Un Mariage russe (Alfred DESROZIERS - Félix DUTERTRE DE VÉTEUIL)
Comédie-vaudeville en deux actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Antoine, le 30 juin 1840.
Personnages
LE PRINCE DAZEKOFF
LE COMTE POLINSKI, officier Russe
DIMITRI, officier Russe
IVANOWITCH, officier Russe
OUZOUF, aubergiste
EMMA
ACTE I
Une salle basse dans une auberge, portes latérales et au fond.
Scène première
POLINSKI, IVANOWITCH, DIMITRI, QUELQUES OFFICIERS
À droite, sur une table, du punch et des verres, plusieurs officiers sont autour de la table, Ivanowitch et Dimitri un peu plus au milieu, Polinski seul à gauche.
CHŒUR.
Air : Pré aux clercs.
Avoir toujours repos après la guerre,
Douce maîtresse, et compagnons joyeux,
Boire surtout le champagne à plein verre,
Amis, sur terre
C’est le bonheur des cieux.
DIMITRI.
Messieurs je porte un toast.
IVANOWITCH.
Et à qui ?
DIMITRI.
Au bonheur des jeunes époux.
IVANOWITCH.
J’y boirai tant qu’on voudra, mais c’est un bonheur peu probable.
POLINSKI.
Pourquoi donc ?
IVANOWITCH.
Par la raison toute simple que la mariée à 16 ans, et que son futur est un imbécile qui en a 50.
POLINSKI.
Pauvre Emma !
DIMITRI.
Dites donc, Messieurs, l’avez-vous vue ?
IVANOWITCH.
Le mari ?
DIMITRI.
Non, la fiancée.
IVANOWITCH.
Ma foi je n’aurais pas fait attention à cette petite, sans la singularité de son aventure : mais elle est étrangère, orpheline, jetée ici par le hasard, ou par la providence, comme vous voudrez, c’est bizarre, et puis d’honneur elle est charmante.
TOUS.
Ravissante.
DIMITRI.
Vous êtes tous plus avancés que moi, je ne la connais pas, mais malgré votre enthousiasme que je comprends chez des gens qui n’aperçoivent pas figure humaine depuis six mois, je la vois d’ici : l’air commun, les mains rouges... enfin la tournure d’une servante d’auberge... tenez, j’aime mieux boire.
IVANOWITCH.
Erreur, elle a tout au plus le moral d’une servante... Le diable m’enlève si je ne voudrais pas être à la place du prince Petrowitch dans les domaines de qui elle va entrer.
POLINSKI, qui a donné des signes d’impatience.
Il est bien malheureux pour elle que ce vœu ne puisse se réaliser.
IVANOWITCH.
Ma foi, oui.
POLINSKI, à part.
Le fat !
DIMITRI.
Et le consentement de la petite française ? car elle est française, je crois.
IVANOWITCH.
Elle le donnerait.
POLINSKI.
Sans doute, quelle est la femme assez mal avisée pour vous résister jamais ?
IVANOWITCH.
Mais il n’y en a pas beaucoup.
POLINSKI.
Parbleu ! une femme résiste-t-elle ! cela ne se voit que dans les romans, pour la morale.
IVANOWITCH.
Votre ton est étrange, Polinski.
POLINSKI.
Le trouvez-vous ?
DIMITRI.
Il a raison... Ne vas-tu pas par hasard te faire le champion de la vertu ?
POLINSKI.
Que voulez-vous ? j’ai la faiblesse de croire aux femmes vertueuses.
IVANOWITCH.
Quand nous les attaquons ?
POLINSKI.
Justement.
IVANOWITCH.
Expliquez-vous, monsieur, qu’entendez-vous ?
POLINSKI.
J’entends, monsieur, que cette enfant est orpheline, qu’elle est sans richesse, sans appui, et que vous devriez bien lui laisser le seul bien qui lui reste, son honneur.
IVANOWITCH.
Pardon, Polinski, nous nous taisons, puisque vous vous y intéressez tant.
POLINSKI.
Je lui rends justice, voilà tout ; vous ne connaissez pas cette femme dont vous parlez si légèrement ; mais moi, je connais Emma, moi je vous dis que c’est un ange de modestie comme de beauté... Vous l’avez vue passer en regardant sa figure gracieuse ; mais moi pendant trois mois, blessé, malade, j’ai habité cette auberge, je l’ai vue à toute heure du jour. Pendant trois mois j’ai appris... à la respecter...
IVANOWITCH.
Mais c’est très bien d’être respectueux... après trois mois surtout.
POLINSKI.
Et c’est bien le moins pour les soins qu’elle me prodigua, que je la protège contre les injures et les calomnies.
DIMITRI.
Allons donc, du calme ! on est romanesque c’est fort bien ; mais qu’est-elle après tout ? une servante d’auberge, et toi un officier de sa majesté l’impératrice de toutes les Russies.
POLINSKI, à part.
Je ne le sais que trop.
DIMITRI.
Franchement, mon ami, ton séjour en France l’a gâté... Mais quel est ce bruit ? un voyageur ?
IVANOWITCH.
Non, c’est l’heureux rival de Polinski.
Scène II
LES MÊMES, OUZOUF
OUZOUF, entrant au fond.
C’est moi !
DIMITRI.
Ouzouf ! qu’il soit le bien venu... Il a bien une figure de mari... À sa santé.
TOUS.
À sa santé.
OUZOUF.
Merci, messeigneurs, merci, oui j’ai la figure d’un mari... je m’en flatte ; j’étais né pour ça.
Rire général.
Comme ces jeunes gens sont aimables.
IVANOWITCH.
Et d’où viens-tu en si grande hâte et dans un semblable équipage ?
OUZOUF.
De prévenir le pope pour la cérémonie.
DIMITZI.
C’est donc décidément aujourd’hui ?
OUZOUF.
Oui, c’est aujourd’hui que je me ceins la tête de fleurs ; c’est aujourd’hui que l’amour fait de moi le mortel le plus heureux qui soit sous le ciel... d’un lit.
IVANOWITCH.
Ce brave Ouzouf... Sais-tu bien qu’elle est jolie ta future... et que chacun doit t’envier...
OUZOUF.
Eh bien, voyez comme on est bon dans ce pays : personne n’est jaloux de mon bonheur ; au contraire, ce mariage dispose tout le monde à la gaîté, on m’aborde en riant... ça me fait plaisir.
DIMITRI.
Ah ! tu auras beaucoup d’amis.
POLINSKI, tâchant de l’éloigner.
Allons, Ouzouf, vous devez avoir des préparatifs à faire ?
OUZOUF.
Eh bien, serez-vous le seul qui garderez l’air grondeur, ça ferait de la peine à ma pauvre petite femme ; lui en voulez-vous ?
IVANOWITCH.
Lui, au contraire, il rompait tout à l’heure une lance en sa faveur.
OUZOUF.
Il serait possible.
POLINSKI.
Je disais seulement à ces messieurs que la plaisanterie avait un terme comme la patience.
IVANOWITCH.
Et comme la vertu...
OUZOUF.
La vertu de mon Emma, n’en aura jamais.
DIMITRI.
C’est ce que disait Polinski.
OUZOUF.
Comment monsieur le comte vous daignez dire... Eh bien, ça ne m’étonne pas de votre part, vous avez toujours été plein de bonté pour Emma et pour moi.
IVANOWITCH.
Ah, il eu des bontés...
Rire général. Polinski s’est approche d’Ivanowitch.
DIMITRI, interrompant et se plaçant entr’eux.
Allons, messieurs, une dernière santé à la belle des belles... Polinski tu nous feras raison.
POLINSKI.
Vous voulez que je vous fasse raison ? j’y consens.
DIMITRI.
Polinski !
POLINSKI.
Insulter une femme est chose facile, n’est-ce pas ?
IVANOWITCH.
C’est une provocation ?
OUZOUF.
Comment ?
IVANOWITCH.
Je ne recule jamais.
DIMITRI.
Êtes-vous fous ?
Les Officiers se jettent entr’eux.
POLINSKI.
À l’instant.
Air : de Robert.
Vite sortons, monsieur, sans plus attendre,
Qui parle tant doit mieux savoir, agir.
IVANOWITCH.
Vraiment, mon cher, je commence à comprendre.
POLINSKI.
Assez, monsieur, il est temps d’en finir.
CHŒUR et ENSEMBLE.
Puisqu’il le faut sortons sans plus attendre,
C’est trop parler, il faut savoir agir ;
Car Polinski, nous devons le comprendre,
À ses raisons pour vouloir en finir.
Scène III
OUZOUF, puis EMMA, entrant à gauche, 1er plan
OUZOUF.
Ont-ils perdu le jugement ? ils vont se battre, un jour de fête ; comment les arrêter ? il n’y pas moyen. S’il pouvait pleuvoir... ah bien, ils sont capables de se battre tout de même. et se battre pour moi, brave jeune homme ! Car j’ai bien compris, je suis plus fin que je n’en ai l’air, c’est parce qu’on nous a insultés moi et Emma. Il y a des gens qui ne respectent rien, ah bien oui, mais il est là lui... Qu’on vienne donc encore insulter ma femme, ah, ah... Dieu, la voilà, faut pas lui en parler, car elle aussi elle l’aime beaucoup... Et qui ne l’aimerait pas ? Si elle ne l’aimait pas, je n’en voudrais pas pour ma femme, elle n’aurait pas de cœur. Elle est rêveuse, c’est qu’elle pense à moi, elle est absorbée par son bonheur.
EMMA.
Ouzouf !
OUZOUF.
Lui-même, Ouzouf, le mari le plus heureux de tous les serfs de la Russie, ou le serf le plus heureux de tous les maris, comme vous voudrez. Car c’est aujourd’hui... Le pope s’apprête pour la cérémonie. Tout à l’heure les jeunes filles viendront vous prendre ici en grand costume, et puis elles vous mèneront à l’église. Je m’y rendrai de mon côté, selon l’usage, le pope nous attendra ; nous nous placerons l’un à côté de l’autre ; on nous présentera une coupe dans laquelle nous boirons tous les deux, pendant que le pope étendra sur nous ses mains et nous bénira, et tout sera fini ; ça n’est pas plus malin que ça. Vous serez ma femme, ma jolie petite femme, et cela dans une heure.
EMMA.
Dans une heure !
OUZOUF.
Vous soupirez, quelle manière délicate de me déclarer son contentement, car je ne suppose pas que ce soit de regret.
EMMA.
De regret ? oh ! non mon ami, non, ne suis-je pas heureuse de pouvoir vous payer de toutes vos bontés ? Sans vous, que ce serait devenue la pauvre orpheline...
OUZOUF.
Pourquoi me rappeler cela ?
EMMA.
Je veux le rappeler.
À part.
Cela m’aidera à accomplir mon devoir.
OUZOUF.
Je n’ai rien fait que de très naturel, ce que tout autre eût fait à ma place.
EMMA.
Oh, non pas... Qui reçut la pauvre française, quand dénuée de tout, demi morte de faim et de froid, elle vint avec son enfant frapper à votre porte ? Toutes les autres maisons s’étaient fermées devant leur misère, vous seul leur avez tendu la main.
OUZOUF.
Mon auberge n’est-elle pas ouverte à tout le monde ?
EMMA.
Oui, mais vous saviez bien que nous ne pouvions vous payer. Bientôt ma pauvre mère, usée par les souffrances, mourut en me laissant seule au monde.
OUZOUF.
Seule ?
EMMA.
Oh, non, vous étiez là, je ne l’oublierai jamais ; aussi, quand vous êtes venu m’offrir votre main, quand vous m’avez dit : C’est le bonheur que je vous demande, il m’a semblé que ma mère m’ordonnait de m’acquitter envers vous.
OUZOUF.
Et c’est moi maintenant qui vous dois, car enfin je ne suis pas beau, je le sais, on me l’a dit assez souvent pour ça... je ne suis pas jeune.
EMMA.
Raison de plus.
Air : de Téniers.
Dans la jeunesse on a le temps d’attendre,
Triste aujourd’hui, l’on pense à l’avenir,
Ce que l’on perd le temps peut vous le rendre,
Or, espérer n’est presque pas souffrir ;
Mais du vieillard dont l’amour vous implore,
Le présent seul peut exaucer les vœux,
Son cœur a droit à plus de soins encore,
Car il n’a plus qu’un jour pour être heureux.
OUZOUF.
C’est vrai, et ce jour-là je l’emploierai bien, allez, vous serez heureuse aussi, vous serez heureuse quand même vous ne le voudriez pas.
EMMA.
Bon Ouzouf !
OUZOUF.
Et comment ne vous aimerai-je pas, moi ? quand tout le monde vous aime, quand des étrangers, des gens qui ne vous sont rien vous défendent, encore tout à l’heure ce jeune officier notre hôte.
EMMA.
Polinski ?...
OUZOUF.
Si vous l’aviez vu comme il vous défendait contre tous es jeunes étourdis... C’est que je l’avais oublié... j’oublie tout auprès de vous. Il y a peut-être un malheur arrivé maintenant.
EMMA.
Un malheur ?
OUZOUF.
Oh mon Dieu oui, il y en a peut être un de tué.
EMMA.
Tué ?
OUZOUF.
Et oui, puisqu’ils sont sortis pour se battre.
EMMA.
Qui ?
OUZOUF.
Mais Polinski.
EMMA.
Il se bat, et pour moi !
OUZOUF.
Eh bien.eh bien, il ne faut pas avoir peur comme ça ; ces officiers, c’est leur état, ça ne leur fait pas de mal comme aux autres.
EMMA.
Ouzouf, si vous m’aimez, courez vite, je ne veux pas qu’il se batte.
OUZOUF.
Mais je ne peux pas aller me mettre entr’eux.
EMMA.
Au nom du ciel ! voulez-vous donc que le jour de nos noces soit marqué par la mort d’un homme ?
OUZOUF.
Vous avez raison, mais calmez-vous.
À part.
Pourquoi vais je lui dire ça.
EMMA.
Allez.
OUZOUF.
Je cours, je cours.
À part.
A-t-elle un bon cœur, a-t-elle un bon cœur.
EMMA.
Mais allez donc, allez donc.
Ouzouf sort au fond.
Scène IV
EMMA, seule
Ah, pourvu qu’il soit temps encore. Et il me parfait d’autre chose, tandis que... Ô mon Dieu, ayez pitié de moi ; n’est ce donc pas assez de le perdre ? On vient. Il est blessé...
Scène V
EMMA, OUZOUF, DIMITRI, OFFICIERS
OUZOUF, accourant à Emma.
Ce n’est rien, une simple blessure au bras. À la cantonade. Vite, bassinez le lit, faites des compresses.
Il sort à gauche, 2e plan.
EMMA.
Oh Dieu soit loué.
Les officiers et Polinski entrent par le fond, Emma se tient à l’écart.
CHŒUR.
Air : des Pages du régent.
Rassurez-vous, sa blessure,
Grâce à Dieu, n’est presque rien,
Ce n’est qu’une égratignure,
Et demain tout ira bien.
DIMITRI.
Allons, nous avons eu tort, Ivanowitch est le premier à en convenir.
POLINSKI.
N’en parlons plus mes amis, merci de vos soins, de votre empressement.
OUZOUF, traversant le théâtre, des compresses à la main.
Voilà qui va être fait.
Il entre dans la chambre de Polinski.
POLINSKI.
Quittez-moi, que je n’interrompe pas vos plaisirs ; Ouzouf est là, il me suffira.
Reprise du chœur. Les officiers sortent à gauche, 2e plan.
Scène VI
EMMA, POLINSKI
POLINSKI.
Emma, vous ici !
EMMA.
Que n’y suis-je venue plutôt, j’aurais peut-être arrêté cette querelle. Ah, quand je pense que c’est pour moi...
POLINSKI.
Qui vous l’a dit ? Pour vous, non, pour moi seul que leurs sarcasmes frappaient au cœur.
EMMA.
Eh ! qu’importe la parole d’un fou.
POLINSKI.
On peut la mépriser pour soi ; mais auriez-vous donc voulu que je vous laissasse insulter lâchement ?
EMMA.
J’aurais voulu tout plutôt que cette blessure. Allons calmez-vous, asseyez-vous. N’obéissiez-vous pas à mes ordonnances autrefois ?
POLINSKI.
Ah ! c’est qu’autrefois...
EMMA, l’interrompant.
Vous souffrez ! votre bras...
POLINSKI.
Que m’importe cette blessure, ce n’est pas elle qui ne fait souffrir.
EMMA.
Mais moi, elle m’inquiète, je vous veux du repos, du calme. Ah ! elle n’est pas dangereuse j’espère ?
POLINSKI.
Non, ne craignez rien, et loin de la regretter, je la bénis : c’est pour vous que je l’ai reçue, elle me rappellera le jour où je vous aurai vue pour la dernière fois, car ce soir je pars.
EMMA.
Ce soir ?
POLINSKI.
Oui, pour longtemps, pour toujours peut-être. Soyez heureuse, Emma.
EMMA.
Et vous...
POLINSKI.
Moi, je tacherai de l’être je vais rejoindre l’armée, peut-être obtiendrai-je des grades, des honneurs ; puisse l’ambition me consoler des sacrifices que le rang me commande ! je me donne tout à elle désormais, je dis adieu aux plaisirs, à l’amour, mais non à l’amitié.
EMMA.
Oh ! non, n’est-ce pas, vous n’oublierez jamais vos obscurs amis de Lebnau ?
POLINSKI.
Puis-je oublier vos soins si constants et si doux ?... Emma, vous serez dans mon cœur tant qu’il battra, car vous l’avez rempli tout entier.
EMMA, l’arrêtant.
Ne vous levez pas.
POLINSKI.
Et vous, n’aurez-vous pas un souvenir pour le pauvre exilé ?
EMMA.
Je prierai pour vous.
POLINSKI.
Chaque jour ?
EMMA.
Chaque jour.
Air : Au revoir Louise.
Au Dieu puissant que conjure l’absence
Soir et matin j’adresserai mes vœux :
De lui, dirai-je, éloigne la souffrance,
Il fut si bon, oh ! fais qu’il soit heureux !
Et toi, la haut, protège ma prière :
Puisque tu peux lire au fond de mon cœur,
Oh ! toi, tu me comprends, ma mère,
Donne-moi du moins son bonheur.
POLINSKI, avec élan.
Oh ! Emma, si vous saviez...
EMMA.
Pardon, l’heure me presse.
POLINSKI.
Vous me quittez ?
EMMA.
Je dois me préparer.
POLINSKI.
Oh ! Oui, votre mariage. Adieu !
EMMA.
Adieu !...
Elle sort à gauche, premier plan.
POLINSKI, seul.
Emma, tout est donc fini !...
OUZOUF, entrant à droite.
Le lit est bassiné, allons vite ! Eh bien, que regardez-vous donc par-là ?
POLINSKI, à part.
Je regarde mon bonheur qui s’en va.
Il entre chez lui.
Scène VII
DAZEKOFF, OUZOUF
OUZOUF.
Il ne veut pas en convenir, mais sa blessure lui fait mal, je vois bien ça ; il n’est pas comme à son ordinaire.
DAZEKOPF, entrant au fond.
Des chevaux des chevaux ! Est-ce toi le maître de poste ?
OUZOUF.
Oui, monseigneur.
DAZEKOFF.
Misérable, il y a une heure que l’on t’appelle.
OUZOUF.
Monseigneur, j’ignorais, je vous jure.
DAZEKOFF.
Des chevaux sur le champ.
OUZOUF.
Des chevaux ?
DAZEKOFF.
Que fais-tu encore là, ne m’as-tu pas entendu ?
OUZOUF.
Si, monseigneur, mais c’est qu’il y a une petite difficulté pour vous donner des chevaux.
DAZEKOFF.
Laquelle ?
OUZOUF.
C’est qu’il n’y en a plus.
DAZEKOFF.
Plus de chevaux ! il m’en faut.
OUZOUF.
Je ne dis pas le contraire, mais à moins que l’on en trouve à la poste voisine.
DAZEKOFF.
Te joues-tu de moi ?
OUZOUF.
Aussi vrai que le jour nous éclaire...
DAZEKOFF.
Assez de paroles, cours sur le champ vas en chercher où tu voudras, mais il m’en faut et rappelle-toi que si tu oses reparaître devant moi sans en ramener, je te fais périr sous le bâton.
DAZEKOFF.
Cela te regarde : possible ou non, je le veux, des chevaux avant une heure ou cinquante coups de knout, choisis.
OUZOUF.
Le knout un jour de noce !
DAZEKOFF.
Eh bien, j’attends : il s’agit de dépêches pour l’impératrice, entends-tu bien ?
OUZOUF.
Mais, monseigneur, l’impératrice ne se marie pas.
DAZEKOFF.
Cinquante coups de knout.
OUZOUF.
Je comprends.
Il sort en courant par le fond.
Scène VIII
DAZEKOFF, puis DIMITRI
DAZEKOFF.
Il court, le vieux coquin, mes menaces lui ont rendu ses jambes de quinze ans ; il faut qu’il me trouve des chevaux, et il m’en trouvera. Oh ! l’impatience, la fatigue me brûlent à-la-fois, je me sens un feu à la gorge !
S’approchant de la table et voyant les verres.
Ah ! ah ! il y a encore des camarades dans ce cantonnement. À leur santé.
Il boit.
Mais, retard maudit, me faudra-t-il perdre un jour dans ce village, quand l’impératrice m’attend à sa cour pour me récompenser des heureuses nouvelles que je lui apporte. Qui me dira ce que me garde l’avenir ?
DIMITRI, qui a entendu les derniers mots, 2e plan à droite.
Moi, mon cher, qui viens en toute hâte t’embrasser et te faire de sincères félicitations.
DAZEKOFF.
Dimitri !... Comment tu sais ?...
DIMITRI.
Tout de l’un de tes gens. Il m’a dit que pour prix de tes hauts faits dans la campagne, tu avais été choisi pour porter à la cour la nouvelle de la trêve avantageuse que nous venons de conclure.
DAZEKOFF.
C’est vrai, oui j’arrive de la Turquie... Oh ! que l’air de la patrie est doux !...
DIMITRI.
Surtout quand on vient y chercher des récompenses... Mais tu ne seras pas seul à jouir de ton bonheur, nous te gardons aujourd’hui.
DAZEKOFF.
Impossible ; il faut que je parte, et j’attends des chevaux.
DIMITRI.
Que tu n’auras pas.
DAZEKOFF.
J’espère bien que si ; car je suis en retard... déjà, au cantonnement voisin, un régiment m’a retenu... Il m’a fallu leur conter la campagne et boire du punch. Aussi j’étais tout troublé... de joie, et à peine tout à l’heure pouvais-je conduire mon cheval... On bien raison de dire qu’il n’y a rien d’enivrant comme la victoire.
DIMITRI.
Et le punch. Puisque tu t’es laissé toucher par d’autres, tu ne nous feras pas l’injure de nous refuser. D’ailleurs c’est fête ici aujourd’hui : une jeune fille française se marie avec le maître de poste, tu verras une cérémonie...
DAZEKOF.
Ridicule ; car ce maître de poste est vieux et laid.
DIMITRI.
Oui, mais en revanche la jeune fille est jolie comme une madone.
DAZEKOFF.
On ne me parle que d’elle depuis la poste voisine... Ah ça, personne n’a donc voulu parmi vous se dévouer pour empêcher ce mariage ?
DIMITRI.
Si, ma foi, il y avait Polinski, un de nos camarades qui a reçu ce matin pour elle un coup d’épée.
DAZEKOFF.
Elle en vaut donc vraiment la peine ? Parbleu si elle est aussi jolie qu’on le dit, ce serait un meurtre que de lui laisser épouser ce vieux hibou. Si j’avais le temps, d’honneur, je tenterais l’aventure.
DIMITRI.
Cela serait digne de toi qui ne fais jamais rien comme les autres. Du moins tu la verras ; allons, n’entends-tu pas les cris de nos amis ? D’ailleurs, qu’est-ce que tu risques en attendant les chevaux ?...
DAZEKOFF.
Oh ! en attendant mes chevaux... mais Vous ne me retiendrez pas plus ?
On entend la cloche de l’église.
DIMITRI.
Justement voici l’heure de la cérémonie.
DAZEKOFF.
Alors je reste.
DIMITRI.
Il faut d’abord que nous buvions tous ensemble à la santé de l’impératrice !
Ils sortent à gauche, deuxième plan.
Scène IX
EMMA, entrant à gauche, PAYSANS, au fond, puis DIMITRI, IVANOWITCH, DAZEKOFF, OFFICIERS et sur la fin, POLINSKI
Air du pré aux clercs.
Vous, qu’amour enchaîne,
En ce beau domaine,
Le bonheur amène
Ce jour solennel.
L’heure du mystère
Sonne au monastère,
Le pope en prière
Attend à l’autel.
DIMITRI, entrant à gauche deuxième plan.
Venez.
Tous les Officiers entrent les paysans sont groups auprès d’Emma.
DIMITRI, à Dazekoff.
Regarde là, qu’en dis tu ?
DAZEKOFF.
Charmante sur ma parole.
IVANOWITCH, entrant.
Le pope vient d’arriver, pourquoi ne partons pas ?
DIMITRI.
Mais qui donc à vu le futur ?
Reprise du CHŒUR.
Vous qu’amour enchaîne, etc.
Les paysans emmènent Emma, les Officiers suivent, excepté Dazekoff et Dimitri. Pendant cette fin de scène, l’orchestre joue en sourdine.
DAZEKOFF.
Dieu, qu’elle est belle... et vous avez pu la laisser se sacrifier ? ah je ne sais ce que j’éprouve...
DIMITRI.
C’est l’effet du punch.
DAZEKOFF.
Oh, je l’aurais disputée à toute la terre.
DIMITRI.
Même à Ouzouf ?...
DAZEKOFF.
Pourquoi pas ? viens donc, que je la voie du moins.
Il sort.
DIMITRI.
Décidément il est fou.
Il sort.
Scène X
POLINSKI, entrant à gauche
Tout est fini... elle est partie... ah cependant elle sait à quel point je l’aime. Et elle a pu consentir à cet odieux mariage... mais moi-même, n’ai-je pas consenti par mon silence... oh ! fatal préjugé... allons, de la force comme devant la mort... mais il est plus facile de mourir.
On entend un bruit de chevaux et de fouet.
Scène XI
POLINSKI, OUZOUF, entrant en courant
OUZOUF.
J’arrive à temps j’espère, seigneur, voici des chevaux.
POLINSKI.
Quels chevaux ? que voulez-vous dire ?
OUZOUF.
Comment c’est vous, et cet officier ?
POLINSKI.
Quel officier ?
OUZOUF.
Vous savez bien, c’est-à dire, non vous ne savez pas, mais cet égal... où est ma femme ? c’est-à dire, non, ma fiancée ?... mais c’est égal.
POLINSKI.
Mais elle est partie, on vous attend.
OUZOUF.
On m’attend ! j’en étais sûr... où ça ?
POLINSKI.
Mais à l’église.
OUZOUF.
À l’église, déjà... c’est cet officier avec ses chevaux... maudites bêtes ! j’arriverai trop tard...
POLINSKI, à part.
Ah ! tant mieux.
OUZOUF.
Heureusement qu’on ne peut rien faire sans moi... courons.
Il se trompe de porte.
Bon, je vais dans ma chambre. je prendrai bientôt des bottes fortes pour des escarpins, parlons... et qu’elle toilette !... ah maudits chevaux !
Il sort en courant.
Scène XII
POLINSKI, OUZOUF, DIMITRI
DIMITRI, l’arrêtant.
Eh bien, où vas-tu ?
OUZOUF.
À l’église.
DIMITRI.
C’est inutile.
OUZOUF.
Comment ?
DIMITRI.
Tout est fini.
OUZOUF.
Sans moi ?
DIMITRI.
Sans toi.
POLINSKI.
Expliquez-vous.
DIMITRI.
Il me semble que je le vois encore d’ici... la mariée à genoux, les yeux baissés, absorbée par sa joie d’épouser Ouzouf, et tenant à la main la coupe où elle avait trempé ses lèvres... chacun croyait Ouzouf venu de son côté...
OUZOUF.
Comme ça aurait dû être.
DIMITRI.
On le cherchait des yeux, on s’impatientait déjà...
OUZOUF.
Eh bien ?
DIMITRI.
Tout-à-coup un homme...
OUZOUF.
Ah, bah.
DIMITRI.
Dazekoff, l’impétueux Dazekoff, s’élance, se place à côté d’elle, saisit la coupe qu’il vide d’un seul trait pendant que le pope murmure ses prières ; et quand on s’aperçoit de la méprise tout est fini déjà
OUZOUF.
Fini !
POLINSKI.
Et Emma ?
DIMITRI.
La voici.
Scène XIII
POLINSKI, OUZOUF, DIMITRI, EMMA, DAZEKOFF, IVANOWITCH, PAYSANS, OFFICIERS
Chœur.
Air : Final du premier acte de la Savonnette Impériale.
Ensemble.
PAYSANS.
Ah ! quel beau mariage !
Le sort lui réservait.
Ce brillant avantage ;
Son bonheur est complet.
OFFICIERS, montrant Dazekoff.
Dieu ! quel beau mariage !
Ah ! c’est vraiment parfait,
Du bonheur qui l’engage
Il est tout stupéfait.
EMMA, OUZOUF, DAZEKOFF, POLINSKI.
L’odieux mariage !
En serait-ce donc fait ?
Si ce lien m’engage,
Mon malheur est complet.
EMMA.
Non, à cette violence,
Non, je ne cèderai pas.
DAZEKOFF.
D’un fatal instant de demeure,
Je sors, ne craignez rien.
OUZOUF.
Hélas !
Ce n’est plus possible,
L’église inflexible,
Ne défait pas ce qu’elle a fait.
EMMA.
Mon malheur est complet.
DIMITRI.
Mon prince, recevez mon compliment.
OUZOUF.
Monseigneur, vos chevaux vous attendent.
DAZEKOFF.
Ma mission ! j’oubliais.
Il se dirige vers la porte du fond, les officiers l’accompagnent.
Reprise de l’ensemble.
EMMA, OUZOUF, DAZEKOFF, POLINSKI..
L’odieux mariage
En serait-ce donc fait,
Si ce lien m’engage
Mon malheur est complet !
PAYSANS et OFFICIERS.
Dieu quel beau mariage, etc.
ACTE II
À Saint-Pétersbourg. Un emplacement planté d’arbres, à droite le palais d’Emma.
Scène première
EMMA
Elle arrive en courant.
C’est lui ! m’aurait-il reconnue ? après deux ans d’absence ! c’est impossible... pourtant je l’ai bien reconnu moi... Te voici.
Elle entre précipitamment dans l’hôtel.
Scène Il
POLINSKI
Elle n’y est plus ! par où s’est-elle échappée, oh ! c’est elle !... c’est bien elle. Emma !...
Air : d’Yelva.
Je cède au penchant qui m’entraîne
Qu’il soit ou malheur ou bonheur !
Trop longtemps d’une lutte vaine
Hélas j’ai fatigué mon cœur...
En vain souffrant de ma constance,
J’ai voulu vaincre mon regret ;
À tout instant de son absence
Mon chagrin me la rappelait.
Mais l’aurais-je revue pour la perdre encore... elle est venue dans ce palais peut-être je ne bouge plus d’ici que je n’aie pu éclaircir mes doutes... oh ! oui, c’est elle ! mais elle est mariée ! je l’oubliais.
Scène III
POLINSKI, DAZEKOFF
DAZEKOFF, à la cantonade, à droite.
C’est bien... je rentrerai à pied...
POLINSKI.
Dazekoff !
DAZEKOFF.
Polinski ! par quel hasard, vous que je croyais à la frontière.
POLINSKI.
Oui j’y étais encore il a trois jours. à part. C’est elle !
DAZEKOFF.
Et vous nous revenez toujours romanesque.
POLINSKI.
Et vous toujours heureux, toujours gai.
DAZEKOFF.
Moi, oh ! mon ami je suis bien changé, je suis devenu grave.
POLINSKI.
Vous, oui en effet je conçois, le mariage.
DAZEKOFF.
Ah ! vous réveillez toutes mes douleurs.
POLINSKI.
Vous n’êtes pas heureux.
DAZEKOFF.
De mon mariage.
Air : Du Code et l’Amour.
Que me parlez-vous de ma femme
À propos d’anciennes erreurs ?
Mais j’approuve cette épigramme
J’ai mérité tous mes malheurs.
Si j’ai, pour cause, en fait d’étourderies
Des principes très indulgents,
Je ne fais pas grâce aux folies
Qui peuvent durer si longtemps.
POLINSKI.
Est-ce que la princesse Dazekoff...
DAZEKOFF.
Encore ! franchement vous ne m’épargnez pas, que ne puis-je l’éloigner de ma pensée comme de ma personne.
POLINSKI.
Elle n’est pas ici ?
DAZEKOFF.
Non, elle est dans une terre loin, bien loin... vous savez bien que je la quittai immédiatement après l’étrange cérémonie qui nous a liés l’un à l’autre, car mon amour s’était dissipé avec l’ivresse qui l’avait causé... d’ailleurs, le devoir m’ordonnait de partir.
POLINSKI.
Et vous ne l’avez plus revue.
DAZEKOFF.
L’aurai-je présentée à la cour... ce que j’avais de mieux à faire, c’était d’oublier une folie indigne d’un gentilhomme ; je ne me rappelle plus son visage, et je voudrais ne plus me rappeler son existence ; mais nous parlerons de tout cela une-autre fois, je suis attendu dans ce palais.
POLINSKI.
Où j’ai vu entrer une femme charmante.
DAZEKOFF.
La belle comtesse Diebinska ! vous ne la connaissez-pas ? c’est presque une honte.
POLINSKI.
Comtesse !...
DAZEKOFF.
Elle a quitté depuis peu Varsovie, pour faire les beaux jours de la cour impériale.
POLINSKI.
Ah !
DAZEKOFF.
Justement ce soir elle donne une fête où se trouvera réuni tout ce qu’il y a de noblesse et de beauté à Saint-Pétersbourg, et je suis persuadé que présenté par moi... vous acceptez.
POLINSKI.
J’arrive à peine, et des affaires...
DAZEKOFF.
Les affaires après le plaisir, c’est ici notre maxime, et c’est la bonne, songez que je tiens à vous revoir, et je vous prie pour moi.
POLINSKI.
J’accepte donc.
DAZEKOFF.
Alors je vais de ce pas vous annoncer chez la belle comtesse... au revoir.
POLINSKI.
À ce soir...
Dazekoff entre chez Emma.
Scène IV
POLINSKI, puis OUZOUF
POLINSKI.
Ainsi ce n’est pas elle. C’est étrange ! quelle ressemblance !... je veux revoir cette femme, ne fut-ce que pour me rappeler Emma... mais quel est cet homme qui s’avance avec mystère ? c’est Ouzouf, lui aussi ! Dazekoff aurait-il voulu me tromper ? mais dans quel but ? Puisqu’il me mène ce soir chez elle... oh ! non ce n’est pas Emma... mais je le saurai.
Il se tient à l’écart.
OUZOUF, entrant à droite se glissant le long des murs.
Personne ne m’a vu... je suis si adroit sans en avoir l’air... il n’y a que moi dans tout Pétersbourg qui puisse savoir ce que c’est que... mais je ne m’en parle pas à moi-même de peur de commettre une indiscrétion...
En parlant il se dirige vers la porte du palais d’Emma. Polinski s’avance.
Qui va là... vous, monseigneur !...
POLINSKI.
Tais-toi ! point de bruit, et réponds-moi où est-elle ?
OUZOUF.
Qui ?
POLINSKI.
Elle est ici, n’est-ce pas ?
Il le saisit au collet.
OUZOUF.
Monseigneur !...
POLINSKI.
Voyons, remets-toi, mais ne me trompe pas tu l’accompagnes...
OUZOUF.
Qui ça ?
POLINSKI.
Emma ! malheureux, Emma !
OUZOUF.
Qui Emma ?... ah ! oui, cette jeune orpheline qui à Lebnau...
POLINSKI.
Mais oui celle que tu aimais, misérable, et qui a épousé le prince Dazekoff...
OUZOUF.
Dam ! c’est que vous êtes si vif ! toujours le même comme lorsque vous avez reçu ce coup, d’épée pour moi... ah ! on n’oublie pas ces choses là !... je l’ai toujours au milieu de la poitrine votre coup d’épée.
POLINSKI.
As-tu fini bientôt ?
OUZOUF.
Vous l’aimiez bien cette pauvre petite Emma.
POLINSKI.
Plus que toi qui l’as oubliée.
OUZOUF.
Que voulez-vous ? elle est si loin ! dans une terre du prince à 15 journées d’ici.
POLINSKI.
Il est donc vrai.
OUZOUF.
Attrape !
Haut.
Ah ! mon dieu oui, voilà ce qu’elle a gagné à son bonheur, elle est malheureuse comme les pierres.
POLINSKI.
Je m’y perds et tu l’as laissée partir seule ! comment es-tu ici ? qu’y fais-tu ?
OUZOUF.
Moi, je suis intendant du prince Dazekoff. Oui, après son malheur... je veux dire après son mariage, le soir même, il me prit pour conduire les chevaux de poste, et comme dans mon désespoir je fouettais toujours, nous allions le diable... ça a fait qu’il m’a pris en amitié, et nous ne nous sommes plus quittés.
POLINSKI.
Tu mériterais d’être traité comme tes chevaux.
À part.
Tout cela me semble étrange, et je reste. Mais ces dépêches ?... c’est risquer ma tête...
Haut.
ah ! Ouzouf !
OUZOUF.
Monseigneur.
POLINSKI.
Écoute-moi tu m’aimais autrefois.
OUZOUF.
Toujours monseigneur, toujours, comme je vous le disais tout à l’heure, il y a toujours là...
POLINSKI.
Eh bien, veux-tu me rendre un grand service ? tu ne t’en repentiras pas. Mais songe bien que c’est important.
OUZOUF.
N’ayez pas peur, vous si bon, si ce n’est quelques petits mouvements de nerfs comme ça.
POLINSKI.
Tu vois ces dépêches, il faut qu’elles soient remises ce matin même au palais impérial, ce matin même, tu entends, et une forte récompense attend celui qui les remettra.
OUZOUF.
Mais ça me va, ça me va très bien, ça me chausse comme un bonnet de coton, et vous êtes bien bon de vous en priver pour moi... pas du bonnet de coton.
POLINSKI.
Une affaire importante m’empêche d’y aller, mais il y va de beaucoup je te le répète. Je compte sur toi ?
OUZOUF.
Soyez tranquille...
POLINSKI, à part.
J’ai tort... ah ! que m’importe ! il s’agit ici de l’intérêt de toute ma vie.
Air : Apportez vos pinceaux.
Au revoir (bis)
Que ton zèle
Me soit fidèle,
Au revoir, (bis)
En toi je mets mon espoir.
OUZOUF.
C’est bien, avec promptitude,
Pour vous je m’en vais courir
Soyez sans inquiétude,
POLINSKI, à part.
Je pars, mais pour revenir.
Ensemble.
OUZOUF.
Au revoir (bis)
Car mon zéle
Vous est fidèle,
Au revoir, (bis)
En moi mettez votre espoir.
Il se perd dans les arbres.
Scène V
OUZOUF, DAZEKOFF
OUZOUF.
Il a quelque chose de moins ou de trop dans la tête, c’est évident... du reste toujours bon comme autrefois... mais vite, prévenons Emma de sa présence, car il est presqu’aussi adroit que moi, et fou de plus, c’est un avantage.
Il va pour entrer.
DAZEKOFF, sortant à part.
C’est trop fort !
À Ouzouf.
Où vas-tu ?
OUZOUF.
Moi, nulle part...
À part.
Contre temps sur contre temps.
DAZEKOFF.
Comment nulle part ? tu entrais dans ce palais.
OUZOUF.
Moi, monseigneur, non, je ne crois pas. J’attendais que vous sortissiez... voilà !... c’est que j’attendais que vous sortissiez...
DAZEKOFF.
Tu venais me chercher ici ?
OUZOUF.
N’est-on pas sûr de vous y trouver à toute heure, toujours auprès de madame la comtesse, ou guettant son passage.
DAZEKOFF.
C’est bien !
OUZOUF.
Elle vous reçoit avec tant de grâce.
DAZEKOFF.
Oui, aujourd’hui par exemple, elle me fait faire antichambre pendant une heure.
OUZOUF.
Comment, monseigneur, elle aurait osé... les femmes se permettent tout, aussi je vous trouvais un air...
DAZEKOFF.
Et tu feras bien de ne pas m’irriter davantage... que me veux-tu ? encore me parler de ma femme...
OUZOUF.
Oui, c’est cela.
À part.
Fameux !...
DAZEKOFF.
Quelque lettre que tu viens m’apporter car elle use plus de courriers à elle seule que tous les potentats de l’Europe... et quelles lettres ! quelle naïveté de paysanne et quel style d’auberge !
OUZOUF.
Un style en partie double.
DAZEKOFF.
Cette persécution loin de m’attendrir, me fatigue et m’irrite... que me veut-elle ? qu’attend-elle de moi ?
OUZOUF.
Dam ! c’est qu’elle vous aime peut-être.
Mouvement de Dazekoff.
Elle a tort... elle a tort...
DAZEKOFF.
Elle ! m’aimer !... oh ! ce serait trop de présomption, d’ailleurs peut-elle me comprendre ?
OUZOUF.
Ah ! il est vrai qu’elle ne vous ferait pas faire antichambre.
DAZEKOFF.
Oui, la comtesse est un peu capricieuse, j’en conviens, aussi je me suis lassé, je suis parti... mais maintenant, j’en ai presque regret... car je crois que cette coquetterie lui prête encore de nouveaux charmes.
OUZOUF.
Ah ! ça dépend des goûts, mais qui sait ? si on avait appris à votre femme à être aimable, peut-être qu’elle saurait faire tourner les têtes de cette manière-là.
DAZEKOFF.
Emma... bien d’autres pensées l’occupent, la pauvre enfant, et c’est pour elle que je tiens à m’en éloigner.
OUZOUF.
Ah ! c’est par amitié pour elle ?
DAZEKOFF.
Sans doute, car d’après ses lettres si étranges, j’ai compris qu’elle avait au cœur une passion.
OUZOUF.
Elle aime quelqu’un ?
DAZEKOFF.
Est-ce bien toi qui en doutes ?... toi qu’elle devait épouser.
OUZOUF.
Ce n’est pas une raison.
DAZEKOFF.
Ne me parle-t-elle pas toujours du passé qu’elle pourrait regretter.
OUZOUF.
Bah !
DAZEKOFF.
De ses espérances déçues...
OUZOUF.
Vraiment ?
DAZEKOFF.
Et entre autres cette phrase que je me rappelle si vous ne m’aimez pas, me dit-elle, je préférerais être l’épouse d’un serf... d’un serf, tu entends, voilà ton affaire.
OUZOUF.
Elle a dit, d’un serf ? mais c’est moi, c’est probable.
DAZEKOFF.
C’est sûr.
OUZOUF.
Oh ! ah ! quelle palpitation !...
DAZEKOFF.
Et tu m’avoueras que cela seul pourrait me désenchanter sur son compte, elle a peu de gout.
OUZOUF.
Je ne suis pas de votre avis... n’importe je ne veux pas contraindre votre inclination et vous avez raison, ce divorce est très nécessaire... quand le signe-t-on ?
DAZEKOFF.
Diable te voilà bien pressé.
OUZOUF.
C’est que je vois qu’elle ne vous convient pas du tout.
À part.
Moi... épouser une duchesse, la veuve d’un grand seigneur qui n’est pas veuve et qui est peut-être encore demoiselle !...
DAZEKOFF, à la porte du palais.
Mais on vient, c’est elle, sans doute...
OUZOUF.
Qui ça, elle ? votre femme ?
À part.
Que je suis bête !
DAZEKOFF.
Ma femme non heureusement, mais la charmante comtesse ! oh ! je veux lui faire voir que je suis mécontent, va-t-en !
OUZOUF, à part.
Diable ! comment l’avertir ?
DAZEKOFF.
Que dis-tu ? qu’attends-tu ?
OUZOUF.
Je m’en vas, monseigneur.
DAZEKOFF.
Adieu ! adieu !
OUZOUF.
Une princesse !
Scène VI
DAZEKOFF, EMMA
EMMA.
Ah ! c’est vous prince.
DAZEKOFF.
Je suis heureux d’avoir pu attendre assez longtemps...
EMMA.
Dites bien aimable et je vous dois des excuses, mais vous les accepterez ? j’étais retenue par une affaire bien importance... une toilette nouvelle arrivée de France... et vous le savez, les affaires avant les plaisirs.
DAZEKOFF.
Je disais le contraire, il n’y a qu’un instant, mais c’est que moi je n’ai qu’une affaire et qu’un plaisir, vous voir.
EMMA.
C’est pardonner avec beaucoup de grâce.
DAZEKOFF.
Air : Du Charlatanisme.
Vous pardonner ! sur mon honneur
Je ne puis avoir cet audace ;
Vous le savez, c’est le vainqueur,
Qui seul a droit de faire grâce,
Ce droit n’est pas de mon côté,
Non, je ne puis plus m’en défendre,
J’ai tout perdu, bonheur, gaîté ;
Mais ce que vous m’avez ôté,
Votre cœur pourrait me le rendre.
EMMA.
Vous êtes bien grave aujourd’hui ?
DAZEKOFF.
Et vous vous plaisantez toujours...que vous mériteriez bien la peine du talion ! ce sentiment que vous savez si bien inspirer, ne saurez-vous donc jamais le ressentir ?
EMMA.
Jamais est un mot que le sage redoute.
DAZEKOFF.
Et je puis croire alors... ah ! ne me répondez pas si votre réponse doit me désespérer.
EMMA.
Vous désespérer ! oh ! vous vous faites tort à vous-même je vous estime plus que cela, et je compte sur votre courage.
DAZEKOFF.
Vous voulez donc l’éprouver ?...
EMMA.
Je ne l’ai pas dit...
DAZEKOFF.
Vous y pensez peut-être ? et cependant ne nous convenons-nous pas ?
EMMA.
Le croyez-vous ?
DAZEKOFF.
Jugez-en... vous êtes jeune, je le suis... vous êtes riche, moi aussi... vous êtes belle, moi... j’ai une certaine position... on vous envie... je me flatte aussi d’avoir quelques ennemis à la cour ; nous ferions vraiment le couple le mieux assorti.
EMMA.
Oui, nous réunissons toutes les qualités pour être détestés de tous nos amis... n’avez-vous pas quelqu’autre chance de bonheur à m’offrir ?
DAZEKOFF.
Mon amour qui remplira toute ma vie.
EMMA.
Prenez garde la vie est bien longue, et la mémoire est bien courte.
DAZEKOFF.
Chez les femmes.
EMMA.
Chez les hommes ! c’est naturel, ils promettent tant qu’ils ne peuvent tout tenir. Et puis savez-vous si je suis maîtresse encore de ce cœur que vous demandez ?
DAZEKOFF.
Quoi ?
EMMA.
C’est une supposition peut-être, mais enfin Vous ne connaissez de moi que mon visage, vous m’avez vue dans les fêtes, le sourire sur les lèvres, et vous vous êtes dit, elle est heureuse. Ah ! mon dieu, ce n’est pas toujours le visage le plus gai qui cache le moins de souffrances.
Air : Depuis longtemps j’aimais Adèle.
Vous le savez, le monde fuit la peine,
Car il en redoute l’ennui,
Et l’étiquette souveraine
Vous fait un visage pour lui ;
On se fuit, le bruit vous attire,
On ne veut qu’étourdir son cœur,
Hélas ! bien souvent le sourire
N’est qu’un masque pour la douleur !
DAZEKOFF.
Serait-il possible que vous ?... eh bien tant mieux, car je vous consolerais... vous rester veuve ah fi donc !... laissez-moi vous enlever à tous mes rivaux, et fier autant qu’heureux...
EMMA
Fier ! Voilà presque toujours l’amour des hommes... mais d’ailleurs, vous qui prétendez vous rappeler si bien vos serments, vous oubliez déjà que vous n’êtes plus libre.
DAZEKOFF.
Pour peu de temps... oui, apprenez que je touche au moment tant désiré où il n’y aura plus de barrière entre nous... les obstacles s’aplanissent, l’impératrice m’a tout fait espérer... encore une dernière audience, un moment de bonne humeur, et mon divorce est signé, demain, aujourd’hui peut-être.
EMMA.
Que dites-vous ?
DAZEKOFF.
Oui, aujourd’hui... et quand une fois je serai libre... libre, comprenez-vous ? C’est tout un avenir de bonheur, ne me donnerez vous pas le prix de mon amour. Cette main tout mon espoir, et qui sera tout mon orgueil.
EMMA.
Mais je ne sais... ce divorce !... si votre femme refusait ?...
DAZEKOFF.
Elle signera.
EMMA.
Peut-être !
DAZEKOFF.
Ma protection est à ce prix, elle sera riche, et par conséquent heureuse.
EMMA.
La richesse !... voilà tout ce que vous avez à lui offrir ?... vous lui reprochez sa naissance, son éducation, pourquoi n’avoir pas cherché à la rendre digne de vous ? Peut-être que la reconnaissance vous eut valu un peu de bonheur. Tout ce qu’elle fut devenue, eut été votre ouvrage, et c’est alors que vous eussiez pu être fier.
DAZEKOFF.
Oh ! mon dieu, y pensez-vous ? ce sont là des romans, est-ce que les manières s’apprennent, cela tient au sang ; et ces gens là ont des sentiments que nulle éducation ne peut refaire.
EMMA.
Vous croyez ?
DAZEKOFF.
J’en suis certain. Mais ne combattez plus ainsi contre mon bonheur, laissez-moi agir, et vous prononcerez... Je cours au palais, et je reviens apprendre si je dois mourir de désespoir, ou vivre heureux en vivant pour vous.
Scène VII
EMMA, puis OUZOUF
EMMA.
Cœur sec et froid, que l’orgueil seul peut émouvoir. Ah ! les manières tiennent au sang ! l’éducation n’est rien, et la brillante comtesse paraîtrait sans grâces à vos yeux, si vous veniez à savoir son simple nom d’Emma... ah ! vous méprisez votre femme, prince Dazekoff... que je serai bien vengée de vos dédains !...
OUZOUF, accourant.
Grande nouvelle madame.
EMMA.
Ah c’est toi, mon bon Ouzouf !
OUZOUF, à part.
Oh ! mon dieu ! qu’est-ce qu’elle vient de dire ? mon bon Ouzouf ! elle me paraît encore plus belle que ce matin, et dire que je peux...
EMMA.
Eh bien qu’as-tu ?
OUZOUF.
Moi rien... c’est que je viens de voir le prince Dazekoff, votre mari.
EMMA.
Mon mari !
OUZOUF.
Bon, voilà que vous soupirez encore, heureusement que ça ne durera pas longtemps, car il en a assez aussi, le brave jeune homme.
EMMA.
Tu le défends maintenant, toi qui l’accusais tant autrefois.
OUZOUF.
Ah ! dam ! cela dépend des circonstances... oui je le défends, je ne m’en défends pas, car enfin s’il insiste, c’est pour que vous soyez heureuse de votre côté... écoutez donc, il se sera peut-être aperçu...
EMMA.
De quoi ?
OUZOUF.
Il se doute peut-être... Vous savez bien...
EMMA.
Mais parles donc.
OUZOUF.
Il pense sans doute... que vous en aimez un autre... ouf !
EMMA.
Moi en aimer un autre ! qui t’a dit ?...
OUZOUF.
Personne, mais vous êtes troublée.
À part.
Elle est troublée.
EMMA.
Je l’avoue... car si je descends au fond de mon cœur, je crains d’y voir...
OUZOUF.
Regardez-y bien dans votre cœur... tout au fond, tout au fond.
EMMA.
Ah ! je n’ose encore me l’avouer à moi-même.
OUZOUF.
Avouez-le, n’ayez donc pas peur, puisqu’il n’y a que moi là.
EMMA.
Eh bien ! oui, mon ami, à toi, à toi seul je puis faire cette confidence.
OUZOUF.
Oui à moi seul... Celui qui... allons, allons...
EMMA.
Celui-là, voilà deux ans que je m’efforce d’arracher son image de mon cœur.
OUZOUF.
Deux ans !
EMMA.
Voilà deux ans que sa tristesse et son amour viennent toujours me parler pour lui.
OUZOUF.
Mais il n’y a pas de mal à ça.
EMMA.
Oh ! non, n’est-ce pas ? on n’est pas maître de ses pensées... et surtout puisqu’un autre me rend ma liberté.
OUZOUF.
Enfin c’est ?...
EMMA.
C’est un homme...
OUZOUF.
Je crois bien.
EMMA.
C’est un homme qui ne me mépriserait pas lui, pour mes habits et ma naissance, qui m’a aimée quand j’étais pauvre et abandonnée, et qui maintenant... oh oui maintenant, il doit m’aimer encore.
OUZOUF.
S’il vous aime ? j’en réponds qu’il vous aime encore, et il vous aimera toujours.
EMMA.
Tu le connais donc ?
OUZOUF.
Parbleu ! faudrait que je sois bien bête... un homme qui vous a... comme vous disiez si bien.
EMMA.
Tais-toi... ah ! que jamais son nom ne sorte de ta bouche.
OUZOUF.
Jamais ! à quoi bon ?...
EMMA.
N’est-ce pas assez que je ne puisse l’oublier ?
OUZOUF.
L’oublier, allons donc.
Air : des Anguilles.
Pourquoi l’oublier ? au contraire
Il faut l’aimer, l’aimer toujours ;
Cela m’enchante, enfin j’espère
Voir se succéder d’heureux jours.
Vous l’aimez ! j’en perdrai la tête,
Des pleurs en coulent de mes yeux ;
Vrai, le bonheur me rend tout bête :
Près de vous comme je suis heureux !
EMMA.
Pauvre Ouzouf, comme il m’aime !
OUZOUF.
Oh ! vous pouvez vous en vanter, je vous le permets, vantez-vous en à tout le monde... mais c’est bien, vous vous êtes épanchée... vous me connaissez aussi... suffit, ça s’arrangera.
À part.
Ce que c’est pourtant que de s’entendre.
EMMA.
Oui, ça m’a fait du bien de me confier à toi, mais ne parlons plus de cela ; pensons à ma fête d’aujourd’hui, j’ai compté sur toi, je veux qu’elle soit magnifique... Il y sera...
OUZOUF.
Quoi vous voulez ?
EMMA.
Oui, mais dut secret !
OUZOUF.
Je le jure !
EMMA.
De l’intelligence ?
OUZOUF.
C’est mon fort.
EMMA.
Et je saurai récompenser ton dévouement.
OUZOUF.
Très bien !
EMMA.
Va, et exécute mes ordres.
OUZOUF.
Vous serez toujours la maîtresse.
À part.
Je me sens grandi de trois cents pieds.
Air : de Michel Perrin.
Ne craignez rien,
Ah ! confiance,
Esperance !
Ne craignez rien,
Car bientôt tout ira bien.
EMSEMBLE.
Je ne crains rien, etc.
Il entre chez Emma.
Scène VIII
EMMA, puis POLINSKI
EMMA.
Oui, Ouzouf à raison, j’ai fait ce que j’ai dû, mais le prince lui-même me délie de mes serments... Son injurieuse indifférence ne m’acquitte-t-elle pas envers lui.
POLINSKI, à part, en entrant.
C’est bien elle !... Emma !
EMMA.
Polinski !
Air.
ENSEMBLE.
Ah ! plus de souffrance !
Je sens l’espérance
Qui rend à mon cœur
Repos et bonheur.
Absence cruelle.
Ô peine mortelle,
Bonheur du retour
T’efface eu ce jour.
DOLINSKI.
Ô vous que j’implore,
Est-ce un rêve encore ?
Ah ! j’ai tant souffert, plus je n’espérais.
EMMA.
Ah ! malgré l’absence,
Selon ma conscience
Moi je vous jugeais,
Je vous attendais.
ENSEMBLE.
Ah ! plus de souffrance, etc.
POLINSKI.
C’est vous ! c’est bien vous ! ah ne cherchez plus maintenant à vous cacher.
EMMA.
Ah ! ce n’est pas de vous que je me cache.
POLINSKI.
Soyez en bénie, car j’ai trop souffert ! ah si je vous perdais encore je n’aurais plus qu’à mourir !
EMMA.
Mourir non, l’absence ne tue pas.
POLINSKI.
Tant que reste l’espoir. Mais je ne veux plus parler de peines, en est-il maintenant ? C’est vous ! vous que Dazekoff ne reconnaît pas !
EMMA.
Cela vous étonne ?
POLINSKI.
Oui, je vous trouvais aussi belle il y a deux ans, moi.
EMMA.
Vous ? je vous crois, et cependant... mais ne vous étonnez pas si je n’ai pas voulu rester la pauvre fille dont l’ignorance devait blesser... Depuis deux ans j’ai bien réfléchi... Ce mariage que je n’avais pas souhaité pourtant, et qui rendait si malheureux le prince Dazekoff, me fit voir ce que j’étais... Je voulus m’élever, non pour lui, mais... pour moi... Enfermée seule avec mes réflexions dans un vieux château, je travaillai... l’étude me consola, m’encouragea.
POLINSKI.
Que de force, de persévérance !
EMMA.
Enfin, j’ai vu mon esprit digne de mon cœur, ce que d’autres comprenaient je le comprenais aussi ; je sentais palpiter en moi, près de mes anciens rêves, un espoir tout nouveau.
POLINSKI.
Et tout cela pour lui pour être digne de son nom ?
EMMA.
Pour lui !... oui je suis venue ici en secret pour lui ; j’ai voulu le voir et en être vue... je lui ai rappelé son serment ; j’ai lui ai écrit... j’ai voulu faire mon devoir enfin, pour jouir ensuite de mon bonheur sans regrets.
POLINSKI.
Ce bonheur, quel est-il ?
EMMA.
Je ne sais, mais j’ai confiance en l’avenir.
POLINSKI.
Confiance ! quand Dazekoff vous connaîtra, il vous demandera pardon du passé... Et moi alors... ah ! aviez-vous besoin de science pour captiver !
EMMA.
La figure plaît un jour, l’esprit attache.
POLINSKI.
Mais lui, lui ?
EMMA.
Qu’il n’aille pas apprendre. Ah ! cette pensée m’effraye, et par prudence, séparons-nous !
POLINSKI.
Un mot encore seulement, car j’ignore tout de vos projets et de vos pensées ; un mot seulement pour les heures que je vais passer sans vous voir... Ah ! Vous ne l’aimez pas répondez-moi, vous ne l’aimez pas ?
EMMA.
Ce soir, je vous verrai ?
POLINSKI.
Emma ?
EMMA.
À ce soir.
En rentrant chez elle, elle se croise avec Ouzouf, qui est sorti sur le dernier mot ; Polinski s’éloigne par le fond.
Scène IX
OUZOUF, puis DAZEKOFF
OUZOUF.
Ensemble... avec ma femme... c’est-à-dire avec Emma ! c’est-à-dire avec madame la comtesse ! et moi qui étais venu exprès pour empêcher cela... La joie a bien peu de mémoire... mais pourquoi s’envolent-ils comme deux oiseaux ?... hum !... Oh Ouzouf ! mon ami, fi donc, fi !... Elle ne me dit rien, c’est qu’elle a ses raisons pour cela... Cette confiance m’honore, et je m’en montrerai digne.
DAZEKOFF.
Malédiction impossible de l’approcher, en vain j’ai tout mis en usage... Elle est entourée d’une triple barrière.
OUZOUF.
La comtesse, mon prince ?
DAZEKOFF.
Ah ! c’est toi, imbécile !
OUZOUF.
Vous êtes bien bon, mon prince... touchante familiarité ! Mais qui donc peut se refuser aux vœux de votre excellence ?
DAZEKOFF.
Parbleu, l’impératrice de toutes les Russies.
OUZOUF.
C’est sans gène... mais écoutez donc, en sa qualité d’impératrice et de femme...
DAZEKOFF.
Oui, double titre pour avoir des caprices ; mais ses caprices arrêtent mon bonheur, ce maudit acte de divorce ne pourra jamais être signé.
OUZOUF.
Il s’agit de notre divorce... je veux dire de votre divorce. C’est une infamie que l’impératrice se permettre... une chose si pressée, je vous demande un peu de quoi elle s’occupe ; retournez-y...
DAZEKOFF.
Peine inutile, elle attend un courrier dont le retard l’inquiète, et tant que ces dépêches maudites ne seront pas arrivées, elle ne quittera pas le conseil.
OUZOUF.
L’affreuse chose que la guerre elle entrave tout ; mais des dépêches ? Je disais bien que la joie faisait tout oublier. Au fait j’y pense, cela peut servir...
DAZEKOFF.
Que dis-tu ?
OUZOUF.
Que vous arriverez auprès de sa majesté.
DAZEKOFF.
Qui me fera entrer ?
OUZOUF.
Moi !
DAZEKOFF.
Tu es fou !
OUZOUF.
Moi ! moi ! moi !
DAZEKOFF.
Le moyen ?
OUZOUF.
Le voilà... ces lettres que j’ai dans ma poche depuis ce matin.
DAZEKOFF.
Quelles sont ces dépêches ?
OUZOUF.
Je ne sais, mais elles viennent de l’armée.
DAZEKOFF.
Dis-tu vrai ?
OUZOUF.
Demandez plutôt au comte Polinski, un jeune officier qui m’en avait chargé comme étant très pressées.
DAZEKOFF, les prenant.
De l’armée ! en effet. Ô hasard, Dieu des amants !
OUZOUF.
Et ce n’est pas tout, une forte récompense attend celui qui les remettra...
DAZEKOFF.
Elle sera pour toi.
OUZOUF.
Ah ! jamais, Monseigneur, jamais... je ne vous refuserai, mais le plaisir de vous obliger... et puis ce divorce.
DAZEKOFF.
Il sera ma récompense à moi.
OUZOUF.
Il sera notre récompense, courez vite Monseigneur.
Air des Quadrilles espagnoles.
Ensemble.
DAZEKOFF.
Je cours sans retard,
Car
L’heureux hasard
Sait sans jamais nous prévenir
Fuir.
Que la fortune
Nous soit commune,
Soyons heureux
Deux,
Car si d’avance
Cette espérance
Ici me sourit, c’est à toi
Que je le dois.
OUZOUF.
Courez sans retard, etc.
Cette espérance
Ici vous sourit, c’est par moi,
Oui je le crois.
OUZOUF, seul.
Ah ! nous l’aurons enfin ce divorce... et grâce à moi, j’ose le dire, j’aurai tout fait, j’ai eu bien du mal, mais ça marche, ça marche.
Il se met à sauter.
Scène X
OUZOUF, EMMA, puis POLINSKI
EMMA.
Ah ! mon dieu d’où te vient cette joie dont les éclats arrivent jusqu’à moi.
OUZOUF.
Ce n’est rien, ce n’est rien, j’ai mon idée.
Il continue à sauter.
POLINSKI, entrant et l’arrêtant.
Misérable !
OUZOUF.
Plaît-il ?
EMMA.
Polinski, qu’avez-vous ?
POLINSKI.
J’ai qu’il n’y a plus de bonheur pour moi sur la terre... et c’est lui qui en est cause.
EMMA.
Expliquez-vous !
POLINSKI.
Je te cherche partout... Qu’as-tu fait des papiers que je t’avais confiés.
OUZOUF.
Ils sont remis, grâce au ciel, et c’est là ce qui me rend si joyeux.
POLINSKI.
Remis ! il ne se peut.
EMMA.
Comment ? quels papiers ?
POLINSKI.
Des nouvelles de l’armée que je devais porter moi-même et que dans mon trouble en vous voyant ce matin, je lui avais donné. En vous quittant tout à l’heure, je cours au palais impérial, j’interroge, on n’a rien vu ; j’ai beau protester, m’excuser en parlant d’une blessure que la fatigue avait rouverte, la colère de l’impératrice ne veut rien entendre, elle m’ordonne d’attendre ses ordres... c’est la mort, ou l’exil plus cruel encore.
EMMA.
Ah ! ne parlez pas ainsi.
OUZOUF.
Ne craignez rien, je suis là, et dans ce moment même le prince Dazekoff... que j’en ai chargé, remet ces lettres à l’impératrice de ma part.
POLINSKI.
J’ai manqué à mon devoir, mon sort est prononcé, mais que m’importe ?
EMMA.
Mais à moi !
OUZOUF, à part.
Quel intérêt !
EMMA.
Polinski !
OUZOUF, à part.
Ah ! mais !... ah ! mais...
POLINSKI.
Air d’Aristipe.
Mon passé fut tout de souffrance,
Puis-je regretter l’avenir ?
Quoi de nouveau braver l’absence ?
Près de vous j’aime mieux mourir
Au moins d’une vie importune
Le dernier soleil est brillant.
OUZOUF, à part.
Fi, ton soleil est une lune,
Dont mon front porte le croissant.
EMMA, à Polinski.
Ah ! pouvez vous parler ainsi... non, non, espérez.
POLINSKI.
Emma expliquez vous ?
Elle lui tend la main, il la lui baise.
OUZOUF, à part.
Eh bien ne vous gênez pas. Ah ! il est vrai qu’elle a toujours eu de l’amitié pour lui.
Scène XI
OUZOUF, EMMA, POLINSKI, DAZEKOFF
DAZEKOFF.
Victoire mes amis, victoire !
OUZOUF.
Ou ça victoire ?
DAZEKOFF.
Et c’est-à-vous que je la dois Polinski.
POLINSKI.
Comment ?
EMMA.
Parlez, parlez vite.
DAZEKOFF.
J’arrive du palais et grâce à vos dépêches, tous mes vœux sont comblés.
OUZOUF.
Nous triomphons !
DAZEKOFF.
L’impératrice était dans une colère contre vous, Polinski ! mais grâce à mes prières, elle se contente de vous exiler en France pour deux ans.
POLINSKI.
L’exil encore !
EMMA, à Dazekoff.
Enfin ?
DAZEKOFF.
Cet acte si impatiemment attendu...
EMMA.
Elle l’a signé ?
DAZEKOFF, le lui remettant.
Le voici, tenez, madame, acceptez-le.
EMMA.
Prince, je vous remercie.
OUZOUF.
Elle accepte !
DAZEKOFF.
Et quelle sera ma récompense ?
EMMA.
Ma reconnaissance, car vous m’avez rendue libre.
POLINSKI.
Libre !
Emma lui donne l’acte de divorce.
DAZEKOFF.
Que voulez-vous dire ?
EMMA.
Prince, une trop grande distance nous séparait. Jamais la pauvre paysanne n’aurait pu prendre les manières d’une grande dame, Emma vous eut trop fait rougir...
DAZEKOFF.
Emma ?
EMMA.
Reconnaissez-vous cet anneau ?
DAZEKOFF.
Qu’ai-je fait !
POLINSKI, après avoir lu l’acte.
Puis-je donc espérer.
DAZEKOFF.
Ah ! madame, un tel arrêt sera-t-il sans appel ?
OUZOUF, à part.
Voilà le moment, le voilà.
EMMA.
Oui, car je puis l’avouer maintenant, mes vœux étaient depuis longtemps pour un autre...
OUZOUF.
Il s’avance.
Ah !
EMMA.
Les grandeurs vous consoleront... lui, il est malheureux, proscrit... Polinski nous partirons ensemble.
OUZOUF.
Plaît-il ?
POLINSKI.
Ah ! tant de bonheur !
EMMA.
Je vous disais bien d’espérer.
DAZEKOFF, à part.
Je reste garçon, c est une compensation !
OUZOUF.
Eh bien, et moi qu’est-ce que j’aurai ?
EMMA.
Mon amitié !
OUZOUF.
J’ai fait de la belle besogne !
À Dazekoff.
nous avons fait de la belle besogne !
Chœur.
Air : De M. Roger.
EMMA et POLINSKI.
À la douce espérance
Je puis livrer son cœur,
Notre longue constance
Méritait ce bonheur.
DAZEKOFF et OUZOUF.
À la douce espérance
Il peut livrer mon cœur,
Mais leur longue constance
Méritait ce bonheur.
EMMA, au public.
Je touche au but, et mon amour
Reçoit le prix de sa constance,
Mais l’exil en ce même jour
Vient nous ramener la souffrance.
Désormais serons-nous heureux ?
Messieurs, soutenez mon courage,
Soyez pour nous, et que vos vœux
Portent bonheur à mon voyage.
Reprise du CHŒUR.
À la douce espérance, etc.