Tout pour les dames ! (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 8 septembre 1867.

 

Personnages

 

PINCORNET

LAZZARA

MONTGISCARD

ISIDORE, domestique de Montgiscard

BOQUET, créancier

BERTHE, femme de Pincornet

EMMA

 

À Paris, de nos jours.

 

Un salon chez Montgiscard. À droite, dans le pan coupé, porte d’entrée. À gauche, dans le pan coupé, une fenêtre garnie de grands rideaux. À droite, au premier plan, une console surmontée d’une glace. À gauche, au premier plan, porte ouvrant sur la scène. Au fond, une cheminée. De chaque côté de la cheminée, un portrait de femme, celui de gauche très décolleté. À droite, une table. Un livre sur la table un journal sur la console. À gauche, entre la porte et la fenêtre, un petit bureau. Fauteuils, chaises, etc.

 

 

Scène première

 

BOQUET, ISIDORE

 

BOQUET, assis à gauche.

C’est indigne ! C’est épouvantable !

ISIDORE, le suivant.

Monsieur Boquet !... Monsieur Boquet !

BOQUET, se levant.

Il est à Paris depuis hier soir, je le sais !

Il passe à droite.

ISIDORE.

Très exact, monsieur Boquet, très exact... M. de Montgiscard est à Paris depuis hier soir... Mais il n’est pas chez lui pour le moment ; quand il rentrera, je lui dirai que vous êtes venu... et il sera bien fâché de ne pas s’être trouvé là... bien fâché !... bien fâché !... bien fâché !...

BOQUET.

Je reviendrai dans une demi-heure.

ISIDORE.

Vraiment, monsieur Boquet, on aura encore le plaisir de vous voir dans une demi-heure ?

BOQUET.

Et si je n’ai pas, moi, le plaisir de voir mon argent, votre maître aura de mes nouvelles !

Il sort par la droite ; Isidore le reconduit jusqu’à la porte.

ISIDORE, de la porte, à Boquet qui est dans l’antichambre.

Espérons que ces nouvelles seront bonnes, monsieur Boquet... Si elles étaient mauvaises, mon maître ne s’en consolerait pas...

En redescendant.

Enfin ! mais ça a été chaud !

Entre Montgiscard, par la gauche.

 

 

Scène II

 

MONTGISCARD, ISIDORE

 

MONTGISCARD.

Il est parti ?

ISIDORE.

Oui, monsieur !

MONTGISCARD.

Lequel était-ce ?

ISIDORE.

Lequel ?... C’était Boquet... l’inévitable... le sempiternel Boquet !... Il a perdu le respect, monsieur ; il a crié, il a voulu emporter la pendule.

MONTGISCARD, passant à droite.

Hein ?

ISIDORE.

J’ai résisté !

MONTGISCARD.

Vous avez bien fait.

Il va au bureau et s’assied.

ISIDORE.

J’ai résisté, parce que monsieur me doit aussi quelque petite chose... et que, si je laissais emporter les meubles de monsieur, il ne resterait plus rien pour répondre... Monsieur veut-il que nous parlions un peu de la petite chose qu’il me doit ?

MONTGISCARD.

Ah ! je suis bien en humeur d’écouter...

ISIDORE.

Mon Dieu ! comme monsieur est bougon depuis son retour !

MONTGISCARD.

Monsieur Isidore !...

ISIDORE.

Mais c’est vrai, il me semble que monsieur... monsieur me pardonnera de lui dire cela... monsieur n’a pas l’air très satisfait de son petit voyage à Étretat.

MONTGISCARD.

Non, pas très satisfait.

ISIDORE.

Alors, ce mariage sur lequel nous comptions pour relever nos affaires ?

MONTGISCARD, se levant.

Oh ! ce mariage !...

ISIDORE.

Entrez dans quelques détails, monsieur, entrez... ne craignez pas d’entrer...

À raconter ses maux, souvent on les soulage.

MONTGISCARD.

Eh bien, j’ai parlé au tuteur d’Emma. Il m’a dit que sa pupille avait dix mille francs de dot... pas un sou de plus.

ISIDORE.

C’est maigre.

MONTGISCARD.

Aussi ai-je dit au tuteur que j’agirais en galant homme, et que, le jour même, je repartirais sans revoir sa pupille.

ISIDORE.

Très bien, cela... très bien !

MONTGISCARD.

Et je suis parti, le cœur un peu gros, car je l’aimais, cette pauvre enfant... Mais, que diable, dix mille francs de dot !... Allons, ne parlons plus de cela.

ISIDORE.

Non, n’en parlons plus et parlons de la petite chose que monsieur me doit.

MONTGISCARD, impatienté.

Encore !

Il va s’asseoir entre la table et la console, et prend le journal.

ISIDORE.

Monsieur me pardonnera si j’insiste... J’ai balayé l’appartement, verni les chaussures de monsieur, et renvoyé Boquet... Voilà pour le domestique...

S’asseyant de l’autre côté de la table.

Au créancier, maintenant.

Il tire un carnet de sa poche.

MONTGISGARD.

Ah !

ISIDORE, montrant son carnet.

Vous me devez deux cent quarante-deux francs.

MONTGISCARD.

Oui !

ISIDORE.

Voici mon compte, je l’ai toujours sur moi... Deux mois de gages d’abord... Monsieur sait que je suis à son service depuis six semaines.

MONTGISCARD.

Je le sais.

ISIDORE.

Plus, deux places louées au Théâtre-Français et données au bottier de monsieur, pour faire prendre patience audit bottier.

MONTGISCARD.

C’est bon !...

ISIDORE.

Plus, sept loges louées aux Folies-Marigny pour monsieur lui-même... Plus, un bouquet de lilas blanc... Plus...

MONTGISCARD, se levant, jetant le journal sur la table et passant à gauche.

Eh ! je le connais votre compte !... Vous savez mieux que personne que je n’ai pas d’argent.

ISIDORE, se levant.

Il faut tâcher d’en trouver, monsieur.

MONTGISCARD.

J’en trouverai certainement, si on me laisse tranquille... Mais, si on me tourmente, il me sera impossible de payer.

ISIDORE.

Oh ! monsieur, elle est bien usée, celle-là !

MONTGISCARD.

Hein ?...

ISIDORE.

Ce n’est pas le domestique qui parle... c’est le créancier... Toutes les fois que je répète à Boquet la phrase que monsieur vient de dire, Boquet sourit amèrement.

MONTGISCARD.

Ajoutez vingt francs à votre compte, monsieur Isidore, et laissez-moi tranquille...

ISIDORE, écrivant sur son carnet.

Vingt francs, monsieur ? Cela fait deux cent soixante-deux francs que monsieur me doit... soit, deux cent soixante-dix francs, pour ne pas avoir de centimes...

MONTGISCARD.

Deux cent soixante-dix francs, je le veux bien.

ISIDORE.

Je ne saurais mieux remercier monsieur qu’en ajoutant un dernier mot...

MONTGISCARD.

Monsieur Isidore !...

ISIDORE.

Ce n’est ni le domestique ni le créancier qui parle... c’est l’ami... Payez Boquet... monsieur... payez Boquet... et payez Isidore... Voilà le mot de l’ami !... payez Isidore...

Il sort, par la droite.

 

 

Scène III

 

MONTGISCARD, seul

 

Payer Isidore !... payer Boquet !.. cela est facile à dire... mais, pour payer, il faut...

On sonne.

Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que cela ?...

Appelant.

Isidore !... Isidore !...

Rentre Isidore, par la droite.

 

 

Scène IV

 

MONTGISCARD, ISIDORE

 

ISIDORE.

Monsieur ?...

MONTGISCARD.

On a sonné, Isidore.

ISIDORE.

Oui, monsieur ; mais ça n’est pas pressé : c’est Boquet, sans doute... Il a dit qu’il reviendrait dans une demi-heure !

MONTGISCARD.

Boquet ?... vous le recevrez... quant à moi.

Il va prendre son chapeau, qu’en entrant il a déposé sur une chaise, au fond.

ISIDORE.

Monsieur va encore me mettre en face de cet homme !... Tout, excepté cela, monsieur !

MONTGISCARD, à lui-même.

Voilà le moment d’aller jeter un peu d’eau froide sur la colère de madame Pincornet... Car j’ai encore l’amour de madame Pincornet sur les bras et j’ai trouvé ici trois lettres... Elle parle de quitter son mari.

On sonne, il fait quelques pas vers la porte.

ISIDORE, l’arrêtant.

Vous ne pouvez pas sortir, monsieur ! Vous tomberiez dans Boquet : il est à la porte.

MONTGISCARD, montrant la gauche.

Ah !... l’escalier de service !...

ISIDORE.

L’escalier des valets ?... Ah ! monsieur... moi, qui ne suis qu’un domestique, je ne le prends jamais.

MONTGISCARD.

 

Eh bien, moi, je le prends !...

À part.

Ah ! Emma, Emma, pourquoi n’avez-vous pas au moins cinquante mille francs de dot !

Il sort par la gauche. On sonne avec violence.

 

 

Scène V

 

ISIDORE, puis LAZZARA

 

ISIDORE, seul.

Voilà ! voilà !...

Il va ouvrir.

Monsieur n’est pas chez lui... Il sera bien fâché... Tiens ce n’est pas Boquet !...

Entre Lazzara par la droite.

LAZZARA.

Monsieur Marcel de Montgiscard ?...

ISIDORE.

C’est ici, monsieur.

LAZZARA.

Est-il chez lui ?

ISIDORE.

Non, monsieur... Il sera bien fâché, bien fâché... bien fâché !

LAZZARA.

Il n’est pas chez lui... tant mieux !...

Il parcourt la chambre.

ISIDORE, à part.

Je ne le connais pas celui-là... c’est un nouveau créancier... Monsieur l’aura fait en Normandie.

LAZZARA.

Appartement convenable et décoré avec goût... C’est élégant et simple...

ISIDORE, à part.

Ah çà ! mais il regarde partout... Viendrait-il saisir ?

LAZZARA, prenant un livre sur la table.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il ouvre le livre.

ISIDORE, à part.

Il vient saisir... c’est plus qu’un créancier... c’est un huissier.

LAZZARA.

Oh ! oh !

Il met le livre dans sa poche.

ISIDORE.

Qu’est-ce qu’il fait ?

À Lazzara.

On me doit quelque petite chose, à moi aussi, et je m’oppose... et puis, ce n’est pas ainsi que l’on procède...

LAZZARA.

Vous dites ?...

ISIDORE.

Ce livre... que vous avez eu la bonté...

LAZZARA, tirant le livre de sa poche.

Oui, je l’ai mis dans ma poche... Voyez : L’Amour !... Si cela lui tombait sous la main !...

Il remet le livre dans sa poche.

ISIDORE.

Sous la main... À qui ?

LAZZARA, regardant le portrait de la dame très décolletée.

Et ce tableau !...

Il le décroche.

ISIDORE, allant à lui.

Eh ! monsieur, laissez ce tableau tranquille !... Je n’ai pas souffert que Boquet emportât la pendule... je ne souffrirai pas que vous emportiez...

LAZZARA, retournant le portrait.

Je ne l’emporte pas... je le retourne... il ne faut pas qu’elle voie cela... elle !

Il redescend.

ISIDORE, étonné.

Elle ?...

LAZZARA.

Oui, elle !... Elle est en bas !

ISIDORE.

En bas ?...

LAZZARA.

Qu’est-ce que c’est que cette pièce ?

Il ouvre la porte de gauche.

ISIDORE.

Un petit salon... Vous êtes bien jeune pour être huissier.

LAZZARA.

Je ne le suis pas.

Repassant à droite.

Elle sera très bien là pour attendre... Je vais la chercher... elle est en bas...

ISIDORE, qui a reformé la porte de gauche.

Vous me l’avez déjà dit.

LAZZARA.

Elle est dans la voiture... Je vais la chercher.

Il sort, par la droite.

 

 

Scène VI

 

ISIDORE, seul

 

Mais il m’amuse, cet homme-là ! il m’amuse !... Avec tout ça, il a emporté le livre... Il y a comme cela des gens qui s’introduisent dans les maisons... ils prennent un livre en vous disant qu’ils vont revenir... Cinq minutes après, le livre est vendu vingt sous chez un bouquiniste, et ils ne reviennent pas !...

Allant regarder par la porte de droite.

Revient-il ?... Il revient... et avec elle, parbleu ! avec elle !...

Entrent, par la droite. Lazzara et Emma voilée. Après l’entrée, Isidore, qui était au fond, descend à droite.

 

 

Scène VII

 

LAZZARA, EMMA, ISIDORE

 

LAZZARA, tenant Emma par la main.

Entrez, ma chère enfant, entrez.

EMMA, à Lazzara.

Nous sommes chez lui ?

LAZZARA.

Oui, mais ne tremblez pas ainsi !...

EMMA.

Dans quelle aventure m’avez-vous jetée !...

Montrant Isidore.

Cet homme ?...

Elle passe à gauche.

LAZZARA.

Cet homme est son domestique... il sera le vôtre...

ISIDORE, à part.

Ah çà ! mais... c’est un insensé !

LAZZARA, à Isidore, lui donnant de l’argent.

Allez payer la voiture, mon ami... voici vingt francs, vous garderez la monnaie.

ISIDORE, à part.

Complètement insensé, mais sa folie est douce...

Il sort par la droite.

 

 

Scène VIII

 

LAZZARA, EMMA

 

LAZZARA.

Voyons, je vous en prie, rassurez-vous... ce qui se passe n’est-il pas tout simple ?... J’étais à Étretat... Je vous trouve fondant en larmes sur la plage... je vous demande le motif de votre chagrin... vous me dites que M. de Montgiscard a demandé votre main à votre tuteur... que M. de Montgiscard n’a pas été agréé et que vous êtes malheureuse... parce que vous aimez M. de Montgiscard...

EMMA, se levant.

Tout cela est vrai, mais...

LAZZARA, exalté.

Vous pleuriez en me disant cela... et je ne sais pas voir pleurer les femmes... Les femmes !... oh ! les femmes !...

Montrant à Emma un cachet suspendu à sa chaîne de montre.

Regardez... Lisez ce qui est gravé là, sur ce cachet.

EMMA, lisant.

Tout pour les Dames !

LAZZARA, avec enthousiasme.

Oui... Tout pour les Dames ! C’est ma devise et c’est ma vie ! Tout pour les femmes ! Je voudrais être roi pour leur offrir mon trône, ma couronne, mes palais, mes chambellans les plus chamarrés et mes coursiers les plus rapides, en leur disant : « Prenez, je n’ai que cela sur moi ! » Les femmes ! Les femmes ! Je voudrais en avoir dix mille autour de moi... tout autour, ici, là, pour leur crier : « Venez, mesdames, venez, je suis à vous ! Mon bras, ma fortune, mon cœur, tout est à vous ! »

Changeant brusquement de ton.

Mais, pour le moment, il n’y a ici que vous, et c’est de vous seule que je vais m’occuper.

EMMA.

Et que voulez-vous faire maintenant ?

LAZZARA.

Achever ce que j’ai commencé. Ce jeune homme vous aime, vous l’aimez... Il faut donc que vous l’épousiez... Je vous ai enlevée, je vous ai conduite ici, et, avant ce soir, entendez-vous, avant ce soir, votre mariage sera décidé.

On sonne.

EMMA, très émue.

 

Lui !... Oh ! le revoir ainsi... tout à coup !... je ne pourrai jamais... Parlez-lui d’abord.

LAZZARA.

Oui... vous avez raison... cela vaut mieux... Entrez ici et attendez.

Il ouvre la porte de gauche.

EMMA, passant près de la porte.

Surtout, dites-lui bien que c’est vous qui avez tout fait... que, moi, je ne voulais pas...

LAZZARA.

Oui, oui, ne craignez rien...

Emma sort par la gauche ; Isidore et Hoquet entrent par la droite.

 

 

Scène IX

 

LAZZARA, ISIDORE, BOQUET

 

ISIDORE, à Boquet.

Mon maître n’est pas chez lui, monsieur Boquet... Je lui dirai que vous êtes venu, et il sera bien fâché... bien fâché... bien fâché !...

BOQUET.

Avez-vous de l’argent à me remettre ?

ISIDORE, bas.

Je n’ai pas d’argent à vous remettre... mais si vous voulez voir un fou ?...

BOQUET.

Si je veux voir un fou, je n’ai qu’à me regarder dans la glace... Si je n’étais pas un fou, je n’aurais pas prêté ces quatre cents francs à M. de Montgiscard.

Il s’assied près de la table.

LAZZARA.

Que dit-il ?...

BOQUET, bas, à Isidore.

Qu’est-ce que c’est que ce monsieur ?

ISIDORE, bas.

C’est le fou... Il est très drôle... vous allez voir, il va nous faire rire.

BOQUET.

Je ne suis pas en train de rire.

LAZZARA, à Boquet.

Que disiez-vous, monsieur ?... Ne parliez-vous pas d’une somme prêtée ?

ISIDORE.

Oui, monsieur parlait d’une petite somme de quatre cents francs qu’il a prêtée à mon maître.

Bas, à Boquet.

Écoutez bien... il va répondre quelque farce...

LAZZARA.

Quatre cents francs !... C’est pour quatre cents francs que monsieur fait ce tapage !...

Tirant son portefeuille.

Prenez... M. de Montgiscard me remboursera cette misère.

Il lui donne des billets de banque.

BOQUET, à Isidore, en se levant, avec joie.

Mais il me paye !... il m’a payé !...

ISIDORE, à part.

Il a payé Boquet !...

BOQUET, saluant Lazzara.

Monsieur !...

ISIDORE, entraînant Boquet.

Allons, venez, Boquet... venez, venez !

Ils sortent tous deux, par la droite.

 

 

Scène X

 

LAZZARA, puis ISIDORE

 

LAZZARA, seul.

Il a des dettes... je m’en doutais... Voilà pourquoi le tuteur n’a pas consenti.

ISIDORE, rentrant par la droite, à part.

Il a payé Boquet, pourquoi ne paierait-il pas Isidore ?

LAZZARA.

Cet homme criait bien haut pour peu de chose... Est-il parti ?

ISIDORE.

Est-il ?...

Résolument.

Non, monsieur !

LAZZARA.

Comment !...

ISIDORE.

S’il criait si haut, c’est qu’on lui doit un peu plus de quatre cents francs... il n’a pas osé avouer devant vous !...

LAZZARA.

Qu’est-ce qu’on lui doit encore ?...

ISIDORE.

On lui doit deux cent soixante-dix francs... soit, trois cents francs, monsieur... pour ne pas avoir de centimes.

LAZZARA, prenant son portefeuille.

Eh ! donnez-les-lui... et qu’il s’en aille...

ISIDORE, à part, pendant que Lazzara ouvre son portefeuille.

De plus en plus douce, sa folie !

Prenant les billets.

Il a payé Isidore !

LAZZARA.

Donnez-les-lui tout de suite.

ISIDORE.

Je vais les lui donner, monsieur.

Il remonte au fond.

Je les lui donne.

Il met les billets dans sa poche.

LAZZARA, à lui-même.

Pauvre Emma !... j’espère bien qu’elle n’aura pas entendu !

Il entre à gauche.

ISIDORE, seul, au fond.

Il a payé Isidore !... il a payé Isidore !...

Montgiscard entre par la droite, une clé à la main.

 

 

Scène XI

 

ISIDORE, MONTGISCARD, puis LAZZARA

 

ISIDORE, à Montgiscard.

Ah ! monsieur, je me suis bien amusé !

MONTGISCARD, à part.

Pas moi !... Je n’ai trouvé ni Pincornet, ni sa femme...

Il donne son chapeau à Isidore, qui va le déposer au fond.

ISIDORE.

Il est venu un fou !...

Montrant la gauche.

Il est là, avec la dame voilée !

MONTGISCARD.

Une dame voilée, chez moi ?

ISIDORE.

Oui, monsieur.

MONTGISCARD, à lui-même.

C’est madame Pincornet !... elle aura fait ce qu’elle disait : elle aura quitté son mari ; elle sera venue ici...

Élevant la voix.

C’est Berthe !

ISIDORE.

Je ne sais pas si elle s’appelle Berthe... elle est venue avec le fou !

MONTGISCARD.

Le fou !...

ISIDORE.

Oui, vous allez le voir... je m’en suis amusé... amusez-vous-en... Sa folie est douce... elle consiste à mettre vos livres dans sa poche, à retourner vos tableaux contre le mur et à payer vos dettes.

MONTGISCARD, qui est allé retourner le portrait.

Payer mes dettes !!!...

ISIDORE.

Vous ne me devez plus rien... je suis payé.

MONTGISCARD.

Par exemple !...

ISIDORE.

Je dois dire que j’ai un peu aidé... mais enfin...

MONTGISCARD, passant à droite.

Qu’est-ce qu’il me chante ?...

Lazzara entre par la gauche ; Montgiscard l’aperçoit et le salue, puis dit à demi-voix.

J’ai vu cette figure-là quelque part.

LAZZARA, appelant.

Isidore !

ISIDORE.

Monsieur ?...

LAZZARA.

Sortez, mon ami !

ISIDORE, obséquieusement.

Je sors, monsieur, je sors...

Bas, à Montgiscard.

Je vous laisse avec lui... Très amusant, vous allez voir... très amusant...

Il sort, par la droite.

 

 

Scène XII

 

LAZZARA, MONTGISCARD

 

MONTGISCARD, à part, examinant Lazzara.

Comment Berthe est-elle venue avec cet homme ?

Il salue de nouveau Lazzara et lui indique le siège qui est près de la table ; lui-même en prend un à gauche, et ils s’asseyent tous les deux après quelques cérémonies. Haut.

vous connaissez madame Pincornet ? Je l’ignorais absolument... Puisque vous là connaissez, vous savez aussi bien que moi... que beaucoup de raisons peuvent la faire excuser... Elle est jeune... elle est jolie... elle a dû, à ce double titre, être souvent froissée des légèretés de Pincornet... Certes, Pincornet est mon ami... mais enfin il a des torts... je suis forcé d’en convenir... et, quand sa femme l’accuse et se plaint d’être malheureuse... elle n’est pas tout à fait injuste... Il ne faut donc pas...

Lazzara prend des notes.

LAZZARA.

« Pincornet », vous avez dit ?...

MONTGISCARD.

Sans doute...

LAZZARA.

L’adresse, s’il vous plaît ?

MONTGISCARD.

Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?

LAZZARA.

Ce n’est pas une plaisanterie... Cette dame est malheureuse... il suffit... je m’occuperai d’elle... Si son mari a des torts, je la défendrai contre son mari... mais plus tard... J’ai pour habitude de mener à bonne fin l’affaire qui est en train, avant d’en entreprendre une nouvelle... L’adresse ?

MONTGISCARD.

Qu’est-ce que cela veut dire ?... Vous ne connaissez pas madame Pincornet ?...

LAZZARA.

Pas du tout ; mais ça ne fait rien...

Se levant.

Je ne puis manquer à ma devise : « Tout pour les Dames ! » Je la protégerai tout de même... L’adresse ?

MONTGISCARD, se levant.

Mais alors, monsieur, qu’est-ce que vous faites ici ?... Qu’est-ce que c’est que cette dame qui est là ?...

LAZZARA.

Votre cœur ne vous le dit pas ?

MONTGISCARD.

Non, mais je vais...

Il se dirige vers la porte de gauche.

LAZZARA, allant se mettre devant lui et l’arrêtant.

Attendez... J’étais hier soir à Étretat...

MONTGISCARD, à part.

Ah !... c’est là que je l’ai vu...

LAZZARA.

J’y ai rencontré une jeune fille qui aimait, qui était aimée, et qu’un tuteur barbare...

MONTGISCARD.

Emma ?...

LAZZARA.

Oui, Emma... J’ai résolu, moi, de la marier selon son cœur... Et, pour cela, je l’ai enlevée... Je l’ai amenée à celui qui l’aime et qu’elle aime... Elle est ici.

MONTGISCARD.

Emma, chez moi !...

LAZZARA, voulant aller à la porte de gauche.

Venez, chère enfant, venez...

MONTGISCARD, le retenant.

Mais, monsieur, vous ne savez donc pas ?...

LAZZARA.

Le tuteur sera bien forcé de pardonner.

Même mouvement.

MONTGISCARD, le retenant toujours.

J’adore mademoiselle Emma... Mais il y a un obstacle.

LAZZARA, même mouvement.

Venez, chère enfant...

MONTGISCARD, même jeu.

Attendez !... attendez !... Ce mariage est impossible !

LAZZARA.

Impossible !... Comment, impossible ?

Entre Isidore, par la droite.

 

 

Scène XIII

 

LAZZARA, MONTGISCARD, ISIDORE

 

ISIDORE, à Montgiscard.

Une seconde dame voilée, monsieur !...

Il reste près de la porte.

MONTGISCARD, à part.

Pour le coup, c’est madame Pincornet !

LAZZARA, à Montgiscard.

Je comprends la situation...

Lui montrant la porte de gauche.

J’entre là... je vais tâcher de lui faire prendre patience... Vous avez cinq minutes pour rompre avec cette dame voilée... Soyez cruel, s’il le faut !... Si cette dame en souffre trop, vous me donnerez son adresse... je la consolerai... Isidore !..

ISIDORE, près de la porte de droite.

Monsieur ?...

LAZZARA.

Faites entrer cette dame.

ISIDORE.

Oui, monsieur.

Il sort, par la droite.

LAZZARA, à Montgiscard.

Rompez !... Vous avez cinq minutes.

Il va à la porte de gauche et se retourne avant de sortir.

Cinq minutes !!!

Il sort, par la gauche.

 

 

Scène XIV

 

MONTGISCARD, puis BERTHE

 

MONTGISCARD, seul.

Emma ! Berthe !... Me voilà bien !... Qu’est-ce que tout cela va devenir ?

Il s’appuie sur un fauteuil. Isidore introduit Berthe par la droite ; Montgiscard lui fait un signe : il sort.

BERTHE.

Ah ! Marcel !

Elle jette sur un fauteuil, au fond, une pelisse de voyage qu’elle avait sur le bras,

MONTGISCARD, très troublé.

Vous ici !... Je ne m’attendais pas...

BERTHE, avec éclat.

M. Pincornet est un monstre... !

MONTGISCARD, à part.

Nous y voilà !

BERTHE, tombant assise près de la table.

C’est affreux !... Je ne peux plus !... je ne peux plus !... je ne peux plus...

Elle ôte ses gants et les jette sur la table.

Si vous saviez !... vous ne pouvez pas savoir... Des maîtresses... Marcel... il a des maîtresses !...

Se levant.

Et moi... quand je lui ai demandé de me conduire à Étretat, où vous étiez, il a refusé !

MONTGISCARD, à part.

Mon Dieu !... et l’autre qui est là !...

BERTHE.

Des affaires importantes, a-t-il dit... Des affaires !... je sais ce que cela veut dire...

Lui donnant une lettre.

Voyez ce que j’ai trouvé ce matin, en furetant dans ses papiers.

Elle remonte à gauche.

MONTGISCARD, après avoir lu.

Oh !...

BERTHE, reprenant la lettre.

C’est signé Pichenette... Vous comprenez qu’après ça, c’est fini... bien fini !

MONTGISCARD.

Que comptez-vous faire ?

BERTHE, avec dignité.

Retourner chez ma tante ! J’ai prévenu M. Pincornet... En partant, je lui ai laissé une lettre...

Se levant.

Écoutez, la voici : « Vous m’êtes odieux !... Jamais vous ne me reverrez ; je vais chez ma tante Bidois... » Et je me suis fait conduire au chemin de fer... Vous comprenez ?

MONTGISCARD, ahuri.

Oui, oui !

BERTHE.

D’abord, je ne voulais pas venir chez vous... je n’y suis jamais venue... j’avais peur... En route, je me disais : « Oh ! je n’irai pas !... » Seulement, je suis superstitieuse, et j’ajoutais : « Par exemple, si je manque le train, c’est que le ciel veut que je voie Marcel avant de partir. » Je suis arrivée à la gare cinq minutes avant le départ...

MONTGISCARD.

Alors ?...

BERTHE.

Alors, je me suis dit : « Qu’est-ce que je vais faire de ces cinq minutes ?... » Et je suis venue... Vous comprenez ?

MONTGISCARD.

Oui, oui, parfaitement !

BERTHE.

C’est une folie... je le sais... mais c’est si bon de venir voir quelqu’un qui a de l’affection pour vous... Et puis, je voulais vous demander... quoi donc ?... je ne sais plus... ah ! je me rappelle !... de venir me voir chez ma tante... Vous viendrez, n’est-ce pas ?

MONTGISCARD.

Oui, oui, j’irai... Mais vous allez manquer l’autre train !

BERTHE.

Je pars ! je pars !

Entre Isidore, par la droite.

 

 

Scène XV

 

MONTGISCARD, BERTHE, ISIDORE, puis LAZZARA

 

ISIDORE.

Monsieur, c’est M. Pincornet !

MONTGISCARD.

Pincornet !...

BERTHE.

Mon mari !...

ISIDORE, à part.

Son mari !...

Il court à la porte de droite, qu’il tient entrebâillée.

MONTGISCARD, à Isidore.

Vous lui avez dit que j’y étais ?

ISIDORE.

Monsieur n’a jamais fermé sa porte à ce monsieur.

BERTHE, éperdue.

Où me cacher ?...

Elle ouvre la porte de gauche et pousse un cri.

Ah !... il y a une femme, là, Marcel !

Elle revient près de lui.

MONTGISCARD.

Oui, oui... je vous dirai...

LAZZARA, paraissant à la porte de gauche.

Vous n’avez donc pas rompu ?... Voilà une heure que nous sommes dans ce cabinet.

ISIDORE, au fond, regardant par la porte entrebâillée.

Dépêchez-vous, madame : il ôte son paletot.

MONTGISCARD, cherchant une cachette.

Mon Dieu !... Ah !... ce rideau !...

Il pousse Berthe vers la fenêtre.

BERTHE.

Vous me direz au moins...

MONTGISCARD.

Oui, oui...

Il la cache derrière le rideau.

ISIDORE, regardant toujours.

Il a ôté son paletot !

MONTGISCARD, apercevant la pelisse qui est restée sur le fauteuil.

Et cette pelisse !...

LAZZARA, à la porte de gauche.

Qu’est-ce que vous faites là ?... Les cinq minutes sont écoulées !

MONTGISCARD.

Prenez ça, vous !

Il lui jette la pelisse à la figure et le pousse dans la pièce de gauche, dont il referme la porte.

ISIDORE, annonçant.

Le mari !...

Se reprenant.

Non, non... M. Pincornet !

Entre Pincornet, par la droite.

 

 

Scène XVI

 

BERTHE cachée, MONTGISCARD, PINCORNET, puis LAZZARA

 

PINCORNET.

Qu’est-ce qu’il dit, cet imbécile ?

Sort Isidore, par la droite.

MONTGISCARD, à part.

Il a reçu la lettre de sa femme, et il vient ici tout droit...

PINCORNET.

Ça va bien, cher ami ?...

MONTGISCARD.

Très bien... comme vous voyez !

PINCORNET.

Moi, je ne vais pas mal... Quand êtes-vous arrivé ?

MONTGISCARD.

Hier soir.

PINCORNET.

Vous avez fait un bon voyage ?

MONTGISCARD.

Très bon...

PINCORNET.

Vous êtes allé chez moi, tout à l’heure ?

MONTGISCARD.

Oui... Je ne vous ai pas trouvé.

PINCORNET.

Je viens seulement de rentrer.

MONTGISCARD, à part.

Oh !...

PINCORNET.

Mon domestique m’a remis des lettres et votre carte...

MONTGISCARD, à part.

Nous sommes perdus !

PINCORNET.

J’ai laissé les lettres sur mon bureau, et je suis accouru pour vous voir plus vite...

MONTGISCARD.

Vrai !... vous n’avez pas lu une seule lettre ?...

PINCORNET.

Pas une seule... j’étais trop pressé de vous serrer la main... Vous n’avez pas dû trouver non plus madame Pincornet ?

MONTGISCARD.

Non... elle était sortie.

PINCORNET.

Je sais où elle est !

MONTGISCARD, bondissant.

Vous le savez ?...

Il va et vient, anxieux, regardant le rideau de la fenêtre, regardant la porte de gauche.

PINCORNET, le suivant.

Eh ! oui !... J’ai demain un grand dîner... un dîner sérieux mes commanditaires et vous... car vous viendrez ?... Ma femme a dû aller chez Chevet... Mais qu’avez-vous donc à vous agiter ainsi ?...

MONTGISCARD.

Moi !... rien.

PINCORNET, riant.

Ah çà ! est-ce que c’est l’air de la mer qui vous a mis dans cet état-là ?

MONTGISCARD.

Oui, oui, c’est l’air de la mer...

À part.

Oh ce rideau ! ce rideau !...

PINCORNET, remontant et tournant le dos à la porte de gauche.

Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

Il va déposer au fond, à droite, sa canne et son chapeau.

MONTGISCARD.

Je ne sais pas...

À part.

Est-ce qu’il ne va pas s’en aller ?...

LAZZARA, ouvrant la porte de gauche, à Montgiscard.

Mais, monsieur, les cinq minutes !...

M0NTU1SCARD, à part.

À l’autre, maintenant !...

Il fait un bond, tombe sur la porte et la ferme violemment sur Lazzara.

PINCORNET, se retournant au bruit.

Hein ! qu’est-ce que c’est ?...

Il redescend.

MONTGISCARD.

Rien, rien... je fermais cette porte.

PINCORNET.

Vous vous êtes amusé à Étretat ?

MONTGISCARD.

Énormément !

PINCORNET.

Ma femme avait une terrible envie de m’y mener... Il y a même eu à ce sujet des scènes... Madame Pincornet est toujours très vive... J’ai tenu bon, malgré les scènes... Un voyage avec sa femme, ce n’est pas d’une gaieté folle... Et puis, il m’était vraiment impossible de quitter Paris... Les affaires m’écrasent... On est obligé de gagner de l’argent, quand on veut en dépenser... et je tiens à en dépenser beaucoup... J’ai inventé une certaine demoiselle Pichenette... Vous ne pouvez pas vous douter des choses qu’elle m’écrit !

Il s’assied près de la table.

MONTGISCARD.

Oh ! si...

PINCORNET.

Comment, si ?... vous la connaissez ?

MONTGISCARD.

Non... mais il n’est pas difficile de deviner...

PINCORNET.

Je vous présenterai... Un esprit du diable !... et des pieds et des mains !...

Il aperçoit sur la table les gants de sa femme et éclate de rire.

Oh !... oh !...

MONTGISCARD.

Qu’est-ce que vous avez ?...

PINCORNET.

Des mains à mettre ces gants-là !...

Il les prend et laisse à la place les siens sur la table.

MONTGISCARD, à part.

Les gants de sa femme !

Il s’avance et se trouve entre le rideau et Pincornet.

PINCORNET, se levant.

Vous êtes revenu hier soir, et l’on a déjà eu le temps d’oublier ici...

Il examine les gants.

Mes compliments, mon ami, elles sont jolies, les mains qui se déshabillent chez vous !

MONTGISCARD.

Mais vous vous trompez...

PINCORNET.

Il n’y a que ces Pichenettes-là pour en avoir de pareilles !

MONTGISCARD.

Je ne sais ce que vous voulez dire... ces gants sont à moi.

PINCORNET, riant.

À vous ?

MONTGISCARD.

Oui, à moi.

PINCORNET.

Par exemple, nous allons voir ça...

Il fait un pas, s’arrête, et rit bien plus fort que la première fois.

MONTGISCARD.

Je ne sais pas ce que mes gants ont de si drôle.

PINCORNET.

Oh ! ce ne sont pas vos gants qui me font rire.

MONTGISCARD.

Comment ?...

PINCORNET.

Ce sont vos bottes.

MONTGISCARD.

Mes bottes ?...

PINCORNET, lui montrant les bottines de Berthe, qui passent sous le rideau.

Eh ! oui, là, sous le rideau... Est-ce qu’elles ne sont pas à vous ?... Tiens, tiens, elles remuent !... elles remuent toutes seules, apparemment ?

MONTGISCARD, qui est allé se placer devant le rideau.

Pincornet !

PINCORNET, le ramenant sur le devant de la scène.

Vous êtes bête !... je vous vois depuis une demi-heure faire des grimaces... Si je vous gênais, il fallait me dire de m’en aller.

MONTGISCARD, le poussant vers la porte de droite.

Eh bien... c’est cela, oui, c’est cela... allez-vous-en !

PINCORNET.

Les jolis pieds !... Laissez-moi au moins le temps de les regarder...

Il s’approche du rideau.

MONTGISCARD, le retenant.

Eh ! n’approchez pas !

PINCORNET.

Non... de loin... ne craignez rien, je suis discret.

Au rideau.

Madame, vous avez des pieds adorables, élégants et cambrés ; enfin, des pieds...

Le rideau s’agite.

Ne vous fâchez pas, mes amours de petits pieds, on vous admire, on vous adore...

Il veut s’approcher encore plus près.

MONTGISCARD, l’arrêtant.

Mon ami !...

PINCORNET.

Je suis discret !... Ma parole d’honneur, il n’y a que ces Pichenettes-là pour avoir des pieds pareils !

Le rideau s’agite avec fureur.

MONTGISCARD.

Eh ! taisez-vous donc !

PINCORNET.

Pourquoi ? est-ce que ?... Ah !... oh !... venez donc un peu ici, vous, que l’on vous parle...

Il emmène Montgiscard à droite, sur le devant de la scène.

MONTGISCARD.

Quoi ? voyons !...

PINCORNET.

Est-ce que c’est une femme mariée ?

MONTGISCARD.

Oh ! non, oh ! non...

PINCORNET.

À la bonne heure !... Ça m’étonnait aussi... des pieds comme ceux-là !... Mais, alors, pourquoi ne pas me la montrer ?... Entre nous, ce n’est pas gentil !... Moi, je vous ai tout de suite promis de vous présenter à Pichenette... Hein ! montrez-la-moi... nous souperons tous les quatre.

MONTGISCARD.

Non, je ne peux pas.

PINCORNET.

Elle n’est donc pas jolie ?

MONTGISCARD.

Je vous en prie, là, sérieusement, allez-vous-en.

Il lui donne sa canne et son chapeau et le pousse de nouveau vers la porte de droite.

PINCORNET, revenant.

Ah ! mais, j’y pense, si vous ne voulez pas me la montrer, c’est que je la connais, sans doute...

Il veut encore se rapprocher du rideau.

MONTGISCARD, l’arrêtant.

Non, non !...

PINCORNET, s’adressant au rideau.

Est-ce que je vous connais, madame ?

MONTGISCARD, le retenant toujours.

Quand je vous dis !... encore une fois...

PINCORNET.

Si je ne vous connais pas, vous devez me connaître, moi... Tout le monde me connaît... Pincornet... le gros Pincornet, l’ami de Pichenette !... Non, vous ne me connaissez pas ?...

MONTGISCARD.

Allez-vous-en ! Pour Dieu... allez-vous-en !

PINCORNET, s’approchant du rideau, malgré la résistance de Montgiscard.

Un dernier mot, et je m’en vais... Vous aimez Montgiscard, madame, et vous faites bien !...

Montgiscard le retient par le bras.

C’est un charmant garçon... seulement, ce charmant garçon est un abominable coureur !... Il vous trompera, madame, n’en doutez pas, il vous trompera !... Vous vous en apercevrez, et, tout naturellement, un jour, vous aurez envie de vous venger... Ce jour-là... écrivez-moi un mot... je me recommande à votre colère... Pincornet, le gros Pincornet, l’ami de Pichenette. Adieu, cher ami !

Il sort, par la droite, en riant aux éclats.

 

 

Scène XVII

 

BERTHE, MONTGISCARD, puis EMMA et LAZZARA

 

MONTGISCARD.

Il est parti !

Courant au rideau.

Il est parti, madame, il est parti !

BERTHE, venant en scène.

Oh ! cet homme ! cet homme !... Pincornet, le gros Pincornet !... Il a parlé de me faire souper avec Pichenette, vous avez entendu ?...

MONTGISCARD.

Remettez-vous !...

BERTHE.

Mais vous-même... un abominable coureur !... Il l’a dit !

MONTGISCARD.

Ne le croyez pas.

BERTHE.

Ne le croyez pas ?... Et cette femme que j’ai vue tout à l’heure, là ?... Oh !... je saurai...

Elle court ouvrir la porte de gauche.

Venez, madame, venez !...

LAZZARA, entrant.

Qu’est-ce que cela veut dire ?... Montrez-vous, chère enfant... Ne craignez rien, vous êtes sous ma protection.

Emma paraît.

EMMA, à Lazzara.

Où m’avez-vous amenée ?

MONTGISCARD, à part.

Patatras !... les voilà toutes les deux !

BERTHE, à Montgiscard.

Eh bien, monsieur !...

MONTGISCARD, bas.

Berthe, je vous assure...

LAZZARA, allant à Montgiscard.

Les cinq minutes sont écoulées, monsieur... Pourquoi n’avez-vous pas rompu ?

BERTHE, à Montgiscard.

Rompu !... Que veut dire rompu ?... Avec qui, rompu ?

EMMA, à Lazzara.

Une autre femme !... C’est elle qu’il aime !... c’est pour la revoir qu’il a quitté Étretat !...

MONTGISCARD.

Mademoiselle, je vous en prie !...

BERTHE.

Étretat !... c’est pour faire la cour à mademoiselle que vous êtes allé à Étretat !...

MONTGISCARD.

Madame Pincornet, écoutez-moi !

LAZZARA.

Madame Pincornet ! c’est vous qui êtes ?...

Il s’approche d’elle.

BERTHE.

Eh bien, oui, et après ?...

Montgiscard, qui se trouve près d’Emma, cherche à se justifier, et remonte avec elle en lui parlant bas.

LAZZARA.

Je vous connais, madame : monsieur m’a donné des renseignements sur vous !

BERTHE, suffoquée.

Des renseignements !...

LAZZARA.

Je sais que vous êtes malheureuse, je sais que votre mari a des torts... Il les réparera, madame... je le forcerai à les réparer... Donnez-moi votre adresse.

BERTHE, à part.

Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?...

LAZZARA, à Berthe.

Soyez tranquille... je m’occuperai de vous dès que je n’aurai plus à m’occuper de mademoiselle... Attendez seulement qu’elle ait épousé M. de Montgiscard... qui l’aime !...

BERTHE, à Montgiscard.

Vous aimez ?...

MONTGISCARD.

Moi ?... non... c’est-à-dire...

EMMA, allant à Lazzara.

Vous entendez... il dit qu’il ne m’aime pas !

MONTGISCARD.

Je n’ai pas dit cela !

LAZZARA, à Montgiscard.

Qu’est-ce que vous dites donc ?... Pourquoi n’avez-vous pas renvoyé madame, ainsi que vous me l’aviez promis ?

BERTHE.

Me renvoyer !... vous aviez promis ?...

MONTGISCARD.

Non !... non !...

LAZZARA.

Vous me l’aviez promis, monsieur... Que signifient toutes ces tergiversations ?

 

 

Scène XVIII

 

BERTHE, MONTGISCARD, EMMA, LAZZARA, ISIDORE

 

ISIDORE, entrant par la droite, à part.

Je vais faire mon petit effet !

Annonçant d’une voix retentissante.

Monsieur Pincornet !

BERTHE.

Mon mari, encore !...

Elle se jette derrière le rideau.

EMMA, effrayée.

Quelqu’un !... Où me cacher, mon Dieu ! où me cacher ?...

MONTGISCARD, perdant la tête.

Est-ce que je sais, moi ?...

EMMA, avisant le rideau.

Ah !...

Elle court se cacher à côté de Berthe.

LAZZARA, allant à Montgiscard.

Il faut en finir, monsieur, il faut en finir !...

MONTGISCARD.

Ah ! par exemple, vous !...

LAZZARA.

Moi ?...

MONTGISCARD, le prenant à bras le corps et le portant presque dans la pièce de gauche.

Entrez là... taisez-vous, ou nous sommes tous perdus !...

Il l’enferme dans la chambre et s’appuie contre la porte.

ISIDORE, à part.

J’ai fait mon petit effet !

Pincornet entre par la droite. Isidore s’en va.

 

 

Scène XIX

 

BERTHE et EMMA cachées, MONTGISCARD, PINCORNET, puis LAZZARA, et, à la fin, ISIDORE

 

MONTGISCARD, à part.

Cette fois, il a lu la lettre !

PINCORNET, très enjoué.

Les gants, mon ami !...

Il lui montre les gants de sa femme qu’il tient toujours.

MONTGISCARD, abruti.

Les gants !...

PINCORNET.

Oui, je me suis aperçu que j’avais oublié mes gants... et que j’avais emporté ceux de la personne...

Il les jette sur la table.

MONTGISCARD.

Et c’est pour ça ?...

PINCORNET.

Oui, je les rapporte... où est-elle ?... Est-ce qu’elle est encore ?...

Il va au rideau, aperçoit quatre pieds au lieu de deux et rit à se tordre.

Ah ! ah ! ah !... Il y en a quatre !... Il y en a quatre !...

MONTGISCARD, avec empressement et lui donnant ses gants qu’il a pris sur la table.

Voici vos gants !

PINCORNET.

Le roman est en deux volumes !...

S’asseyant a gauche.

Je reste... je reste... nous lirons chacun de notre côté...

Lazzara frappe avec force à la porte de gauche. Se levant.

Il y en a encore une là-dedans !...

Il rit de plus belle.

MONTGISCARD, furieux.

Pincornet, laissez-moi !...

Le poussant vers la porte de droite.

Entendez-vous ?... Je le veux !...

PINCORNET.

Oh ! je pars !... très jolis tous les quatre !...

Riant.

Je raconterai ça à Pichenette... Pas à ma femme, par exemple !... Elle me défendrait de venir chez vous... mauvais sujet !...

Au moment où Pincornet va sortir, la porte de gauche s’ouvre violemment. Paraît Lazzara.

LAZZARA, à Montgiscard.

Je savais bien que je finirais par enfoncer la porte !

PINCORNET, redescendant à droite.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LAZZARA, à Montgiscard.

Présentez-moi.

MONTGISCARD, à Pincornet.

Pincornet, mon cher Pincornet, aidez-moi à flanquer monsieur dehors...

LAZZARA, allant à Pincornet.

Vous êtes M. Pincornet ?... Vous rendez votre femme malheureuse, monsieur Pincornet...

PINCORNET.

Ah çà ! mais...

LAZZARA.

Et quand on rend sa femme malheureuse, il arrive...

PINCORNET.

Il arrive...

BERTHE, sortant de derrière le rideau et venant et son mari.

Il arrive...

PINCORNET, stupéfait.

Ma femme !

BERTHE.

Il arrive que la femme perd la tête et qu’emportée par la jalousie, elle vient chez un ami de son mari... demander des nouvelles du perfide et des nouvelles de mademoiselle Pichenette !...

PINCORNET.

Pichenette ?... nous parlerons plus tard de Pichenette... mais votre présence ici.

LAZZARA.

N’a rien qui puisse vous inquiéter... M. de Montgiscard va se marier.

PINCORNET.

Montgiscard se marie !... et avec qui ?

LAZZARA.

Avec un ange qui est derrière ce rideau... Venez, chère enfant, venez...

Emma paraît et descend entre Montgiscard et Lazzara.

PINCORNET.

Ah çà ! qu’est-ce que c’est que tout cela ?...

MONTGISCARD.

Est-ce que je sais, moi ?...

Entre par la droite Isidore, une dépêche à la main.

ISIDORE, à Montgiscard.

Un télégramme, monsieur, un télégramme d’Étretat.

EMMA.

De mon tuteur, sans doute.

MONTGISCARD, qui a pris et ouvert la dépêche.

Oui, de votre tuteur.

Lisant.

« Moi, tuteur stupéfait. L’amour existe donc, puisque vous avoir enlevé  femme n’ayant que dix mille francs de dot. Moi ajouter quatre-vingt dix mille francs et bénédictions. »

EMMA, avec joie.

Ah ! ce cher tuteur !

LAZZARA, à Pincornet.

Eh bien, vous voyez qu’il se marie.

PINCORNET.

C’est vrai, j’avais tort...

MONTGISCARD, à Lazzara.

Je vous dois mon bonheur, monsieur...

LAZZARA.

Enfin, puisque vous voilà tous complètement heureux...

PINCORNET, avec doute.

Hum !... complètement ?...

Sa femme le regarde. Très affirmativement.

Complètement !...

LAZZARA.

Je me retire... il y a ailleurs d’autres femmes qui souffrent, d’autres infortunes à secourir...

ISIDORE, venant à Lazzara.

Monsieur, il y a ma cousine Catherine, qui est bien malheureuse... elle m’aime... et Joseph s’oppose à...

LAZZARA.

Joseph !... Eh bien, mon ami, je verrai Joseph... et... qu’est-ce que c’est que Joseph ?...

ISIDORE.

C’est son mari !

LAZZARA, le repoussant.

Comment, son mari ! A-t-on jamais vu !

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