Séjanus (Jean MAGNON)

Tragédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1646.

 

Personnages

 

TIBÈRE, empereur de Rome

DRUZE, fils de Germanicus, et neveu de Tibère

LIVIE, veuve de Druse, fils de Tibère

FULVIE, confidente de Livie

SÉJANUS, favori de Tibère

APICATA, femme de Séjanus

VOLUZIE, fille de Séjanus

TÉRENCE, chevalier Romain, ami de Séjanus

MACRON, colonel des gardes de Tibère

RÉGULUS, son lieutenant

TROUPE DE GARDES

 

La scène est dans Rome, dans le Palais de Tibère.

 

 

À MONSEIGNEUR LE COMTE MAGNUS GABRIEL DE LA GARDIE,

Ambassadeur Extraordinaire de Suède en France

 

MONSEIGNEUR,

 

Dès que vous avez paru dans la Cour de France, après avoir fait sentir votre venue par tous les lieux où vous passiez ; et après lui avoir envoyé devant vous une belle renommée, elle vous a regardé avec admiration ; et après vous avoir longtemps considéré, elle s’est rétractée en votre faveur du sentiment qu’elle a pour tous les Étrangers : vous l’avez forcée d’avouer que toute la Politesse n’est pas chez elle : et quoiqu’à l’exemple de la Grèce, elle puisse traiter toutes les autres Nations de Barbares ; elle a exempté de ce reproche le Septentrion, puisqu’il a, la gloire de vous avoir produit. Elle vous a témoigné, MONSEIGNEUR, qu’elle faisait une estime très particulière de votre personne : jamais Ambassadeur n’a mieux plu que vous à cette délicate, du consentement de tous ceux qui la composent, elle vous a jugé parfait, et vous vous pouvez vanter d’avoir obtenu d’elle, ce qu’elle a refusé à tous ceux qui vous ont précédé : combien de bouches ont loué le glorieux choix qu’a fait de vous, votre illustre Princesse, pour une Ambassade si importante que celle que vous avez traitée : jamais l’esprit de cette incomparable Reine, que vous servez, et à qui toute l’Europe rend ses hommages, n’a paru si éminemment, qu’en vous élisant pour un si célèbre emploi. Vous avez dignement répondu à l’attente des deux Couronnes, et ces deux fameux États, de qui l’éloignement ne peut altérer l’intelligence, vous sont redevables d’une union qu’ils ne renouvellent de temps en temps pue pour la rendre éternelle ; que d’applaudissements ne vous doivent point la France et la Suède, pendant ce temps, MONSEIGNEUR, que vous faites le destin de ces deux Royaumes : j’ose vous présenter l’Histoire du plus infortuné de tous les Politiques et du plus digne de son malheur. Je veux forcer l’ambitieux Séjanus, à voir votre Cabinet, à y étudier vos maximes, et à faire cet aveu, que s’il les eût pratiquées, son Gouvernement aurait été aussi doux aux Romains, que le vôtre est aimable aux Suédois : vous servez si bien leur Monarchie, qu’ils confessent à toute l’Europe, que vous mériteriez de régner : et si l’illustre sang du grand Adolphe leur manquait, qu’ils iraient chercher dans votre Maison un successeur digne des Maîtres qu’ils auraient perdu. C’est vous, MONSEIGNEUR, qui succéderiez à l’auguste Gustaut, dont la vie est pleine de Miracles et à la divine héritière, dont le premier âge est rempli de prodiges ; si bien que l’avenir doutera lequel du père ou de la fille aura le plus fait de merveilles, et lequel de leurs deux sexes sera le plus glorieux pour les avoir donnés au monde ; vous étonnerez aussi l’Histoire, MONSEIGNEUR, et nos neveux verront avec admiration, combien dans un siècle la Suède aura porté de grands Personnages, l’on les verra se plaindre au siècle de leurs aïeux, de n’avoir pas reculé votre naissance jusqu’à leur temps, la France fait une autre espèce de plainte, elle se fâche contre elle-même de vous avoir donné à la Suède, et si elle n’appréhendait de violer cette paix que vous venez d’affermir entre elles, elle reprendrait le présent qu’elle lui a fait : mais MONSEIGNEUR, quelque estime qu’elle fasse de vous, il faut qu’elle vous rende : tout le Septentrion vous redemande avec impatience, deux Maîtresses vous y attendent et celle dont la possession vous est réservée, murmure contre nous de ce que nous vous retenons plus longtemps. Reportez-lui, MONSEIGNEUR, ce visage qui ne s’est point si bien composé dans notre Cour, qu’on n’y ait vu, sans quelque espèce de jalousie, que la France n’était point votre élément, et que vous n’aspiriez qu’à revoir cet aimable Climat où sont enfermés tous vos désirs : je suis affligé, MONSEIGNEUR, de vous avoir dérobé quelques moments, et d’avoir interrompu vos belles idées, au point, ou tout libre des soucis que votre emploi vous donnait, vous rendiez toute votre âme à cette Princesse, qui ne la veut partager qu’avec votre Reine ; je finis, MONSEIGNEUR, en vous conjurant de souffrir, que je me die,

 

MONSEIGNEUR,

 

DE VOTRE EXCELLENCE,

 

Le très humble et très obéissant.

 

MAGNON.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LIVIE, FULVIE

 

FULVIE.

Notre unique remède, est de toujours souffrir,

La douleur qu’on évente, est au point de s’aigrir.

Que dira l’avenir de ce siècle où nous sommes ?

LIVIE.

Que mon sexe aura fait ce que n’ont pu des hommes,

Et que leur lâcheté me donna lieu d’agir.

FULVIE.

Ce noble sentiment les doit faire rougir ;

Et nos Neveux verront l’impuissance de Rome,

En ce que tous nos temps n’ont pu produire un homme.

Qu’elle a dégénéré de ses premières mœurs,

Et qu’elle a contracté de contraires humeurs :

C’est là l’impression que donna une habitude ;

Rome, insensiblement goûte la servitude ;

Elle, qui pour la fuir subjugua l’Univers,

Chérit son esclavage, et s’aime dans ses fers.

LIVIE.

Oui, cette lâcheté diffamera notre âge,

De n’avoir pu produire un homme de courage ;

Un Peuple belliqueux se soumet à Séjan,

Et l’ennemi des Rois souffre un petit tyran.

L’on immola Tarquin à la haine commune,

Appius Décemvir eut la même fortune :

Enfin, de temps en temps, les Dieux ont suscité

Quelque restaurateur de notre liberté ;

En donnant des tyrans, ils nous offraient des aides,

Et de la même main, les maux et les remèdes.

Que n’ont pu les Romains ? que n’ont-ils pas osé ?

Brute tua César, Cinna s’est exposé ;

Et bien que leur grand zèle ait paru trop injuste,

Le premier réussit, l’autre a fait craindre Auguste ;

À la honte de Rome, un simple favori,

Se conserve sans crainte, où César a péri.

FULVIE.

Sous ce malheureux règne où nous pouvons tout craindre,

L’on ôte aux affligés le plaisir de se plaindre ;

Les Romains, comme vous, ressentent leurs douleurs,

Ils attendent du temps la fin de leurs malheurs.

LIVIE.

Par tes comparaisons, ma douleur est bien pire,

Sa mort peut rétablir le repos de l’Empire ;

Et pour mes intérêts, fut-il cent fois péri,

Ferais-je par sa mort revivre mon mari ?

Je trouverais encore la victime imparfaite,

Et je me vengerais, sans être satisfaite.

FULVIE.

Laissez son châtiment à ses propres remords,

Ces bourreaux de la vie apaisent mieux les morts ;

Quelque indignation, quelque désir avide,

Qu’on suppose en un mort contre son homicide,

Le sang de son meurtrier lui paraît odieux ;

Et comme par mépris il le remet aux Dieux,

Il semble abandonner le soin de sa vengeance ;

Le Ciel qui l’intéresse, en prend la connaissance.

LIVIE.

Des remords dans Séjan ! il en pourrait former !

Lui, qui dedans le crime a pu se consommer !

À qui les attentats sont plus que légitimes !

Rien que le châtiment n’arrêtera ses crimes :

C’est seulement la mort qu’il lui faut opposer ;

Sans cet empêchement, Séjan va tout oser ;

C’est un torrent d’orgueil qui roule avec furie,

Dont le débordement inonde sa patrie,

Et dont le cours est tel, qu’il entraîne aujourd’hui

Tout ce qui se rencontre entre le Trône et lui,

Purgeons Rome d’un monstre, et sauvons-là de blâme,

La perte de Séjan est l’œuvre d’une femme,

Le salut de Tibère est même dans mes mains,

Et je puis ordonner du bonheur des Romains.

FULVIE.

Et quoi, Séjan conspire ?

LIVIE.

Et quoi, cela t’étonne ?

Ce monstre s’accoutume à n’épargner personne :

Tibère, agrandissant un tel ambitieux,

Arma, sans y penser, le bras d’un furieux,

Qui parmi tant d’horreurs ne s’étant pu connaître,

Devait porter le fer dans le sein de son Maître ;

Ainsi s’étant défait des Fils et des Neveux,

Cette mort l’élevait au comble de ses vœux ;

Rien ne peut étancher la soif d’un sanguinaire,

Ni rien ne peut remplir les vœux d’un téméraire.

Apprends par ce parti qu’il a pu proposer,

Et le dessein qu’il a de vouloir m’épouser ;

Qu’il veut que notre amour soit comme l’entremise,

Et le couronnement d’une telle entreprise ;

Ainsi l’ambition se cacha sous l’amour,

Et le même secret a mis son crime au jour ;

Lui-même par sa bouche affermit ma croyance ;

Le Ciel qui l’aveuglait, permit cette imprudence ;

Ce lâche empoisonneur se vint lui-même offrir ;

Ma joie aida beaucoup à le mieux découvrir :

Cette altération que souffrit mon visage,

Qu’il devait expliquer à son désavantage,

Qu’il dût attribuer à mon étonnement,

Parut à ce crédule un vrai consentement :

J’arrachai ses secrets, j’appris toute sa vie,

Que mon Druse était mort pour l’amour de Livie,

Que la mort de Tibère en serait un effet,

Et qu’elle avait causé tout ce qu’il avait fait.

Vois l’inégalité des mouvements de l’âme,

Des résolutions que se forme une femme ;

Je le voulais connaître, et voulais éclater ;

Et l’ayant reconnu, je le voulais flatter :

Indigne complaisance, où tu me vois forcée,

Si ma langue est contrainte à trahir ma pensée !

FULVIE.

La saison veut de vous de tels abaissements.

LIVIE.

N’ai-je point pratiqué tous ces déguisements ?

Aurait-on pu défendre à plus de complaisance ?

Tant qu’il a fallu feindre, on a vu ma prudence ;

Je me réputerais indigne de mon rang ;

Et des grands sentiments que me donne un beau sang,

Une Nièce d’Auguste aurait cette bassesse ?

Une bru de Tibère aurait cette faiblesse ?

Et la veuve de Druse un sentiment si bas ?

FULVIE.

Le grand cœur d’Agrippine a causé son trépas,

Votre longue prudence est encore nécessaire.

LIVIE.

N’importe, entreprenons ce qu’elle n’a pu faire ;

Ce téméraire Amant me demande aujourd’hui,

Épousons le trépas, avant que d’être à lui :

Chacun de son côté va faire une requête ;

Lui demande mon cœur, et moi je veux sa tête.

Cher Druse, cher Époux, je t’offre ce présent,

Et je t’immole après un cœur si complaisant !

Oui, je le vais punir d’un délai si imide,

Et d’avoir si longtemps souffert ton homicide.

FULVIE.

Votre Druse étant mort, je vous offre un Époux ;

Un autre de ce nom est-il digne de vous ?

Le reste précieux de la maison d’Auguste.

LIVIE.

Pleurons !

FULVIE.

Faiblesse insigne, autant qu’elle est injuste !

L’âme doit revenir de ces longues douleurs.

LIVIE.

Non pas quand notre perte a mérité nos pleurs.

Me puis-je consoler d’une perte si chère ?

Lui, n’est-il point touché de la mort de son père ?

Dis-lui, s’il a du cœur, autant qu’il a d’amour,

Qu’il vienne avecque moi signaler ce beau jour ;

Qu’il me secondera dans cette noble envie,

Et que c’est le secret de mériter Livie.

FULVIE, Séjan entrant.

Séjan vous a surprise.

LIVIE.

Ô spectacle odieux !

Ma bouche encore un coup, vas-tu trahir mes yeux ?

Mon cœur, peux-tu souffrir cet indigne artifice ?

Oui, trahissons un traître !

 

 

Scène II

 

FULVIE, à l’écart, SÉJAN, LIVIE

 

SÉJAN.

Et bien, chère complice,

La Fortune et les Dieux secondent nos désirs,

Et je vais dans ce jour consommer mes plaisirs,

Par la possession des beautés de Livie !

Jouissance, où je mets le repos de ma vie !

Elle a toujours été le but de mes ardeurs ;

Pour y mieux parvenir, j’y vais par les grandeurs :

L’ambition me mène où mon amour aspire,

Ainsi vous m’élevez pour monter à l’Empire ;

Et le Trône me sert pour aller jusqu’à vous,

Ainsi l’égalité sera mieux entre nous ;

Le rang d’un favori n’est pas considérable,

Si le moindre caprice en fait un misérable ;

La volonté du Prince a trop de changements,

Et c’est mal s’établir, que sur ces fondements.

Le pouvoir excessif que Tibère me donne,

Les charges qu’il unit dans ma seule personne,

Ce nombre de faveurs dont je me vois comblé,

Ce grand amas d’honneur dont je suis accablé,

Ne composent enfin qu’une grandeur commune,

Et ne sont que des dons que j’ai de la Fortune ;

Présents, que je ne vois que d’un œil de mépris,

Toujours prêt à les rendre, ainsi que je les pris !

Je vous parais, sans doute, un téméraire insigne ;

Mais pour vous posséder, je dus m’en rendre digne ;

Je crus que ma grandeur aurait quelques appas,

Et qu’elle aurait en soi, ce que je n’avais pas.

LIVIE.

Quelque éclat étranger qu’apporte une Couronne,

Séjan lui donne plus, que ce qu’elle lui donne.

SÉJAN.

C’est vous dont le mérite honorerait un rang,

Qui vous est déjà dû par la faveur du sang ;

L’Empire vous attend, et le Ciel est trop juste,

Pour ne vous point placer sur le Trône d’Auguste :

C’est un droit dont les Dieux ne vous sauraient priver,

Et le Ciel par ma main vous y veut élever,

Vous va restituer cette haute puissance,

Et rendre à vos vertus un droit de la naissance ;

Avec trop de Justice un Sceptre vous est dû ;

Mais bien souvent, sans crime, un droit n’est pas rendu :

Il faut exterminer les enfants d’Agrippine,

À peine un rejeton reste de la racine ;

Il faut jusqu’au dernier employer le poison,

Et jusqu’aux fondements détruire la maison.

LIVIE.

Séjan, n’attentez point contre le jeune Druse ?

SÉJAN.

Quand un Sceptre est offert, votre main le refuse ?

L’héritier d’Agrippine aura le même orgueil,

Que sa mère a porté jusque dans son cercueil ?

LIVIE.

Il faut entre vos coups mettre quelque intervalle ;

Des meurtres si fréquents causeraient un scandale ;

Et déjà l’apparence a fait croire aux Romains,

Que je participais dans vos moindres desseins.

SÉJAN.

Madame, j’aurai soin de votre renommée ;

Je le ferai périr au milieu d’une armée ;

Sous couleur d’employer le Neveu des Césars,

Je vais l’abandonner au milieu des hasards.

LIVIE.

Le même expédient ne perdit pas son père,

Et contre votre espoir, son sort lui fut prospère.

SÉJAN.

Il n’a pu se soustraire aux ruses de Pison ;

Qui se sauva du fer, mourut par le poison ;

Si proche de régner, tout nous est légitime,

Et je vais couronner votre tête et mon crime ;

Le Trône est devant nous, et derrière un tombeau ;

Quel spectacle des deux vous paraît le plus beau ?

Marchons vers le premier, la vue en est plus belle.

LIVIE.

La conjuration, en quel état est-elle ?

SÉJAN.

Tout m’obéit dans Rome, et ma profusion

Range tous les soldats à ma dévotion ;

Et pour former en eux un secours plus facile,

Je les ai réunis dans le cœur de la ville.

De là, si je les porte à des soulèvements,

Vous les verrez se rendre à mes commandements,

Enfoncer avec moi le Palais de Tibère,

Sacrifier sa vie à leur prompt colère ;

Et tous de cette voix, que pousse la fureur,

À l’aspect des Romains, me créer Empereur.

La charge de Tribun m’est encore nécessaire,

Elle ébranle à son gré tout l’état populaire ;

Je me l’assujettis par cette autorité ;

Naturellement Rome aime la nouveauté ;

Elle, qui dès longtemps vit dans la servitude,

Se promet en changeant un Empire moins rude ;

Et d’ailleurs son humeur m’étonnerait bien peu ;

Le naturel d’un Peuple agit comme le feu ;

S’il s’échauffe aisément à la première amorce,

Après sa violence, il perd toute sa force :

J’aime mieux m’assurer des premiers du Sénat,

Et disposer les Grands à cet assassinat ;

Ces petits Souverains traînent la populace ;

Et leur exemple abat ou soutient son audace ;

Je n’agis point aussi comme ces imprudents,

Qui sont faibles dehors, et puissants au-dedans ;

J’aime le cabinet, mais je veux la campagne,

Aidé des légions qui sont dans l’Allemagne ;

Et du puissant secours que leurs Chefs m’ont promis,

Je maintiendrai le rang où je me serai mis.

Que ne puis-je, assisté par ces troupes fidèles ?

Par un Courrier exprès, j’en attends des nouvelles ;

Jusqu’à son arrivée, on n’entreprendra rien ;

Son ordre étant venu, je donnerai le mien.

LIVIE.

Je ne sais qu’admirer dans un si grand ouvrage,

Ou de votre prudence, ou de votre courage.

SÉJAN.

Mais comme mes desseins veulent quelque longueur,

Ne me rejetez plus dedans cette langueur ?

Et dans ce long espoir qui menaçait ma vie,

Que je règne à loisir, mais possédant Livie !

Dans l’attente d’un Sceptre on se peut consoler,

Mais Madame, en amour l’on ne peut reculer ;

Je ne puis différer un moment davantage.

LIVIE.

Voyez donc l’Empereur, touchant ce mariage.

SÉJAN.

Il faut par un écrit savoir sa volonté ;

C’est comme il faut traiter avec sa Majesté ;

La loi ne permet pas dans de pareilles causes,

Qu’on lui donne autrement connaissance des choses ;

Térence de ma part ira lui présenter,

Et sur cet hyménée, il le pourra tenter :

Que ma femme en ceci me traite d’infidèle,

Un divorce bientôt me va défaire d’elle ;

Et même après le cours de son ressentiment,

Je veux qu’elle autorise un si beau changement.

Enfin nous te touchons, bienheureuse journée ;

Qui te va célébrer par ce grand hyménée !

LIVIE.

Je vais dedans ma chambre attendre un si beau jour ;

Je veux voir, comme vous, la fin de cet amour.

SÉJAN.

J’aurai jusqu’à ce temps la même impatience.

LIVIE, en s’en allant, et bas.

Tu l’as pour ton amour, et moi pour ma vengeance ;

Il ne vient que trop tard.

SÉJAN, seul.

Ô fortuné moment !

Je me sens approcher de mon contentement !

Sa femme et sa fille entrent.

Ô l’incommode objet ! ô l’importune approche !

Fuyons cette jalouse ? évitons son reproche.

 

 

Scène III

 

SÉJAN, APICATA, VOLUZIE

 

APICATA.

Non, non, Séjan, arrête ? et ne crains rien de moi ?

Je viens autoriser ton manquement de foi ;

Je te cède à Livie, et lui quitte la place ;

D’un esprit modéré je souffre ma disgrâce ;

Puisqu’elle contribue à ton contentement,

Et qu’elle semble aider à ton avancement,

Séjan n’était point né pour de basses fortunes,

Ni moins pour s’allier à des maisons communes ;

Les Dieux lui réservaient la nièce des Césars,

Livie était acquise à ses moindres regards.

Si c’est là ton motif, tu peux être infidèle ;

Va, sans me regarder, où ton bonheur t’appelle ;

Apaise, insatiable, une si vive ardeur,

Et goûte, ambitieux, des fruits de ta grandeur :

Mais fais réflexion qu’elle est souvent fatale ;

Prends-en, te défiant, la dot de ma rivale ;

Et quelque grand crédit que tu t’en sois promis,

Apprends à soupçonner le don des ennemis.

As-tu d’autres sujets d’abandonner ta femme ?

SÉJAN.

Hélas !

APICATA.

Te repends-tu ?

SÉJAN.

Que ne vois-tu mon âme !

APICATA.

Je ne la veux point voir, cache-la moi toujours ;

Ne me découvre point tes nouvelles amours ;

Le soupçon que j’en ai ne m’est que trop funeste ;

Que dis-je, le soupçon ! Ta flamme est manifeste ?

C’est d’un espoir trop vain que j’ose me flatter ;

Le feu que tu cachais, va bientôt éclater.

Cruel, éclaircis-nous d’un amour si visible ?

VOLUZIE.

Seigneur, à tant de voix serez-vous insensible ;

La Nature vous parle, et l’honneur, et la foi.

SÉJAN.

Je sais bien mon devoir, et ce qu’il peut sur moi ;

Je chéris mes enfants à l’égal de moi-même,

Et Rome a pu connaître à quel point je les aime ;

Tous les jours je travaille à votre avancement,

Et cherche à procurer votre établissement.

À d’augustes partis je vous ai fait prétendre ;

Après un Claudius, un Térence est mon Gendre :

Recevez de ma main un si célèbre Époux,

Et reconnaissez mieux ce que je fais pour vous.

Consolez-vous, Madame ; Adieu, vivez contente.

 

 

Scène IV

 

APICATA, VOLUZIE

 

APICATA.

Cette brutale amour est enfin évidente.

VOLUZIE.

Le puis-je concevoir ?

APICATA.

Tu n’en dois plus douter,

Et même sans horreur tu ne peux m’écouter.

Ah, sexe impérieux ! ah, puissance excessive !

Le mari prend des droits dont lui-même nous prive !

Il décide à son gré de tous ses différents !

Il nous faut observer la loi de ces tyrans !

Ils usurpent sur nous la puissance d’un maître,

Et nous mettent au joug, sans s’y vouloir soumettre !

VOLUZIE.

Il vous dut dispenser d’une commune loi.

APICATA.

Encor serait-ce peu de me manquer de foi ;

Il est bien plus coupable apprends ses autres crimes,

Et vois si mes soupçons sont ici légitimes :

Il établit son règne avec beaucoup de sang,

Et la mort par son ordre alla de rang en rang ;

Sa main se fit hardie à force de grands crimes ;

Il se fit immoler des augustes victimes ;

Le grand Germanicus lui fut sacrifié ;

Le Sénat soupçonneux s’en était défié :

Mais malgré son ombrage, il se fallut contraindre ;

Rome, par habitude, avait appris à feindre ;

Le Prince était mêlé dans ce grand attentat ;

Séjan l’intéressait dans tous ces coups d’état :

Il ne voit pas aussi que ce faux Politique,

Se veut servir de lui contre la République ;

Et qu’il veut l’employer en tant de lâchetés,

Comme un instrument propre à ces méchancetés.

Ainsi par ce secret, l’un et l’autre se joue ;

Il décharge Tibère, et Tibère l’avoue :

Druse était un obstacle aux desseins qu’il avait ;

Avec avidité Séjan le poursuivait,

Il fut empoisonné par les mains de Livie,

Qui fut d’intelligence avecque son envie,

Et qui pour s’attirer l’amour d’un favori,

Voulut contribuer à la mort d’un mari.

VOLUZIE.

Quoi, Madame, Livie est donc si criminelle !

APICATA.

C’est là le sentiment que les Romains ont d’elle ;

Dans tous les cabinets ce grand bruit a couru,

Et les moins scrupuleux, et l’ont dit, et l’ont cru ;

Même le bruit est tel, qu’ils ont trompé Tibère,

Que leur bouche a rendu le fils suspect au père,

Et que ce différend, surpris par leur rapport,

Commit à ces Amants le genre de sa mort :

Ce qui donna du poids à cette erreur publique,

Fut qu’il ne pleura point la mort d’un fils unique,

Et que feignant dans l’âme un excès de douleurs,

Ce cœur dissimulé lui refusa des pleurs.

Ainsi, comme l’Amour, le meurtre les assemble ;

Et de ces entretiens qu’ils ont toujours ensemble,

L’on peut bien présumer qu’après cette fureur,

Ils ont pu concerter la mort de l’Empereur.

Lâche et cruel Séjan.

VOLUZIE.

C’est votre Époux, Madame.

APICATA.

Ô Dieux ! a-t-il fallu que je fusse sa femme !

Puisqu’il m’est défendu d’offenser mon Époux,

Contre mon ennemie, éclate mon courroux ?

Rigoureuse vertu, souffre que je la voie,

Que j’aille par ma plainte interrompre sa joie,

Et que sans violer ce que je dois à l’un,

J’aille donner à l’autre un spectacle importun ?

VOLUZIE.

Madame, où courrez-vous ?

APICATA.

Je vais voir ma rivale,

Je vais par elle-même apprendre ce scandale ;

Et quoique ce secret, ne me soit plus douteux,

Apprendre par sa bouche un hymen si honteux.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DRUZE, FULVIE

 

DRUZE.

Pourquoi, chère Fulvie, as-tu fait voir ma flamme ?

Pourquoi lui montrais-tu les secrets de mon âme ?

Que n’a-t-elle point dit contre ma vanité ?

N’a-t-elle point rougi de ma témérité ?

FULVIE.

Prenez-en quelque espoir, puisqu’elle l’a soufferte.

DRUZE.

N’as-tu point vu ses yeux qui présageaient ma perte ?

Ses yeux tout indignés, tous remplis de courroux,

D’où la haine chassait ce qu’ils avaient de doux.

Elle perdrait Séjan !

FULVIE.

Vous vous troublez vous-même.

DRUZE.

Osai-je me flatter ?

FULVIE.

Sachez qu’elle vous aime.

DRUZE.

Téméraire soupçon qu’une ville a conçu !

Soupçon malicieux, que j’ai si bien reçu !

Légère opinion, tu m’as fait faire un crime !

Mais quoi ? cette créance était trop légitime ;

En ceci l’apparence était toute pour moi,

Et le plus incrédule aurait donné sa foi.

Livie est innocente ! Ô Dieux, qui l’eût pu croire ?

FULVIE.

Elle va recouvrer ce qu’elle a moins de gloire ;

Et jusques à ce jour, tant de moments perdus,

Lui seront par un seul heureusement rendus.

DRUZE.

Loin de la condamner, j’approuve sa prudence.

Allons la voir, Fulvie.

FULVIE.

Elle-même s’avance.

DRUZE.

Dieux ! par quel mouvement me vois-je arrêté ?

Dans mon premier respect, je me sens rejeté.

 

 

Scène II

 

DRUZE, LIVIE, FULVIE

 

DRUZE.

Que n’eus-tu, ma Fulvie, un peu de retenue,

Ma passion encor lui serait inconnue,

Et je n’attendrais pas de ma témérité,

L’arrêt qu’elle médite, et que j’ai mérité.

Oui, Madame, éclatez contre ce téméraire ;

Défendez de parler à qui n’a pu se taire.

LIVIE.

Druze, il se faut porter à de hauts sentiments,

Et ne jamais descendre en ces bas compliments ;

Des termes si communs sentent trop leur faiblesse,

Ce ne sont point amours de Prince et de Princesse ;

Cette façon d’aimer sied bien aux Citoyens,

Mais il faut m’acquérir par de nobles moyens.

Enfin, si vous m’aimez, faites-le-moi paraître,

Montrez-vous aujourd’hui, ce que vous devez être,

Et digne des parents dont vous tenez le jour.

DRUZE.

Vous souffriez par raison, j’endurais par amour.

Osais-je conspirer contre une chère vie,

Et pouvais-je attenter sur l’Amant de Livie ?

Quoi ? dedans cette erreur qu’il fut aimé de vous,

J’aurais percé son cœur de mille et mille coups ;

Je l’eusse assassiné dedans cette croyance.

Ah ! Madame, l’Amour désarmait ma vengeance ;

Vous seule reteniez et suspendiez mon bras :

Oui, mille fois, sans vous, j’avançais son trépas,

Je l’aurais immolé dans le sein de Tibère,

À l’ombre d’Agrippine, aux mânes de mon père ;

Le fer ouvertement m’eût vengé du poison,

Et du cruel auteur des maux de ma maison ;

Et pour rendre à mon gré ma vengeance plus pleine,

Un peu de jalousie eut augmenté ma haine ;

Je l’eusse redoublée à l’objet d’un rival.

LIVIE.

Ce premier mouvement vous eut été fatal ;

Vous y pouviez périr avec un grand courage.

DRUZE.

J’y tomberai du moins avec quelque avantage ;

Et si les grands périls me doivent accabler,

J’inspirerai la crainte à qui fait tout trembler ;

Je le ferai pâlir au milieu de sa suite.

LIVIE.

C’est avoir un grand cœur avec peu de conduite ;

C’est n’être pas vengé, que de l’être à demi ;

C’est faire un beau spectacle aux yeux d’un ennemi,

Qui sans être en danger voit de loin notre perte.

DRUZE.

Il est beau de tenter une entreprise ouverte.

LIVIE.

Quoi ? forcer son Palais, les armes à la main ?

Oser ce que ne peut tout le peuple Romain !

La grandeur de Séjan est trop bien établie ;

Il n’est rien de puissant, que son bras n’humilie ;

Son joug s’est étendu par tout cet Univers ;

Ce monstre de Fortune a tout mis dans ces fers ;

Si le pouvoir des Dieux n’entreprenait sa perte,

Rome ne l’ose pas dedans la force ouverte ;

Rome aujourd’hui domptée, et si fière autrefois,

De qui le grand orgueil ne put souffrir des Rois,

Est aujourd’hui soumise au caprice d’un homme,

Digne d’assujettir cette orgueilleuse Rome !

Le premier des Césars est pleinement vengé,

Il voit avec plaisir le Sénat affligé,

Et Rome soupirer dans cette servitude.

DRUZE.

Elle a reçu le prix de son ingratitude ;

La longueur du supplice amoindrit son péché.

Ce spectacle m’émeut.

LIVIE.

Mon cœur n’est point touché ;

Et si vos intérêts n’étaient en sa querelle,

Je vous détournerais de travailler pour elle.

DRUZE.

Et les siens et les miens m’occuperont le moins ;

C’est à vos intérêts que je donne mes soins ;

Je m’en vais épouser votre seule vengeance.

LIVIE.

L’on ne se peut conduire avec trop de prudence ;

Nous sommes arrivés sur un pas dangereux,

Et dedans un péril à nous perdre tous deux.

DRUZE.

Si pour votre salut mon bonheur vous destine,

D’un pas tout glorieux je marche à ma ruine ;

À vous toute la gloire, à moi tout le danger.

LIVIE.

Le péril est trop grand, je le veux partager.

Allez voir l’Empereur.

DRUZE.

Que produit cette vue ?

LIVIE.

Dans deux heures d’ici vous en verrez l’issue ;

Préparez son esprit à mes impressions,

Son âme chaque instant change de passions ;

C’est le plus inégal que l’Empire ait vu naître ;

Séjan pénètre mal dans l’humeur de son maître ;

Et depuis quelque temps, j’y vois de la froideur ;

Séjan lui fait ombrage avec tant de grandeur ;

Tibère s’en défie, et n’ayant point d’affaire,

Ne cherche qu’un prétexte à son pouvoir défaire.

Avecque les soupçons, qu’il a déjà conçus,

Mes avertissements seront bientôt reçus.

DRUZE.

Et si dans le succès vous vous trouvez surprise !

LIVIE.

Si je ne réussis dedans mon entreprise,

Je redonne à vos mains toutes leurs libertés ;

Ces bras que je tenais ne sont plus arrêtés ;

S’il faut vous exciter par quelque récompense,

Je ne suis point ingrate.

DRUZE.

Ô belle impatience !

Ardeur qui me saisis, et qui me promets tout,

Est-il quelque péril dont je ne vienne à bout ?

 

 

Scène III

 

LIVIE, FULVIE

 

LIVIE.

Et bien, chère Fulvie, à la honte des hommes,

Inutiles, sans charge, et faibles que nous sommes,

Nous avons entrepris, ce qu’ils n’ont pas osé.

FULVIE.

Votre dessein, Madame, est trop bien proposé ;

Le Ciel dans notre sexe a mis de grandes âmes,

Et s’est souvent servi de la vertu des femmes ;

Ils vous ont destinée à ce fameux bonheur,

Les hommes étaient peu, pour un si grand honneur ;

Leur sexe a des Héros, et nous des Héroïnes.

LIVIE.

Non, non, dans notre siècle il est peu d’Agrippines.

FULVIE.

Une seule Livie, a mérité ce nom.

LIVIE.

La femme de Séjan aspire à ce renom ;

Et l’on peut dire d’eux, avec quelque justice,

Que l’on vit s’allier les vertus et le vice.

FULVIE.

Dieux ! elle vient à nous ; quel est son mouvement ?

LIVIE.

C’est, sans doute, un effet de son ressentiment.

 

 

Scène IV

 

FULVIE. LIVIE, APICATA, VOLUZIE

 

APICATA.

Madame, mon abord a de quoi vous surprendre,

Et je ne sais comment vous me pourrez entendre.

Je vous viens supplier de me tirer d’erreur ;

Séjan, pour vos amours, verra-t-il l’Empereur ?

Ce bruit est si commun, qu’il a rempli la ville.

LIVIE.

Vous avez pris, sans doute, une peine inutile ;

Je vous assure encor de cette vérité.

APICATA.

C’est là le digne effet d’un énorme traité,

Et l’éclaircissement de tant de conjectures ;

L’on n’a qu’à ramasser toutes les conjonctures,

Et juger de la fin par le commencement ;

Le passé se rappelle en cet événement ;

Et les moins clairvoyants dedans l’ordre des choses,

Trouvent de cet Hymen les véritables causes.

N’est-ce point par mon sang, qu’il doit être signé ?

C’est là le dernier coup qu’on avait désigné ;

Druse en avait formé les premiers caractères,

Ma mort doit consommer des amours si légères ;

Pendant qu’on méditait la mort de votre Époux,

Vous dressiez contre moi la pointe de vos coups ;

Votre repos, Madame, exigeait ma ruine,

Il n’est pas bien fondé sur celle d’Agrippine ;

Cette pauvre Princesse affermit vos grandeurs,

Et je dois établir vos nouvelles ardeurs.

Assurez-vous encor par la mort de Tibère ;

Qui fit mourir le fils, peut bien tuer le père :

Ce troisième attentat n’est pas encor assez,

Dans mes prédictions, d’autres sont menacés ;

Votre amour est fatale, et vous cachez sous elle,

Ce que l’âme a de noir, de lâche, et d’infidèle ;

Vous charmez, vous flattez ce nouveau Favori,

Et vous le traiterez comme votre mari :

Il trouvera bientôt la fin de vos caresses,

Et des faveurs que font de pareilles Maîtresses,

Vengez, vengez, Madame, un si cruel affront ;

Vous me faites languir, que le coup en soit prompt.

LIVIE.

Vous savez qui je suis, et le peu que vous êtes,

La foudre ne va point sur de si basses têtes,

La Nièce des Césars ne va pas jusqu’à vous,

Et l’on voit moins tomber, que monter son courroux :

Je pardonne aux transports dont vous êtes troublée ;

Et si je ne voyais une âme déréglée,

Je vous aurais appris à manquer de respect.

APICATA.

Je ne déferre point à ce qui m’est suspect :

Je parle à ma rivale.

LIVIE.

Aussi, c’est en jalouse.

APICATA.

Je ne vous ravis point la qualité d’Épouse ;

C’est un nom glorieux à qui vous aspirez ;

Vos plaisirs là-dessous seront mieux assurés,

Votre amour par l’Hymen deviendra légitime.

LIVIE.

Oui, je vais amoindrir la grandeur de mon crime ;

Je m’en vais réparer l’honneur que j’ai perdu.

APICATA.

C’est ce que Rome entière a toujours attendu ;

Et dès que le remords souffre qu’on le surmonte,

Qui pèche sans rougir, le divulgue sans honte.

 

 

Scène V

 

APICATA, VOLUZIE

 

APICATA.

Ah ! scandaleuse amour ! des honneur éternel !

Qui d’elle, ou de Séjan, est le plus criminel ?

Sur lequel de ces deux tombe plus d’infamie ?

Et de qui suis-je, ô Dieux ! la plus juste ennemie ?

Leur impudicité m’offense également,

Et je vois d’un même œil la Maîtresse et l’Amant ;

L’une se prostitue, et l’autre m’abandonne.

VOLUZIE.

Madame, il faut souffrir, votre destin l’ordonne.

APICATA.

Non, il faut exposer cet adultère au jour,

Il faut faire éclater ma peine et leur amour ;

À la face de Rome, étalons ce mystère,

Et portons ce flambeau jusqu’aux yeux de Tibère.

VOLUZIE.

Sans penser à leur perte, il faut songer à vous.

APICATA.

Bien loin de reculer, je m’offre à leur courroux.

VOLUZIE.

Vous venez d’enflammer la fureur de Livie.

APICATA.

Vois par là le mépris que je fais de la vie.

VOLUZIE.

C’en est bien une marque, et vraisemblablement,

Vous serez immolée à son ressentiment.

APICATA.

Je ne lui ravis point sa dernière victime,

Et je lui viens d’offrir la matière d’un crime ;

J’ai voulu lui donner ce qu’elle demandait.

VOLUZIE.

Elle voit arriver ce qu’elle en attendait.

Pourquoi lui donniez-vous un si grand avantage ?

Elle se préparait à souffrir cet outrage ;

Et son impatience allait jusqu’à ce point,

Que vous l’auriez surprise, en ne l’irritant point.

Déjà sur ce prétexte, et dans sa prévoyance,

Cet esprit dangereux méditait sa vengeance ;

Loin d’accroître sa rage, il la fallait flatter,

Et ne la pas réduire en état d’éclater.

APICATA.

Que tu pénètres mal le fonds de ces pensées !

Ses conspirations y sont toutes dressées,

Ses crimes vont par ordre ; et leur terme arrivé,

L’on voit l’un commencer, quand l’autre est achevé :

Ma mort doit succéder à celle d’Agrippine,

Et je vois approcher le jour de ma ruine.

Allons trouver César, décillons-lui les yeux.

VOLUZIE.

Remettez votre cause au jugement des Dieux.

APICATA.

Ah ! que son repentir est bien hors d’apparence !

VOLUZIE.

Pour l’y mieux disposer, employons-y Térence ;

Il peut beaucoup sur lui. Mais, ô Dieux ! le voici ;

Et c’est notre bonheur qui nous l’adresse ici.

 

 

Scène VI

 

APICATA, VOLUZIE, TÉRENCE

 

TÉRENCE.

Je vous viens affliger, par de tristes nouvelles.

APICATA.

J’y suis accoutumée, et même aux plus cruelles ;

Et dans le triste état où ma mise le sort,

J’attendrais, et l’arrêt, et le coup de ma mort.

Je sais bien que Séjan fait demander Livie.

TÉRENCE.

Je ne vous cèle point que c’est là son envie,

Je vous tairai bien moins que j’ai pris cet emploi.

APICATA.

Vous, vous, son confident !

TÉRENCE.

Il s’est servi de moi.

Cette commission n’est pas si criminelle.

APICATA.

Non, non, témoignez-lui quel est votre grand zèle,

Et que vous préférez son intérêt au mien.

TÉRENCE.

Je mets au même rang, et le vôtre, et le sien ;

J’honore l’un et l’autre, et j’aime votre fille ;

Ainsi mon sort m’attache à toute la famille ;

L’amour et l’amitié m’y tiennent engagé,

Et pour votre maison mon cœur est partagé.

VOLUZIE.

Ne parlons point d’amour dans un temps si contraire ;

Si vous m’aimez encor, allez revoir mon père ;

Tâchez de l’émouvoir ; et pour le mieux toucher,

Exposez à ses yeux ce qu’il a de plus cher,

Son honneur, ses amis, et toute sa famille ;

Et (s’il s’en souvenait) parlez-lui de sa fille.

APICATA.

Oui, par cette amitié que vous nous protestez,

Et si vos sentiments ne sont point affectés,

Revoyez mon mari, persuadez son âme,

Et rendez, s’il se peut, un époux à sa femme ;

Vous pouvez tout sur lui.

TÉRENCE.

J’y trouve peu d’espoir ;

Mais par l’ordre du Prince, il me le faut revoir ;

Lui dire de sa part qu’il peut venir lui-même,

Et sans craindre les Lois, demander ce qu’il aime.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

TIBÈRE, DRUZE

 

TIBÈRE.

Corrompre mes soldats, et traiter une ligue !

Dans Rome, moi présent, fomentez une brigue !

Dangereux serviteur ! esprit lâche et couvert !

Ai-je pu caresser un homme qui me perd ?

Le combler de faveurs, de dignités, de grâces,

Et l’ingrat put avoir de pareilles audaces !

Qui ne s’étonnerait de ces hardis projets ?

Jusqu’à quelle insolence ont monté nos Sujets ?

Rome, jusques à quand produiras-tu des traîtres,

Et quand cesseras-tu d’attenter sur tes Maîtres ?

L’on put justifier le meurtre de tes Rois ;

Il te fallait venger le mépris de tes Lois,

Te délivrer d’un joug que tu crus tyrannique,

Et maintenir contre eux la liberté publique.

La mort des Décemvirs se pouvait pardonner,

Ils abusaient d’un droit que tu leur pus donner ;

Le faux zèle de Brute est encor excusable,

Le prétexte qu’il prit, le faisait moins coupable :

Mais que toi par ta main tu prennes des tyrans,

Tu trahisses ainsi les motifs que tu prends,

Que dans ta répugnance à souffrir notre Empire,

Tu veuilles retomber sous un règne bien pire,

As-tu pu concevoir de semblables erreurs,

Et préférer Séjan à tes vrais Empereurs ?

Druze, vois cet écrit, tu sauras ses menées,

Et de quel artifice elles sont ordonnées.

DRUZE, lisant cet avis.

À Tibère, Empereur, Prince, il est de ma foi,

De te faire avertir de bien songer à toi ;

Garde de négliger l’avis que je te donne ;

L’on attente à l’Empire, et dessus ta Personne ;

Déjà tes légions sont prêtes de marcher,

Et c’est un armement qu’on tâche de cacher.

Quelque précaution qu’on prenne pour leur route,

La mine qu’elles ont, éclaircit notre doute ;

Elles n’attendent plus que l’ordre de Séjan ;

Et si tu ne préviens l’effort de ce tyran,

Tu te verras bientôt assiégé dedans Rome,

Et forcé par tes mains de couronner cet homme,

Ou dedans, ou dehors, il a des partisans,

Qu’il entretient sans cesse à force de présents.

Ton Général y mêle un peu de connivence,

Et presque tous tes Chefs sont de l’intelligence.

Mes compagnons, et moi, voulons sauver l’État,

Et voulons t’informer d’un si grand attentat.

Je t’envoie un Courrier avec diligence.

TIBÈRE.

Cher Druze, il est besoin d’une extrême prudence.

DRUZE.

Cette occurrence ici n’en demande pas tant ;

Il faut précipiter un dessein important,

Ne point faire languir une grande entreprise,

Et poursuivre une route, aussitôt qu’on l’a prise.

TIBÈRE.

Je vois mon précipice, il y faut trébucher ;

N’importe, avec courage, il y faudra marcher,

Et j’y vais conserver une audace Royale,

Et cette fermeté qu’on voit partout égale,

Un front majestueux, un front, que le malheur

N’aura point vu pâlir, ni changer de couleur.

Empereur, dans les fers ! Prince, ou sans Diadème !

Jusqu’à l’extrémité, j’aurai vécu le même !

Je veux que mes vainqueurs le puissent témoigner ;

Que Tibère en tous lieux a su l’art de régner :

Cette démission qui ne m’est point honteuse,

Pour ton seul intérêt, me deviendra fâcheuse ;

Je la supporterais avec quelque douceur,

Si je laissais l’Empire à mon vrai successeur :

Mais il faut que je souffre une entière disgrâce,

Et qu’un usurpateur le ravisse à ma race.

Cher Druze, c’était toi que j’avais destiné,

Et que je choisissais pour être couronné ;

La cruauté des Dieux m’avait ravi mon frère,

Cette même rigueur m’avait ôté ton père.

Ô Ciel ! c’était trop peu des maux que tu me fis !

Ton inhumanité me priva de deux fils !

DRUZE.

Seigneur, votre indulgence était trop excessive,

Et par votre bonté tout ce désordre arrive.

Je ne veux point géhenner l’affection des Rois,

Le peuple doit juger des hommes par leurs choix ;

Et quand de leurs faveurs ils ont cru quelqu’un digne,

Il lui doit confirmer ce privilège insigne ;

Et sans s’examiner s’il l’avait mérité,

S’imaginer qu’il l’ai avec quelque équité.

Les Princes, de leur part, y doivent leur prudence,

Prévenir leurs faveurs de quelque connaissance,

Et ne les point verser sur d’indignes objets ;

L’on s’attire autrement la haine des sujets,

Il se fait dans l’État un général murmure,

Le Prince est plus blâmé, que n’est sa créature,

Et la rage du Peuple, au moindre événement,

En condamne la cause, et non pas l’instrument ;

L’on rejette sur vous les désastres de Rome,

Tant vous avez accru la puissance d’un homme ;

Vous avez dans lui seul ramassé les honneurs,

Un homme sans mérite, a le prix de plusieurs,

Les charges de l’Empire en lui seul sont unies ;

Vous répandez sur lui des grâces infinies ;

Et par une faveur, qui fait mille jaloux,

Vous avez fait Séjan un peu moindre que vous ;

Encor abuse-t-il du crédit qu’on lui donne ;

L’ingrat, et l’insolent, ne caresse personne ;

Et sur ces hauts degrés, où son bonheur l’a mis,

Il dédaigne d’avoir de petits ennemis.

C’est aux grandes maisons que ses desseins s’attachent,

Mais ses précautions empêchent qu’ils se sachent ;

Le poison sourdement, l’a rendu sans rivaux.

TIBÈRE.

Oui, Druze, je le crois l’auteur de tous mes maux,

J’ai travaillé moi-même à ma propre ruine,

Et j’armai d’un poignard, le bras qui m’assassine :

Oui, sur mon propre fils il porta sa fureur.

Ah ! ce cruel soupçon, me donne de l’horreur !

Ôtons-nous de l’esprit cette triste créance ?

DRUZE.

Cette horrible action a de la vraisemblance ;

Et quoique le poison ne fût pas avéré,

Par une circonstance on se l’est figuré ;

Il recherche sa veuve.

TIBÈRE.

Il veut de moi Livie !

Et dans le même temps qu’il attente à ma vie !

DRUZE.

Ah ! Seigneur, donnez-moi l’ordre de l’arrêter,

Jusques dans son Palais, j’irai l’exécuter ;

Il le faut prévenir, plutôt que de l’attendre,

Et ne lui pas laisser le temps de nous surprendre.

TIBÈRE.

Mes gens le saisiront avec commodité.

Macron, me réponds-tu de ta fidélité ?

MACRON.

Ah ! César, mille fois je te l’ai fait paraître,

Et telle qu’un sujet la conserve à son Maître.

TIBÈRE.

Je puis avoir ici des sujets d’en douter.

As-tu du cœur ?

MACRON.

Assez pour ne rien redouter.

TIBÈRE.

Il faut saisir Séjan ?

MACRON.

Séjan !

TIBÈRE.

Tu l’appréhendes ?

MACRON.

Non, j’exécuterai ce que tu me commandes,

Avec quelque grand soin qu’il se fasse garder.

TIBÈRE.

Il n’est pas de besoin de se tant hasarder ;

Ramasse tes soldats, et te rends à la porte ;

S’il est accompagné, fais ta garde plus forte ;

Et surtout n’agis point que par un ordre exprès.

Toi, Régulus.

RÉGULUS.

Seigneur.

TIBÈRE.

Tenez-vous ici près.

Druze, il nous faut ici composer nos visages,

Et ne lui point donner de sinistres ombrages ;

Il doit venir bientôt. Mais le voici qui vient ;

Sans se faire chercher, lui-même nous prévient.

 

 

Scène II

 

TIBÈRE, DRUZE, SÉJAN, RÉGULUS

 

SÉJAN.

César, j’enfreins les lois !

TIBÈRE.

Qu’un autre les observe,

Je t’en veux dispenser.

SÉJAN.

Obligeante réserve !

TIBÈRE.

Je ne te traite pas en homme du commun.

SÉJAN.

Je ne me lasse point de vous être importun ;

Je cherche à vos bontés de nouvelles matières,

Et moins aux Dieux qu’à vous j’adresse mes prières.

Auguste, et vous, César, m’avez comblé de biens,

Mais de loin, vos bienfaits ont surpassé les siens ;

Vous m’avez accordé tous les honneurs de Rome,

Et de quoi contenter tous les désirs d’un homme ;

Le plus ambitieux s’en serait assouvi,

Aussi par ce secret un Prince est mieux servi ;

Et ces nobles sujets qui dédaignent la force,

Les cœurs se laissent prendre à cette douce amorce ;

La libéralité fait d’aimables efforts,

Et s’acquiert les esprits, comme l’autre les corps ;

C’est avec passion qu’un sujet se hasarde :

Mon père avec ce cœur commanda votre garde ;

Et s’étant signalé dans mille occasions,

Mérita votre estime et vos affections.

À peine fut-il mort en ce noble exercice,

Que l’on me confirma cet important office ;

Tout jeune que j’étais, je me vis dans l’emploi,

Et j’eus de beaux moyens de vous montrer ma foi ;

J’ai pleinement rempli cette belle espérance :

Aussi, si j’ai servi, j’en eu la récompense,

La charge de Préteur, celle de Consulat,

Et successivement les honneurs du Sénat :

Je commande à ce corps qui régit cent Provinces,

Et j’ordonne, après vous, de tous ces petits Princes ;

Enfin vous m’avez fait le second des Romains,

Et vous voyez, César, l’ouvrage de vos mains ;

Je puis sans vanité l’oser presque prétendre,

Et je puis aspirer au nom de votre gendre ;

Si la veuve de Druse a besoin d’un mari,

Seigneur, jetez les yeux sur votre favori :

Déjà votre alliance illustra ma famille,

Le fils de Clodius eut épousé ma fille ;

Ce glorieux Hymen se devait achever,

Sans le grand accident qui vint nous l’enlever,

Et qui nous l’arrachant au plus beau de son âge,

Détruisit votre espoir, avec ce mariage.

Auguste, votre père, a voulu s’allier,

Avec la maison d’un simple Chevalier ;

César, j’implore ici votre toute-puissance,

Faites-moi mériter votre auguste alliance ;

Et puisque votre sang vous éleva sur nous,

Par votre abaissement, approchez-moi de vous ;

Il n’est rien jusque-là qui vaille mon envie :

C’est sa possession !

TIBÈRE.

Qu’on appelle Livie ?

SÉJAN.

À quel excès d’honneur portez-vous un Sujet !

TIBÈRE.

Tu te peux décevoir dans un si beau projet ;

Et ne te flatte point, de penser que Livie,

Prenne à ton avantage une si basse envie,

Qu’elle daigne épouser un simple Chevalier,

Qu’elle se méconnaisse, et se veuille oublier ;

Ce serait un opprobre aux familles Romaines,

Qui virent ses parents aux charges Souveraines,

Qui ne pourraient souffrir ce mélange odieux,

Ni voir ta maison jointe à la race des Dieux ;

Je mettrais mes Neveux dans de longues querelles,

Et verrais entre vous des haines immortelles.

Où nous réduiriez-vous, si vous veniez aux mains,

Et si vos différends partageaient les Romains ?

Mesure tes projets avecque ta puissance,

Ou les proportions à ta seule naissance :

Toute Rome m’haït pour t’avoir agrandi,

Et j’en suis décrié, loin d’en être applaudi :

Dois-je encourir pour toi l’inimitié publique,

Et mettre en ma maison un trouble domestique ?

Vit-on jamais dans Rome un semblable parti,

Qui fut tant inégal, et si mal assorti ?

Pour l’exemple d’Auguste, il me donna sa fille,

Tant il fut inquiet, changeant et difficile ;

Agrippa l’avait eue, il me la redonna ;

Cette inégalité fit qu’on le soupçonna ;

Il en prévit la suite ; et s’il faut ainsi dire,

La souveraineté par là se communique ;

À mesure qu’on monte, on dresse un nouveau plan,

Et d’allié du Prince, on devient son tyran,

Voici venir Livie ; apprenons de sa bouche,

Ce qu’elle a concerté d’un amour qui me touche,

Et ce qu’elle a conclu contre mon intérêt.

 

 

Scène III

 

TIBÈRE, DRUZE, SÉJAN, LIVIE, RÉGULUS

 

SÉJAN.

C’est à vous, ma Princesse, à faire mon arrêt ;

Relevez-nous bientôt de l’attente où nous sommes ;

Faites-moi le plus grand, ou le moindre des hommes.

LIVIE.

Et bien, présomptueux, l’on voit ta vanité,

Et l’on connaît l’excès de ta témérité.

Un homme de néant a bien eu cette audace,

D’oser faire régner sa personne et sa race !

Et le fils d’un Strabon, le fils d’un Chevalier,

Avecque les Césars, demande à s’allier !

Quoi, Seigneur, souffrez-vous cette haute insolence ?

SÉJAN.

Ah ! Madame.

LIVIE.

Tais-toi ? je t’impose silence.

SÉJAN.

Ma Princesse, est-ce ainsi que vous me trahissez ?

N’avez-vous point aimé ce que vous haïssez ?

LIVIE.

Moi, je t’aurais aimé, le plus lâche des hommes !

Et le plus criminel de l’Empire où nous sommes !

Tout le cours de ta vie est un débordement,

Et de mille attentats, un seul enchaînement :

Instruis-nous pleinement de toutes tes maximes ;

S’ils ne sont infinis, nombre-moi tous tes crimes ;

Étale-nous par ordre un amas de forfaits ;

Dis-nous pourquoi, comment, et quand ils furent faits ?

Nul ne s’est diverti du cours de ta vengeance,

Elle s’est étendue avecque indifférence ;

Tu t’immoles les Grands, comme les plus petits,

Et tout sang assouvit tes brûlants appétits ;

Tes yeux se sont repus de différend carnage ;

Trois têtes d’Empereurs te bouchaient un passage ;

Et par ta tyrannie, on les a vu tomber ;

Toute Rome, avec eux, s’en allait succomber ;

La maison des Césars, que tu tenais en bute.

S’allait envelopper dans cette grande chute ;

L’Empire, et l’Empereur, s’y seraient vus compris,

Si le Ciel ne m’eut mise au-devant du débris :

Oui, ce Ciel irrité, qui dedans sa colère,

Souffrait l’aveuglement dans l’âme de Tibère,

Lui va montrer l’abîme où ta main le poussait ;

Il ne veut plus de fléaux, ton règne le lassait,

Tant de méchancetés sont à ce jour prescrites,

Ta domination excédait ses limites ;

Tu pris plus de crédit, qu’il ne t’en a donné,

Et plus exécuté, qu’il n’avait ordonné.

TIBÈRE.

Qu’entends-je ici, Séjan ?

SÉJAN.

Que vois-je ici, Madame ?

LIVIE.

Tu l’oses demander ! consultes-en ton âme ?

SÉJAN.

Seigneur, elle est séduite, et Druze a concerté.

DRUZE.

Quoi, traître !

TIBÈRE.

Qu’elle parle avec liberté ?

LIVIE.

Je ne veux point parler d’un million de crimes,

Tu les as tous cachés ou rendus légitimes ;

Quel que déguisement ; dont tu les aies couverts,

Ils paraîtront un jour aux yeux de l’Univers ;

Et cette vérité, qui va par les Provinces,

Qu’on n’introduit jamais aux cabinets des Princes,

S’y viendra présenter avec sa netteté,

Et sortira bientôt de son obscurité ;

Ces belles vérités, qu’on avait obscurcies,

Ces morts qu’on prétextait, s’y verront éclaircies ;

Pison n’aura rien fait, qui n’ait eu tes avis,

Et mourra criminel, pour les avoir suivis.

Là se découvrira ton horrible malice,

L’on verra qu’un coupable a perdu son complice ;

Et d’appréhension qu’on ne vit son péché,

Que ses précautions dans son sang l’ont caché :

Oui, perfide, ce meurtre est bien plus vraisemblable,

Que le grand désespoir, dont tu le fis capable ;

Un lâche naturel, une humeur de Pison,

Une main toujours prête à donner le poison,

N’aurait pas pu choisir une mort volontaire ;

Il aurait attendu qu’elle fut nécessaire ;

Et cette âme si base, attachée à son corps,

Ne l’eut abandonné que par de grands efforts.

Germanicus à peine avait quitté la place,

Que ta témérité monta jusqu’à l’audace ;

Tu te sacrifias le fils de l’Empereur ;

Le fils de Claudius éprouva ta fureur ;

Et par l’ambition la plus dénaturée,

La perte de ton Prince est même conjurée.

C’est par tous ces degrés, que tu voulais monter,

Et tant d’empêchements se devaient surmonter ;

Mais tu laissais, aveugle, un obstacle en arrière ;

Je m’oppose à ta course, au bout de ta carrière ;

Tu croyais voir l’effet que tu t’es projeté,

Et si proche du Trône, on te voit arrêté.

DRUZE.

Rends-moi, Germanicus, et me rends Agrippine,

Toi destructeur des miens, cause de leur ruine,

Abominable auteur des maux qu’ils ont soufferts,

Détestable inventeur des poisons et des fers ?

Ah ! barbare ; quel crime avait commis ma mère,

Pour avoir recherché l’assassin de mon père ?

Loin d’en avoir justice, et d’en tirer raison,

Elle fut reléguée, et mourut en prison.

TIBÈRE.

Que réponds-tu, Séjan ?

DRUZE.

Que pourrait-il répondre ?

Tous ses déportements ont de quoi le confondre.

SÉJAN.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que Druze m’entreprend,

Il ne peut supporter que vous m’ayez fait grand,

Et garde une maxime aux Princes si commune,

Qu’il faut choquer sans cesse un homme de fortune,

Et qu’il n’est pas séant de mettre en même rang,

Les simples Chevaliers, et les Princes du sang.

Quant à Germanicus, sa mort fut naturelle,

Et Druze injustement m’en forme une querelle.

Pour celle d’Agrippine, elle la mérita ;

L’on sait à quel excès son orgueil se porta.

DRUZE.

C’est une illusion que forment tes semblables,

Cette façon d’agir rend les Princes coupables ;

Mais toi, reconnais-tu jusqu’où monte le tien ?

Toi, dont la vanité n’avait point de soutien,

Et de qui l’insolence a pu jusque-là traître,

Que d’oser demander la fille de ton Maître ?

LIVIE.

Quant à Druse, méchant, tu l’as empoisonné.

SÉJAN.

Moi, je l’ai fait mourir !

DRUZE.

Ah ! l’homme abandonné !

Tu te veux prévaloir du peu de témoignages ;

Oui, je n’en puis tracer que de légers ombrages ;

Je ne te puis convaincre en manquant de témoins ;

L’entreprise fut faite avec de trop grands soins ;

Ta politique enseigne à détruire une preuve,

Elle devait t’apprendre à perdre aussi la veuve :

Mais le Ciel qui confond tous les conseils humains,

Qui rend, quand il lui plaît, nos raisonnements vains,

T’a forcé, malgré toi, de te trahir toi-même,

Et t’a fait découvrir ton propre stratagème ;

Tu m’apportais en dot, la tête d’un mari ;

À ce sanglant objet, sa veuve t’eût chéri ;

Tu t’en glorifiais, comme d’une victoire,

Comme d’une action toute pleine de gloire ;

Tes entretiens d’amour, avaient ce compliment,

Et n’étaient embellis, que de cet ornement.

Je vous offre un Empire, acceptez-le, Madame ;

Je vous montre par-là la grandeur de ma flamme ;

Elle exigeait de moi la mort de votre Époux ;

Quelle marque plus grande en désireriez-vous ?

Druse a déjà péri, je vais perdre Tibère,

À la perte du fils, joindre celle du père ;

Il n’est rien de hardi, que je n’ose tenter,

Et par ce seul motif, de vous mieux mériter.

J’attends, pour ce grand coup, des forces d’Allemagne ;

J’occupe également, la ville et la campagne ;

Toutes les légions suivront mes étendards ;

Elles vont m’élever au Trône des Césars,

Mettre dessous mes pieds cette illustre conquête,

Et ceux que la naissance avait mis sur ma tête ;

Perdons le jeune Druze. À tant de cruautés,

Je frémissais en moi de tes déloyautés :

Malgré toute ma rage, il me fallait contraindre,

Dévorer mes soupirs, m’empêcher de me plaindre ;

Et par un vif tourment, qu’on ne peut exprimer,

Dire à mon ennemi que je voulais l’aimer.

J’attendais ce moment, l’heure enfin est venue,

Où ta méchanceté doit être reconnue ;

Et déjà tes remords t’empêchent de parler,

Ou te veulent contraindre à nous tout révéler.

TIBÈRE.

Séjan, que réponds-tu ?

SÉJAN.

Leur procédé m’étonne.

TIBÈRE.

Lève les yeux, et vois cet avis qu’on me donne.

Séjan lit.

Quoi, tu ne rougis pas ? ton front ne pâlit point ?

Certes ton imprudence est dans son plus haut point.

DRUZE.

Plus il se veut cacher, plus il se fait paraître.

LIVIE.

Le cœur, malgré le front, se sait faire connaître.

SÉJAN.

César, c’est un effet de leur invention,

Et j’implore à genoux votre protection.

Que le Ciel à vos pieds m’abîme d’un tonnerre,

Ou que vif devant vous, m’engloutisse la terre,

Où que je sois, mon Prince, éloigné de vos yeux ;

Serment bien plus sacré, que celui de nos Dieux.

TIBÈRE.

Cesse de profaner un nom si redoutable ;

L’on gardera ton droit, innocent ou coupable.

Va te justifier de cet assassinat ;

J’en donne l’examen au pouvoir du Sénat,

Ta vie est dans ses mains, il jugera sans haine.

Qu’on le fasse assembler : Macron, que l’on l’y mène.

Vous Druze, et vous Livie, assister au procès,

Et ne retournez point, sans en voir le succès.

SÉJAN.

Vous ressouvenez-vous de tant de bons offices,

Et que votre salut est l’un de mes services.

Seigneur, mon innocence.

TIBÈRE.

Aura ses protecteurs ;

La passion n’est point parmi des Sénateurs.

Si tu reviens absous, mes bras sont tes refuges ;

Sinon, je t’abandonne à l’arrêt de tes juges.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

TÉRENCE, APITACA, VOLUZIE

 

VOLUZIE.

Que tentez-vous, Madame, et qu’en espérez-vous ?

Croyez-vous obtenir la mort de votre Époux ?

Et quoi, vous vous flattez de trouver un refuge ?

Séjan est criminel, et Tibère est son juge ;

L’arbitre et le coupable, ont ici tout pouvoir,

Ils ont autant de droit, qu’ils en veulent avoir ;

Le divorce est permis dans les maisons de Rome.

APITACA.

Ô Dieux ! jusqu’où s’étend l’insolence d’un homme !

Ô Lois, qui permettez le divorce aux Romains,

Faites part de ce trouble au reste des humains ?

Et puisqu’on peut troubler des amours légitimes,

Accordez un passage à tous les autres crimes ?

Quoi ? je lui suis fidèle, et lui me veut trahir !

S’il cesse de m’aimer, dois-je pas le haïr ?

Il brise le premier le nœud qui nous engage ;

C’est un lâche, un ingrat, un perfide, un volage ;

Puisque ce cœur léger me peut manquer de foi,

Faut-il qu’un inconstant en attende de moi ?

VOLUZIE.

Ajoutez à ces mots, qu’il est époux et père,

Que vous êtes ensemble, et sa femme, et ma mère,

Que c’est le même, enfin, que vous avez chéri,

Et que vous poursuivez la tête d’un mari.

Voyez si ce combat vous acquiert de la gloire.

TÉRENCE.

Oui, Madame, jugez quelle est votre victoire.

Qu’êtes vous devenue ?

APITACA.

Et qu’est-il devenu ?

Après ces lâchetés, Séjan m’est inconnu ;

Qui diffame sa vie, est indigne de vivre.

TÉRENCE.

Séjan est votre Époux, le devez vous poursuivre ?

Êtes-vous sa partie ?

APICATA.

Êtes-vous son appui ?

Quoi, Térence, et ma Fille, osent parler pour lui.

Soyez ses délateurs, et non pas ses refuges.

VOLUZIE.

Madame, différez, les Dieux seront vos Juges.

APICATA.

Non, je veux voir Tibère il m’en fera raison ;

Il est intéressé dedans leur trahison.

TÉRENCE.

Pour la troisième fois, je m’en vais l’entreprendre ;

Je m’en vais le revoir.

APICATA.

Et qu’en faut-il attendre ?

TÉRENCE.

Madame, espérons mieux, Allons. Mais le voici.

 

 

Scène II

 

SÉJAN, APITACA, VOLUZIE, TÉRENCE

 

SÉJAN.

Ah, ma fille ! ah, Térence ! et toi, ma femme aussi !

Macron suspends ton ordre, et souffre que j’embrasse

Tous ceux que mon malheur engage en ma disgrâce.

MACRON.

Ces derniers entretiens sont de tous temps permis,

L’on les peut espérer des plus grands ennemis.

C’est avec déplaisir.

SÉJAN.

Ne le fais point paraître,

Et suis joyeusement les ordres de ton Maître.

Déplore, infortunée, un infidèle Époux,

Qu’une divine main ramène à tes genoux,

Et qui dedans le temps qu’il t’avait découverte,

Par un sort plus fâcheux va ré-ouvrir la perte !

Reçoit de mon péché, ce repentir contraint,

Au moins, s’il est tardif, mon remords n’est pas feint.

Tu me fuis ! mon abord t’est-il donc si funeste ?

APICATA.

Ô de tous mes soupçons, preuve trop manifeste !

C’est un trait de Livie.

SÉJAN.

Oui, tu l’as pressenti,

Et ton fidèle instinct m’en avait averti :

Elle-même me perd, et l’ingrate m’accuse,

D’avoir empoisonné Germanicus et Druse ;

Par l’ordre de Tibère l’on me mène au Sénat,

Pour me justifier de cet assassinat.

Vois l’état déplorable où m’a mis l’imposture.

VOLUZIE.

Ô sensible spectacle !

TÉRENCE.

Ô funeste aventure !

VOLUZIE.

Où, le retrouvez-vous ?

APICATA.

Aux lieux où je le perds ;

Aidons-lui, Voluzie, à supporter ses fers,

Dans ce délaissement où la Cour l’abandonne,

Où ce disgracié, n’est connu de personne.

TÉRENCE.

Est-il quelque spectacle égal à cet objet ?

Ô sort ! pour t’exercer, as-tu pris ce sujet ?

Séjan disgracié, cette grande inconstance,

Est sans doute un effort de ta toute-puissance ;

Et sa chute m’a mis dans un étonnement,

Que n’aurait point causé tout autre changement,

Un Roi dépossédé que son peuple abandonne,

En sa comparaison n’aura rien qui m’étonne,

Tous les jours la fortune a de pareils revers

Et mille souverains sont morts dedans les fers,

Mais que cette barbare étende ses outrages

Et porte sa fureur sur ses propres ouvrages,

Quand elle anéantit ses plus grands favoris

Qu’elle est lasse d’aimer ceux qu’elle a tant chéris,

Qu’elle expose à nos yeux ces tristes décadences

Nous devons déplorer de telles insolences,

N’est-ce point une vue à fondre tout en pleurs

Et qu’on puisse nommer le comble des malheurs.

SÉJAN.

Oui, Rome m’honorait avec idolâtrie

Et je suis le mépris de celui qui me prie,

Ce Séjan en faveur, ce Dieu des courtisans

Est lâchement trahi de tous ses partisans,

Tous ses adorateurs lui manquent de parole

Ils se vont prosterner aux pieds d’une autre idole,

Allez la parfumer et de vœux et d’encens

Lâches allez briguer le crédit des puissants,

Et par une habitude à perdre tous vos maîtres,

Allez dire au Sénat que vous êtes des traîtres,

Que vous m’avez servi corrompus par mes dons

Et que vos repentirs méritent vos pardons.

APICATA.

Je l’avais bien prévu ?

SÉJAN.

Je vois mon précipice :

Puisque j’y suis réduit il faut que j’y périsse,

Que toute ma maison s’ébranle avecque moi

Et qu’un poids si pesant te traîne quand et soi,

Si je suis condamné plusieurs me doivent suivre

Le coup dont je mourrai les empêche de vivre,

Je vois mes oppresseurs pompeux et triomphants

Accabler mes amis, ma femme et mes enfants,

Comme s’ils poursuivaient une longue victoire

D’écrier de Séjan jusques à sa mémoire,

De tant d’indignités Rome les va louer

Et la plupart des miens me va désavouer,

D’une telle déroute horrible et générale

Ils en vont élever tous ceux de leur cabale,

Déjà sur ma ruine ils se dressent un plan

Et dévorent entre eux les grands biens de Séjan,

Le peuple s’y figure un monceau de richesses

Que n’a point dissipé grand nombre de largesses,

Un trésor composé de sang et de sueurs

Un amas excessif formé de leurs labeurs,

Mes papiers tous remplis de recettes et d’offres

Et tout l’or de l’Empire enfermé dans mes coffres,

Tibère pourra voir tout ce que j’ai laissé

Et le nombre des biens que j’aurai ramassé,

Je laisse trois enfants à cette providence

Qui contre les puissants protège l’innocence,

Oui, vous êtes grands Dieux des tuteurs éternels

Je commets mes enfants à vos soins paternels ;

Je te remets ma fille, ô conduite éternelle,

Contre nos ennemis déclare-toi pour elle,

Tu la verras bientôt le mépris d’un Préteur

Le divertissement d’un fils d’un Sénateur,

Ta sagesse infinie égale mieux les choses

Et n’ordonne de rien que par de justes causes,

S’il est expédient qu’elle doive mourir

En fille de Séjan tu la feras périr,

Loin qu’elle soit du peuple extermine ma race

L’anéantissement sied mieux que la disgrâce,

Je t’inspire ma fille un raisonnable orgueil

Et s’il faut s’abaisser que ce soit au cercueil,

Mon sang ne peut souffrir des bassesses insignes,

Après des Empereurs tous partis sont indignes,

Épouse le trépas et meurs avec honneur,

Je te vais précéder ?

VOLUZIE.

Je vous suivrai Seigneur.

SÉJAN.

Sans sa possession tu peux vivre Térence.

Tu ne dois point briguer notre triste alliance,

La maison de Séjan est prête à succomber,

Et c’est un fondement qui te ferait tomber,

Et toi ma chère femme où s’étend ton courage,

Oses-tu bien te perdre en ce commun naufrage,

Non, non, enfreins un droit que je n’ai point tenu

Notre hymen de ma part fût mal entretenu,

J’ai violé nos lois tu les pourrais enfreindre

Par mon impunité tu dois cesser de craindre.

APICATA.

J’en vois le châtiment c’est moi qui l’ai causé

Ô Dieux ! dans mes souhaits mon âme a trop osé,

Un simple repentir eût contenté ma haine

Et par ce grand surcroît vous ajoutez la peine,

Vous m’avez exaucée au-delà de mes vœux

Ce n’est point sa disgrâce, ou sa mort que je veux,

Mais vous me l’accordez rigoureuse justice,

Ordonnez donc pour moi la moitié du supplice.

SÉJAN.

Non le Ciel est content de la perte de l’un

Je vais être immolé pour le salut commun,

Je m’offre en sacrifice à ce courroux céleste

Les Dieux de ma maison sauveront quelque reste,

Ma tête est le seul but où tendra leur fureur

Allez vous prosterner aux pieds de l’Empereur,

D’un débris général garantissez vos têtes

Mettez-vous par sa grâce à l’abri des tempêtes,

À couvert de la main de vos persécuteurs

L’innocence opprimée a peu de protecteurs,

L’homme le plus content montre un divers visage

Selon qu’il considère ou le calme ou l’orage,

Et l’on voit ses esprits arrêtés ou flottants

Par la diversité des hommes ou des temps,

Voilà l’unique ami que le Ciel me conserve,

L’un de ces généreux qui n’ont point de réserve,

Qui ne savent que c’est de servir à demi,

Et sans point de motif obligent un ami ;

Présumons tout des Dieux, le Ciel n’est point barbare,

Il l’est s’il fait périr une amitié si rare.

TÉRENCE.

Vous-même espérez mieux, vous reviendrez absous.

SÉJAN.

Je me vois condamné par la bouche de tous,

Sans que l’on m’examine, et sans qu’on en consulte,

Un jugement si prompt, se doit faire en tumulte,

Pour se justifier, le coup fut résolu ;

Et dira le Sénat, le Prince l’a voulu ?

Adieu, ma chère fille, adieu ma chère femme.

TÉRENCE.

Ah ! Seigneur.

SÉJAN.

Cachez-moi ces faiblesses de l’âme ;

Retenez vos soupirs.

APICATA.

Cruel, qu’ordonnes-tu ?

SÉJAN.

C’est dans l’extrémité que paraît la vertu.

MACRON.

Régulus vient à nous, le Prince le doit suivre.

Ah ! Seigneur, dépêchons.

SÉJAN.

Oui, Macron, c’est trop vivre,

Cher Térence, ma femme, et toi ma fille, adieu.

 

 

Scène III

 

APICATA, VOLUZIE, TÉRENCE, RÉGULUS

 

APICATA.

Suivons le cher Térence.

TÉRENCE.

Oui, délaissons ce lieu.

RÉGULUS.

Seigneur, arrêtez-vous, c’est l’ordre de Tibère ;

Je ne fais qu’obéir.

TÉRENCE.

Ton offense est légère,

Mène-nous à César.

RÉGULUS.

Lui-même vient à nous.

 

 

Scène IV

 

APICATA, VOLUZIE, TÉRENCE, RÉGULUS, TIBÈRE

 

APICATA.

Seigneur, une affligée embrasse vos genoux.

VOLUZIE.

Je me jette à vos pieds.

TIBÈRE.

Je vous veux faire grâce,

Quoiqu’en crime d’État l’on condamne une race.

APICATA.

Moins pour nous que pour lui j’implore vos bontés.

TIBÈRE.

Non il s’est obstiné contre mes volontés,

Je le voulais sauver il n’a rien voulu dire,

Qu’il réponde ?

APICATA.

Ah ! César.

TIBÈRE.

Résolvez-vous au pire ;

Qu’on l’emmène chez elle.

APICATA.

Ah ! partout c’est la mort ?

 

 

Scène V

 

TIBÈRE, TÉRENCE

 

TIBÈRE.

Toi que ta destinée attachait à son sort

Par des présomptions j’ai commandé ta prise

Et me suis figuré que tu sais l’entreprise,

En ce que cet amour dont tu m’avais parlé

M’a fait conjecturer qu’il ne t’a rien celé,

Et puisqu’il t’honora de cette confidence

Il est bien apparent qu’il t’en dit l’importance,

Qu’il t’aura découvert l’état de ses desseins

Qu’il t’aura révélé le nom des assassins,

Comme dans mon Empire il dressait ses parties

Comme mes légions durent être averties,

Et qu’au moindre courrier qu’on aurait ses avis

Son ordre et ses drapeaux devaient être suivis,

Que pendant que dans Rome il maintenait ses brigues

Chez tous mes Généraux il suscitait des ligues,

Qu’il avait répandu grand nombre de présents

Qu’il s’acquérait par-là de puissants partisans,

Qu’il avait corrompu, la Gaule et l’Allemagne

Que son secours marchait la prochaine campagne,

Qu’il viendrait m’assiéger jusques dans mon Palais

Et qu’il me réduirait à demander la paix.

Qu’un nombre de soldats, iraient de place en place

À son élection porter la populace,

Que moitié par suffrage, et moitié par terreur

Rome l’honorerait du titre d’Empereur,

Qu’elle témoignerait de grandes complaisances

Qu’elle mettrait ma mort dans ses magnificences,

Et que par une pompe à dévorer son char

Je servirais de marche à ce nouveau César,

C’est ainsi que ce traître ordonnait ses pensées

C’est dessus ce beau plan qu’elles furent dressées,

L’entreprise est visible en tous ses procédés,

Et dans ces attentats qui se sont succédés,

Ne te pique donc point d’une constance extrême

Et loin de le sauver garantis-toi toi-même,

Avoue ingénument qu’il ébranla ta foi

Que de puissants motifs t’armèrent contre moi,

Que cette passion qui fait tout méconnaître

Que l’amour t’aveugla, jusqu’à trahir ton maître,

Qu’en te montrant sa fille avec tous ses secrets

Il te fit épouser ses moindres intérêts.

TÉRENCE.

Les grands sont dangereux dans toutes leurs créances

Ils tirent leurs soupçons des moindres vraisemblances,

Et des impressions que les Princes se font

Les maux naissent plus grands ou moindres qu’ils ne sont,

C’est à lui d’avouer ou de nier ce crime

Et pour mes intérêts je défends mon estime,

Les plus grands imposteurs ne la peuvent noircir

Ma vie a des clartés qu’on ne peut obscurcir,

Ma réputation n’est point ensevelie

Et Térence est illustre aux yeux de l’Italie,

La guerre m’éleva parmi tous ses hasards

Et ma gloire s’est faite en servant trois Césars,

La voix de vos soldats parle à mon avantage

Vous seul m’en refusez un simple témoignage,

Mon plus grand intérêt fut celui de l’honneur

Le sort m’a contenté j’ai vécu sans bonheur,

Sans dignité, sans biens, sans nulle récompense

Et n’ai point excédé l’état de ma naissance,

Il est vrai que Séjan m’a mis dans la faveur

Qu’il parla de mon Zèle avec grande ferveur,

Qu’il avait entrepris le soin de ma fortune

Et qu’il me rejetait dans une heure opportune,

Est-ce un crime d’État, que de l’avoir aimé

Et par quelle raison en serais-je blâmé

Mon amitié lui plût ! J’ai recherché la sienne

Votre inclination a précédé la mienne,

Nous honorions en lui l’ami de l’Empereur

Votre exemple César excusait notre erreur,

Vous êtes criminel si nous sommes coupables

Si vous vous absolvez nous sommes pardonnables,

Le respect de nos lois est-il si rigoureux

Seriez-vous l’innocent et moi le malheureux,

Et le Sénat, Seigneur, nous rendrait-il justice

S’il sauvait le coupable et perdait le complice,

Il nous distribuait toutes les dignités

La Cour roulait au gré de ses prospérités,

Vous l’aviez élevé sur toutes les puissances

Je lui vis dispenser la guerre et les finances,

La police et les lois étaient dedans ses mains

Il était après vous l’Empereur des Romains,

Ses amis étaient craints et rendus nécessaires

Il leur communiquait une part des affaires,

Les libéralités qu’il recevait de vous

Comme par un canal s’épandaient jusqu’à nous,

Nous honorions en lui l’une de vos Images

Et dans lui votre peuple adorait vos ouvrages,

Les Dieux vous ont remis la souveraineté

Un pouvoir d’agrandir qui n’est point limité,

Est-ce à nous de juger le secret de ses choses

Ni quels vous élever, ni moins pour quelles causes,

Ce sont des profondeurs que l’on ne peut trouver

Et difficilement y peut-on arriver,

L’on ne peut parvenir à cette connaissance

La science du peuple est dans l’obéissance,

Ne parlons point du jour de sa calamité

Considérons le cours de sa félicité,

Dans ce temps glorieux un homme de mérite

Eût rendu des honneurs au moindre de sa suite,

Des esclaves chez lui s’étaient tous enrichis

Et nous faisions la Cour à tous ses affranchis,

L’amitié de Séjan état avantageuse

Favorable autrefois comme elle est malheureuse,

Je la veux maintenir jusqu’au dernier arrêt

Et s’il est convaincu quitter son intérêt,

Comme je ne prends point le parti d’un coupable

Je n’abandonne pas celui d’un misérable,

Pour ses amours César, il ne m’en cela rien

Je l’en dissuadai dedans un entretien,

Pour ses autres projets s’il en était capable

Lui seul de son complot, est complice et coupable,

Nul ne sait ses desseins, il ne m’en parla point

Et Séjan n’est ami que jusques à ce point.

TIBÈRE.

Le Sénat jugera dessus les apparences

Si l’accusation à quelques vraisemblances,

Et s’il peut là-dessus appuyer son arrêt,

Toi qui jusqu’au péril as pris son intérêt,

Ta franchise m’a plu, j’y vois ton innocence

Et cet aveu si noble a détruit mon errance,

La foi peut compatir avecque l’amitié.

TÉRENCE.

Seigneur son infortune, est digne de pitié.

TIBÈRE.

Ne crois point m’attendrir laisse agir la Justice

J’ai remis au Sénat sa grâce ou son supplice,

Va résoudre sa femme, adieu.

TÉRENCE, seul.

Voyons sa fin ?

Allons, allons, apprendre un si triste destin,

Et ce que le Sénat ordonnera d’un homme

Qui pendant tant de temps a régné dedans Rome,

S’il doit servir d’exemple aux grands de l’Univers

Mourons et succombons d’un si fameux revers.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

TIBÈRE, suivi de RÉGULUS

 

TIBÈRE.

Rome s’est révoltée est-elle assez hardie

Dieux, prenez-vous parti dans cette perfidie,

Et soutenant des miens les insolents projets

Contre leurs Empereurs armez-vous des sujets,

En faveur de Séjan mon peuple se rebelle

Quel motif l’intéresse à prendre sa querelle,

Peuple, qui dans ta haine es toujours obstiné

Quelque pouvoir que j’aie ai-je mal gouverné

Allons nous présenter à cette populace

Et d’un front d’Empereur arrêtons son audace,

La présence du Prince aura quelque pouvoir.

RÉGULUS.

César, ne sortez point vous pourriez l’émouvoir,

De quartier en quartier toute Rome est en armes

Ainsi de bouche en bouche on passe ces alarmes,

L’air est battu de cris, de coups et de clameurs,

Et l’on entend partout que de sourdes rumeurs,

Rome ne vit jamais des émeutes pareilles,

Ce bruit prodigieux a frappé mes oreilles,

Et du seuil du Palais je l’avais entendu

Quand votre Majesté m’y vit tout éperdu.

TIBÈRE.

Honteux abaissement qu’il me faille l’attendre

Et qu’un peuple me mette en état de me rendre,

Dangereuse imprudence où me vois-je réduit

Que n’avais-je ordonné qu’on m’en défît sans bruit,

Que n’ai-je décidé d’un procès d’importance

Et pourquoi le Sénat en eut-il connaissance,

Grande raison d’État, je vous pratiquai mal     

Ce manque de prudence est un défaut fatal,

Le soupçon doit suffire en un pareil rencontre

Dans les points délicats le jugement se montre,

L’on se doit éclaircir par un simple attentat

Mais perdre sourdement un criminel d’État,

Et pour peu de clartés qu’y voie un politique

Paraître en apparence injuste et tyrannique,

Ne se point attacher à la formalité

Et se bien prévaloir de son autorité,

J’en ai commis la faute et j’en porte la peine

Tel est l’événement de la prudence humaine,

Nous trouvons le remède après les accidents

Et jusqu’aux châtiments nous sommes imprudents,

C’est ici Régulus qu’il faut que je te blâme

Tu devais retenir, et Térence et sa femme,

Tu devais conserver ce dangereux dépôt

Et ta main imprudent s’en dessaisit trop tôt,

Ah ! rebelle Térence, en vain je le menace

Il rit de ma colère ainsi que de ma grâce,

Et ce séditieux n’est plus en mon pouvoir :

C’est lui qui s’est armé !

RÉGULUS.

Qui l’aurait pu prévoir ?

TIBÈRE.

Druze tout effrayé retourne avec Livie

Parmi tant de périls a-t-il gardé sa vie,

Il porte dans ses yeux l’image du danger.

 

 

Scène II

 

DRUZE, LIVIE, TIBÈRE, RÉGULUS

 

DRUZE.

Seigneur figurez-vous un soldat étranger,

Une armée ennemie un conquérant dans Rome

Et jusque où peut monter la cruauté d’un homme,

Joignez-y la fureur de tous les éléments

Les tremblements, les feux, et les débordements,

Il n’est rien de semblable à tant de barbaries

Il semble que l’Enfer ait vomi ses furies,

Un déluge de sang coule de bout en bout

Et les corps entassés s’y rencontrent partout,

L’on marche sur les morts ?

TIBÈRE.

Désordre épouvantable.

DRUZE.

La vengeance y fait voir ce qu’elle a d’effroyable,

Des maisons qu’elle force elle en fait des tombeaux,

Le corps d’un ennemi s’y déchire à lambeaux,

Elle arrache son cœur avecque ses entrailles

Et d’une main sanglante elle en bat les murailles,

Elle porte les feux, les cordeaux et le fer

L’on ne voit que brûler, massacrer, étouffer,

Il se forme une voix dès qu’elle est entendue

L’ordre qu’on a donné vole de rue en rue,

Ses amis sont suivis jusques dans leurs maisons

Et des siens l’on remplit le Tibre et les prisons,

Meure, meure Séjan, crie un peuple en colère

L’ennemi de l’Empire est celui de Tibère,

Et d’un redoublement, d’un ton plus irrité

Meure, meure, Séjan et sa postérité.

TIBÈRE.

Rome dans mes transports je t’ai fait une injure

Et je te rends ta gloire en cette conjoncture,

Ô ! terreur bien panique, ô rapport trop léger !

J’ai cru que des sujets me venaient assiéger.

DRUZE.

Le parti de Séjan, n’était pas bien solide

D’ailleurs la mort d’un chef, rend un parti timide.

TIBÈRE.

Il fut convaincu ?

LIVIE.

Non, et s’il fut condamné

Par votre Colonel il nous fut emmené,

Il parut au Sénat avecque tant d’audace

Que dans son Impudence il demanda ma grâce,

Il feignit devant nous un grand étonnement

Il imputa sa prise à quelque enchantement,

Et d’un œil innocent envisageant ses Juges

Il rendit grâces aux Dieux qu’il les eut pour refuges,

César m’a pu juger de pleine autorité

Et m’a remis dit-il à votre intégrité,

Il veut que l’on m’absolve à force de suffrages

Et que mon innocence ait tous ses avantages,

Loin que l’événement en puisse être douteux

Je vais rendre à vos yeux mes ennemis honteux,

Je suis prêt de répondre à ce dont l’on m’accuse

Et quand aux incidents que m’a suscités Druze,

Il est su que Pison ne m’en accusa point

Ainsi manque de preuve il éluda ce point,

Votre avis lui fut lu sans nom et sans complices

Il confondit bientôt de si faibles indices,

Et comme Druze en moi fondait tout son crédit

Il me désavoua tout ce qu’il m’avait dit,

Pour mieux en affaiblir toutes les circonstances

Il se justifia par d’autres apparences,

Voyez, pères conscrits, dit-il, aux Sénateurs

L’injuste procédé de mes accusateurs,

Si leur délation peut être vraisemblable

Et si mon imprudence est jusque-là croyable,

Moi, je révélerais un crime que j’ai fait

Cependant de la cause on jugea de l’effet,

L’amour prouva beaucoup ses Juges opinèrent

Sur cette conjecture et tous le condamnèrent,

Les uns délibéraient qu’il mourût en prison

D’autres par le cordeau, d’autres par le poison,

Lui, lisant sur leurs yeux qu’on faisait sa sentence

D’un pas tout furieux vers un garde s’avance,

Se jette à son côté se saisit d’un poignard

Et dans son désespoir il se sert du hasard,

Ainsi par son trépas il prévint la Justice

Et lui-même a choisi le genre du supplice,

À sa chute le peuple accourt dans le Sénat

L’ayant examiné dans cet horrible état,

Il reproche à ce corps toutes ses tyrannies

Et ce peuple enragé l’entraîne aux gémonies,

Nous en sommes sortis avec étonnement

Sans avoir eu le cœur d’en voir l’événement,

Et nous avons pu voir dessus notre passage

Les horribles effets de ce premier carnage.

TIBÈRE.

Cette fin l’attendait il méritait ce sort

Telle qu’est notre vie, et telle est notre mort,

Que tous ses partisans meurent sous les supplices

Périssent ses amis avecque ses complices,

Que le Sénat s’informe et se saisissent d’eux.

LIVIE.

Cet éclaircissement serait trop hasardeux,

Consultez cet arrêt il n’est pas équitable

Il perd cent Innocents pour trouver un coupable.

TIBÈRE.

Cette réserve est juste, il les doit discerner

Et c’est à sa prudence à les examiner.

 

 

Scène III

 

TIBÈRE, DRUZE, LIVIE, RÉGULUS, MACRON, TÉRENCE

 

TIBÈRE.

Voici mon Colonel il amène Térence,

Qu’est donc ceci Macron, s’est-il mis en défense.

MACRON.

En vain sans mon secours il aurait combattu.

TÉRENCE.

Injurieux ami pourquoi m’en tiras-tu,

Viens-moi rendre à la mort redonne-lui sa proie

Rome qui de mes pleurs prends des sujets de joie,

Mes douleurs à l’envi combattent tes plaisirs

Et moi seul je m’oppose à tes cruels désirs,

La maison de Séjan est de tous diffamée

Je l’aimerai, je l’aime, et l’ai toujours aimée,

César reprends ta grâce et révoque un tel don

D’un esprit criminel je te rends ton pardon,

Je veux être coupable et mériter ma peine

Je veux par ce refus me soumettre à ta haine,

Et t’ayant irrité je te veux prévenir.

Je te veux dérober l’honneur de me punir,

Viens voir tes cruautés, admire ta vengeance

Tu verras des objets dignes de ta présence,

La vengeance d’un crime a fait mille forfaits

Et l’on ne peut nombrer les meurtres qu’elle a faits,

Viens voir ton favori traîné de place en place

Viens le voir déchiré par une populace,

Viens-toi, viens-toi glisser parmi ses inhumains

Et viens joindre à leurs bras le secours de tes mains,

Non, ton esprit sanglant assiste à ce carnage

De loin par tes souhaits tu prends part à leur rage,

Et par des mouvements aussi grands que nouveaux,

Ton cœur va seconder la main de ces bourreaux,

Il s’exerce avec eux sur ce corps insensible

Et ton barbare esprit se le dépeint horrible,

Tu pousses jusque-là des regards furieux

Et ton cœur qui s’altère y fait voler tes yeux,

Puis donc que ce spectacle est dedans ta pensée

Tu vois que sa maison est toute renversée,

Qu’un peuple furieux s’en va de part en part

Renversant et statue, effigie, étendard,

Et foulant sous les pieds ces restes de sa gloire

Qu’il veut avec sa vie étouffer sa mémoire,

Lui, par qui l’on jurait a perdu son renom

C’est un crime d’État de proférer son nom,

Dans cette cruauté le peuple est redoutable

Il châtie un soupir, un mot est punissable ;

Il t’a sacrifié cinquante mille morts,

Rome à peine contient ce grand nombre de corps,

Pour rendre à tous les tiens son passage plus libre,

Il les va décharger au rivage du Tibre,

Leur sang en abondance en fait rougir ses eaux

Et le fait inonder à force de ruisseaux,

Nos temples sont sujets à cette violence

L’on ne semble immoler qu’au Dieu de la vengeance,

Les autres Dieux sont sourds aux cris des innocents

Il semble que le Ciel se plaise à cet encens.

TIBÈRE.

Et bien, en est-ce trop pour expier ses crimes.

TÉRENCE.

Mais pour un seul forfait faut-il tant de victimes,

La peine de bien loin surpasse l’attentat

Et tu perds avec lui la moitié de l’État,

Barbare fallait-il ce nombre de supplices

Confondre ses amis avecque ses complices,

Forcer même les yeux à le voir sans pitié

Nous faire prendre part en ton inimitié,

Et mettant dans nos cœurs un sentiment farouche

Retenir nos soupirs au sortir de la bouche,

Oui, cruel, tes bourreaux, font voir cette vigueur

Ils vont même cherchant jusques au fond du cœur,

Et sans qu’ils soient trahis des yeux, ni du visage

Ses amis sont tués, sur le premier ombrage.

TIBÈRE.

Qu’on cesse ce carnage ?

TÉRENCE.

Ah ! cruel, est-il temps :

Tes yeux de tant de sang sont-ils enfin contents,

Rome, Rome n’est plus qu’un vaste cimetière

La main de tous les tiens y manque de matière,

Et quand comme ton cœur leurs bras se sont lassés

Après avoir trop fait, tu me dis c’est assez,

Il ne nous reste rien de toute sa famille

La mère en se tuant a précédé la fille,

Et par un triste instinct prévoyant son malheur

Le coup qu’elle se fit, fit moins que sa douleur,

Elle est morte cruel, elle a saoulé ta haine

À tes exécuteurs elle en ôte la peine,

Encor lui jetaient-ils des regards curieux

Et s’efforçaient de loin, de l’achever des yeux ;

Ces deux fils d’une mère effroyables reliques

À leur tour ont senti des morts aussi tragiques,

Le Bourreau les tenant en heurtait les cailloux

Et ces deux innocents sont morts dessous les coups,

Apprends, apprends encor le sort de Voluzie,

Par la fureur du peuple elle se vit saisie,

Elle qu’on destinait au fils d’un Empereur

Fût, ah ! N’achevons point, je tremble encor d’horreur,

Je meurs, et je ne puis t’en dire davantage

Que l’on me rende au peuple, allons finir sa rage,

Macron, remmène-moi parmi ces inhumains

Ou souffre que je meure avec mes propres mains,

Vis, vis, cruel Tibère.

TIBÈRE.

Othon, que l’on le suive !

Et que l’on m’en réponde.

TÉRENCE.

Ah ! tu veux que je vive ?

Je mourrai malgré toi.

TIBÈRE.

Qu’on empêche sa mort,

Un ami si parfait mérite un plus beau sort.

 

 

Scène IV

 

TIBÈRE, DRUZE, LIVIE, GARDES

 

TIBÈRE.

Ah ! Séjan, que de sang, combien coûtent tes crimes.

LIVIE.

Votre salut voulait ce nombre de victimes.

DRUZE.

Seigneur, Rome vous aime ?

TIBÈRE.

Il s’en faut défier,

Va travailler toi-même à la pacifier.

DRUZE.

Ses conjurations ne sont plus animées,

TIBÈRE.

Va voir mes légions, visite mes armées ?

Assoupis ce désordre et remontre aux soldats

Qu’ils ont suivi ton père en beaucoup de combats,

Qu’ils ont dû te garder une amitié sincère,

Et telle pour le fils qu’ils avaient pour le père,

Je te promets Livie, et jusqu’à ton retour

Je prends confidemment, le soin de votre amour.

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