Têtes rondes et cavaliers (Jacques-François ANCELOT - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)
Drame historique en trois actes, mêlé de chant.
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre National du Vaudeville, le 25 septembre 1833.
Personnages
LORD ARTHUR CLIFFORD, cavalier
GEORGES MONCK, général du Parlement
LORD WALTON, gouverneur d’une forteresse près de Plymouth
HENRI MULGRAVE, capitaine dans l’armée
JÉROBOAM, HABACUC, PEMBROCK, sergent puritain
UN OFFICIER puritain
LUCY, fille de Lord Walton
HENRIETTE DE FRANCE, veuve de Charles Ier
SARA WALKER, nourrice de Lucy
OFFICIERS
SOLDATS
VALETS
L’action se passe sous le protectorat de Cromwell, dans la forteresse près de Plymouth au premier et au troisième actes ; chez Sara Walker près de la forteresse, au second acte.
ACTE I
Le théâtre représente la granď salle de la forteresse ; portes latérales, porte au fond ; des sièges. Une table couverte d’un tapis. Fenêtres dans le fond de chaque côté de la porte.
Scène première
SARA, LUCY, HABACUC, WALTON, MULGRAVE, DES SOLDATS dans le fond
CHŒUR.
Air du chant Saint-simonien (l’appel.)
Les vrais élus et les prophètes,
Sont tous rentrés dans le saint lieu !
WALTON, se rapprochant de Lucy.
Tu as prié Dieu, mon enfant ?
LUCY.
Oui, mon père, je l’ai remercié ! je suis si heureuse !
MULGRAVE, à part.
Heureuse ! oui, du retour de Clifford !
HABACUC.
Maintenant, que celui qui se sent inspiré prenne la parole... la parole de Dieu est à lui. Vous n’aurez plus pour aumôniers et pour prédicateurs que vos officiers et vous mêmes, ont dit les saints de l’Angleterre à l’armée de l’Angleterre !
À Mulgrave.
Capitaine, si vous vous sentez en disposition...
MULGRAVE.
Nullement.
En regardant Walton.
Peut-être pourrais-je cependant élever la voix contre ceux qui oubliant leurs promesses, trahissent la foi jurée.
HABACUC.
C’est le psaume 117 : beau texte ! J’ai entendu Cromwell lui-même, en personne, dire là-dessus des choses ma foi charmantes.
SARA, à Habacuc.
Mais sir Henri Mulgrave est presbytérien et non indépendant et puritain comme vous, sergent Pembroke.
HABACUC.
Je ne me nomme plus Pembroke, respectable dame Sara ; c’est le nom du vieil homme et je m’en suis dépouillé.
LUCY, à part.
Le sacrifice n’est pas grand.
HABACUC.
Depuis ma régénération spirituelle, je me nomme Jéroboam Habacuc... deux fameux prophètes !
LUCY, en riant.
Eh bien ! prophète Habacuc, prêchez-nous donc vous-même et surtout ne nous laissez pas en chemin comme la dernière fois.
WALTON, bas à Lucy.
Ma fille ! de la prudence avec ces gens-là !
HABACUC, à Lucy.
Je vous ai laissée en chemin, miss ? c’est possible !... C’est que mon esprit m’y a laissé moi-même ; ça m’arrive quelquefois. Mais quand je m’échauffe, que je m’anime et que l’inspiration !... Brou !... j’ai eu comme un froid ! Attendez ! je crois que ça vient... je vais peut-être vous dire des choses superbes ! La foi, je l’ai l’éloquence elle y est, je la sens, là, en dedans ! mais il faut que ça sorte ! il faut que ça vienne... et ça ne vient pas !
LUCY.
Justement comme l’autre fois.
HABACUC, d’un air inspiré.
Silence !
Allant vers le fond du théâtre.
Soldats...
Il semble chercher l’inspiration.
Soldats du Dieu vivant !... Soldats du Parlement !... en avant marche.
Il sort avec les soldats.
Scène II
LUCY, WALTON, MULGRAVE
LUCY.
En avant marche ! Il a eu là une heureuse inspiration, car il nous a débarrassés de ces soldats si tristes !... de ces vilaines têtes rondes !...
WALTON, bas, d’un ton de reproche.
Lucy !
À Mulgrave.
Capitaine Mulgrave, j’attends aujourd’hui même des ordres du Parlement au sujet de notre prisonnière, cette soi-disant comtesse de Villequier.
LUCY.
Soi-disant ! Pourquoi vous eût-elle abusé ? Vous ne faites. point la guerre aux femmes !
WALTON.
Non, certes ! aussi a-t-on manqué ici de soins et d’égards pour elle ?
MULGRAVE.
Cette comtesse fut surprise aux environs de Plymouth, justement vers l’époque où un vaisseau chargé des partisans de ce prince de Galles, qui se prétend Roi d’Angleterre, fut jeté sur nos côtes par la tempête.
LUCY, en riant.
Vous redoutez une invasion d’amazones, Capitaine ?
MULGRAVE.
Non, miss Lucy, mais une invasion de mauvais principes. Assez de femmes se sont montrées favorables à la cause royale, pour qu’on ait le droit de les regarder comme ennemies et de les traiter comme telles.
En regardant Lucy avec amertume.
Nous savons que ces brillants cavaliers, ces hommes frivoles et dangereux qui foulent à leurs pieds les libertés du peuple et les lois de Dieu, pour se livrer corps et âme à des plaisirs mondains et corrupteurs, trouvent facilement grâce à leurs yeux.
LUCY.
Pourquoi pas !
Air : vaudeville de l’Héritière.
Si les cavaliers sont aimables,
Les aimer peut-il être un tort ?
Ils sont galants, ils sont affables,
Et ne viennent pas, tout d’abord,
Faire un sermon qui nous endort :
Par leur grâce vive et légère
Ils ont l’art de nous égayer ;
Si c’est le moyen de nous plaire,
Permis à vous d’en essayer.
Mais, Sir Mulgrave, il n’était question que de la comtesse de Villequier qui est étrangère, française, et s’occupe peu, je crois, des cavaliers anglais.
MULGRAVE.
Ce qui doit éveiller nos soupçons, c’est que, lorsqu’à la tête de mes hommes, je me présentai devant elle, sur la route de Plymouth, pour l’interroger, le montagnard écossais, qui seul l’accompagnait, mourut à ses pieds en voulant s’opposer à nos desseins.
LUCY.
Elle est donc digne d’être aimée, puisque ses serviteurs savent mourir pour elle !
MULGRAVE.
La veuve de l’ex-Roi, Henriette de France, Henriette la papiste, avait formé le projet, dit-on, de revoir l’Angleterre pour y réveiller les partisans de son fils ; qui nous dit que la comtesse n’est point chargée d’une mission par elle ?
WALTON.
Qui peut le savoir mieux que vous, capitaine ? ne l’avez-vous pas interrogée ?
MULGRAVE.
De ce côté, je l’avoue, j’ai peu réussi... La prisonnière a toujours su éluder mes questions en rompant sans cesse le fil de l’entretien, et lorsque je la pressais un peu vivement, elle me parlait tout-à-coup de miss Lucy...
LUCY.
Elle est si bonne !...
MULGRAVE.
Ou de vous, milord...
LUCY, à son père.
Oh ! elle s’intéresse beaucoup à vous !
MULGRAVE.
Surtout de lord Arthur Clifford, à qui elle paraît s’intéresser vivement aussi...
WALTON.
Elle ne le connaît pas !
LUCY, étourdiment.
Quand je faisais le portrait de madame la comtesse, je lui en ai tant parlé.
MULGRAVE.
Je comprends ; au surplus, milord, permis à vous d’entourer la prisonnière de soins et non de surveillance, permis même à vous de lui faciliter les moyens de quitter cette forteresse, seul vous en êtes responsable auprès de vos confrères du Parlement.
WALTON.
Avez-vous tout dit, monsieur ?
MULGRAVE.
Tout sur elle, milord ; mais il me reste encore à m’expliquer ouvertement avec vous sur un sujet qui me touche de plus près. C’est avec vous seul que je voudrais m’en entretenir, puis-je espérer ?...
WALTON.
Je suis prêt à vous entendre, capitaine.
LUCY, au moment de sortir, bas à son père.
Mon père n’allez pas changer de résolution, songez qu’Arthur, c’est ma vie !
WALTON.
Sois tranquille.
LUCY.
Quand il nous avait fui, quand on le disait infidèle, je l’aimais encore, mais maintenant qu’il est revenu, si vous me donniez à un autre... j’en mourrais, mon père !
WALTON.
Il n’en sera rien, te dis-je, Arthur sera ton époux, et bientôt.
LUCY.
Bientôt ?
WALTON.
Bientôt.
Elle rentre.
Scène III
WALTON, MULGRAVE
WALTON.
Asseyez-vous.
Ils prennent des sièges.
Je devine, capitaine, quel doit être le sujet de l’entretien ; moi-même je comptais vous y provoquer ; mais parlez.
MULGRAVE.
Lord Walton n’a pas oublié qu’autrefois sa fille me fut promise par lui.
WALTON.
Promise, monsieur ! Je n’ai jamais prétendu disposer de ma Lucy contre sa volonté !
MULGRAVE.
Ainsi c’est sa volonté seule qui me repousse. Mais sa volonté peut changer. Milord, avant de la donner à un autre, j’aime à croire que vous examinerez dans quelles circonstances vous vous trouvez aujourd’hui. Je vous parle en ami.
WALTON.
À ce titre vous pouvez tout dire.
MULGRAVE.
Au commencement de nos troubles civils, vous serviez dans l’armée royale, milord.
WALTON.
Oui monsieur, et n’étant pas aussi éclairé sur les droits du peuple que je le suis aujourd’hui, je ne faisais que remplir un de voir. Le général Monk, dont vous vous faites gloire, monsieur, d’être l’admirateur et l’élève, n’a-t-il pas aussi servi le Roi avant de servir le Parlement ? Qui oserait douter de son dévouement à la cause nationale ?
MULGRAVE.
Le général Monk est un de ces hommes qu’il est impossible de soupçonner, car les partisans des Stuarts ne lui pardonneront jamais le mal qu’il leur a fait depuis sa conversion. Mais permettez-moi, milord, de poursuivre. Vous vous rappelez encore que, durant le procès du dernier Roi, vous avez refusé la place qui vous fut offerte dans l’administration supérieure...
WALTON.
Où prétendez-vous en venir ?... En entrant au Parlement, n’ai-je point reconnu tous les actes de cette administration... tout approuvé... même la mort de Charles Stuart.
MULGRAVE.
Oui milord, aussi vos amis vous rendent justice et ne peuvent mettre en doute votre bonne foi politique, mais vos ennemis ! Ceux qui vous reprochent encore la couleur de votre ancien drapeau, votre refus de siéger parmi les juges du Roi, que diront-ils en vous voyant donner votre fille à un cavalier ? Et ce cavalier quel est-il ?
WALTON.
Un enfant que j’ai vu élever, pour qui j’avais une tendresse presque paternelle, et que, depuis longtemps, je destinais pour époux à ma fille.
MULGRAVE.
Et comment vous a-t-il payé de cet amour, de ces doux projets d’union ? En rompant brusquement avec vous, en préférant un exil volontaire au titre de votre gendre.
WALTON.
Il est revenu cependant.
Ils se lèvent.
MULGRAVE.
Oui, depuis huit jours. Et oubliant tout en le revoyant, jusqu’aux espérances que vous m’aviez données, vous n’avez donc pas craint, milord, que l’on vît dans cette union, non seulement un mariage entre votre fille et lui, mais une nouvelle alliance entre vous et le parti royal ?
WALTON.
Vous avez raison, monsieur, mes ennemis pourront me calomnier encore, je le sais. Mais Dieu qui lit dans les cœurs sait quel motif a dirigé le mien j’ai consulté à ce sujet le général Cromwell. Il est père aussi et lorsque je lui dis qu’élevée avec Arthur, ma fille avait besoin de son amour comme de l’air qu’elle respire ; que, pendant six mois qu’elle exista sans le voir, un sourire n’avait pas effleuré ses lèvres, qu’elle mourait enfin de son absence, son cœur me comprit, monsieur, et c’est d’après son autorisation que je hâte ce mariage !
MULGRAVE.
Que vous hâtez ! Va-t-il donc se faire si tôt ? De grâce, milord, songez que j’aime miss Lucy.
WALTON.
Que ne vous aime-t-elle, monsieur !
MULGRAVE.
Qui peut prévoir l’avenir ? Nos sentiments ne peuvent-ils changer aussi facilement en amour qu’en politique. Attendez encore !
WALTON.
Il est trop tard, car aujourd’hui, peut-être, cet hymen va se conclure : ma fille l’ignore.
MULGRAVE.
Aujourd’hui !
WALTON.
Oui, capitaine.
MULGRAVE, avec colère.
Aujourd’hui ! Ah ! milord, et vous ne craignez pas...
Scène IV
LUCY, puis HABACUC et CLIFFORD, WALTON, MULGRAVE
LUCY, accourant sans voir Mulgrave.
Mon père ! mon père !... il vient, le voilà ! c’est lui !... Arthur !... Je l’ai vu franchir le pont-levis !
Apercevant Mulgrave.
Ah ! pardon, sir Henry !
CLIFFORD, entrant, et à Habacuc.
Allons, maître Jéroboam, ancien tavernier d’Oxford-street.
HABACUC.
Tavernier !... tavernier !
CLIFFORD.
Aujourd’hui tête ronde et sergent de l’armée sainte, soyez tranquille ! je viens en ami.
À Walton, en lui prenant la main.
Milord !
À Lucy.
Ma chère Lucy !
À Mulgrave.
Capitaine Mulgrave, je vous salue, et cordialement, je vous le jure. M’en voulez-vous donc encore de notre dernière discussion ?
Air du Baiser au porteur.
D’une captive qu’on dit belle,
Sans la connaître, hier, j’ai plaint le sort ;
Vous la croyez dangereuse et rebelle,
C’est votre avis ?... Eh bien ! soyons d’accord !
Mon indulgence est-elle donc un tort ?
On est toujours bienveillant quand on aime ;
Je suis heureux, tout le monde me plaît !...
J’embrasserais maître Habacuc lui-même...
Habacuc fait une grimace.
S’il voulait être un peu moins laid !
HABACUC, à lui-même.
Ces cavaliers ne respectent rien !
CLIFFORD, à Mulgrave.
Voyons, capitaine, pas de rancune, et veuillez accepter mon amitié.
Il lui tend la main.
MULGRAVE, reculant d’un pas.
Je ne l’accepte pas, monsieur ; je ne saurais y répondre, car je vous hais !
CLIFFORD, étonné.
Moi !
MULGRAVE, se retirant.
Salut, milord.
WALTON.
Adieu, capitaine.
MULGRAVE, à Clifford, avec intention.
Au revoir, monsieur.
Il sort.
Scène V
HABACUC, LUCY, CLIFFORD, WALTON
CLIFFORD.
Il me hait ! Grand bien lui fasse ; moi, je n’ai jamais pu haïr personne, pas même mon régent de Cambridge, qui me faisait chanter des psaumes, avec accompagnement de férules... Mais pourquoi me hait-il ?
WALTON.
Il était votre rival, Clifford.
CLIFFORD.
Il aime Lucy ! vraiment ! Mais je ne l’en estime que plus : cela prouve son bon goût. Ah ! je ne crains plus maintenant qu’il me l’enlève ! Je croyais cependant, je l’avoue, que la religion, la componction, la contrition, remplissaient tellement le cœur des puritains que l’amour n’y pouvait trouver place.
HABACUC.
Parlez avec plus de respect des choses saintes, jeune homme inconsidéré.
LUCY.
Oui, Arthur, ou craignez un sermon en forme de réprimande de maître Jéroboam Habacuc.
CLIFFORD, à Lucy.
Oh ! maître Jéroboam a un puritanisme qui ne tiendra pas longtemps contre les charmes vénérables de votre bonne nourrice, la dame Sara.
HABACUC.
Jeune homme ! jeune homme ! voulez-vous que je vous regarde comme un Moabite, un Amalécite ?
CLIFFORD.
Pourvu que vous ne me regardiez pas comme un rival. Mais, ne vous ai-je point vu encore tout à l’heure, faisant la cour à Sara, près du rempart
HABACUC.
Moi !... quelle atrocité ! Je lui parlais des douceurs de la vie contemplative, et d’un pâté de venaison dont elle m’avait promis une tranche.
CLIFFORD.
Diable ! Et tout cela sans rire ?
HABACUC.
Je ne ris jamais, jeune homme, excepté le second mardi de chaque mois, qui fut déclaré un jour de jubilation par arrêt du parlement.
CLIFFORD.
Effectivement, j’ai entendu parler de vos hauts faits, maître Jéroboam, et de votre haine pour les plaisirs mondains. Lorsque la course des chevaux et les combats de coqs furent défendus comme amusements profanes, c’est vous qui vous rendîtes, armé de pied en cap, à Londres, pour y égorger, sans pitié, tous les ours baladins qui servaient au divertissement du peuple. Ours et oursons, tout y passa !
HABACUC, avec vanité.
C’est vrai, c’est vrai, jeune homme ! J’ai toujours déclaré la guerre aux frivolités du monde.
CLIFFORD.
Il prend les ours pour des frivolités !
HABACUC, passant entre Lucy et Clifford.
Mais, jeune homme j’attends toujours votre laissez-passer.
CLIFFORD, le lui remettant.
C’est juste. Cependant il me semble que depuis, huit jours, vous m’avez vu assez souvent.
WALTON.
La consigne le veut ainsi. Fût-ce mon propre fils, il ne pourrait entrer ni sortir sans ordre.
HABACUC.
Salut.
CLIFFORD.
Joie et santé.
HABACUC.
De la santé, d’accord ; de la joie, jamais.
CLIFFORD.
Excepté le second mardi.
HABACUC.
À la bonne heure !
Il fait un mouvement pour sortir.
LUCY, à Walton.
Mon père, et la Comtesse, ne la verrai-je plus, parce que son portrait est achevé ? Elle désire tant connaître Arthur !
WALTON.
Sergent.
HABACUC.
Milord gouverneur ?
WALTON.
La comtesse...
Il lui parle à l’oreille.
HABACUC.
Suffit !
Il sort.
Scène VI
LUCY, CLIFFORD, WALTON
CLIFFORD, à Walton.
Le sait-elle ?
WALTON.
Non, pas encore.
LUCY.
Quoi donc ?
WALTON, à Clifford.
J’ai voulu vous laisser le plaisir de le lui apprendre vous-même, Arthur !
CLIFFORD.
Eh bien ! Lucy, c’est aujourd’hui, que tu seras mon épouse ! Y consens-tu ?
LUCY.
Mon père ! dit-il vrai ?
Elle passe entre Clifford et Walton.
WALTON.
Oui.
LUCY.
Ah !... Arthur !...
Elle tombe dans ses bras.
Mon père !
CLIFFORD.
J’ai enfin réussi à trouver un prêtre anglican qui consent à nous unir à la ville prochaine, où la chapelle sera préparée ce soir, mais qui, pour tout au monde, ne voudrait pas mettre le pied dans ce repaire du puritanisme car, je crois qu’il ne pousse pas encore l’ambition jusqu’à convoiter la couronne du martyre.
WALTON.
Eh bien, à ce soir ! Je te l’avais dit, Lucy, bientôt...
LUCY, rêveuse.
Bientôt !
WALTON.
Mais pourquoi cet air de tristesse ?
LUCY.
À moi !... non... J’ai peine à croire à tant de bonheur.
CLIFFORD.
Chère Lucy, nous ne nous quitterons donc jamais, à présent !
LUCY.
Jamais !
On entend le son d’un cor.
WALTON.
Mais quel est ce bruit ? sans doute l’envoyé du Parlement au sujet de la prisonnière. Je cours au-devant de lui, et vais donner des ordres pour que tout soit préparé bientôt, Lucy.
LUCY.
Bientôt !
WALTON.
Mais la voici je vous laisse ensemble.
Il sort, après avoir salué la comtesse.
Scène VII
LA COMTESSE, CLIFFORD, LUCY
LUCY, allant au-devant de la comtesse.
Air du Voyage de la mariée.
Approchez ! c’est lui !
C’est aujourd’hui
Qu’hymen m’engage ;
Des chagrins d’amour,
Cet heureux jour
Me dédommage.
LA COMTESSE.
À votre bonheur
Je sens mon cœur
Qui s’associe ;
Recevez les vœux
Que, pour tous deux,
Forme une amie.
CLIFFORD.
Ah ! ce bonheur-là
S’augmentera,
Si l’Angleterre
Rend à ses amis,
À son pays,
La prisonnière.
Ensemble.
LUCY.
C’est Arthur : c’est lui !
C’est aujourd’hui, etc.
LA COMTESSE.
Le voilà, c’est lui !
Mais aujourd’hui
L’hymen l’engage ;
Son cœur, en ce jour,
À son amour,
Est sans partage
CLIFFORD.
Le malheur a fui,
Car, aujourd’hui,
L’hymen m’engage.
Des chagrins d’amour.
Cet heureux jour
Me dédommage.
CLIFFORD, saluant la comtesse.
Miss Walton m’a souvent entretenu de vous, vous, madame.
LA COMTESSE, souriant.
Elle m’a quelquefois aussi parlé de vous, lord Clifford.
À part.
Comme il ressemble à son père ! ce noble Clifford, qui, le premier, vint en France me saluer reine d’Angleterre !
LUCY, à Clifford.
Oui, monsieur, la comtesse vous a précédé de quelques jours ici ; elle a été ma confidente quand j’étais malheureuse : car le ciel, en m’envoyant une amie, semblait me préparer d’avance au bonheur qui m’attendait ; mais rougissez devant elle.
CLIFFORD.
Rougir ?
LUCY.
Oui, car elle sait qu’au moment même où vous me juriez un amour éternel, auquel je croyais depuis si longtemps, tout-à-coup vous m’aviez abandonnée pour passer en France, où, dit-on, vous aviez d’autres amours ; oui, Monsieur, on l’a dit !
CLIFFORD.
Et vous vous appréciez trop bien pour l’avoir cru.
LUCY.
Fort bien ! chargez ma vanité du soin de vous justifier ; cela vous évitera des explications qui vous embarrasseraient peut-être.
CLIFFORD.
Moi, nullement.
LA COMTESSE.
Il me semble qu’en ce jour il se justifie assez.
LUCY.
Au surplus, mon père a déjà pris votre défense, et a mis vos torts sur le compte de la politique... Oh ! on en peut parler devant madame la comtesse : car, autant que j’ai pu en juger, elle est indulgente pour toutes les opinions.
CLIFFORD.
Et vous avez raison, madame.
Air de Teniers.
Quand les partis se disputent nos villes,
Une femme, sans s’y mêler,
Doit, au milieu des discordes civiles,
Apparaître pour consoler.
Ainsi jadis, quand un vaste naufrage
Des humains punit les forfaits,
La colombe affronta l’orage
Pour rapporter le rameau de la paix.
LA COMTESSE.
Ne suis-je pas même accusée de partager les erreurs de lord Arthur ?
LUCY, à Clifford.
Ah ça, n’ai-je bien eu pour rivale...
CLIFFORD.
Qu’une cause sainte et sacrée à jamais ! Oui, Lucy, et si vous en doutez, vous ne connaissez pas encore la force de mon amour ! vous ne savez pas quels sentiments il m’a fallu vaincre pour revenir à vous !
LUCY.
Cela vous a donc coûté beaucoup ?
CLIFFORD.
Oui. Je dois tout vous dire aujourd’hui : car, avant de devenir ma compagne, il faut bien que je vous fasse pressentir le sort qui peut-être vous attend. Mes pères ont prodigué leur fortune et leur sang pour le soutien de la monarchie anglaise, et moi, qui n’ai pas l’orgueil de me croire un penseur assez profond pour voir clair au milieu de toutes les questions qui s’agitent autour de nous, j’ai pris tout simplement, Lucy, la résolution de suivre l’exemple de mes pères ; et je suis prêt, comme eux, à mourir pour une famille à qui la mienne a dû son éclat et sa gloire !
LA COMTESSE, à part, et avec joie.
On ne m’avait pas trompée !
LUCY.
Quoi ! Arthur, vous m’aimez ! et lorsqu’il s’agit de vivre pour moi, vous songez à mourir pour d’autres !
CLIFFORD, souriant.
Ma vie est à vous, Lucy, et nous aurons soin de ne pas trop l’exposer ! Mais vous comprendrez maintenant comment je pus vous fuir lorsque voire père, lord Walton, dont je respecte les opinions, car je les crois consciencieuses... devint membre du Parlement !...
LUCY.
Je vous comprends, Arthur.
CLIFFORD.
Jugez maintenant de ma tendresse pour vous, car me voici, et ce soir, vous serez ma femme !
LUCY.
Ne songeons donc plus qu’à ce bonheur, et laissons l’avenir aux mains de Dieu. Vous avez toujours pensé à moi, n’est-ce pas ? même en France !
CLIFFORD.
Même à La Haye !
LA COMTESSE, bas et vivement, à Clifford.
Vous avez été à La Haye ?
CLIFFORD, surpris.
Oui, madame.
LA COMTESSE.
Et le prince !... vous l’avez vu ?
CLIFFORD.
Chaque jour.
LUCY, à part.
Qu’ont-ils donc ?
LA COMTESSE, toujours à Clifford.
S’était-il décidé enfin ?... les Écossais...
CLIFFORD, l’examinant toujours avec surprise.
Mais, madame...
LUCY, à part.
Comme il paraît troublé ! Que lui dit-elle ?
Scène VIII
LA COMTESSE, CLIFFORD, LUCY, WALTON, puis HABACUC et SARA
WALTON.
Mes amis, le moment s’avance, tout est prêt pour votre départ, il faut se hâter. Je viens moi-même d’annoncer publiquement la nouvelle de votre mariage qui fut reçue avec joie.
CLIFFORD.
Oh ! excepté par sir Mulgrave !
WALTON.
Ils était absent... je l’avais chargé d’un ordre.
À part.
Il eût pu cruellement troubler la cérémonie !
Haut.
Ne perdons pas de temps.
SARA, entrant et à Habacuc.
Mais, monsieur Habacuc, vous feriez damner une sainte ! Je vous répète que ceci est pour miss Lucy !
WALTON.
Qu’est-ce ?
HABACUC, portant un coffre élégant entre ses bras.
Dame Sara, je vous respecte infiniment, mais il ne peut rien entrer dans cette forteresse qui ne soit d’abord visité par le gouverneur lui-même. Je suis incorruptible !
CLIFFORD.
Eh ! mais c’est mon présent nuptial, quelques joyaux, quelques ornements de toilette que j’avais commandés à la ville.
HABACUC.
Prenez, prenez, ça me brûle les doigts : des joyaux, des hochets de vanité et de corruption ! les armes du diable !
LUCY.
Les armes du diable ! je vous remercie, maître Habacuc... donne Sara...Voyons.
SARA.
Voilà, mon enfant.
WALTON.
Emporte tout cela, et rentre, ma fille, tu n’as pas de temps à perdre.
LUCY.
Vous avez raison, mon père ! je ne saurais trop me hâter ! je touche donc enfin au bonheur !
À la comtesse.
Ah ! madame, j’espère qu’il viendra pour vous aussi bientôt... car sans cela le mien serait-il complet ! au revoir Arthur, je vais me faire belle pour vous et je reviens. Adieu mon père.
Elle sort, ainsi que Sara.
Scène IX
HABACUC, LA COMTESSE, WALTON, CLIFFORD
WALTON.
Clifford, mon ami, mon fils ! voici le papier qui t’ouvrira, ainsi qu’à ton épouse la dernière porte de la citadelle.
CLIFFORD.
À quoi bon ce papier, ne nous accompagnez-vous pas ?
WALTON.
Peut-être ne pourrai-je vous rejoindre que plus tard ; mais le sergent Habacuc et dame Sara vous suivront.
CLIFFORD, en riant à Habacuc.
Toujours ensemble !
WALTON.
Vous trouverez deux chevaux préparés pour vous rendre à Plymouth.
HABACUC, à part.
Et nous irons à pied. À qui donc a servi la révolution !
WALTON.
Moi, il me reste ici un devoir pénible à remplir.
À la reine.
Madame, je viens de recevoir, touchant votre personne les ordres du Parlement.
LA COMTESSE, avec émotion.
Du Parlement qui siège à White-Hall ?
WALTON.
Il faut que vous vous rendiez à Londres aujourd’hui même : j’aurai l’honneur de vous accompagner jusqu’à la route d’Exeter.
LA COMTESSE, avec la plus grande agitation.
Moi, paraître devant le Parlement !
WALTON.
Qu’avez-vous à redouter de lui, vous étrangère ? il vous fera justice.
LA COMTESSE, avec explosion.
Comme il l’a faite à son roi ! Mais pardon, Mylord, j’oubliais que sans avoir pris part au crime vous en aviez accepté la responsabilité !
WALTON.
Le crime, madame ! vous oser appeler crime l’arrêt, ratifié par le ciel, qui sauva l’Angleterre !
HABACUC, à part.
Cette femme-là m’est suspecte ! Elle n’aime pas le Parlement !
WALTON.
Avant une heure, madame, je reviens vous chercher.
Il sort ainsi qu’Habacuc.
Scène X
LA COMTESSE, CLIFFORD
CLIFFORD, à part.
Qui peut donc la troubler ainsi ? qu’a-t-elle à craindre ?
LA COMTESSE.
Je suis perdue !...
CLIFFORD.
Madame...
LA COMTESSE.
Ah ! lord Clifford ! ils me tueront !-Au nom de votre père, sauvez-moi, arrachez-moi de ces lieux !... non !... que pouvez-vous pour moi ! la fuite est impossible ! mais puisqu’un moment nous reste, parlez, parlez-moi avec confiance... ne craignez rien. Vous l’avez donc vu à La Haye.
CLIFFORD.
Qui, madame ?
LA COMTESSE.
Mais le prince ! Charles Stuart ! mon... mon Roi et le vôtre !
CLIFFORD.
Oui, madame, j’ai eu l’honneur de lui-être présenté et d’avoir même part à sa confiance.
LA COMTESSE.
Eh bien ! cette députation était-elle arrivée ? Les Écossais le reconnaissent-ils enfin pour leur roi, et, des trois royaumes de son père, lui en reste-t-il un du moins ? Ah ! vous pouvez parler, je vous le jure !
CLIFFORD.
Les députés du parlement d’Écosse sont venus à La Haye, madame, mais ils imposaient au prince de telles conditions que, du moins jusqu’au moment de mon départ, il croyait qu’accepter la couronne à ce prix c’était la payer trop cher.
LA COMTESSE.
Qu’exigeaient-ils donc ?
CLIFFORD.
Qu’il éloignât de lui ses plus fidèles serviteurs, qu’il bannît même à jamais de son royaume sa mère, sa propre mère !
LA COMTESSE.
Quelle horreur ! Il a refusé, dites-vous ? Et je mourrai sans le revoir, sans l’avoir embrassé encore une fois !
CLIFFORD.
Mais, madame, qui donc êtes-vous enfin ?... De grâce ! de grâce ! votre nom ?
LA COMTESSE.
Henriette de France, fille de Henri IV et veuve de Charles Ier, tous deux morts assassinés !
CLIFFORD.
La reine !
LA COMTESSE.
Oui, lord Clifford, la reine d’Angleterre, jetée par la tempête au milieu de ses ennemis, renfermée dans une prison où jusqu’à présent nul n’a pu la reconnaître, car lord Walton n’était point en faveur à la cour, et, de mes autres gardiens, lequel eût pu être admis dans l’intérieur du palais où j’ai toujours vécu dans la retraite. Mais il me va falloir paraître devant cette assemblée... Je suis perdue, vous dis-je !
CLIFFORD, avec désespoir.
Et que faire ?
LA COMTESSE.
Lord Arthur, vous êtes peut-être le dernier ami à qui je pourrai faire part de mes vœux et de ma volonté. Vous reverrez mon fils, mon Charles, remettez-lui ce portrait de sa mère captive, ce portrait qu’a tracé votre Lucy ; maintenant il peut accepter la couronne d’Écosse, car bientôt il n’aura plus de mère dont on puisse lui demander l’exil.
CLIFFORD.
Air : Soldat français. (Julien.)
Non ! vous sauver est mon premier devoir,
Car de l’honneur le cri s’est fait entendre.
LA COMTESSE.
Qu’espérez-vous ?
CLIFFORD.
Ah ! même sans espoir,
Il faudrait encor l’entreprendre !
De l’avenir quels seraient les discours ?
Quoi l’on dirait : Pas un anglais fidèle !
D’une captive on proscrivait les jours,
Elle était reine, et mourut sans secours,
Quand un Clifford était près d’elle !
LA COMTESSE.
Mais que pouvez-vous ?
CLIFFORD.
Que sais-je ? Lord Walton doit vous accompagner jusqu’à la route d’Exeter. L’escorte sera faible sans doute... Si je pouvais rassembler quelques amis...
LA COMTESSE.
Des amis ! en ai-je encore ! Vous ne réussirez pas !
CLIFFORD.
Je mourrai du moins en remplissant un devoir.
LA COMTESSE.
Clifford et votre douce Lucy.
CLIFFORD.
Ah ! ce n’est point à elle que je dois penser maintenant... je perdrais tout mon courage.
LA COMTESSE.
La voilà !
Scène XI
LA COMTESSE, LUCY, CLIFFORD, puis SARA
LUCY, accourant, déjà à moitié parée et un voile à la main.
Oh ! Arthur, que tout cela est beau ; mais regardez donc, madame la comtesse, comment me trouvez-vous ?... Mais qu’avez-vous donc tous deux ?
CLIFFORD.
Nous, Lucy... que voulez-vous que nous ayons ?
LUCY, lui prenant la main et trouvant le portrait de la reine.
Voyons, mon ami... Tiens ! le portrait de la comtesse !... J’ai bien réussi n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas de l’ouvrage qu’il faut s’occuper, monsieur ; c’est de l’auteur !
Elle met le portrait sur un meuble.
Ne me trouvez-vous par mise à votre goût ?
CLIFFORD.
Moi !
LUCY.
Eh bien ! soyez donc galant, dites-moi quelque chose d’aimable, quand je me pare de vos dons.
CLIFFORD.
Quelque chose peut il vous embellir à mes yeux.
LUCY.
Allons, ce n’est pas mal. Je sais bien que je n’ai pas le goût de vos dames de France, ou des beautés de l’ancienne cour, moi, pauvre fille élevée au fond d’une province, et qui suis venue finir mon éducation dans une forteresse ! Aussi madame la comtesse, j’ai compté sur vous, sur votre complaisance, vous êtes si bonne et vous avez du goût, vous ; toutes les françaises en ont.
LA COMTESSE.
Que puis-je faire pour vous, Lucy.
LUCY.
Je ne sais comment poser ce voile... on ne peut se coiffer soi-même et Sara ne peut me comprendre. Tenez, laissez-moi le disposer sur vous pour essayer et vous montrer...
LA COMTESSE.
Quelle idée !
CLIFFORD.
Mais Lucy.
LUCY.
Eh ! monsieur, la toilette des dames ne vous regarde pas. J’espère bien que vous n’y comprenez rien.
Air : Le bon vieillard sentant sa fin. (Violette de Caraffa.)
Par complaisance, laissez-moi !
Elle lui arrange le voile sur la tête.
Voilà comment il faut s’y prendre,
De Sara ce n’est pas l’emploi,
J’ai peine à m’en faire comprendre !
Sur votre front comme il va bien !
Je veux qu’il pare ainsi le mien !
Ne soyez pas contrariée ;
Ici, quiconque vous verrait,
Vous prendrait pour la mariée !...
Mouvement de Clifford.
Oui, monsieur, l’on s’y tromperait ?
SARA, paraissant à la porte à droite, parlé.
Mais, mon enfant, l’heure avance.
LUCY.
Oui, oui, voilà Sara, ne te fâche pas.
Chantant à la comtesse.
Sur votre front comme il va bien !
Je veux qu’il pare ainsi le mien !
Je cours achever ma toilette,
Et je reviens ! Près de vous, je reviens !
Elle rentre à droite.
Scène XII
LA COMTESSE, CLIFFORD, puis HABACUC
La nuit est venue.
LA COMTESSE, allant pour se débarrasser du voile.
Pauvre miss Lucy !... ce signe de bonheur ira mieux sur sa tête...
CLIFFORD.
Non, non, madame, gardez-le ! Elle l’a dit !... on vous prendra pour la mariée !
LA COMTESSE.
Que voulez-vous dire ?
CLIFFORD.
Un seul moyen nous reste, il faut le tenter !
LA COMTESSE.
Comment ! Je crois comprendre. Mais Lucy, songez à sa douleur, à son désespoir !
CLIFFORD.
Lucy ! Il le faut !
LA COMTESSE.
Vous voulez vous perdre !
CLIFFORD.
Je veux sauver la reine !
La reine ramène le voile sur sa figure.
HABACUC, entrant.
Ah ! vous voilà prêts tous deux et moi aussi... En marche ! Mais où est donc la dame Sara ?
CLIFFORD, à Habacuc.
Prenez ce papier et ouvrez-nous le passage. Allez !
HABACUC.
Il suffit.
Il sort.
LA COMTESSE, à Clifford.
Un instant encore ! comprenez-vous bien vous-même la grandeur de votre sacrifice, lord Clifford ? Vous alliez être si heureux ! Encore une fois, vous marchez à votre perte ; ne le voyez-vous pas ?
CLIFFORD.
Non ! je vois devant vous l’échafaud de White-Hall ! Venez !
Il la prend par la main. Il fait, un mouvement pour sortir. Mulgrave paraît tout-à-coup.
Scène XIII
LA COMTESSE, CLIFFORD, MULGRAVE
MULGRAVE, à la porte du fond.
Un mot, sir Clifford !
S’adressant à la comtesse.
Miss Walton, il fut un temps, et ce temps n’est pas loin, où un seul homme semblait arrêter sur vous des regards de tendresse et voulait faire de vous sa compagne. Cet homme, c’était moi. Votre père avait reçu ma parole et je croyais être sûr de la sienne. Un autre est venu détruire dans mon cœur cette douce illusion ; cet autre, je le provoque aujourd’hui et ce n’est qu’après m’avoir arraché la vie qu’il peut vous conduire à l’autel !
Tirant son épée.
Défendez-vous, monsieur !
CLIFFORD, tirant son épée.
Faites place !
LA COMTESSE, s’élançant entr’eux.
Au nom du ciel ! pas de sang !
MULGRAVE, reconnaissant la comtesse.
Que vois-je ?... la prisonnière.
Il baisse son épée.
LA COMTESSE.
Oui, monsieur, la prisonnière, toujours la prisonnière !
MULGRAVE, à part.
Quelle espérance !... S’il part avec elle, plus de mariage. pour lui !
Haut.
Madame, si la providence a décrété que vous devez sortir de cette citadelle, et si celui qui favorise votre fuite dans ce moment veut attester que c’était là son but unique en s’introduisant ici, le passage restera libre encore, je ne veux point être un obstacle aux vues de la providence.
CLIFFORD.
Eh bien... qui... c’est pour elle !
MULGRAVE.
Partez donc !...
Clifford et la reine sortent.
Il se perd ! Désormais le voilà condamné à vivre loin de l’Angleterre ?
Scène XIV
SARA, LUCY, MULGRAVE
LUCY, arrivant avec vivacité.
Mon voile, madame la comtesse !... mon voile !... Sir Henri Mulgrave !
MULGRAVE.
C’est vous, miss !
LUCY.
Où est Arthur ?
MULGRAVE.
Il est parti.
SARA.
Comment, parti... parti tout seul ?... Est-ce qu’aujourd’hui la présence de la mariée n’est plus une chose indispensable ?
LUCY.
Parti !... Oh ! sir Henry veut plaisanter... Mais dites... où est-il ?
MULGRAVE.
Parti, vous dis-je.
On entend en dehors le roulement du tambour.
SARA, ouvrant une fenêtre du fond.
Le Seigneur n’envoie-t-il une vision ? n’est-ce pas lui ?
LUCY, se précipitant vers la fenêtre.
Oui, c’est lui !... il franchit la dernière porte... Une femme l’accompagne couverte d’un voile ! c’est le mien !
Avec égarement, et en promenant ses mains sur elle-même.
Cette femme ! n’est-ce donc pas moi ?... moi ! où suis-je donc ?... c’est moi qui suis son épouse ! Pourquoi suis-je près de vous, Mulgrave ? Il y a donc deux Lucy ! une pour vous, une pour lui !
SARA.
Ah ! ma pauvre enfant ! elle y perdra la raison.
MULGRAVE.
Hélas ! miss, je crains que vous n’ayez été victime d’une horrible trahison !
LUCY.
Une trahison ?... de vous ?...
MULGRAVE.
Cette comtesse, il l’aimait !..
LUCY, avec un calme effrayant.
Vous croyez ?...
Elle saisit le portrait de la comtesse, qu’elle a laissé sur un meuble, et le contemple en souriant.
Au fait, pourquoi ne l’aimerait-il pas ?...
Scène XV
SARA, LUCY, WALTON, MULGRAVE, puis HABACUC, SOLDATS
WALTON, entrant.
L’escorte est prête, madame, et... Que vois-je ? ma fille !... Qui donc vient de partir ?
MULGRAVE, avec ironie.
La prisonnière, peut-être.
WALTON.
Qu’on courre sur leurs traces.
HABACUC, entrant.
Milord...
WALTON.
Ah ! Vous étiez chargé de les accompagner. Répondez.
HABACUC, apercevant Lucy.
Par le Christ et tous les saints de l’Angleterre ! ai-je la berlue ? voilà une dame qui ressemble parfaitement à miss Lucy !
WALTON.
Pourquoi les avez-vous quittés ?
HABACUC.
Milord, ce n’est point moi qui les ai quittés. À peine étais-je parvenu à la poterne, et avais-je aidé miss Lucy à monter sur sa haquenée, tout-à-coup, ils s’élancent au galop ; nous restons ébahis, la bouche béante. Votre fille est déjà loin, milord.
Regardant Lucy.
C’est inconcevable ! J’ai des vertiges, on elles sont deux !
Final de M. Doche.
WALTON.
Allez, courez, qu’on les arrête,
Qu’on les ramène dans ces lieux !
Habacuc et deux soldats sortent.
MULGRAVE, à part.
Enfin mon triomphe s’apprête !
SARA, regardant Lucy.
Quel égarement dans ses yeux !
CHŒUR.
Allez, courez, qu’on les arrête,
Qu’on les ramène dans ces lieux.
WALTON, regardant Lucy.
Quel égarement dans ses yeux !
LUCY, riant.
Accourez, c’est lui !
C’est aujourd’hui
Qu’hymen m’engage :
Des chagrins d’amour
Cet heureux jour
Me dédommage.
TOUS.
Quel égarement dans ses yeux !
MULGRAVE, à part.
Clifford, tu paieras de ta tête !...
LUCY.
Venez, venez, voici la fête,
J’entends déjà des sons joyeux.
TOUS.
Pour nous quel avenir s’apprête ?
Quel égarement dans ses yeux.
On s’empresse autour de Lucy qui rit aux éclats. La toile tombe.
ACTE II
Le théâtre représente un intérieur. Porte au fond ; et de chaque côté de cette porte, une grande fenêtre qui laisse voir la campagne, et les tentes d’un camp anglais. Portes latérales.
Scène première
HABACUC, SARA
Ils entrent ensemble d’un côté opposé.
SARA essuie une larme, et ne voit pas Habacuc.
Ah ! je ne puis pas voir cela... Dire qu’il y a des moments où elle ne me reconnaît même pas !
HABACUC.
Salut à la dame Sara, à l’aimable propriétaire de ce petit domaine.
SARA.
Ah ! c’est vous, M. Pembrock ?
HABACUC.
Appelez-moi Jéroboam Habacuc, si ça vous est égal, ou par mon grade, sergent. C’est moins correct, mais c’est aussi flatteur.
SARA, à part.
Pauvre enfant !
HABACUC.
Hein ? Je n’ai plus la prétention de passer pour tel ; mais enfin, comment me trouvez-vous ce matin ?
SARA, à part.
Il est horrible...
HABACUC.
Plaît-il ?
SARA, continuant.
De penser que, si jeune encore...
HABACUC.
Vous avez dit : Il est horrible...
SARA.
Oui, et je le répète : il est affreux de songer qu’à son âge, ma pauvre Lucy est, peut-être, pour jamais privée de sa raison.
HABACUC.
Ah !...
SARA.
Cependant, le médecin dit qu’une grande émotion peut la lui rendre, comme elle la lui a ôtée.
HABACUC.
J’avais mal entendu... Ah ! les passions, les passions ! Aussi la jeunesse est aveugle ; les jeunes filles vont s’amouracher d’une foule d’étourneaux de vingt-cinq ans. Si elles s’adressaient à des hommes sûrs et murs, à des hommes comme moi...
SARA.
Elles n’en perdraient pas la raison, c’est juste.
HABACUC.
Air : Je loge da quatrième étage.
Toutes les femmes sont des folles,
Je vous le dis, en vérité ;
Pour plaire a ces êtres frivoles,
Il faut et jeunesse et beauté ;
Tout cela n’est que vanité !
Que devient bientôt cette grâce
Dont on nous vante les appas ?
Avec le temps, la beauté passe.
SARA.
Et la laideur ne passe pas.
HABACUC.
Vous avez raison, ça ne fait que croître et embellir ! Mais il faut à ces dames des blancs-becs, des cavaliers, des séducteurs philistins, avec des rubans à leur justaucorps et des fraises à leur cou. À propos de fraises, comment trouvez-vous ma collerette, dame Sara ?
SARA.
Au fait, je vous trouvais quelque chose d’extraordinaire, un petit air mondain.
HABACUC, en riant.
Oui, oui... Ah ! mon Dieu, je crois que je viens de rire !
SARA.
Et pour qui donc vous êtes-vous mis en frais, aujourd’hui ?
HABACUC.
Pour qui ?
Poussant un soupir.
Ah ! vous êtes donc aveugle aussi ?
SARA.
Comment ?
HABACUC.
Faites votre coquette, faites votre coquette ! On n’aime bien qu’à notre âge, dame Sara.
SARA.
Vous, maître Pembrock ?
HABACUC.
Jéroboam Habacuc...
SARA.
Vous aimeriez !
HABACUC.
Si j’aime ! J’aime que j’en suis profondément... altéré !
SARA.
Vous me faites songer que je ne vous ai pas encore offert de vous rafraîchir. J’ai de l’ale excellente.
HABACUC.
Je ne bois jamais à jeun... Mais si vous aviez une tranche quelconque...
SARA.
Attendez, j’ai ce qu’il vous faut.
Elle sort un instant.
Excellente femme, voilà ce que j’appelle une femme, voilà comme je les aime !
SARA, plaçant sur une petite table un pot d’ale et une tranche de jambon.
Tenez... voilà.
HABACUC.
Vous ne prenez pas place à mon côté, dame Sara !
SARA.
J’ai déjeuné.
HABACUC.
Mais pour me tenir compagnie. et puis j’ai à vous parler.
SARA, s’asseyant près de lui.
Allons, j’écoute.
HABACUC.
Reprenons... Comment ! vous ne vous étiez point aperçu d’une certaine altération
Il boit.
dans mon individu.
SARA.
Si fait.
HABACUC.
Et de l’attrait irrésistible qui me ramène chaque jour vers votre maison ? Car la maison est bien à vous.
SARA.
Certainement, elle est à moi, Dieu merci, puisqu’elle peut servir d’asile à ma chère Lucy, pendant que son père est à Londres pour y rendre ses comptes... Mais vous me regardez avec des yeux....
HABACUC.
C’est bien naturel...
À part.
Elle est très jolie... la maison...
SARA.
Songez donc qu’à nos âges...
HABACUC.
Mais vous avez dû être très bien, Sara, et vous êtes parfaitement conservée.
À part, et regardant la maison.
Je crois qu’elle a besoin de réparations.
SARA.
Vous me flattez.
HABACUC.
Du tout... Votre maison est charmante ! Tout près de la forteresse où mon service me retient ; solide et appuyée sur le roc, et, comme dit le Seigneur, ne bâtissez pas sur le sable de peur que. Le jardin et la basse-cour sont aussi à vous ?
SARA.
Bien entendu ; mais où voulez-vous en venir ?
HABACUC.
J’en veux venir, dame Sara... que j’ai faim et soif du mariage, et si vous le voulez, vous serez ma compagne ; car, comme il est écrit : le zèle de votre maison me dévore...
SARA.
C’est sans doute bien engageant, mais j’ai si peu le cœur à la joie... Qui nous arrive là ?
HABACUC.
Le colonel !
MULGRAVE, entrant.
Sergent, vous ferez relever la sentinelle du rivage.
HABACUC.
Oui, colonel.
Bas à Sara.
Je reviendrai, car il faut enfin nous entendre.
Il sort.
Scène II
SARA, MULGRAVE, LUCY en dehors
MULGRAVE.
Comment se trouve miss Lucy ?
SARA.
Toujours dans le même état, colonel. Parfois la raison lui revient, mais c’est alors qu’elle est malheureuse ; car dans ses instants de folie elle ne songe guère qu’à chanter et à rire.
MULGRAVE.
Pauvre Lucy ! Je venais pourtant lui apporter une bonne nouvelle.
SARA, vivement.
Quoi ! A-t-on rendu le gouvernement de la forteresse à son père ?
MULGRAVE.
Ne savez-vous point que c’est moi aujourd’hui qui suis gouverneur ?
SARA.
Oui, vous avez fait un avancement rapide, vous êtes colonel à présent ! pardon.
MULGRAVE.
Lord Walton est rentré en faveur auprès de Cromwell, et a repris sa place au Parlement ; voilà ce que je venais annoncer à miss Lucy.
SARA.
Et l’autre, a-t-il obtenu grâce aussi ?
MULGRAVE.
Qui ?
SARA.
Lord Clifford.
MULGRAVE.
Il ne reviendra pas ! L’arrêt qui le condamne à mort...
SARA.
À mort !... Et cet arrêt, on l’exécuterait...
MULGRAVE.
Qui pourrait l’empêcher ?
On entend Lucy chanter dans la coulisse.
LUCY, dans la coulisse.
Air du Pré aux Clercs.
Rendez-moi l’espérance
Ou laissez-moi mourir.
MULGRAVE.
C’est elle ! ne puis-je la voir ?
SARA.
Elle va venir, sans doute... Mais quoi, colonel, ce jeune homme, il mourrait ? Ah ! ce n’est pas vous, n’est-ce pas, qui exécuteriez un semblable arrêt.
MULGRAVE.
Pourquoi non ? Est-ce donc pour lord Clifford que je trahirais mon devoir ! et, d’ailleurs, le pourrais-je ?... Le général Monck, mon protecteur et mon ami, parcourt celte province par ordre du Parlement dans peu de jours, sans doute, il visitera la forteresse où je commande...
SARA.
Ah ! le général Monck !
MULGRAVE, entendant Lucy.
Oui !... Mais silence... elle vient.
Scène III
SARA, LUCY, MULGRAVE
Lucy entre en chantant.
LUCY.
Même air.
Il a fui son amie,
Mes beaux jours sont perdus !
Ici, sa voix chérie
Ne m’appellera plus !
Dans ma longue souffrance,
Qui peut me secourir ?
Rendez-moi l’espérance,
Ou laissez-moi mourir !
SARA.
Ma chère enfant, vous me reconnaissez, n’est-ce pas ?
LUCY, très gaie.
Si je te reconnais ?... n’es-tu pas ma bonne Sara ?
MULGRAVE.
Miss Lucy...
LUCY.
Ah ! je vous reconnais aussi, vous... On m’avait bien dit qu’il était devenu officier, lui que j’aime tant !...
MULGRAVE, lui prenant la main.
Vous m’aimez ?
SARA, bas à Mulgrave.
C’est de la folie.
MULGRAVE.
Que sait-on ? souvent la folie n’est qu’une idée que les hommes ne comprennent pas : C’est peut-être Dieu qui l’inspire.
LUCY.
Nous étions si heureux dans le domaine de mon père !... Ces beaux vergers, cette pelouse, ces prairies... Mais, un jour, tout cela disparut !... Il n’y avait plus de prairie, plus de pelouse !... De grands murs... des prisonniers, des soldats !... Et mon père... il m’aimait !.. Il disait : je veux que tu sois heureuse. Et, dans ces murs si tristes, j’étais contente... contente !...
Elle semble chercher dans sa mémoire.
Attendez que je me souvienne... Oui, j’étais bien heureuse !... il était là... Comme je l’aimais !... Mais il m’a trahie ! et cependant tout était prêt !... Il n’avait apporté de belles parures... Des parures !...
Petit à petit ce dernier souvenir lui a rendu une lueur de raison.
Ah ! mon Dieu, mon Dieu !
Elle cache sa tête dans les bras de Sara.
Sara, ma bonne Sara, rentrons, je souffre trop !...
MULGRAVE.
Miss Walton, je vous en conjure, ne vous éloignez-pas encore.
LUCY, qui a fait un mouvement d’effroi en le voyant.
Mulgrave !... oh ! laissez-moi me retirer.
MULGRAVE.
Ne me refusez pas encore un moment. Tout à l’heure j’étais presque heureux : ces mots que vous avez prononcés...
LUCY.
Moi ?...
MULGRAVE.
J’espérais qu’oubliant enfin celui qui vous trompa...
LUCY, cherchant à se souvenir.
Qui me trompa ?... L’oublier ! oh ! non, je le hais trop !
MULGRAVE.
Il a pu vous être infidèle !...
LUCY.
Infidèle !... ah, oui, pour une plus jolie !...
Elle rit.
Mais il ne sait pas que moi aussi je serai jolie comme elle quand il reviendra.
MULGRAVE, à part.
Oh ! si elle pouvait recouvrer la raison...
LUCY, rêveuse.
J’ai une seule pensée, une pensée de tous les instants !... quelquefois... comme à présent, je ne peux pas expliquer tout ce que je vois là... devant mes yeux ! tout ce que je sens là, dans mon cœur ?... Mais ce sont des souvenirs vagues qui font mal ! Je souffre !... Mon cœur bat trop vite !
Elle porte la main à son front.
Ici, tout est confus !... Je me souviens seulement qu’autrefois je n’étais pas ainsi !...
SARA.
Le colonel Mulgrave est venu vous apprendre que votre père est rentré en grâce près de Cromwell.
LUCY.
Mon père ?... où est-il donc ?
MULGRAVE.
À Londres ; on l’accusait d’avoir trahi la confiance du Parlement.
LUCY.
Trahir... C’est impossible ! Celui qui a trahi, ce n’est pas lui !
À Mulgrave.
Sir Henri, vous aussi vous avez été trompé dans vos projets de bonheur. Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait ! Vous avez dû bien souffrir !
Elle lui tend la main.
MULGRAVE, avec émotion.
Ah ! miss !...
LUCY.
Mais laissez-moi, je veux être seule.
SARA.
Oui, elle est plus calme dans la solitude. Laissons-la à ses rêveries !... Ah, colonel, tâchez, je vous en prie, qu’elle n’entende pas si souvent le bruit du tambour ; il lui rappelle l’événement qui l’a tant frappée, et lui donne toujours un nouvel accès.
MULGRAVE.
J’y veillerai. Ah, Clifford ! tu fus bien coupable.
Il sort par le fond, et Sara par une porte de côté.
Scène IV
LUCY, seule
Ce nom réveille tous mes souvenirs !... je le revois près de moi, quand il disait en souriant : Lucy, je t’aime ! oh qu’il était beau, mon fiancé !... Toutes me l’enviaient ! Elles cherchaient à lui plaire !... Mais il répétait : j’aime Lucy !... Pourtant il est parti ! Il est parti avec une femme !... Il l’aimait donc ?... Il l’aimait !...
Elle cherche.
ah, je sais bien pourquoi !... Elle lui aura dit je suis Lucy ! Et il aura cru partir avec moi !... Mais il n’a pas pu s’y méprendre ! Voilà son portrait à elle ! Je l’ai encore !...
Elle le regarde.
Non, il ne me ressemble pas !...
Elle contemple le portrait et se regarde dans une glace.
Comme elle est jolie ! Comme elle sourit !... Et moi comme j’ai l’air triste !... Comme ses cheveux sont tressés avec soin !... Et moi, les miens, je ne sais plus les arranger ! Ses couleurs sont si fraîches, à elle !... Et moi, je suis si pâle !... Ah ! c’est pour cela qu’il l’a préférée ! Si j’étais comme elle, jolie, gaie, et si bien parée, ce serait moi qu’il aimerait !...
Elle sourit en regardant le portrait et puis la glace.
oh, quelle idée !...
Elle rit.
Air anglais : Isabel, Isabel. (Page de Woodstock.)
Quand de la rive étrangère,
Près de nous, il reviendra,
À celle qui sut lui plaire,
Sa Lucy ressemblera :
Oui, j’espère ! (bis.)
C’est cela !...
Et lui-même s’y trompera !
Elle va du portrait à la glace.
Oui, j’espère ! (bis.)
C’est cela !
Et lui-même s’y trompera !
Deuxième couplet.
À ce portrait, ma figure,
Avant peu, ressemblera :
Essayons !... Sa chevelure,
En boucles retombait là !
Elle boucle ses cheveux.
Sa figure, (bis.)
La voilà !
Elle va prendre un voile qu’elle arrange sur sa tête.
Prenons aussi ce voile-là...
Sa tournure (bis.)
C’est cela !
Et lui-même s’y trompera !
Mais non !...
Elle se regarde dans la glace.
non !... mes yeux sont ternis par mes larmes ; je ne peux plus sourire !...
Elle essaye encore le voile et l’écharpe.
Ce n’est pas cela ! Elle est toujours la plus jolie !...
Elle s’ajuste encore et commence à s’impatienter.
Quoi ! ne pourrai-je pas lui ressembler ? Il ne s’y trompera point !... Il ne m’aimera plus !...
Elle s’approche du miroir et recule avec colère.
Non, non, point de parure ! point de voile, point d’écharpe !...
Elle foule tout aux pieds.
Cela gênerait pour la danse. N’entends-je pas déjà le tambourin ?...
Elle semble prêter attentivement l’oreille.
Scène V
HABACUC, LUCY, puis SARA
HABACUC, entrant par la porte du fond, sans voir Lucy.
Je n’ai pas été longtemps. C’est que je ne me suis jamais senti tant de dispositions pour le mariage.
LUCY, à part en l’apercevant.
Ah ! voilà un cavalier ! Celui-là sera pour moi, pour moi seule !
Elle va, en suivant la muraille, fermer la porte du fond, et retire la clef.
HABACUC.
Mais où est donc la dame Sara ?
LUCY, revenant à lui, en lui montrant la clef et en donnant des marques d’aliénation.
Nous voilà seuls enfin ! Nous sommes enfermés !
HABACUC, effrayé.
C’est elle ! miséricorde ! la folle !
LUCY.
M’aimez-vous ?
HABACUC.
Mais...
LUCY.
Eh bien, moi je vous aime !...
HABACUC.
Pourquoi donc ça ?
LUCY.
Parce que vous êtes joli !...
HABACUC, à part.
Pauvre fille ! dans quel état elle est ! Si je n’avais pas si peur, je crois qu’elle m’arracherait des larmes de pitié !...
LUCY, le retenant.
Où allez-vous donc ?
HABACUC.
Moi ?... je vais... je vais... Il faut que je m’en aille... on m’attend...
LUCY.
Pour la danse ?
HABACUC.
Pour la danse ! moi ! Jéroboam Habacuc !
LUCY.
Il faut danser... ensemble... oh ! que j’aurai de plaisir à vous voir !... Vous devez sauter bien haut !...
HABACUC.
Je ne sais pas. Je ne me suis jamais livré à ce genre d’exercice profane.
LUCY.
Allons, commençons... Je le veux !
HABACUC, à part.
Elle le veut ! C’est qu’elle serait capable... Ces folles, c’est capable de tout !...
LUCY.
Air : Qu’on est heureux quand on cesse d’être amoureux.
Vous résistez en vain ;
Donnez-moi votre main,
Tournez vers moi les yeux.
Comme il est gracieux !
Placez-vous donc ici,
Ainsi,
Nous y voici !
Il faut, sans balancer,
Danser,
Et se presser !
Ah ! ah ! ah ! ah ! qu’on est heureux,
Lorsque pour danser on est deux !
Deuxième couplet.
Allons, plus d’abandon !
Mais rapprochez-vous donc !
Quelle légèreté !
Passez de ce côté.
Vous retombez trop tôt ;
Il faut
Sauter plus haut !
Allons, monsieur, partez,
Sautez,
Et puis chantez :
Ah ! ah ! ah ! ah ! qu’on est heureux
Lorsque pour danser on est deux !
HABACUC, sautant.
Ah ! ah ! ah ! ah ! qu’on est heureux
Lorsque pour danser on est deux !
Tout-à-coup, Lucy pousse un cri, en regardant Habacuc, et se sauve par une porte latérale.
LUCY.
Ah
Elle se sauve.
HABACUC.
Je crois qu’elle a eu un moment lucide.
SARA, près que Lucy entrant au moment où Habacuc danse encore après s’est sauvée en courant.
Eh bien !... vous qui ne vouliez pas danser le jour de vos noces !
HABACUC.
Que voulez-vous ?... Elle m’avait enfermé !
SARA, trouvant la clef sur une table, et allant rouvrir la porte du fond.
C’est pourtant vrai !... Savez-vous que les ours que vous avez tués à Londres dansaient plus légèrement que vous.
HABACUC.
Et ils ne dansaient pas plus à contrecœur !... heureusement il n’y a que vous qui m’ayez vu, dame Sara !...
SARA.
Allons, reposez-vous !
HABACUC.
Me reposer ? Et le puis-je ? Je n’avais qu’un moment, et je venais le passer tranquillement auprès de vous... Pas du tout, il me faut l’employer à sauter avec une folle ! Que le ciel ne m’impute point à péché ce coupable exercice ?... Le verset 215 a dit : l’intention seule vous sera comptée.
On entend un coup de fusil.
Ah, mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que cela ?
On voit dans le fond passer Clifford enveloppé d’un vaste manteau.
SARA.
C’est un coup de fusil.
HABACUC.
C’est de la sentinelle du rivage. Encore une alerte !... Il faut que je retourne à mon poste, et que je vous quitte, dame Sara ! En vérité, c’est très pénible d’être amoureux à une époque de guerre civile !
Il sort.
Scène VI
SARA, puis CLIFFORD
SARA.
Il a raison !... Dans quel temps vivons-nous, bon Dieu, que des compatriotes se saluent à coups de fusil ?
CLIFFORD, arrivant dans le fond.
Allons, les Têtes-rondes ont perdu la piste !... Voilà bien la maison qu’on m’a indiquée.
SARA, l’apercevant.
Quel est cet homme ?...
CLIFFORD, à lui-même.
Ah !... c’est dame Sara !... quel bonheur !
SARA.
Il s’approche !... que me veut-il ?
CLIFFORD, ôtant son manteau.
Vous ne me reconnaissez pas ?
SARA.
Vous, lord Clifford !... Ici !...
CLIFFORD.
Oui, moi, qui ai bien tardé, n’est-ce pas ?... mais le devoir d’abord !... Le bonheur après, si c’est possible.
SARA.
Qui vous amène en ce lieu ?
CLIFFORD.
Ce qui m’amène ? Ne l’avez-vous pas deviné ?
SARA.
Votre gaieté m’afflige.
CLIFFORD.
Qu’y a-t-il donc ?
SARA.
Oserai-je vous le dire ?... Non, non, partez, Mylord, partez vite.
CLIFFORD.
Partir ?... ah ! oui, je comprends, on me croit coupable, et mon absence...
SARA.
Vous ne savez pas tout le mal qu’elle a produit.
CLIFFORD.
Vous commencez à m’effrayer !... Quand je brave tout pour venir me justifier d’un tort, dont je suis innocent, serait-il donc trop tard ? Mais, répondez-moi, dame Sara ; ma Lucy n’a-t-elle pas cessé de m’aimer ?
SARA.
Plût au ciel !...
CLIFFORD.
Ah !... Vous pouvez parler maintenant ! votre frayeur n’a plus le pouvoir de m’affliger.
SARA.
Vous ne savez donc pas que votre vie est menacée ?
CLIFFORD.
Je m’en doutais.
SARA.
Qu’une sentence de mort !...
CLIFFORD.
Je l’aurais parié !
SARA.
Et que si l’on savait que vous êtes ici...
CLIFFORD.
On ne le saura pas.
SARA.
Vous seriez perdu !
CLIFFORD.
Nous y veillerons.
SARA.
Oh ! éloignez-vous, Mylord, éloignez-vous.
CLIFFORD.
Je veux voir ma Lucy, lui parler, me justifier.
SARA.
Vous justifier !...
CLIFFORD.
Cela vous paraît impossible, à vous ; mais son cœur me comprendra. Conduisez-moi près d’elle ; que j’entende encore sa voix.
SARA.
Vous ne savez donc pas ?...
CLIFFORD.
Ah ! la voici !...
Il fait un pas, et s’arrête en la voyant si pâle.
Quel changement, grand Dieu !
SARA, à part.
Si ce retour pouvait lui rendre la raison ?
Elle va au devant de Lucy.
Scène VII
SARA, LUCY, CLIFFORD
SARA.
Venez, mon enfant !... quelqu’un est là qui demande à vous voir.
LUCY.
Que m’importe ?
SARA.
Approchez !...
Elle reste immobile, Clifford la contemple, puis s’avance vers elle.
CLIFFORD, se mettant à genoux.
Oh ! pardon, ma Lucy, pardon !... comme je suis coupable !... car vous avez bien souffert !... je vois la trace de vos larmes !...
Elle l’examine un instant avec étonnement, et effroi.
LUCY, poussant un cri de joie.
Ah ! c’est lui, Sara !... c’est lui !...
SARA.
Eh bien !
LUCY.
Lui !... mon Clifford !...
Elle lui prend la tête entre ses mains et baise ses cheveux.
CLIFFORD, se relevant.
Oh ! Sara, pourquoi vouliez-vous me la cacher ?... n’est-ce donc rien qu’un moment comme celui-ci ?... Veillez au dehors, et avertissez-moi, si des soldats approchaient.
Sara s’éloigne.
Scène VIII
LUCY, CLIFFORD
CLIFFORD.
C’est donc vous que je revois, ma Lucy ! ah ! laissez-moi savourer ce moment de bonheur !... Il efface deux mois de peines et de regrets !
LUCY, se ressouvenant.
Deux mois ?...
Elle recule.
Oui, vous m’avez quittée, abandonnée... pour elle !... je m’en souviens !
CLIFFORD.
Vous m’avez beaucoup soupçonné, n’est-ce pas ?
LUCY.
Soupçonné ? mais je dois vous haïr maintenant !... je vous hais !...
CLIFFORD, souriant.
Oh ! ne dites pas cela !...
Air : Jamais je n’aurai la faiblesse. (Doche, dans Arwed.)
Oui, je le sais, près de vous, tout m’accuse,
Et mon départ fut un crime à vos yeux ;
Mais dans mon cœur j’emportais mon excuse,
Dans un instant vous me jugerez mieux !
Je ne crains point votre regard sévère ;
Je l’espérais, Lucy, car, en ce jour,
Si vous m’aviez accueilli sans colère,
J’aurais, hélas, douté de votre amour !
LUCY.
Vous pouvez sourire, vous !...
CLIFFORD, lui prenant les mains.
Vous êtes là !... je crois que vous m’aimez encore, même après m’avoir supposé coupable !... Vous voyez bien que je suis heureux !
LUCY.
Est-ce que vous m’aimez Clifford ?
CLIFFORD.
Plus que ma vie !... je la risque aujourd’hui pour me justifier auprès de vous.
LUCY, à part.
J’ai réussi !... Il me prend pour elle.
CLIFFORD.
Que dites-vous ?
LUCY.
Que je suis heureuse aussi, quoique je ne doive mon bonheur qu’à une illusion.
CLIFFORD.
Une illusion ? Non pas, Lucy !... C’est quand vous m’avez cru infidèle que vous vous trompiez.
LUCY.
Et cette pauvre Lucy ?
CLIFFORD, la regardant avec surprise et attention.
Comme vous avez pâli !... comme vous souriez tristement !...
LUCY, à part.
S’il allait me reconnaître ?
CLIFFORD.
Vous avez cru que je pouvais vous trahir ?... oh ! détrompez-vous !... un devoir cruel, mais... indispensable, a dicté ma conduite.
LUCY, on voit que la raison lui revient peu à peu.
Un devoir ?
CLIFFORD.
Ce jour, qui devait nous unir, Lucy, je l’avais attendu avec impatience.
LUCY, la mémoire lui revient peu à peu.
C’est pourtant vrai !... je me rappelle...
CLIFFORD.
Tout mon bonheur était-là !
LUCY.
Oui, il le disait !
CLIFFORD.
Eh bien ! cette femme, qui était prisonnière, qu’on avait arrêté sans la connaître, mais dont on aurait bientôt découvert le rang...
LUCY.
Cette femme vous l’aviez aimée !
CLIFFORD.
Jamais !... Le devoir, l’honneur seul me commandaient d’exposer ma vie pour la sauver.
LUCY.
Quoi ! vous ne l’aimiez pas ?... vous ne l’avez pas épousée ?...
CLIFFORD.
Tu m’as cru parjure à ce point !... Oh ! Lucy, ma bien aimée, ce cœur n’a jamais battu que pour toi !
LUCY, tout à fait joyeuse et raisonnable.
Que ces paroles me font de bien !...
CLIFFORD.
C’était la reine, la reine d’Angleterre, que le bourreau de White-Hall attendait, si j’avais tardé un instant à la sauver.
LUCY.
La reine !... la reine !...
CLIFFORD.
Air du Bravo. (Romance de Troupenaz.)
C’était la Reine !... et la hache était prête.
J’ai dû céder à la voix de l’honneur ;
Sur l’échafaud elle eut porté sa tête,
Pour la sauver j’ai risqué mon bonheur.
De ma souveraine,
J’ai brisé la chaîne :
Le Ciel me ramène
Près de mes amours ;
Que Dieu favorise
Ma noble entreprise !
À Londres soumise,
Rendons ses beaux jours.
LUCY.
Oh ! est-ce pour me tromper encore ?...
CLIFFORD.
Te tromper ?... tiens regarde, regarde cette lettre !... elle prouve mon innocence...
LUCY.
Une lettre ?...
CLIFFORT, à mi-voix.
Même air.
Vois cet écrit !... C’est une main royale
Qui, dans l’exil, naguères l’a tracé ;
De Charles-deux, la douleur filiale
Pleurait sa mère, et ses pleurs ont cessé !...
De ma souveraine,
J’ai brisé la chaîne ;
Le Ciel me ramène
Près de mes amours.
Que Dieu favorise
Ma noble entreprise,
À Londres soumise
Rendons ses beaux jours !
LUCY, lisant.
Oui ! « Je vous remercie, lord Clifford, vous avez sauvé ma mère, je vous dois plus que la vie ; mon amitié vous est acquise à jamais. Vous allez repasser en Angleterre, un grand projet vous y sera communiqué. Nous comptons des amis près de Cromwell lui-même... » Que vois-je ? de nouveaux dangers !... oh ! non, non, tu m’appartiens !... Et je l’accusais ! et je n’ai pas deviné !... ah ! Clifford !...
Elle se jette dans ses bras.
CLIFFORD.
Dès que la reine a été en sûreté sur le continent, j’ai tâché de retrouver mon bonheur qui était resté près de toi, dans cette triste patrie qui m’a banni et qui a proscrit ma tête.
LUCY.
Grand Dieu !...
CLIFFORD.
Rassure-toi, ce déguisement m’a protégé, tout a réussi ; j’ai les moyens de t’emmener avec moi.
LUCY.
M’emmener !
CLIFFORD.
Ma bien aimée, lord Walton, ton père, ne t’a-t-il pas donnée à moi ? n’est-tu pas ma fiancée, ma femme ?
LUCY.
Fuir avec vous !... que dira-t-on ?
CLIFFORD.
Que Lucy Walton a eu le courage de suivre son époux proscrit, condamné à mort.
LUCY.
Proscrit !... condamné !...
CLIFFORD.
Ces mots vous arrêteraient-ils ?
LUCY.
Ils me décident !... oui, je le suivrai partout !... j’ai trop souffert sans toi !... Il était innocent ! cette lettre.
Elle baise la lettre.
Elle ne me quittera plus.
CLIFFORD.
Rends-la moi, Lucy !
LUCY.
Non !... je veux la lire, la relire à chaque instant du jour !...
Elle la serre dans son sein.
CLIFFORD.
Oh ! je t’en conjure il faut me la rendre...
LUCY.
Te la rendre ? mais si on la trouvait sur toi, ce serait la mort... Non je veux la garder, la cacher à tous les yeux ! on ne la verra plus !... Ah ! écoute, n’entends-tu pas ?...
On entend le tambour.
CLIFFORD, inquiet.
C’est le tambour ! encore ces damnées Têtes-rondes !
LUCY.
Oui !... le tambour !...
On voit que ses idées commencent à se troubler de nouveau.
C’est cela !... Tu ne sais pas ?... j’ai déchiré le voile semblable au sien ; j’ai foulé aux pieds ses parures... mais demain, à la danse.
CLIFFORD, reculant effrayé.
Que dis-tu Lucy ?
LUCY.
Comme vous me regardez !... eux aussi, ils me regardaient comme cela ! ils ne comprenaient pas mes paroles !... mais, silence !
Musique à l’orchestre.
Scène IX
SARA, CLIFFORD, LUCY
CLIFFORD, courant à elle.
Sara, au nom du ciel, parlez !... qu’est-il arrivé ?
SARA.
Que le sergent de sir Mulgrave se dirige de ce côté avec un piquet de soldats.
CLIFFORD.
Ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
SARA.
C’est le plus important à cette heure ! Vous n’avez pas une minute à perdre pour vous cacher !... Tenez, entrez par ici, hâtez-vous !... Vous pourrez tout entendre.
CLIFFORD.
Mais Lucy ?...
SARA.
Lucy ne risque rien !... Entrez, entrez donc !
Elle le pousse, et lui jette son manteau.
CLIFFORD.
Quel horrible soupçon !
SARA.
Je vais veiller au dehors...
À part.
Pauvre jeune homme, puisse-t-il s’échapper pendant ce temps ?
On voit ici, Habacuc traverser le fond du théâtre avec des soldats.
Scène X
LUCY, seule
Ah ! que je suis contente !... il est revenu ! il va m’emmener avec lui !... oh ! nous courrons... bien vite, comme autrefois, dans le parc !... Nous courrons longtemps !... puis nous arriverons à la chapelle !... tous les cierges seront allumés... Ils le sont déjà !... Il y a deux places qui nous attendent !...
On entend la marche des soldats au son du tambour.
Mais il n’y est pas ! il n’est pas venu !... c’est avec elle qu’il est !...
Elle écoute la marche.
Oui, le tambour. On ouvre la porte, ils partent ensemble !... Je ne le verrai plus !... Mon Dieu, mon Dieu !... toujours souffrir ainsi !...
La marche qui a été en s’affaiblissant, cesse de se faire entendre.
Scène XI
CLIFFORD, LUCY, puis SARA
CLIFFORD, sortant avec précaution.
Je n’entends plus rien !...
Il regarde au loin.
Ils s’éloignent !...
Il vient vers Lucy.
Viens, Lucy, viens, nous n’avons qu’un instant !...
LUCY, le repoussant avec effroi.
Que voulez-vous ?
CLIFFORD.
Chère Lucy, il faut partir.
LUCY, égarée.
Pourquoi pour que j’épouse Mulgrave ?... Il est déjà venu me le demander, mais je n’ai pas voulu.
CLIFFORD.
Grand Dieu ! en est-ce donc fait de sa raison ?
LUCY.
Je sais bien qu’ils l’ont dit que j’étais folle.
CLIFFORD.
Folle ! ah !
LUCY.
Mais tu sais bien que non, toi ! ma folie, c’est mon amour pour Clifford !... Ils ne comprennent pas !...
CLIFFORD, lui prenant la main.
Oh ! viens avec moi !...
LUCY, reculant.
Où veux-tu m’emmener ?
CLIFFORD.
Loin de ces lieux : près de Clifford qui t’aime !
LUCY, le regardant fixement.
Te voilà donc, toi que j’ai tant pleuré !... tu veux fuir encore ? avec elle ? Oh ! non, reste, reste !...
Elle se jette dà ses genoux et tient ses mains.
Je ne te quitte plus.
Ici la musique commence à l’orchestre.
CLIFFORD.
Eh bien ! il faut partir !...
LUCY, le retenant.
Non !... tu ne partiras pas !... Sara, mon père, aidez-moi tous. à le retenir !... au secours ! au secours !
CLIFFORD.
Tu nous perds !...
LUCY.
Je ne veux pas que tu t’en ailles... au secours !...
Sara, des domestiques, des soldats arrivent.
Malheureuse enfant, qu’avez-vous fait ?
Scène XII
MULGRAVE, HABACUC, CLIFFORD, LUCY, SARA, OFFICIERS, SOLDATS, PAYSANS, PAYSANNES, VALETS
MULGRAVE.
Que vois-je ? lord Clifford !
Final.
Air : Quoi George a quitté son vieux père ? (Final de M. Botte.)
CHŒUR.
Ô ciel !...
MULGRAVE.
Voilà ce rival que j’abhorre,
Maintenant je réponds de lui !
LUCY.
Il voulait me quitter encore !
C’est mon prisonnier aujourd’hui.
MULGRAVE.
Veillez sur lui !
TOUS.
Veillons sur lui !
MULGRAVE, à Clifford.
Le Parlement a, durant votre absence,
Dû prononcer, monsieur, sur votre sort,
Nous avons reçu la sentence,
Son arrêt vous condamne à mort !
TOUS.
Cet arrêt, pour lui, c’est la mort !
LUCY, écoutant très attentivement, parlé.
La mort !...
CLIFFORD.
Elle est donc folle ? Ah ! sa souffrance
M’est plus cruelle que la mort !
CHŒUR.
Ah ! quelle aventure épouvantable !
Voilà donc ce rebelle Clifford.
Imprudent autant que coupable,
Il vient se livrer à la mort.
LUCY, à Sara avec égarement.
Ai-je bien compris ? on l’arrête !
Sara, j’ai donc livré sa tête ?
C’est moi qui lui donne la mort ?
Elle jette un cri et s’évanouit.
CHŒUR.
Ah ! quelle aventure épouvantable ! etc.
MULGRAVE, Clifford qui va vers Lucy.
Mylord, il faut nous suivre ; allons, partons.
On donne des soins à Lucy, d’un côté ; on emmène Clifford de l’autre.
ACTE III
Le théâtre représente une plate-forme de la forteresse. Au fond, règne un rempart qui permet de voir la campagne. À droite, est le logement d’Habacuc ouvrant sur la scène ; à gauche, au 2e plan, le logement de Mulgrave ; du même côté, au 1er plan, une grille qui conduit à la prison de Clifford ; à droite, au 2e plan, la porte d’entrée.
Scène première
SARA, sur le devant du théâtre, LUCY, contre la grille, UNE SENTINELLE dans le fond à droite
LUCY.
Rien !... toujours rien !...
SARA.
Pauvre Lucy !... elle s’est levée avant le jour !... oh, pourquoi la commotion cruelle qu’elle a éprouvée, il y a un mois, lui a-t-elle rendu la raison et le sentiment de son malheur ?...
À Lucy qu’elle amène.
Chère miss, calmez-vous, je vous en conjure votre douleur me désespère, et je m’afflige de ne pou voir vous prêter secours !... un instant, j’ai cru qu’avec l’aide de M. Pembrock, mon mari, devenu concierge de cette forteresse... mais non !... c’est impossible...
LUCY.
Impossible !... Ils ont tous ce mot là à la bouche !... ils disaient aussi qu’il était impossible d’arriver près de Cromwell ! et pourtant quand j’ai couru à Londres pour demander sa grâce, ce mot m’a-t-il arrêtée ! Non !... pendant quinze jours, moi, la fille de lord Walton, je me suis tenue à la porte de Cromwell, j’ai bravé les sarcasmes et les insultes des passants, les dédains des gens en place, les outrages des valets pour arriver jusqu’au protecteur, pour lui baiser la main comme à un Roi, pour me traîner à ses genoux, et il a eu pitié de moi, et il m’a promis la grâce de Clifford.
SARA.
Je crains que vous ne vous soyez bercée d’une espérance trompeuse, cette grâce n’arrive pas, et c’est aujourd’hui même...
LUCY.
Oui, aujourd’hui... peut-être n’a-t-il plus une heure à vivre, et c’est moi qui l’assassine !...
SARA.
Vous entendrai-je toujours vous reprocher votre malheur comme un crime.
LUCY.
Un crime !... oui, et le plus affreux des crimes !... Il était la près de moi !... Et je ne l’ai pas reconnu !... Et j’ai appelé ses bourreaux !... J’étais donc folle ?
SARA.
Hélas !...
LUCY.
Mais il fallait me tuer, Sara, il fallait me tuer !
SARA, la prenant dans ses bras.
Mon enfant !...
LUCY.
Il ignore que depuis hier, je suis ici ; que j’ai voulu attendre près de lui l’effet des promesses de Cromwell !
SARA.
Mais si la grâce ne vient pas, vous serez donc témoin ?... car sir Mulgrave doit faire exécuter l’arrêt...
LUCY.
Oui, et il est le rival, l’ennemi de Clifford ; et il ne reculera pas l’heure fatale... Oh ! il l’avancerait peut-être s’il savait que mon amour est plus fort que jamais, et qu’il me reste un espoir !
SARA.
Mon Dieu, que pourrait faire sir Mulgrave ? est-il le maître ? Le général Monk n’est-il pas ici ?...
LUCY.
Il faudra donc que je le voie mourir ! c’est pour moi qu’il revenait sur cette terre où chacun de ses pas était un danger, où la mort l’attendait !... Et je le calomniais, lui, si tendre et si fidèle !... Je ne l’avais donc pas lue cette lettre qui prouve son innocence ; elle n’avait donc pu me rendre la raison ?... Ah ! depuis ce jour fatal, elle ne m’a pas quittée ; elle est là, sur mon cœur, elle le serre, elle le brûle, elle le torture comme un remords !
Elle tire la lettre de son sein et la parcourt des yeux, puis va s’asseoir comme accablée par le désespoir.
Clifford, Clifford, noble et généreux ami, ne me maudis pas, car je suis bien malheureuse !
SARA, à part.
Si je pouvais l’arracher de ce château !
Scène II
SARA, HABACUC, LUCY
SARA.
Eh bien, quelle nouvelle ? Y a-t-il quelque espérance ?
HABACUC.
Aucune. Tout est prêt pour l’exécution, et quand deux heures sonneront, on emmènera le prisonnier, et tout sera dit.
SARA.
Plus bas, malheureux !... plus bas !...
LUCY.
Ah !... je l’ai entendu !... quand deux heures sonneront !... Et si la grâce arrive, il sera trop tard !... La clémence de Cromwell ne trouvera plus qu’un cercueil !... oh, comme sir Mulgrave est pressé !...
SARA, à Habacuc.
Vous ne pouviez pas vous taire ?
HABACUC.
C’est vrai !... la pauvre jeune fille !... mais aussi pourquoi va-t-elle aimer un cavalier ?
LUCY, se levant.
Quand deux heures sonneront. Et elles vont sonner !... oh, je ne le souffrirai pas !... mais comment l’empêcher ? quel moyen ?... un moyen ?... ah, peut-être...
Air du vaudeville de Préville et Taconnet.
Que faire ? Ce terrible aveu
Peut réussir !... mais l’oserai-je ?
Ce serait deux fois tenter Dieu !
Sara, que le Ciel me protège !
S’il meurt, tous mes soins sont perdus,
Et l’espérance m’est ravie !...
Ô mon Dieu, donne un jour de plus
Un jour, un seul !... et prends ma vie !
SARA.
Que dites-vous ?
LUCY.
Du temps !... c’est du temps qu’il me faut ! car l’heure s’écoule, l’instant approche, et sa grâce n’arrive pas !...
SARA, s’approchant.
Ma chère enfant !...
LUCY.
Viens, Sara, viens joindre tes prières aux miennes ; que Dieu m’inspire ! J’ai besoin de courage !... ce serait une horrible extrémité ! oh, viens voir avec moi s’il n’arrive rien de Londres.
Elles sortent.
Scène III
HABACUC, puis MONCK et MULGRAVE
HABACUC.
Moi qui me croyais bien cuirassé contre les émotions mondaines, eh bien je me sens tout attendri !... Ce que c’est pourtant que le mariage ?... En vérité, si je ne me retenais pas, je pleurerais... oh, oh, le général Monk et le colonel Mulgrave.
MULGRAVE.
Retirez-vous.
HABACUC.
Que tous les saints veillent sur le général ! qu’ils protègent le vrai soutien d’Israël.
MONCK.
C’est bon, mon ami, c’est bon.
Habacuc sort.
Je suis content de vous, colonel ; lord Protecteur compte sur votre dévouement. Vous avez à remplir aujourd’hui un pénible devoir : ce jeune Clifford...
MULGRAVE.
Dans peu d’instants il aura payé de sa tête le crime dont il s’est rendu coupable.
MONCK.
Je l’avoue, je vois avec peine de pareils sacrifices : les partis n’y gagnent pas grand’ chose, et l’Angleterre y perd de nobles enfants.
MULGRAVE.
La loi a parlé, général. Et dans ce temps où les tronçons du serpent coupé cherchent à se réunir, où la trahison se glisse à côté même du glorieux Cromwell...
MONCK.
Vous croyez, Mulgrave ?
MULGRAVE.
N’est-il pas des généraux que l’ambition et l’envie ont entraînés loin de nos saintes voies ? Lambert et quelques autres n’ont-ils pas tenté de renverser l’édifice que la volonté du Ciel éleva ?
MONCK.
Oui, l’édifice leur semblait trop haut.
MULGRAVE.
Quiconque y portera la main sera écrasé.
MONCK.
Ainsi soit-il !
À part.
Il y a tout à craindre de cette Tête-ronde fanatique.
MULGRAVE.
Votre fidélité est connue, général Monck.
MONCK.
J’espère que personne n’en doute, colonel Mulgrave.
MULGRAVE.
Non certes ! Le vainqueur du marquis d’Ormond, le général qui fit passer au fil de l’épée tous les habitants royalistes de Dundée, celui-là est à l’abri du soupçon ce n’est pas lui qui voudrait enlever un ami des Stuarts au châtiment.
MONCK.
Dieu m’en garde ! Ce jeune homme est, dit-on, loyal et brave ? J’ai désiré le voir avant l’instant fatal ; il était naguères sur le continent, et je serais bien aise de l’interroger. Veuillez donner des ordres pour qu’il soit amené près de moi.
MULGRAVE.
Je vais accomplir votre désir.
Il entre par la grille.
Scène IV
MONCK, seul
Oui, sa mort est nécessaire !... Le maladroit, se laisser prendre !... Ces cavaliers sont tous les mêmes !... Imprudents écervelés qui compromettent leur cause au lieu de la servir !... Celui-ci était, dit-on, dans la confidence de Charles II ; il en sait peut-être plus long que je ne voudrais qu’il en eût appris ? Et s’il avait parlé, ou s’il parlait ?... Olivier Cromwell est inexorable !... Il se souviens que jadis, à la Tour de Londres, je reçus un bienfait de Charles Ier ; et cependant que n’ai-je pas fait pour qu’il l’oubliât ?... Mais oublie-t-il quelque chose ? Le but vers lequel il marche est sans cesse devant ses yeux, et que lui importe qu’une tête de plus tombe sur son chemin ?... Avoir prodigué son sang pour asseoir sur le trône d’Angleterre la race d’Olivier Cromwell !... Est-ce donc là ce que nous avions voulu ?... ah, nous verrons !...
Scène V
MONCK, CLIFFORD, amené par des soldats
MONCK, à part.
C’est lui !... voyons s’il sait quelque chose.
CLIFFORD, à part.
Le général Monck !... ah, il se doute que je suis instruit ; et je gage qu’il a plus peur que moi.
MONCK, assis.
Approchez, jeune homme.
CLIFFORD.
Merci du compliment, général ; mais, d’après tout ce qui se prépare pour moi, il me semble qu’à l’heure qu’il est, je suis plus vieux que vous.
MONCK.
Oui, vous avez avancé vous-même le terme où nous devons tous arriver.
CLIFFORD.
Non, pardieu, général ! Je l’ai laissé venir, et ce n’est pas ma faute s’il est venu sitôt !
MONCK.
J’aime ce courage insouciant qui vous fait envisager votre sort avec un tel sang-froid.
CLIFFORD.
Que voulez-vous ? Le jour où pour la première fois j’ai tiré l’épée du fourreau, au cri de vive Charles II, j’ai jugé que ma tête ne tenait pas solidement sur mes épaules : elle y est restée cinq ans depuis cette époque, cela fait donc cinq ans de bénéfice.
MONCK.
Et pourquoi revenir sur une terre où vos jours étaient condamnés ?
CLIFFORD.
J’étais amoureux, général.
MONCK se levant.
Folie !
CLIFFORD.
D’accord !... mais la plus douce folie de ce monde.
MONCK.
Ainsi votre amour fut le seul motif de votre retour ? Rien ne vous avait été dit sur le continent pour autoriser d’autres espérances ?
CLIFFORD, à part.
Nous y voilà !
MONCK.
La puissance et les triomphes du Protecteur doivent décourager votre parti ; n’est-il pas vrai ?
CLIFFORD.
On jurerait, j’en conviens, que le vieux Noll a vendu son âme au diable ; mais quand on a vendu, il faut livrer, et quelque jour le diable viendra réclamer sa marchandise ; cela nous console en attendant mieux.
MONCK, avec inquiétude.
Qu’attendez-vous de mieux ?
CLIFFORD.
Qui sait ?
MONCK.
Vous ne répondez pas ?
CLIFFORD.
Pardieu, général, que répondrais-je ? J’ai joué mon rôle du mieux que j’ai pu, le rideau va se baisser, je laisse le dénouement à des comédiens plus heureux ou plus habiles que moi.
MONCK.
Vous êtes donc résigné à votre sort ? Ni promesses, ni séductions ne pourront rien sur vous, et si, par hasard, vous possédiez quelques secrets, ils seraient ensevelis dans votre cercueil ?
CLIFFORD.
Je regrette la vie, général, car j’aime et je crois être aimé ; mais je ne la paierais point d’une lâcheté.
MONCK, à part.
S’il est instruit, il se taira.
CLIFFORD, à part.
Comme il a peur que je ne parle !
MONCK.
Vous avez sauvé une prisonnière d’état.
CLIFFORD.
Quel cavalier, en ma place, n’en eût fait autant ?
MONCK.
On paraissait attacher une grande importance à garder cette captive, dont le rang est encore inconnu.
CLIFFORD, souriant.
Est-il inconnu à tout le monde, général ?
MONCK.
Comment ?
CLIFFORD.
Ah !... vous désirez l’ignorer ?... à la bonne heure.
MONCK.
Celui que... vous nommez... Charles II peut-il espérer encore ?
CLIFFORD, le regardant.
Qu’en pense le général Monck ?
MONCK.
Il est si jeune et si frivole !
CLIFFORD.
Il y a des gens qui aiment mieux un jeune fou qu’un vieux hypocrite.
MONCK.
Vous êtes hardi dans vos discours.
CLIFFORD.
Dans ma situation, c’est bien le moins que je ne sois pas forcé de les farder.
MONCK.
Vous êtes, je le vois, un de ces hommes rares qui n’hésitent point à sacrifier leur vie, s’il le faut, à leur foi politique. Vous comprenez que vous avez joué une partie dont l’enjeu était votre tête, et que vous avez perdu.
CLIFFORD.
Oui, j’ai perdu ; car, moi, je ne tenais pas les deux jeux.
MONCK.
Que voulez-vous dire ?
CLIFFORD.
Il me semble que cela n’est pas difficile à deviner.
MONCK.
Expliquez-vous !
CLIFFORD.
Vous le voulez ? J’y consens ! Écoutez-moi, général Monck ! N’est-il pas des hommes qui se sont condamnés à servir hautement la cause qu’ils détestent en secret ? Qui ont cru devoir tirer le glaive contre le fils du monarque qui fut leur bienfaiteur ? Qui ont trempé leurs mains dans le sang fidèle pour donner à leurs nouveaux maîtres des gages que peut-être ils rachèteront un jour ?
MONCK.
S’il est de ces hommes-là, milord. vous devez les plaindre, car leur vie est un perpétuel combat ! Ils n’ont que des jours sans joie et des nuits sans sommeil !... Tout leur fait ombrage, un geste, un regard, une parole !... Ils se débattent sous la main de fer de la nécessité ; Ils déplorent leurs triomphes, et ils ne peuvent pas poser l’épée ! leur route est mal sûre, et il ne faut pas qu’ils s’arrêtent, car le but est là, et le temps seul peut les absoudre.
CLIFFORD.
Amen ! comme disent vos Têtes-rondes. L’instant viendra où ils troqueront le justaucorps de buffle contre un pourpoint tailladé, et le large feutre contre le chapeau à plumet ? En attendant, ils ont le courage d’être laids et maussades sous le costume puritain ; ils ont la patience de s’ennuyer au prêche, et de s’enrouer en chantant des psaumes ; moi, je n’ai pas tant de vertu ! Mais entre nous ce n’est qu’une question de temps, n’est-il pas vrai, général ?
MONCK.
Lord Clifford !
CLIFFORD, souriant.
Oh, rassurez-vous !... nous sommes seuls, je ne nomme personne, et je vais mourir ! Avouez pourtant que j’ai un véritable avantage sur ces gens-là ! Plus de gêne pour moi, plus de contrainte ! Je peux, à cette heure, dire librement ce que je pense ! Il est vrai que cela ne durera pas longtemps. Mais enfin je puis, si cela me plaît, crier tout haut : vive le roi Charles II.
MONCK.
Imprudent !...
CLIFFORD.
Imprudent ?... Eh pourquoi ? que diable, on ne me tuera pas deux fois !
MONCK.
Ne craignez-vous pas ?
CLIFFORD.
Moi ?... Que puis-je craindre ?... ah, si fait cependant, j’ai eu peur un moment !
MONCK.
De quoi ?
CLIFFORD.
Pardieu d’être pendu : ces damnés Puritains ne respectent rien, et malgré ma noblesse ils étaient capables de me faire cadeau d’une corde ; mais sir Mulgrave a bien fait les choses, il y a mis des procédés, on me tranchera la tête.
MONCK.
Je ne saurais m’empêcher de vous plaindre : tant de loyauté ! un si bel avenir !...
CLIFFORD.
L’avenir ? vous l’avez dit, général, il appartient à d’autres : qu’ils s’en souviennent. Les Anglais fidèles les regardent, et tous les rois ne sont pas ingrats !
MONCK, lui tendant la main.
Assez, jeune homme ! assez !... l’instant approche ! je compte sur votre courage.
CLIFFORD, lui serrant la main.
Comme sur mon silence !
Monck sort.
Scène VI
CLIFFORD, seul
Il se défiait de moi !... Il est vrai que, si je parlais, sa tête ne serait pas plus solide que la mienne !... Ah ! qu’il se rassure !... Allons, l’heure fatale ne tardera pas à sonner, et les Puritains sont des créanciers d’une rare exactitude !... Mais Lucy, Lucy ? ne la reverrai-je pas ? ne recevra-t-elle pas mon dernier adieu ?... Oh ! elle est bien loin de ces lieux sans-doute ! pauvre Lucy !... que de larmes elle a dû répandre !... comme elle doit s’accuser !... Oh ! pourquoi la raison lui est-elle revenue ? C’est ici, dans cette forteresse qu’il y a trois mois à peine j’allais la conduire à l’autel : j’étais heureux alors ; la voix des partis se taisait dans mon cœur, l’amour y parlait seul !... Je voulais vivre pour le bonheur, oublieux et oublié de ce monde où s’agitent tant de misérables passions ! Mais une reine ! la reine d’Angleterre !... Ah, je ne pouvais pas hésiter ! Quelle félicité pourtant aurait été la mienne ! Je crois la voir encore !... avec quelle confiance et quel amour elle m’abandonnait son avenir ! De combien de soins et de tendresse je l’aurais entourée !...
Air de l’Angélus.
Il me semble revoir les lieux
Où s’écoula notre jeune âge,
Et de Lucy, devant mes yeux,
Voltige encor la douce image ;
Mon amour, son cœur le partage !
Au rendez-vous, comme autrefois,
Je m’entends appeler par elle !...
On entend sonner deux heures.
Je croyais entendre sa voix,
C’en est une autre qui m’appelle !
Allons ! deux heures à l’horloge de la forteresse !... La bavarde ne me laisse pas même achever mon rêve.
Scène VII
MULGRAVE, CLIFFORD, OFFICIERS, PURITAINS, SOLDATS, dans le fond
On entend des tambours.
MULGRAVE.
Lord Clifford, condamné par la loi, pour un crime dont vous connaissiez toute l’importance, quand vous l’avez commis, vous savez le sort qui vous attend, et vous y êtes préparé ?
CLIFFORD.
Sir Mulgrave, je suis soldat, et toutes les fois que j’ai entendu mon nom à l’appel, j’ai répondu : présent !
MULGRAVE.
L’heure est arrivée.
CLIFFORD.
Je le sais.
MULGRAVE.
Vous n’avez rien à nous dire ?
CLIFFORD.
Mes conversations avec les vivants sont terminées ; je souhaite qu’on soit plus amusant dans l’autre monde que dans celui-ci.
MULGRAVE.
Venez, donc !
CLIFFORD.
Ah, un mot encore !... avant de marcher à mon dernier combat, je veux vous témoigner ma reconnaissance, sir Mulgrave : vous n’avez point oublié mes droits de gentilhomme, et je Vous en remercie.
MULGRAVE.
De la vanité même pour un échafaud.
CLIFFORD.
Je n’en peux plus mettre à autre chose. Écoutez, Mulgrave, nous fûmes toujours ennemis, nous étions même rivaux, mais, en ce moment, toute haine doit s’éteindre. Donnez-moi votre main !... Lucy sera bien malheureuse de ma mort ; Promettez-moi de lui dire que ma dernière pensée fut pour elle !... Promettez-moi aussi de ne plus la poursuivre de voire amour : il faut se rendre justice, Mulgrave ; avec ce vilain costume, et votre langage de chanteur de psaumes, vous ne pouvez pas lui plaire ; respectez-donc et sa douleur et ses regrets.
MULGRAVE.
Lord Clifford !...
CLIFFORD.
De la colère ?... à quoi bon, à cette heure ? non, je suis franc ; soyez généreux !... et maintenant, messieurs, marchons !... votre gracieux Cromwell m’envoie à la mort : je désire que Charles II ne vous le rende pas !
Scène VIII
MULGRAVE, LUCY, CLIFFORD, OFFICIERS PURITAINS, SOLDATS, dans le fond
CLIFFORD, avec la plus grande surprise.
Lucy !
LUCY, à part.
Il le faut !
MULGRAVE.
Que venez vous faire en ce lieu, miss Walton ? J’avais donné des ordres pour qu’elle fût éloignée !
LUCY.
M’éloigner. Qui en a le droit, quand je me présente ici pour sauver les jours du Protecteur ?
TOUS.
Comment ?...
LUCY.
Vous allez l’apprendre... Où conduisez-vous lord Clifford ?...
MULGRAVE.
L’ignorez-vous ?
LUCY.
Non !... c’est la mort, n’est-ce pas ?... Eh bien ! il n’est pas encore temps... vous ne connaissez qu’une partie de ses crimes.
CLIFFORD, à part.
Que veut-elle dire ?
MULGRAVE.
Expliquez-vous, miss Walton.
LUCY.
Un complot est formé contre le Protecteur ; lord Clifford connaît les conjurés ; seul il peut vous indiquer et leurs noms et leur retraite. A-t-il donc des complices parmi vous qui vous hâtez de l’envoyer à la mort ?
MULGRAVE.
Quel étrange mystère !
CLIFFORD.
Miss Walton, et c’est vous qui m’accusez ?
LUCY.
Et pourquoi non ?
À part, avec angoisse.
Ah ! il ne me comprend pas !
CLIFFORD.
J’aurais conspiré contre Cromwell que vous n’obtiendriez de moi ni un aveu, ni une dénonciation. Ainsi finissons-en.
LUCY, à part, avec désespoir.
Ah !...
CLIFFORD.
Lucy, devais-je croire ?
LUCY, avec effort.
Ah ! cela vous étonne !... Eh bien, n’êtes-vous pas cavalier ? et moi ne suis-je pas puritaine ? fille d’un membre du Parlement...
Avec intention.
Oui, je vous accuse ! Je veux qu’on suspende votre châtiment, qu’on vous interroge... Car je suis l’amie de Cromwell, moi !
CLIFFORD, à part.
La raison l’a-t-elle encore une fois abandonnée ?
LUCY.
Eh bien, sir Mulgrave, vous semblez réfléchir ? Ne m’avez-vous pas entendue ? Ne vous ai-je pas dit qu’il y a un complot ? J’en jure par mon âme, par mon salut éternel ! Et ne faut-il pas que tout soit révélé avant qu’il meure !
MULGRAVE.
Oui, sans doute, si votre accusation est fondée, mais...
LUCY.
Vous hésitez ?... N’est-ce pas moi qui déjà vous l’ai livré ! Songez-y bien, colonel... Devant ces messieurs, je vous rends responsable de l’avenir !... Si vous ne m’écoutez pas, c’est auprès du Parlement, auprès de Cromwell lui-même que moi, Lucy Walton, je vous accuserai !
MULGRAVE.
Et quelle preuve offrez-vous de ce nouveau crime ? ne pensez pas qu’une ruse de femme puisse nous en imposer.
LUCY.
Une preuve ?...
MULGRAVE.
Il la faut, miss, car l’instant est venu, et la loi veut être obéie.
CLIFFORD, à part.
Que va-t-elle faire ?
LUCY, prêtant l’oreille au loin.
Écoutez !... N’entends-je pas quelqu’un venir ?...
MULGRAVE.
Personne ne vient, miss Walton, et j’attends.
LUCY, à part.
Rien de Londres !... rien !... Ils le tueront !... Mais, plus tard, cette lettre peut le tuer aussi !...
MULGRAVE.
C’est demeurer trop longtemps... marchons, messieurs.
CLIFFORD.
Adieu, Lucy, adieu pour toujours...
LUCY, avec exaltation.
Encore une fois arrêtez !... Vous doutez de mes paroles, vous voulez une preuve ?...
MULGRAVE.
Et vous n’en avez pas.
LUCY, remettant la lettre à Mulgrave.
La voici !
CLIFFORD, à part.
La lettre du Roi !...
Haut.
Lucy, qu’avez-vous fait ?
LUCY.
Mon devoir.
MULGRAVE, qui a jeté un coup d’œil sur la lettre.
Que vois-je ?
À lui-même.
Charles II !... Ô ciel !...
Il lit bas.
« Nous comptons des amis près d’Olivier Cromwell... le général !... » Cela se peut-il ?
LUCY.
Eh bien ! en est-ce assez maintenant.
MULGRAVE, à lui-même.
Qu’ai-je lu !
LUCY, à part et tremblante.
Il semble hésiter encore !...
MULGRAVE, aux officiers.
Messieurs, ce que je viens de voir exige que l’exécution de la sentence prononcée contre lord Clifford soit suspendue.
LUCY, à part.
Ah !...
MULGRAVE, à un officier.
Allez donc, Marckham, que tout soit différé, et qu’on attende de nouveaux ordres ! vous, Jocelin, ramenez l’accusé dans sa prison ; et vous, messieurs, veuillez me suivre !
CLIFFORD, à Lucy.
Lucy !... Lucy !... il valait mieux me laisser mourir !
Scène IX
LUCY, seule
Le laisser mourir !... non !... Il fallait, à tout prix, gagner du temps, empêcher son supplice !... Son supplice ?... je n’ai fait que le reculer peut-être ?... Eh bien, avais-je une autre ressource ? Mulgrave se serait-il arrêté ?... Mais Clifford, Clifford ? A-t-il lu dans mon cœur ? m’a-t-il devinée ?... Il m’accuse sans doute ? Il me croit folle encore !... Mon Dieu ! mon Dieu !... est-ce assez de douleurs !...
On entend un son de cor, auquel un autre son répond.
Qu’entends-je ?... le son du cor ?... on lui répond !...
Elle va vers la terrasse.
La porte s’ouvre...
Scène X
LUCY, SARA
SARA, accourant de la gauche.
Miss !... ma chère miss !...
LUCY.
Eh ! bien ?...
SARA.
C’est sa grâce... un courrier d’état arrive de Londres.
LUCY, avec un transport de joie.
Sa grâce...
SARA.
Mais on dit qu’il est accusé d’un nouveau crime envers le Parlement.
LUCY.
C’est vrai.
SARA.
Que ce crime mérite la mort.
LUCY.
C’est vrai.
SARA.
Et que c’est vous ?...
LUCY.
C’est vrai.
SARA.
Comment ?
LUCY.
Il valait mieux le laisser tuer n’est-ce pas ? et quand Cromwell acquitte sa parole, il valait mieux qu’on dit : « Lucy Walton a obtenu grâce pour le cadavre de son amant. »
SARA.
Malheureuse enfant !
LUCY.
Malheureuse !... oh, tu dis vrai, Sara, bien malheureuse ! Conçois-tu tout ce que ma situation renferme d’angoisses ? Pour la seconde fois, je l’expose à la mort, lui, pour qui je donnerais ma vie... mais il ne mourra pas ! je ne veux pas qu’il meure !
SARA.
Et que ferez-vous ?
LUCY.
Que sais-je ?... Cette lettre, c’est à sir Mulgrave que je l’ai remise, à lui seul !... Tout sentiment d’humanité, est-il donc éteint dans son âme ! Il faut que je le voie, Sara, il faut que je le voie !
SARA.
Je l’aperçois de ce côté.
LUCY.
Ah ! laisse-nous !... laisse-nous seuls je t’en conjure.
Sara rentre à droite.
Scène XI
MULGRAVE, LUCY
MULGRAVE, à lui-même.
Non ! je n’y peux croire encore le glorieux soutien de notre cause, ami secret des Stuarts !... Et je dois le livrer à la vengeance de Cromwell !... Lui !
LUCY, timidement.
Colonel Mulgrave...
MULGRAVE.
C’est vous, miss Walton ?
LUCY.
Oui, c’est moi, c’est cette Lucy que vous avez aimée, qui vient se jeter à vos genoux.
Elle tombe à ses pieds.
MULGRAVE.
Que faites-vous, miss ? Relevez-vous donc !
LUCY.
Non !... je resterai-là ; car vous êtes puissant, et moi je supplie ! Je resterai-là, car vous pouvez donner la vie, et je viens la demander.
MULGRAVE.
Qu’exigez-vous de moi ?
LUCY.
Écoutez, Mulgrave ! Lord Clifford fut condamné à mourir, pour avoir brisé les fers d’une femme captive : vous pouviez l’empêcher alors, et vous ne l’avez pas fait, parce que vous pensiez que cette fuite servirait vos espérances.
MULGRAVE.
Qu’osez-vous dire ?
LUCY.
La vérité ! Eh bien, aujourd’hui, vous saviez quelle était cette femme ; Olivier Cromwell ne peut pas l’ignorer, et pourtant il a fait grâce !
MULGRAVE.
Oui, mais vous l’avez dit, miss Walton, c’est là le moindre crime de lord Clifford.
LUCY.
Et cet autre crime ? de qui le savez-vous ? de moi qui voulais l’arracher aux mains du bourreau ? car il n’est plus temps de feindre de moi qui n’avais que ce moyen de sauver ses jours ?
MULGRAVE, avec amertume.
Comme vous l’aimez !...
LUCY.
Je ne mentirai pas, Mulgrave ! oui, je l’ai aimé !... et cet amour excita votre haine ! Vous m’avez offert votre main, et je l’ai repoussée !... eh bien, aujourd’hui je vous offre la mienne !... Cette preuve qui seule peut l’accuser, anéantissez-la, et je suis à vous ! et ma reconnaissance, ma tendresse, ma vie entière, tout vous appartient !...
MULGRAVE.
Qu’entends-je ?
LUCY.
Voyez, Mulgrave, je suis à vos genoux, je souffre et je prie !... Vous ne voudrez pas que j’aie à m’accuser de la mort d’un malheureux ? vous ne voudrez pas que je vous maudisse à mon dernier jour ?... au lieu de vous maudire, je vous aimerai, je vous chérirai ! Je vous suivrai partout ! je serai votre femme, votre esclave ! mais délivrez-moi du remords qui me ferait mourir !
MULGRAVE.
Et c’est pour lui que vous me priez ! pour lui !...
LUCY.
Il fut l’ami de mon enfance, je l’oublierai !... son nom était pour moi, un gage de bonheur, je ne le prononcerai plus ! C’est à vous, à vous seul que chacun de mes instants sera consacré !... mais qu’il vive, qu’il vive, et que mon nom ne retentisse pas au milieu de son supplice.
MULGRAVE.
Miss Walton, mon devoir était pénible ; vous l’avez rendu plus cruel que vous ne pensez ! Ces officiers, comme moi dévoués au Parlement et à Cromwell n’ont-ils pas entendu votre accusation ? Croyez-vous qu’ils se tairaient ?
LUCY.
Vous serez donc inflexible ?... Et il disait qu’il m’aimait !
MULGRAVE.
Oui, je vous aimais, et vos dédains ont ulcéré mon cœur ! et vos prières, où perce tant d’amour pour mon rival, devraient encore irriter ma colère !... je vous aimais, miss Walton ?... mais vous paraissez oublier que ce n’est point un amant qu’est près de vous ; c’est un officier de Cromwell, un défenseur du Parlement !
LUCY.
C’est donc son sang que vous voulez ? c’est la vengeance qu’il vous faut ?...
MULGRAVE.
La vengeance ?... vous l’avez dit !... je me vengerai de lui... et de vous !
LUCY.
Plus d’espérance !
MULGRAVE.
On vient.
Scène XII
CLIFFORD, MONCK, MULGRAVE, LUCY, OFFICIERS PURITAINS, SOLDATS dans le fond
MONCK.
Approchez, messieurs, et vous aussi, lord Clifford. J’ai dû vous réunir près de moi, car un ordre du Parlement, signé de Mylord Protecteur, m’a été remis par le colonel Mulgrave, et doit vous être communiqué. Cet ordre concerne lord Arthur Clifford.
CLIFFORD.
Que diable me veut encore votre Parlement ? Il sait bien que je mourrai dans l’impénitence finale. Qu’il se dépêche donc ! un n’abuse pas ainsi de la patience d’un gentilhomme.
MONCK.
Veuillez, milord, faire silence et m’écouter. Son Excellence et le Parlement, obéissant à des motifs qu’il ne nous est pas permis d’approfondir ont décidé qu’il serait fait grâce à lord Clifford pour le crime qu’il a commis en sauvant une prisonnière d’état, et ils lui enjoignent de quitter sur-le-champ l’Angleterre.
CLIFFORD.
Pardieu, votre Parlement est bien honnête, et je ne demande pas mieux.
MONCK.
Au nom du Parlement, et de milord Protecteur, je déclare donc lord Clifford déchargé, pour ce fait, de toute accusation, voici l’ordre, messieurs, veuillez l’examiner.
L’OFFICIER.
Mais une autre accusation pèse maintenant sur la tête de lord Arthur Clifford.
CLIFFORD, à part.
Nous y voilà !... Je recule pour mieux sauter.
L’OFFICIER.
Miss Lucy Walton a dénoncé devant nous un complot qui rend inutile la clémence du Parlement.
MONCK.
Un complot !... qu’entends-je ?
L’OFFICIER.
Elle a remis entre les mains du colonel Mulgrave une lettre qui est sans doute contre l’accusé une preuve accablante.
LUCY, à part.
Tout est fini !
MONCK.
Une lettre ?... cela est-il vrai, colonel Mulgrave ?
MULGRAVE.
Oui, général, mais ce n’était qu’une fausse accusation, une ruse pour gagner du temps. Cette lettre est controuvée. Murmures parmi les officiers.
LUCY, à part.
Ah !... que dit-il ?
MULGRAVE, bas.
Je me venge, miss Walton.
CLIFFORD, à part.
Ma foi, voilà un honnête homme de puritain.
MULGRAVE.
Je pense donc que la liberté peut être rendue à lord Clifford.
L’OFFICIER.
Nous nous y opposons !... dans une affaire aussi importante votre assertion ne suffit pas, colonel Mulgrave.
MULGRAVE.
Et qui oserait douter de ma parole ?
L’OFFICIER.
Officiers du Parlement, chargés de le défendre contre les intrigues de ses ennemis, nous voulons des preuves claires et précises !... n’est-il pas vrai, mes amis ?
TOUS.
Oui, oui, des preuves !
MONCK.
Leur demande est juste, colonel, Serait-il possible que vous voulussiez dérober un ami des Stuarts à la rigueur des lois.
MULGRAVE, bas, avec intention.
Peut-être, général ?
CLIFFORD, s’asseyant.
Auront-ils bientôt fini de jouer ma tête ?
MONCK.
On vous accuse, colonel Mulgrave ; qu’avez-vous à dire ?
MULGRAVE.
Je dis, général, que cette lettre n’est qu’une ruse de jeune fille ; que c’est un tissu de mensonges.
L’OFFICIER.
Nous voulons la connaître.
TOUS.
Oui, oui !...
MONCK.
Ils ont raison.
MULGRAVE.
C’est votre avis, général ?
MONCK.
Sans doute.
MULGRAVE.
C’est donc à vous que je m’en rapporte... Lisez...
Il lui montre la lettre et lit à demi-voix sur le devant.
« Nous comptons des amis près d’Olivier Cromwell ; ne craignez pas leur feint dévouement. Le général Monk est à nous ! Signé Charles Stuart. »
MONCK, à part.
Ciel !...
MULGRAVE.
Qu’en pense maintenant le général Monck ?
MONCK, s’emparant de la lettre vivement.
Vous disiez vrai, colonel Mulgrave, c’est une imposture qui ne mérite pas d’arrêter un instant nos regards.
Il froisse la lettre entre ses mains.
LUCY, à part.
Il est sauvé !...
MONCK.
J’aime à penser, messieurs, que Georges Monck sera cru sur parole. Le colonel Mulgrave n’a pas cessé de bien mériter de la patrie.
À Clifford.
Et vous, milord, profitez de l’indulgence du Parlement qui a bien voulu vous pardonner : retournez sur le continent, et soyez plus prudent à l’avenir.
Musique en tremolo.
CLIFFORD.
Je tâcherai d’avoir la patience d’attendre, général !
MONCK.
Que dans vingt-quatre heures vos pieds ne foulent pas le sol d’Angleterre !
CLIFFORD.
Lucy, je n’ai qu’un exil à vous offrir.
LUCY.
L’exil avec toi c’est le bonheur !
MONCK, à demi-voix à Mulgrave.
Colonel, je fus votre protecteur et votre ami.
MULGRAVE, à demi-voix.
Vous voyez que je m’en suis souvenu...
CLIFFORD.
Adieu, messieurs ! et vous, à revoir, général Monck !
MONCK.
Et ou pourrions nous jamais nous revoir ?
CLIFFORD, bas lui serrant la main.
À la cour de Charles II.