Turiaf-le-pendu (Julien DE MALLIAN - DUMANOIR)

Comédie en un acte, mêlée de chant.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 4 juin 1834.

 

Personnages

 

CHARLES II, roi d’Angleterre

TURIAF, fermier du comté de Cornouailles

CATHERINE, sa femme

RANDOLPH, huissier de la Chambre du Roi

ROBINSON, shérif

WILLIAMS, garçon de ferme

SUITE DU ROI

HOMMES et FEMMES du peuple

DEUX SOLDATS

 

La scène se passe en Angleterre, dans le comté de Cornouailles, en 1662.

 

Le théâtre représente la salle principale de la ferme de Turiaf. Porte d’entrée au, fond. À gauche, au premier plan, une grande armoire ; au second plan, une porte. À droite, au premier plan, une grande fenêtre ; au second, un petit buffet. Au fond, à droite, au portrait de Charles II, une carabine suspendue au mur. À gauche, sur l’avant-scène, une table garnie et un grand fauteuil ; à droite, une table à manger.

 

 

Scène première

 

ROBINSON, WILLIAMS

 

Au lever du rideau, Williams achève de mettre le couvert. Robinson entr’ouvre la porte du fond et allongé le cou.

ROBINSON.

Eh ! Williams !

WILLIAMS, se retournant.

Tiens, c’est M. le shérif... Qu’est-ce qui vous amène donc de si bonne heure, M. Robinson ?... est-ce que vous venez déjeuner ?...

ROBINSON, entrant.

Déjeuner ! déjeuner !... ils n’ont tous que ce mot à la bouche... a les entendre, on croirait que l’autorité locale n’a pas autre chose à faire qu’à dévorer.

WILLIAMS.

Excusez, M. le shérif, c’est qu’on prétend que vous aimez assez à...

ROBINSON.

Paix ! imbécile, et apprends à mieux parler de l’appétit d’un fonctionnaire, qui ne cherche, après tout, qu’à se populariser et à bien vivre avec ses administrés... Où est Turiaf ?

WILLIAMS.

Il n’est pas encore levé, M. Turiaf.

ROBINSON.

Pas encore levé ?... un fermier ! un agriculteur ! fermer l’oreille au chant du coq et dormir la grasse matinée... comme des Seigneurs de la cour de notre glorieux monarque, Charles II !

WILLIAMS.

Écoutez donc, M. Robinson, quand on est aussi riche que le patron et qu’on a une jeune et jolie femme... double raison pour ne pas être matinal.

ROBINSON, à part.

Diable ! cela me confie... moi, qui lui apportais la grande nouvelle qui doit me faire retenir à décliner.

WILLIAMS, sortant.

Je vous salue, M. Robinson... je vas faire une course chez le voisin Bertram.

ROBINSON, seul.

Le voisin Bertram, le plus curieux des habitants du comté ?... voilà mon affaire... oui, j’arrive chez lui, je lui apprends ma nouvelle, il m’engage à dîner, naturellement... je le quitte aussitôt et je retombe ici, au bon moment... au moment du déjeuner...

S’approchant de ta table.

Deux couverts... rien que deux couverts... quel égoïsme !... si je mettais d’avance le mien ?... excellente idée !...

Allant au buffet.

Voici justement tout ce qu’il me faut, cuiller, fourchette, serviette... Moi, voilà ma manière de voir... il faut toujours faire ses affaires soi-même.

On entend des éclats de rire. S’adressant au couvert.

Attends-moi, attends-moi... je reviens tout à l’heure.

Il sort rapidement.

 

 

Scène II

 

CATHERINE, TURIAF

 

Dès que Robinson est sorti, Turiaf et Catherine entent par la gauche ; Catherine tient une lettre ouverte.

CATHERINE.

Air : du Concert à la cour. (Povera signera.)

Ah ! qu’ j’ai ri !...

TURIAF.

Moi, l’ mari,
J’en ris encore ;
Il t’adore...

CATHERINE.

À cela
Qui résist’ra ?

TOUS DEUX, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

CATHERINE, lui présentant la lettre.

Vois donc qu’ d’amour ! c’est a tourner la tête...
Mon Dieu ! qu’ c’est drôle !

TURIAF.

Ou plutôt, Dieu ! qu’ c’est bête !

TOUS DEUX, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !...

TURIAF.

A-t-on jamais vu ce vieux scélérat d’intendant, qui se permet aussi le billet doux ?... qui veut me souffler ma femme ?

CATHERINE, riant.

Écoute donc... un intendant... l’habitude de prendre le bien d’autrui...

TURIAF.

Un instant... les femmes n’en sont pas... celui-ci allonge trop le privilège.

CATHERINE, montrant le billet.

Voilà pourtant la septième déclaration du mois... Ai-je du succès dans ce pays !... châtelains, bourgeois, fermiers, tout le monde y a passé... sais-tu que c’est joliment flatteur pour mon amour-propre ?

TURIAF.

Sans être périlleux pour ma tranquillité... c’est l’essentiel... Les malheureux ! ils écrivent à la femme, et c’est le mari qui décacheté... Ô femme rare et extraordinaire, où as-tu pris une fidélité de cette force-là ?... Je suis un fortuné coquin... je ras chercher une épouse dans la cité de Londres, je la choisis dans la corporation des modistes... et je tombe sur une vertu... en voilà, du bonheur !... et une vertu qui m’aime, encore.

CATHERINE.

Hé !...

TURIAF.

Hein ?... tu ne m’aimes pas ?...

CATHERINE.

Si fait... raisonnablement... pas trop... comme un mari.

TURIAF.

Plus qu’un mari... Est-ce que les autres femmes du comté se gênent pour... ce que tu sais ?... si tu ne m’aimais pas autrement, tu ferais de même, et je serais... n’est-ce pas ?...

CATHERINE.

Oh ! ne t’abuse pas...

Sérieusement.

Je te l’ai déjà dit, si je suis fidèle à mon devoir, c’est qu’il y a là, au fond de mon cœur, un souvenir noble et beau qui le défend et me protège.

TURIAF, l’imitant.

Un souvenir noble et beau... Tu me répètes toujours la même chose... qu’est-ce que ça veut dire ?... ça ne veut rien dire du tout... ce sont des paroles pour me faire peur, et j’aime mieux m’en rapporter aux faits... Quand le fermier Turiaf a été te chercher dans John-Street, il y avait une foule de jeunes seigneurs qui tournaient autour de toi... oh ! je les ai bien vus. et pourtant, dès que le fermier Turiaf s’est proposé, tu as dit oui, et tu as quitté Londres et ton magasin de modes pour la ferme du comté de Cornouailles.

CATHERINE.

C’est que le fermier Turiaf était un bon gros garçon, dont j’ai tout de suite deviné les qualités... car tu en as, et beaucoup.

TURIAF, avec modestie.

Si tu es bien sûre, il est inutile de te démentir...

CATHERINE.

Je ne le connais qu’un défaut.

TURIAF.

Lequel ?

CATHERINE, gravement.

C’est d’avoir été soldat de l’usurpateur Cromwell.

TURIAF.

Catherine, ma femme, vous êtes une royaliste... je vous le passe... mais parlez avec plus de respect du vieux Noll.

CATHERINE.

Eh ! laisse-moi donc tranquille, avec ton vieux Noll... c’était quelque chose de beau que vos puritains, vos têtes-rondes.

TURIAF.

Dame ! tu peux en juger... en voilà une, tête-ronde.

CATHERINE.

Comment ne pas aimer le plus noble, le plus généreux des hommes... Charles II, notre roi ?... Tiens, regarde seulement ce portrait, que j’ai placé là, malgré toi, et dont tu détournes sans cesse les yeux, en vrai sournois que tu es... Quel air de grandeur et de dignité !

TURIAF, à part.

Oh ! oh ! diable ! heureusement que celui-là est à Londres.

CATHERINE.

Tu sais qu’il arrivera incessamment dans ce comté.

TURIAF.

Le roi Charles ?...

CATHERINE.

M. le shérif me le disait encore hier...il vient pour prendre possession des domaines du dernier duc de Cornouailles, mort sans héritiers.

TURIAF, allant à la fenêtre.

Oui, ce beau château que nous apercevons là-bas... au fond de la vallée... À qui va-t-il donner ça ?... à quelque imbécile de sa cour...

Soupirant.

Si les choses n’avaient pas changé de face, c’eût été peut-être moi.

CATHERINE.

Est-ce que par hasard vous auriez de l’ambition, M. Turiaf ?

TURIAF.

Moi ! du tout... seulement, j’aime mieux un château qu’une métairie, des laquais galonnés que des garçons de ferme... j’aime mieux un nom titré qu’un nom de calendrier tout court...voilà tout... si c’est là de l’ambition, ma foi... D’ailleurs, ce n’est pas pour moi...

Air : Vaudeville de la Famille du porteur d’eau.

Si je forme des vœux ardents
Et de grandeur et de richesse,
C’est pour l’héritier que j’attends
Et que tu me promets sans cesse.
Simple fermier, j’ai pu t’ laisser
Prendr’ ton temps, avec patience :
Mais grand seigneur, faudrait s’ presser.

CATHERINE, souriant.

Oh ! nous avons tout le temps d’y penser,

TURIAF.

Non pas, j’ veux m’y prendre d’avance !
Il faut nous y prendre d’avance.

WILLIAMS, accourant.

M. Turiaf ! mistriss Catherine !

TURIAF.

Quoi ? qu’est-ce ?

WILLIAMS.

Un monsieur tout en noir, qui a l’épée au côté, et qui demande après vous...un officier du roi.

TURIAF et CATHERINE.

Un officier du roi ?

Williams sort.

 

 

Scène III

 

CATHERINE, RANDOLPH, TURIAF

 

RANDOLPH.

Où est-il ? où est-il ?

TURIAF.

Cette voix... c’est Randolph ! mon vieux camarade !

Ils s’élancent dans les bras l’un de t’autre. À Catherine.

Voilà un ami !... un bon, un solide... qui date du bivouac et de la gamelle.

RANDOLPH.

Ce cher Turiaf !... y a-t-il longtemps que nous nous sommes vus !

TURIAF.

Depuis notre dernier coup de feu.

RANDOLPH.

Et qu’es-tu devenu depuis ?

TURIAF.

Mari de ma petite Catherine que voilà... Et toi ?

RANDOLPH.

Huissier de la chambre du roi Charles... Oh ! ne fais pas la grimace... puritain autrefois, maintenant l’habit de cour sur le dos... hier, vive la liberté ! aujourd’hui, vive le roi !... voilà les révolutions.

TURIAF.

C’est bien la peine d’en faire... et le service du Stuart ne t’ennuie pas ?...

RANDOLPH.

Ma foi, non... aujourd’hui surtout qu’il me procure le plaisir de t’embrasser.

TURIAF.

Comment ça ?

RANDOLPH.

Sans mon devoir qui me fixe auprès de sa majesté, je ne serais pas arrivé ce matin avec elle au château de Cornouailles...

CATHERINE, à part, avec émotion.

Déjà !

RANDOLPH.

Et je ne me trouverais pas ici, à l’heure qu’il est.

TURIAF.

Au château de Cornouailles, le roi ?

RANDOLPH.

En personne.

TURIAF.

On ne l’attendait que dans quelques jours.

RANDOLPH.

Oui, mais le voyage a été avancé... et moi, profitant du désordre qui règne au château, je me suis échappé pour venir te presser la main.

TURIAF.

Bien fait, l’ami...Tu déjeuneras avec nous ?... Catherine, un couvert de plus.

CATHERINE, désignant le troisième couvert mis par Robinson.

Inutile... tiens, regarde...

TURIAF.

Tu attendais donc quelqu’invité ?

CATHERINE.

Et toi ?

TURIAF.

Du tout.

CATHERINE.

Ni moi.

TURIAF.

C’est égal, à table !

Ils se placent à table.

Célébrons gaîment l’amour qu’on trouve au logis, et l’amitié qui n’y vient pas assez souvent.

Ils commencent à déjeuner.

 

 

Scène IV

 

CATHERINE, RANDOLPH, TURIAF, ROBINSON, puis WILLIAMS

 

ROBINSON, accourant à perdre haleine.

Grande nouvelle ! grande nouvelle !

TURIAF.

Ah ! c’est vous, Shérif.

ROBINSON.

Grande nouv...

Il s’arrête stupéfait en voyant sa place occupée par Randolph.

CATHERINE.

Eh bien ! qu’y a-t-il donc, M. Robinson ?

TURIAF.

Quelle est la grande nouvelle ?

ROBINSON, déconcerté.

C’est que... c’est que... le roi est arrivé.

TURIAF.

Eh ! nous le savons... Voici un ami qui vient de nous l’apprendre, et qui nous fait le plaisir de déjeuner avec nous.

ROBINSON.

Oui, je m’en aperçois bien.

TURIAF, versant à boire à Randolph qui mange avec appétit.

Arrosons, arrosons, mon camarade.

RANDOLPH.

Volontiers.

ROBINSON, à part.

Dieu ! mange-t-il !... c’est indécent... Et c’est moi qui ai mis son couvert !...

CATHERINE.

Asseyez-vous donc, M. Robinson.

TURIAF.

Williams, un couvert au Shérif,

Williams place le couvert et sort.

ROBINSON.

Du tout... du tout... il faut que je m’en aille... Pensez donc à toutes mes occupations dans cette grande journée... Je cours revêtir mes insignes et présenter à sa majesté le corps des notables...

TURIAF.

Eh ! pardieu ! vous y songerez plus tard, au corps des notables... songez d’abord à votre estomac... Déjeunez-vous, oui ou non ?

ROBINSON.

Allons, puisque vous l’exigez...

Il se place à côté de Randolph. À part.

Le scélérat d’étranger a fait disparaître les meilleurs morceaux.

TURIAF.

Où étiez-vous donc allé hier, Shérif ?

ROBINSON.

Hier ?... attendez un peu... Ah !... j’étais allé au bourg voisin, pour présider à la pendaison du juif Isaac.

CATHERINE.

Isaac, le marchand ?

ROBINSON.

Hélas ! oui.

RANDOLPH.

Pendu ! et pourquoi ?

ROBINSON.

Pour émission de fausse monnaie... Du reste, c’était bien le plus honnête homme !... je dînais chez lui régulièrement le jeudi et le samedi... deux jours maintenant inoccupés... à la disposition de mes autres amis...

CATHERINE.

Et vous avez eu le cœur ?...

ROBINSON.

Je suis shérif... il faut bien que j’aie ce cœur-là... Et puis, s’en aller par la corde ou autrement...

À Turiaf, qui dès le commencement de cette scène a cessé de manger et paraît mal à son aise.

Qu’en dites-vous, voisin ?...

L’examinant.

Eh ! mon Dieu, qu’est-ce que vous avez donc ?

RANDOLPH.

En effet...

ROBINSON.

Ce pauvre Isaac n’était pas plus pâle cinq minutes avant d’être pendu.

TURIAF, frappant sur la table avec colère.

Encore !... Allez-vous me laisser tranquille, shérif, avec vos pendus ?

ROBINSON.

Est-ce que cela vous est désagréable ?

TURIAF.

Vous êtes naïf... Comme si on peut entendre de sang froid des abominations pareilles ?... Pendu ! mais rien que cette idée-là... ça m’irrite, ça me crispe, ça me prend à la gorge... et rien ne peut plus passer.

Il prend un morceau qu’il avale avec difficulté.

Tenez, voyez.

ROBINSON.

C’est singulier... moi qui en parle, j’avale à merveille.

CATHERINE, à Turiaf.

C’est encore la prédiction de ta bohémienne qui te met dans cet état-là... gros fou que tu es.

RANDOLPH et ROBINSON.

Une bohémienne ?

CATHERINE.

Oui, qui lui a annoncé qu’il finirait par être pendu... et chaque, fois qu’on parle de ces choses-là... vous voyez.

Ballade.

Air nouveau de M. Ch. Tolbecque.

C’est l’an dernier, à la fêt’ du village,
Que la sorcier’, de Turiaf éperdu
Examinant la main et le visage,
Lui dit : Un jour tu s’rat pendu !

TURIAF, ROBINSON et RANDOLPH.

Tu s’ras pendu !

CATHERINE, gaiement.

Peut-on croire à ça ?
Ah ! quelle folie !
Gaiement, je t’en prie,
Passons notre vie ;
L’avenir viendra,
Alors on verra.
Tra, la, la,
etc.

Serais-tu donc moins peureux et plus sage,
Si la sorcière t’avait dit ce jour-là,
En consultant ton front et ton visage ;
Ta femme un jour te trompera ?

TURIAF, RANDOLPH et ROBINSON.

Te trompera !

CATHERINE.

Peut-on croire à ça ?... etc.

ROBINSON, riant.

Mistriss a raison, quel préjugé puéril !...un ancien soldat, un brave de profession !

TURIAF.

Brave ! oui, je m’en vante... mais chacun son genre... À la guerre, j’étais un héros...

Désignant Randolph.

Demandez lui plutôt, à lui, qui était toujours là, à côté de moi, au milieu de la mêlée, si j’ai jamais, reculé devant un coup de mousquet... Savez-vous pourquoi ?... c’est que je voyais le courage des autres, et pour faire comme eux, j’avalais de l’eau-de-vie... beaucoup d’eau-de-vie... Alors je n’étais plus un homme, j’étais un lion... la fusillade, le canon, rien ne me faisait broncher... Mais quand la bataille était finie, quand j’étais vainqueur et dégrisé... le naturel revenait, et je tremblais...dé tous les dangers que j’avais courus...Et puis voyez-vous. Shérif, il y a une fière différence entre une balle de plomb et une corde de chanvre... Pendu ! c’est absurde, c’est ignoble, c’est stupide, Shérif !

ROBINSON, avec flegme.

Vous avez des opinions exagérées.

TURIAF, frissonnant.

Encore un coup, femme.

CATHERINE, souriant.

Il paraît que c’est ici comme à la guerre, et que tu le mets en train pour toute la journée...car la bouteille touche à sa fin.

Air : Le beau Lycas aimait Thémire.

L’audace brill’ sur ton visage,
Tu me sembles prêt à tout braver.

TURIAF.

Verse encor, je prends du courage.
On n’sait pas ce qui peut arriver.

Bas.

Et puis, ce soir, dans not’ ménage,
Dans not’ gentil petit ménage,
Quand l’amour viendra nous trouver...

CATHERINE, l’interrogeant.

Quand l’amour viendra nous trouver :
Eh bien ! Monsieur ?...

TURIAF.

Verse toujours, j’ prends du courage,
On n’ sait pas c’ qui peut arriver.

Le son du cor se fait entendre et diminue en s’éloignant.

TOUS, se levant.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

RANDOLPH.

Le roi qui part sans doute pour la chasse.

Williams rentre, et ôte le couvert.

ROBINSON.

Et moi qui devais me trouver sur son chemin à la tête de mes notables !... je cours... adieu mes amis, adieu...

Il sort.

CATHERINE.

Moi, pendant ce temps-là...

Elle va pour entrer dans la chambre.

TURIAF, l’arrêtant.

Où vas tu donc ?

CATHERINE.

Faire un peu de toilette, afin d’aller me placer ensuite à la lisière du bois... Une partie de chasse, des piqueurs, des chevaux, des grands seigneurs !... ce sera superbe... À revoir, M. Randolph... à revoir, mon gros Turiaf... je le sauterais volontiers au cou sans tes préjugés.

TURIAF.

Oh ! va toujours ; avec toi, je n’ai pas peur.

Elle l’embrasse et rentre vivement.

 

 

Scène V

 

TURIAF, RANDOLPH

 

RANDOLPH, la suivant des yeux.

La jolie petite femme que tu as là !

TURIAF.

Hein ! n’est-ce pas ?... quel bijou ! quel trésor !...

RANDOLPH.

C’est vraiment dommage que ce trésor-là reste enfoui dans le fond de ce comté... À Londres, mon ami, ta femme aurait tous les regards, tous les hommages.

TURIAF.

Dis donc, merci !... j’y tiens très peu, moi.

RANDOLPH, souriant.

Comment diable ! mais, vous autres maris, c’est là votre gloire.

TURIAF.

Je méprise la gloire.

RANDOLPH.

Avec les goûts de notre jeune cour et des yeux comme ceux de ta Catherine, ducs, pairs, lords d’Angleterre, tout cela serait à pieds, et le roi lui-même, s’il la voyait...

TURIAF.

Le roi ?... allons donc, tu plaisantes.

RANDOLPH.

Une plaisanterie ?... je vois tien que tu ne connais pas Charles II.

TURIAF.

C’est donc un amateur ?

RANDOLPH.

Les plaisirs, les femmes, les aventures galantes, voilà sa vie... Pour cela, il donnerait son palais de White-Hall et les autres...

TURIAF.

Bah !... oui, mais une fermière...

RANDOLPH.

Raison de plus... il a commencé par le haut de l’échelle, par les grandes dames, mais depuis il a toujours descendu...

Air : Vaudeville de Partie et revanche.

Aux fiers blasons... préférant la nature,
Il va chercher de modestes appas ;

Prince, il estime en amour la roture...
Il veut savoir comment on aime en bas.

TURIAF.

S’il fait parmi nous ses prouesses,
Nous, gens d’en bas, réclamant notre lot,
Nous devrions, monter jusqu’aux duchesses,
Afin d’ savoir comment on aime en haut.

RANDOLPH.

Si je te disais que sa majesté n’a guère eu de véritables passions qui n’aient été inspirées par des bourgeoises... de petites marchandes, et quelquefois... Tiens, une surtout...

TURIAF.

Ah ! voyons donc un peu.

RANDOLPH.

C’était dans John-Street, dans la Cité...

TURIAF.

John-Street !... la cité !...

RANDOLPH.

Une ouvrière en modes... dix-huit ans... des yeux bleus... charmante enfin... du moins, à ce qu’on prétend ; car je ne l’ai jamais vue... une nommée... ah ! j’y suis... comme ta femme, Catherine.

TURIAF.

Catherine !

RANDOLPH.

Oui, Catherine Burnett.

TURIAF, à part, vivement.

Ah ! mon Dieu !

RANDOLPH.

Hein ?

TURIAF.

Rien, rien... continue... si tu savais comme ça m’intéresse...

RANDOLPH.

Attends donc, tu n’es pas au bout.

TURIAF, à part.

J’en ai la sueur froide.

RANDOLPH.

Le roi, qui, dans une de ses courses mystérieuses, avait remarqué la tendre colombe, prit la résolution de l’attirer dans ses filets. 

TURIAF.

Mais c’est une indignité, une infamie, une atrocité !... Et la jeune fille se laissa surprendre, abuser, séduire ?... les femmes ! les femmes !...

RANDOLPH.

Au contraire, elle résista...

TURIAF, avec enthousiasme.

Quoi ! bien vrai ! elle a repoussé la séduction ?... elle est restée fidèle à ses devoirs ?... à la bonne heure... en voilà une, au moins !...

RANDOLPH.

Ô mon Dieu, quel transport ! qu’est-ce qu’il te prend donc, à toi ?

TURIAF.

La morale, la vertu triomphante !... ah ! mon ami, tu ne sens donc pas ça, toi ?... c’est si beau, la morale ! c’est magnifique, la morale. Mais dis-moi, es-tu bien sûr de ce que tu avances-là ?

RANDOLPH.

C’est Charles lui-même qui l’a avoué à ses compagnons de plaisirs, et Charles ne ment jamais.

Le roi paraît au fond, entend ces mots et s’arrête.

TURIAF.

Le roi ? un Stuart ?

RANDOLPH, d’un ton ferme.

Oh ! pour cela, je le dirai tout haut et partout le roi est un modèle de franchise, de loyauté, d’honneur, et sa parole est sacrée ?

 

 

Scène VI

 

TURIAF, RANDOLPH, LE ROI, suivi d’un SEIGNEUR

 

CHARLES, du seuil de la porte.

Oui, certes... la parole du roi est sacrée... Eût-il promis sa couronne, qu’il la donnerait d’abord... quitte à la reconquérir plus tard.

Bas à Randolph qui s’est approché et s’incline.

Chut !... pas un mot... gardez-vous de me reconnaître.

TURIAF, bas à Randolph.

Quels sont ces gentilshommes ?

RANDOLPH, un peu embarrassé.

Deux officiers de la suite de sa majesté...

CHARLES, à Turiaf.

Vous êtes le fermier ?

Turiaf s’incline et fait un geste affirmatif.

Égarés dans les détours de cette maudite forêt, le hasard nous a conduits chez vous, accablés de fatigue et de soif... Un bon Anglais n’a jamais refusé l’hospitalité et un pot de porter.

TURIAF.

Asseyez-vous, mes gentilshommes... Je cours...

Il place des gobelets sur la table.

 

 

Scène VII

 

TURIAF, RANDOLPH, LE ROI, LE SEIGNEUR, CATHERINE

 

CATHERINE.

Là ! voilà ce que c’est...

Allant vers Turiaf.

Comment me trouves-tu ?

CHARLES, à part.

Catherine !

CATHERINE, se trouvant en face du roi.

Ciel ! qu’ai-je vu ! le roi !...

CHARLES, vivement.

Silence !

Haut à Turiaf, auquel ce mouvement n’a point échappé et qui reste frappé d’étonnement.

Eh ! bien, l’ami, et le porter ?...

TURIAF, d’une voix émue.

Le... porter ?... j’y vais, mon gentilhomme, j’y vais...

À part en s’éloignant.

C’est drôle... ils ont tous un air !... et puis, ce seigneur... que, bien certainement, j’ai vu quelque part... Ah ! Turiaf, mon garçon, c’est ici qu’il faut avoir des yeux, des oreilles et de l’intelligence.

Il sort en jetant autour de lui des regards inquiets.

 

 

Scène VIII

 

RANDOLPH, CATHERINE, CHARLES, LE SEIGNEUR

 

CHARLES, vivement à Randolph.

Courez au rendez-vous de chasse... que nul ne s’inquiète de mon absence... je ne serai pas de retour avant quelques heures.

CATHERINE.

Eh ! quoi, sire, rester ici ?

CHARLES.

Oh ! rassurez-vous.

À Randolph.

Mais allez, allez-donc.

RANDOLPH.

Sire, j’obéis...

À part.

Quelle position !... ami intime du mari et huissier de la chambre du roi !

Il sort.

CHARLES, s’approchant de Catherine.

C’est donc vous que je retrouve ici !... vous, dont la fuite soudaine me laissa tant et de si vifs regrets, vous que je croyais perdue à jamais !... chère Catherine !

CATHERINE, avec dignité.

Sire, celle que vous nommiez ainsi, celle qui, trop faible peut-être pour résister à votre amour, eut le courage de s’y soustraire, celle-là n’existe plus... vous n’avez devant vous que la femme du fermier Turiaf.

CHARLES.

Sa femme !...

CATHERINE, s’efforçant de prendre un ton d’insouciance et de gaieté.

Certainement... et sa femme légitime, encore... Ah ! Dame, fermière, c’est moins que princesse ; mais aussi, c’est plus solide, et je m’y tiens.

CHARLES, d’un ton de reproche.

Ainsi donc, vous m’aviez oublié !

CATHERINE.

Non... oh ! non... chaque jour je priais Dieu pour la gloire et la prospérité du roi d’Angleterre.

CHARLES.

Et le prince Charles ?...

CATHERINE, embarrassée.

On ne peut pas tout faire à la fois.

CHARLES, cherchant à lui prendre la main.

Plus jolie que jamais !

CATHERINE, se dégageant brusquement.

Mon mari !

CHARLES, à part, avec dépit.

Sacrifié à un pareil rustre !... Ah ! par mon âme, j’aurai ma revanche.

 

 

Scène IX

 

CATHERINE, TURIAF, au fond, CHARLES, LE SEIGNEUR, à la table

 

TURIAF, une bouteille dans une main, et dans l’autre un pot de bière ; il entre en courant et s’arrête.

Ensemble !... ils causaient ensemble !

CATHERINE.

Eh bien ! prends donc garde, maladroit... tu renverses le porter...

TURIAF.

Ah ! c’est juste... le... porter...

S’approchant de la table où il place le pot et la bouteille.

Tenez, mes gentilshommes, à votre soif !... c’est du bon.

CHARLES, s’asseyant.

Pardieu ! l’ami, quelqu’excellente que soit votre bière, je jure que ce n’est pas encore ce que vous avez de mieux chez vous... j’aperçois là-bas deux beaux yeux bleus qui brillent a l’écart...

TURIAF, vivement, et allant à Catherine.

Oh ! quant à ça, c’est sacré... c’est ma femme !

CHARLES.

À votre santé donc, à tous les deux !... à !a sienne surtout.

TURIAF.

Merci, merci, mon gentilhomme.

À part.

Que Satan t’étrangle !... C’est que plus je l’examine, et plus cette figure-là...

En ce moment ses regards tombent et s’arrêtent sur le portrait de Charles II ; il recule et pousse un léger cri.

Ah !

CATHERINE, qui n’a perdu aucun de ses mouvements.

Tout est découvert !

CHARLES, qui a suivi des yeux Turiaf, à part.

Mon portrait !... elle ne m’avait pas oublié...

À Turiaf resté ébahi.

D’honneur, camarade, j’admire votre surprise.

Au dîneur de sa suite.

Milord, encore un qui méprend pour le roi...

Se levant.

Allons, décidément, il paraît que je suis l’homme d’Angleterre qui ressemble le plus à Charles II... Mais il se fait tard, et il faut que nous retournions au château...

À Turiaf.

Seriez-vous d’humeur à nous servir de guide ?

TURIAF, sans l’écouter.

Ce n’est pas le roi !... et pourtant...

CHARLES, lui frappant sur l’épaule.

Eh ! l’ami, est-ce que vous ne m’avez pas entendu ?

TURIAF.

Si fait, si fait, mon gentilhomme, mais...

À part.

Laisser ma femme toute seule... si pendant cela, l’autre... le vrai... car c’est à en perdre la tête...

 

 

Scène X

 

CATHERINE, TURIAF, CHARLES, LE SEIGNEUR, ROBINSON

 

ROBINSON, accourant.

Turiaf ! mon cher Turiaf !

TURIAF.

Robinson ! c’est le ciel qui l’envoie.

ROBINSON.

Ah ! mes amis... quelle catastrophe ! Le roi... le roi qui est perdu et qu’on cherche partout !

TOUS.

Le roi !

CHARLES, à part.

Maudit bavard !

TURIAF, de même.

Plus de doute, c’est lui !... Ah ! je ne le quitte plus maintenant.

Haut.

Partons, mes gentilshommes.

CHARLES, allant vers la porte.

Oui, partons...

ROBINSON.

Je sors avec vous.

TURIAF.

Non, non, reposez-vous donc encore un instant, Shérif ; vous êtes tout en nage...

L’attirant à part et le faisant asseoir.

Restez... j’ai à vous parler.

CHARLES, qui s’est approché de Catherine.

Adieu, ma belle fermière.

Bas et vivement.

Ne sortez pas de la ferme.

Catherine fait un mouvement et va pour répondre, un coup d’œil de son mari t’arrête et la trouble. Charles, sur le seuil de la porte, s’adressant à Turiaf qui a l’air d’hésiter encore.

En route !

TURIAF.

Allez toujours, mon gentilhomme... je vous suis... le temps seulement de prendre mon manteau... car je crains que nous n’ayons de l’orage.

 

 

Scène XI

 

CATHERINE, TURIAF, ROBINSON

 

TURIAF, à sa femme.

Mon manteau, mon chapeau... là... dans cette chambre... va vite.

CATHERINE, à part.

Ô mon Dieu ! mon Dieu ! comment tout ça finira-t-il ?

Elle entre dans la chambre.

TURIAF, courant à Robinson, et vivement.

Shérif, êtes-vous mon ami ?

ROBINSON.

À la vie, à la mort.

TURIAF.

Voulez-vous m’accorder les jeudis et les samedis que votre pendu a laissés vides ?

ROBINSON.

Oui, mille fois oui.

TURIAF.

Eh ! bien, il faut me prouver votre dévouement.

ROBINON.

Parlez, homme estimable.

TURIAF.

Il s’agit de ne pas quitter la maison pendant mon absence et de tout surveiller, sans que Catherine sans doute.

ROBINSON.

Diable ! c’est difficile.

TURIAF.

Du tout... là... dans cette armoire...

ROBINSON.

Une armoire ! l’autorité dans une armoire !

TURIAF, le poussant.

J’entends ma femme... entrez vite... vous me direz tout ce qui se sera passé.

ROBINSON.

Mais...

TURIAF.

Entrez donc, shérif.

Il le pousse dans l’armoire, qu’il ferme sur lui.

 

 

Scène XII

 

ROBINSON, dans l’armoire, CATHERINE, TURIAF

 

Catherine ressort de la chambre, avec le chapeau et le manteau de Turiaf.

TURIAF, à la porte du fond, feignant de parler à Robinson.

Au revoir, M. Robinson, au revoir.

CATHERINE.

Tiens ! il est parti ?

TURIAF.

Oui, oui... mais donne vile, je suis pressé.

Il s’affuble du manteau qu’elle lui présente.

CATHERINE.

Tu reviendras bientôt, n’est-ce pas ?...

TURIAF.

Sois tranquille... bientôt...

Jetant les yeux sur l’armoire. À part.

Surveillé au dedans et au dehors... pardieu ! il faudra que l’ennemi soit bien fin pour me surprendre.

CHARLES, reparaissant à la porte.

Eh ! bien, mon cher guide, y sommes-nous ?

TURIAF.

Marchons !

À Catherine.

Adieu, ma petite femme, à revoir...

CHARLES, en s’éloignant, jetant un dernier coup d’œil sur Catherine.

Espoir et bonheur !

Charles et Turiaf s’éloignent.

 

 

Scène XIII

 

ROBINSON, dans l’armoire, CATHERINE

 

CATHERINE.

Enfin, me voilà seule... mon mari n’est plus là... je peux me mettre en colère tout à mon aise... « Ne sortez pas de la ferme. » – Voyez-vous sa majesté qui ordonne !... et moi, je ne veux pas le revoir... D’ailleurs, comment fera-t-il pour revenir, puisque Turiaf l’accompagne ?... à moins que... Au reste, qu’il revienne ou non, peu m’importe... je m’en vais, d’abord... Oui, mais demain, après demain... ces hommes, c’est si entêté !... celui-là, surtout, qui est roi... je le connais, je suis sûre qu’il ne finira que quand je lui aurait dit son fait une bonne fois pour toutes... Et s’il se jette à mes pieds, s’il me supplie, s’il m’attendrit le cœur ?... dame ! c’est possible, on ne peut pas répondre de ça, et alors...

Air nouveau de M. Ch. Tolbecque.

Quel malheur d’êtr’ jeune et jolie !
Voyez comme c’est dangereux :
Chacun vous poursuit, vous supplie,
Autant d’homm’s autant d’amoureux ;
Résistez donc a tant de vœux.
On croit que c’est facile !
Mais l’ cœur est si fragile,
Et le plus indocile
Est bien vite attendri.
Quand on a l’âme bonne,
Que de peine on se donne
Pour n’affliger personne
Sans tromper son mari !

« Je meurs, si vous r’poussez ma flamme ! »
Voilà c’ qu’ils m’ont tous dit déjà...
Mais qu’ peut faire une pauvre femme,
Quand c’est un roi qui dit cela ?
Résistez donc à c’ t’amour-là.
On croit que c’est facile,
etc.

Mon Dieu ! que faire ?... Ah ! quelle idée !... oui, c’est cela... fermons cette porte, et quand il viendra y frapper, tout prince qu’il est, je lui donnerai son congé, par le trou de la serrure... Vite, dépêchons-nous.

Elle va fermer la porte. Au même instant, Charles paraît à la fenêtre.

 

 

Scène XIV

 

ROBINSON, CATHERINE, CHARLES

 

CHARLES, à la fenêtre.

Elle est seule !... et le mari sur le grand chemin... J’étais bien sûr de ne pas faire cinquante pas sans m’en être débarrassé.

CATHERINE, redescendant la scène après avoir fermé la porte.

Là ! voilà ce que c’est... qu’il vienne, à présent !

CHARLES, sautant de la fenêtre, et s’élançant à ses pieds.

Me voici !

CATHERINE, poussant un cri et reculant de surprise.

Ô ciel !

CHARLES.

Air : Vaudeville de la Haine d’une femme.

Calmez, calmez votre épouvante ;
En moi rie voyez qu’un ami.

CATHERINE.

Ah ! j’en reste toute tremblante ;
Quoi ! de la sorte entrer ici !

CHARLES.

J’en conviens, je devais peut-être
Prendre le chemin usité ;
Mais l’honneur, qui me parle en maître,
M’a dit d’entrer par la fenêtre...

Montrant la porte.

Par ce moyen, j’ai respecté
Le seuil de l’hospitalité.

Catherine pendant ce couplet s’est approchée de la porte, qu’elle rouvre avec calme et dignité.

CATHERINE.

Sire... l’un de nous deux est de trop ici, et je me retire.

CHARLES.

Oh ! restez, restez, de grâce.

CATHERINE.

Si votre majesté l’ordonne, j’obéirai, mais...

CHARLES.

Un ordre ! à vous, Catherine, à vous à qui je n’ai jamais adressé que des vœux et des prières ?... ne vous reste-t-il donc plus de mon amour qu’une pensée qui vous trouble et vous effraie ?... Que sont devenus tant de souvenirs, qui d’ordinaire se gravent au cœur d’une femme et ne s’effacent jamais ?... nos rencontres mystérieuses, nos longues heures de rêveries, ces combats où ma tendresse puisait dans vos refus de nouvelles forces, une nouvelle énergie... quoi ! de tout cela, rien, plus rien ?... Vous vous taisez !... Ce silence, comment faut-il que je l’interprète ?...

CATHERINE, vivement.

Contre vous, sire !

CHARLES.

Contre moi qui t’aimais ! contre moi qui ne voulais que ton bonheur !...

CATHERINE.

Chargé de la félicité d’un grand peuple, que pouviez-vous pour celle d’une pauvre fermière comme moi ?

CHARLES.

Le sort le plus beau.

CATHERINE.

Oui, celui de lady Castelmaine... que dans Londres on montre au doigt, en disant : Voici la maîtresse du roi Charles.

CHARLES.

Non, pas cela... Nous, Catherine, ne pouvions-nous doubler notre ivresse, en la cachant à tous les yeux ?

CATHERINE, souriant.

Cacher ce que font les princes !... est-ce possible ?...

CHARLES.

Air : Le Luth galant.

Sur ce point là ne pense pas ainsi :
Rassure-toi, chez les princes aussi,
L’amour a ses secrets... Enfant, tu peux m’en croire...
Chacun avec ardeur
Interroge l’histoire
Souvent de leurs revers, quelquefois de leur gloire...
Jamais de leur bonheur.
(bis.)

CATHERINE.

Et si le vôtre ne pouvait s’acheter qu’au pris de mon repos, de ma tranquillité !... Sire, oh ! je vous en conjure, ne me parlez plus d’un temps qui est loin de nous et qui ne saurait renaître... ayez pitié de moi, ne prolongez pas plus longtemps mon embarras et mes craintes... Si quelqu’un venait... si l’on vous surprenait ici !...

CHARLES, avec emportement.

Et qui l’oserait ? Malheur à qui serait assez téméraire pour entendre ce que je te dis !...

ROBINSON, qui a entr’ ouvert l’armoire pour écouter.

Ah !... Et moi qui suis là !

CHARLES.

L’insolent le paierait de sa vie !

Robinson ouvre doucement l’armoire, en sort pâle et tremblant et s’esquive sur la pointe des pieds.

ROBINSON, en s’échappant.

Je n’ai pas besoin d’en entendre davantage.

 

 

Scène XV

 

CATHERINE, CHARLES

 

CATHERINE.

Oh ! partez, partez, sire, je vous en supplie... D’un instant à l’autre mon mari peut rentrer... et je serais perdue... ça me ferait tant de chagrin !... et à lui aussi.

CHARLES, souriant.

Sois sans inquiétude... tu vois que jusqu’ici j’ai usé de prudence... S’il reparaissait, je trouverais bien une ruse... quitte à me cacher... comme jadis, ans notre bon temps... Car, aujourd’hui comme jadis, je ne suis pas le roi... je suis ton amant, ton Charles... Plus de dignité, de pouvoir, de grandeur... de l’amour, rien que de l’amour... Ah ! c’est que l’amour, Catherine, c’est au-dessus de tout... et nous nous aimions si bien là-bas !... Pourquoi m’as-tu fui, abandonné ?...

CATHERINE, d’une voix émue, en s’éloignant de lui.

Parce qu’alors j’avais peur... bien peur... comme aujourd’hui... comme en ce moment... Charles... ah ! par pitié, ne me regardez pas ainsi...

Duo.

Air nouveau de M. Ch. Tolbecque.

CHARLES, l’attirant à lui.

Mon idole, ma vie !
Entends-moi, je t’en prie ;
Le seul, bien que j’envie,
C’est ton cœur.

CATHERINE.

À vos vœux si je cède,
Pour Turiaf quel malheur !
Le seul bien qu’il possède,
C’est mon cœur,
(bis.)
Charles, vous êtes roi :
Oubliez-moi.

CHARLES.

Puisque je suis ton roi,
Sois soumise à ma loi.

CATHERINE.

Votre cour si brillante,
Cet éclat que l’on vante,
Tout cela m’épouvante,
La grandeur
Me fait peur.

CHARLES.

Quoi ! ma cour si riante,
Ces plaisirs que l’on vante,
Tout cela t’épouvante !
Le bonheur
Te fait peur !
Tu me verrais, ma Catherine,
T’entourer des soins les plus doux ;
Le roi, devant qui l’on s’incline,
Le roi serait à tes genoux.

CATHERINE.

Bientôt, pour une autre maîtresse,
Il m’oublierait,
Me trahirait :
De mon mari j’ai la tendresse,
Et ce cœur-là
Me restera.

Ensemble.

CATHERINE.

Votre cour si brillante, etc.

CHARLES.

Quoi ! ma cour si riante, etc.

On entend Williams crier en dehors : «Attendez, le voilà, M. Turiaf. »

CATHERINE, avec effroi.

Mon mari !...

CHARLES.

Je me sauve par la fenêtre...

CATHERINE, au comble de l’agitation.

Arrêtez, il vous verrait !

CHARLES.

La chambre...

CATHERINE.

Il y entrera.

CHARLES, voyant l’armoire ouverte.

Eh ! parbleu... cette armoire...

CATHERINE.

Comment ?

CHARLES, s’y jetant.

M’y voici...Ô providence ! que la royauté tient peu de place !

Il se blottit dans l’armoire et ferme la porte ; Catherine se place dans le fauteuil, prend sur la table une broderie et affecte de travailler avec ardeur.

 

 

Scène XVI

 

CATHERINE, TURIAF

 

TURIAF, à part.

Personne !

CATHERINE.

Ah ! te voilà, mon ami ?

TURIAF, à part.

Comment, il n’est pas ici ?...

Haut.

Ô mon Dieu ! qu’est-ce que tu as donc ? comme tu es pâle !...

CATHERINE.

Oh ! rien... j’étais là, à travailler... la fatigue, un étourdissement... Comme tu es rouge !...

TURIAF.

Un coup de soleil que j’ai attrapé en chemin.

CATHERINE, se levant.

À propos... et ces gentilshommes à qui tu servais de guide ?

TURIAF, avec intention.

Il y en avait un diablement pressé... car dès qu’il a reconnu sa route, il a pris les devants, et il doit être rendu au château.

CATHERINE, à part.

Il ne se doute de rien.

TURIAF.

J’ai mis l’autre sur la voie et nous nous sommes séparés.

Il s’assoit dans le fauteuil.

CATHERINE, à part.

Ciel !

Haut.

Tu vas rester ici ?

TURIAF.

Cette, question !... Ne te gêne pas, vas à tes affaires, je vais fumer ma pipe.

Jetant un coup d’œil sur l’armoire, à part.

Dès qu’elle sera sortie, je saurai bien par Robinson qui est là...

CATHERINE, à part.

Comment l’éloigner ?

Haut.

Dis donc, Turiaf ?

TURIAF.

Hein ?

CATHERINE.

Est-ce que tu ne vas pas tout de suite chez le voisin Bertram, pour le règlement de compte qui est en retard ?

TURIAF, saisissant le prétexte.

Tiens, c’est vrai... je n’y pensais plus.

Tirant un papier de sa poche.

Justement, l’acte est tout dressé... il n’y a plus qu’à signer... Tiens, tu es bien gentille, vas-y pour moi.

CATHERINE.

Y penses-tu ?

TURIAF, s’étendant clans le fauteuil.

Cette course m’a si fatigué, vois-tu... et pourtant il faut que les affaires se fassent... prends donc.

CATHERINE.

Mais...

TURIAF.

Comment ! est-ce que tu vas refuser ce petit service à ton pauvre mari, qui n’en peut plus ?...

CATHERINE.

Non, je ne dis pas...

À part.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que je peux laisser l’autre là-dedans ?... je suis sûre qu’il étouffe... Mais si je m’obstine, celui-ci va soupçonner...

TURIAF, d’un ton marqué.

Pourquoi donc hésites-tu ainsi ?

CATHERINE.

Rien, rien... j’y vais, mon ami ; mais surtout ne bouge pas de ton fauteuil, entends-tu ?... tu as l’air si fatigué...

Prenant sa pipe sur la table.

Tiens, voilà ta pipe... fume, mon ami, fume ; mais ne te lève pas... je reviens bien vite.

À part.

Oh ! oui, bien vite... Mon dieu ! mon dieu ! que ces choses-là sont terribles, quand on n’en a pas l’habitude !...

Elle sort très inquiète.

 

 

Scène XVII

 

TURIAF, puis CHARLES

 

TURIAF, qui a suivi des yeux sa femme, courant à l’armoire.

Ah !... maintenant, sachons de Robinson...

Il cherche à ouvrir l’armoire ; la porte résiste.

C’est moi, shérif, c’est moi, laissez ouvrir.

Il ouvre, et à la vue du roi, recule en poussant un cri de surprise.

CHARLES, à part.

Par la mort-Dieu ! c’est jouer de malheur.

TURIAF, à part, furieux.

Oh ! le misérable shérif !

CHARLES, de même.

Allons, je suis pris.

TURIAF, se calmant.

Ah ! c’est donc vous, mon beau seigneur, qui m’avez planté sur la grande route, pour prendre le chemin de traverse qui vous a conduit...

CHARLES, souriant.

Dans cette armoire... où je n’étais guère à mon aise.

TURIAF, continuant.

C’est donc vous encore, mon beau seigneur, qui venez dans le comté, de Cornouailles nous traiter comme les bons maris de Londres ?... À merveille... mais je vous tiens.

Il ferme la porte d’entrée à double tour et en met la clé dans sa poche, puis il s’approche de la table et avale un verre d’eau de vie.

Nous allons régler nos comptes.

CHARLES.

Volontiers, mon camarade... Mais, avant de nous expliquer, je vous dois une déclaration... votre femme n’est pas coupable... je vous en donne ma foi de gentilhomme, je vous le jure devant Dieu... ainsi, respect à elle !

TURIAF.

Soyez tranquille... je la connais mieux que vous, et malgré ce qui arrive, je ne cesserai jamais de l’aimer et de l’estimer... comme elle le mérite... mais vous, c’est différent... vous êtes venu pour la séduire, et ça ne restera pas sans récompense... À moi, ma vieille carabine !

Il court au mur et la décroche.

CHARLES, à part.

Diable ! voilà qui devient sérieux.

TURIAF.

Là dedans, voyez-vous, il y a deux balles que je destinais aux sangliers, et qui passeront pour le compte d’un grand seigneur.

CHARLES.

Tu veux m’effrayer ?

TURIAF.

Mieux que ça... je veux me venger et satisfaire ma haine sur un des courtisans de ce Charles II que je déteste, moi, soldat de Cromwell.

CHARLES, portant la main à son épée.

Misérable !

TURIAF.

Pas un mouvement... ou vous êtes mort !

CHARLES, fièrement, et le regardant en face.

Regarde si je pâlis.

TURIAF, de même.

Et moi ?

CHARLES, à part.

Le drôle à de l’audace.

TURIAF.

Si vous aviez dévaste mon champ, tué mes vaches, mis le feu à ma maison, il me faudrait réparation... la loi est formelle... Vous venez me voler ma femme, et si je vais me plaindre aux gens de justice, ils me riront au nez, les malhonnêtes... ils trouveront ça très drôle... Il faut donc que je fasse mes affaires moi-même... joue !

Il le couche en joue.

CHARLES.

C’en est trop !... et puisque d’un seul mot je puis te faire changer de langage, je le dirai, ce mot... Je suis le Roi !

TURIAF.

Vous ! le Roi !...

Partant d’un grand éclat de rire.

Ha ! ha ! ha ! ha !... Et vous venez me dire ça, à moi, dont vous vous moquiez tantôt, quand je vous trouvais de la ressemblance avec ce portrait ?... À d’autres, monsieur l’homme d’Angleterre qui ressemble le plus à Charles II !... Je n’aime pas le Stuart, c’est vrai, mais justice à qui de droit... c’est un homme franc, loyal, plein d’honneur... vous l’avez dit vous même devant mon ami Randolph, et maintenant vous osez !... Non, le Roi ne se serait pas conduit ainsi... non, vous n’êtes pas le Roi.

CHARLES.

Et si je t’en donnais la preuve ?

TURIAF.

Quand ?

CHARLES.

Avant une heure.

TURIAF.

Comment ?

CHARLES.

En te faisant châtier.

TURIAF.

Si vous n’avez que celle-là, inutile... j’ajuste.

Il le couche de nouveau en joue ; Charles fait un pas en avant, et le canon touche sa poitrine.

CHARLES.

Je voudrais qu’il y eût ici quelqu’un, pour s’assurer lequel bat plus fort de ton cœur ou du mien.

TURIAF, après un moment de silence.

Attendez... voyons un peu... Je veux bien supposer un moment que vous dites vrai et que vous êtes réellement le roi... ce qui est faux.

CHARLES.

Que ferais-tu ?

TURIAF.

Ce que je fais maintenant... J’abaisserais ma carabine, et m’appuyant dessus, je lui dirais, le regardant en face... bien en face, comme je vous regarde : Sire, on raconte qu’un jour un duc et pair d’Angleterre vous a surpris chez sa femme, et que, pour arranger l’affaire, vous lui avez parlé ainsi : « Pair d’Angleterre, approche... veux-tu des cordons et des places, pair d’Angleterre ?... tiens, en voilà, et tais-toi... » Eh ! bien, moi, j’entends mie vous agissiez de même ici.

Charles fait un mouvement pour prendre la parole.

Oh ! je sais que l’aventure d’aujourd’hui n’a pas été aussi agréable pour vous que la première... Ma femme vous a repoussé et m’est restée fidèle, par habitude... l’autre ne vous avait rien refusé... peut-être aussi par habitude... mais ce sont là des accessoires qui ne changent pas le fond de l’affaire... Mon honneur vaut celui du pair d’Angleterre, et de plus ma femme vaut mieux... Ainsi, dites moi : Fermier, approprie, et demande ce que tu veux... Moi, je répondrai : Sire, j’accepte et je veux être duc et grand seigneur.

CHARLES, étonné.

Air du Piège.

En vérité !

TURIAF.

Voilà ce que je veux,
Et vous allez satisfair’ mon envie

CHARLES.

Tu n’es donc qu’un ambitieux ?

TURIAF.

Je suis maître de votre vie.
Faites-moi duc, puisque vous êtes roi...
Vous n’ devez pas perdr’ vot’ temps, je suppose,
Et vous étiez venu chez moi
Dans le dessein de m’ faire quelque chose.

CHARLES.

Ainsi, tu souhaiterais...

TURIAF.

Je ne souhaites pas... j’exige... Prenez-y garde, sire... (toujours par suite de la supposition) vous avez devant vous un homme exalté...

Lui montrant une table où se trouve de l’encre et du papier.

Voici tout ce qu’il faut... écrivez... Que je sois duc de Cornouailles, maître du château et des domaines dont vous êtes venu prendre possession... ou j’en appelle à ma carabine.

CHARLES, à part.

Me voilà comme Louis XI à Péronne... forcé de capituler.

À Turiaf.

Diable, camarade, tu es exigeant... Le grand seigneur dont tu parles n’en demandait pas tant.

TURIAF.

C’est qu’apparemment il s’estimait moins que moi.

CHARLES, qui a réfléchi.

Oui c’est cela... c’est cela même...

Il écrit et remet le papier à Turiaf.

À toi cet écrit.

TURIAF, lit rapidement, puis va à la porte, qu’il ouvre, et s’incline avec respect devant Charles.

À vous la liberté, sire...

Changeant de ton.

Remarquez que je vous traite toujours comme si vous étiez le roi et par égard pour le roi... mais tremblez !

CHARLES, riant.

Encore ?

TURIAF.

Ce papier, où vous avez eu l’audace de compromettre le nom auguste de sa majesté, j’irai le lui présenter, je lui demanderai justice, et je l’aurai... car, je le répète,

Appuyant.

Charles II est un homme d’honneur... Adieu, mon gentilhomme.

CHARLES, appuyant aussi.

Adieu... adieu, duc de Cornouailles... Nous nous reverrons.

 

 

Scène XVIII

 

TURIAF, seul

 

Je le tiens !

Avec transport et en parcourant la scène.

Va, va, Charles II, roi véritable, je tiens ta signature, ton nom, ta promesse, et je serai duc de Cornouailles !... Et je ne crains pas ta vengeance... va donc apprendre à toute l’Angleterre que je t’ai surpris chez moi, dans une armoire... qu’on m’appelle en justice... – « Moi coupable, messieurs les juges !... qu’ai-je donc fait ?... indigné de l’insolence de cet homme, qui usurpait le nom de mon souverain, je l’ai forcé à signer... pourquoi ?... pour constater l’outrage. —Mais coquin, répond la justice, c’était le roi lui même ! – Est-ce que je pouvais le deviner ?... il avait lui-même dit le contraire... » Et là dessus, acquitté, remercié, je ne risque pas un cheveu... Mais en attendant, il y a promesse, promesse écrite... et si sa parole est sacrée, comme on le prétend, à moi le château !...

Air de Préville et Taconnet.

Dieu ! qu’est-c’ que j’ sens ? quels transports dans mon âme !
Ah ! c’est la joie et le bonheur :
Je serai duc et duchesse ma femme,
De mes voisins je serai le seigneur,
J’ leur parlerai du haut de ma grandeur !
Vit-on jamais fortune plus soudaine !
Heureux mari !... c’est à ça que j’ la dois...
Mais c’qui m’arrive est uniqu’ sur ma foi :
J’aurai pour rien château, titre et domaine,
Sans que ma femm’ les ait payés pour moi.

 

 

Scène XIX

 

CATHERINE, TURIAF

 

TURIAF.

Ah ! te voilà... arrive donc, viens apprendre...

CATHERINE, jetant les yeux sur l’armoire.

Ciel ! ouverte !...

TURIAF.

Plus personne.

CATHERINE, prête à tomber à genoux.

Tu as vu ?... tu sais ?... je te jure...

TURIAF.

Debout, debout, duchesse de Cornouailles.

CATHERINE.

Que dis-tu ?

TURIAF.

Je dis : duchesse de Cornouailles !

CATHERINE.

Ah ! mon Dieu ! voilà mon pauvre mari qui devient fou... Tu n’as plus ta tête ?

TURIAF.

Si fait... elle en a réchappé... mais c’est égal, nous sommes vengés de lui, toi, moi, nous deux, et d’une fameuse manière, je t’en réponds...

CATHERINE.

Quel est ce bruit ?...

Courant à la porte.

Tous les voisins, le shérif, des soldats !...

TURIAF.

Comment ! est-ce que déjà on viendrait me féliciter, me saluer, me rendre hommage ?... oh ! j’en perdrais la raison, d’abord.

 

 

Scène XX

 

CATHERINE, TURIAF, ROBINSON, SOLDATS

 

CHŒUR DES VILLAGEOIS.

Air de Fra Diavolo.

Je ne puis croire à tant d’audace...
Dieu ! quel événement affreux !
Ah ! monsieur le shérif, de grâce,
Ayez pitié d’un malheureux.

TURIAF, alarmé.

Qu’est-ce que ça signifie ?

ROBINSON.

Ah ! mon pauvre ami... Il détourne la tête et lui présente un parchemin.

TURIAF, lisant d’une voix tremblante.

« Ce jourd’hui, 15 avril 1662, de par la loi et la cour martiale, composée des grands officiers de la couronné, le fermier Turiaf est déclaré atteint et convaincu du crime de lèse-majesté, et condamné a être...

TOUS, avec anxiété.

Eh ! bien !

ROBINSON, prenant le parchemin et continuant.

À être pendu !... »

CATHERINE, courant à Turiaf.

Pendu ! Turiaf ! mon mari !...

ROBINSON.

« Condamné à être pendu, et exécuté dans dix minutes...

Mouvement général.

sur la colline, en face du château de Cornouailles. Le coupable sera conduit au lieu du supplice, les yeux couverts d’un bandeau, et après avoir été préalablement revêtu des plus riches habits que l’on trouvera dans la garde-robe du feu duc de Cornouailles.

TURIAF, à part.

Oh ! la bohémienne ! la bohémienne !

ROBINSON, continuant.

« Afin qu’il meure comme il voulait vivre... » Le manteau ducal est tout prêt, et nous allons procéder à cette première formalité.

Aux soldats.

Quand vous me regarderez ?... vous voyez bien que l’émotion me coupe la parole... Voyons, agissez, vous qui êtes dépourvus d’un cœur sensible.

Air de Leycester.

CATHERINE.

Arrêtez ! ciel ! qu’allez-vous faire !

ROBINSON.

Saisissez, au nom de la loi,
L’homme dont le bras téméraire
S’est ici levé sur son roi.

TURIAF, abattu.

Le roi ! Dieu ! quelle perfidie !
Eh ! quoi, trahir tous ses serments !...

CATHERINE, à Robinson.

Ah ! pitié, je vous en supplie.
Grâce, pitié pour mes tourments.

ROBINSON.

Je suis fâché que la justice
Me force d’en agir ainsi,
Surtout envers votre mari...

À Turiaf

Vous comprenez, mon cher ami,
Que c’est pour le bien du service.

CATHERINE.

C’en est donc fait, plus d’espérance !
Et mon cœur est glacé d’effroi.
Sans force, hélas ! et sans défense,
Comment lutter contre le roi ?

CATHERINE.

C’en est donc fait, plus d’espérance, etc.

TURIAF.

J’avais placé ma confiance
Dans son honneur et dans sa foi...
Il les trahit, et la vengeance
Seule remplit son cœur de roi !

ROBINSON.

Allons, un peu de complaisance,
Il faut se soumettre à la loi :
Suivez-nous donc sans résistance.
Songes qu’on parie au nom du roi.

Robinson et les soldats emmènent Turiaf. Catherine tombe accablée sur le fauteuil. Les villageois l’entourent.

 

 

Scène XXI

 

CATHERINE, LES VILLAGEOIS

 

CATHERINE.

Le roi !... le roi, le dénoncer, le faire condamner !... ah ! je le hais, je le déteste, à présent... Et ce matin encore je l’admirais, j’avais besoin de toute ma raison pour ne pas l’aimer ! et chaque fois que mes regards tombaient sur ce portrait... ce portrait !... oh ! il ne sera plus là pour insulter à ma douleur... non, non !

Elle court détacher le portrait et le jette.

Que faire maintenant ?... aller me jeter aux pieds des juges, leur redemander mon pauvre Turiaf... Il faut qu’on me le rende, je le veux.

 

 

Scène XXII

 

CATHERINE, RANDOLPH, VILLAGEOIS

 

RANDOLPH.

Arrêtez...

L’attirant à part, et à voix basse.

Connaissez-vous l’écriture du roi ?

CATHERINE.

Oui.

RANDOLPH, lui donnant un billet.

Lisez.

CATHERINE, lisant.

« Pas un mot ; voyez tout, entendez tout, sans proférer une parole : confiez-vous à la promesse de Charles. » Ah !... Que veut dire ?...

RANDOLPH, montrant le billet.

Pas un mot... Voici sa majesté.

 

 

Scène XXIII

 

LES MÊMES, CHARLES, suivi de toute la cour, puis ROBINSON

 

CHARLES, à sa suite.

Oui, milords, c’est l’ici que nous assisterons à l’exécution de l’arrêt... et c’est justice peut-être que nous choisissions pour cela la propre maison du coupable.

À part.

Ah ! mon portrait a disparu.

ROBINSON, entrant et s’inclinant.

Sire, dès que cela vous fera plaisir...

CHARLES.

Ah ! c’est vous, shérif ?... 

ROBINSON.

Oui, sire, et votre majesté me voit stupéfait des nouveaux ordres que j’ai reçus... Comment ! quand on a le sujet sous la main...

CHARLES.

Eh bien ?...

ROBINSON.

Je cesse tout-à-fait de comprendre...

CHARLES.

C’est aussi tout-à-fait inutile... Allez, shérif, allez, et que l’arrêt s’accomplisse conformément à notre volonté. 

ROBINSON.

Je n’ai pas besoin de comprendre pour obéir à mon souverain.

 

 

Scène XXIV

 

LES MÊMES, hors ROBINSON, puis TURIAF et RANDOLPH

 

CHARLES, s’approchant de la fenêtre ouverte.

Voyez donc, Milord, que de monde sur la colline ! Il semblerait, Dieu me damne, que tous les bourgs du comté sont accourus à cette exécution... Le peuple se presse, et...

Il est interrompu par l’entrée de Turiaf, qui paraît revêtu de riches habits de cour et les yeux couverts d’un bandeau. Randolph qui le conduit, s’arrête et abandonne sa main.

TURIAF, d’une voix entrecoupée.

On s’arrête !... comment nous sommes arrivés ?... déjà !... comme le chemin qui mène là-haut est court !... c’est la frayeur qui fait cet effet là... On marche autour de moi... Qui est là ?... Est-ce vous, mes voisins, mes amis ?... donnez-moi tous la main...

Il prend la main du roi.

Adieu, voisin Bertram... pardonnez-moi le tort que j’ai pu vous faire... je ne veux pas mourir avant d’avoir débarrassé ma conscience de seize pieds de terrain que j’ai pris sur votre champ... ma veuve vous les rendra... Ma main tremble, n’est-ce pas ? je suis tout décomposé ?... oh ! ils vont être bien attrapés, les juges : car je serai mort avant d’être...

Catherine s’est approchée et lui a pris la main.

Ma femme !... je te reconnais sans te voir...

Avec émotion.

Adieu, Catherine, adieu, sois moi fidèle, ne me remplace jamais... quand même il se présenterait un roi... Tu les connais à présent, les rois, tu dois en être revenue... toi, qui étais folle de ton Stuart, toi qui avais tapissé la ferme de ses portraits !...

Il prend la main de Charles.

Elle avait tapissé la ferme de ses portraits... Ô Dieu !

Charles s’approche et enlève le bandeau.

TURIAF, poussant un cri de surprise.

Ah !...

CHARLES, d’un ton calme, allant à la fenêtre.

Approchez... d’ici l’on voit parfaitement. Venez vous placer près de moi... venez

TURIAF, s’approchant en tremblant.

Je deviens fou, je ne vois plus clair.

CATHERINE, à part.

Qu’est-ce qu’il veut donc faire de mon mari ?

CHARLES.

Plus près... c’est cela... Vous voyez bien, n’est-ce pas ?

Turiaf détourne les yeux.

Non, non, pas de ce côté... là, sur la colline... Bien... vous y voilà... ne perdez pas un mouvement.

Il l’observe en silence, puis continue à un ton plus grave.

Celui qu’on va attacher à cette corde est un malheureux, un insensé, qui a osé menacer de mort le roi son maître, et appuyé le canon d’une carabine... là... sur ma poitrine... Vous pâlissez ?... Ah ! c’est qu’il y a là un crime affreux, n’est-il pas vrai ?... Ce crime va recevoir la peine qui lui est due, la peine qui flétrit et déshonore... Nous avons usé de notre droit de grâce pour laisser la vie au fermier Turiaf ; mais cette effigie qui le remplace porte son nom et répond pour lui... Désormais, dans ce pays, on ne dira plus que Turiaf-le-pendu... Voilà la justice du Stuart qu’en dites-vous ?

S’adressant à la cour.

Mais il est temps, milords, de détourner les regards d’un semblable spectacle...

Tout le monde redescend la scène. À Turiaf.

Est-ce là tout ? non, vous ne le pensez pas... Un roi qui châtie, cela s’est vu souvent, et c’est un mérite facile... mais un roi qui manque à la parole donnée, cela ne doit jamais se voir, entendez-vous ? Vous avez un papier signé de mon nom... donnez...

TURIAF, le présentant.

Sire, je vous avoue que mes jambes ne me soutiennent plus.

CHARLES.

Veuve du fermier Turiaf, approchez... Regardez-la, milords, n’êtes-vous pas de mon avis ?

LES COURTISANS, vivement.

Toujours, sire.

CHARLES, souriant.

Attendez au moins que je vous l’aie dit... N’est-elle pas trop jeune et trop jolie pour vivre dans la solitude ?

LES COURTISANS.

Sans doute.

CHARLES.

Vous l’entendez, mistriss Catherine... et c’est moi qui veux vous donner un mari.

TURIAF.

Hein ?...

CATHERINE.

Jamais, sire...

CHARLES.

Oh ! ce n’est ni un fermier, ni un bourgeois...mais un gentilhomme de ma cour, qui mettra à vos pieds titres et dignités.

CATHERINE, vivement, courant à Turiaf.

Je n’en veux pas... Voilà mon mari, le seul, le véritable, et j’y tiens... il n’est pas riche, il n’est pas noble, il n’est pas beau, c’est vrai ; mais je l’aime et je le garde tel qu’il est.

CHARLES.

Et moi, j’ordonne...

TURIAF, à part.

Marier ma femme !... à mon nez et à ma barbe !... ah ! je n’y tiens plus...

Haut et avec entraînement.

Sire, me voilà prêt... faites-moi pendre haut et court ; à présent, ça m’est égal... au contraire, ça me fera plaisir, j’en meurs d’envie... Mais il ne sera pas dit qu’on aura marié ma veuve de mon vivant... non !... j’aime mieux être pendu que...

S’arrêtant tout confus

Excusez, sire, je n’ai pas dit le mot.

CHARLES.

Ma résolution est inébranlable... Consentez-vous à épouser la veuve de Turiaf, duc de Cornouailles ?

TOUS.

Qu’entends-je ?

CHARLES.

M. le duc, le roi d’Angleterre fait-il honneur à sa signature ?

TURIAF.

Ah ! sire, j’en perds la tête...

Criant.

Vive le roi ! à bas Cromwell ! à bas les puritains ! à bas les pendus !

CHARLES.

Assez, assez...

Le prenant à part, et à voix basse.

Que dites-vous de votre journée ?... J’ai voulu voir si vous seriez calme devant la corde que moi devant votre carabine... et je sais à quoi m’en tenir.

TURIAF.

Sire, j’ai eu plus peur que vous,

CHARLES.

Il ne me reste plus qu’à vous donner un avis... Ce pays est excellente votre château magnifique... Demeurez, avec Catherine, ne l’amenez jamais à la cour.

CATHERINE, qui s’est approchée.

Oh ! le roi a raison, ne m’emmène pas à la cour... c’est un pays trop dangereux.

CHARLES.

Je ne réponds pas de moi voyez-vous...

CATHERINE, à part.

Ni moi non plus,

CHARLES.

Et cette fois, à moins de vous donner ma couronne...

TURIAF, naïvement.

Sire, je ne l’accepterais pas.

 

 

Scène XXV

 

LES MÊMES, ROBINSON

 

ROBINSON.

Sire, votre majesté est-elle satisfaite ?

CHARLES.

Très contente, shérif... vous avez fort bien rempli vos fonctions.

ROBINSON, avec modestie.

Votre majesté est trop bonne... la grande habitude...

CHARLES.

Remerciez donc le shérif, M. le duc.

ROBINSON.

Hein ? quoi ? M. le duc !...

RANDOLPH, bas.

Silence ! c’est le duc de Cornouailles... de par le roi !

TURIAF, bas, de l’autre côté.

Shérif ! si jamais vous mettez le pied sur mes domaines, je vous fais jeter, la tête la première, dans la grande mare aux canards.

ROBINSON, interdit.

Aux canards !...On s’y conformera, M. le duc.

À part.

Comment ! de pendu, il est devenu grand seigneur ?... quelle élévation rapide !

TURIAF, à Catherine.

Tu m’as été fidèle, ô ma petite fermière... vous le serez aussi,  madame la duchesse ?

CATHERINE.

Est-ce que c’est plus difficile ?

TURIAF.

Dame ! il paraît... c’est plus rare.

Air nouveau de M. Charles Tolbecque.

Amis, avec reconnaissance,
De notre roi chantons en ce beau jour,
Et la justice et la clémence,
Vertus si rares à la cour.

CHARLES.

Partons, Messieurs.

TURIAF, à Catherine.

Je veux que tu lui parles.

CHARLES, bas à Catherine.

À votre époux gardez bien votre foi :
Ô Catherine, oubliez Charles !

CATHERINE.

Je n’oublierai jamais le roi.

Le roi sort suivi de toute la cour. Catherine, émue le suit des yeux, appuyée sur le bras de Turiaf. Tout le monde s’incline.

PDF