent, simple auditeur...

Air du Charlatanisme.

En vain mon enfance annonçait
Du goût pour l’état militaire ;
La magistrature semblait
Plus noble et plus sûre à mon père :
« En France toujours, disait-il,
« Dans les camps on trouve abondance
« De braves courant au péril ;
« Tandis qu’en fait de courage civil,
« On a bien moins de concurrence. »

Et voilà... J’ai été élevé si gravement !... mais ça se passera, mademoiselle ; et si vous daignez seulement m’avertir toutes les fois que vous me trouverez trop bon ton, pour que je me corrige...

JENNY, à elle-même.

Allons, il a de la bonne volonté !

Haut.

Eh bien !... on verra...

OCTAVIE, avant de paraître à gauche.

Non ! ça ne se fait pas.

JENNY.

Ah ! voici Octavie !

LE BARON, avant de paraître à gauche.

Mais, ma nièce...

HENRI.

Et votre tuteur, le baron de la Morlandière.

Le baron et Octavie entrent par la porte à gauche

 

 

Scène III

 

HENRI, OCTAVIE, LE BARON, JENNY

 

LE BARON.

Ah ! mon cher Dalville, et toi, Jenny, venez à mon secours... elle me fait tourner l’esprit.

OCTAVIE.

Vous avez beau dire, mon oncle, c’est d’une inconvenance révoltante.

JENNY.

Quoi donc ?

OCTAVIE.

Destiner à un inconnu, à ce M. Victorin Geoffray, un appartement contigu au mien !

LE BARON.

Parbleu ! puisque aujourd’hui, puisqu’en arrivant il va être ton mari.

OCTAVIE.

D’abord ce serait une raison de plus. N’avez vous pas vu qu’en Angleterre la chambre à coucher d’une dame est un sanctuaire inviolable pour son époux lui-même ? et puis d’ailleurs, c’est qu’il n’y a rien de moins décidé que ce mariage.

LE BARON.

Qu’est-ce qu’elle dit là ?

HENRI.

Quoi ! mademoiselle...

JENNY, à part.

Encore un caprice ! mon pauvre tuteur !

LE BARON.

Comment ! quand tout est convenu, fixé !...

OCTAVIE.

C’est que vous y avez mis une précipitation si bourgeoise, si peu fashionable...

LE BARON.

Et bien naturelle, quand il y allait de mon dernier espoir... car, grâce à ta tante, qui, depuis à notre émigration, n’avait jamais voulu quitter Londres, ses raouts, ses bals aristocratiques...

OCTAVIE.

Où j’allais aussi, chaperonnée par elle... c’est là qu’elle plaidait la cause de ses princes, qu’elle les servait... en dansant ; car elle leur fut toujours fidèle...

LE BARON.

Elle avait tant de fidélité, ma défunte ! et voilà mon malheur... parce que de son vivant, impossible de rentrer en France... sa volonté fut toujours pour moi un cas de force, ou plutôt...

Soupirant.

de faiblesse majeure ; d’où il résulte qu’à mon retour, il y a six mois, j’avais laissé passer l’époque favorable pour obtenir de l’empereur la restitution de mes biens... de ceux du moins qui étaient disponibles ; puisque déjà ma grande ferme était l’acquisition de Victorin Geoffray...

OCTAVIE.

Dont vous aviez autrefois le père pour vassal par droit de naissance.

JENNY.

Et qui est aujourd’hui colonel par droit de bravoure...

À part.

Attrape !

Elle se remet à broder.

LE BARON.

Juge de mon crève-cœur, en allant revoir à une lieue d’ici ma vaste forêt, mon beau château de la Morlandière, sans savoir comment les arracher aux griffes du domaine national... le fait est que si ce bon Henri, le fils de feu mon vieil ami le premier président, n’y avait pas mis un zèle...

HENRI.

Oh ! moins que rien... une requête à l’empereur, quelques apostilles... voilà tout.

LE BARON.

Et c’était beaucoup, pour commencer...

OCTAVIE.

Oui, mais ensuite, ce que vous ne me ferez jamais concevoir, c’est comment j’ai pu me trouver compromise et engagée dans tout cela...

LE BARON.

Mais c’est tout simple... c’est que tu ne te fais pas une idée de l’empereur... ni moi non plus... l’ancien régime ne nous avait pas habitués à des souverains comme ça... Henri, répétez-lui donc...

HENRI.

Oui, mademoiselle, à propos de la requête de votre oncle, il paraît qu’il s’est fait rendre compte des moindres détails... et ce qui restait de votre famille... et à qui appartenait la portion déjà vendue de vos biens...

LE BARON.

Quand je te dis... il s’informe de tout... il ne veut rien ignorer, cet homme !

OCTAVIE.

Quelle petitesse ! c’est bien d’un parvenu !

HENRI.

Il fut frappé du nom de Victorin Geoffray, qui, en Égypte et simple soldat, lui avait sauvé la vie. « Eh bien ! dit-il, puisqu’il a déjà la ferme, je lui donne aussi la forêt et le château, à condition de les remettre d’ici à deux mois dans la famille du baron, en épousant sa pièce. »

LE BARON.

On dit qu’il aime ces fusions entre l’ancien régime et le nouveau. Il appelle cela croiser les races.

OCTAVIE.

Il nous traite donc comme un bétail ! Passe pour les siens... mais nous autres ! nous !... Et vous avez pu, mon oncle, dégrader votre décorum de baron et ma dignité de femme, en allant m’offrir !...

LE BARON.

Oh ! non ! oh ! non ! je n’ai pas paru dans les démarches... les dehors ont été sauvés, et cela grâce encore au bon Henri ; c’est lui qui est allé trouver le fermier de Victorin, M. Choupineau.

OCTAVIE.

Ah ! Choupineau... peut-on porter un pareil nom !

JENNY.

Tiens ! pourquoi pas ?

HENRI.

C’est celui du plus digne homme ! si vous saviez comme il a accueilli ma première ouverture ! quelle chaleur ! quel empressement !... Sa ferme, ses travaux, il a tout quitté ; et comme M. Victorin était à l’armée, c’est à Paris, c’est près de son frère jumeau, M. Émile Geoffray, le maître des requêtes, qu’il a voulu se rendre en personne pour négocier tout avec lui. 

LE BARON.

Et en effet, il y a un mois, j’ai reçu une de mande officielle en mariage. Ainsi tu vois que tout s’est passé dans les règles.

OCTAVIE.

Oui, et d’une manière bien glorieuse pour moi ! être mariée par l’entremise de M. Choupineau !

JENNY, se levant.

Dam ! c’est tout simple, puisqu’il était le...

LE BARON, bas à Jenny, en l’interrompant.

Tais-toi donc... Je ne lui ai pas dit que le fermier était cousin de son futur ; rien que cela au rait fait tout rompre.

Haut.

Oui, sans doute, comme il était le parrain de Jenny, de ma pupille, je ne pouvais pas l’empêcher de me rendre service ; c’est un égard que je lui devais... et maintenant tu viendrais faire des difficultés quand tout est d’accord, quand tu m’as laissé publier les bans, annoncer le jour de la cérémonie, prévenir les témoins, le maire, le curé !...

OCTAVIE.

Je vous ai laissé !... c’est-à-dire, que lorsque vous êtes venu me chercher en Angleterre, j’ignorais que, pendant le mois entier qui précéderait le mariage, votre M. Victorin se croirait dispensé de venir à l’avance me rendre ses soins, me faire agréer ses hommages.

JENNY.

Est-ce qu’il a pu, ce garçon ? il était à la grande armée, en Prusse.

OCTAVIE.

On quitte l’armée.

JENNY.

À la veille d’une bataille ?

OCTAVIE.

On manque la bataille.

JENNY.

Celle d’Iéna... ah ! ouiche !

OCTAVIE.

Jenny !

JENNY.

Ce n’est pas qu’une victoire de plus ou de moins, quand on en compte autant que lui...

OCTAVIE.

Je ne suis pas coquette, Dieu merci ct certainement, ce n’est pas que je tienne à ce qu’on me fasse la cour... non... c’est aux procédés que je tiens... et en conçoit-on un plus brutal que celui d’un prétendu qui s’en vient dire au débotté à une jeune personne délicate et bien née : « Me voilà ; nous ne nous sommes jamais vus, n’importe ; votre main, une signature, une messe et... » Fi ! il y a là quelque chose qui répugne aux bien séances, qui me fait mal à l’âme !

JENNY, à part.

Est-elle chipie ?

OCTAVIE.

Quelle différence avec ces anciens militaires français, dont ne parlait ma tante, qui étaient toujours dans son boudoir !...

LE BARON, soupirant.

Ah ! oui...

OCTAVIE.

À lui faire des madrigaux, à se plaindre de ses rigueurs en acrostiches, à travailler à la tapisserie... à la bonne heure au moins... voilà des colonels !... au lieu que M. Geoffray... un sabreur... peut-être laid ! mal fait !... dam ! un paysan !... quelle différence !

LE BARON.

Que veux-tu ?... il y a eu depuis ce temps-là une révolution... enfin, je t’en conjure, ne m’es pose pas à perdre la terre promise de mes vieux jours, mon château... un superbe château gothique, que je venais justement de faire construire en 1788, avec des ruines toutes neuves, qui n’ont pas encore servi...

OCTAVIE.

Je sais bien... vous, vous ne voyez que le château ; mais il faut que je voie le mari, moi !...

LE BARON, d’un ton solennel.

Ma nièce, puisque vous parlez de l’ancien régime, apprenez que le premier principe d’alors, c’était qu’une jeune personne acceptât aveuglé ment et de confiance l’époux qui lui avait été choisi par ses grands parents.

OCTAVIE.

D’accord, mon oncle... mais, comme vous le disiez, il y a eu une révolution depuis ce temps là ; et il faut bien au moins qu’elle nous profite à quelque chose.

Air : Faut l’oublier.

LE BARON.

Ciel ! est-ce bien toi que j’écoute ?
Toi qui toujours as détesté
Jusqu’au nom de la liberté ?

OCTAVIE.

Celle des gens de rien, sans doute !
Oui, je gémis lorsque je vois
Qu’elle égale leurs droits aux nôtres ;
Non, quand elle m’en donne à moi !

JENNY.

C’est ça ! la liberté ! comme disait mon parrain :

Personne n’en veut pour les autres,
Mais tout le monde en veut pour soi.

OCTAVIE.

Grâce donc à cette révolution, je ne me marierai pas sans mon consentement, et pour que je le donne, il faudra...

On entend du bruit par la fenêtre.

Hein ?... quel est ce bruit ?

JENNY, courant à la fenêtre.

Le clic-clac d’un postillon... une chaise qui entre dans la cour...

LE BARON.

Si c’était...

HENRI.

Je cours savoir...

Il sort par le fond.

JENNY.

Eh ! non ! non ! c’est lui... je le reconnais... malgré ses moustaches.

OCTAVIE.

Ses moustaches !... comment ! il vient se marier en moustaches ?... c’est indécent !

JENNY, criant.

Victorin ! Victorin !... il ne me voit pas !

OCTAVIE.

Eh bien ! mademoiselle ! avoir l’air de regarder un homme... fi !. Ôtez-vous de cette fenêtre...

Elle s’y met.

Où est-il donc ?

JENNY, lui montrant.

Là !

OCTAVIE.

Ça ! cette capote bleue, boutonnée jusqu’au menton, ce bonnet de police enfoncé sur les yeux ! et un cigare !... il fume ! quelle horreur ! un homme qui fume !

LE BARON, d’un ton d’excuse.

Avant le mariage...

OCTAVIE, qui s’est retirée de la fenêtre.

Justement ! qu’est-ce qu’il fera donc après ?

HENRI, entrant au fond.

Le voilà qui monte !

VICTORIN, en dehors.

En avant, marche ! et vivement, ou mille tonnerres...

OCTAVIE.

Il jure !... il ne lui manquait plus que ça... costume, habitudes, tout se ressemble... Arrangez-vous comme vous voudrez, mon oncle, mais je ne le recevrai pas.

LE BARON.

Ma nièce !...

OCTAVIE, en passant devant Jenny et le baron.

C’est inutile... laissez-moi... je n’en vais...

En sortant.

J’en étais sûre... un vrai rustre !...

LE BARON, la poursuivant jusqu’à la porte de gauche.

Octavie ! eh bien ! Octavie !

 

 

Scène IV

 

HENRI, JENNY, ANDRÉ, LE BARON, VICTORIN

 

ANDRÉ, portant une valise et un sac de nuit.

M. le colonel Victorin Geoffray.

LE BARON, revenant près de lui.

Ah ! colonel... mon cher neveu !

VICTORIN.

Plaît-il ? vous seriez le baron !

Au domestique.

Et ce conscrit-là qui ne me prévient pas...

Jetant son cigare.

Me laisser arriver là avec mon cigare !... moi, je croyais entrer dans ma chambre, pour prendre une tenue analogue à la circonstance.

LE BARON.

On va vous y conduire... André, vous savez...

Le domestique sort avec le sac et la valise par la deuxième porte de gauche.

VICTORIN.

C’est que pour paraître devant ma future... dites donc...

Montrant Jenny.

Est-ce que c’est elle ?

LE BARON.

Octavie ?... non... en vous entendant... l’émotion... le saisissement... de plaisir... elle s’est sauvée...

VICTORIN.

Bah !

LE BARON.

Mais je la rejoins... je la ramène...

À part.

s’il y a moyen...

Haut.

En attendant, soyez le bienvenu... Jenny, je t’en prie, fais les honneurs... Vous aussi, Henri, suppléez-moi... je reviens tout de suite...

À part, en sortant.

Ah ! quel embarras ! j’en perdrai la tête... pourvu que je n’en perde pas mon château !...

Il entre chez Octavie.

 

 

Scène V

 

HENRI, JENNY, VICTORIN

 

VICTORIN, le suivant des yeux.

Qu’est-ce qu’il a donc l’ancien ?... a-t-il l’air voltigeur de Louis XIV !

Descendant la scène, à Henri et Jenny.

Ah ça ! mon jeune monsieur, et vous, ma belle enfant, nous allons toujours faire connaissance.

HENRI.

Monsieur, je serai très flatté...

VICTORIN, à part.

Des phrases... c’est un pékin.

JENNY, passant au milieu.

Faire connaissance ! c’est-à-dire, que j’ai été entièrement oubliée, moi, Jeannette.

VICTORIN.

Jeannette ?... Hein ?... comment ?

JENNY.

Eh ! oui, dans le temps... chez M. Choupineau...

VICTORIN.

Chez le cousin... pas possible... sa filleule... ce petit lutin pour qui j’allais dénicher des pinsons, cueillir des noisettes...

JENNY.

C’est moi !

VICTORIN.

Toi... et tu ne m’as pas sauté au cou... viens donc !...

JENNY.

Ah ! de tout mon cœur.

Il l’embrasse.

HENRI, à part.

Comme il appuie ! il ose celui-là... est-il heureux !

VICTORIN, passant au milieu.

Ah ça ! dis-moi donc... ce jeune homme... je devine... un amoureux...

HENRI.

J’ai cet honneur.

JENNY.

M. Henri Dalville, auditeur.

VICTORIN, à part.

Un pékin... j’en étais sûr.

JENNY.

Et mon parrain... est-ce que vous ne l’amenez pas ?

VICTORIN.

Comment, vous ! des vous avec moi !

À Henri.

Dites donc, vous permettez qu’elle me tutoie, pas vrai ?

HENRI.

Monsieur, je n’ai pas encore le droit...

VICTORIN, à Jenny, lui tendant la main.

Alors, c’est moi qui te le permets.

JENNY, tapant dedans à la paysanne.

Eh bien ! ça va... mon parrain, où l’as-tu laissé ?...

VICTORIN.

Le cousin Choupineau ?... retourné près de sa femme...

Il s’assied à droite et Jenny s’approche de lui.

Dam ! voilà sis semaines que mon mariage lui fait négliger ses affaires, et il n’en manque pas ; outre son propre avoir, qui n’est pas mince, n’est-ce pas lui qui fait valoir, qui arrondit notre patrimoine ? témoin cette ferme du baron, qu’il m’a achetée... et pour mon frère donc...

JENNY.

À propos, ton frère, comment va-t-il ?... depuis le temps, te ressemble-t-il toujours ?

VICTORIN.

Émile !... ça n’a fait que croître et embellir... on nous prendrait l’un pour l’autre sans les mous taches... Je lui dis quelquefois : Tu es trop joli garçon pour le civil... c’est du bien perdu !...

À Henri.

Pardon, mon cher ami, je ne dis pas ça pour vous.

HENRI.

Monsieur...

JENNY, à part.

Le fait est qu’il a raison... il n’y a rien comme le militaire.

VICTORIN, se levant.

Ah ça !... mais, ma future... vous ne m’en parlez pas... Voyons... est-elle un peu passable ?...

JENNY.

Oh !... quant à ça... la plus jolie figure...

VICTORIN.

Ah diable ! tant mieux.

HENRI.

Et l’éducation la plus brillante.

VICTORIN.

Ah diable ! tant pis... enfin, n’importe... on s’y conformera. Mais quelle satanée idée a eue là l’empereur, d’aller nie marier au pied levé, quand j’y songeais le moins ? c’est un démon, ma parole d’honneur ; il pense à tout ! Au surplus, sur le premier avis que m’en a envoyé mon frère, moi, j’ai écrit tout ce qu’on a voulu... parce que, du moment que ça arrangeait l’empereur... la discipline !... et puis... dès que c’était un moyen de faire rendre la fortune à une brave et honnête famille, qui était peut-être un peu fière autrefois, mais qui a fait du bien dans le pays, qui donnait du travail aux pauvres... je me rappelle avoir entendu conter ça... et ce n’est pas moi qui aurais voulu mettre obstacle...

JENNY.

Toujours ton bon cœur !

VICTORIN.

Allons donc... le beau mérite... Qu’est-ce que je risque, moi, un homme, un militaire ?... ce n’est pas comme ma future, qui, par dévouement pour son oncle... à la bonne heure, voilà un sacrifice !... parce qu’une femme... oh !... j’y ai réfléchi... en courant la poste... et aussi, je me suis juré...

LE DOMESTIQUE, rentrant, à Victorin.

Quand monsieur voudra...

VICTORIN.

Ah ! oui, ma toilette... ça presse. Il faut bien se montrer à son avantage... que diable !... c’est bien le moins... surtout quand on ne doit rester qu’un jour.

HENRI et JENNY.

Un jour !

VICTORIN.

Mon dieu oui !... demain de grand matin route ! Il n’y a pas à dire mon cœur !... je n’ai un congé que de trois semaines.

JENNY.

Il fallait réclamer.

VICTORIN.

C’est ce que j’ai fait... auprès de Duroc...

JENNY.

Qui t’a répondu ?...

VICTORIN.

En me riant au nez : « Bah ! bah !... tu t’amollirais dans les délices de Capoue. » Au reste, a-t il ajouté :

Air de Turenne.

Tâche d’obtenir davantage

De l’empereur qui t’accueille toujours.

JENNY.

Et tu n’as pas suivi cet avis sage ?

VICTORIN.

Cette bêtise !... au même instant j’y cours.

JENNY.

Eh bien ! comment a-t-il pris ton discours ?

VICTORIN.

Je ne sais trop... car, dès que je réclame
Et de l’hymen veux défendre les droits
Ce diable d’homme !... il me donne la croix !...
Ça m’a fait oublier ma femme.

Ainsi, affaire bâclée !

Au domestique.

Allons, en avant !... Au revoir, Jeannette !

 

 

Scène VI

 

HENRI, JENNY

 

JENNY, le suivant des yeux.

Toujours le même... ce ton décidé... sans gêne...

HENRI.

Oui... c’est ce qu’il m’a paru...

À part.

Quand je pense que sans mon père, j’aurais voulu entrer au service... voilà pourtant comme j’aurais été !

JENNY.

Est-il aimable !... Ah ! Octavie ne sent guère son bonheur.

HENRI, surpris.

Plaît-il ?...

JENNY.

À la bonne heure !... voilà un homme...

HENRI, avec dépit.

C’est-à-dire, que moi...

JENNY.

Oh ! non !... mais tenez... je suis franche... vous me demandiez tantôt la manière de me plaire... eh bien !...

HENRI.

Oh ! ciel !... c’est là le modèle que vous me proposez...

JENNY.

Pourquoi pas ?...

HENRI, se reprenant.

C’est que... je crains de ne pouvoir atteindre à la perfection...

JENNY.

Dam... ça vous regarde... arrangez-vous...

HENRI, à part.

Je suis perdu !... je n’aurai jamais aussi mauvais ton que ça...

 

 

Scène VII

 

LE BARON, OCTAVIE, HENRI, JENNY

 

Le baron tient le voile, le bouquet et la couronne de mariée à la main.

LE BARON, suivant Octavie.

Puisque je te dis que ça ne t’engage à rien.

OCTAVIE.

Non, mon oncle.

LE BARON.

Tenez, regardez son voile de marié qu’on apporte, et qu’elle ne veut pas même essayer.

Il dépose le voile et les fleurs sur la toilette.

JENNY.

D’une manière ou d’une autre, il faut pourtant bien en finir aujourd’hui, puisque le colonel repart demain.

LE BARON.

Il repart !

OCTAVIE.

Demain !...

JENNY.

De grand matin...

OCTAVIE.

Il se permettrait !... quelle indignité !... ça n’a pas de nom.

LE BARON, à part, en passant.

Elle avait bien besoin de lui dire...

OCTAVIE.

Ne venir tout juste que pour la cérémonie... en agir aussi cavalièrement... ah ça ! mais pour qui me prend-il ?...

LE BARON.

Octavie...

OCTAVIE.

Mon oncle, par déférence pour vous, je m’étais résolu à le voir, à l’entendre...

LE BARON.

C’est tout ce que je te demande...

OCTAVIE.

Et ce que je refuse maintenant... après un tel outrage, fut-il le plus aimable des hommes, mon parti est pris... tout est rompu...

LE BARON.

Ô ciel !...

JENNY, vivement.

Vous ne l’épousez pas ?...

OCTAVIE.

Jamais...

JENNY, à part.

Ah ! bien ! mais... alors... si plus tard !

HENRI, observant son mouvement de joie.

Qu’avez-vous donc ?

JENNY.

Rien, rien...

HENRI, à part.

Et moi, je devine...

Haut, passant près d’Octavie.

Mademoiselle Octavie, pourquoi prendre en mauvaise part ?... le colonel n’a pas mérité... au lieu de l’accuser, vous devriez plutôt le plaindre.

LE BARON, bas à Henri.

Bien !... très bien !...

OCTAVIE.

Le plaindre !...

HENRI.

Oui, mademoiselle... tout à l’heure... il se désolait devant nous... demandez à mademoiselle Jenny...

JENNY.

Je n’ai pas fait attention...

HENRI.

Et moi, je vous le garantis... je vous l’atteste...

LE BARON, bas à Henri.

C’est ça !... merci !...

À part.

Quel zèle désintéressé pour moi !

HENRI.

Ça n’a pas dépendu de lui !... ce n’est pas sa faute.

OCTAVIE.

Celle de qui donc ?...

HENRI.

Les devoirs de son état...

LE BARON, à Octavie.

Ah ! dès qu’il y a devoir !...

OCTAVIE.

Le premier devoir, quand on se marie, c’est d’être à sa femme. Moi, prise et quittée en un jour !... je deviendrais la fable de la ville...

LE BARON.

Mais...

OCTAVIE.

Non, mon oncle... vous aurez beau dire... je sais ce que je me dois... je n’y mettrai pas de faiblesse... c’est la faiblesse qui a perdu l’ancienne monarchie !

LE BARON.

Ce pauvre colonel !

OCTAVIE.

Ce sera tout gain pour lui... puisqu’il est si avare de ses instants... Vous pouvez lui annoncer sur l’heure...

LE BARON.

Ma foi, non... la commission est trop désagréable... c’est bien le moins que tu t’en charges toi même.

OCTAVIE.

Eh bien, oui !... au fait...

À part.

ne fût-ce que pour mieux l’humilier...

Haut.

Et pendant ce temps-là, vous décommanderez tout ; vous déprierez tout le monde...

LE BARON.

C’est donc définitif, et sans retour ?

OCTAVIE.

En douter serait me faire une offense.

LE BARON, soupirant.

Allons... c’en est fait !... je vais m’habiller pour courir chez le curé, le maire, les témoins... Jenny, va dire qu’on mette les chevaux à ma voiture... Et vous, mon cher Henri...

HENRI.

Monsieur !

LE BARON, à part.

C’est qu’il a l’air aussi consterné que moi !... Dieu, m’aime-t-il !...

Haut.

Rendez-moi service jusqu’au bout. Passez dans toutes les maisons de la ville annoncer que notre bal et notre souper n’auront pas lieu, et revenez ce soir pour m’aider à tourner une lettre d’excuses au frère de Paris, au maître des requêtes...

HENRI.

Il suffit... comptez sur moi !...

LE BARON, en sortant à droite.

Ah ! mon château !... mon pauvre château !...

JENNY, en sortant par le fond.

Victorin restera libre.

HENRI, sortant avec elle.

Ah ! mademoiselle Jenny !... mademoiselle Jenny !... vous me pousserez à un coup de désespoir.

 

 

Scène VIII

 

OCTAVIE, et ensuite VICTORIN et LE DOMESTIQUE

 

OCTAVIE.

Oui, recevons-le... quelque rustre qu’il soit, il comprendra ce qu’il a perdu !...

VICTORIN, en dehors.

Eh ! prends donc, te dis-je !

OCTAVIE.

Le voilà !

Elle arrange sa toilette en se regardant dans la glace.

LE DOMESTIQUE, en dehors.

Quoi, monsieur, dix napoléons !

VICTORIN, sortant de la porte à gauche en grand uniforme.

Eh ! oui !... c’est mon présent de noce.

OCTAVIE, souriant arec amertume.

De noce !... C’est ce qu’il faudra voir !...

LE DOMESTIQUE, qui est entré après Victorin.

Justement, monsieur... voici votre future, voici mademoiselle...

VICTORIN.

Ah !... c’est bon... va-t’en.

Le domestique sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

OCTAVIE, VICTORIN

 

VICTORIN, la regardant, à part.

Peste !... on ne m’avait pas trompé... Régiment d’élite !... premier numéro.

OCTAVIE, à part.

Je suis sûre qu’il doit être à faire peur.

VICTORIN, à part.

Attention ici : il faut être sur le qui vive.

OCTAVIE, à part.

Je me fais d’avance une joie de le remettre à sa place.

VICTORIN, à part.

Allons, en avant.

Haut.

Mademoiselle...

OCTAVIE.

Monsieur...

Après l’avoir regardé.

C’est singulier, il n’est pas si mal que je croyais. Comme l’uniforme les change !

VICTORIN.

En l’absence des grands-parents, la présentation est peut-être un peu brusque...

OCTAVIE, le regardant toujours, à part.

Mais non... ce n’est pas l’uniforme... c’est qu’il est très bien... Un roturier ! Que c’est bizarre !

VICTORIN.

Que voulez-vous ?... en vous trouvant là, je n’ai pas pu résister... Ces fleurs me rappellent que mon devoir est d’être amoureux de vous, et voilà un visage qui ne permet pas de manquer à la consigne.

OCTAVIE, à part.

Il ne s’exprime même pas trop grossièrement... N’importe...

Haut.

Ces fleurs, monsieur, si vous les voyez là... croyez que ce n’est pas de moi-même... et que je...

À part.

Allons... voilà que je ne sais plus comment lui tourner...

VICTORIN.

Ah ! oui... je vous comprends... ce revirement de circonstances... ce mariage enlevé d’assaut comme une redoute... Il est sûr que pour une jeune personne...

OCTAVIE.

Oui, monsieur, voilà justement ce que je voulais dire.

VICTORIN.

Et ce que je m’étais dit d’avance... Dam !... c’est l’empereur... il ne faut pas lui en vouloir... Avec lui, l’action doit marcher comme la pensée... et il pense si vite !

OCTAVIE.

Vous conviendrez pourtant que cette manière de disposer de moi...

VICTORIN.

Sans doute... parce qu’au fait, ce n’est pas votre faute si j’ai reçu pour lui un coup de sabre en Égypte... Ça n’aurait pas dû retomber sur vous... Vous lui servez de récompense impériale... ça prouve du moins qu’il est généreux.

OCTAVIE, à part.

Comment donc ? de la galanterie... Je n’en reviens pas...

VICTORIN.

Et ça me faisait même faire tout à l’heure un bien drôle de rapprochement...

OCTAVIE, avec curiosité.

Lequel ?

VICTORIN.

Je me rappelais involontairement la cause première de notre mariage, ce grand diable de mameluck tout basané, tout sanglant, qui, à la bataille d’Aboukir, s’était lancé au galop, cimeterre au poing, sur notre général, et je me disais en vous regardant là : Parbleu ! Victorin, quand tu t’es jeté au-devant de son coup, et que tu l’as étendu sur le sable, tu ne te doutais guère, mon garçon, qu’au bout de sept ans, il se transformerait tout-à-coup pour toi en un vrai bijou de grâce et d’élégance, une petite femme charmante, qui te rendrait presque aussi timide que tu étais hardi avec l’autre.

OCTAVIE, à part.

Ah ! ça... il a donc de l’esprit ?

VICTORIN.

Car au fait, jusqu’ici vous me représentez mon mameluck, pas autre chose... Seulement, je l’aime beaucoup mieux sous cette forme-ci que sous l’autre.

OCTAVIE, ne pouvant s’empêcher de sourire.

En vérité !...

À part.

C’est qu’il est très amusant.

VICTORIN.

Aussi, à l’avenir, je vais être le partisan le plus à fidèle de la métempsycose...

OCTAVIE, étonnée.

La métempsycose !... hein ?... plaît-il ?... Vous savez ce que c’est ?

VICTORIN.

Mais oui... un souvenir du collège...

OCTAVIE.

Du collège !... Vous y avez été ?

VICTORIN.

Deux mortelles années. C’est même pour n’y pas rester que je me suis fait soldat à quinze ans... en achevant ma cinquième.

OCTAVIE, à part.

Mais alors il est instruit...

VICTORIN.

Tout le monde me blâmait alors, surtout mon frère, qui est posé et flegmatique... Eh bien !... qu’on vienne encore me dire que j’ai fait une folie, que j’ai manqué mon avenir... Je suis bien tranquille :

Lui prenant la main.

voilà ma réponse.

OCTAVIE, à part, sans retirer sa main.

Il se croit sûr !... Pauvre jeune homme !... Il faut pourtant bien le détromper... après ce que j’ai dit à mon oncle... Mais comment m’y prendre ?

Haut.

Monsieur... cet avenir dont vous parlez là, que vous vous peignez en beau... il est possible... je crains...

VICTORIN.

Oh ! ne craignez rien... Quelle différence désormais dans mon sort !... Jusqu’à présent j’ai couru le monde sans intérêt, sans but, en ahuri !... Par exemple, tenez, c’est à  , à mon retour d’Égypte, j’en ai rapporté trois cachemires.

OCTAVIE.

Trois !

VICTORIN.

Et encore il ne m’en reste plus que deux, parce que ce diable d’Opéra...

OCTAVIE.

Hein ?...

VICTORIN, se reprenant, à part.

Oh ! quelle bêtise !

Haut.

Les deux plus beaux !... Je les gardais pour mon frère quand il se marierait... mais sa femme est encore à venir... tandis que la mienne... ils seront pour elle.

OCTAVIE.

Pour moi !

VICTORIN.

Des palmes longues de ça !

OCTAVIE, à part.

Il est plein d’attentions.

VICTORIN.

Comme je vous disais donc, j’ai négligé les occasions les plus belles ; avec quelle ardeur je vais maintenant les saisir !... Et dans notre carrière, il s’en trouve tant !... Ce n’est pas pour la fortune que nous nous battons, nous autres Français, et c’est peut-être pour ça qu’elle vient à nous d’elle même. Les présents de l’empereur, les dotations qu’il nous prodigue...

Air : Ah ! si madame me voyait.

En pensant que moi, votre époux,

Je puis conquérir par mes armes
De quoi doubler encor vos charmes,
Oh ! combien il me sera doux
De courir m’exposer pour vous !
Oui, le premier, au fort d’une bataille,
J’irai, m’élançant au galop,
Braver les balles, la mitraille !...

OCTAVIE, vivement.

Ah ! ne vous exposez pas trop !

VICTORIN, avec joie.

Ça vous fait peur... merci... merci !...

OCTAVIE, à part.

Qu’est-ce que je viens de dire ?...

VICTORIN.

Je ne vous ai donc pas déplu ?

OCTAVIE.

Mais, monsieur... je ne sais... je...

VICTORIN.

Ah !... si c’est vrai... bah !... dites-le hardiment... allez... vous ne vous en repentirez pas... je ne suis qu’un soldat... mais capable de réflexions... et j’en ai fait... oui... en apprenant que pour votre oncle, pour assurer son bonheur, vous n’aviez pas hésité à exposer le vôtre, je me suis dit : C’est bien, c’est d’un bon petit cœur !

OCTAVIE, à part.

Ciel !... une si bonne opinion de moi, et la lui ôter !...

VICTORIN, continuant.

Mais elle en sera récompensée... Oui, je la rendrai heureuse... à tout prix... Si elle est laide, c’est égal, je lui ferai accroire que je l’adore...

OCTAVIE.

Monsieur...

VICTORIN.

Dam !... nous autres militaires, il faut du courage... c’est notre état... Mais si elle est jolie...

OCTAVIE.

Eh bien ?...

VICTORIN.

Ah ! par exemple !... je ne supposais pas que ça serait autant que ça.

OCTAVIE.

Vous vous disiez ?...

VICTORIN, avec feu.

Tout mon sang pour elle... et ce ne serait rien encore... Mieux que cela... tous les petits soins, toutes les prévenances... Aucun sacrifice de me coûtera pour lui plaire... pour satisfaire son moindre désir, fût-ce aux dépens de tous les miens.

OCTAVIE, émue, à part.

C’est qu’il a les meilleurs principes... toutes les qualités réunies ! Dans l’état où ils ont mis la France, je ne pouvais jamais trouver mieux... Qu’est ce que j’allais donc faire ?... Et s’il faut que mon oncle soit déjà parti...

LE BARON, en dehors.

Bien !... bien !...

OCTAVIE, à part.

Non !... ah !... je respire !...

LE BARON, en dehors.

Tu dis, Jenny, que ma voiture est prête ?...

JENNY, en dehors.

Oui, mon oncle...

 

 

Scène X

 

OCTAVIE, LE BARON, VICTORIN, JENNY

 

LE BARON, entrant avec Jenny.

C’est bon... me voilà...

Il est en toilette.

VICTORIN, allant à lui.

Ah ! monsieur le baron, arrivez donc...

LE BARON, à part.

C’est lui !... il doit être furieux.

OCTAVIE, à part.

Comment leur apprendre ?...

JENNY, à Victorin.

Tu étais là, avec Octavie ?

VICTORIN.

Oui...

Au baron.

Nous venons de causer en votre absence...

LE BARON, d’un air embarrassé.

Monsieur... vous pardonnerez...

OCTAVIE, le tirant par son habit, bas.

Mon oncle...

JENNY, d’un air de condoléance.

Mon bon Victorin...

VICTORIN.

Quoi ?...

À part.

Qu’est-ce qu’ils ont donc ?...

LE BARON.

Ainsi, elle vous a dit ?...

OCTAVIE, de même.

Mais, mon oncle...

VICTORIN.

Oui, oui... Vous me voyez enchanté...

LE BARON, stupéfait.

Par exemple !...

JENNY, à part.

J’étais sûre qu’il ne tiendrait pas à elle.

VICTORIN.

Aussi, je suis pressé de partir... Voyons, tout est-il prêt pour la cérémonie ?...

LE BARON et JENNY.

La cérémonie ?...

LE BARON, bas à Octavie.

Il ne sait donc pas encore ?...

OCTAVIE, bas.

Rien !... mon oncle... j’ai pensé à vous... je m’immole !

LE BARON, avec joie.

Est-il possible !...

JENNY.

La cérémonie !... ah ! ça... mais...

LE BARON, lui coupant la parole.

Jenny ! Jenny, va dire qu’on fasse vite venir les voitures de noce.

JENNY.

Elles sont en bas... et j’avais même annoncé aux cochers qu’après s’être rafraîchis...

LE BARON, l’interrompant encore.

Ils iraient prendre les témoins... C’est juste... tu as bien fait.

JENNY, à part.

Si j’y comprends un mot !...

LE BARON, à Victorin.

Mon cher monsieur...

VICTORIN.

Monsieur ?... au point où nous en sommes...

LE BARON.

Eh bien !... mon cher...

Regardant Octavie.

Neveu !... je vous fais bien des excuses... je comptais donner ce soir une petite fête... un bal... et... une circonstance... Ce n’est pas ma faute...

VICTORIN.

Il n’y en aura pas ?... Tant mieux ! une noce en petit comité, au profit du marié seulement !... Moi, qui ai si peu d’heures à passer près de ma femme... si on venait me les voler... Il me semble même qu’à présent nous pourrions partir.

LE BARON, regardant Octavie.

Pour moi, je n’y vois pas d’obstacle...

D’un air incertain.

Qu’en dis-tu, Octavie ?...

Elle prend son bouquet et le place à son côté. Le baron s’écrie à part.

Dieu !... mon château !...

JENNY, stupéfaite, à part.

Comment ?... elle ne dit rien... elle se laisse faire !...

VICTORIN, à Jenny.

Et toi, ta ne viens pas ?... tu n’es pas en toilette ?...

JENNY.

Dam... est-ce que je m’attendais ?... est-ce que je pouvais croire ?...

LE BARON, lui coupant encore la parole.

Oui... oui... elle veut rester... pour la surveillance... les préparatifs... Jenny, viens donc aider ma nièce.

Jenny aide Octavie à mettre sa couronne et son voile.

VICTORIN.

Alors, mon respectable oncle, c’est à vous d’ouvrir l’ordre et la marche...

LE BARON.

Tout de suite... Viens, ma nièce, bonne Octavie !...

À part.

Ô mon château ! enfin !...

Haut.

Chère enfant... je te bénis, va... Puisse le ciel faire descendre sur ta tête !...

À part.

Mon beau château !

VICTORIN, pendant que le baron sort avec Octavie.

Il est fou !... Ah !... pas plus que moi... car, vraiment... je ne sais, mais... oh !...

Ensemble.

Air : Fragment du Dieu et la Bayadère.

VICTORIN.

Quelle douce espérance !
Qu’à jamais ma constance
Serve de récompense
Au présent de sa foi.

OCTAVIE.

Sa gaité, son aisance,
Sa brillante élégance,
Tout de ma répugnance
Triomphe malgré moi.

JENNY.

Après sa résistance,
Quoi, sans qu’elle balance,
Octavie en silence
Va lui donner sa foi !

LE BARON.

Je reprends l’espérance ;
Grâce à cette alliance,
Désormais l’opulence
Va renaître pour moi.

VICTORIN, à Jenny près de la porte.

Au revoir, Jeannette !...

 

 

Scène XI

 

JENNY, seule

 

Oui... au revoir... quand il sera marié... mais conçoit-on cette Octavie ?... Dieu !... que c’est vilain d’être capricieuse ! C’est vrai... puisqu’elle ne l’aime pas... pourquoi se forcer, et en faire tort à d’autres... Avec ça que, moi qui la connais, je gage qu’au premier moment, un nouveau caprice, tout contraire... Alors, qu’elle se dépêche donc... avant de monter en voiture !...

Regardant à la fenêtre.

Elle y est déjà... et lui !... il s’élance !... on part...

Soupirant.

Tout est dit !... C’est pourtant bien beau un militaire !... cet uniforme, ça va si bien !... C’est vrai, Victorin est bien aimable... Nos souvenirs d’enfance, son bon cour, sa gaîté... Mais dans tout ça... je crois que son uniforme est encore ce qui me plaisait davantage... Au moins, ce n’est pas une robe noire, comme M. Henri... Pauvre garçon, il m’aime tant !... et je devrais à mon tour... Dam !... n’est pas ma faute... Je ne peux pas...

MADAME CHOUPINEAU, en dehors.

Comment ! déjà partis !...

CHOUPINEAU, de même.

Je te le disais ben, femme, que j’arriverions ce trop tard.

JENNY.

Ces voix !... me trompé-je ?...

LE DOMESTIQUE, entrant.

Mademoiselle, il у a là des gens de la campagne qui vous demandent, vous et M. le colonel.

JENNY.

Faites vite entrer...

LE DOMESTIQUE, après avoir fait deux pas, revenant.

C’est que je dois prévenir mademoiselle qu’ils ont l’air... bien commun...

JENNY, lui lançant un regard menaçant.

Cette réflexion !... par exemple !...

Courant vers la porte.

Entrez donc, mon parrain, maman Choupineau.

LE DOMESTIQUE, à part avec surprise.

Ah ! son parrain !...

 

 

Scène XII

 

CHOUPINEAU, JENNY, MADAME CHOUPINEAU

 

Ensemble.

JENNY.

Air de Jeannot et Colin.

Amis de mon enfance,
Vous voilà ! quel bonheur !
Croyez-moi, votre absence
Fut bien triste à mon cœur.

CHOUPINEAU et MADAME CHOUPINEAU.

Après un’ longue absence,
Te voilà ! quel bonheur !
Chère enfant, ta présence
Est bien douce à not’ cœur.

CHOUPINEAU, embrassant Jenny.

Bonjour donc, bonjour, ma petite Jeannette...

MADAME CHOUPINEAU, l’embrassant aussi.

Est-elle gentille, c’te chérie du bon Dieu !

JENNY.

Que je suis aise de vous voir !... Je ne l’espérais plus, d’après ce que m’avait dit Victorin.

MADAME CHOUPINEAU.

Parguenne ! conçoit-on ce Choupineau, qui après avoir manigancé tout le mariage, tire ses guêtres juste au moment de la chose ?

CHOUPINEAU.

Écoute donc, femme, après six semaines, j’a vais une démangeaison de l’embrasser... 

MADAME CHOUPINEAU.

Tu n’en es que plus bête... Fallait m’écrire d’avance de venir t’attendre ici...

CHOUPINEAU.

Est-ce que je me doutais, moi, que le cousin ferait trois cents lieues pour ne rester qu’un jour ?

MADAME CHOUPINEAU.

Aussi, c’est pour ça... j’ons dit à mon homme : Faut pas être feignant, Jacquot... un cheval de labour à la carriole, et en deux coups de temps à Issoudun.

CHOUPINEAU.

Et j’y sommes...

JENNY.

Trop tard...

MADAME CHOUPINEAU.

Pour la messe, c’est ce qu’on vient de nous dire... mais pas pour embrasser Victorin toujours... ni pour faire connaissance avec la cousine, y offrir nos services, y dire qu’en l’absence d son mari, nos soins, not’ ferme, nos cœurs tout est à elle... Sans compter que toi donc, Jeannette, y avait-il des éternités que je t’avions pas vue... vingt fois je voulions venir... Mais dans l’été c’est un ouvrage à c’te ferme... Les moissonneurs pour qui qu’il faut faire cuire des masses de pain, et leux y tremper la soupe.

JENNY.

Dieu !... si j’avais été encore là, qué bonheur !... je vous aurais aidée...

MADAME CHOUPINEAU.

Et tu te serais divertie tout de même... Toi qu’aimes la danse... ces jeunesses, quand ça a fatigué tout le jour, faut ben amuser ça le soir... un petit rigaudon... une bourrée, surtout à c’t’ heure que nous avons le petit Coco, qu’est devenu d’un jolie force sur le flageolet.

JENNY.

Dieu !... qu’c’est tentant !...

MADAME CHOUPINEAU.

Eh ben !... si le cœur t’en dit, p’tit chou, pourquoi pas ?... c’est mal de n’pas rev’nir où c’qu’on nous aime.

JENNY, à part.

L’affliger, en lui avouant qu’on m’empêche...

Haut.

Sans doute... si j’étais moins occupée ici...

MADAME CHOUPINEAU.

Ah !... oui... c’est juste... Le baron nous avait ben dit qu’il te reprenait pour parachever ton éducation... Et alors tu dois avoir aussi ton petit tripotage... Faut ça pour dev’nir une bonne ménagère... Car te v’là bentôt d’âge...

CHOUPINEAU, lui pinçant la joue.

Et avec c’te mine-là, les épouseux n’te manqueront pas...

JENNY.

Oh ! ce n’est pas d’en avoir qui est le plus difficile, c’est de les aimer...

CHOUPINEAU.

Comme tu dis ça ! Est-ce qu’il s’en est déjà présenté un ?

JENNY.

Que vous connaissez...

MADAME CHOUPINEAU.

Bah ! qui qu’ c’est ?...

CHOUPINEAU.

Attends, femme... j’y suis... Ce petit magistrat qui m’a mis en avant pour le mariage du cousin... Chaque fois qu’il venait, il me causait toujours de Jeannette, que j’aurais gagé qu’il en tenait.

JENNY.

Hélas ! oui !...

MADAME CHOUPINEAU.

Comment, hélas !... Il me revenait à moi, ce p’tit jeune homme... C’est doux, c’est tranquille, un vrai agneau.

JENNY.

Voilà le mal... Parce que je me suis consultée, j’y ai réfléchi... et si je n’ai pour mari un militaire...

CHOUPINEAU.

Y en a un qui t’aurait donné dans l’œil ?...

JENNY.

Pas encore... ce n’est que l’uniforme...

MADAME CHOUPINEAU.

Tiens, est-ce drôle !... mon histoire, à son âge... Te souviens-tu, Choupineau, quand t’avais commencé à me fréquenter, et que je m’énamourai d’un dragon ?... Ah ! un superbe dragon ! une idée de jeune fille, quoi.

CHOUPINEAU.

Oui, mais pourquoi est-ce que je te revins, quand il eut été tué en duel ?... c’est parce que t’avais été franche avec moi, au lieu de faire la coquette, et d’me tenir le bec dans l’eau... Entendez-vous, ma filleule ? et si décidément ça ne peut pas prendre, faut pas le faire languir, ce pauvre garçon... faut y déclarer...

MADAME CHOUPINEAU.

Oui... ça se doit, quand on a de l’usage...

JENNY.

Je sens bien... mais... c’est qu’en face, je n’aurai jamais le cœur, parce que, tenez, tantôt... il n’a fait que s’en douter... un rien, un éclair de jalousie... eh ben !... il avait une mine si mal heureuse... il parlait de faire un coup de tête... que j’en étais toute je ne sais comment...

CHOUPINEAU.

Raison de plus... et si ça te peine trop d’y parler verbalement, on prend la plume, et on l’y écrit : Monsieur, je vous fais ces lignes, pour vous faire à savoir...

JENNY.

Ah !... oui, mon parrain... quel bon conseil... tout de suite...

Elle se met à la table pour écrire.

CHOUPINEAU.

Et ne faut pas tourner autour du pot... bon jeu, bon argent... ta vraie raison...

JENNY, écrivant.

C’est ce que je fais...

MADAME CHOUPINEAU.

Par ainsi, tu seras libre, et s’il se présente queuque officier à ton goût...

JENNY.

N’est-ce pas ?... je dirai à Victorin de m’en chercher un autre...

MADAME CHOUPINEAU, allant à la fenêtre.

Tiens... des voitures dans la cour... c’est la noce...

JENNY, à part.

Sitôt !... est-ce qu’au moment de signer, Octavie... elle en est capable... achevons vite...

MADAME CHOUPINEAU, regardant toujours.

Ah ! Victorin !... c’est lui !... il va monter... eh ! mais non !... en voici ben d’une autre... nous ne le r’aurons pas de sitôt...

CHOUPINEAU.

Comment ça ?...

MADAME CHOUPINEAU.

Les dames du marché, ses anciennes connaissances, qui viennent y apporter des bouquets, qui lui sautent au cou.

CHOUPINEAU.

Je crois ben.

À part.

Il y en a même plus d’une qui dans les temps n’avait pas attendu son mariage pour ça...

MADAME CHOUPINEAU, toujours à la fenêtre.

Et lui pas fier... c’est qu’il vous les embrasse toutes, et de bon cœur... comme des payses...

JENNY, achevant sa lettre, et se levant.

Tenez... lisez, mon parrain...

CHOUPINEAU, parcourant la lettre.

Bien ça !...

Lisant.

« Monsieur... je ne pourrai jamais aimer et épouser qu’un militaire. » Très bien, petiote... voilà la conduite d’une brave fille... et envoie sur-le-champ...

Il va près de sa femme, et regarde avec elle par la fenêtre pendant l’aparté et la scène qui suivent.

JENNY.

Il la recevra dans un quart d’heure... je cours donner l’ordre...

À part.

Et en même temps sa voir...

Au moment où elle va sortir par la porte du fond, entre Octavie.

 

 

Scène XIII

 

JENNY, OCTAVIE, MONSIEUR et MADAME CHOUPINEAU

 

OCTAVIE.

Ah ! j’étouffe !... je suffoque !...

Elle se jette sur un fauteuil.

JENNY, très vivement.

Est-ce que c’est manqué ?...

OCTAVIE.

Non... c’est fini...

JENNY.

Ah !...

Avec effort.

Je te fais compliment...

OCTAVIE.

De quoi ?... d’une humiliation de plus... des poissardes, des harengères... et lui qui tutoie, qui embrasse ça !... j’en ai été réduite à remonter seule...

JENNY.

Et ton oncle ?...

OCTAVIE.

Occupé chez lui à recevoir les témoins... va... cours... je t’en prie... un flacon !... des sels... ah ! je n’en puis plus...

Avec impatience.

Mais va donc...

JENNY.

Tout de suite...

À part.

C’est pour quand il remontera... elle veut se trouver mal...

Elle sort à gauche.

 

 

Scène XIV

 

OCTAVIE, CHOUPINEAU, MADAME CHOUPINEAU

 

OCTAVIE, assise, et sans voir M. et Mme Choupineau.

De pareilles habitudes ! oh !... je l’en corrigerai !... car il m’aime !... et en lui faisant sentir mon autorité dès le premier jour...

MADAME CHOUPINEAU, regardant toujours, à son mari.

Par exemple, dans tout ça, où s’est donc fourrée la mariée, que je peux pas la découvrir...

CHOUPINEAU.

C’est vrai, dà... et moi, je suis pressé de l’embrasser, la petite cousine...

MADAME CHOUPINEAU.

Moi itou... si je descendions...

CHOUPINEAU, se retournant, et voyant Octavie.

C’est pas la peine... tiens !... ce voile... bouquet... la v’là.

MADAME CHOUPINEAU.

T’as raison... fraîche comme une pêche... un p’tit air avenant...

Haut, allant à Octavie.

Je profitons de l’occasion, cous...

OCTAVIE, se levant.

Encore une... jusqu’ici !... que venez-vous faire...

MADAME CHOUPINEAU, un peu étonnée.

Parguenne !... vous embrasser !...

OCTAVIE, à part.

C’est une persécution !...

Haut.

Un instant donc... qui êtes-vous ?...

CHOUPINEAU.

Ah ! c’est juste !... elle ne sait pas que t’es la mère Choupineau...

MADAME CHOUPINEAU.

Et v’là mon homme.

OCTAVIE, à part.

Ah ! les fermiers.

Haut.

C’est bien, mes amis... j’ai entendu parler de votre zèle... on y aura égard... et si mon mari était là...

MADAME CHOUPINEAU.

Ah ! il est sûr que je commencerions par lui... parce que, dam... c’est quasiment comme si qu’il était not’ fieux... mais, c’est égal, en l’attendant, cousine...

Elle s’avance comme pour embrasser Octavie.

OCTAVIE, reculant d’un air indigné.

Cousine !...

CHOUPINEAU.

Et quoique la parenté ne date que d’à ce matin, ça n’empêche pas que je vous aimions déjà tout plein, petite mère.

OCTAVIE.

Ce ton... ce langage !... mon mari serait le cousin !... oh !... ce n’est pas possible !...

CHOUPINEAU.

Comment, pas possible ?

MADAME CHOUPINEAU.

Et pourquoi pas, donc ?... est-ce parce que je ne sommes pas mieux requinqués ?... c’est pas les hardes que nous manquent dà... et si je n’étions pas partis dar, dar... à celle fin de venir tout fin dret vous faire notre politesse... mais si c’est comme ça que vous la recevez !...

OCTAVIE.

Où suis-je, bon Dieu !...

CHOUPINEAU.

Allons ! allons, la mère... tu te fâches tout de suite... une soupe au lait !... vas-tu pas pour un mot mettre ton bonnet de travers... c’te jeunesse... ça n’a pas encore d’usage... ça ne sait pas ce qu’on doit à sa famille.

OCTAVIE.

Une famille comme ça...

MADAME CHOUPINEAU.

Par exemple !... et quoiqu’elle a donc, la fa mille ? quéqu’vous avez à en dire ?

OCTAVIE.

Qu’il n’y aura jamais rien de commun entre elle et moi.

MADAME CHOUPINEAU.

Et ce n’est peut-être pas le tant pis pour nous... Ah ben ! not’ homme te v’là joliment payé des six semaines que tu viens de perdre... on a ben raison de dire : graissez les bottes d’un vilain...

CHOUPINEAU, la calmant.

Voyons !... voyons, toi !...

MADAME CHOUPINEAU.

Jour de Dieu !... non !... si ce n’était l’amitié que je portons au cousin, all’ saurait de moi qu’c’est une malapprise.

OCTAVIE.

C’en est trop, finissez, bonne femme...

MADAME CHOUPINEAU, s’emportant.

Bonne femme !...

CHOUPINEAU, passant près d’Octavie.

Ah ça !... écoutez donc, aussi, vous !... pas d’avanie, parce que jamais on n’a appelé mon épouse bonne femme... elle n’ mérite pas ça... et je n’ souffrirai pas qu’on la tarabuste devant moi...

OCTAVIE.

Mais c’est une halle...

MADAME CHOUPINEAU, calmant son mari à son tour.

Allons, voyons, à ton tour... vas-tu le faire passer la bile dans le sang ?... je n’avons besoin de personne, nous !... je demandons pas d’services... et j’ sommes au-dessus des impertinences...

OCTAVIE.

Ça passe toutes les bornes...

CHOUPINEAU.

Au fait, t’as raison, et j’suis d’un bête...

MADAME CHOUPINEAU.

Parbleu !... drès qu’ça n’ vient pas du cousin... qu’en est incapable... Oui, ma belle dame, il n’est pas fier comme vous, votre mari... vous allez voir s’il nous méprise, lui, s’il trouve que j’ sommes de trop dans sa famille...

OCTAVIE, hors d’elle.

Eh bien ! soit... allez, allez donc lui porter vos plaintes... mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’en lui accordant ma main, je n’ai pas prétendu vous épouser avec lui, et que je ne suis pas d’humeur à m’encanailler pour son plaisir...

MADAME CHOUPINEAU, avec explosion.

Encanailler !...

CHOUPINEAU, de même.

De la canaille !... nous !...

MADAME CHOUPINEAU.

C’est trop fort de café, aussi... ah ! tiens, sortons, mon homme, je t’en prie, sortons... il s’en va grand temps...

CHOUPINEAU.

Oui, sortons...

OCTAVIE, passant à droite, pendant qu’ils remontent la scène.

Et vous ferez bien !...

Au moment où Choupineau et sa femme sont à la porte, paraît Victorin qui les arrête. En même temps, Jenny entre par la gauche, et le baron par la droite.

 

 

Scène XV

 

JENNY, VICTORIN, CHOUPINEAU, MADAME CHOUPINEAU, OCTAVIE, LE BARON

 

JENNY.

Quel bruit !...

LE BARON.

Que signifie ?...

VICTORIN.

Vous ici, cousin !... où alliez-vous donc ?...

Apercevant madame Choupineau.

Eh ! mais, ma chère, mon excellente cousine, que je vous embrasse !...

MADAME CHOUPINEAU, après qu’il l’a embrassée, à part, regardant Octavie d’un air de triomphe.

Ah ! ell’ voit !

VICTORIN, à Mme Choupineau.

Ah ça !... cet air tout agité, tout ému... que s’est-il donc passé ?

CHOUPINEAU, avec bonhomie.

Rien !... rien !... c’est nos femmes qui causiont...

MADAME CHOUPINEAU, comprenant les signes de son mari.

V’là tout !...

OCTAVIE, s’avançant.

Eh ! mon dieu !... il n’est pas besoin de cette affectation de générosité... je suis chez moi peut-être... j’ai le droit d’y choisir la société qui me convient ; et dans une maison où vient toute la noblesse du Berry, que penserait-on, si on y rencontrait...

VICTORIN, passant vivement près d’elle.

N’achevez pas.

JENNY, serrant les mains de Choupineau.

Ciel ! mon parrain...

OCTAVIE.

Comment, monsieur...

VICTORIN, avec dignité.

Madame, je vous présente ma famille...

OCTAVIE, avec hauteur.

Qui ne sera jamais la mienne...

VICTORIN.

Y songez-vous ?...

JENNY.

Octavie !

LE BARON.

Ma nièce !... ma nièce !...

Bas.

Ça se pense... mais ça ne se dit pas...

CHOUPINEAU.

Adieu, cousin...

VICTORIN.

Restez...

MADAME CHOUPINEAU.

J’ sommes pas gens à v’nir dans un ménage semer la zézanie.

VICTORIN.

Restez, vous dis-je.

OCTAVIE.

Vous les retenez... Ah ! j’aurais cru, monsieur, qu’en m’épousant, vous auriez pris les idées d’un homme comme il faut.

VICTORIN.

Vous voulez dire d’un ingrat.

OCTAVIE.

Monsieur !...

VICTORIN.

Vous ne savez donc pas que vous avez devant vous mes bienfaiteurs, la crème des honnêtes gens, des cœurs d’or. Ils ne font pas de belles phrases, eux ; ils agissent. Si mon frère et moi sommes aujourd’hui quelque chose, c’est à eux, c’est à leurs soins que nous le devons ; et Jean nette, qui l’a élevée ? qui lui a sauvé sa fortune ? et jusqu’à cette maison où vous êtes...

JENNY.

Bien sûr !... et les en chasser...

OCTAVIE.

Qu’à cela ne tienne !... J’en puis sortir... j’ai un château, celui de ma famille,

Appuyant.

à moi !... et là, du moins...

VICTORIN.

Partout, madame, où ce sera chez moi, et fût-ce dans un palais, ils seront les bienvenus, les bien reçus ! je serai fier et honoré d’eux.

CHOUPINEAU.

Merci, cousin... ce mot-là t’acquitte... Adieu.

VICTORIN.

Non, vous ne sortirez pas... je ne dois pas le souffrir...

OCTAVIE.

Voilà donc cette complaisance que vous me juriez... ce dévouement à mes désirs, même aux dépens des vôtres ?

VICTORIN.

Et pouvais-je m’attendre...

D’un ton amical et gracieux.

Ah ! tenez, de grâce, Octavie, ma femme, écoutez... Caprices, fantaisies, tout contre moi, moi seul... tourmentez-moi bien... Je vous passe tout... mais...

OCTAVIE.

Mais plutôt que de céder, je me retire chez moi ; je m’y enferme... jusqu’à demain... jusqu’à votre départ...

VICTORIN.

Vous qui venez de vous donner à moi !

OCTAVIE.

Oh ! si c’était à refaire !...

VICTORIN.

Vous regretteriez ?...

OCTAVIE.

Je n’ai pas de compte à vous rendre de mes sentiments... Laissez-moi, monsieur, je suis la plus malheureuse des femmes !... Mon oncle, soute nez-moi, je vais me trouver mal.

JENNY, à part.

Je l’aurais gagé !...

LE BARON, à part, sans bouger.

C’est toute sa tante.

MADAME CHOUPINEAU, courant à Octavie, qui se jette dans un fauteuil.

Pauvre chère dame !... Eh ! vite donc, du vinaigre, queut’ chose !...

JENNY, tirant un flacon de son tablier.

Son flacon...

CHOUPINEAU, le lui arrachant.

Donne !

Il le porte à sa femme, qui le remet au baron. Ils sont tous groupés autour d’Octavie pendant l’aparté de Victorin.

VICTORIN, à part, sur l’avant-scène, à gauche.

Malheureuse !... il serait vrai... et par moi ! Non, non : un soldat n’a que son serment... et puisqu’il le faut...

Il va vers la porte, s’arrête et dit en regardant Octavie et la chambre à coucher alternativement.

C’est dommage !...

Comme un homme qui prend son parti.

Allons, allons !

 

 

Scène XVI

 

JENNY, CHOUPINEAU, MADAME CHOUPINEAU, OCTAVIE, LE BARON

 

OCTAVIE, repoussant le flacon que lui fait respirer le baron.

Assez !... assez !...

CHOUPINEAU.

V’là qu’ell’ revient... allons, Victorin... Eh ! ben, où est-il donc ?

MADAME CHOUPINEAU.

Il est allé quérir du secours.

CHOUPINEAU.

Femme, profitons de ça pour lever le pied.

JENNY, courant à eux.

Vous en aller !

CHOUPINEAU et MADAME CHOUPINEAU.

Chut !

Tous deux l’embrassent.

LE BARON, à Octavie.

Octavie, voyons... un petit effort sur toi-même... Sois bonne enfant... quelques mots de politesse.

OCTAVIE.

Plus tard... on verra... c’est possible... Mais le premier jour, fléchir... ce serait fini pour la vie.

CHOUPINEAU et MADAME CHOUPINEAU, à Jenny.

Viens nous voir chez nous... Adieu !

LE BARON, allant à eux.

Mon cher monsieur, ma respectable dame croyez que je suis désolé... que je ne partage pas... Ma nièce seule... l’éducation anglaise...

CHOUPINEAU.

Ne vous dérangez pas, monsieur le baron.

LE BARON.

Si vous voulez ma voiture...

MADAME CHOUPINEAU.

Grand merci !... j’ons not’ carriole.

 

 

Scène XVII

 

CHOUPINEAU, MADAME CHOUPINEAU, JENNY, HENRI, LE BARON, OCTAVIE, assise

 

HENRI, à Jenny.

Ah ! mademoiselle !...

TOUS.

Henri !

HENRI, à Jenny.

Je viens de recevoir votre lettre... J’accours vous en remercier.

JENNY.

Mon dieu ! il n’y a pas de quoi.

HENRI.

Pardon... À présent je suis sûr de vous plaire... En entrant, j’ai rencontré M. Victorin ; j’ai réclamé sa protection. Il m’a promis de me faire avoir une sous-lieutenance.

JENNY.

Qu’entends-je ?...

HENRI.

Et je l’accompagne... le temps de donner ma démission. Je dois le rejoindre cette nuit à Orléans.

TOUS.

Le rejoindre !...

OCTAVIE, se levant vivement et passant devant le baron.

Cette nuit !... Comment ? il part...

HENRI.

Sans doute. Il vient de monter dans sa chaise de poste.

TOUS.

Ciel !...

OCTAVIE.

Lui !...

À part.

Ah ! si j’avais su...

HENRI, à Octavie.

Il m’a dit que c’était pour votre satisfaction, votre bonheur !... qu’il vous prouverait qu’il est un bon mari ; qu’il ne reviendrait plus... et que, quant au château, vous pouviez en disposer, vous et votre oncle.

OCTAVIE.

Quoi !... voilà ses adieux... tout ce qu’il vous a dit de moi ?

HENRI.

Tout ce que je dois vous répéter.

OCTAVIE.

Achevez... Je veux tout savoir...

HENRI, embarrassé.

Madame...

OCTAVIE, avec impatience.

Parlez donc, je l’exige.

HENRI.

Il a ajouté en me serrant la main : « Elle est charmante, mais... »

OCTAVIE.

Eh bien ?...

HENRI.

Je n’ose...

OCTAVIE.

Je vous l’ordonne...

HENRI.

« Elle est charmante, mais... c’est une bégueule !... »

OCTAVIE, indignée.

Ah !...

LE BARON.

Comme sa tante.

Tableau.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon du château. Porte au fond ; à droite, au premier plan, une porte conduisant dans l’appartement d’Octavie ; à gauche, au premier plan, une croisée ; sur le devant, à droite et à gauche, une table, chaises, fauteuils, etc.

 

 

Scène première

 

MADAME CHOUPINEAU, JENNY, entrant par le fond

 

JENNY.

Oui, bonne maman Choupineau, je vous le ré pète, vous ne venez pas me voir assez souvent.

MADAME CHOUPINEAU.

Par exemple !... J’allais te faire le même reproche, moi. Il est vrai qu’il y a une bonne demi lieue d’ici à not’ ferme, et que tu n’es plus si disposée à courir, que tu ne te lèves plus si matin à qu’autrefois.

JENNY.

J’en conviens : les réunions, les soirées...

MADAME CHOUPINEAU.

Oui, depuis deux ans que tu habites le château de la Morlandière avec la femme de notre pauvre Victorin Geoffray, tu n’as pas cessé de voir toute la noblesse du pays, et tu as fini par t’accoutumer aux manières de ces beaux messieurs et de ces belles dames, par prendre leur langage et leurs habitudes ; c’est trop juste, et j’en suis bien aise, vois-tu ! Parce que tu es riche, tu es née dans c’te classe-là, et il faut que chacun vive dans l’état où le bon Dieu l’a mis... L’ poisson de mer n’est pas bien dans l’eau douce... Par ainsi, je ne t’en veux pas, et je te permets d’être mamzelle Jenny pour tout le monde, pourvu que tu sois toujours pour la mère Choupineau la bonne petite Jeannette.

JENNY, l’embrassant.

Oh ! toujours !...

MADAME CHOUPINEAU.

Ah ça, dis-moi comment la fière madame Octavie a pris la triste nouvelle qui nous est arrivée avant-hier ?

JENNY.

Je crois, que dans le fond elle a éprouvé plus de chagrin qu’elle n’a voulu en montrer.

MADAME CHOUPINEAU.

Dam ! elle n’aurait pas de cœur si elle ne regrettait pas ce pauvre Victorin !... Et pourtant elle a osé se vanter devant toute sa belle société de l’avoir fait déguerpir, de n’avoir pas voulu de lui !

JENNY.

Oui, elle s’est vanté de cela dans les premiers temps ; mais depuis...

MADAME CHOUPINEAU.

Quelle conduite que celle de Victorin !... Partir le jour même de son mariage parce qu’il a vu qu’il déplaisait à sa, femme, lui laisser toute la jouissance du château, de toute la fortune, ne pas reparaître pendant deux ans, et se faire tuer dans une bataille !... Bon et brave garçon !... Ça m’a t-il fait de la peine, quand j’ai appris sa mort !...

JENNY.

Et à moi donc ?... Il avait pour moi tant d’amitié...

MADAME CHOUPINEAU.

Et tu le lui rendais bien !... Ah ! si t’avais été à la place de madame Octavie, tu n’aurais pas fait la chipie comme elle, toi, tu ne l’aurais pas vexé, tracassé, et il vivrait peut-être encore... J’ai bien du mal à ne pas l’y en vouloir de tout ça... Dis donc, ma petite Jeannette, m’est avis que les fêtes, les bals, les dîners qu’on donnait au château, tout ça va finir, à c’t’ heure ?... V’là madame Geoffray veuve, autant dire sans avoir été mariée : il у dix-huit mois qu’elle a perdu son oncle, elle est toute seule au monde à présent. 

JENNY.

Hélas ! oui !...

MADAME CHOUPINEAU.

Ce pauvre baron de la Morlandière, c’est pourtant d’une indigestion qu’il est mort, pas vrai ?...

JENNY.

Eh ! mon dieu, oui !...

MADAME CHOUPINEAU.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Il s’dédommageait, Dieu merci,
Des jours passés dans l’abstinence :
Quels repas on faisait ici !
L’ brave homme aimait-il la bombance !...
Il fallait à cet affamé
Une indigestion journalière !...
Il s’y s’rait même accoutumé,
S’il n’était mort de la dernière.

JENNY.

Maintenant, c’est peut-être heureux pour lui d’être mort ; car on ne sait pas comment les affaires vont tourner, et il aimait tant son château !... On ignore quelles dispositions a faites le bon Victorin, et son frère jumeau, le conseiller d’état, M. Émile Geoffray...

MADAME CHOUPINEAU.

T’as raison !... à moins de testament, c’est lui qui est l’héritier de Victorin.

JENNY.

On l’attend au château : une lettre qu’Octavie a reçue annonce sa prochaine arrivée.

MADAME CHOUPINEAU.

Oui, je sais ça !... Ce cher Émile ? y a-t-il des у années que je ne l’ai vu !... serai-je contente de l’embrasser et de voir s’il ressemble encore à son pauvre frère ?... Autrefois, c’était comme deux gouttes de lait, et si c’est toujours de même ça me consolera un brin de la perte de l’autre.

JENNY.

Je crois que j’entends Octavie qui descend de chez elle.

MADAME CHOUPINEAU.

Diantre !... je ne veux pas qu’elle me trouve ici : depuis l’avanie qu’elle m’a faite à moi et à mon homme, il y a deux ans, le jour de son mariage, nos chevaux ne mangent pas au même râtelier, n’est que pour toi que je viens queuquefois au château, le matin, quand elle n’est pas adieu donc !... J’aurais bien voulu causer un peu plus longtemps ; mais tu viendras me voir, et ce levée ; pas vrai ?...

JENNY.

Oh ! oui, bonne maman !

MADAME CHOCPINEAU, l’embrassant.

Je compte sur toi, ma petite Jeannette !... Si tu peux t’échapper aujourd’hui, tu n’auras pas besoin d’aller jusqu’à la ferme, parce que Choupineau et moi je sommes installés à l’auberge du village, pour recevoir le cousin Émile.

JENNY.

Je ne l’oublierai pas.

 

 

Scène II

 

JENNY, OCTAVIE

 

JENNY.

Déjà levée, Octavie ?

OCTAVIE.

Il le faut bien !... dans la situation nouvelle où je me trouve, ignorant quel sera mon sort à venir... ne suis-je pas condamnée à une préoccupation qui m’interdit le repos ?

JENNY.

Oh ! ce n’est pas seulement de la préoccupation que ta éprouves, il y a aussi de la tristesse !...

OCTAVIE.

De la tristesse ?...

JENNY.

Des regrets !... mais n’est--ce pas bien naturel ?

OCTAVIE.

Des regrets pour un homme qui s’est conduit envers moi comme l’a fait celui dont on m’a forcée de porter le nom !...

JENNY.

Écoute donc ! tu avais agi si mal avec lui, avec ses parents !...

OCTAVIE.

Partir ! sans daigner s’expliquer, sans me demander pardon...

JENNY.

Te demander pardon des torts que tu avais ?...

OCTAVIE.

Rester absent deux années, m’exposer aux sots quolibets ; aux malignes interprétations...

JENNY.

Pauvre Victorin !...

OCTAVIE.

Tu as toujours pris sa défense, toi !...

JENNY.

Et je ne suis pas la seule !... car ton cœur aussi le défend !... Tu as beau dire, tes yeux sont rouges, tu as pleuré.

OCTAVIE.

Moi !... non... tu te trompes.

JENNY.

Chère Octavie, n’essaie pas de cacher des regrets qui te font honneur. Moi aussi, j’ai été bien triste ! et je peux te l’avouer à présent, ton mariage avec lui m’avait désolée.

OCTAVIE.

Tu l’aimais ?...

JENNY.

D’amitié, dès l’enfance, et je sentais là qu’il n’aurait pas fallu grand’ chose pour que ça devînt de l’amour. Cette franchise militaire, ce langage sans détours et sans affectation, ce courage dont il avait donné tant de preuves...

OCTAVIE.

Et cet uniforme, ces brillantes épaulettes, tout cela te séduisait... au point que M. Henri Dalville s’est cru forcé, pour te plaire, de faire violence à ses inclinations, de quitter le barreau et de partir pour l’armée ! Mais il me semble qu’aujourd’hui...

JENNY.

Eh bien ! oui, je ne te le cache pas, les deux années que j’ai passées près de toi ont bien changé mes idées : au milieu de ce cercle élégant où nous avons vécu, j’ai cru remarquer que tu avais peut être un peu raison, et qu’un homme, à la rigueur, pouvait être aimable sans moustaches, sans cigare et sans uniforme. Puis, le malheur arrivé à Victorin m’a guérie tout-à-fait de mon penchant pour les militaires : avec eux on n’est sûre de rien, et l’on se trouve veuve au moment où l’on s’y attend le moins.

OCTAVIE.

De sorte que si M. Henri revenait...

JENNY.

Oh ! en deux ans, il n’aurait pas entièrement perdu ses manières élégantes et polies, son ton modeste et réservé, et je suis sûre que, malgré son nouvel état...

Une VOIX dans la coulisse.

Allez au diable ! encore une fois... Je vous répète que je me présenterai bien tout seul.

OCTAVIE.

Eh ! mais... cette voix ?...

JENNY.

Ah ! mon dieu !

 

 

Scène III

 

JENNY, HENRI, OCTAVIE

 

HENRI, entrant, en grand uniforme de hussard, à lui-même.

A-t-on va un pareil butor !

Haut.

J’ai l’honneur, mesdames, de vous offrir mes salutations.

OCTAVIE.

Monsieur Henri Dalville !

HENRI.

Lui-même qui arrive de l’armée d’Espagne et vient tomber ici comme une bombe !... mais qui espère être mieux accueilli.

JENNY, l’examinant, à part.

Quel changement !...

OCTAVIE.

Nous parlions de vous à l’instant même ; mais nous ne nous attendions guère à ce retour subit.

HENRI.

Un volontaire espagnol m’a délivré un congé de trois mois avec sa carabine ; j’en ai profité pour revoir mon pays et les personnes qui me recevaient autrefois avec bonté.

JENNY, avec intérêt.

Vous avez été blessé ?

HENRI.

Deux chevrotines avaient fait élection de domicile dans mon épaule gauche... on a eu toutes les peines du monde à les déloger ; mais je vais beaucoup mieux, et le bonheur de vous voir achèvera de me guérir.

JENNY, plus contente de la dernière phrase.

Ah !...

HENRI, à part.

Diable !... prenons garde à ce que je dis ; si je suis si galant, elle va encore me détester comme un pékin.

OCTAVIE.

Vous savez, monsieur Henri, tout qui s’est passé pendant votre absence ?...

HENRI.

Oui, madame, tandis que je devenais capitaine en Espagne, M. Victorin se faisait signer, en Autriche, sa feuille de route pour l’autre monde.

JENNY.

Ah ! cette façon de s’exprimer...

HENRI.

Ne ressemble guère à mon langage d’autrefois, pas vrai ?... cela vous prouve, mademoiselle Jenny, que le désir de vous plaire peut enfanter des miracles. Si vous saviez avec quelle ardeur j’ai travaillé à me défaire de ces paroles mielleuses, de ces petites manières à la fleur d’orange que vous haïssiez tant !... Vous le voyez aujourd’hui... j’ai la moustache, le ton libre et l’air dégagé !... Ah ! je vous demande pardon !... j’ai oublié ma pipe dans mon porte-manteau.

JENNY.

Votre pipe ?...

HENRI.

J’en peux fumer dix par jour sans me gêner !... Oh ! vous serez contente de moi.

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

Lorsqu’il s’agit d’une victoire,
Je frappe comme un vieux troupier ;
Quand sous la tente il faut chanter et boire,
C’est toujours moi qu’on trouve le premier !
Je fus vainqueur dans plus d’une querelle ;
J’ai bivouaqué, sabré, juré, fumé !
Enfin j’ai fait, mademoiselle,
Tout ce qu’il faut pour être aimé.

À part.

Si après ça elle n’est pas contente de moi, c’est qu’elle y mettra de la mauvaise volonté.

OCTAVIE, à part.

Le pauvre garçon a la main malheureuse.

JENNY, à part.

Mon dieu, quel ton !... c’est horrible !... Mais comment lui dire à présent ?...

HENRI, à Octavie.

C’est à la dernière poste, madame, que j’ai connu tous les détails de la mort de M. Victorin.

OCTAVIE.

Ah !... et par qui ?

HENRI.

Par son frère.

OCTAVIE.

Son frère ?... il est arrivé ?...

HENRI.

J’entrais dans la cour de la poste, au moment où l’on attelait une voiture ; je demande des chevaux, il n’en restait plus ; on me signifie qu’il faut attendre deux grandes heures... Deux grands diables qui vous étranglent !... dis-je aux postillons... et, comme ils refusaient toujours de me conduire, je me mets à leur administrer je ne sais combien de coups de cravache, parce que nous autres militaires...

JENNY, à part.

A-t-on jamais vu cela ?...

HENRI, à part.

Bon !... elle croit que je les ai battus, et ça lui fait plaisir !

Haut.

Au moment où je les étrillais, mieux qu’ils n’étrillent leurs chevaux, un monsieur se présente à moi... je reste confondu, car, au premier aspect, je crois voir votre mari, moins le costume et les moustaches pourtant !... j’apprends alors que c’est son frère jumeau, le conseiller d’état, M. Émile Geoffray. « Je vous ai entendu nommer le château de la Morlandière, me dit-il ; si c’est là que vous allez, je peux vous offrir une place dans ma voiture, car c’est aussi le but de mon voyage. » J’accepte avec empressement, nous faisons route ensemble, et là il m’annonce qu’il vient pour régler avec vous les affaires de la succession. Enfin, je le laisse à l’auberge du village, où moi-même, pour être à votre goût, je venais d’endosser mon grand uniforme, et j’accours près de vous en toute hâte. Mais en vérité, j’avais toutes les peines du monde à ne pas croire que je voyageais à côté d’un revenant.

OCTAVIE.

Mon beau-frère est arrivé !... il ne va pas tarder sans doute à se rendre ici ; il faut que je me dis pose à le recevoir. Monsieur Henri, vous acceptez un appartement au château ?...

HENRI.

Très volontiers, madame !... je voudrais toujours bivouaquer comme ça !

OCTAVIE.

Mais vous n’avez pas déjeuné ? Jenny, charge-toi de ce soin...

JENNY.

Oui, venez, monsieur.

HENRI.

Oh ! moins que rien !... une tranche de jambon et un verre de rhum... ah ! du rhum surtout !... Vous verrez, mademoiselle Jenny, comme j’avale cela maintenant !

JENNY, à part.

Il est capable de se griser pour me plaire !... Ah ! il faudra pourtant bien que je lui dise...

Haut.

Allons, suivez-moi !

HENRI.

Vous me tiendrez compagnie, n’est-ce pas ?...

JENNY.

En buvant du rhum, peut-être ?...

HENRI.

Pourquoi pas... ça fait faire aux femmes une grimace tout-à-fait gentille.

JENNY.

Eh bien ! monsieur, vous vous passerez de la grimace.

HENRI, saluant Octavie.

À l’honneur de vous revoir, madame.

 

 

Scène IV

 

OCTAVIE, seule

 

Mon beau-frère va venir... et que va-t-il m’annoncer ?... Mon avenir maintenant, quel sera t-il ?... Ce château, cette terre, c’est à M. Victorin Geoffray que tout cela avait été donné par son empereur !... faudra-t-il donc les quitter ?... sur tout mon joli boudoir, que j’avais fait décorer avec tant de goût et d’élégance... Mais aurais-je le droit de me plaindre ?... Cet homme, qui fut mon mari, me doit-il quelque chose ?... Me suis-je montrée pour lui ce qu’il pouvait espérer peut-être ?... N’ai-je pas été fière et dédaigneuse ?... Ne l’ai-je pas offensé dans sa famille ?... mais comme il s’en est vengé !... de quelle façon il m’a traitée... c’est une... bégueule !... une bégueule ?... voilà dans quels termes il aura parlé de moi à son frère !... Eh bien ! non, je ne veux pas qu’il me juge ainsi... s’il a des préventions, je les détruirai ! je le forcerai de convenir que son frère fut injuste et cruel envers moi... et ce sera ma vengeance !...

Air : Tyrolienne d’Emma.

Quel espoir !
Pour me voir,
Qu’il vienne !
Sa haine
S’éteindra ;
Il lira
Dans ce cœur qu’on déchira ;
Il me plaindra.
Il va sans doute être froid et sévère !
Qu’importe ?... Je veux aujourd’hui,
Si je n’eus pas l’amour de mon mari,
Conquérir l’amitié d’un frère.
Il faut qu’en lui
J’ai un appui.
Quel espoir !
etc.

UN DOMESTIQUE.

M. le cointe Geoffray demande la permission de se présenter devant madame.

OCTAVIE.

Ah ! comment dites-vous ?... M. le comte. ?...

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame, c’est bien ainsi qu’il s’annonce.

OCTAVIE.

Vraiment ?... Priez-le d’entrer.

Le domestique sort.

Comte !... il est comte, lui !...

 

 

Scène V

 

VICTORIN, OCTAVIE

 

VICTORIN, entrant, vêtu de noir, et a le ruban à la boutonnière.

Madame !... 

OCTAVIE, poussant un cri.

Ciel !... ces traits...

VICTORIN.

Produisent sur vous, je le vois, madame, l’effet qu’ils font sur toutes les personnes qui ont connu mon frère ; mais cette ressemblance, vous ne l’ignoriez pas.

OCTAVIE, l’examinant.

Non sans doute, et pourtant elle est si extraordinaire...

VICTORIN.

Peut-être c’est elle aussi qui augmente mes craintes, et qui me faisait hésiter à me présenter devant vous. 

OCTAVIE.

Comment ?...

VICTORIN.

N’est-ce pas une raison pour vous déplaire ?

OCTAVIE.

Mais... non, monsieur.

VICTORIN.

S’il eût été possible de traiter loin de vous les tristes affaires qui m’ont fait entreprendre ce voyage, j’aurais épargné à votre délicate susceptibilité un souvenir... aussi désagréable.

OCTAVIE.

Pouvez-vous parler ainsi, monsieur ?... votre frère...

VICTORIN.

Mon frère ?... je sais qu’il avait des habitudes bien différentes des vôtres !... Que voulez-vous ?... la main devient plus rude à manier un sabre qu’à remuer un éventail !... Peut-être se fût-il formé près de vous !... mais de quoi vais-je vous occuper ?... Je dois me renfermer dans la mission que je viens remplir ici... D’abord, vous saurez que mon frère, nommé aide-de-camp de l’empereur, a reçu de lui de nombreuses faveurs.

OCTAVIE.

Mais... vous aussi, monsieur !... car vous portez un titre...

VICTORIN.

En effet, le titre de comte !... Une affaire importante dans laquelle j’eus le bonheur de rendre service à l’état...

OCTAVIE.

Votre frère vivait encore quand vous l’avez obtenu ?...

VICTORIN.

Sans doute !... Oh ! il mettait, lui, peu de prix à des titres. La célébrité qu’on attache à son nom, disait-il, quelques grandes actions, quelques nobles projets, voilà la vraie noblesse ! Mais il ajoutait : Quand l’empereur décore un brave, c’est comme s’il disait aux autres : Honorez-le pour les actions passées !... Et à lui : Distinguez-vous par les actions à venir !... Et il eût accepté !...

OCTAVIE.

Ah !... mais savez-vous, monsieur, que les idées de votre frère, rendues par vous, il est vrai, me paraissent bien différentes de celles que je lui ai connues ?

VICTORIN.

Je leur prête peut-être les formes d’un langage... qui n’était pas le sien ; mais je ne dis rien, je vous jure, qu’il n’ait pensé comme moi !... Seulement, averti par son malheur, je ne voudrais ni vous déplaire ni vous irriter... et cependant...

OCTAVIE.

Quoi donc ?...

VICTORIN.

C’est que, pour expliquer clairement, pour terminer nos affaires d’intérêt, la présence de M. Choupineau serait nécessaire.

OCTAVIE.

Eh bien ?...

VICTORIN.

Je n’ai pas osé le lui dire.

OCTAVIE.

Pourquoi cela, monsieur ?

VICTORIN.

Oh !... je sais votre répugnance pour de simples cultivateurs dont le langage et les manières...

OCTAVIE, à part.

J’en étais sûre !... Il lui a tout conté !...

Haut.

Vous êtes dans l’erreur, monsieur !...

Elle sonne ; un domestique entre.

Courez vite à la ferme ; dites, de ma part, à M. et à madame Choupineau que je les prie de vouloir bien me faire l’honneur de se rendre au château, et surtout, les plus grands égards !...

VICTORIN.

Il est inutile qu’on aille jusqu’à la ferme ; M. et madame Choupineau sont à l’auberge du village.

OCTAVIE.

Ah !

Au domestique.

Vous entendez ?... ne perdez pas une minute.

Le domestique sort.

Vous finirez, je l’espère, monsieur, par prendre de moi une opinion meilleure et plus juste que celle qu’on vous a donnée ; j’espère aussi que nos affaires se traiteront amicalement, sans contestation, sans procès...

VICTORIN.

C’est mon désir !... Et je ne fais en cela que suivre les intentions de mon frère !... Une dernière lettre de lui...

OCTAVIE.

Une lettre ?... ne pourrai-je la voir ?

VICTORIN.

Vous la verrez, madame ! Elle est dans mon portefeuille ; mais je l’ai laissé à l’auberge...

OCTAVIE.

Oh !... à l’auberge !... quand ce château est à votre frère... à vous... plus qu’à moi !... Comment n’êtes-vous pas descendu ici ?...

VICTORIN.

Aurais-je osé prendre cette liberté ?... Je sais que vous ne recevez que de la plus haute noblesse, et la mienne est si récente !...

OCTAVIE.

Il ne s’agit pas de la date !... Et quand les manières sont élégantes, les sentimens distingués, que peut-on craindre... ou désirer ?...

À part.

Ah ! si mon mari eût été ainsi ?...

VICTORIN.

Je n’userai point de votre permission, madame ; car je n’oublie pas le malheur de Victorin.

OCTAVIE.

Et vous ne le pardonnez point ?

VICTORIN.

Je ne veux pas au moins le partager.

OCTAVIE.

Que dites-vous ?

VICTORIN.

Je dis, madame, que je ne voudrais pas vous paraître importun, désagréable !... vous déplaire enfin.

OCTAVIE.

Vous êtes si loin de suivre le même chemin que lui, qu’il est peu naturel de craindre d’arriver au même but.

VICTORIN.

Je n’ose vous remercier ; car, ici, mon éloge est la satire de mon pauvre frère.

OCTAVIE, à part.

Beau comme lui !... Mais quelle différence de manières et de langage !...

 

 

Scène VI

 

HENRI, JENNY, VICTORIN, CHOUPINEAU, MADAME CHOUPINEAU, OCTAVIE

 

JENNY, au fond.

Entrez, entrez !...

Elle s’avance.

Octavie, c’est monsieur et madame Choupineau...

OCTAVIE.

Ah !... qu’ils viennent !

MADAME CHOUPINEAU, à Henri.

Après vous, mon jeune officier !... Est-il gentil avec ses petites moustaches ?...

CHOUPINEAU, à Octavie qui est allée au-devant d’eux.

Madame, vous nous avez fait prier de nous rendre au château, et j’arrive avec mon épouse...

OCTAVIE.

Soyez les bienvenus, monsieur et madame Choupineau !... Je regrette beaucoup que des circonstances, indépendantes de ma volonté, je vous assure, vous aient tenus éloignés de moi si longtemps ; mais, vous le savez, dans les petites querelles qui troublent nos relations en ce monde, il y a souvent plus de malentendu qu’autre chose.

MADAME CHOUPINEAU, à part.

Ouais !... queu revirement !

HENRI, bas à Jenny.

C’est comme dans la tactique !... un changement de front complet !...

JENNY, examinant Victorin.

Quelle ressemblance !...

OCTAVIE.

Les tristes affaires qui amènent ici M. le comte exigent votre présence pour une foule de renseignements, et j’espère que vous voudrez bien loger au château.

CHOUPINEAU.

Madame !...

OCTAVIE.

Je vous en prie, ne me refusez pas !... vous me feriez sentir que vous m’en voulez encore !

MADAME CHOUPINEAU.

Pas du tout !... mon homme et moi je n’avons pas plus de fiel qu’un poulet.

OCTAVIE.

Ainsi, voilà qui est convenu !... vous acceptez ?...

MADAME CHOUPINEAU.

Mon dieu, ma chère dame, vous nous confusionnez !... je sommes des gens tout ronds, voyez-vous ; il n’y a pas besoin de tant de façons avec le père et la mère Choupineau, et, comme on dit, faut pas tant de beurre pour faire un quarteron !...

OCTAVIE, à part.

Celui-là, du moins, ne dira pas que je suis fière et bégueule !...

CHOUPINEAU.

Ah ça ! mon chère Émile, tu n’as pas encore fait connaissance avec tout le monde ici ; je ne l’ai pas présenté notre petite Jeannette, ou, pour mieux parler, mademoiselle Jenny de Maurienne.

VICTORIN.

Mon frère m’a souvent parlé de vous, mademoiselle ; votre nom était dans toutes ses lettres ; je sais que vous aviez de l’amitié pour lui, et je serais heureux que vous voulussiez bien en reporter un peu sur moi.

JENNY.

Monsieur...

À part.

En vérité, j’ai toutes les peines du monde à ne pas l’appeler Victorin.

VICTORIN, souriant.

J’ai appris aussi que mon frère vous tutoyait !... Je le remplace à présent, et je voudrais lui succéder en tout !... S’il m’était donc permis de réclamer la même familiarité...

HENRI, à part.

Eh bien ! a-t-on jamais vu ?... comme si ça faisait partie de la succession ?...

VICTORIN, à Jenny.

Vous hésitez ?...

JENNY.

Mais c’est que, monsieur Émile, avec vous c’est si différent !...

VICTORIN, souriant.

Vous croyez ?... allons, laissez-moi, du moins, espérer que cela viendra. 

Il lui baise la main.

OCTAVIE, à part.

Comme il est affectueux pour elle !... comme il a été froid pour moi !...

JENNY, à demi-voix à Henri.

Voyez comme il a pris tout de suite les habitudes d’un comte ?

HENRI, à demi-voix.

Il est tellement comte, qu’il en est marquis !... C’est bien ridicule, n’est-ce pas ?

JENNY.

Ridicule ?... par exemple !...

CHOUPINEAU, à Victorin.

Faut pas que ces petites simagrées-là t’offusquent, mon cher Émile... Ah ! dam, on a pris le ton du grand monde, on est même devenu un brin mijaurée.

HENRI.

Qu’est-ce que vous dites donc, monsieur Choupineau ?

CHOUPINEAU.

Je dis la vérité.

MADAME CHOUPINEAU.

Je vous conseillons de reprendre vot’ robe noire, et de troquer votre chapeau à plumet contre un bonnet carré.

HENRI.

Est-il possible ?...

OCTAVIE.

Madame Choupineau, ces messieurs ont sans doute à parler d’affaires ; permettez-vous que je vous indique l’appartement que je vous destine ?

MADAME CHOUPINEAU.

Très volontiers, madame.

OCTAVIE.

Veuillez me suivre.

À Jenny et à Henri.

Venez avec nous et laissons ces messieurs ensemble.

À Victorin.

Je vous reverrai bientôt, monsieur le comte ; vous ne quittez pas le château ?

VICTORIN.

Un instant seulement, madame, pour aller prendre mon portefeuille à l’auberge.

OCTAVIE.

Restez, monsieur, je vais donner des ordres pour qu’on vous l’apporte.

Elle va vers le fond, en faisant des politesses à madame Choupineau, en l’engageant à passer devant elle.

HENRI.

Mademoiselle Jenny, il faudra que vous m’expliquiez...

JENNY.

Mon dieu, que voulez-vous que je vous explique ? ce n’est pas ma faute !...

HENRI, à lui-même.

C’est à se faire sauter la cervelle !... mille tonnerres !...

OCTAVIE, se retournant.

Hein ?...

HENRI.

Pardon, madame !... c’est moi qui ai juré ?... Une habitude que j’avais prise pour plaire à ma demoiselle Jenny.

OCTAVIE.

Pauvre garçon !... venez !...

 

 

Scène VII

 

CHOUPINEAU, VICTORIN

 

VICTORIN, éclatant de rire.

Ah, ah, ah !... Victoire !... Elle a donné dedans !... Eh bien ! cousin Choupineau, dites-moi si je joue bien la comédie.

CHOUPINEAU.

On ne peut pas mieux, Victorin !... on ne peut pas mieux ?... C’est une justice à te rendre !...

VICTORIN.

Par exemple, il était temps que ça finît !... je retenais une envie de rire qui m’aurait fait crever si ça avait duré dix minutes de plus.

CHOUPINEAU.

Dam ! je conviens qu’il y avait de quoi.

VICTORIN.

Jenny, la cousine Choupineau, le petit capitaine et ma femme, tout le monde y a été trompé !...

CHOUPINEAU.

Quand j’ai reçu la lettre où tu me confiais toute la manigance, je n’ai rien voulu dire à mon épouse, parce que ça bavarde, ça bavarde !... vraie pie !... Mais ça me vexait dans le fond !... Elle te regrettait, elle te pleurait de si bon cœur, la brave femme !...

VICTORIN.

Elle se consolera en me voyant ressuscité.

CHOUPINEAU.

Mais quelle diantre d’idée t’est venue là ?...

VICTORIN.

Une idée excellente !...

CHOUPINEAU.

Je ne comprends pas bien ?

VICTORIN.

Que voulez-vous, cousin Choupineau ? j’ai passé deux cruelles années !... J’avais ma femme, j’avais le malheur de la trouver charmante, je lui déplaisais... et je dus partir !... Parce qu’en appeler à mes droits, faire le tyran, le despote, ça ne m’allait pas !... Mais comme j’ai souffert !... À l’armée mes camarades se moquaient de moi ! « Ta femme n’a pas voulu de toi, me disaient-ils, elle t’a prié poliment de décamper, et tu as filé comme un nigaud ! » Il m’était même revenu aux oreilles qu’elle s’était vantée de m’avoir tenu à distance... Et j’étais vexé !... mais vexé !...

CHOUPINEAU.

Je conçois ça !...

VICTORIN.

J’avais beau tâcher de me distraire, d’oublier la bégueule, pas moyen !... C’était l’éternel sujet des plaisanteries du bivouac : une fois même il me sembla que l’empereur avait souri en me regardant.

CHOUPINEAU.

L’empereur ?... Voyez un peu de quoi il se mêle !...

VICTORIN.

Oh !... il se mêle de tout, celui-là !... Le souvenir de ma femme ne me quitta plus !... Les jours de bataille, au plus fort de l’action, son image était devant mes yeux : dans les longues nuits de la solitude des camps, lorsque le silence n’est troublé que par le qui-vive des sentinelles et le pas lent et mesuré des patrouilles, c’était à ma femme que je pensais : Je prononçais son nom avec dépit, avec rage !... C’était devenu une idée fixe, une monomanie conjugale.

CHOUPINEAU.

En vérité ?...

VICTORIN.

À force de songer toujours à la même chose, je finis par me monter la tête !... Comment, me disais-je, j’ai vaincu à Vienne, Berlin, Dresde, Munich ; j’ai fait la conquête de dix capitales, et je ne ferai pas la conquête de ma femme ?... alors savez-vous ce que j’imaginai ?

CHOUPINEAU.

Non vraiment !...

VICTORIN.

Je pris un grand parti !... Ah ! me dis-je, ce sont mes manières, mon ton, et mon langage qui la blessent ?... Eh bien ! nous verrons !... Nous étions à Vienne alors : pour me former aux belles façons aristocratiques, je me fis l’amant d’une duchesse autrichienne.

CHOUPINEAU.

Bah !...

VICTORIN.

Dam ! c’était rude !... Mais j’étais résolu à tout !... Croiriez-vous que j’ai eu le courage d’étudier trois grands mois ?...

CHOUPINEAU.

Oui-dà ?

VICTORIN.

Sarpebleu ! j’étais à une fière école, allez !... Ma duchesse avait trente-quatre ou trente-cinq quartiers au moins !... Elle m’a fait faire un fameux apprentissage !... Mais, dès que mon éducation fut terminée, je la plantai là !...

CHOUPINEAU.

Oh ! oh !...

VICTORIN.

Alors la paix me permettait de rentrer en France, je n’avais plus à faire la guerre qu’à ma femme, j’avais toutes mes munitions de combat, et je me décidai à engager l’affaire.

CHOUPINEAU.

C’est drôle !...

VICTORIN.

J’arrangeai tout avec mon frère Émile, je lui empruntai son nom, je mis bas les moustaches, j’endossai l’habit noir, et me voilà !... J’ai joliment joué mon rôle, hein ?...

CHOUPINEAU.

Mais oui !...

VICTORIN.

Que sang-froid ! quelle dignité !... j’avais l’air d’un chambellan !... J’étais absurde !...

CHOUPINEAU.

Ah ça ! mais, dis-donc, tu es comte à présent, toi !

VICTORIN.

Vraiment oui !... et ma femme croit que c’est à mon frère que ce titre appartient.

CHOUPINEAU.

Air du Verre.

À c’t’heure il faut donc qu’ nous t’nommions
Monsieur le comte ?... Ça m’étonne !...
Car, j’ m’en souviens, quand nous parlions,
D’ ces nouveaux noms qu’ l’emp’reur vous donne,
Tu m’ disais : « Cousin Choupineau,
« Ces faveurs-là, je les dédaigne !...
« Un titre n’est qu’un écriteau :
« Bon vin n’a pas besoin d’enseigne. »

VICTORIN.

Vous avez raison !... mais c’est une fantaisie de l’empereur, et ma foi !...

CHOUPINEAU.

À la bonne heure !... mais après avoir attrapé ta femme, que prétends-tu ?...

VICTORIN.

Ce que je prétends !... Je prétends obtenir un double succès !... Je veux qu’on regrette le mort, et qu’on aime le vivant !...

CHOUPINEAU.

Bon ! bon !... je devine !... et après... suffit !...

VICTORIN.

Après, sarpebleu !... après ?... vous verrez !... Ah ! j’apporte ici deux années de colère et de rancune !... Il faut qu’elle enrage à son tour !... Elle m’aimera, mille tonnerres ! et elle apprendra ce que fait souffrir un amour dédaigne !... Je veux lui faire payer mes tourments, les railleries que j’ai dévorées pour elle !... Du côté de l’argent, elle sera riche, elle sera heureuse !... mais de l’amour, de l’affection... jamais !... Je veux en donner, et je n’en prendrai pas !... Ah ! mademoiselle de la Morlandière, vous saurez de quel bois se chauffe un aide-de-camp de l’empereur !... J’aurai ma revanche !... Vous voudrez de moi, et je ne voudrai plus de vous !... Je vous camperai là !... Et je m’en vanterai aussi !... Et toute l’armée le saura !... Et je le ferai carillonner, s’il le faut, par tous les tambours de ma brigade...

CHOUPINEAU.

Diable ! diable ! dis donc, Victorin ?... Moi, fonctionnaire public, maire de mon village, m’associer à une pareille vengeance !...

VICTORIN.

Pourquoi pas ?

CHOUPINEAU.

Au fait, je n’ai pas mon écharpe.

VICTORIN.

Laissez-moi faire, cousin, notre tour est venu !... Mon début a déjà produit son effet, et ma vengeance est commencée !... Avez-vous vu comme elle est adoucie ?... Sarpebleu, ça ne suffit pas !... Mais silence... on vient... à mon rôle !... Tiens c’est le petit capitaine !... Qu’est-ce qu’il nous vent ?...

 

 

Scène VIII

 

CHOUPINEAU, VICTORIN, HENRI

 

HENRI, vivement à Victorin.

Monsieur le comte !...

VICTORIN.

Monsieur.

HENRI.

Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous : vous ignorez qui je suis ?

VICTORIN, à part.

Ah ! j’ignore !... Il est bon là le fantassin !...

Haut.

Je sais que vous êtes capitaine dans l’armée française, et je vous en fais mon compliment.

HENRI.

Mais en même temps, monsieur, je suis amoureux de mademoiselle Jenny.

VICTORIN.

Cela ne m’étonne pas.

HENRI.

Je viens d’avoir avec elle une explication qui était devenue nécessaire, et par suite, il faut que j’en aie une avec vous.

VICTORIN.

Parlez, monsieur.

HENRI.

Sachez qu’il y a deux ans, pour plaire à mademoiselle Jenny, j’ai renoncé à mes travaux, à mes habitudes ; je me suis modelé sur votre frère.

VICTORIN.

Était-ce un bon moyen de plaire à une femme ?

HENRI.

Je le croyais alors ; on me l’avait dit, on avait même daigné me l’écrire !... Eh bien ! à présent, ce n’est plus cela !... Elle vient de me déclarer que, pour se faire aimer d’elle, il faut être comme vous.

VICTORIN.

Vraiment.

CHOUPINEAU, à part.

Il a du guignon, le petit officier.

HENRI.

C’est ainsi que j’étais il y a deux ans, et l’on ne pouvait pas me souffrir !... Je n’ai rien négligé pour que la métamorphose fût complète ; mais, que diable ! je ne peux pas changer comme ça à chaque instant !... Je ne suis pas un homme d’état, moi !

VICTORIN.

Je vous en fais encore mon compliment.

HENRI.

Merci ! mais c’est votre présence, c’est votre langage doucereux, c’est votre mielleuse galanterie qui menuisent maintenant dans son esprit, et je viens vous demander, monsieur, si votre intention est de lui faire la cour ?...

VICTORIN, bas à Choupineau.

Oh !... quelle idée !... donner de la jalousie à ma femme !...

CHOUPINEAU, bas.

Bravo !... t’as raison !...

HENRI, à Victorin.

Daignez-vous me répondre, monsieur ?...

VICTORIN.

Que vous dirai-je ?... je ne m’engage à rien !... Mademoiselle Jenny est charmante, et puisqu’elle veut bien me trouver aimable...

HENRI.

Ce n’est pas ainsi qu’on répond, monsieur !... c’est un oui ou un non que je vous demande avec la franchise d’un militaire.

VICTORIN.

Monsieur, je suis conseiller d’état.

HENRI.

Cela empêche-t-il de dire sa pensée ?

VICTORIN.

J’ai été employé dans la diplomatie.

HENRI.

À merveille !... mais moi, qui ne suis point diplomate, je vous dirai franchement que je ne suis pas d’humeur à souffrir un rival.

VICTORIN, bas à Choupineau.

Tudieu !... c’est un petit César que ce conscrit là !...

CHOUPINEAU, bas.

Il est amusant !...

HENRI.

J’ajouterai que, si votre intention est de profiter des dispositions favorables de mademoiselle Jenny pour vous, il faudra auparavant, monsieur, que vous me tuiez ou que je vous tue.

VICTORIN.

J’ai eu l’honneur de vous dire, monsieur, que je suis conseiller d’état.

HENRI.

Ah !... c’est trop fort !... si votre pauvre frère vivait, que dirait-il, lui si brave, si loyal ?...

VICTORIN.

Mon frère n’en ferait ni plus ni moins que moi, je vous le proteste !

HENRI.

Oh ! pardieu, nous verrons !... Je vous proteste, moi, que je saurai bien vous contraindre... c’est une horreur !... une abomination, et, mille tonnerres !...

VICTORIN, bas à Choupineau.

Dans sa fureur, il est gentil à croquer !...

 

 

Scène IX

 

CHOUPINEAU, VICTORIN, JENNY, OCTAVIE, HENRI

 

OCTAVIE.

Eh ! bon dieu !... quels sont ces cris ?...

JENNY.

Qu’y a-t-il donc ?

VICTORIN.

Oh ! peu de chose, mademoiselle !... M. le capitaine qui veut me tuer pour m’empêcher de vous plaire... et de vous aimer.

JENNY.

Ah !...

OCTAVIE, à part.

L’aimer ?... elle !...

JENNY, à Henri.

De quoi vous mêlez-vous, je vous prie ?

HENRI, à part.

Voyez-vous !... elle serait bien aise d’en être aimée.

VICTORIN.

J’excuse la colère de monsieur ; car, en vous voyant, mademoiselle, je comprends sans peine ce qu’il éprouve.

OCTAVIE, à part.

Serait-il possible ?

VICTORIN.

Mais monsieur s’apaisera !... il est trop raisonnable.

HENRI.

Eh non, monsieur, mille fois non ! je ne suis pas raisonnable, je suis amoureux !

VICTORIN.

Vous ne vous étonnerez donc pas qu’on le devienne.

OCTAVIE, à part.

Devenir amoureux de Jenny !... lui !...

VICTORIN, bas à Choupineau.

Regardez-la !... elle est vexée !... ça chauffe, cousin Choupineau, ça chauffe !

OCTAVIE.

Un peu d’irritation de la part de M. Henri me semblerait assez naturel ; car Jenny ne peut pas oublier les preuves d’amour et de dévouement qu’il lui a données.

HENRI.

N’est-il pas vrai que ce serait bien mal ?...

VICTORIN, avec ironie.

Et madame s’entend en reconnaissance ! elle sait de quel prix on paie le dévouement et l’amour.

CHOUPINEAU, à part.

Attrape !

OCTAVIE.

Ah ! monsieur...

VICTORIN.

Pardon ! je néglige les importantes affaires qui m’ont appelé ici ; mais que ne ferait pas oublier la présence de mademoiselle... et la vôtre madame ?...

OCTAVIE, à part.

Ah ! elle d’abord... et moi ensuite... par politesse...

LE DOMESTIQUE, entrant.

Voici le portefeuille de M. le comte.

OCTAVIE.

Posez cela ici.

VICTORIN.

Vous voulez donc bien permettre, madame...

OCTAVIE.

À l’instant même, monsieur.

VICTORIN, allant s’asseoir à la table de droite.

Capitaine, nous reprendrons l’entretien plus tard.

HENRI.

Je l’espère bien.

À Octavie.

Parlez pour moi, je vous en prie...

CHOUPINEAU, qui a suivi Victorin, bas.

Je te dis que tu n’y tiendras pas.

VICTORIN, bas.

Si je faiblis, je vous permets de m’appeler imbécile.

Chœur. (Quatuor de Lestocq.)

OCTAVIE et JENNY.

Quel trouble dans mon âme !
Hélas ! et quel malheur
Quand la raison réclame
Contre les vœux du cœur !

HENRI.

Quel trouble dans son âme !
Adieu tout mon bonheur !
En vain je le réclame ;
Plus d’espoir pour mon cœur !

VICTORIN.

Enfin donc pour mon âme
Brille un espoir flatteur !
Me venger de ma femme
Et punir sa rigueur.

CHOUPINEAU.

Gare que de ta femme
Le coup d’œil séducteur,
En rallumant ta flamme,
Ne reprenne ton cœur.

 

 

Scène X

 

OCTAVIE, VICTORIN, assis, et tirant plusieurs papiers de son portefeuille

 

OCTAVIE.

Que se passe-t-il donc dans mon cœur ? je me sens triste, mal à l’aise.

Air de Teniers.

Le sentiment qu’à son aspect j’éprouve
Malgré moi me trouble aujourd’hui :
C’est mon mari qu’en rêve je retrouve,
Il me semble être devant lui.
Quand je le vois, chaque regard ajoute
Au pouvoir qu’il vient d’usurper ;
Mais surtout, lorsque je l’écoute,
Je voudrais ne pas me tromper.

VICTORIN, se levant, tient un écrin, une lettre et un parchemin.

Êtes-vous prête à m’entendre, madame ?... Mais quand j’y pense ; troubler la solitude d’une jeune et jolie femme, pour lui parler d’affaires... c’est bien barbare !... vous allez peut-être me prendre, moi aussi, pour un sauvage qui ne comprend ni votre ennui... ni son bonheur...

OCTAVIE.

L’un n’est pas plus réel que l’autre, monsieur : je vous entendrai... sans ennui... et certes votre bonheur n’est pas auprès de moi.

VICTORIN.

Le croyez-vous ?

OCTAVIE.

J’en suis sûre ! et si j’avais pu en douter, n’avez-vous pas vous-même, il y a peu d’instants, pris soin de me le faire entendre ?... Regardez donc, monsieur, je suis seule !... Jenny n’est pas là...

VICTORIN, à part.

Bon ! le coup a porté.

OCTAVIE.

Au reste, c’est fort naturel.

VICTORIN.

Oh ! sans doute ! vous pensez qu’élevée simplement, et dans des habitudes un peu communes, la filleule de M. Choupineau conviendrait au cousin de M. Choupineau.

OCTAVIE.

En vérité, monsieur, vous interprétez bien mal mes paroles ! et c’est la suite des préventions que vous avez apportées ici contre moi ! Si Jenny n’avait pas ajouté à son bon cœur et à son esprit naturel toutes les grâces de la bonne éducation, je ne supposerais pas qu’elle pût plaire à celui qui réunit tous ces avantages.

VICTORIN, vivement.

Que vous êtes aimable !...

Se reprenant.

Je sais, il est vrai, combien la politesse apprend aux femmes d’un rang élevé à se contraindre avec des étrangers, à feindre des sentimens qu’elles n’ont pas, à cacher la répugnance qu’on leur inspire.

OCTAVIE.

Ah ! monsieur...

VICTORIN.

Mais je sais aussi que rien n’est perdu ; que le temps et l’intimité les rendent à leurs vrais sentiments : mon frère l’apprit bientôt près de vous.

OCTAVIE.

Toujours des reproches ! vous m’accusez d’avoir été cruelle envers votre frère, d’être injuste envers vous ! et si vous aviez tort, monsieur ? si c’était vous qui fussiez en même temps injuste et cruel envers moi ?

VICTORIN.

Ah !... je serais charmé que vous voulussiez bien me prouver cela.

OCTAVIE, souriant.

Daignez m’en dispenser ; ce n’est pas là, monsieur, le motif de votre voyage.

VICTORIN.

Qui sait ?...

OCTAVIE.

Et si vous m’en croyez, vous parlerons d’affaires, ce sera plus intéressant.

VICTORIN.

Peut-être.

OCTAVIE.

Je suis à vos ordres, et je vous écoute.

VICTORIN, à part.

C’est juste ! songeons à ma vengeance.

Il s’assied près d’elle.

Mon frère, madame, m’a chargé de traiter avec vous suivant ma volonté, et par conséquent selon vos désirs. Voici d’abord un écrin qu’il n’osa point vous envoyer lui-même, de peur que la main qui l’offrait n’ôtât quelque chose au mérite de cette parure.

OCTAVIE, vivement.

Toujours parler de fâcheux souvenirs ! Me laissa-t-il le temps de l’aimer et de mettre du prix à ce qui venait de lui ?... Ne repoussa-t-il pas cette... affection... que je m’étais sentie disposée à lui accorder dès le premier moment où je l’ai vu ?

VICTORIN, vivement.

En vérité !

OCTAVIE.

Air : Un matelot. (de Mme Duchambge.)

Au premier mot, il s’éloigne, il m’évite...
Pas un instant, un seul, pour réfléchir !...

VICTORIN.

L’empereur veut qu’on réfléchisse vite ;
Pour Victorin, penser c’était agir !...

OCTAVIE.

S’il eût voulu d’une injuste colère
Auprès de moi se laisser désarmer,
J’aurais peut-être essayé de lui plaire,
Il eût peut-être essayé de m’aimer.

VICTORIN, à part.

Je conviens que le premier mouvement avait été bon ; mais le second ne valait pas le diable !

OCTAVIE.

Il ne me laissa que le temps d’avoir tort...

Souriant avec coquetterie.

S’il eût attendu, j’aurais eu peut-être le temps d’avoir raison.

VICTORIN, à part.

Sarpebleu ! qu’elle est gentille !...

Revenant à lui.

Parlons d’affaires, madame !... Voici un parchemin...

OCTAVIE.

Qu’est cela ?

VICTORIN.

Le titre de comtesse.

OCTAVIE.

Pour moi !

VICTORIN.

Oui, madame ; comprenant le chagrin que vous pouviez ressentir d’avoir échangé l’ancien nom de vos aïeux contre un nom... plébéien, j’ai voulu du moins qu’il fût accompagné d’un titre. Je l’ai sollicité et obtenu pour vous.

OCTAVIE.

Ce nom, votre frère l’avait rendu glorieux... cela m’eût suffi.

VICTORIN, à part.

C’est étonnant, ma parole d’honneur !... mais, bah !... simagrées auxquelles je ne me laisserai pas prendre.

Haut.

Des bienfaits de l’empereur Victorin avait acheté un hôtel dans le faubourg Saint-Germain ; il l’avait embelli... avec une pensée... puis il hésita !... pour que vous pussiez l’habiter, il eût fallu qu’il y fût avec vous !... et... vous n’auriez pas consenti !

OCTAVIE, vivement.

Encore !... et qui vous dit, monsieur, que je n’ai pas trouvé pénible cette séparation qu’il m’imposa ?... que je n’ai pas souhaité le revoir ?

VICTORIN, vivement.

Serait-il vrai ?

OCTAVIE.

Mais qu’importe ?... comme vous le disiez, monsieur, parlons d’affaires.

VICTORIN se remettant.

L’hôtel... vous appartient, madame ; et ce château, qui fut jadis un bien de votre famille, qui était devenu une propriété de l’état, et que le chef de l’état avait donné à mon frère, il y aurait de la cruauté à vous l’enlever...

OCTAVIE, avec un peu d’attendrissement.

Oui, je l’avoue, il me serait cruel de quitter des lieux... que j’aurais dû habiter avec mon mari, et où je crois aujourd’hui le voir... sous une forme nouvelle.

VICTORIN, vivement.

Quoi donc !... vous fut-il cher, en effet ?... et m’avez-vous vu avec plaisir ?

OCTAVIE, d’un ton plus froid et se levant.

Parlons d’affaires, monsieur.

VICTORIN, d’un ton plus froid.

Ce château est à vous.

OCTAVIE.

Je l’habiterai !... il fut le confident de mes peines, de ma tristesse.

VICTORIN.

Des peines ? de la tristesse ?... vous !...

OCTAVIE.

Croyez-vous donc, monsieur, que ces deux années de solitude aient été bien joyeuses ?... voilà pourtant deux de ces années qu’on appelle les plus belles de la vie, et qui pour les autres femmes sont marquées par les plaisirs et par...

VICTORIN.

Et par l’amour ?...

À part.

Pauvre femme !... il faut être juste et elle a raison.

OCTAVIE.

Moi, seule ici, sans les espérances des jeunes filles, sans le bonheur des jeunes femmes, n’ayant aucune distraction à un malheur sans remède, personne à qui confier mes ennuis, pas un ami... ah ! si fait, un seul, mon miroir, qui me disait que, si je continuais à m’attrister ainsi, je deviendrais laide à faire peur !...

VICTORIN, vivement.

Votre miroir mentait, madame !...

Se remettant.

Ou vous avez cessé de vous attrister.

OCTAVIE.

Pensez-vous que cette existence ait été bien agréable ?...

VICTORIN.

Le fait est que cela ne devait pas être fort gai !...

À part.

C’est égal !... il faut que je la punisse !... que diraient mes camarades, si j’allais fléchir ?... Non, morbleu !... je ne fléchirai pas !...

OCTAVIE, allant se rasseoir ; Victorin la suit.

Revenons aux intérêts qui nous occupent. J’en conviens, éblouie un moment par ces riches présents, ils m’ont charmée ; mais je réfléchis !... tous ces biens, dont vous me comblez, m’étonnent et m’embarrassent : votre frère qui mourut... sans connaître mon cœur... vous, monsieur, qui me semblez avoir adopté ses idées, vous êtes trop généreux !... je ne puis rien accepter de celui qui crut que je ne l’aimais pas... et encore moins de celui qui ne doit pas m’aimer.

VICTORIN.

Que dites-vous, madame ?... la volonté d’un mourant est sacrée...

OCTAVIE.

Celle des vivants a bien aussi ses droits.

VICTORIN.

La lettre de mon frère...

OCTAVIE.

Ah !... cette lettre, voyons-la, monsieur !... mais, avant d’apprendre ce qu’elle renferme, je veux vous répéter que je n’accepte rien !... Écoutez-moi !... qu’une fois mon cœur se fasse connaître !... oui, j’ai eu des torts !...

VICTORIN, vivement.

Vous en convenez ?

OCTAVIE.

Pourquoi pas, si cela est vrai ?

VICTORIN, à part.

Elle en convient... oh !... n’importe ! je me cuirasse et je me vengerai !...

OCTAVIE.

Mes chagrins... car j’ai souffert !... mes chagrins n’ont pas tout expié !... Votre frère, monsieur, il méritait qu’une femme bonne et douce vînt char mer par son amour sa vie pleine d’actions glorieuses, de fatigues et de dangers !... toute autre femme eût chéri de semblables devoirs, adoré un tel mari... et il n’est plus !... et moi, moi, je lui ai volé deux années de bonheur !... et, si jeune, il est mort !... et je ne puis réparer... non, je le répète, non, je ne veux rien de lui !...

VICTORIN, à part.

Sarpebleu !... il faut du courage.

Haut.

Lisez donc sa lettre, madame.

OCTAVIE, lisant.

« Mon frère, je vais mourir !... c’est à peine si ma main pourra tracer mes dernières volontés ; mais elles sont toutes renfermées dans une seule : qu’Octavie soit heureuse !... que tout ce que la victoire me donna, au prix de ma vie, soit son héritage. Peut-être sa haine... »

Parlé.

Oh ! encore ce mot affreux !...

Lisant.

« Fera place à un peu de reconnaissance !... dis-lui que mon cœur n’était pas dur et cruel !... »

Parlé.

Qui l’en accusait ?...

Lisant.

« Que je l’ai regrettée chaque jour ; que je fus bien malheureux !... »

Parlé.

Ah ! je ne puis plus lire !...

VICTORIN, prenant la lettre et s’animant, lit.

« Bien malheureux de n’être pas aimé !... car je l’aimais... avec tendresse... avec passion !... et j’aurais trouvé dans son amour un bonheur au-dessus de tous les biens de ce monde... »

OCTAVIE, pleurant.

Oh ! mon dieu !...

VICTORIN, ému.

Eh bien ! elle pleure, à présent ?... diable !... les larmes n’en sont pas !... allons donc, Victorin !... de la force !...

OCTAVIE.

Cette lettre... donnez-la-moi !... qu’elle soit ma part de l’héritage !... gardez tout, monsieur !... mais donnez-moi cette lettre !... Comme il m’aimait !... Et moi, moi... ah !... il n’a pas su que je l’aimais aussi !...

VICTORIN, vivement.

Qu’est-ce que vous dites là ?...

OCTAVIE.

Monsieur !...

VICTORIN.

Vous l’aimiez ?... et vous avez pu le contraindre à vous fuir ?... Ah ! si vous aviez su le mieux juger ?... si vous aviez su deviner, sous cette écorce un peu rude peut-être, un cœur capable de tendresse et de dévouement ; un homme qui n’aurait eu qu’une pensée, votre bonheur, qu’une joie, votre gaîté ; un ami qui pour vous épargner un chagrin, aurait couru au bout du monde ; c’est alors, madame, que vous vous accuseriez, que vous le regretteriez !...

OCTAVIE.

Eh bien ! oui, monsieur, je le regrette !...

VICTORIN.

Est-il possible ?...

Ils se lèvent.

OCTAVIE.

Air : des Amazones.

Oui, je suis, par mon imprudence,
Bien malheureuse, et le serai toujours !

VICTORIN.

Vous, malheureuse ?... Au diable la vengeance,
Et mes amis et tous leurs sots discours !

OCTAVIE.

Qu’ai-je entendu ?

VICTORIN.

Rendons-lui ses beaux jours !
Censeurs malins, dont j’affronte le blâme,
Et qui raillez un transport amoureux,
Riez ! riez !... moi, j’embrasse ma femme ;
Nous verrons bien qui s’amuse le mieux.

Il l’embrasse plusieurs fois.

OCTAVIE.

Mon dieu !... qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ?

VICTORIN.

Il y a que je t’aime, que je t’adore, et que je ne te quitte plus.

OCTAVIE.

Ô ciel ! se pourrait-il ?...

 

 

Scène XI

 

HENRI, JENNY, OCTAVIE, VICTORIN, CHOUPINEAU, MADAME CHOUPINEAU

 

MADAME CHOUPINEAU, HENRI, JENNY, au fond en entrant.

Oh ! oh !...

CHOUPINEAU, riant.

Eh bien ! Victorin ?...

TOUS, excepté Victorin et Octavie.

Victorin !...

VICTORIN.

Oui, Victorin, qui n’est pas mort et qui n’a jamais tant désiré de vivre.

OCTAVIE.

Ah !... mon cœur me disait que c’était lui.

VICTORIN.

Et le mien vous le prouvera !...

À Jenny.

Tu vois bien, ma petite Jeannette, que je n’avais pas tort de vouloir te tutoyer.

À Henri.

Vous ne voudrez plus me tuer, n’est-ce pas, mon jeune capitaine ?...

HENRI.

Oh !... mon général !...

VICTORIN.

Du tout, du tout !... je serai votre ami, car vous quitterez l’état militaire, vous reviendrez à vos anciens travaux : mon frère Émile arrangera cela et se chargera de votre avancement dans la magistrature. Cela vous convient mieux et à Jenny aussi !... vous couperez vos moustaches et je laisserai repousser les miennes.

À Octavie.

Mon Octavie me le permettra ?... elle ne voudra pas que je me révolte contre l’ordonnance.

OCTAVIE, se jetant dans ses bras.

Ah ! mon ami !...

CHOUPINEAU.

Ah ça ! dis donc !... c’est comme ça que tu te venges ?

VICTORIN.

Pardieu !... j’aurais voulu vous у voir.

Chœur. (Quatuor de Lestocq.)

OCTAVIE, CHOUPINEAU, MADAME CHOUPINEAU.

Qu’on t’approuve ou te blâme,
N’écoute que ton cœur ;
Venge-toi de ta femme
En faisant son bonheur.

JENNY.

D’Henri soyons la femme,
Couronnons son ardeur ;
D’autres veux dans mon âme
N’étaient rien qu’une erreur.

HENRI.

Je veux, puisque son âme
Se rend à mon ardeur.
Me venger de ma femme
En faisant son bonheur.

VICTORIN.

Qu’on m’approuve ou me blâme,
J’en veux croire mon cœur ;
Vengeons-nous de ma femme
En faisant son bonheur.

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