Un Bal bourgeois (MÉLESVILLE - Michel-Nicolas Balisson de ROUGEMONT - Charles-Gaspard DELESTRE-POIRSON)

Tableau-Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 1er avril 1819.

 

Personnages

 

MONSIEUR DUMONT, bourgeois

HYACINTHE, sa fille

MARTIN, ami et voisin de Dumont

CHANTERELLE, musicien

MADAME DU BELAIR

CLOTILDE, sa fille

NINA, sa fille

BLINVAL, jeune élégant

FOLLIVILLE, jeune élégant

SIMONETTE, servante de Monsieur Dumont

MADAME BERNARD

MADAME VERSEUIL

LOLOTTE

FIFINE

JEAN, valet

PLUSIEURS DAMES

VALETS

 

La scène est à Paris, au marais.

 

Le théâtre représente un premier salon avec porte de fond et portes latérales. À droite, l’entrée de la chambre à coucher du Monsieur Dumont, servant de salle du souper. À gauche, l’entrée du second salon, servant de salle de bal.

 

 

Scène première

 

SIMONETTE, LAQUAIS

 

SIMONETTE, à quelques laquais qui portent des objets pour le bal.

Air : Au collet.

Par ici,
Par ici,
Que chacun de vous me suive.

JEAN.

Nous voici,
Nous voici,
Sur vos pas chacun arrive ;
Dans nos courses, Dieu merci,
Nous avons tous réussi.

SIMONETTE, à d’autres.

Par ici,
Par ici,
Que chacun de vous me suive.

LAQUAIS, arrivant.

Nous voici, nous voici,
Sur vos pas chacun arrive.

TOUS.

Dans nos courses, Dieu merci,  } bis.
Nous avons tous réussi.             }

JEAN.

Voilà les rideaux de Madame Moufflet ; c’est avec bien de la peine qu’elle les a prêtés, parce qu’au dernier bal de sa nièce, on lui en a déchiré une paire, qu’elle a eu toute les peines du monde à raccommoder.

SIMONETTE.

C’est bon ! c’est bon ! on y prendra garde ; allez les poser dans le salon, et tâchez de les assortir, aux draperies de manière à ce que çà ne jure pas trop.

JEAN.

Voilà les couverts d’argent ! Si vous saviez où j’ai été obligé d’aller les chercher ?...

SIMONETTE.

On ne vous demande pas ça... Portez-les à la cuisine, et qu’on les mêle avec la douzaine de Monsieur.

JEAN.

Eh bien ! c’est justement ce que cette dame m’a recommandé de ne pas faire ; elle ne veut pas qu’on les mêle.

SIMONETTE.

Allez toujours, j’en fais mon affaire.

JEAN.

Enfin, Mademoiselle Simonette...

Air : De la Monaco.

J’ai pour vous plaire,
Doublant le pas,
Couru la matinée entière ;
Le bal j’espère.
Et le repas
Dans le Marais feront fracas.
J’apporte de chez la voisine,
Deux grenadiers prêts à fleurir,
Les guirlandes de sa cousine
Qui peuvent encor reservir.
Pour l’agréable
J’ai de mon goût
Pris un surtout.
Vieux, mais fort présentable,
Couvrant la table,
Il est parfait
Et fait l’effet
D’un service complet.
J’ai pour dessert des fruits en marbre
Éblouissant par leur couleur,
Et qu’on croirait cueillis sur l’arbre,
En voyant de loin leur fraîcheur.
Pendant la fête
Le curieux
Mange des yeux
Le fruit qu’il guette ;
Puis en cachette
Il va soudain
Pour s’en saisir, tendre la main.
On rit de sa méprise étrange,
On s’égaye, on s’amuse... Enfin
Aucun des convives ne mange...
Et la nuit va, toujours son train.
Par ma tactique
Tout a marché ;
Vous aurez ce soir, je m’en pique,
Festin unique,
Bal recherché,
Et du plaisir à bon marché !

SIMONETTE.

Eh bien ! vous avez oublié le musicien !

JEAN.

Oh ! que non... J’y ai passé ; il viendra, lui, ou un autre, à ce qu’il m’a dit. J’ai fait aussi apporter des rafraîchissements ; du cidre, de la bière pour les messieurs, de l’orgeat pour les dames et du vin pour nous.

SIMONETTE.

Mais, tiens, ça n’est pas bête du tout.

JEAN.

Ah ! je suis au fait du service bourgeois.

SIMONETTE.

Et, comment vous nomme-t-on ?

JEAN.

Je n’y tiens pas... parce que, voyez-vous, depuis sept ans que je change de maître et de local presque tous les soirs, j’ai l’habitude de tous les noms du calendrier domestique.

SIMONETTE.

Ça suffit, je m’en souviendrai... Allez, et surtout soyez exact.

Il s’éloigne.

SIMONETTE, appelant.

Picard !

JEAN.

Me voilà !

SIMONETTE.

C’est bon... Lafleur !

JEAN.

Qu’y a-t-il pour votre service, Mademoiselle ?

SIMONETTE.

Rien !... c’était pour voir.

Il sort.

 

 

Scène II

 

SIMONETTE, seule

 

Ah ! Dieu ! ah ! Dieu ! que de mal tout ça va me donner... notre maître avait bien besoin de se lancer comme ça dans les bals... Mais, bah ! il a voulu faire comme les autres.

Air : Un’ fois.

Un’ fois
Par mois,
L’ plus p’tit bourgeois
Se donnant un air d’importance,
Trait’ chez lui ses amis de choix ;
Puis voulant r’gagner sa dépense,
Il jeûn’ trent’ jours pour faire bombance,
Un’ fois par mois.

Quel dommage que Monsieur Dumont ait fermé sa porte à ce Pauvre petit Monsieur Chantrelle, le premier amoureux de mamzelle Hyacinthe. C’est lui qui aurait joliment figuré ici avec son crin crin... Qu’est-ce qu’il va dire, quand il va apprendre que Monsieur donne ce bal-là pour trouver un mari à sa fille... Il n’y tiendra pas, c’est sûr... Il fera quelque bêtise... Ces amoureux n’en font jamais d’autres. Je gagerais que nous aurons ce soir quelque bonne esclandre ; et je suis sûre que demain matin, en reportant le mobilier que nous avons emprunté aux voisins, j’en aurai de belles à raconter.

 

 

Scène III

 

DUMONT, HYACINTHE, SIMONETTE

 

DUMONT, dans la coulisse.

Mais mon Dieu ! prenez donc garde. Voilà déjà ma belle tenture de damas jaune couverte de taches d’huile ; Simonette, Simonette !

SIMONETTE.

Me v’là, not’ maître.

DUMONT.

Débarrasse donc un peu le salon ; il y a un régiment de quinquets à placer ; tu mettras mon portrait et mes gravures flamandes au grenier ; mes porcelaines et mes deux magots dans mon cabinet de toilette.

SIMONETTE.

Oui, not’ maître

Revenant.

Ah ça ! j’ voulais dire, où c’ qu’on mettra la table pour le souper ?

DUMONT.

Dans ma chambre à coucher... c’est convenu ; on va démonter mon lit.

SIMONETTE.

Tiens... et où c’ que vous coucherez ?

DUMONT.

Où c’ que... où ce que... sur un canapé. Notre voisin, Monsieur Martin, m’a dit qu’un maître de maison passait ordinairement la nuit dans un fauteuil.

SIMONETTE.

Et puis, une nuit de bal, c’est si vite passé. Mamzelle, vous n’avez plus besoin de moi pour votre toilette ?

DUMONT, à Simonette.

Ah ! Simonette, tu trouveras les assiettes de dessert toutes dressées sur le petit buffet ; je me suis moi-même amusé à arranger cela moi-même.

SIMONETTE.

Ah ben ! ça doit être joliment...

Monsieur Dumont la regarde.

J’y cours, not’ maître.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

DUMONT, HYACINTHE

 

DUMONT.

Ah ça ! Hyacinthe, n’oublions rien. Avez-vous répété votre gavotte ?

HYACINTHE.

Oui, mon papa.

DUMONT.

Ma chère enfant ! voici le moment de faire valoir tes grâces, tes talents, ton esprit. Tu vois que les dépenses ne me coûtent rien pour t’assurer un établissement solide.

HYACINTHE.

Oui, mon papa, solide... Mon papa, fera-t-on deux contredanses dans le salon ?

DUMONT.

C’est bien le moment de penser à ces futilités ; vous ne voyez dans tout ceci que le bal, les gâteaux, les valses ; mais, ce n’est pas pour nous amuser que nous donnons à danser, je vous en avertis.

HYACINTHE.

Ah ! je sais bien ; mon papa ; il est aussi question d’un mari !

DUMONT.

C’est ça, ma fille.

Air : Femmes, voulez-vous éprouver.

Ce bal prépare ton bonheur ;
Vois, pour combler mon espérance,
Un amant dans chaque danseur,
L’hymen dans chaque contredanse.
À tout le monde, mon enfant,
Tâche de faire bonne mine,
Et tu trouveras en valsant,
L’époux que le ciel te destine.

HYACINTHE.

Dame ! mon papa, c’est bien embarrassant ; je ne connais aucun de ces gens qui vont venir.

DUMONT.

Mon Dieu, ça ne fait rien... Notre voisin Martin, qui voit la meilleure société, dit que, maintenant, tous les mariages se font ainsi. Il m’a cité plus de vingt ménages excellents qui se sont formés au milieu d’une chaîne anglaise... Vois-tu ; on se place ; on se parle d’abord des yeux ; on se prend la main ; et, au premier chassez, déchassez, on voit tout de suite si les caractères se conviennent, si les humeurs sympathisent, enfin, si l’on est formé l’un pour l’autre ; mais, ne vas pas faire de gaucheries

HYACINTHE.

Des gaucheries ! moi, papa !

DUMONT.

Je sais bien ce que je dis. Du temps que nous logions à l’Estrapade, et que vous étiez recherchée par tout ce qu’il y avait de mieux dans le commerce du quartier, n’aviez vous pas encouragé ce petit Chantrelle ?

HYACINTHE.

Mais, c’est vous-même, mon papa, qui aviez d’abord consenti...

DUMONT.

Pas du tout, Mademoiselle, ça ne vous convenait pas ; d’ailleurs, mon enfant ; on doit tenir son rang dans le monde ; nous voilà lancés dans la haute bourgeoisie, et il faut des époux assortis ; c’est aussi l’avis de mon ami Martin... Mais, je l’entends...

 

 

Scène V

 

DUMONT, HYACINTHE, MARTIN, avec un gâteau

 

MARTIN.

Air : Quand on est mort.

Mon cher Dumont, sans compliment,
Votre fête.
Sera parfaite
Vous allez être bien content,
J’ai dépensé tout votre argent.
Chez le traiteur,
Le confiseur,
J’ai pris d’abord ce qu’ils ont de meilleur
Dindon farci,
Macaroni,
Montagnes en sucre candi ;
Les vins choisis,
Les fruits confits
Seront exquis.
J’ai, faisant cette
Emplette,
Pris, pour n’être pas attrapé,
Des échantillons du soupé.
Mon cher Dumont, etc.

Pardon, si je m’assieds sans façon ; mais, j’ai tant couru...

DUMONT.

Vous plaisantez ?

MARTIN.

À-propos, vous saurez que, pour aller plus vite, j’ai pris un cabriolet.

DUMONT.

Comment donc ? mais, c’est très juste ; je n’entends pas que vous y mettiez du vôtre.

MARTIN.

Ce que j’en dis... Vous aurez un monde horrible.

HYACINTHE.

Comment, horrible !...

MARTIN.

C’est-à-dire, très nombreux ; j’ai d’abord songé à l’utile ; j’ai invité plusieurs chefs de mon administration ; pardon de la liberté... J’ai la perspective d’une petite place que je ne voudrais pas manquer.

DUMONT.

Ce cher Martin, il pense à tout.

MARTIN.

Nous aurons Monsieur et Madame d’Argenvile, négociants, qui viennent d’arranger leurs affaires.

DUMONT.

Diable ! diable ! cela ne nous fera-t-il pas de tort ?

MARTIN.

Tort, mon ami ! des gens qui viennent de prendre calèche !

DUMONT.

C’est différent.

MARTIN.

La dame amènera, sans façon, son cousin, capitan de hussards.

DUMONT.

Capitaine !... Il est garçon ?

MARTIN.

Oui.

DUMONT.

À merveille !

MARTIN.

Mais, il n’y faut pas songer.

DUMONT.

Nous étions pourtant convenus de n’avoir que des garçons libres.

MARTIN.

Ne vous fâchez pas, on le remplacera.

Air : Traitant l’amour sans pitié.

Nous aurons, ils sont priés,
Deux clercs très ronds en affaires,
Qui pour sûr seront notaires
Dès qu’ils seront mariés.
Un bon marchand qui demande
Un minois qui l’achalande,
Et pour ressource plus grande,
Près d’un Ministre galant,
Un gros Major qui réclame,
Et qui n’attend qu’une femme
Pour avoir un régiment.

DUMONT.

Il l’aura, mon ami, il l’aura.

MARTIN.

De plus, un aspirant de marine plus, quatre employés aux postes, trois commis de la guerre, deux jeunes gens de la Chaussée-d’Antin... qui ont bien voulu me sacrifier une soirée...

DUMONT.

Me sacrifier... Comme c’est honnête !... Il est charmant ; il s’est donné une peine... Mon ami, je vous retiens pour la noce, entendez-vous ; n’allez pas vous engager ailleurs... Vous êtes le premier invité, je vous dois cela !

HYACINTHE.

Mais, papa, attendez donc.

DUMONT.

Sois donc tranquille ; il y en aura de tous les rangs, de toutes les tailles, de toutes les fortunes ; tu pourras choisir. Si tu m’en crois, tu t’attacheras aux jeunes gens de la Chaussée d’Antin, ils sont, en général, très riches ; et, pour l’ordinaire, ils ont un excellent caractère.

MARTIN.

À-propos, avez-vous aussi invité quelqu’un ?

DUMONT.

En ma qualité de maître de maison, j’ai été fort modeste ; j’ai invité quelques femmes qui ne sont pas de la première jeunesse.

MARTIN.

Bon, bon, cela meuble toujours ; le personnel est fort bien ; je vais donner maintenant un coup d’œil au matériel ; faire un tour au buffet...

DUMONT.

Hyacinthe va vous accompagner. Vas, ma fille, montrer à notre cher voisin tous nos préparatifs.

MARTIN.

C’est qu’il faut se distinguer... Les bals se sont bien perfectionnés depuis quelque temps. Je veux quelle nôtre éclipse celui de ce fameux professeur dont on parle tant.

HYACINTHE.

Il est donc...

MARTIN.

Magnifique !

Air d’une Anglaise.

De ce bal dont la folie
Fit dit-on les premiers frais,
Et Terpsichore et Thalie
Ont assuré le succès ;
Dans un superbe salon
La beauté donne le ton :
Elle y règne sous le nom
De Clorinde ou de Marton.
Ces réunions nouvelles
Offrent aux yeux étrangers
Nos actrices les plus belles,
Nos danseurs les plus légers.
Brillante de mille attraits,
Dans ses amoureux filets,
Zaïre prend un Anglais,
Et Lisette un Écossais.
En voltigeant à la ronde,
Plus d’un minois séducteur,
Pour faire le tour du monde,
N’a qu’à changer de danseur.
Dieux et mortels confondus !
Dans ces lieux sont bien venus ;
Et sous les traits de Plutus,
Midas cajole Vénus ;
Psyché danse la gavotte
Avec un prince autrichien ;
Et Néron fait la bouillotte
Avec un baron prussien.
Par vingt plaisirs ballotté,
L’amateur court enchanté,
Du billard à la beauté,
De la valse à l’écarté ;
À Rose il compte fleurette,
Il risque au jeu son écu,
Trop heureux s’il ne regrette
Que le temps qu’il a perdu ;
Mais le bal tire à sa fin...
L’aurore paraît enfin,
On se quitte avec chagrin,
L’amour allait si grand train !...
Adieu femme aimable et belle,
Arbitre de mou destin,
Adieu, soyez-moi fidèle,
Au moins jusqu’au bal prochain.

 

 

Scène VI

 

DUMONT, seul

 

Des jeunes gens de la Chaussée-d’Antin ! diable ! j’aurais bien dû ajouter une petite flûte à mon orchestre... Ah bah !... j’ai mis sur les billets d’invitation... il y aura un violon ; on ne peut pas m’en demander davantage.

On entend accorder un violon dans la coulisse.

 

 

Scène VII

 

DUMONT, CHANTRELLE

 

CHANTRELLE, dans la coulisse.

Là, là ! posez le pupitre près de la porte... Vous monterez la musique que j’ai laissée chez le portier...

En entrant il salue.

Monsieur...

DUMONT.

Très bien, mon cher ami, les armes à la main... Ah ! grand Dieu | Que vois-je ?

CHANTRELLE, à part.

C’est le papa, tenons-nous bien.

DUMONT.

Monsieur, que venez-vous faire ici ? Qui vous a donné mon adresse ?

CHANTRELLE.

Mon cœur, père injuste et barbare ! Il est vrai que sans le portier de votre ancien domicile, j’aurais pu me tromper de numéro ; mais l’amour a secondé mes recherches, et j’accours...

DUMONT.

M’étourdir encore de vos prétentions... chercher encore à séduire ma fille.

CHANTRELLE, fièrement.

Moi, regardez-moi bien en face, Monsieur Dumont, jamais je n’ai séduit personne... mais, quand on a des vues légitimes.

DUMONT.

Sur ma fille... un petit musicien... Finissons, Monsieur, ma fille n’est pas pour vous. Je vous avais prudemment fermé la porte, et je trouverais fort étonnant que vous enfreignissiez mes ordres.

CHANTRELLE.

Que vous enfreignissiez... Ah ! Monsieur Dumont, Monsieur Dumont, du temps que vous débitiez des cuirs, vous parliez bien différemment.

DUMONT.

Encore une fois, Monsieur, j’attends de la société ; il serait inouï que vous vous obstinassiez...

CHANTRELLE, soupirant et accordant son violon.

Obstinassiez... C’est juste, Monsieur, vous me rappelez à mon devoir ; je rentre dans mes fonctions...

Froidement.

Commençons-nous par la valse ou par la contredanse ?

DUMONT.

La valse ! la contredanse ! que voulez-vous dire, Monsieur, me prenez-vous pour votre jouet ?...

CHANTRELLE.

Monsieur, vous parlez à un artiste... et ça vous prouve, soit dit en passant, que j’ai plus d’une corde... Ah ! mon Dieu ! voilà ma chanterelle cassée.

DUMONT.

Comment, il serait possible que Belarchet me manquât de parole ?

CHANTRELLE.

Mon ami, conduit ce soir Tarare, et m’envoie à sa place.

DUMONT.

C’est une trahison, une infamie, un abus de confiance ; et vous croyez que je permettrai...

CHANTRELLE.

Ça ne vous convient pas, c’est trop juste ; il est bientôt neuf heures... Tâchez d’en trouver un autre si c’est possible.

DUMONT.

Ah ! le bourreau !... Dans quel embarras...

CHANTRELLE.

Air : Vaudeville de Gille en deuil.

Point de colère, ma présence
Vous irrite à ce que je vois :
Je pars, adieu la contredanse,
J’emporte le bal avec moi.

DUMONT.

Il part ! restez...

CHANTRELLE.

Point de contrainte.

DUMONT.

Hélas ! je ne puis m’en passer !
Ne regardez pas Hyacinthe.

CHANTRELLE, à part.

Au moins je la ferai valser.

SIMONETTE, en dehors.

Par ici, Mesdames, par ici.

DUMONT.

Ah ! mon Dieu ! déjà du monde !

Ensemble.

DUMONT.

Entrez dans la salle de danse,
Nécessité m’en fait la loi ;
Surtout, monsieur, point d’imprudence
Où vous aurez affaire à moi

CHANTRELLE.

J’entre dans la salle de danse,
Puisque vous m’en faites la loi ;
Je n’agis que par complaisance ;
Et je reste ici malgré moi.

Il entre dans le bal.

 

 

Scène VIII

 

DUMONT, SIMONETTE

 

SIMONETTE.

Monsieur, Monsieur, voilà un fiacre !

DUMONT.

Eh bien ! fais monter, je vais entrer dans le salon pour recevoir... Sont-ce des dames ?

SIMONETTE.

Oui, Monsieur, elles sont sept dans la voiture, sans compter deux petits enfants.

DUMONT.

Eh ! dis donc, sont-elles jolies ?

SIMONETTE.

Ça dépend des goûts... Mais elles sont joliment attifées toujours... Eh ! tenez... vous allez en juger ; les v’là.

DUMONT, se sauvant.

N’oublie pas de faire annoncer.

 

 

Scène IX

 

SIMONETTE, MADAME BERNARD, LOLOTTE, FIFINE, autres FEMMES ridiculement parées, deux petites FILLES

 

MADAME BERNARD.

Ah ! mon Dieu ! je suis sûre que nous arrivons les premières.

LOLOTTE.

Ces messieurs sont bien galants... Ne pas se trouver à la descente du fiacre pour nous donner la main.

FIFINE.

Ils ont voulu venir à pied, et il fait un temps...

SIMONETTE, s’avançant.

Mesdames, si vous voulez entrer.

MADAME BERNARD.

Un moment, ma bonne, que je change de souliers.

Elle se met dans un coin.

FIFINE.

Hortense, tu as les miens dans ton sac.

LOLOTTE.

Voulez-vous me serrer ma pèlerine, mon enfant, pour qu’elle ne se confonde pas.

SIMONETTE.

Oui, Madame.

MADAME BERNARD.

Tenez, ma bonne, mettez cela avec les robes de ces demoiselles... Si je ne prenais pas ces précautions-là... j’userais des souliers blancs... Ah !

UN ENFANT.

Maman, combien que je pourrai manger de gâteaux ?

MADAME BERNARD.

Chut ! petite fille !

JEAN.

Le nom de ces dames.

MADAME BERNARD.

Madame Bernard... ah ! mon Dieu ! ma garniture est toute chiffonnée.

Elle va pour entrer.

JEAN, annonçant.

Madame Renard !

MADAME VERSEUIL.

Lolotte, prête-moi une épingle, ma ceinture va tout de travers.

Au domestique.

Madame Verseuil.

JEAN, annonçant.

Madame Cerfeuil.

MADAME VERSEUIL.

Le maladroit, comme il m’estropie !

 

 

Scène X

 

LES MÊMES, MARTIN

 

MARTIN.

Eh ! Mesdames, c’est vous !... Comment, pas un cavalier pour vous donner la main.

MADAME BERNARD.

Ah ! Monsieur Martin !... Mais, il n’y a donc encore personne ?

MARTIN.

Pardonnez-moi, pardonnez-moi, tout le beau monde est venu par le grand escalier.

LOLOTTE, à voix basse.

La demoiselle de la maison est-elle jolie, Monsieur Martin ?

MARTIN.

Un ange, un petit ange, un peu gauche, un peu empruntée.

MADAME BERNARD, de même.

Et son père ?

MARTIN.

La perle des hommes ! un peu ridicule... mais, un homme d’honneur, chez lequel vous souperez très bien... Venez, venez, je vais vous présenter à lui.

Il entre avec les femmes.

 

 

Scène XI

 

SIMONETTE, MADAME DUBELAIR, CLOTILDE, NINA

 

Ces trois dames sont vêtues dans le dernier goût, witchouras, cachemires, etc. Les deux sœurs sont absolument pareilles pour les costumes.

MADAME DUBELAIR, à ses gens.

Ma voiture, à deux heures.

À ses filles.

Je ne pense pas qu’on nous retienne plus longtemps.

CLOTILDE, riant.

Oh ! oui ; un bal qui commence à dix heures, cela ne peut pas aller loin.

NINA, de même.

Tenez, maman, on danse déjà... Ah ! l’horreur ! Un seul violon, et ce n’est pas Rose !...

Madame Dubelair et ses filles donnent à un des chasseurs qui les suit, leurs pelisses.

SIMONETTE, s’approchant.

Ces dames veulent sans doute aussi changer de souliers ?

CLOTILDE, riant aux éclats.

Changer de souliers... Ah ! ah ! ah ! c’est charmant ! Non, ma chère, nous ne changeons pas de souliers.

SIMONETTE.

Ah ! mon Dieu ! j’ai sûrement dit quelque bêtise... J’ vas t’y annoncer ces dames.

MADAME DUBELAIR, riant avec ses filles.

J’ vas t’y... Non, non, ma bonne, la contredanse est commencée... Je ne veux pas interrompre les plaisirs de Monsieur... Monsieur... eh bien ! comment s’appelle votre maître ?

SIMONETTE.

Monsieur Dumont, Madame.

À part.

Tiens ! des amis d’ not’ maître qui n’ savent seulement pas son nom.

MADAME DUBELAIR.

Laissez-nous, ma bonne, nous attendrons ici la fin de la contredanse.

NINA, avec ironie.

Il faut prendre un peu de courage avant de s’aventurer dans le bal de Monsieur Dumont..

MADAME DUBELAIR, riant.

Allons, Nina, n’allez pas abuser de votre esprit ; c’est avec des sarcasmes de ce genre que vous avez éloigné de chez moi Folleville et Blainval ; voilà trois jours qu’ils n’ont pas paru.

NINA.

Blainval ! ah ! je ne le reverrai de ma vie !

CLOTILDE.

Folleville ! c’est le plus mauvais caractère...

MADAME DUBELAIR.

C’est possible ; mais ces messieurs sont très riches, ils vous adoraient, et ne s’en cachaient pas. Si vous éloignez ainsi tous les partis qui se présentent...

 

 

Scène XII

 

SIMONETTE, MADAME DUBELAIR, CLOTILDE, NINA, DUMONT, sortant de la salle de bal

 

DUMONT, appelant.

Simonette ! Simonette... fais donc circuler des rafraîchissements.

MADAME DUBELAIR, prenant Dumont pour un domestique.

Mon ami, annoncez-nous, je vous prie.

DUMONT, interdit.

Comment, Madame... je ne suis pas... ce n’est pas... mais, c’est égal, je suis enchanté de recevoir chez moi...

MADAME DUBELAIR.

Chez vous... Quoi, Monsieur, vous seriez ?...

DUMONT.

Monsieur Dumont, pour vous servir...

MADAME DUBELAIR.

Monsieur Dumont... et moi qui prenais Monsieur Dumont pour... mille pardons...

DUMONT, riant d’un air agréable.

Il n’y pas de mal, Madame, erreur n’est pas compte.

CLOTILDE, bas à Nina.

Ah ! c’est bien ça... monsieur le marchand...

DUMONT.

Puis-je savoir, belle dame, à qui j’ai l’honneur...

MADAME DUBELAIR.

C’est trop juste... Madame Dubelair... Je vous présente mes deux filles.

DUMONT.

Madame Dubelair !... Ah ! Madame, je suis désespéré... Donnez-vous la peine d’entrer... Mesdemoiselles, on n’attend que vous pour la valse.

MADAME DUBELAIR.

Ah ! mes filles ne danseront pas ; voilà trois nuits de suite qu’elles passent au bal... elles sont excédées.

DUMONT.

Une petite valse !... une petite valse... Voilà bien les mamans ! Ah ! ah ! elles craignent toujours qu’on ne se fatigue trop... Passez donc, Mesdemoiselles, je vous en prie.

À Madame Dubelair.

Madame, voulez-vous bien me permettre de vous donner la main... Simonette... Simonette...

SIMONETTE, accourant.

Monsieur...

DUMONT.

Ces dames meurent de soif... les rafraîchissements !...

SIMONETTE, appelant.

Lafleur ! allons donc, la bière et l’eau sucrée.

 

 

Scène XIII

 

SIMONETTE, DES DOMESTIQUES, portant un plateau avec des assiettes de gâteaux au milieu, et des verres à moitié remplis

 

SIMONETTE.

Eh bien ! eh bien ! prenez donc garde ; vous emplissez trop les verres ; dans une heure, il n’y aura plus une goutte de sirop !

 

 

Scène XIV

 

FOLLEVILLE, BLINVAL, habillés dans le dernier genre, ils déploient leurs redingotes, SIMONETTE

 

SIMONETTE.

Ah ! v’là deux Anglais... eh bien ! nous allons rire ; il ne manquait plus qu’eux.

FOLLEVILLE, tirant sa montre.

Onze heures et demie ; Tomy, ramenez le cheval au pas, et soyez ici à une heure.

BLINVAL.

Oh ! oui, le souper sera fini à cette heure-là.

FOLLEVILLE.

Je suis un peu mouillé.

BLINVAL.

Je crois bien, tu as voulu venir dans ton tilbury.

FOLLEVILLE.

Aimais-tu mieux venir en fiacre ? D’ailleurs nous avons été d’un train !

BLINVAL.

Ah mon dieu ! j’entends un violon, je crois. Est-ce que l’on s’aviserait de danser à ce bal-ci.

FOLLEVILLE.

Cela va être d’un ennui !

BLINVAL, regardant.

Mais c’est qu’ils dansent sérieusement !... Pas de tables de jeu ; pas de trente et quarante, pas même le modeste écarté. C’est épouvantable.

FOLLEVILLE.

Air : Adieu je vous fuis bois charmant

Au bal c’est l’usage adopté,
C’est pour la forme que l’on danse.
Nos cavaliers à l’écarté
Figurent toute la séance.
Aux jeux on les voit s’empresser,
Des dames bravant les reproches.

BLINVAL, souriant.

On dirait que pour mieux danser,
Il faut qu’ils aient vidé leurs poches.

Petite, dis-nous un peu : c’est là que se tient le rout, n’est-ce pas ?

SIMONETTE.

Le rout ?

FOLLEVILLE.

Oui, le rout !

SIMONETTE.

Pardon, Messieurs... c’est que je suis Picarde, et que je n’entends pas votre langage.

FOLLEVILLE.

Elle est charmante, d’honneur ! Le rout, c’est-à-dire le bal !

SIMONETTE.

Le bal ! ah ! c’est autre chose... La porte en face... Attendez donc ; j’y suis. Je parie que vous êtes ces deux habitants de la Chaussée-d’Antin... qu’on attend avec impatience... je vois ça à votre air étranger.

BLINVAL.

Il est sûr qu’au Marais nous sommes un peu dépaysés.

SIMONETTE.

Ah bien ! dépêchez-vous donc vite ; on vous désire assez, allez... Mais, hâtez-vous de vous faire inscrire, car je suis sûr que Mademoiselle est déjà retenue pour dix contredanses.

FOLLEVILLE.

Ah ! on nous désire !

SIMONETTE.

Dame ! quoi donc ! n’êtes-vous pas des jeunes gens ; n’êtes-vous pas à marier ?

BLINVAL.

Eh bien ?

SIMONETTE.

Eh bien ! pourquoi c’ qu’on donne des bals ? C’est pour que les jeunes gens qui dansions s’ conveniont, s’épousiont, etc. ; et franchement j’ voudrais que c’ fût un d’ vous deux, ça m’ serait égal lequel. Vous avez une tournure à vous deux... Et puis c’est que si Mamzelle épousait que qu’ z’un d’ riche, de cuisinière que l’ suis, j’ deviendrais sa femme de chambre ; je me ferais servir à mon tour.

FOLLEVILLE.

C’est bien entendu !... Elle est délicieuse, d’honneur !... Allons, ma petite femme de chambre, nous allons songer à te faire servir.

Air : Vaudeville de la visite à Bedlam.

Entrons, on danse déjà,
La fête sera complète.
Ce bal nous consolera
De Clotilde et de Nina.

FLORVAL.

Hélas, c’était en dansant
Que j’avais fait sa conquête.

FLORVILLE.

Une autre belle en valsant
Te fera tourner la tête.
Entrons on danse déjà, etc.

 

 

Scène XV

 

SIMONETTE, seule

 

Au moins, v’là de jolis danseurs ! Pardine, ça doit faire un fier coup d’œil.

Elle regarde et se lève sur la pointe des pieds.

Ah ! ah ! comme Mademoiselle Hyacinthe s’en donne... Hoé ! hoé ! la russe... En v’là un qui renverse les vases d’ not’ maître avec l’ pan de son habit... Bah ! ce n’est rien... Et ce grand nigaud, qui déchire toutes les robes... Est-il bête... Allez donc... allez donc ? Vous n’allez pas. Ah ! si j’étais là, moi ?

Air : Ici dans l’instant même.

Mais c’ n’est point à la danse
Qu’ils s’appliquont le mieux.
Ils chuchot’t en cadence...
Mon dieu ! qu’ ces amoureux
Sont ennuyeux,
Drès qu’ils sont deux...
Allons, messieurs,
Montrez-vous plus ingambes.
R’muez mieux les jambes,
Ne r’muez pas tant les yeux.

Elle danse.

Même air.

Voyez donc c’t’ innocente.
Qui s’ laiss’ serrer la main...
Un billet... Si sa tante...
Surprenait le malin...
Elle est au jeu
Ell’ n’ voit qu’ du feu...

Parlant.

Hem ! hem !... Allez donc.
Allons, messieurs,
Montrez vous plus ingambes ;
R’muez mieux les jambes,
N’remuez pas tant les yeux.

Elle danse.

 

 

Scène XVI

 

SIMONETTE, DUMONT, MARTIN

 

DUMONT.

Vite ! vite ! le souper !

MARTIN.

Vous avez raison ; le souper, mon enfant, le souper ; il ne peut pas venir trop tôt pour notre projet... Et puis, voyez-vous, il faut que je sois de bonne heure demain à mon bureau. Si vous pouviez vous passer de moi, je ne dis pas ; mais il est essentiel que je sois au souper.

DUMONT.

C’est clair ! que l’on serve sur-le-champ.

SIMONETTE.

Oui, not’ maître.

MARTIN.

Envoie toujours par ici quelques gâteaux et un verre d’orgeat... Cette dernière valse m’a furieusement échauffé.

Simonette sort.

 

 

Scène XVII

 

DUMONT, MARTIN

 

DUMONT.

Comment, mon ami, vous m’avez fait l’amitié de danser ?

MARTIN.

Non, non, mais je prends tant de part au bal... Il faut que chacun paie de sa personne comme il peut... Ah ça ! dites-moi un peu, papa Dumont, êtes-vous content ?

DUMONT.

Enchanté, mon ami !

MARTIN.

J’espère que je vous ai amené des jeunes gens... hein ! c’est d’un style soigné.

DUMONT.

Les deux derniers surtout... Quel ton ! quelles manières distinguées !

MARTIN.

Peste, je le crois bien, c’est de la Chaussée d’Antin toute pure... Le petit Blainval surtout... la première maison de la rue du Helder, il a beaucoup regardé notre aimable Hyacinthe.

DUMONT.

En vérité !

MARTIN.

Et son ami Folleville donc ! qui allait l’inviter pour la valse, s’il n’avait été appelé par madame Dubelair.

DUMONT.

Ah ! diable !... Par exemple, mon cher Martin... Je ne reconnais pas là votre adresse ordinaire... Vous me faites inviter madame Dubelair... Deux demoiselles à marier je parie.

MARTIN.

Eh ! non, elles sont promises, le mariage est presque convenu ; je ne connais pas les futurs, mais vous voyez que les demoiselles ne doivent pas vous effrayer.

 

 

Scène XVIII

 

DUMONT, MARTIN, SIMONETTE, LES VALETS

 

SIMONETTE.

V’là que tout est prêt, monsieur !

MARTIN.

Combien de couverts ?

SIMONETTE.

Trente.

DUMONT.

Ah ! mon dieu ! nous avons vingt-neuf dames à placer.

MARTIN.

C’est tout ce qu’il faut, les hommes se tiendront de bout dans un coin... À la guerre comme à la guerre !

DUMONT.

Il faut quelqu’un pour servir.

MARTIN.

Ne suis-je par là ?

DUMONT.

C’est juste !

MARTIN.

Vous vous tiendrez derrière moi, ou à la petite table, j’aurai soin de vous.

Il s’avance vers la salle de bal.

SIMONETTE.

Ah ! mon dieu ! on a oublié les potages. Jasmin, Labrie...

Aux valets.

Allons... vous, mettez les épinards à côté des œufs à la neige... Que diable, on sait son métier ou on ne le sait pas.

MARTIN.

Allons, allons messieurs, la main aux dames ! c’est pour souper.

Tout le monde passe sur le chœur suivant.

 

 

Scène XIX

 

Air du final de Renaud d’Ast.

Vive un repas !
Pour que le bal recommence.
Sans un repas,
La danse,
N’a point d’appas.

 

 

Scène XX

 

MADAME DUBELAIR, CLOTILDE, NINA, FOLLEVILLE, BLINVAL, plusieurs jeunes gens qui vont et viennent

 

Folleville donne la main à Madame Dubelair et à Clotilde. Blinval conduit Nina, ils arrivent près de la salle du souper ; ils s’arrêtent en voyant toutes les places prises.

MADAME DUBELAIR.

Ah ! mon dieu ! quelle cohue ! n’entrons pas, je vous prie.

CLOTILDE.

C’est charmant ! nous voilà à la porte.

Blinval approche des chaises, les trois dames s’établissent autour de la table. Des jeunes gens au fond ont des assiettes, des couteaux, ils mangent debout et s’arrachent les plats et les bouteilles.

NINA.

Je me souviendrai longtemps du bal de Monsieur Dumont.

MADAME DUBELAIR.

Qui est ce qui a donc pu engager ce bon marchand à donner dans un pareil travers ?

BLINVAL, à mi-voix.

Il s’agit d’un mari.

NINA.

D’un mari !

BLINVAL.

Pour mademoiselle Hyacinthe, et si nous n’étions pas des modèles de modestie nous vous avouerions même qu’on a de grand projets sur nous.

Simonette paraît avec des plats et du vin, les jeunes gens les lui arrachent. Elle sort. Folleville reparaît.

Eh bien, Folleville ?

FOLLEVILLE.

Voici nos provisions, j’ai volé de tous les côtés... une moitié de volaille, un morceau de pâté, un pot de confitures, quatre meringues... une bouteille de vin et un verre.

MADAME DUBELAIR.

Vous êtes un excellent maraudeur.

BLINVAL, découpant.

Madame, vous offrirais-je ?

MADAME DUBELAIR.

Volontiers !

FOLLEVILLE, à Clotilde.

Mademoiselle

Bas à Clotilde.

cette grande colère... est-elle calmée ?

CLOTILDE.

Je ne sais, il faut être bien bonne pour vous passer tous vos caprices.

BLINVAL, bas à Nina.

Cette fleur vous sied à ravir.

NINA.

Trouvez-vous ?

BLINVAL.

Charmante... vous êtes mises comme deux petits anges...

Bas.

Ainsi vous me jurez que vous n’avez jamais pensé au petit colonel.

 

 

Scène XXI

 

LES MÊMES, DUMONT, une serviette à la boutonnière, une assiette blanche et un couteau à la main

 

DUMONT, à part.

Mon dieu, mon dieu ! le sot rôle que celui de maître de maison, voilà une heure que je rôde autour de la table, je n’ai encore pu accrocher qu’une serviette et un couteau !...

Aux jeunes gens qui sont au fond.

Messieurs avez-vous encore du jambon, c’est pour une dame !

LES JEUNES GENS.

Désespérés.

DUMONT, apercevant les trois dames, Folleville et Blinval.

Ah ! voyons de ce côté !

Air : Vaudeville du Petit Courrier.

Ici je serai plus heureux

BLINVAL.

Quoi ! c’est vous !

DUMONT.

Tentons l’aventure.

FOLLEVILLE.

Ah ! monsieur Dumont, je vous jure,
Votre souper est merveilleux,
La chair est fine et délicate.

DUMONT.

Messieurs, je me suis empressé...

BLINVAL.

Les vins excellents !

DUMONT.

Je m’en flatte.

ENSEMBLE,

Aussi nous n’avons rien laissé.

DUMONT.

C’est fort agréable.

À part regardant Folleville et Nina.

Mais il me semble qu’on s’entend fort bien ici.

Haut.

Eh bien ! est-ce qu’on ne se remet pas à danser... Le violon, où est donc le violon ?

À part.

Si je les laisse ensemble nous sommes perdus. Ils se regardent d’un air...

Haut.

Le violon ! le violon !...

 

 

Scène XXII

 

TOUT LE MONDE, CHANTRELLE

 

CHANTRELLE, paraissant.

Le voilà, le voilà ! que diable on n’a pas le temps de se rafraichir.

DUMONT, bas à Hyacinthe.

Hyacinthe, ta gavotte... allons, c’est le moment de te montrer.

Haut.

Messieurs, avant de rentrer dans le salon, une gavotte... Il y a une dame qui désirerait...

Il présente sa fille.

FOLLEVILLE.

Bon, la gavotte, ce n’est plus la mode ; une allemande, ces demoiselles la dansent à ravir.

DUMONT, avec humeur.

Cependant la gavotte...

TOUS.

L’allemande ! l’allemande !

FOLLEVILLE, à Clotilde.

Mademoiselle... Allons Blinval.

Allemande.

CHŒUR.

Ah ! que de décence :
Quel air d’innocence.
Coup d’œil charmant ;
Quel pas ravissant.

TOUT LE MONDE.

C’est charmant !

DUMONT.

Oui, c’est charmant.

CHANTRELLE, criant.

La contredanse !

Tout le monde rentre dans le salon, Chantrelle monte sur un tabouret à l’entrée.

 

 

Scène XXIII

 

HYACINTHE, CHANTRELLE

 

Pendant cette scène, Chantrelle parle en jouant toujours du violon ; il ne cesse qu’en se jetant aux genoux d’Hyacinthe.

HYACINTHE.

Par exemple, il faut être bien malhonnête ; danser l’allemande quand je demande la gavotte !

CHANTRELLE.

Elle est seule maintenant, si je pouvais lui glisser un mot !

HYACINTHE.

Ce pauvre Chantrelle... Il soupire en jouant du violon... çà doit bien le fatiguer.

CHANTRELLE.

En place, la contredanse.

TOUS.

Nous y voilà.

Ce qui est en italique s’adresse à la salle de bal.

CHANTRELLE.

La poule !

HYACINTHE.

Comme il me regarde en disant cela.

CHANTRELLE.

Il faut que je sorte de l’incertitude où je suis. Un cavalier en avant.

HYACINTHE.

Prends garde de tomber.

CHANTRELLE.

Ma tête est montée.

HYACINTHE.

Ah ! mon dieu ! le v’là qui descend.

CHANTRELLE.

Écoute, tu m’aimes, je t’aime... En avant deux... Il faut que ça finisse.

HYACINTHE.

Mais, songe donc à la contredanse.

CHANTRELLE.

Il s’agit bien de contredanse... quand je vois que ton père te cherche partout un mari.

HYACINTHE.

Il n’en a pas trouvé.

CHANTRELLE.

S’il n’en a pas trouvé... La queue du chat.

HYACINTHE.

Vois-tu, il n’y a pas de mari qui tienne... Je t’aime et t’aimerai toujours.

CHANTRELLE.

Oh ! Dieux ! serait-il possible ! tu m’aimerais toujours.

HYACINTHE.

Toujours.

Chantrelle se jette à genoux.

LES DANSEURS.

Eh bien ! eh bien ! le violon.

Le violon s’arrête, puis Chantrelle reprend avec une nouvelle force quand il voit rentrer tout le monde.

 

 

Scène XXIV

 

HYACINTHE, CHANTRELLE, DUMONT, et successivement toutes les personnes composant le bal

 

Chœur de Richard.

Le bal serait-il fini ?
Laisser la danse à demi,
C’est inouï.

BLAINVAL.

Comment, l’orchestre aux genoux de Mademoiselle Hyacinthe !

DUMONT.

Mesdames, je vous prie en grâce, ne faites pas d’attention, c’est un accident.

MADAME DUBELAIR.

Mille pardons, Monsieur, il m’est impossible... Au reste, je n’oublierai jamais cette réunion... je lui dois le bonheur de mes filles.

DUMONT.

Comment, ces demoiselles, j’en suis enchanté.

À Hyacinthe et à Blinval.

Mais, Messieurs...

BLINVAL.

Fort obligé, Monsieur Dumont, il faut absolument reconduire ces dames.

DUMONT, à Madame Bernard.

Je me flatte que Madame...

MADAME BERNARD.

Ah ! Monsieur Dumont, félicitez-moi ; ma fille a fait à votre bal la connaissance d’un officier, un coup de sympathie ; et j’espère qu’avant peu... !

 

 

Scène XXV

 

LES PRÉCÉDENTS, MARTIN

 

MARTIN, vivement à Dumont.

Ah ! mon cher, j’ai une bien bonne nouvelle à vous apprendre.

DUMONT.

Comment ! auriez-vous trouvé un établissement apprendre...

MARTIN.

Commis à cheval, rien que cela !

DUMONT.

Que diable venez-vous me chanter... Vous savez que je veux qu’elle reste à Paris.

MARTIN.

Eh, mon cher, c’est de moi qu’il s’agit. L’administrateur vient, en prenant le café, de me promettre la place en question, à condition que j’épouserais une petite nièce qu’il a en Picardie. Il était enchanté du bal ; comme c’est heureux que vous ayez donné cette fête-là !

DUMONT.

Oui, c’est fort heureux pour vous, et pour votre société à ce qu’il paraît ; mais...

SIMONETTE, accourant.

Monsieur, Monsieur, je viens vous prévenir que je n’ peux plus rester chez vous.

DUMONT.

Comment ?

SIMONETTE.

Dame ! écoutez donc ! un coup du ciel ! Quand on trouve une fortune et un mari.

DUMONT.

Un mari, toi aussi...

SIMONETTE.

Oui, not’ maître. Ce valet à tournure, il vient d’ se déclarer à une bourrée que j’ dansions dans l’antichambre.

DUMONT.

Jusqu’à ma servante, qui trouve au bal !...

SIMONETTE.

Ah ! comme c’est heureux, not’ maître, que vous ayez donné cette fête-là !

DUMONT, impatienté.

Vas-t-en au diable ;

À Martin.

mais, mon ami,

Air.

Au bal me disiez-vous sans cesse,
Une fille trouve un mari.

MARTIN.

Mais à certain air d’allégresse,
Je crois avoir bien réussi ;
Ici l’on s’épouse à la ronde.

DUMONT.

Oui, c’est fort agréable à voir :
Excepté, ma fille, ce soir,
J’aurai marié tout le monde.

MARTIN.

Allons, vous exagérez... Je vous ai dit : donnez un bal, vous marierez votre fille ; je ne vous ai pas garanti la qualité du mari, mais il est clair que sans musique, il n’y a pas de bal... Donc votre fille ne pouvait pas mieux choisir dans un bal que le violon ; c’est raisonné, j’espère.

CHANTRELLE.

Monsieur Dumont, un peu d’indulgence.

MADAME DUBELAIR.

Monsieur Dumont par égard pour moi.

DUMONT.

Vous êtes bien bonne.

TOUT LE MONDE.

Allons, monsieur Dumont.

DUMONT.

Allons, allons, monsieur Dumont... Vous le voulez, belle dame ?... Vous le voulez tous... Allons donc ?...

CHANTRELLE, vivement allant de l’un à l’autre.

Ah ! monsieur Dumont... Hyacinthe ! monsieur Martin... N’oublions pas mes fonctions... La boulangère !

Vaudeville.

Air de la Boulangère.

CHANTERELLE.

En vain nos maris veulent fuir
Une commune chance ;
De l’hymen on ne peut guérir
La maligne influence
Chacun voit arriver son jour,
Il faut entrer en danse
À son tour,
Il faut entrer en danse.

BLINVAL.

Ce monde est un bal, on l’a dit,
Ou chacun se signale.
Peu de plaisir, beaucoup de bruit
Puis vient l’heure fatale.
Un peu plutôt, un peu plus tard,
On fait la révérence
Et l’on part.
Ainsi finit la danse.

JEAN.

Non, non, je ne veux pas danser
Disait la jeune Clémence ;
Un beau dragon vient la presser
Pour un bout d’ contredanse ;
Je ne sais pas comme il s’y prit,
Mais d’puis ce temps Clémence
À l’esprit
Et le cœur à la danse.

DUMONT.

Ils ont gâté, mon canapé,
Bu mon vin de Constance ;
Ils ont mangé tout mon soupé :
Ce n’est pas que j’y pense.
Je n’ai rien pris, mais c’est égale,
Je dis : vive la danse
Et le bal !
Vive toujours la danse.

MARTIN.

Ils menaient la danse en chantant,
Ces vieux soldats de France ;
Leur valeur franchissait gaiement
La plus longue distance.
Ils s’écriaient en combattant,
Et toujours va qui danse,
En avant,
Au feu comme à la danse.

SIMONNETTE.

Quand ce soir, au son du crincrin
Le Vaud’ville entre en danse,
Messieurs, un instrument malin
Troublerait la cadence,
Tandis qu’un joyeux coup de main
Donn’ du cœur à la danse,
Soudain,
Donn’ du cœur à la danse.

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