Timoléon (Jean-François de LA HARPE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 1er août 1764.

 

Personnages

 

TIMOPHANE, Prytane de Corinthe

TIMOLÉON, frère de Timophane

ISMÉNIE, mère de tous les deux

ÉRONIME, fille d’Icétas, Roi d’Argos

CRATÈS, chef des Sénateurs Républicains

LÉOSTHÈNE, ami de Timoléon

TIMÉE, ami de Timophane

SOLDATS

SÉNATEURS

 

La Scène est à Corinthe, dans le Palais des Prytanes.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ISMÉNIE, LÉOSTHÈNE

 

ISMÉNIE.

Tu dois être étonné : sans doute en ces remparts

L’appareil de la guerre a frappé tes regards.

Je t’instruirai de tout ; mais permets que ma joie,

Que mon cœur tout entier à tes yeux se déploie.

Digne ami de mon fils, ta présence en ces lieux,

De son prochain retour m’est un présage heureux,

La voix de l’Univers déjà plein de la gloire,

A porté jusqu’à nous le bruit de la victoire.

On dit que, libre enfin par sa seule valeur,

La Sicile a dans lui reconnu son vengeur ;

Qu’elle a vu sous l’effort de ce bras invincible

De ses nombreux tyrans tomber l’hydre terrible.

Il revient triomphant, et je vais le revoir.

LÉOSTHÈNE.

Vous pouvez vous permettre un si flatteur espoir.

Au port de Syracuse il s’arrêtait encore.

J’ai devancé ses pas.

ISMÉNIE.

Dieux justes que j’implore !

Ô Dieux ! en me rendant mon fils, et notre appui,

Rendez son frère, hélas ! moins indigne de lui.

C’est à vous d’arracher du cœur de Timophane

Des projets que son nom, que la vertu condamne,

De le rendre plus juste afin qu’il soit plus grand :

Le frère d’un Héros peut-il être un Tyran ?

LÉOSTHÈNE.

Ô Ciel ! vous me glacez de surprise et de crainte,

Comment !...

ISMÉNIE.

Voilà le trait dont j’ai senti l’atteinte.

Je fais que la Patrie est le Dieu de ton cœur ;

Que dans ta liberté tu places ta grandeur,

Que si Corinthe enfin a reçu quelque outrage,

Ta fierté le ressent, ta douleur le partage.

Tu connus mes deux fils, ils faisaient mon bonheur ;

Ils étaient de mes ans le soutien et l’honneur ;

L’un, fier et courageux, citoyen inflexible ;

L’autre, dans ses vertus plus doux et plus sensible.

Timophane, modeste et soumis à l’État,

Bornait ses vœux au rang de premier Magistrat.

Mais à d’autres desseins son âme abandonnée,

A dédaigné bientôt un pouvoir d’une année.

Bientôt ses partisans, déjà trop écoutés,

Ont offert à ce peuple épris des nouveautés,

Sous le pouvoir d’un Roi, l’espoir de ses largesses,

Un joug moins rigoureux, des honneurs, des richesses,

Et le plaisir de voir leurs Maîtres orgueilleux,

Près du Trône abaissés, confondus avec eux,

Timophane lui-même affable et populaire,

Prodiguant tous les soins de séduire et de plaire,

Aux citoyens trompés a fait aimer ses lois.

Icétas par sa main remis au rang des Rois,

Et les peuples d’Argos domptés par sa vaillance,

Sa libéralité, surtout son éloquence,

Cet art si dangereux d’entraîner les esprits

De soumettre à sa voix les mortels attendris

Ces talents dont l’abus l’a rendu plus coupable,

Tout prête à ses desseins un appui redoutable.

Il est encouragé par d’indignes flatteurs ;

Il a même séduit nos jeunes Sénateurs.

Ardents, et dans cet âge où l’inexpérience

Embrasse des vertus sa trompeuse apparence,

Ils ont tourné vers lui leurs cœurs et leurs regards.

Mais nos vrais citoyens, nos augustes vieillards,

Des guerriers éprouvés dont les cœurs héroïques

Ont conservé les traits de nos vertus antiques,

Dans un même intérêt réunis par la loi,

Défendent la Patrie et détestent an Roi.

Entre ces deux partis, Corinthe le sépare.

Dans nos murs malheureux la discorde barbare

Va bientôt de la guerre étaler les horreurs.

Je crains des deux côtés les plus affreux malheurs.

Mon fils, de sa Patrie oppresseur ou victime,

Me laisse a déplorer son trépas ou son crime.

Je tremble pour Corinthe, et je crains pour mon fils

Le destin des Tyrans rarement impunis.

LÉOSTHÈNE.

Quoi ! le peuple à ce point s’est donc laissé surprendre !

Mérite-t-il encor qu’on daigne le défendre ?

Mais comment jusqu’ici Timophane à nos yeux

Avait-il pu cacher un cœur ambitieux ?

ISMÉNIE.

Ah ! connais tous nos maux : lorsque dans cette ville

Le Souverain d’Argos vint chercher un asile,

Que sa fille éplorée accompagnait ses pas,

Songe de quelle ardeur volant dans les combats,

Timophane attendri, sensible à la disgrâce,

Contre ses ennemis déployait son audace,

Comme à tous les périls il s’exposait pour lui :

L’on n’est pas si touché de l’intérêt d’autrui.

L’homme a bien rarement cette vertu suprême

En servant l’opprimé, de s’oublier lui-même.

Éronime est aimable, et mon fils l’adorait.

Icétas trop instruit de ce penchant secret,

Crut voir dans cet amour et dans cette alliance

L’heureuse occasion d’augmenter sa puissance.

« Oui, lui dit-il alors, oui, ma fille est à vous,

« Mais il faut être Roi pour être son époux.

« Si vous avez bien pu me rendre un diadème ;

« Si je règne par vous, osez régner vous-même.

Peut-être à ces discours mon fils eût résisté :

Mais l’Amour commandait, seul il fut écoute.

Icétas dans Argos apaisant les alarmes,

Laisse Éronime ici loin du fracas des armes.

Elle n’attend enfin que l’instant fortune

De suivre à nos Autels son amant couronné :

Ce coupable traité n’éclate point encore ;

Seule j’en suis instruite, et le peuple l’ignore.

D’Éronime en ces lieux le séjour prolongé,

Le cœur de Timophane en un moment changé,

Tous ses soins, tous ses pas décèlent sa tendresse.

Quel homme a su jamais déguiser sa faiblesse ?

Par ceux des citoyens dont il séduit la foi,

Timophane demain se fait proclamer Roi.

Peut-être ce sera le signal du carnage,

Et si Timoléon vers ce triste rivage,

Dans ces murs menacés ne presse son retour,

Je frémis des malheurs qu’on prépare en ce jour.

On dit que de nos lois embrassant la défense,

Avec nos citoyens, Sparte est d’intelligence.

Ce secours étranger peut-être est dangereux.

LÉOSTHÈNE.

Le danger d’être esclave est encor plus affreux.

Non, ne négligeons rien dans cet état funeste.

ISMÉNIE.

Je veux revoir mon fils, c’est l’espoir qui me reste,

Il n’est que faible, hélas ! et n’est point né cruel,

Mon fils n’était pas fait pour être criminel.

Je voudrais éclairer sa fatale imprudence,

Et des pleurs d’une mère essayer la puissance,

Je cherche le moment de le voir sans témoins.

LÉOSTHÈNE.

Allons, puisse le Ciel favoriser vos soins !

Mais si l’Amour le veut... Timophane s’avance

La foule des flatteurs qui le fuit et l’encense,

Le doit disposer mal à suivre vos avis.

ISMÉNIE.

Par ces objets encor tous mes sens sont aigris ;

Retirons-nous.

 

 

Scène II

 

ISMÉNIE, LÉOSTHÈNE, TIMOPHANE, TIMÉE, SUITE de Timophane

 

TIMOPHANE.

Eh quoi ! vous me fuyez, ma mère !

Pouvez-vous offenser un cœur qui vous révère,

Qui fut toujours à vous ?

ISMÉNIE.

Je vous crois. Votre cœur

Ne peut avoir sitôt démenti sa candeur.

Pour toutes les vertus, ce cœur est né sans doute.

Si Timophane, hélas ! en a quitté la route,

Un pouvoir étranger dont il devrait rougir...

Vous vous troublez !...Voici l’instant du repentir.

Un moment nous séduit, un moment nous éclaire.

Vous connaissez encor la voix de votre mère,

Vous m’avez entendue... Eh ! bien, j’éprouverai

Si votre égarement peut être réparé ;

J’ose au moins espérer que ma triste Patrie

Par mon fils à mes yeux ne sera point trahie ;

Que vous n’en croirez point des conseils dangereux.

Oui, vous avez le temps d’être encor vertueux.

Cette heure qui vous reste est précieuse et chère :

Mon fils, avant d’aimer, vous aviez une mère,

Ah ! n’en auriez-vous plus !... Adieu.

 

 

Scène III

 

TIMOPHANE, TIMEÉ, SUITE

 

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

Que sa vertu

Trouble en secret mon cœur, hélas ! trop combattu !

Eh quoi ! de tous côtés des chagrins, des alarmes !

Et pourquoi mon bonheur fait-il verser des larmes ?

Ô ma mère ! est-ce à toi de me persécuter ?

Pourrais-tu me haïr ! peux-tu me redouter ?

Crois-tu, si je suis Roi, que mon pouvoir t’opprime ?

Ah ! cet affreux projet ferait mon premier crime...

À sa Suite.

Je n’en ai point commis. Allez, je puis du moins

Attendre tout de vous, et compter sur vos soins.

Si de votre amitié j’ai mérité le zèle,

Vous allez m’en donner une preuve nouvelle.

Je régnerai par vous. Puissiez-vous, sous ma loi,

Vivre plus fortunés, plus tranquilles que moi !

Allez.

 

 

Scène IV

 

TIMOPHANE, TIMÉE

 

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

Ne les suis point ; demeure, cher Timée ;

Et rassure cette âme incertaine, alarmée.

As-tu vu les regards de haine et de courroux

Que le fier Léosthène osait lancer sur nous ?

Que je dois craindre, ami, le retour de mon frère !

Dans ses préventions ce citoyen sévère

De notre liberté chérit encor l’erreur.

TIMÉE.

L’éclat dont vous brillez pourra blesser son cœur.

TIMOPHANE.

Non, à Timoléon je dois plus de justice.

Ne crois pas que son âme à ce point s’avilisse.

Il est trop au-dessus d’un sentiment jaloux :

Il croira qu’en tyran je veux régner sur vous,

Que l’État avec lui va gémir sous un maître :

Contre un frère qui l’aime il va s’armer peut-être.

Je lui pardonne, hélas ! il est né citoyen ;

Son cœur ne connaît pas les intérêts du mien.

Il n’a jamais conçu cet invincible empire...

TIMÉE.

Si l’amour de l’État et l’anime et l’inspire,

Tout effroi dans son cœur doit être dissipé.

Tout ce peuple, à l’envi de vos vertus frappé,

Apportant à vos pieds l’hommage volontaire,

Que des enfants heureux viennent rendre à leur père,

Tout l’État rassemblé devant son bienfaiteur,

Vous offrant un pouvoir qui fera son bonheur,

Ces tributs mérités, ces respects unanimes

Sont votre récompense, et ne sont point vos crimes,

Timoléon lui seul osant vous accuser,

À tous nos citoyens voudra-t-il s’opposer ?

Voudra-t-il préférer au parti de son frère

Quelques Républicains dont l’âpre caractère

N’est pas fait pour goûter la douceur de vos lois,

Veut balancer un peuple, et combattre son choix ?

TIMOPHANE.

Écoute. Quand l’État me donne un diadème,

Quand sa voix aujourd’hui m’appelle au rang suprême,

Quand s’estimant heureux de vivre sous ma loi,

D’un Magistrat qu’il aime il veut faire son Roi,

J’ai le droit d’accepter ce présent respectable,

Et mon cœur en un mot ne se sent point coupable.

Mais ce cœur pour toi seul n’a point eu de secrets ;

Tu fais fi du pouvoir j’ai chéri les attraits

Si de l’ambition les erreurs orgueilleuses

M’ont jamais engagé dans ses routes trompeuses.

Je n’aurais point cherché cet honneur dangereux

De régir les mortels et de veiller pour eux,

De payer de mes soins leur vaine obéissance,

De vivre sous le joug de ma propre puissance,

Au milieu des travaux, des périls, des combats,

Pour d’aveugles humains toujours prêts d’être ingrats.

Un autre objet me touche, un autre espoir m’anime.

Je vais avec ce Trône obtenir Éronime.

Éronime est à moi, c’en est fait... Ah ! mon cœur

N’a qu’un seul sentiment, ne connait qu’un bonheur,

Je le cherchai longtemps, mon âme en fut avide.

Des titres, des honneurs j’ai senti tout le vide.

J’ai vécu tristement et seul et sans appui :

L’homme, il n’est que trop vrai, n’est point heureux par lui.

Dans nos ennuis cruels, dans nos douleurs extrêmes,

Hélas ! à chaque instant accablés de nous-mêmes,

Las, détrompés de tout, et désirant toujours,

Pouvons-nous porter seuls le fardeau de nos jours ?

Il nous faut un objet où notre âme asservie

Retrouve à tout moment le charme de la vie,

Un attrait plus aimable et des liens plus doux,

Que nous puissions placer entre le sort et nous

Qui dans cette union et si pure et si chère,

Nous fasse de l’aimer un bonheur nécessaire.

Voilà mes sentiments, et voilà mon espoir.

Mais quand j’ai recherché le souverain pouvoir

Qui devait à mes veux assurer Éronime,

Je ne suis point entré dans les chemins du crime.

Chéri de mes égaux devenus mes Sujets

Je règnerai sur eux par le droit des bienfaits.

TIMÉE.

Qui peut donc vous troubler ? Et quels secrets orages

Sur des jours si brillants répandent des nuages ?

Quoi ! de Sparte aujourd’hui craignez-vous les projets ?

On dit que dans nos murs ses envoyés secrets

De nos Républicains ont excité l’audace.

TIMOPHANE.

Je hais Lacédémone, et brave sa menace.

Je m’afflige, il est vrai, de voir des citoyens

Refuser leur suffrage à ce rang que j’obtiens.

Je voudrais écarter la discorde et la guerre.

Mais je ne puis penser sans frémir de colère

Que l’altier habitant des bords de l’Eurotas

Ose juger la Grèce, et régler nos États.

Je suis prêt à voler aux combats qu’il prépare.

Du sang des citoyens je fus toujours avare ;

Je voudrais voir le sien épuisé par mes coups ;

Et l’orgueil Spartiate irrite mon courroux.

Mais ce qui dans mon cœur porte le plus d’alarmes,

C’est ma mère, je crains ses douleurs et ses larmes.

Elle a trop pénétré mes sentiments secrets,

Et condamné mes feux autant que mes projets.

Ses discours m’ont tantôt reproché ma faiblesse :

L’Amour, si je l’en crois, me dégrade et m’abaisse.

Je dois sacrifier mon bonheur et mes vœux.

Quoi ! l’on veut me forcer à rougir d’être heureux !

Je le suis, je la vois.

 

 

Scène V

 

TIMOPHANE, ÉRONIME, TIMÉE

 

ÉRONIME.

Ah ! conçois-tu ma crainte ?

Léosthène est, dit-on, dans les murs de Corinthe.

Timoléon bientôt doit le suivre en ces lieux.

Ton règne et notre amour lui seront odieux.

Et ta mère avec lui...

TIMOPHANE.

Leur espérance est vaine.

Ils tenteraient en vain de briser notre chaîne.

Ô ma chère Éronime ! il est venu ce jour,

Ce jour tant désiré qu’attendait notre amour.

Tu règnes sur Corinthe, ainsi que sur moi-même.

C’est moi qui sur ton front place le diadème,

Et dans le même instant au pied de nos Autels,

Nous ferons enchaînés par des nœuds éternels.

Éronime, demain le peuple me couronne.

Ah ! ce titre brillant, ce sceptre qu’il me donne,

Si tu n’y joins ta main, que serait-il pour moi ?

J’en étais peu jaloux : je l’ai voulu pour toi.

ÉRONIME.

Tu connais Éronime, et tu sais si mon âme

Est digne de la tienne, et brûle de ta flamme.

Ce rang où mes regard te verront élevé

Aux vertus d’un héros sans doute est réservé.

Par son propre penchant Éronime entraînée,

Eût oublié pour toi le sang dont elle est née ;

Et partageant tes feux sans te demander rien,

N’eût voulu que ton cœur qu’elle eût payé du sien.

Mais tu connais assez l’orgueil du diadème.

Il fallait obéir à cet ordre suprême,

À la loi que mon père imposa malgré moi.

Enfin, de mon amant l’Amour a fait un Roi.

Je puis m’en applaudir : on m’a dit que ta mère

Répondant à tes soins par un accueil sévère,

S’est tantôt dérobée à tes embrassements ;

Qu’elle blâme en secret nos nœuds, nos sentiments.

Mais du titre où j’aspire elle est en vain jalouse ;

Je veux, quand je serai sa fille et ton épouse,

Par mes soins, mes respects, je veux la désarmer ;

À force de vertus je veux m’en faire aimer,

Et détruisant enfin une erreur qui me blesse,

La voir entre nous deux partager sa tendresse.

TIMOPHANE.

Oui,, tu dois l’espérer, tu la verras un jour

Te connaître, t’aimer ; et bénir notre amour.

Oui, tu n’en peux douter ; oui, ma mère est sensible ;

Et quelle âme avec toi peut rester inflexible !

Cesse de rappeler en des moments si doux

Les obstacles qu’en vain l’on élève entre nous.

Laisse-moi m’occuper de toi, de ma tendresse,

Du bonheur de te voir, de t’adorer sans cesse,

De l’instant qui s’approche et va t’unir à moi,

Et du plaisir si pur d’avoir tout fait pour toi.

Ah ! si ces cœurs cruels dont la rudesse austère

Insulte à ce penchant si tendre et si sincère,

Connaissaient ces vertus qui fixèrent mon choix

S’ils lisaient dans ton cœur, s’ils entendaient ta voix

Je les verrais honteux de leur erreur extrême,

S’étonner comme moi de ton pouvoir suprême,

Demeurer devant toi, confus, humiliés,

Et me justifier en tombant à tes pieds.

ÉRONIME.

Ah ! garde-toi du moins de leur haine obstinée

Qui s’irrite et frémit de se voir enchaînée,

Qui croît dans le silence et prépare ses traits ;

Hélas ! il est des cœurs qu’on n’adoucit jamais.

Crains leurs complots obscurs et leur sourde menace.

Le retour de ton frère enhardit leur audace.

Les Dieux mêmes, les Dieux confirmant mes frayeurs,

Semblent à notre amour annoncer des malheurs.

De présages affreux mon âme est consternée.

Je les rappelle encore : aux Autels d’Hyménée

Je croyais cette nuit m’avancer sur tes pas.

La foudre a retenti : ses horribles éclats

Ont ébranlé le Temple, ont fait trembler la terre ;

Les crêpes de la nuit ont voilé la lumière.

À travers mille cris confus et menaçants,

J’ai distingué ta voix et tes gémissements.

Le jour a reparu... Dieux ! mon âme glacée

Voit encor cette image à mes sens retracée.

J’ai vu sur les débris de l’Autel dispersé,

De cent coups de poignard j’ai vu ton corps percé.

Ton frère à tes côtés, dans une horreur tranquille,

Le glaive dans la main, paraissait immobile ;

Et moi, l’œil égaré, dans mon saisissement,

Je demeurais sans voix, sans aucun sentiment.

Je pleurais ; une main invisible et pressante

Dans tes bras tout sanglants me renverse expirante,

Et dans le même temps me reprochant ton sort,

Ta mère m’accablait des horreurs de ta mort.

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

Va, dans ces vains objets dont tu crains le prestige ;

L’effroi qu’ils t’ont causé seul me trouble et m’afflige ;

Tu dois le dissiper : trompé par les terreurs,

L’Amour se fait des maux de ses propres erreurs ;

Espère mieux du fort, que ton cœur plus tranquille...

 

 

Scène VI

 

TIMOPHANE, ÉRONIME, TIMÉE

 

TIMÉE.

Seigneur, du haut des tours qui défendent la ville,

On voit de Sparte au loin flotter les étendards.

Déjà vos ennemis osent dans ces remparts

Faire entendre leur voix et parler de vengeance.

Sparte, n’en doutez pas, vient prendre leur défense.

De concert avec elle, et les vents et les eaux,

Cette nuit sur nos bords ont porté ses vaisseaux.

Échappés aux écueils qui bordent cette plage,

Ses nombreux bataillons ont couvert le rivage.

TIMOPHANE.

Ah ! puissé-je du moins n’avoir à surmonter

Que ces fiers ennemis que je puis détester.

À Timée.

Au peuple obéissant, va, fais prendre les armes.

Intimide l’audace, apaise les alarmes.

Avant que de marcher à ces Républicains,

Il nous faut dans ces murs assurer nos destins.

Rassemble nos guerriers, et surtout près des portes

Fais veiller avec soin nos plus braves cohortes.

À Éronime.

Va, vole, je te suis. Il faut nous séparer.

Adieu. Pour être à toi je vais tout préparer.

 

 

ACΤΕ II

 

 

Scène première

 

LÉOSTHÉNE, CRATÈS

 

LÉOSTHÈNE.

Viens, suis-moi, cher Cratès.

CRATÈS.

Quoi ! sous ces murs profanes,

Séjour jadis sacré de nos premiers Prytanes,

Léosthène ose-t-il conduire un citoyen ?

Ton danger dans ces lieux doit être égal au mien.

C’est le palais du crime et de la tyrannie.

LÉOSTHÈNE.

L’accès m’en est ouvert par les soins d’Isménie.

Je viens de lui parler, mon zèle et mes avis

Consolaient sa vertu qui pleure sur un fils.

Mais toi dont je connais l’âme fière et hardie,

Tu ne te bornes pas à pleurer la Patrie ;

Et tes amis et toi sont faits pour la venger.

Instruis-moi des périls que je veux partager.

Si de notre amitié tu te souviens encore,

Apprends-moi quels projets en ces lieux vont éclore.

Va, mon cœur en est digne, et mon sang est à vous.

CRATÈS.

Léosthène ! ah ! pourquoi faut-il que loin de nous

Timoléon portant son courage et la guerre,

Nous prive d’un secours, hélas ! si nécessaire.

Son absence fatale a fait notre malheur.

Nous avons respecté dans ce fier oppresseur

Le sang de ce héros ficher à la Patrie,

Nous n’avons pas osé décider de sa vie.

Nous attendions toujours en ce pressant danger

Qu’entre un frère et l’État lui-même il vînt juger.

Il a fallu bannir un espoir inutile.

Sans doute jusqu’à lui sur les mers de Sicile

Nos avis et nos vœux ne sont point parvenus.

Par ces délais encor nos périls sont accrus.

Enfin Sparte nous offre une prompte vengeance.

Pour briser notre chaîne elle arme sa puissance.

Ces peuples nés jaloux des droits Républicains,

Se chargent aujourd’hui du soin de nos destins.

Ils viennent ; cette nuit nous leur ouvrons nos portes.

De Timophane alors surprenant les cohortes,

Dans son sang criminel notre bras indigné

Saura laver l’affront de l’avoir épargné.

Tu frémis !... Ce projet étonne ton courage !

LÉOSTHÈNE.

Non, vous servez l’État ; et mon devoir m’engage

À m’unir avec vous dans vos justes desseins,

Ah ! c’est Timoléon, c’est lui seul que je plains.

Hélas ! de tant d’exploits quelle est la récompense !

Il va revoir ces murs après trois ans d’absence ;

Et ne retrouvera dans ce triste palais

Que le sang de son frère et surtout ses forfaits.

Et toi qui le chéris, toi plus à plaindre encore,

Victime des forfaits que ta vertu déplore,

Respectable Isménie, ah ! parmi tant d’horreurs

Seras tu condamnée à vieillir dans les pleurs ?

Ta tendresse à ce point sera-t-elle trompée ?

Mais de quel bruit confus mon oreille est frappée !

Sous ce portique au loin je vois de tous côtés,

Je vois nos citoyens l’un sur l’autre portés.

On approche, et mes yeux... Dieux ! quel bonheur extrême !

Oui, c’est Timoléon, cher ami ; c’est lui-même.

 

 

Scène II

 

CRATÈS,LÉOSTHÈNE,TIMOLÉON, TIMÉE, SÉNATEURS de la suite de Timoléon

 

TIMÉE.

Timophane en ces lieux va bientôt vous revoir.

Retenu quelque temps par un autre devoir,

Votre frère...

TIMOLÉON.

Timée, épargnez ma misère.

Parlez de Timophane et non pas de mon frère ;

Ce nom n’est plus pour moi qu’un opprobre éternel,

Je le verrai trop tôt, puisqu’il est criminel.

Allez.

Il sort.

 

 

Scène III

 

TIMOLÉON, CRATÈS, LÉOSTHÈNE, SÉNATEURS

 

TIMOLÉON.

Qu’ai-je entendu ? Que m’a dit Isménie ? 

À quel prix je revois ma mère et ma Patrie !

L’étranger insolent s’avance contre nous.

Le joug de l’esclavage est suspendu sur vous.

Voilà donc, justes Dieux ! les fruits de ma victoire.

Mon cœur peut-il goûter les présents de la gloire ?

Ah ! j’aurais dû finir mes jours trop avilis

Sous le fer des tyrans que mon bras a punis.

Que dis-je ? Dans mes maux quel vain transport m’égare !

La faiblesse en gémit, la vertu les répare.

Pour cet illustre effort les Dieux m’ont réservé ;

Rien n’est encor perdu, puisqu’ils m’ont conservé.

Mais vous, vous Sénateurs, dont l’âme incorruptible,

Sans doute n’eut point part à ce complot horrible,

Avez-vous donc pu voir avec tranquillité

Opprimer la Patrie et votre liberté ?

Quel était votre espoir ? Répondez, Polismène,

Vous, Cratès, Phocion, et vous, braye Éroxène ;

Vous n’avez pas osé punir ces attentats !

Quels liens ou quels Dieux ont enchaîné vos bras ?

CRATÈS.

Vous seul dans notre main suspendiez la vengeance,

Nous devions ces égards et cette déférence

Aux vertus d’un Héros, à vous, à vos bienfaits.

Votre cœur eût senti l’atteinte de nos traits ;

Et nous aurions voulu détourner cette atteinte,

Sauver en même temps votre frère et Corinthe.

C’est à vous d’ordonner du fort de tous les deux ;

Et nous attendions tout de vous seul et des Dieux.

TIMOLÉON.

Quoi ! déjà sous vos yeux le crime se consomme ;

Et pour sauver l’État vous attendez un homme !

Quoi ! sans Timoléon vous acceptiez des fers !

CRATÈS.

Nous allions prévenir un si honteux revers.

Nous ne pouvions plus rien sur ce peuple frivole,

Épris de les erreurs, charmé de son idole.

Rien n’égale l’excès de son abaissement ;

Il brigue l’esclavage avec emportement.

De ces vils citoyens la foule réunie

Contre notre vertu servait la tyrannie.

L’attaquer sans espoir et livrer le combat

C’était mourir pour nous et non pas pour l’État,

Il fallait s’appuyer d’une force étrangère.

Sparte s’offrait à nous ; cette ville si fière

A recherché l’honneur de maintenir nos droits.

Cette nuit ses guerriers, protecteurs de nos lois,

Introduits par nos soins dans Corinthe étonnée

En nos mains du tyran livrent la destinée.

La victoire est à nous.

TIMOLÉON.

Ô projets abhorrés !

Tous les cœurs aujourd’hui sont-ils donc égarés ?

Citoyens insensés ! ô ciel ! qu’alliez-vous faire ?

Vous-mêmes dans vos murs vous appelez la guerre !

Vous courez au-devant d’un perfide étranger ;

Et vous armez le bras qui veut vous égorger !

Vous mettez dans la main par vous seuls enhardie,

Les feux dont il allait embraser ma patrie !

Vous croyez qu’il vous sert ! Sénateurs imprudents !

Ne connaissez vous plus ces superbes tyrans ?

Avez-vous oublié l’esclavage d’Athènes ?

N’est-ce plus cette Sparte implacable et hautaine,

Qui veut être des Grecs la terreur ou l’appui,

Être libre chez elle, et régner chez autrui,

Qui trompe et qui combat, qui joint la politique

À la férocité de l’orgueil despotique

Ah ! vous devez la craindre ; elle doit vous haïr.

Et quand Sparte en effet eût voulu vous servir

N’avez vous pas rougi qu’une main étrangère,

Déshonorant les dons qu’elle pouvait nous faire,

Décidât vos destins, vous imposât la loi ?

Quand on veut être libre, il faut l’être par foi.

Ô honte inattendue ! ô Corinthe ! ô Patrie !

Par ce dernier affront plus que jamais flétrie !

Quel est donc ton destin, quand tes propres enfants

Déjà pour leurs vengeurs vont choisir des tyrans !

CRATÈS.

Eh ! bien, que pensez-vous, et que devons-nous faire ?

TIMOLÉON.

Abjurer un dessein funeste et téméraire,

Combattre un ennemi tout prêt à vous frapper,

Qui voulait à la fois vous perdre et vous tromper,

Ne redouter que Sparte en ce péril extrême,

Vous joindre à Timophane, à ce peuple, à moi-même ;

Pour chasser l’étranger qui feint de vous servir,

Et qui creusait le piège où vous alliez courir.

CRATÈS.

Mais quand de Timophane assurant la victoire,

Nous aurons augmenté la puissance et sa gloire,

Pourrons-nous renverser ce nouvel ennemi,

Dans un rang usurpé par nos mains affermi ?

TIMOLÉON.

Quelle indigne frayeur dans des cœurs aussi braves !

Quand je suis avec vous, vous craignez d’être esclaves !

Pensez-vous qu’aux Tyrans mon cœur sache obéir ?

Ai-je appris à les vaincre afin de les servir ?

Et si j’ai pu m’armer pour venger la Sicile,

Serai-je dans ma cause insensible et tranquille ?

Ah ! je ne crains ici ni pour vous, ni pour moi...

Et mes concitoyens n’ont point encor de Roi.

Ils ont un Défenseur... Vous pourrez le connaître.

Mais des moyens plus doux nous sauveront peut-être.

Oui ; je crois que les Dieux adoucis en ce jour

Attachaient vos destins à mon heureux retour.

Hélas ! j’eusse arrêté la main qui vous opprime ;

Mon frère, fous mes yeux aurait rougi du crime.

Mais j’espère du moins, j’espère que ma voix,

Du devoir, de l’honneur lui retraçant les lois,

Sur son cœur aveuglé reprendra quelque empire.

Quel que soit aujourd’hui son funeste délire,

Sous le joug des forfaits il n’est point abattu,

Et puisqu’il est mon frère, il connaît la vertu.

Dieux qui nous la donnez, Dieux dont elle est l’ouvrage,

Vous qui la chérissez, prêtez-moi son langage ;

Éclairez Timophane, et faites que son cœur

Puisse à la fois connaître et vaincre son erreur.

Mais je le vois.

 

 

Scène IV

 

TIMOLÉON, CRATÈS, LÉOSTHÈNE, TIMOPHANE, TIMÉE, SÉNATEURS

 

TIMOPHANE.

Eh ! bien, votre triomphe illustre,

À vous, à cet État assure un nouveau lustre.

Nous partageons le prix de vos brillants travaux ;

Et je revois mon frère et j’embrasse un Héros.

Ah ! croyez que mon cœur, sensible à votre gloire,

A, du moins par ses vœux, eu part à la victoire ;

Et que digne en tout temps d’un frère tel que vous

J’en suis enorgueilli sans en être jaloux.

TIMOLÉON.

Ah ! ne soyez jaloux que d’aimer la Patrie ;

Je me reproche hélas ! les instants de ma vie

Que, loin de ses regards, des exploits imprudents

À mon premier devoir ont dérobés longtemps,

Mais je puis réparer ma faute et mon absence ;

Je puis de Sparte encor réprimer l’insolence.

Déployés dans nos champs, ses nombreux étendards

Osent, mais vainement, menacer nos remparts.

Corinthe combattra l’ennemi qu’elle abhorre.

On dit qu’il en est un plus dangereux encore.

J’espère l’oublier : des projets insensés,

Quand je vous ai revu, doivent être effacés,

Et ce Ciel qui par moi vous parle et vous éclaire ;

Enseigne à pardonner une erreur passagère.

Songeons à la Patrie, à son pressant danger,

Défendons-la des mains de l’avide étranger.

Puissiez-vous aujourd’hui, plus juste et plus fidèle

Apprendre à la chérir en combattant pour elle ?

Ces braves citoyens avec moi réunis,

Vont marcher sur nos pas contre nos ennemis.

Ma voix seule pour vous, vient d’armer leur vaillance.

TIMOPHANE.

Je dois trop...

TIMOLÉON.

Suspendez votre reconnaissance.

J’espère dans ces Dieux, les maîtres de nos cœurs ;

Et vous me connaîtrez quand nous serons vainqueurs.

Aux Sénateurs.

Adieu. Vous, suivez-moi.

 

 

Scène V

 

TIMOPHANE, TIMÉE

 

TIMOPHANE.

Quel superbe langage !

Que prétend-il me dire ? Il me sert, il m’outrage.

Pense-t-il m’imposer d’un mot ou d’un coup d’œil ?

Mon cœur n’obéit point aux ordres de l’orgueil.

Ce cœur soumis aux lois qu’il a voulu se faire,

Rejette avec horreur un joug involontaire.

J’aime Timoléon, je le veux, je le dois.

Mais s’il m’ose braver, il me rend tous mes droits.

Viens, il est temps...

 

 

Scène VI

 

ÉRONIME, TIMOPHANE, TIMÉE

 

ÉRONIME.

Eh ! bien, tu viens de voir ton frère.

Parle, rassure-moi ; que faut-il que j’espère ?

Tu ne me réponds rien : ton front triste et baissé

Est couvert des ennuis de ton cour oppressé.

De ces nouveaux chagrins ton frère est-il la cause ?

Ah ! je sens tous les maux où notre amour t’expose.

Je dois t’en aimer plus : tu les souffres pour moi.

Timoléon s’est-il déclaré contre toi ?

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

Non ; son bras même ici s’arme pour nous défendre.

Mais s’il faut s’expliquer ce qu’il m’a fait entendre,

Ne nous attendons pas qu’il puisse consentir

À me voir dans un rang que son cœur doit haïr.

La rupture entre nous paraît inévitable.

Quoi ! tout ce qui m’est cher me poursuit et m’accable !

ÉRONIME.

Par ton abattement je.conçois nos malheurs.

J’en prévois de plus grands... Pardonne à mes frayeurs.

Tout alarme l’Amour : peut-être dans ton âme

Tant d’obstacles divers qu’on oppose à ta flamme,

Éteindront à la fin cette ardeur d’être à moi,

Cet espoir qui toujours semble fuir loin de toi.

Je vois tous tes combats : les plaintes de ta mère,

Des esprits soulevés, l’ascendant de ton frère,

Mêlent à nos liens l’amertume et l’horreur ;

Et je n’ai rien pour moi que l’Amour et ton cœur.

TIMOPHANE.

Ah ! crois que c’est assez. : va, ce soupçon m’outrage.

Avec plus d’ennemis j’aurai plus de courage.

Ce cœur digne du tien et non moins généreux,

Pouvant t’immoler tout, en sera plus heureux.

ÉRONIME.

Ah ! tu me rends l’espoir : oui, ta noble assurance

Me répond des desseins dont j’ai craint l’inconstance.

Oui, tel est le pouvoir que l’amour a sur moi,

Je n’espère, ne crains, ne vois rien que par toi.

Et dans ces murs enfin que peut-on entreprendre

Tout briguerait ici l’honneur de te défendre.

Estimé du Sénat, et du Peuple adoré,

Partout de leur amour tu marches entouré.

Je vois dans tous les cœurs le penchant qui m’en traîne :

Est-ce donc près de toi qu’on peut sentir la haine ?

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

J’embrasse avec transport ces présages heureux.

Ta voix m’est un garant de la faveur des Dieux.

Mais on m’attend sans doute, et pleins d’impatience,

Nos Guerriers de leur Chef demandent la présence.

Je vais du Spartiate humilier l’orgueil.

Nos champs, qu’il ravageait, vont être son cercueil,

Il faut combattre ; allons.

ÉRONIME.

Dans l’ardeur qui t’anime,

Veille au moins sur des jours pour qui tremble Éronime.

Songe que nos destins dépendent de ce jour,

Et même en combattant songe encore à l’amour.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

TIMOLÉON, TIMOPHANE, SOLDATS

 

TIMOPHANE.

Oui, ce jour qui nous fauve a comblé votre gloire.

Il est de vos destins d’enchaîner la victoire.

Sur les bords étonnés l’orgueilleux Eurotas

Reverra ses guerriers vaincus par notre bras ;

Et le vôtre illustré par un nouveau trophée

A triomphé dans l’Isthme, ainsi que sur l’Alphée.

Corinthe vous doit tout, et je vous dois des jours

Du fer de l’ennemi sauvés par vos secours :

Je m’en fais un bonheur, et désormais ma vie

Appartient à mon frère autant qu’à ma Patrie.

TIMOLÉON.

Je m’en vais l’éprouver.

Aux Soldats.

Allez, et laissez-nous.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

TIMOLÉON, TIMOPHANE

 

TIMOLÉON.

Écoutez. Quand mon bras a combattu pour vous,

Quand j’ai servi l’État, je n’ai pas cru sans doute

Au pouvoir des Tyrans vous frayer une route.

J’ai su tous vos desseins ; j’en ai senti l’horreur ;

Mais j’ai vu des vertus au fond de votre cœur.

Je m’en souviens toujours ; et l’exemple d’un frère,

Sa générosité, son procédé sincère,

Doivent vous ramener des sentiers de l’erreur

À l’amour du devoir qui seul mène au bonheur.

Pourriez-vous abuser de l’ivresse imprudente,

Des transports passagers d’une foule inconstante,

Qui se lasse des lois, et peut-être demain

Détestera son Roi couronné par sa main ?

L’État doit-il changer au gré de son caprice ?

Ah ! si vous respectez la loi de la Justice,

Songez à ces mortels, sages et révérés,

Soutiens de cet État, par vous-même honorés :

Citoyens vertueux, guerriers encor plus braves,

Croyez-vous qu’ils soient nés pour être vos esclaves ?

Je ne rappelle point à votre souvenir

Les dangers d’un projet qu’ils ont droit de punir.

La terreur est un frein pour une âme vulgaire :

Je parle de vertu, quand je parle à mon frère.

J’écarte même encore un motif plus pressant ;

Les devoirs si sacrés d’un cœur reconnaissant.

N’en consultez qu’un seul, le devoir d’être juste.

Ah ! soyez citoyen, aimez ce titre auguste ;

Et si vous en avez dégradé la splendeur,

Sachez vous repentir ; voilà votre grandeur.

TIMOPHANE.

Le repentir n’est point où ne fut point le crime.

Des hommes rassemblés le suffrage unanime

Est un droit pour régner, le plus sacré de tous ;

C’est le mien ; et s’il est aujourd’hui parmi vous

Des esprits obstinés de qui l’orgueil aspire

À garder un pouvoir que le mien va détruire,

Ce n’est pas eux du moins que j’ai dû consulter :

Ils peuvent me haïr et non m’épouvanter.

J’en appelle à vous-même, à votre expérience.

Croyez-moi ; les humains, jouets de l’inconstance,

Abusant de leurs droits et de la liberté,

Ne peuvent pas longtemps souffrir l’égalité.

Ce Peuple veut un Maître, il est las d’être libre.

Quand le temps a détruit cet heureux équilibre

Qui fixe au même but les divers intérêts,

L’esprit Républicain est éteint pour jamais.

Ce moment est venu : je l’ai hâté peut-être.

J’ai disposé ce Peuple à désirer un Maître.

Mais j’ose m’applaudir d’être grand à ses yeux ;

Tout mon art avec lui fut d’être vertueux.

Quoi ! me défendez-vous cet honneur où j’aspire,

De voir tous ces mortels, heureux sous mon empire,

Prodiguer à leur Roi les titres les plus doux ?

Quoi ? ce désir si noble est-il vil devant vous ?

Ne m’est-il pas permis de prétendre à la gloire

Qui des Rois adorés consacre la mémoire ?

Ce fort est-il indigne ou de vous ou de moi ?

Je fus bon citoyen : je serai meilleur Roi.

TIMOLÉON.

Osez-vous affecter, tout cet orgueil sublime,

Quand je fais quel espoir vous guide et vous anime ?

Pensez-vous me tromper ? ou ce cœur généreux

Craint-il de m’avouer la faiblesse et ses feux ?

Ce cœur né pour régner, et que la gloire enflamme ;

Ce cœur, je le sais trop, fait tout pour une femme.

Au prix de nos malheurs Éronime est à vous,

Et les enfants des Rois vont dominer sur nous,

Ah ! cette seule idée irrite ma colère.

La pitié la retient... Timophane ! Ah ! mon frère !

Ah ! jeune homme insensé, quel est donc ton espoir ?

Quoi ! l’amour a sur toi cet indigne pouvoir !

Une femme en ton cœur est plus que la Patrie !

Hélas ! pour prévenir ta coupable furie,

Si je n’eusse écouté qu’un devoir rigoureux,

Quel était ton destin ? réponds-moi, malheureux.

Il semblait que le Ciel, que ta faiblesse offense,

Voulût prendre le soin de t’en punir d’avance,

Je n’avais qu’à livrer au fer des ennemis,

Tes jours alors du moins offerts à ton pays.

Mon cœur s’est révolté contre une loi si dure ;

Je n’ai pas un moment combattu la Nature.

Au milieu des périls j’ai volé sans effroi,

J’ai présenté ma tête entre la mort et toi.

Je ne m’en repens pas : toi, du moins, toi, mon frère,

Ne me préfère pas une femme étrangère.

Va, l’homme qui s’enchaîne est vil ou malheureux

Et le joug qu’on adore un jour devient affreux.

La vertu contre lui doit te prêter des armes...

Par ce nom si sacré, par ces premières larmes

Que mes sévères yeux répandent devant toi,

Par pitié pour l’État, pour toi-même et pour moi,

Et par ce même sang qui nous donna la vie,

Rends-moi mon frère, hélas ! et rends-moi ma Patrie,

Et ne m’expose pas au repentir affreux

D’avoir sauvé tes jours pour nous perdre tous deux.

TIMOPHANE.

Va, mon cœur ne fait pas résister à tes larmes.

J’en suis trop attendri : mais pourquoi ces alarmes ?

Que crains-tu pour l’État ? Quel est donc son danger ?

Quelles sont tes frayeurs ? et pourquoi t’affliger,

Si ce Peuple préfère à son indépendance,

De vivre dans le calme et dans l’obéissance ?

Son sort et mon pouvoir feront réglés par toi ;

Ici Timoléon régnera plus que moi.

Je sais trop respecter ton âge et tes lumières ;

Tes avis en tout temps me seront nécessaires.

Je ne déguise rien : je sens quelque plaisir

À couronner l’Amante à qui je dois m’unir.

L’Amour n’a point d’accès dans ton cœur inflexible ;

Le mien, je l’avouerai, le mien est plus sensible.

Oui ; je n’en rougis point, mes destins et mes jours

À cet objet si cher font soumis pour toujours ;

Tout me devient affreux, sans lui, sans sa tendresse.

Sans doute de l’amour méconnaissant l’ivresse,

Tu ne vois rien en lui qu’une frivole erreur ;

Mais l’erreur est pour l’homme, elle est son seul bonheur.

Ah ! la mienne, du moins, la mienne est innocente.

Vivre pour cet État, pour toi, pour mon amante,

Voilà tous mes devoirs, et voilà tous mes vœux ;

Le premier droit de l’homme est celui d’être heureux.

TIMOLÉON.

Le mien est de venger ma Patrie et moi-même.

Ainsi que ton forfait, ton délire est extrême.

C’en est trop...

 

 

Scène III

 

ISMÉNIE, TIMOLÉON, TIMOPHANE

 

TIMOLÉON.

Ah ! Madame,, ah ! ma mère, venez ;

Les Dieux, les Dieux cruels nous ont abandonnés.

Il n’a rien écouté, ni raison, ni prière.

Ne voyez plus en lui votre fils ni mon frère.

Mais celui qui vous reste est digne encor de vous.

Toi, si tu veux régner, porte tes premiers coups.

Frappe ou tremble.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

TIMOPHANE, ISMÉNIE

 

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

C’est vous, vous seule, que j’implore.

Vous qui savez me plaindre et qui m’aimez encore.

Ma mère, modérez son injuste courroux.

Ces débats malheureux étaient-ils faits pour nous ?

Et qu’ai-je fait, ô Ciel ! pour mériter sa haine ?

Pourquoi ? quelle puissance inflexible, inhumaine,

M’oblige à renoncer à ces liens sacrés,

Si puissants sur mon cour, si longtemps adorés ?

Hélas ! s’il ne fallait pour apaiser mon frère

Qu’abandonner ce rang, objet de sa colère,

Timophane aisément pourrait le désarmer.

Je peux mourir pour lui, mais non cesser d’aimer.

Je puis immoler tout, mais non pas Éronime,

Non pas ce sentiment si vrai, si légitime,

Le trésor de mes jours, l’aliment de mon cœur.

Hélas ! il ne sent pas mes feux et mon bonheur.

Il ne voit ne connait que son devoir austère.

Mais vous, ma mère, vous, plus tendre et moins sévère,

L’amour qui m’asservit vous est-il étranger ?

Concevez cet effort que l’on ose exiger.

Je pourrais de mon cœur, dont je n’ai plus l’empire.

Arracher cet objet pour qui seul je respire !

Non, ne l’espérez pas ; je le voudrais en vain.

Ah ! plutôt sans troubler mes veux ni mon destin,

Ah ! laissez ; sous les yeux d’une épouse adorée

S’embellir de mes jours l’innocente durée.

Daignez fléchir mon frère, et je puis en ce jour

Chérir également la Nature et l’amour.

ISMÉNIE.

Tu te flattes, mon fils, d’une espérance vaine.

Cet amour insensé qui t’aveugle et t’enchaîne,

Dérobe à tes regards les maux que je prévois,

Et qui vont t’accabler en retombant sur moi.

Tu n’en saurais douter, ton frère est inflexible.

Le rang où tu prétends à ses yeux est horrible,

Et nos Républicains pour t’arracher ce rang,

Pour t’arracher le jour, voudraient verser leur sang,

Vois l’avenir affreux qui pour toi se prépare.

Tu t’imposes la loi de devenir barbare.

Tu n’as point d’autre espoir, pour vivre, pour régner ;

Dans le sang de ton frère il faudra te baigner,

Il faut exterminer tous ceux dont le courage

Chérit la liberté, déteste l’esclavage.

Après ces premiers coups que ta main doit porter,

Dans ce chemin sanglant ne crois pas t’arrêter :

Sous le glaive et les fers la haine renaissante,

Tes craintes, tes périls, et la mort menaçante

Reproduiront encor de nouvelles horreurs ;

Tu seras effrayé de tes propres fureurs.

Les Peuples entourés du meurtre et des supplices,

Ces Peuples inconstants dont tu fais les délices,

Frémiront des malheurs qu’ils se font préparés,

Et maudiront tes jours par toi-même abhorrés,

Que dis-je ? cet objet de tant d’idolâtrie,

Qui commande à ton âme et règne sur ta vie,

Dans ton cœur revenu de ses premiers transports

Aigrira chaque jour le fiel de tes remords.

Tu lui reprocheras le sang de tes victimes,

Tes jours empoisonnés, tes tourments et tes crimes.

Tu viendras près de moi, du moins en ce moment

Porter ton désespoir et ton accablement.

Mais rappelés alors dans ton âme éperdue,

Tes forfaits, et mes maux retracés à ta vue,

Reviendront t’accabler de reproches cruels.

Et te repousseront de mes bras maternels.

TIMOPHANE.

Ah ! grands Dieux !

ISMÉNIE.

Tu frémis à cette affreuse image.

Va, je ne verrai point ces maux que je présage ;

Et mon trépas du moins préviendra tant d’horreurs,

Mon sort est décidé ; si tu règnes, je meurs.

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

Qui ? vous ! Ô Ciel !

ISMÉNIE.

Mon fils, ton cœur n’est point farouche,

Si le soin de mes jours, si ma douleur te touche

Ose enfin préférer à l’amour ; à la loi,

Ce tendre cri du sang qui te parle pour moi.

Cette idole orgueilleuse, à tes désirs si chère,

Ne t’a point commandé d’assassiner ta mère.

Ce penchant dont je vois que ton cœur se remplit,

Doit céder par degrés au temps qui l’affaiblit.

Mais la Nature, seule immuable, immortelle,

Inspire un sentiment aussi durable qu’elle.

Ton cœur que j’ai forme me chérira toujours.

Mon fils, ne flétris point le reste de mes jours.

Épargne moi, mon fils, l’horreur insupportable

De mourir malheureuse en te laissant coupable.

Prends pitié de mes maux et de ta mère en pleurs.

Ah ! ton cœur est-il fait pour brayer mes douleurs ?

Je tombe à tes genoux...

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

Quel transport vous égare !

Vous à mes pieds. ! ô ! Ciel !

ISMÉNIE.

J’y resterai, barbare.

J’expirerai du moins en étendant mes bras

Vers mon fils révolté que je n’attendris pas.

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

Ah ! vous en triomphez... J’en mourrai ; mais n’importe,

Je ne résiste plus, et ma mère l’emporte.

Eh ! bien, il faut combler mon malheur et vos vœux,

Éloignez pour jamais, éloignez de mes yeux

Cet objet que j’immole et que toujours j’adore ;

Je ne réponds de rien, li je la vois encore.

Ah ! si vous avez cru me sauver à ce prix,

Vous vous trompez, hélas ! votre malheureux fils

Ne veut point aujourd’hui, pour finir sa misère,

Attenter à des jours qu’il consacre à la mère.

Mais ce cruel effort, mes regrets, ma douleur,

Ces nœuds que je déchire en déchirant mon cœur

Et cet accablement d’une âme qui succombe

Sous vos yeux par degrés me creuseront ma tombe.

Timophane, du moins, n’aura pu vous trahir ;

Et malheureux par vous, mourra sans vous haïr.

ISMÉNIE.

Le Ciel à tes vertus doit être plus propice.

Va, ne te repens point d’un si beau sacrifice,

Je sens tout ce qu’il coûte, et t’en admire plus.

Ne crois pas que pour toi tous les biens soient perdus.

Être chéri des tiens, jouir de ma tendresse,

Adoucir par tes soins le poids de ma vieillesse,

Tel doit être ton sort : est-il si malheureux ?

Va, ces plaisirs sont faits pour un cœur vertueux.

 Je vais faire presser un départ nécessaire,

Et bientôt loin de nous...

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

Non, demeurez, ma mère.

Ma mère, par pitié, ne m’abandonnez pas.

Ah ! laissez-moi pleurer et gémir dans vos bras.

Consolez votre fils, soutenez son courage,

De ma raison qui fuit rappelez-moi l’usage,

J’ai besoin de vous voir ; et je sens que mon cœur

Revole à des liens dont il fit son bonheur.

Ce cœur contre l’amour qui se plaint et murmure,

Cherche au moins un asile au sein de la Nature.

ISMÉNIE.

Attends tout de mes soins : c’est à moi désormais

De suffire à ton cœur, de lui rendre la paix :

Ce devoir m’est bien cher ; mais je ne veux point croire

Que mon fils, oubliant et mes pleurs et sa gloire,

Soit prêt à me trahir par un retour honteux,

Et s’il n’est près de moi, ne soit plus généreux.

Mon fils, contre toi-même éprouve ton courage.

Va, j’aime à me flatter que, plus juste et plus sage,

Timophane indigné d’avoir tant combattu,

Gardera les serments qu’il fait à la vertu.

Je te quitte un instant ; et je dois de ton frère

Prévenir les desseins, arrêter la colère.

Je reviens près de toi. 

 

 

Scène V

 

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ, seul

 

Qu’ai-je dit ? qu’ai-je fait ?

Est-ce une illusion ? Est-il vrai qu’en effet

Timophane ait promis d’oublier Éronime ?

Quel est donc ce devoir dont je suis la victime,

De s’arracher à soi, d’ordonner son malheur,

D’abjurer ses penchants et les droits de son cœur ?

Ma mère l’a voulu... Pardonne, chère Amante !

Je n’ai pu voir ma mère à mes pieds gémissante.

Elle voulait mourir... J’ai cédé, j’ai promis

Le bonheur, je le vois, ne nous est pas permis,

Je ne la verrai plus !... c’en est fait ! et je l’aime !

Qu’il est affreux ! ô Ciel ! de se vaincre soi-même !

Dieux ! que fait Éronime en ce fatal moment ?

Elle accuse... elle plaint peut-être son amant.

Elle sent que l’arrêt que j’ai porté contre elle

Doit accabler ce cœur qu’elle a connu fidèle.

Il s’assied.

Elle fait trop, hélas !... Je ne me soutiens plus.

Après ce grand effort tous mes sens abattus

Sont demeurés sans force, et mon âme affaiblie,

Dans l’excès de ses maux demeure ensevelie.

 

 

Scène VI

 

TIMOPHANE, TIMÉE

 

TIMÉE.

Quoi ! vous-même, Seigneur, démentez vos projets !

Ce départ dont j’ai vu les funestes apprêts,

C’est vous qui l’ordonnez ! vos amis, Éronime

Tous ceux qu’à vous servir un même zèle anime,

Sont aujourd’hui par vous trahis également !

Votre amante, tranquille en son accablement,

Veut cacher ses douleurs et paraître insensible.

Son désespoir muet en devient plus terrible.

La pâleur sur le front et les yeux égarés,

Elle quitte ces murs à jamais abhorrés,

Et je crains...

TIMOPHANE.

Elle fuit !... et va mourir peut-être.

À tant de cruauté puis-je me reconnaître ?

Ah ! c’est trop étouffer un sentiment vainqueur...

Dieux ! vous me pardonnez, si vous voyez mon, cœur.

Je ne souffrirai point cette fuite cruelle.

Volons, je veux régner, vivre, mourir pour elle.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

TIMOPHANE, ÉRONIME

 

TIMOPHANE.

Cessez de reprocher à ma douleur extrême

Ce crime d’un moment détesté par moi-même.

Jugez, jugez plutôt de mes tourments affreux,

Quand j’ai pu prononcer cet arrêt malheureux.

Concevez ces combats une âme qui s’abhorre,

Qui s’arrache à des nœuds qu’elle idolâtre encore

Qui promet de les rompre, et jure en même temps

De n’accomplir jamais ces horribles serments.

Tel était mon état ; et tandis que ma mère

Opposait à mes vœux le courroux de mon frère ;

Les feux de la discorde entre nous allumés,

Tous ces Républicains contre moi seul armés,

Ses frayeurs, sa tendresse ; et sa mort résolue ;

Tandis qu’elle ordonnait à mon âme éperdue,

Cet effort si fatal au bonheur de mes jours,

Je jurais, dans ses bras, de t’adorer toujours.

J’épanchais dans son sein tout l’amour qui m’anime

Je nommais, j’implorais, j’attestais Éronime ;

Et Timophane en pleurs, te conservant sa foi,

N’a rien promis enfin que de mourir pour toi.

ÉRONIME.

Je suis loin d’ajouter à l’horreur qui t’accable.

Si je t’eusse aimé moins, tu serais moins coupable.

Je te pardonne tout, en voyant ton amour.

Conçois par la douleur qui t’accable à ton tour,

Quel fut mon désespoir à cet ordre barbare,

Qui m’annonçait l’affront que cet instant répare.

Hélas ! As-tu prévu ce que j’allais souffrir ?

En songeant à mes maux, n’as-tu pas dû frémir ?

T’es-tu représenté ton amante trompée ;

Ton amante par toi d’un coup mortel frappée ?

Et tout prêt à former ce projet plein d’horreur,

L’image de ma mort n’a pas glacé con cœur !

Hélas ! j’allais mourir : c’était là ma vengeance.

Je ne me vante point d’une fausse constance.

Je voulais voir mon père à mes derniers moments ;

Je voulais expirer dans ses embrassements.

Heureuse encore, hélas ! si le Ciel, dans ton âme,

Effaçait, par ma mort, les traces de ta flamme ;

Trop heureuse, en perdant tous mes droits sur ton cœur,

Que mon trépas, du moins, assurât ton bonheur !

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

Il n’en est point pour moi, je n’en dois point prétendre,

Qu’en possédant ce cœur, si généreux, si tendre.

Ma mère, désormais, ne saurait m’ébranler :

Va, c’est en l’éclairant qu’on peut la consoler.

Je préviendrai les maux qui causent ses alarmes,

Et nos mains vont s’unir pour essuyer ses larmes.

J’entends du bruit : mon frère approche de ces lieux :

Mon cœur va se montrer tout entier à ses yeux.

Enfin voici l’instant de me faire connaître.

Laisse-nous : devant lui tu ne dois point paraître.

Éloigne-toi.

 

 

Scène II

 

TIMOPHANE, TIMOLÉON, CRATÈS, SÉNATEURS

 

TIMOLÉON.

L’état qui parle par ma voix,

Qui va reprendre enfin et son lustre et ses droits,

L’État qui ne doit rien au Citoyen fidèle,

Mais qui fait distinguer les vertus et le zèle,

Quand vous l’allez servir ; applaudit aujourd’hui

Au généreux dessein qui vous rend son appui ;

Et je puis ajouter...

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

C’en est assez, mon frère.

Durant quelques moments j’ai paru vous complaire :

J’ai réfléchi depuis sur mes vrais intérêts.

J’ai pesé vos raisons, j’ai pesé mes projets.

Rien ne peut me changer ; je suis inébranlable.

Mon pouvoir ; à vos yeux, doit être respectable.

Demain le peuple entier m’élève au rang des Rois.

Citoyen, c’est à vous de révérer son choix.

Ne vous opposez plus à ma grandeur prochaine ;

Je veux votre amitié, sans craindre votre haine.

Cette haine, qu’en vain j’ai voulu prévenir,

Peut affliger mon cœur, et non pas l’asservir.

Adieu.

 

 

Scène III

 

TIMOLÉON, CRATÈS, SÉNATEURS

 

CRATÈS.

Quoi ! c’est à vous que l’on tient ce langage !

Et vous souffrez...

TIMOLÉON.

Ami, laissons-là mon outrage.

C’est celui de l’État que nous devons venger.

Je vois tout mon malheur et tout votre danger.

Ah ! Dieux !

CRATÈS.

Vous gémissez ! Eh bien ! devons-nous croire

Que l’intérêt commun, le soin de votre gloire,

L’emportent dans ce cœur fidèle à son pays,

Sur les liens du sang que le crime a flétris.

Nous avons un Tyran : sa mort est nécessaire.

J’ose oublier ici que vous êtes son frère.

J’attends un grand effort d’un cœur si généreux.

Je parle devant vous comme devant les Dieux.

TIMOLÉON.

Oui, tu m’as vu frémir... tu dois assez comprendre

Que je l’ai condamné, puisque j’ai pu t’entendre.

Hélas ! en le frappant, tous vos traits, aujourd’hui,

Passeront par mon cœur pour arriver à lui.

Grands Dieux ! dont aujourd’hui la pitié favorable

Lui présentait, du moins, un trépas honorable,

Vous nous serviez tous deux : votre heureuse rigueur

Prévenait à la fois son crime et mon malheur.

Dieux ! m’avez-vous permis, dans vos décrets suprêmes,

De repousser des traits dirigés par vous-mêmes,

Pour me faire un devoir de plonger dans son sein

Le glaive de la mort détourné par ma main ?

Que dis-je ? en ce moment, vous m’éclairez peut-être.

Aux yeux de tout ce peuple, amis, je vais paraître.

Ô mes braves amis ! ne précipitez rien :

Ce Ciel qui m’a conduit, qui me doit son soutien,

Lui-même animera le zèle qui m’enflamme.

Parlons aux Citoyens, rappelons dans leur âme

La liberté, les lois, l’amour de mon pays,

Que, sans doute, un Tyran n’a point anéantis.

Joignez-vous à ma voix, chers amis que j’implore

Allons, et dans ces murs, s’il en est temps encore,

De mon coupable frère arrêtons les projets ;

Forçons-le, malgré lui, d’échapper aux forfaits.

Suivez-moi tous.

 

 

Scène IV

 

TIMOLÉON, ISMÉNIE, SÉNATÉURS

 

ISMÉNIE.

Demeure, et rassure ta mère.

L’amour a triomphe dans le cœur de ton frère ;

Il a tout oublié, je n’en attends plus rien :

Mais ton cour n’est pas fait pour imiter le sien.

Tu sauras plus que lui respecter la Nature,

Tu ne veux point aigrir mes maux et ma blessure.

Mon fils est criminel : mais peux-tu le haïr ?

C’est aux Dieux à juger, c’est aux Dieux à punir.

Timophane m’oppose une indigne tendresse :

Ta vertu m’épouvante autant que la faiblesse.

Quoi ! tu lèves au Ciel un front morne et troublé :

De quelque grand fardeau tu sembles accablé.

Ô mon fils !

TIMOLÉON.

Espérez ; mais plaignez-nous, ma mère,

Vous, d’avoir trop d’un fils ; et moi d’avoir un frère.

Adieu.

 

 

Scène V

 

ISMÉNIE, seule

 

Puisqu’il gémit, je dois trembler... Ô Ciel !

Qui de mes deux enfants est pour moi plus cruel ?

Vous, mes fils, vous, ingrats ! auteurs de ma misère !

Quoi ! c’est donc quelquefois un malheur d’être mère !

Je n’ai plus qu’un espoir : tu me l’as inspiré ;

Ciel ! conduis les projets de ce cœur égaré.

Je vais voir Éronime... Elle approche.

 

 

Scène VI

 

ISMÉNIE, ÉRONIME

 

ISMÉNIE.

Madame,

Je vais vous étonner : peut-être qu’en votre âme

Vous pensez avoir droit, surtout en ce moment,

De nourrir contre moi quelque ressentiment.

J’ai condamné l’hymen où Timophane aspire ;

J’ai voulu, dans son cœur, balancer votre empire.

Mes motifs, quels qu’ils soient, en rompant ces liens,

N’étaient pas, à vos yeux, aussi puissants qu’aux miens.

Mon intérêt, peut-être, a combattu le vôtre.

Il est temps aujourd’hui d’éclairer l’un par l’autre.

Quand les mêmes dangers s’assemblent contre nous,

Je viens vous implorer pour moi-même et pour vous.

ÉRONIME.

Jugez mieux de mon cœur : il méritait, peut-être,

Qu’avant de le blesser, on daignât le connaître.

Croyez, quelques soupçons que vous ayez conçus.

Qu’aimé de votre fils ce cœur a des vertus.

Achevez, et croyez que mon âme attendrie,

S’ouvre à tous vos chagrins et chérit Isménie.

ISMÉNIE.

Eh ! bien, apprenez donc vos malheurs et les miens.

Tremblez en préparant ces funestes liens.

Votre amant veut régner ; le Peuple le couronne.

Si ce n’est qu’à ce prix que votre main se donne,

Sachez que votre main n’est qu’un affreux présent,

Qu’elle approche la mort du cœur de votre amant,

Tous nos Républicains, les Sénateurs, son frère,

Lui jurent, dès ce jour, une éternelle guerre.

Entouré d’ennemis, entouré d’assassins,

C’est vous qui le livrez à leurs barbares mains.

Je ne vous donne point de frivoles alarmes,

Et ce n’est point à vous de soupçonner mes larmes.

Hélas ! vous entendez la douleur et les cris

De ce cœur maternel qui tremble pour un fils.

Ne vous obstinez point contre la destinée.

Corinthe avec horreur verrait cet hyménée.

Jamais le sang des Rois ne peut régner sur nous.

Timophane vous aime, il n’obéit qu’à vous ;

Vous seule vous pouvez l’arracher à vous-même.

C’est du moins un bonheur de sauver ce qu’on aime.

Il vivra par vos soins ; faites-vous cet effort.

Commandez à l’Amour, et commandez au Sort ;

J’ose attendre de vous un trait si magnanime

Et jugez si mon cœur estimait Éronime !

ÉRONIME.

Madame, pardonnez à mon saisissement :

Tant de coups si cruels portés en un moment ;

Ce jour, ce jour affreux qui vient frapper ma vue,

Qui luit avec horreur dans cette âme éperdue.

A jeté trop d’effroi dans mes sens interdits :

Voilà donc les revers que j’avais pressentis !

Il faudrait, renoncer à cette erreur si chère !

Il ne m’est pas permis de vous nommer ma mère !

Mais je saurai du moins retrouver dans mon cœur

La force nécessaire à l’instant du malheur :

Vous attendez de moi le plus grand sacrifice ;

Vous m’en croyez capable... et me rendez justice.

Le sort de votre fils m’est remis aujourd’hui...

Je ne vous réponds pas de mon pouvoir sur lui ;

Je vous réponds de moi... C’en est assez peut être.

Mais songez que ce cœur dont le mien fut le maître,

Que ce fils n’a que vous pour consoler ses jours.

Qu’il soit heureux par vous ; qu’il soit heureux toujours

C’est à vous c’est aux Dieux que mon amour confie

Le soin de son bonheur et le soin de sa vie.

Aimez ce fils... Hélas ! vous apprendrez de lui,

Quel était cet amour que j’immole aujourd’hui ;

S’il était généreux, digne enfin de vous plaire :

Vous vous plaindrez aux Dieux, de n’être point ma mère,

Adieu, Madame.

 

 

Scène VII

 

ISMÉNIE, seule

 

Ô Vous ! Dieux, longtemps ennemis

Épargnez ses vertus, et me rendez mon fils.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

TIMOLÉON, CRATÈS, SÉNATEURS

 

TIMOLÉON.

Vous le voyez, amis ; le ciel en sa colère

A résolu de perdre ou Corinthe ou mon frère.

Vainement j’ai parlé : vertueux autres

Ce peuple trop séduit à méconnu ma voix ;

Et des vrais citoyens qui restent dans Corinthe,

Ses cris impétueux ont étouffé la plainte.

Timophane, enivré de ses heureux succès,

D’un pouvoir odieux fait hâter les apprêts.

Un Trône est son ordre élevé dans la place ;

Il est prêt à saisir les fruits de son audace.

Mais tandis qu’occupé de ces coupables soins,

Il nous laisse en ces lieux rassemblés sans témoins,

Avant que de passer à des partis extrêmes,

Jugeons encor nos droits, nos projets, et nous-mêmes ;

Songeons à rendre compte aux lois, à l’équité,

À la Grèce, à nos Dieux, à la postérité.

CRATÈS.

Pouvons-nous balancer ? Il est vrai ; Timophane

Estimé parmi nous dans le rang de Prytane,

Annonça des vertus dignes d’un Souverain,

Il promet d’être juste, et je le crois enfin.

Mais quand il serait sûr qu’en ce degré suprême, 

Son cœur incorruptible et fidèle à lui-même

Échappera toujours à la contagion,

À l’abus du pouvoir, à la séduction ;

Songez-vous qu’après lui tout prêts à nous détruire,

Disputant à l’envi sa dépouille et l’Empire,

Cent Tyrans, dans ces murs livrés à leurs fureurs,

Nous préparent peut-être un siècle de malheurs ?

Voulez-vous donc qu’un jour ces peuples fiers et braves

Ne soient plus qu’un amas d’oppresseurs et d’esclaves ?

Nos enfants, nos neveux ne sont-ils rien pour nous ?

Vous entendrez leurs cris s’élever contre vous,

Ils vous reprocheront les maux de la Patrie :

« C’est vous, s’écrieront-ils, vous qui l’avez trahie.

« Si nous gémissons tous fous un joug abhorré,

« Par vos coupables mains ce joug fut préparé.

« Vous seuls avez jadis, démentant vos maximes ;

« Consacré l’esclavage, et couronné les crimes.

TIMOLÉON.

À ces motifs puissants, dont je suis pénétré,

J’en ajoute un, Cratès, pour nous non moins sacré.

Vous savez de quel prix est aux yeux de la Grèce

Ce nom, dans nos climats la première noblesse,

Ce grand nom d’homme libre, à qui tous nos Héros

Ont toujours consacré leur sang et leurs travaux.

Eh ! quelle honte, ô ciel ! pour nous, pour la Patrie,

Si jamais on voyait l’affreuse tyrannie

Nous courber fous son Trône, et nous donner la loi !

Eh quoi ! La Grèce est libre, et nous aurions un Roi !

Mais quels justes honneurs, quels immortels hommages,

Quelle gloire pour nous ! combien dans tous les âges

De notre liberté s’affermiront les droits !

Combien tous nos voisins respecteront nos lois,

Alors qu’ils apprendront, en frémissant peut-être,

Que pour avoir voulu devenir notre maître

Un citoyen fameux, de cent vertus orné,

Fut par son frère même à la mort condamné !

D’épouvante à ce mot, oui, mon âme est saisie.

Chers amis, vous sentez ce que je sacrifie :

Mais jugez de mon zèle, et de l’effort d’un cœur

Qui même en vous servant, peut sentir son malheur.

CRATÈS.

Vous chérissez l’État, c’est lui qui vous anime ;

Vous êtes son appui, vous êtes sa victime.

C’est le sort des Héros : les Dieux dans leur rigueur

Nous donnent des vertus qui font notre malheur.

Le temps presse, hâtons cette illustre entreprise

Qui doit sauver l’État, que le Ciel favorise.

Dispersés dans nos murs, et loin de ce palais,

Ses gardes dans ces lieux nous laissent plus d’accès.

Séparons-nous, amis ; il pourrait nous surprendre ;

Allons.

TIMOLÉON.

Je veux encor lui parler et l’entendre.

J’ai peu d’espoir, hélas !... mais j’aurai tout tenté.

Attendez le signal entre nous arrêté ;

Soyez près de ces lieux.

 

 

Scène II

 

TIMOLÉON, seul

 

Ce jour épouvantable,

Ce jour d’un grand effort qui m’élève et m’accable,

Sur moi de l’avenir va donc fixer les yeux !

Serai-je devant lui barbare ou généreux ?

L’esclave prosterné que traîne aux pieds d’un maître

Une crainte imbécile, et l’oubli de son être,

Frémira d’un devoir qu’il ne concevra pas ;

Le faible, de mon cœur rappelant les combats,

Effrayé de mes maux, ne saura que me plaindre ;

L’homme libre lui seul, pour qui rien n’est à craindre

Que la honte du crime et l’affront de servir,

Seul fait pour me juger, osera m’applaudir.

 

 

Scène III

 

TIMOLÉON, TIMOPHANE

 

La nuit se répand sur le Théâtre.

TIMOPHANE.

Eh bien ! quelle est enfin ta dernière espérance ?

Ta haine a-t-elle assez combattu ma puissance ?

Crois-tu pouvoir encor changer en ta faveur

Ce peuple, dont l’amour a fondé ma grandeur ?

Tu m’as vu l’emporter : c’est assez pour ma gloire.

Je n’ai plus d’ennemis quand j’obtiens la victoire,

Crois-moi, n’espère pas me porter d’autres coups.

Je viens de repousser les plus cruels de tous.

Éronime, cédant aux craintes de ma mère,

Étouffait une flamme à tous les deux si chère,

S’opposait à ses vœux, à ma félicité,

Et faisait nos malheurs par générosité.

Mais mon dernier triomphe enfin la rassurée,

Du bonheur qui m’attend son âme est enivrée.

C’est demain que le sort va combler tous nos vœux.

TIMOLÉON.

Le coupable se trompe en se croyant heureux.

Mon frère... écoute-moi. Ce moment est horrible.

Déjà le jour s’éteint ; la nuit, la nuit terrible

Qui couvre les forfaits, les voit aussi punir.

Songes-tu que les Dieux, qui semblent nous trahir,

Peut-être avant l’instant marqué pour ta puissance,

Auront déterminé l’instant de leur vengeance ?

Te dirai-je encor plus ? Je vais t’épouvanter.

De ce peuple pour toi l’amour vient d’éclater :

Eh bien ! dans ce jour même, armé pour la Patrie,

Si quelque citoyen pouvait t’ôter la vie,

S’il venait devant eux le bras ensanglanté,

Le glaive encor fumant, leur crier : liberté ;

Il verrait tout ce peuple à tes lois si fidèle,

En horreur pour ton nom changer tout ce grand zèle ;

Applaudir aux efforts de son libérateur,

Abhorrer le Tyran, et chérir le vengeur,

Et prompt à démentir ses frivoles hommages ;

Insulter à ta cendre, et briser tes images.

ΤΙΜΟΡΗΑΝΕ.

Sont-ce là tes projets ? Serais-tu ce vengeur ?

Ton cœur est-il jaloux de cet excès d’honneur ?

Enfin t’es-tu promis de détester ton frère,

De plonger dans mon sein une main meurtrière ?

Va, tu voudrais en vain m’inspirer cet effroi ;

Je ne serai jamais en garde contre toi.

Mon palais est le tien, et rien ne nous sépare,

Je croirai, malgré toi, que tu n’es point barbare ;

Et que Timoléon, si le ciel veut ma mort,

Tout citoyen qu’il est, pleurera sur mon fort.

Mais quel abattement se peint sur ton visage ?

Quel chagrin si pressant a vaincu ton courage ?

À part.

Sa douleur m’attendrit, il le faut éviter.

Adieu.

TIMOLÉON.

Tu veux me fuir ? Ah ! daigne m’écouter

Je ne demande plus à ton âme obstinée,

D’abjurer en un jour le Trône et l’hyménée ;

Mais diffère du moins cet hymen où tu cours.

Accorde à ma prière, accorde quelques jours.

Pourquoi presser ainsi cette pompe funeste ?

Hélas ! et que fais-tu si la bonté céleste

Sur tes vrais intérêts n’ouvrira point les yeux,

Peut-être mes avis sont les avis des Dieux,

Écoute-les.

TIMOPHANE.

Ces Dieux me feront favorables.

Tu connais mes desseins ; ils font irrévocables.

TIMOLÉON, s’éloignant de son frère.

Il faut donc suivre, ô ciel ! l’arrêt de ton courroux.

Il étend la main vers les Conjurés, et de l’autre s’enveloppe de son manteau, Cratès poignarde Timophane.

 

 

Scène IV

 

TIMOLÉON, TIMOPHANE, ISMÉNIÉ, CRATÈS

 

CRATÈS.

Meurs, Tyran.

ISMÉNIE, courant à son fils qui tombe dans ses bras.

Ciel !

TIMOPHANE.

Ma mère ! ils m’ont percé de coups !

Je meurs... Prenez soin de vos jours, prenez soin d’Éronime.

Je meurs.

ISMÉNIE, à Timoléon.

Barbare !

CRATÈS.

Enfin, l’on a puni le crime.

C’est vous qui nous sauvez : votre cœur généreux...

TIMOLÉON.

Laissez-moi. Tout ici me devient odieux.

Je vais, abandonnant ces rives criminelles,

Chercher un sort plus doux, des vertus moins cruelles.

À Isménie.

En perdant votre fils, n’accusez que les Dieux ;

Et si ma bouche encor leur adresse des vœux,

Je leur demanderai de consoler ma mère.

L’ai vengé mon pays ; je vais pleurer mon frère.

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