Un Jour à Rome (Gabriel DE LURIEU - Édouard-Joseph-Ennemond MAZÈRES)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 29 mai 1821.
Personnages
BONNEVAL
ERNEST BONNEVAL, son fils
JENNY DE SURVILLE, sa nièce
LA COMTESSE DE SEMPRESPOSA
GUILLAUME
La scène se passe à Rome.
Le théâtre représente un appartement commun de l’hôtel de Guillaume. À gauche est une fenêtre, à droite un piano chargé de musique.
Scène première
ERNEST, seul, une lettre à la main
En vérité je reçois d’heureuses nouvelles !
« Mon ami, le bruit de la chute de ton dernier opéra a retenti jusqu’à Paris, et nous a révélé le lieu de la retraite ; la fureur de tes créanciers est à son comble ; les études de la capitale enfantent de nouvelles productions qui bientôt auront passé les Alpes ; ton père, lui-même, s’est chargé de te les porter ; tu ne peux éviter son courroux qu’en quittant Rome au plus vite. Tu sais qu’on a marié ta cousine...
À les entendre il fallait l’épouser : une petite niaise qui ne dit jamais rien ; j’aime les femmes qui causent... moi, artiste, musicien distingué, j’aurais aimé une enfant qui ne sait pas une note ; mais, continuons.
« Le cœur de la pauvrette est pris ; auras-tu donc toujours yeux pour ne point voir ? Oui, mon cher Ernest, tu es l’objet de cette tendre et sentimentale passion ; la petite veuve est du voyage ; adieu, l’abyme de tes maux m’effraye... j’ai un attelage du dernier goût et une maîtresse charmante. Songe à la prison... tout à toi,
« Florville. »
Me voilà bien... mes affaires sont en bon train. Depuis deux ans que j’ai quitté mon pays, ai-je eu un seul moment de repos ? Les créanciers de Rome sont grecs comme ceux de Paris ! les parterres sifflent comme à Paris ! enfin tout conspire ici pour me rappeler cette France, que j’aurais peut-être dû ne jamais quitter.
Air de la Robe et les Bottes.
Tout pourtant n’est pas comme en France,
La discorde s’agite en vain,
La politique est sans puissance,
Et chacun se donne la main.
Au sein d’une heureuse harmonie
Si j’oublie un moment Paris,
L’aspect d’une femme jolie
Vient me rappeler mon pays.
Oui, je dois l’avouer, les dames de Rome ont pris pitié de moi ; elles ont souvent adouci mes peines ; mais après tout, l’amour n’enrichit pas. Quand je pense à la soirée d’hier ! les traîtres ! siffler un opéra que j’ai mis... huit jours à composer ! tomber à plat, avec cinquante créanciers au parterre ; de tels malheurs n’arrivent qu’à moi.
Scène II
ERNEST, GUILLAUME
GUILLAUME.
Eh bien ! mon cher débiteur, mon cher locataire !
ERNEST.
Eh bien ! mon cher compatriote ! sois persuadé que je compatis sincèrement à ton infortune.
GUILLAUME.
Mon infortune ?
ERNEST.
Oui, le souvenir de la chute d’hier m’accable encore : mon pauvre Guillaume, qu’as-tu donc fait à la cabale pour être traité avec tant de rigueur ?
GUILLAUME.
Mais, entendons-nous, monsieur, il me semble que vous seul...
ERNEST.
Oui, j’ai fait l’opéra, soit ; mais est-ce moi qu’a frappé leur aveugle rage ? Ces recettes brillantes que j’espérais m’auraient-elles enrichi ? mes créanciers auraient seuls joui de mon triomphe, et à ce titre...
GUILLAUME.
J’aurais été payé, je le veux bien croire ; mais je ne le suis pas, et mes mémoires que voilà...
ERNEST.
Ah ! je t’en conjure, ne parlons plus de l’arriéré.
GUILLAUME.
Monsieur, la prison !
ERNEST.
La prison ! j’ai montré de la bonne volonté, le public m’a sifflé ; mets le public en prison, je ne m’y oppose pas... adresse-toi à mes amis.
GUILLAUME.
Vos amis, ils vous ont délaissé.
ERNEST.
Les ingrats ! je n’ai plus pour société que mes créanciers.
GUILLAUME.
Ah ! monsieur, plus vous êtes malheureux, plus vous leur êtes cher !... ils ne vous abandonneront jamais !
Air : Le choix qu’a fait tout le village.
Jeune homme, au sein de l’opulence,
À tes amis quand tu livrais ton or,
Nous attendions notre créance ;
Ils t’ont quitté, nous attendons encor ;
Tous ces amis, dont tu pleures l’absence,
Ne t’escortaient qu’aux jours de ton bonheur ;
Mais, plus nobles dans leur constance,
Tes créanciers escortent ton malheur.
ERNEST.
Ils ne sont pourtant pas payés pour ça...
GUILLAUME.
Patience !... un bon mariage... et...
ERNEST.
Un mariage !... et quelle est la malheureuse ?
GUILLAUME.
Quelle est celle, au contraire, qui ne rechercherait pas votre alliance ? On ne parle, dans les salons de Rome, que du jeune Français.
ERNEST.
Oui, des femmes charmantes qui m’adorent et qui me ruinent à l’écarté.
GUILLAUME.
Ce soir, monsieur... ce soir le tirage aura lieu...
ERNEST.
De grâce, laissons là cette plaisanterie.
GUILLAUME.
C’est parbleu bien du sérieux !... J’ai votre parole, vos quatre-vingt-dix signatures... Les affiches sont posées.
ERNEST.
Quelle folie !
GUILLAUME.
Mon annonce a fait fureur ! de tous côtés je reçois des demandes. On a déjà retiré cinquante coupons, ct ces cinquante-mille francs...
ERNEST.
Que vois-je ?
GUILLAUME.
Oui, monsieur, à mille francs le billet. Quelques âmes vénales ont prétendu que c’était vous payer trop cher ; grâce à mon activité.
ERNEST.
Mais, Guillaume, que dira-t-on ?
GUILLAUME.
On dira que vous étiez placé entre la prison et le temple de l’hymen ; que les circonstances... Enfin votre position ne peut que s’améliorer... Eh ! bon dieu ! tout n’est que trafic dans ce bas monde !
Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.
Oui, croyez-moi, sans vous parler des belles,
Autour de nous tout se vend aujourd’hui,
Combien de gens à l’honneur sont rebelles,
Quand des grandeurs le doux espoir a lui ;
Sans nul respect pour la foule impuissante,
Au poids de l’or le trafic est conclu,
Et si quelqu’un se plaint après la vente,
Ce n’est jamais celui qui s’est vendu.
ERNEST.
Au fait ! si j’avais quelque meuble à mettre en loterie, je le ·mettrais ; mais je n’ai plus rien... rien que ma personne... elle est à moi, bien à moi... mon marché ne peut pas être attaqué en cassation !... mais, du moins, mon ami, fais preuve de goût, je t’en supplie !... que la distribution des billets ne soit pas livrée au hasard.
GUILLAUME.
Laissez-moi faire... de petits amours !
ERNEST.
Surtout que la comtesse de Sempresposa soit éliminée du concours.
GUILLAUME.
Elle veut se mettre sur les rangs... mais j’ai refusé net... elle dit pourtant que vous l’aimez, que vous lui avez fait une déclaration ?
ERNEST.
Eh ! oui, il y a un an, je sortais de table... je rencontre cette vieille Sybille, je ne sais pas ce que j’ai dit, ce que j’ai fait... j’étais ivre de punch, elle a cru que c’était d’amour...
GUILLAUME.
Elle est furieusement amoureuse... elle est immensément riche... elle pleure son cinquième mari et son cinquantième printemps.
ERNEST.
Son cinquième mari !
GUILLAUME.
Oui, monsieur, vous ne connaissez donc pas le système de cette noble et tendre Italienne... sont état est le mariage !
Air : Vaudeville des maris ont tort.
L’époux meurt... pour un mariage,
Parents, témoins, amis sont assignés ;
Car d’avance, en cas de veuvage,
Les candidats sont désignés ;
Enfin c’est la reine des folles,
Et je ne serais pas surpris,
S’il existait des monopoles,
Qu’elle obtint celui des maris.
Aujourd’hui, je ne sais pourquoi l’intérim est plus long que de coutume... c’est la Diogène de Rome, elle cherche un homme et ne peut pas le trouver... j’entends du bruit... la chaise de la Comtesse s’arrête à la porte.
ERNEST.
Quel funeste présage ! un Romain rentrerait chez lui... mais moi je me sauve... et pour ne pas la rencontrer j’appelle à mon secours mon cher escalier dérobé...
GUILLAUME.
Il fait le désespoir de vos créanciers !
ERNEST.
Il est la sauvegarde des belles.
GUILLAUME.
On dit que la Comtesse le connaît.
ERNEST.
Oui, mon cher, l’année dernière, le jour du punch. Qui n’a pas eu de faiblesses ? mais il est un terme à tout, même à l’abnégation de soi-même.
GUILLAUME.
Vous partez !... et pourtant j’ai besoin de vous... ces dames ne veulent pas payer de confiance... il faut qu’elles voient ce qu’elles achètent... de grâce ne soyez pas long temps dehors...
ERNEST.
Je n’en réponds pas...je déjeune avec des Anglais...
GUILLAUME.
Ménagez-vous, monsieur... songez que j’ai pris hypothèque sur vous ; songez que vous vous devez entièrement à moi et au beau sexe de Rome !
Scène III
GUILLAUME, LA COMTESSE
LA COMTESSE.
Ah ! mon cher, nous n’avons pas un moment à perdre.
GUILLAUME.
Que voulez-vous dire !
LA COMTESSE.
Plus le moment fatal approche, et plus mon impatience redouble ! le sort peut m’être contraire, el pour enchaîner son inconstance, je suis résignée à tous les sacrifices... j’exige les billets qui te restent...
GUILLAUME.
Quoi, madame, vous en avez cinquante et vous voulez...
LA COMTESSE.
Les quarante derniers...
GUILLAUME.
Grand dieu ! si je vous les cédais, que diraient vos nombreuses rivales ! ignorez-vous madame, qu’on m’a adressé cinq cents demandes et que je n’ai qu’une livraison à faire ? Ignorez-vous que mon bureau d’hymen est encombré de pétitions et de solliciteuses ?
LA COMTESSE.
Ah ! je suis la plus pressée ; ces dames attendront... il me faut ce jeune homme, caro amico ; il me faut ce jeune homme.
GUILLAUME.
Il vous le faut ; d’accord, mais, toutes en disent autant ! les demoiselles, les veuves... et même !... vous savez que l’intendant de la province est très malade... eh bien, madame, c’est un secret que je vous confie, sa respectable femme m’écrivait ce matin de lui conserver un numéro.
LA COMTESSE.
Il faudrait au moins attendre au lendemain.
GUILLAUME.
Et si je vous disais tout ce qui se passe ; si je vous parlais des nombreux mouvements de commerce qui se préparent...
LA COMTESSE.
Et vous avez !
GUILLAUME.
Je n’ai pas délivré un seul billet ; j’ai été inflexible.
LA COMTESSE.
Amabile signore, vous ne résisterez pas à mes prières... vous unirez deux cœurs formés l’un pour l’autre et vous recevrez ce gage de ma reconnaissance.
GUILLAUME.
Une bourse ! mais si M. Ernest...
LA COMTESSE.
Il ne saura rien avant la signature du contrat...
GUILLAUME.
Comment résister à tant d’amour ! prenez, madame, les voilà !
LA COMTESSE.
Quel plaisir ! quelle félicité ! ma conquête est enfin assurée. Ce soir après le tirage, mi carissimo, tu m’enverras un exprès.
GUILLAUME.
À votre hôtel.
LA COMTESSE.
Non, à ma petite maison ; tu la connais.
GUILLAUME.
Votre petite maison... oui... où demeurait autrefois Lucrèce.
LA COMTESSE.
Il y a bien longtemps.
GUILLAUME.
Autres temps ! autres mœurs ! ainsi tout est convenu ?
LA COMTESSE.
Ah ! beau jeune homme ! tu es à moi. Guillaume les plus grands égards.
GUILLAUME.
Soyez tranquille... les soins, les égards, rien ne lui manquera.
À part.
C’est trop juste, je vais être payé.
LA COMTESSE.
Addio, carissimo, addio ! du silence ; ah ! divine loterie, que j’ai de grâces à te rendre.
Air du Pas des trois cousines.
Gloire à toi, chère loterie,
Tu vas couronner mon amour ;
Je trouve un époux... ta magie
A fait un miracle en ce jour.
GUILLAUME.
Prenez patience et courage.
LA COMTESSE.
Va, de moi, tu seras content.
GUILLAUME.
Du billet, après le tirage,
Je vous livrerai le montant.
Ensemble.
LA COMTESSE.
Gloire à toi, chère loterie,
Tu vas couronner mon amour ;
Je trouve un époux... ta magie
A fait un miracle en ce jour.
GUILLAUME.
Gloire à toi, chère loterie,
Tu vas couronner son amour ;
On me paie enfin... ta magie
A fait un miracle en ce jour.
Scène IV
GUILLAUME, seul
Monsieur Ernest dira ce qu’il voudra ; les actionnaires n’arrivent pas en foule, et j’ai trouvé le seul moyen d’être payé. Ces musiciens français ne payent qu’en chansons... J’ai cependant un voyageur français qui paie bien, un ex-caissier qui voyage pour son plaisir... la France lui déplaît.
Air : J’ai vu le Parnasse des dames.
On le croirait grand personnage ;
Il dit avoir beaucoup de bien,
Il possède un riche équipage,
Et l’argent ne lui coûte rien.
Ce qu’il prend est payé d’avance...
De lui, moi, je suis fort content ;
Mais le journal m’apprend qu’en France,
Le trésor n’en dit pas autant.
Scène V
GUILLAUME, BONNEVAL, JENNY
GUILLAUME.
Je ne me trompe pas !... des Français ! Ah ! monsieur, soyez le bienvenu...
BONNEVAL.
Pouvons-nous trouver un appartement ?
GUILLAUME.
Un superbe, Monsieur ; des Français ! ah ! vous ne vous plaindrez pas ; vous payerez cher... mais c’est égal... des Français !
Air : Connaissez mieux le grand Eugène.
Toujours à mon pays fidèle,
Quand chez moi logent des Français,
J’aime à les servir avec zèle,
J’aime à célébrer leur hauts faits !
En guerre, en paix, couvert de gloire,
Brave, sensible, généreux,
Qu’il se batte... ou paie un mémoire,
Un Français doit compter pour deux.
BONNEVAL.
J’avais toujours désiré visiter cette antique capitale des arts ; et, cédant aux instances de ma nièce...
JENNY.
Mon oncle !...
BONNEVAL.
Oui, ma nièce, la curiosité a seule conduit nos pas à Rome... aucune autre cause...
JENNY.
Mon oncle !
GUILLAUME.
Ah ! Monsieur, vous trouverez bien du changement.
Air : Combien de métamorphoses.
Cette Rome auguste et belle,
Du temps a subi les lois ;
Et notre Rome nouvelle
N’est plus Rome d’autrefois.
Aux chastes lieux où brilla
Le feu sacré de Vesta,
Nos modistes ont vendu
Leurs chapeaux... et leur vertu !
Dans un temple on fait la banque,
Et, bravant le décorum,
Les tréteaux d’un saltimbanque
Envahissent le forum ;
Chez ce Brutus tant vanté
Pour aimer la liberté,
Qui loge-t-on en passant ?
L’ambassadeur du croissant !
Les soutiens de la patrie,
Les descendants des Césars,
Brandissent le parapluie
Au lieu du glaive de Mars.
Un pauvre est mort ce matin
Et de misère et de faim,
Où Lucullus, nous dit-on,
Mourut d’indigestion,
Du cirque, effroi de la terre,
Les indignes rejetons,
D’un vieux boxeur d’Angleterre
Vont réclamer les leçons ;
On remplace les licteurs
Par des jockeys, des piqueurs ;
Les chars des triomphateurs
Par des chaises à porteurs.
Chez Sylla le peuple danse,
Et même, quel changement,
Où fut le dieu du silence
Les femmes ont un couvent...
Le Jupiter qui tonnait,
Embellit un cabaret ;
De Bacchus, le saint caveau
Loge un triste porteur d’eau ;
Les sauveurs du capitole,
Ces oiseaux si redoutés,
Sautent dans ma casserole,
Et garnissent mes pâtés.
Le dieu du sommeil n’est plus,
Mais Rome a quatre instituts !...
Les journaux ont survécu,
Les censeurs ont disparu...
Narguant la grandeur romaine,
On a fait, le croirait-on,
De la roche Tarpéienne
Une montagne Beaujon.
Chez le fameux peuple roi,
On voit des bureaux d’octroi ;
Dégénéré, le Romain
Végète sans gloire... Enfin
Rome, en merveilles féconde,
N’offre plus que des débris ;
Pour voir la reine du monde,
Il faut aller à Paris.
BONNEVAL.
Ce tableau n’est pas flatté, mon cher hôte ; mais, Cicérone fautif, vous avez omis dans votre galerie, l’ornement, la gloire de Rome, ce que ma nièce vient y admirer.
JENNY.
Mon oncle, voulez-vous me punir de la confiance que j’ai mise en vous ?
BONNEVAL.
Mais qu’avez-vous donc à regarder ainsi ma nièce ?
GUILLAUME.
Pardon, Monsieur... Mademoiselle est jolie et...
BONNEVAL.
Mademoiselle ! on ne veut pas que tu sois veuve.
GUILLAUME.
Elle pourrait... oui, mais vous avez peut-être d’autres projets ? d’ailleurs j’ai délivré tous mes coupons.
BONNEVAL.
Vos coupons ?...
GUILLAUME.
Les pères, les oncles sont souvent embarrassés... par le temps qui court, les demoiselles sont difficiles à marier et j’ai sous la main un jeune homme...
JENNY.
Mais êtes-vous fou, Monsieur ?
GUILLAUME.
Certes non, j’ai toute ma raison, je veux rentrer dans mes fonds. Oh ! il vous conviendrait, j’en suis sûr : un Français qui loge ici... bon poète, bon musicien, à quelques chutes près ; une tournure charmante, vous pouvez consulter le prospectus... d’une famille honorable...
JENNY.
Un musicien ! si c’était lui ?
GUILLAUME.
Très dérangé, mais qui ne l’est pas à son âge...
BONNEVAL.
Très dérangé ! ma chère, c’est lui ; et vous l’appelez ?
GUILLAUME.
Ernest Bonneval.
JENNY.
Ernest !
GUILLAUME.
Ernest.
BONNEVAL.
Et vous voulez marier ce jeune homme à ma nièce ?
GUILLAUME.
À votre nièce ou à toute autre ; le sort en décidera.
JENNY.
Qu’entends-je ?
GUILLAUME.
Vous ne comprenez pas ; M. Ernest est criblé de dettes, et par conséquent j’attends depuis longtemps mes avances. Plus par intérêt pour lui que par spéculation (car je ne sais pas inquiéter mes débiteurs), j’ai voulu que l’hymen vengeât ce malheureux artiste des caprices de la fortune ; j’ai fait des billets de loterie, il les a signés.
JENNY.
De loterie !
BONNEVAL.
De loterie !
GUILLAUME.
Oh ! ce n’est pas la première fois que ça m’arrive ; c’est ainsi que je marie tous mes débiteurs, et j’ai de l’occupation. D’ailleurs, je connais la partie... j’ai travaillé à Paris... je m’appelle Guillaume. Nous avons créé une petite bourse matrimoniale, dont j’ai l’honneur d’être l’agent de change, et nos dames se sont empressées de prendre des actions ; il fallait bien arracher ce jeune homme à une perte certaine... elles ont le cœur sensible, ces dames.
Air : L’amour qu’Edmon a su me taire.
En France, du joueur avide,
Notre loterie est l’écueil ;
Trop souvent la chance perfide
Le conduit, hélas, au cercueil !
Mais, loin de craindre pour sa vie,
À Rome aujourd’hui, la beauté
Prend des billets de loterie,
Par amour pour l’humanité.
Ajoutez à cela les opérations secrètes ; il y a des courtiers marrons qui négocient dans la coulisse ; enfin, figurez-vous toutes les fluctuations du commerce en grand, sans compter les ventes qui se font après le tirage... je crois y être déjà !
BONNEVAL.
Ainsi donc, voilà mon fils en loterie.
GUILLAUME.
Votre fils !
BONNEVAL.
Monsieur, je ne suis jamais ingrat envers ceux qui me rendent service ; attendez-moi dans mon appartement, nous vous y rejoindrons bientôt. Allez, du silence, de la discrétion, préparez votre mémoire, je suis prêt à l’acquitter.
GUILLAUME.
Acquitter mon mémoire ! ces Français s’expriment avec une grâce...
BONNEVAL.
Allez, vous dis-je, vous pouvez compter sur moi, je compte sur vous.
Scène VI
BONNEVAL, JENNY
BONNEVAL.
Je ne reviens pas de ma surprise.
JENNY.
Mais est-il certain...
BONNEVAL.
Ne cherche pas à excuser cette nouvelle folie : tu le sais mon cœur ne demandait qu’à lui pardonner ses erreurs ; j’ai souri à tes espérances, je les ai encouragées ; mais pour cette fois je ne puis que désapprouver l’intérêt que tu prends encore à lui.
JENNY.
N’est-il pas naturel ? Unie à Ernest depuis mon enfance, l’indifférence affectée dont il m’accablait ne m’a pas caché ses bonnes qualités ; il me traitait comme une enfant, mais une enfant peut aimer, et je l’aimais de toute mon âme ! alors monsieur de Surville demanda ma main ; je ne rejetai pas une chaîne que vous preniez plaisir à former.
Air : Depuis longtemps j’aimais Adèle.
Vous le vouliez, et l’âme atteinte
D’un feu dont j’ignorais le nom,
À l’autel je marchai sans crainte,
Je reçus la main du baron ;
De mon époux les soins peut-être
M’apprirent à lire en mon sein,
Et son amour me fit connaître
L’amour que j’ai pour mon cousin.
BONNEVAL.
Tu vois combien il est digne de toi.
JENNY.
Permettez-moi d’espérer. Si nous pouvions...
BONNEVAL.
Que veux-tu faire ?
JENNY.
Le punir, le ramener dans les bras de son père.
BONNEVAL.
Et aux pieds de sa cousine.
JENNY.
Je ne m’en défends pas ; oui, monsieur Ernest, oui, c’est là, c’est à mes pieds que je vous attends ; j’appellerai à mon aide cette malice que les hommes veulent bien reconnaître en nous.
BONNEVAL.
Je commence à croire que tu peux lui donner quelques leçons d’amour.
JENNY.
Je serai aussi folle que lui, s’il le faut ; je saurai... on chante... cette voix... c’est la sienne.
BONNEVAL
Eh bien ! ce courage héroïque ?
JENNY.
Je cours interroger notre hôte, acheter sa discrétion et son secours ; venez, mon oncle, venez.
Scène VII
ERNEST seul
Ma foi, le vin fait oublier toutes les peines. Quel repas ! j’ai cru qu’il ne finirait jamais ; Milord a raison, pour être mari on n’est pas esclave, et puisque cette loterie doit assurer · mon bonheur, je me résigne. Le bonheur ! que n’ai-je pas fait pour le trouver ? dettes, opéras-féeries, duels, politique...excepté le suicide et la danse, j’ai essayé toutes les sottises !... mais enfin le dieu d’hymen va les réparer.
Air : Vaudeville de Partie carrée.
Oui, c’en est fait, je reste en Italie !
Des ris, des jeux c’est le galant séjour ;
N’y suit-on pas ma devise chérie :
Tout à la gloire, à Bacchus, à l’amour !
Dans les plaisirs le temps vole et s’oublie...
Loin de la France, Ernest, tu n’as point fui :
Dans tous les lieux où règne la folie
Un Français est chez lui.
Quand je serai lassé par la folie,
Fidèle ami des lettres et des arts,
Je me dirai : je suis dans la patrie
De Raphaël, d’Horace et des Césars ;
À son aspect mes pensers s’agrandissent !
Loin de la France, Ernest, tu n’as point fui :
Où les beaux arts, ou les lettres fleurissent
Un Français est chez lui.
Scène VIII
ERNEST, JENNY
ERNEST.
Mais quelle est cette femme ? quelle jolie tournure. Je parie que c’est une aspirante... Allons, subissons l’examen. Que vois-je ? je ne me trompe pas... ma cousine !
JENNY.
Ernest !
ERNEST.
C’est elle ! c’est Jenny... c’est vous que je revois après deux ans d’absence... mais que de grâce, que de beauté.
JENNY.
Seriez-vous devenu galant ?
ERNEST.
Près de vous...
JENNY.
Soyez sincère... vous ne m’avez pas habituée à vos hommages... mais, nous autres femmes nous sommes bonnes, généreuses ; une flatterie nous fait oublier mille torts.
ERNEST.
Je ne reviens pas de ma surprise... est-ce bien cette Jenny...
JENNY.
Si gauche, si simple, si ignorante ; oui, Monsieur, mais un peu changée ; elle a profité des reproches de son cousin.
ERNEST.
Ah ! dites les conseils.
JENNY.
Autrefois c’était des reproches. Combien de fois n’a-t-il pas répété en ma présence qu’une femme doit être musicienne... Eh bien ! les romances qu’il a laissées à Paris, j’ai pris plaisir à les chanter.
ERNEST.
Chanter mes romances ! quel bonheur pour un artiste ; mais elles sont là...Ah ! si j’osais vous prier...
JENNY.
Vous aimiez le piano autrefois...
Elle se met au piano et prélude.
Musique, musique chérie,
Prête-moi ton charme vainqueur ;
Guidé par ta douce harmonie,
Que l’amour captive son cœur !
ERNEST.
Eh ! mais, je suis dans l’enchantement ! quel talent !
Air de Tancrède. (Rossini.)
Comme moi, troubadours,
Infidèles
Aux belles,
Chantez, chantez toujours :
Jamais, jamais d’amours !
Femmes perfides,
Dans mes galants exploits,
Je prends pour guides
Vos leçons et vos lois.
Oui, mon inconstance
Rit de votre puissance...
Je la braverai ;
Mon cœur l’a juré,
Jamais je n’aimerai !
Ensemble.
ERNEST.
Comme moi, etc.
JENNY.
Ah ! pauvre troubadour,
À ta belle Fidèle,
Tu chanteras un jour :
Tout, oui, tout à l’amour !
JENNY.
Contre les belles
Que peut ce vain courroux ?
Se montrent-elles,
Vous tombez à genoux ;
Fier de sa défaite,
Déjà sa voix répète :
Je me soumettrai,
Mon cœur la juré ;
Oui, toujours j’aimerai !
Ensemble.
ERNEST.
Comme moi, troubadours,
Fidèles
À vos belles,
Chantez, chantez toujours ;
Tout, oui, tout aux amours !
JENNY.
Oui galants, troubadours,
Fidèles
À vos belles,
Chantez, chantez toujours ;
Tout, oui, tout aux amours !
ERNEST.
Ah ! Jenny, je jure de te consacrer ma vie ; je ferai ton bonheur... Mon père...
JENNY.
Il est ici...
ERNEST.
Ah ! il est bon, généreux ; il m’ouvrira ses bras ; ah ! s’il refusait de m’entendre, Jenny, tu joindras tes instances aux miennes ; nous fléchirons son courroux ; il nous conduira lui-même à l’autel.
Scène IX
GUILLAUME, JENNY, ERNEST
GUILLAUME, chantant.
L’autel est préparé !
ERNEST.
Que dis-tu ?
GUILLAUME.
Comme vous j’ignore encore le nom de la fiancée... mais le tirage a eu lieu...
ERNEST.
Ah ! la voilà celle que j’épouse ; Jenny est à moi !
GUILLAUME.
Je vous répète que la loterie est tirée.
JENNY.
Non, Monsieur, le sort ne peut m’avoir favorisée, puisque je n’ai pas brigué l’honneur de disputer votre conquête... je pouvais désirer votre cœur, mais je n’ai jamais voulu l’acheter !
Elle sort.
Scène X
ERNEST, GUILLAUME
ERNEST.
Elle me fuit !... malheureux, toi seul en es cause...
GUILLAUME.
Moi, monsieur.
ERNEST.
Traître ! tu mérites cent coups de bâton ; je te les dois, je te les donnerai.
GUILLAUME.
Ah ! pour la première fois n’allez pas me payer comptant... je vous fais crédit.
ERNEST.
Cette chère Jenny... et j’ai pu être si longtemps insensible à tant d’attraits, à tant de grâces ! je l’avais revue plus jolie que jamais... je suis aimé, je n’en puis douter...hélas ! elle sait tout maintenant... elle me méprise, elle me déteste ! Cette idée me désespère ! je ne puis plus supporter la vie ! la mort seule...
GUILLAUME.
La mort ! mais c’est une plaisanterie, et mes hypothèques...
ERNEST.
Tu feras ce que tu voudras, le reste ne me regarde pas... Ah ! Jenny, je te serai fidèle jusqu’au trépas...
GUILLAUME.
Il paraît que vous êtes décidé à ne pas vivre longtemps.
On entend de la musique sous les fenêtres.
ERNEST.
Qu’entends-je ?
GUILLAUME.
C’est l’aubade de rigueur... des fleurs, des chansons ; allons, Monsieur, vous n’êtes plus célibataire ; régions nos comptes, vous êtes en fonds.
Chantant.
Formez, formez les nœuds les plus doux.
Je ne me trompe pas ; la comtesse de Sempresposa est à leur tête.
ERNEST.
La Comtesse !
GUILLAUME.
Elle commande l’ordre et la marche de la cérémonie.
On entend encore la musique.
ERNEST.
Pour comble de mystification, les barbares ne vont pas en mesure sous les fenêtres d’un artiste. Quoi ! la Comtesse m’aurait gagné ?
GUILLAUME.
Oui, Monsieur, oui ; allons, ne songeons plus qu’à la noce ; elle sera brillante... Quelle foule ! quand il n’y aurait que vos créanciers... ce sera superbe ; je vois déjà le tableau.
Air : À soixante ans.
Nous chantons tous l’épithalame,
Et de fleurs parsemant vos pas,
Nous célébrons de votre femme
Les vertus, les nobles appas.
Votre moitié, dans l’ardeur qui l’anime,
Vous charge d’or en marchant à l’autel...
ERNEST.
Comme autrefois, je serai la victime
Que l’on paraît avant le coup mortel.
GUILLAUME, à part.
Suivons mes instructions. Eh ! Monsieur, du calme, du sang-froid... La Comtesse a le billet gagnant. N’importe comment elle se l’est procuré... elle vient revendiquer ses droits : si par quelque ruse on pouvait l’engager à renoncer...
ERNEST.
Comment m’en débarrasser ? ah ! si j’étais Anglais...
GUILLAUME.
J’entends, un petit bill bourgeois ; mais, Monsieur, il faut être grand seigneur.
Scène XI
LA COMTESSE, ERNEST, GUILLAUME
LA COMTESSE.
Où est-il ?
ERNEST.
Elle vient !... quelle idée !... oui, c’est cela !...
Très haut.
oui, mon cher, je pars...
LA COMTESSE, dans le fond.
Il part !... qu’entends-je ?
ERNEST.
Ce soir, la noce et les chevaux de poste...
LA COMTESSE.
Que veut-il dire ?... écoulons ?...
ERNEST.
Puisque le destin le commande, j’épouse un demi-siècle... mais... j’ai parcouru le monde entier... l’ennui m’a suivi partout. Il faut enfin trouver le plaisir qui ne fuit sans cesse ; je passe en Angleterre.
LA COMTESSE, à part.
En Angleterre !
GUILLAUME.
Oui, la terre classique de la gaieté !...
ERNEST.
Tu connais le code conjugal du pays... je m’y fais naturaliser, et j’attends les événements !
Trio de Doche.
Oui, nous partons pour l’Angleterre !
Nous nous fixons aux bords chéris
De cette terre
Où règnent les maris.
LA COMTESSE.
Eh ! quoi, partir pour l’Angleterre,
Quoi ! nous fixer aux bords maudits
De cette terre
Où règnent les maris.
GUILLAUME.
Partez, partez pour l’Angleterre,
Oui, fixez-vous aux bords chéris,
De cette terre
Où règnent les maris
ERNEST.
À Newmarket, au sein de l’ivresse,
Je triomphe de mes rivaux ;
Et je partage ma tendresse
Entre ma femme... et mes chevaux.
LA COMTESSE.
Entre sa femme et ses chevaux.
ERNEST.
Mais un jour si quelque nuage
Vient troubler la paix du ménage,
Mon parti sans retour est pris ;
De fleurs, de festons couronnée,
Au marché ma femme est menée,
Et, de parles lois d’hyménée,
Vendue... à juste prix.
LA COMTESSE.
Vendue à juste prix.
Ensemble.
ERNEST.
Oui, nous partons.
LA COMTESSE.
Eh ! quoi partir, etc.
GUILLAUME.
Partez, partez, etc.
LA COMTESSE.
Quoi ! barbare !
ERNEST.
Puisqu’il vous a été permis de m’acheter, je peux bien avoir le droit de vous vendre.
GUILLAUME.
Que veggio ! elle tombe dans mes bras... qual spettacolo.
ERNEST.
Ah ! nous sommes époux... faites vos paquets, je connais mes droits, je suis chef de la communauté.
LA COMTESSE.
Me forcer à quitter Rome.
ERNEST.
Eh ! Madame :
Rome n’est plus dans Rome ! elle est toute où je suis.
LA COMTESSE.
Dio !
ERNEST.
Allons, mon ami, ma femme se trouve mal, ça ne me regarde pas ; ayez pour elle les égards dus à son âge.
Scène XII
GUILLAUME, LA COMTESSE
LA COMTESSE.
Le monstre ! me vendre, quelle cruauté ! le pacha de Janina lui-même ne m’aurait pas vendue.
GUILLAUME.
Je le crois bien, il ne l’aurait pas achetée... Êtes-vous mieux ?
LA COMTESSE.
Hélas !
GUILLAUME.
Pauvre petite femme... l’agitation a marché ; elle se repose... il vous a appelée demi-siècle.
LA COMTESSE.
Demi-siècle ! moi, qui voulais le rendre si heureux... Je l’aurais accablé de tant de marques d’affection que personne n’aurait osé me faire la cour...
GUILLAUME.
Je vous crois sans peine.
LA COMTESSE.
Je ne l’aurais pas quitté un seul instant... je l’aurais suivi partout.
GUILLAUME.
Même en Angleterre.
LA COMTESSE.
Ah ! ce mot ranime ma fureur ! Mon cher Guillaume, sois encore une fois mon sauveur.
GUILLAUME, à part.
Tout va bien.
Haut.
C’est-à-dire qu’après vous avoir mariée, il faut que je vous démarie.
LA COMTESSE.
Je n’ai pas le cœur de mon époux !
GUILLAUME.
Oui, le cœur du jeune homme est comme son argent, nous courons après... Eh ! parbleu ! quelle idée ; dites que vous ne pouvez obtenir le consentement de vos parents. Êtes-vous majeure ?
LA COMTESSE.
Comment, mon cher Guillaume, ton génie est stérile.
GUILLAUME.
Mon génie, Madame ! savez-vous ce que c’est que le génie ? le génie d’un aubergiste qui veut être payé... vous êtes sauvée !
Air : Contredanse de la Joconde.
Mon génie inventif s’exerce,
Malgré votre époux, aujourd’hui,
Je romps, par un coup de commerce,
Le nœud qui vous attache à lui.
Oui, c’en est fait, oui, noble dame,
Oui, pour punir votre ex-époux,
Je vais lui donner une femme
Encore plus vieille que vous ;
À sa moitié sexagénaire
En vain il voudra se soustraire :
La loi commande avec rigueur :
L’effet est payable au porteur.
Ensemble.
GUILLAUME, LA COMTESSE.
Mon { génie inventif s’exerce
Son {
Malgré { votre époux aujourd’hui,
{ mon
Je romps, } à par un coup de commerce,
Il rompt, }
Le nœud { qui } vous attache { à lui.
Les nœuds { } m’attachent {
GUILLAUME.
Oui, Madame, Oui, vous êtes sauvée ; une vieille baronne française qui court les aventures est descendue ce matin dans mon hôtel ; comme vous elle voulait accaparer mes billets ; il est encore temps de les lui céder... C’est elle que j’entends ! voyez-vous cette tournure gothique ?
LA COMTESSE.
Dieu ! qu’une vieille femme est ridicule.
GUILLAUME.
À qui le dites-vous ? Du silence, secondez-moi.
Scène XIII
GUILLAUME, LA COMTESSE, JENNY, en vieille
GUILLAUME.
Dieu ! quel événement ! qui pouvait s’y attendre ?
JENNY.
Eh bien ! qu’est-ce ?
GUILLAUME.
Quel événement ! ah ! madame la Baronne, tandis que vous cherchez un mari, que vous n’en trouvez pas, nous Baronne, nous !... faut-il le dire ? nous en avons deux.
LA COMTESSE.
Deux !
GUILLAUME, bas.
Oui deux, laissez-moi parler. Madame, qui déjà a eu le bonheur de survivre à cinq maris ; Madame était sur le point d’essayer le sixième, lorsqu’un des antécédents s’est permis de reparaître.
JENNY.
De reparaître ?
GUILLAUME.
Oui, Baronne, on l’avait cru mort... un marin, des courses lointaines... enfin, il vient de tomber du ciel ou plutôt de l’enfer !... Nous n’avons pas même l’embarras du choix ; il faut subir le joug du premier en date, et si quelqu’âme charitable ne nous délivre pas de notre extra, vous le savez, la polygamie...
LA COMTESSE.
La polygamie !
GUILLAUME, bas à la Comtesse.
Laissez-moi donc parler. Tout espoir n’est pas encore perdu, je cours à la bourse... le contrat de vente d’un beau jeune homme n’est pas une non-valeur aux yeux des belles ; mais vous, madame la Baronne, vous qui vous plaignez du veuvage, si un jeune compatriote...
LA COMTESSE.
Parlez, je suis prête à diminuer le prix des actions... vous êtes encore très bien conservée... vous pouvez faire le bonheur d’un époux...
JENNY.
Sans me flatter, je l’espère.
Air : Paris et le village.
Du temps je puis braver les traits ;
Aux yeux de tous je suis charmante,
On est surpris quand je parais,
On est séduit lorsque je chante ;
Celles pour qui l’amour à lui
Pourraient envier ma vieillesse...
Enfin tout me dit qu’aujourd’hui
J’aurai des retours de jeunesse.
GUILLAUME.
Allons, mesdames, j’enregistre sur mon carnet le revirement de fonds qui s’opère... quatre-vingt-dix mille francs ! Les parties sont d’accord, le cours est fermé, je proclame la vente.
Air des Gardes marine.
Oui, c’est une affaire d’or !
Ah ! quel pays de cocagne !
Si vous perdez, moi, je gagne,
Gagnez-vous, je gagne encor.
Je trafique, je calcule,
Sur vos billets je spécule,
Sans pudeur et sans scrupule,
À coup sûr je m’enrichis...
Je puis bien, en galant homme,
Faire à la bourse de Rome
Comme à celle de Paris.
Quel bonheur
Ensemble.
Tout comble mon espérance,
Je nage dans l’opulence ;
Et, sans perdre ma créance,
Modèle de bienfaisance.
J’enrichis mon débiteur.
JENNY.
Quel bonheur !
Il est donc en ma puissance ;
Mon cœur s’ouvre à l’espérance ;
Et, sûre de sa constance,
Je veux pour toute vengeance,
Lui pardonner son erreur.
LA COMTESSE.
Quel bonheur !
Tout comble mon espérance ;
Du perfide qui m’offense,
Je vais punir l’inconstance ;
Il maudira la vengeance
D’une Romaine en fureur.
GUILLAUME.
Ma foi, je spéculerais
Sur tous les maux de la terre :
Vivent les troubles, la guerre,
S’ils font hausser les effets ;
Mon système est bon sans doute,
Il n’est rien que je redoute,
Même en faisant banqueroute,
À coup sûr je m’enrichis...
Je puis bien, en galant homme,
Faire à la bourse de Rome
Comme à celle de Paris.
TOUS.
Quel bonheur ! etc.
Scène XIV
GUILLAUME, LA COMTESSE, JENNY, ERNEST
ERNEST.
Que vois-je ? la Comtesse !
JENNY.
Ernest !
ERNEST.
Où fuir ?
LA COMTESSE.
Perfido ! ingrato ! ne me fuyez pas, vous ne m’appartenez plus, vous êtes la propriété de madame...
ERNEST.
Quoi ! cette vieille...
GUILLAUME.
Oui, Monsieur, on vous a passé dans le commerce.
LA COMTESSE.
Allez, allez en Angleterre, felice sposo !... vous êtes jeune, soyez l’appui et le bâton de vieillesse de votre jolie moitié... Je suis vengée.
Elle sort avec Guillaume.
Scène XV
ERNEST, JENNY
ERNEST.
Que faire ?
JENNY.
Eh bien ! jeune homme, j’attends que vous me conduisiez à l’autel.
ERNEST.
Quoi ! sérieusement, à votre âge vous profiteriez...
JENNY.
Quand on est vieille on profite de tout.
ERNEST.
Ah ! madame, j’embrasse vos genoux !
JENNY.
Que vois-je ?
ERNEST.
Oui, madame, je suis à vos pieds, mais c’est pour vous prier de renoncer à moi.
JENNY.
Non, monsieur, je vous ai payé assez cher.
ERNEST.
J’aime, j’en fais l’aveu.
JENNY.
Vous aimez !...
ERNEST.
Oh ! ce n’est pas vous ! une cousine charmante, que j’ai revue un instant, et que j’aimerai toujours.
JENNY.
Si vous me connaissiez... l’amour...
ERNEST.
L’amour ! vous pensez à l’amour ?...
JENNY.
Pourquoi pas.
Air de Blangini.
Que le temps s’envole...
Je brave le temps ;
L’amour me console,
Même à soixante ans.
Sous l’habit de la vieillesse
Je cache un cœur
Brûlant d’ardeur :
Dans mes yeux, pleins de tendresse,
Tu dois lire ton bonheur ;
Je veux faire ton bonheur ;
Tout rappelle en moi la jeunesse...
Et pourtant j’ai les cheveux blancs
Et soixante ans... vous
Scène XVI
ERNEST, JENNY, BONNEVAL, GUILLAUME
Ils écoutent dans le fond du théâtre.
JENNY.
Vous avez des talents, mon cher époux, vous chanterez, mes charmes, vous ferez mon portrait.
ERNEST.
Votre portrait !... allons, il ne lui manquait plus que d’être coquette.
JENNY.
Vous hésitez ? on l’a déjà fait lorsque j’étais jeune...
ERNEST.
Le peintre est sans doute mort. C’est de la vieille école... Que vois-je ? Je ne me trompe pas...
Air du Piège.
Non, ce n’est pas un songe vain,
Je revois celle que j’adore !
JENNY.
Quoi, Monsieur, de votre dédain
Vous ne m’accablez point encore ?
ERNEST.
De mes torts j’implore l’oubli ;
Quand j’insultais à la baronne,
Mon cœur était tout à Jenny...
JENNY, ôtant ses ajustements.
Et c’est Jenny qui vous pardonne !
ERNEST.
Ah ! Jenny, combien je fus coupable... je jure à vos pieds de ne vivre désormais que pour vous faire oublier mes torts... Ah ! mon père !me pardonnerez-vous ?
BONNEVAL.
Vous pardonner ? oublier toutes vos folies...
Air de Turenne.
Puis-je excuser votre conduite ?
De mon amour voilà le prix ;
C’en est fait, je vous déshérite ;
Monsieur, vous n’êtes plus mon fils.
À Jenny.
À mes bontés, toi seule dois prétendre,
Auprès de moi, tu le remplaceras ;
Viens, ma fille, viens dans mes bras !
À Ernest.
Et vous... embrassez-moi... mon gendre !
GUILLAUME.
Tableau touchant ! voilà mon ouvrage ; oui, couple fortuné, c’est à moi, c’est à la loterie que tu dois ton bonheur ! Pour vous, jeunes gens de tout âge, de toute condition, et j’ajouterai même de tout sexe ; vous que poursuit la gente appelée communément créancière, vous connaissez maintenant le moyen infaillible d’échapper à l’infortune. Venez, accourez en foule à mon agence : je me nomme Guillaume ; je demeure à Rome, au Feu éternel. Je fais des envois dans la province et chez l’étranger... Je n’assure pas mes marchandises ; mais ma roue tourne pour tout le monde, et l’on peut trouver par fois des billets gagnants.
Vaudeville.
Air : Ces postillons sont d’une maladresse.
ERNEST.
Que de billets j’ai signés dans ma vie ;
Billets de bourse... hélas à fonds perdus ;
Billets d’auteur... protestés par Thalie ;
Billets d’amour... je n’en écrirai plus ;
Mais aujourd’hui la fortune volage
A réparé ses torts en un instant :
Car le contrat de notre mariage
Est un billet gagnant.
BONNEVAL.
Toujours gaiment au destin je me fie,
Et du destin je bénis les faveurs ;
Je gagne au jeu comme à la loterie,
Tous mes billets sont payés aux porteurs.
Hier encor, j’entre à l’académie,
Billet en main... on m’arrête en entrant ;
Pathos parlait... je pars et je m’écrie :
C’est un billet gagnant !
GUILLAUME.
Si l’univers est une loterie
Dont chaque peuple obtint un numéro ;
Foyer des arts, noble et belle patrie,
France, ton sort n’est-il pas le plus beau ?
Oui ; le pays où l’on sait plaire et battre,
Où la beauté fixe un peuple galant ;
Oui, le pays où naquit Henry-quatre
A le billet gagnant !
JENNY.
À vos bontés, Messieurs, l’auteur s’adresse,
Vous qui payez vos billets aux bureaux ;
Et vous aussi, soutiens de la faiblesse,
Tendres amis qui payez en bravos ;
Puissiez-vous rire à cette œuvre légère,
Puissiez-vous tous, auditeurs indulgents,
Dire ce soir : les billets de parterre
Sont des billets gagnants !