Sodome et Gomorrhe (Jean GIRAUDOUX)

Pièce en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Hébertot, le 11 octobre 1943.

 

Personnages

 

LE JARDINIER

L’ARCHANGE DES ARCHANGES

L’ANGE

RUTH

LIA

JEAN

JACQUES

LES FILLES

JUDITH

SALOMÉ

ATHALIE

DALILA

SAMSON

MARTHA

 

 

ACTE I

 

 

Prélude

 

L’ARCHANGE DES ARCHANGES, LE JARDINIER

 

LE JARDINIER.

Voici le plus beau lever de rideau qu’auront jamais spectateurs : il se lève et eux voient l’archange des archanges.

L’ARCHANGE.

Qu’ils en profitent vite. Ce ne sera pas long. Et le spectacle qui va suivre risque d’être affreux.

LE JARDINIER.

Je sais. Les prophètes l’annoncent. C’est la fin du monde.

L’ARCHANGE.

C’est une des fins du monde. La plus déplorable.

LE JARDINIER.

Ils disent que Sodome et Gomorrhe et leur domination jusqu’aux Indes et l’empire sur l’univers de leur commerce et de leur génie vont s’effondrer.

L’ARCHANGE.

Ce n’est pas là le pire. Et ce n’est pas l’intérêt de l’histoire. D’autres empires se sont effondrés. Et aussi à l’improviste. Nous avons tous vu des empires s’effondrer, et les plus solides. Et les plus habiles à croître et les plus justifiés à durer. Et ceux qui ornaient cette terre et ses créatures. Au zénith de l’invention et du talent, de l’illustration de la vie et de l’exploitation du monde, alors que l’armée est belle et neuve, les caves pleines, les théâtres sonnants, et que dans les teintureries on découvre la pourpre, ou le blanc pur, et dans les mines le diamant, et dans les cellules le vrai atome, et que de l’air on fait des symphonies, des mers de la santé, et que mille systèmes ont été trouvés pour protéger les piétons contre les voitures, et les remèdes au froid et à la nuit et à la laideur, alors que toutes les alliances protègent contre la guerre, toutes les assurances et poisons contre la maladie des vignes et les insectes, alors que le grêlon qui tombe est prévu par les lois et annulé, soudain en quelques heures un mal attaque ce corps sain entre les sains, heureux entre les bienheureux. C’est le mal des empires. Il est mortel. Alors tout l’or est là, entassé dans les banques, mais le sou et le liard eux-mêmes se vident de leur force. Tous les bœufs et vaches et moutons sont là, mais c’est la famine. Si c’est l’été, l’ombre brûle. Si c’est l’hiver, la pierre éclate. Tout se rue sur l’empire, de la chenille à l’ennemi héréditaire et aux hypothèques de Dieu, le mal surgit là même d’où il était délogé pour toujours, le loup au centre de la ville, le pou sur le crâne du milliardaire. L’archange mon collègue qui fait tourner les crèmes et les sauces dans la cuisine des empires est entré, et c’est fini. Il est là, et les fleuves tournent, les armées tournent, le sang et l’or tournent, et dans la tourmente, l’inondation et la guerre des guerres il ne subsiste plus que la faillite, la honte, un visage d’enfant crispé de famine, et la mort.

LE JARDINIER.

Mais ils disent que si l’on peut trouver un juste dans Sodome...

L’ARCHANGE.

Bavardage ! Il s’agit bien de justice et de juste !... Le juste ou le bouc émissaire, c’est très bien quand la création de Dieu n’est pas compromise et il admet cette monnaie. Que toute la goinfrerie du monde soit protégée par un notable qui vit de haricots, son ordure par un cœur qui ne salit pas, son mensonge par un muet, c’est une tolérance de Dieu que les hommes exploitent sournoisement et proclament droit et convention. Et en effet un juste suffit pour relier par les haricots et les yeux clairs l’innocence de l’aube à l’innocence du couchant. Et les fins du monde jusqu’ici ont été des raclées sévères ou des bains de siège sérieux, mais elles étaient distribuées sans ressentiment véritable. Ce soir, si de tous les limiers du Ciel aux pistes dans Sodome, aucun n’a trouvé ce qu’il cherche, c’est le châtiment dans son feu et sa mort, c’est la haine de Dieu. Tu ne comprends pas ?

LE JARDINIER.

Non. Je ne comprends pas pourquoi Dieu me haïrait.

L’ARCHANGE.

Tu es marié ?

LE JARDINIER.

Non. Comme mes frères.

L’ARCHANGE.

Pourquoi ?

LE JARDINIER.

Nous aimons bien être seuls.

L’ARCHANGE.

Tu es fiancé ? Tu te promènes avec les filles ?

LE JARDINIER.

Non. J’aime bien me promener seul.

L’ARCHANGE.

Alors Dieu te hait.

LE JARDINIER.

Je ne comprends pas. Il est tant de villes plus coupables que les nôtres. On dit le mensonge de Tyr, la luxure de Sidon. Nous n’avons poussé aucun péché au rouge, aucun mal au symbole.

L’ARCHANGE.

Écoute.

LE JARDINIER.

J’entends. Ce sont des chants.

L’ARCHANGE.

Qu’est-ce qu’ils ont ces chants ?

LE JARDINIER.

Du côté nord, des voix d’hommes ! Au sud, des voix de femmes !

L’ARCHANGE.

Aucun duo ?

LE JARDINIER.

À quoi bon, un duo ?

L’ARCHANGE.

Dans Sodome et Gomorrhe, l’offense du mal, l’infamie du mal vient de ce que chaque sexe le fait pour son propre compte. Jusqu’ici, dans leurs méfaits ou leur ignominie, hommes et femmes respectaient du moins la seule base que Dieu ait glissée sur leur vie, celle de leur union, celle du couple. C’est en jumeaux du moins qu’ils ont valu jusqu’ici au ciel ses soucis. Tout ce qui lui déplaît, mensonge, paresse, gourmandise des sens, c’est à deux qu’ils l’ont inventé. L’assassinat, le blasphème, le vol ont été des trouvailles de jumeaux. Et tous les grands noms des crimes de l’humanité, contre Dieu, de la pomme au déluge sont les annales du couple. Mais le premier enfant aussi, et la lignée des hommes. Et Dieu sévissait contre eux durement, mais jamais mortellement, car ce jumelage et cette ligue contre lui-même étaient aussi une fidélité et une promesse. Comprends-tu, maintenant ?

LE JARDINIER.

Il y a encore des couples dans Sodome.

L’ARCHANGE.

Tu me diras tout à l’heure lesquels. De là-haut la vue est insoutenable de cette femme au sud et de cet homme au nord, distrait de l’autre chaque jour davantage. Toute la dot du couple, défauts ou vertus, homme et femme se les partagent avidement comme des bijoux ou des meubles à la veille du divorce. Cette nature indivise, ces admirations et ces dégoûts indivis, jusqu’à ces animaux indivis, ils se les répartissent. Plaisirs, souvenirs, objets prennent un sexe, et il n’y a plus de plaisirs communs, de mémoire commune, de fleurs communes. Le mal a un sexe. Cela vaut la fin du monde...

LE JARDINIER.

Il y a encore un couple dans Sodome. S’il faut aujourd’hui un couple à Dieu, comme il lui fallait autrefois un juste, il reste Jean et Lia, il reste Dalila et Samson.

L’ARCHANGE.

Je sais... Je sais... En tout cas, c’est votre seule chance. Tous les chasseurs du ciel sont rentrés le carnier vide, à part celui qui les épie. Il tarde, ce n’est pas bon signe. Samson et Dalila voyagent, reviendront-ils à temps, mais pour Jean et Lia, tes maîtres, je les ai épiés moi aussi. Et tout ce qui de l’éternité s’intéresse à l’homme éphémère les épie. Rien n’avait trahi encore le mal jusqu’à ce matin. Ils se parlaient en souriant, ils se beurraient mutuellement leur tartine, ils ont dormi, enlacé leurs bras. Dans le bureau de Jean, un oiseau et des roses. Dans la chambre de Lia, un chien et des gardénias. La création est encore indivise entre eux... Mais déjà on dirait que chacun sécrète sa propre lumière, c’est mauvais, c’est que chacun sécrète sa propre vérité. Chacun s’irrite contre soi-même, c’est mauvais, c’est qu’il va s’irriter contre l’autre. Si c’est, chez elle, qu’elle porte un enfant, si c’est, chez lui, qu’il est pris par son métier et imagine, tous les péchés du monde peuvent encore attendre. Mais si c’est que chacun est pris par la peste de Sodome, par la conscience de son sexe, Dieu lui-même n’y pourra rien... Espérons encore ! Toi, jardinier, aide-nous à ce que rien autour d’eux ne les tire l’un hors de l’autre. Place sous la laitue leur tortue commune, sur l’arbuste leur rainette commune, et pour ce qui me concerne le soleil et la lune et la terre vont travailler de toutes les forces des aimants et des gravitations à ne pas se dédoubler sur leurs têtes ou sous leurs pieds...

LE JARDINIER.

Ils sont bons, généreux. Ne pourrait-on leur dire que leur entente évitera tant de ruine et tant de mort ?

L’ARCHANGE.

Non. L’exigence de Dieu est suprême. Il n’exige pas un couple qui se sacrifie, il exige un couple qui soit heureux...

LE JARDINIER.

Le sacrifice peut lui redonner le bonheur...

L’ARCHANGE.

Le sacrifice, c’est vraiment trop commode, c’est la dernière solution de Dieu. Dieu ne parvient que par sa pitié à distinguer le sacrifice du suicide. Non. Il faut au contraire que rien n’arrive aux oreilles de Jean et de Lia des rumeurs de la ville et de ce qui pèse sur eux. C’est dans l’intimité et au milieu des choses sûres, des objets et des repas quotidiens que doit se dérouler le débat du dernier couple. Voilà, tout est prêt, qu’ils entrent. Le merle familier est à sa place dans l’allée. De la cuisine l’odeur du sarment nous arrive. Et que, pour le moment, sur le pourtour du domaine une zone de terre bouillante empêche aucun des messagers de malheur ou de pitié de parvenir. Tous les hublots du ciel et l’œil du jardinier, c’est plus que suffisant pour voir la fin du monde.

L’archange s’efface. Le jardinier s’éloigne.

 

 

Scène première

 

LIA, RUTH, invitée de Lia

 

RUTH.

C’est beau, c’est calme, cette bourgade au milieu des tilleuls !

LIA.

Oui, c’est Sodome.

RUTH.

Et cette ville blanche dans les platanes, qu’elle est douce à l’œil !

LIA.

Oui, c’est Gomorrhe. Et ce sentier dans la montagne comme un sillon du ciel, c’est par là que viennent les anges.

RUTH.

Il vous en vient souvent ?

LIA.

Par bandes en ce moment. C’est l’été. Le sentier est sec.

RUTH.

Pourquoi viennent-ils ?

LIA.

Pour un oui, pour un non. Le moindre mensonge, et ils sont là. Le moindre accès d’envie. Des gardes-chasse quand la chasse est ouverte. Au-dessous de toute mauvaise pensée que tu soulèves en toi et où tu espères dans ta curiosité ou ta rage trouver un démon, non, un ange. Tu sais comme j’ai toujours aimé être seule. Impossible. L’ange de la solitude est là, et me regarde.

RUTH.

Il est très beau, dit-on ?

LIA.

Ce n’est pas la question. La solitude à deux, même avec un ange, je t’assure que ce n’est pas supportable.

RUTH.

Qu’est-ce qu’ils vous disent ?

LIA.

Ils se taisent. On sent qu’ils grillent de parler. Rien n’est bavard comme le ciel. Leurs lèvres remuent. Je les regarde aux lèvres, cela les trouble. Au coin de leurs lèvres. Mais ils doivent avoir une consigne. J’attends qu’elle soit levée.

RUTH.

Aucun reproche ?

LIA.

Si. Une tête d’ange. Une tête muette de beauté... une horreur. Qu’est-ce que j’aimais dans mes péchés : pourquoi dans mes fautes même courais-je à mon miroir ? Pour m’y contempler dans ma convulsion ou ma jouissance. Maintenant je m’y cherche en vain. Une tête d’ange est plaquée sur mon visage, et me le masque.

RUTH.

Ton mari les voit ?

LIA.

J’en suis à me regarder les mains dans mon miroir. À mimer par les mains satisfactions ou désirs. Les anges ne s’en doutent pas encore. Sinon gare au gant, à la main d’ange.

RUTH.

Je te demande si Jean les voit.

LIA.

Il n’en dit rien. Il ne dit jamais rien des étrangers non reconnus officiellement, de l’ennui, de l’humeur, de la brouille. Il fait comme s’il ne les voyait pas, comme si la joie conjugale était là, la concorde.

RUTH.

Tu l’aimes toujours, Jean, n’est-ce pas ?

LIA.

Bien sûr. Je l’adore. Et ce ne sont pas des anges qui apparaissent et disparaissent en éclairs. Ceux-là ne volent pas. Elle est loin l’époque où nous avions les visites des Khéroubs. La volière du ciel s’abattait sur vous, quand vous aviez violé la loi de Dieu. Une scène avec dents et griffes, une crête hérissée jusqu’au plafond, et les mots de supplice, de plomb fondu, et de damnation ; et des coups d’aile à tuer un chevreuil. Mais du moins on pouvait se défendre. Je me défendais, et de la parole, et du bec, et des mains. On pouvait dire tout ce qu’on pensait du ciel, cela ne comptait pas pourvu que ce soit dans la lutte. Regarde, dans ce vase ; ce sont des plumes que je leur ai arrachées. Et ils s’élevaient soudain, vous gardant dans leur ombre bouillante, jusqu’à leur zénith. Et puis c’était fini. La scène avec le ciel était finie. Je me recoiffais. Mais ceux-là sont des fourmis sans ailes, toujours à pied, cheminant et arpentant, et se parlant aux croisements comme des fourmis par des transparences au visage ou par des tics... se parlant de nous.

RUTH.

Je te demandais si tu aimes Jean ?

LIA.

Pourquoi le demandes-tu ? Tu le sais. Je le hais.

RUTH.

Tu l’as trop aimé.

LIA.

Tu dis des bêtises. Jamais époux au contraire ne sont entrés dans leur maison nouvelle avec plus de promesses. Aucun vertige, en moi du moins. Aucune de ces guirlandes et de ces bandelettes dont on enveloppe d’habitude les mariés et les veaux gras. J’ai vu Jean comme la biche voit son cerf, de mes yeux les plus clairs, et tel qu’il est. Ni ma tendresse ni mon dévouement n’ont jamais posé sur lui rien de postiche. Je n’ai jamais eu à le déshabiller que de sa robe.

RUTH.

Tu as eu de la chance. Moi j’ai trop aimé Jacques.

LIA.

Que le monde est beau et vrai pour une biche dans ses pensées et ses mouvements conjugaux ! Ce que sont les fruits, les arbres, l’eau fraîche, personne à part moi ne le sait. Le goût de l’olive, près de l’homme dont on est la femme, et non l’amante. Et le gazon sous le pied nu, et la caresse sur la joue de Jean, et l’arabesque de la chauve-souris autour de votre mari, le soir, et non de votre amant. C’était merveilleux de réel, c’était vrai, c’était sans amour... Puis le mal est venu...

RUTH.

Quel mal ?

LIA.

Attends ! Regarde derrière toi, sans avoir l’air de regarder... En voilà un.

RUTH.

Un ange ? Lequel est-ce ?

LIA.

Oh ! Ceux-là n’ont pas même de nom. Les Khéroubs vous beuglaient le leur, à travers leur salive dorée : Karazobath, Elethradôn. On aurait dit des fournisseurs. Ceux-là courent comme des chiens dont le maître a perdu la mémoire...

Elle se tourne vers l’ange.

...Vous vous appelez comment ?

RUTH.

Oh ! Lia !

LIA.

Quand on veut vous voir, on vous appelle comment ? Dieu vous appelle comment ? Par un numéro ?

RUTH.

Lia !

LIA.

Pourquoi êtes-vous ici ? Parce que j’ai laissé griller le pain, ou parce que je hais mon mari ?

L’ange s’éloigne.

RUTH.

Tu l’as vexé !

LIA.

Voilà l’horrible avec le ciel. On ne le scandalise plus, on le vexe. J’adorais le ciel d’autrefois, ses colères, et l’irruption des Khéroubs. À bras le corps avec le ciel, quel tonique ! Maintenant on ne l’indigne plus, regarde sa tête, on le vexe. Je n’ai jamais pu supporter la bouderie... C’est à devenir juste ! Que fait-il maintenant là-bas, au pied de l’arbre ? Un moineau a dû violer la loi de Dieu. Il le contemple avec tristesse.

Elle frappe dans ses mains.

RUTH.

Que fais-tu ? Le moineau part.

LIA.

Comme cela, il saura ce que c’est que voler.

RUTH.

Il est beau.

LIA.

Il ressemble à ton mari. Si ton mari ne veut pas m’aimer, je ferai la cour à l’ange.

RUTH.

Il ressemble au tien aussi.

LIA.

Au mari des autres, quoi !

RUTH.

Vous n’étiez pas faits l’un pour l’autre, toi et ton mari.

LIA.

Et toi, tu l’étais pour le tien ?

RUTH.

Moi, j’étais faite pour tous, excepté pour lui.

LIA.

C’est la leçon du mariage. Tous les charmes se sont posés sur celui que vous épousez. Il est un orme surchargé de pinsons qui vous accueillent. Puis, semaine à semaine, chaque pinson s’envole sur un autre homme, et, au terme de l’année, votre vrai mari est disséminé sur tous les autres.

RUTH.

Il ne reste que ce qui n’est pas lui ? Eh ! bien, tu as de la chance.

LIA.

Que me reste-t-il de Jean ? Je parle de son corps, non de son esprit. Je parle de traits mêmes qui le distinguaient et l’ornaient à mes yeux. Sa vraie voix habite maintenant la bouche de Pierre. Son vrai regard est dans l’œil d’André. Sa vraie main est allée s’ajuster au poignet de mon oncle. C’est chez mon oncle qu’il faut que j’aille l’embrasser et la caresser ! Hier, après des mois, j’ai entendu à nouveau son vrai rire, ce rire qui était le timbre de la liberté, j’ai couru ; c’était un esclave...

RUTH.

Ne te plains pas. Pour moi, c’est tellement pire !

LIA.

J’aurais accepté ce départ de son corps. Dieu sait que j’ai tout essayé pour rappeler sur lui ses vraies lèvres, celles de la première semaine, son vrai nez, ses vrais cheveux, le vrai soleil dans ses cheveux, et, le soir, sa vraie épaule et sa vraie joue. Tout a été vain. Dieu comme les sorcières. Je me suis fait une raison. Dans ce cœur des nuits où je me sens ma propre vérité, je couchais avec mon faux mari, mes bras autour de ses reins étrangers, ma gorge contre sa poitrine factice, et tout le reste. Tout cela est supportable ? Je suis femme, et la nuit est la nuit. Mais ce mensonge de son corps a gagné son âme. Ses dons, ses vertus, ses défauts, tout ce dont il étincelait aux noces, je ne les reconnaissais plus. Il avait emprunté des bijoux pour son jour de  marié, et il les remplace peu à peu par d’autres.

RUTH.

Que racontes-tu ? Il est le même : si franc ! si généreux !

LIA.

Il est si franc ! Mais à quoi cela m’avance-t-il, si sa franchise est devenue pour moi le pire mensonge. Il fait beau, et il dit qu’il fait beau. Il me reproche d’être coquette, et je le suis. Mais les objets du monde ne sont plus les mêmes pour nous. Son soleil n’est plus le mien, le visage qu’il voit de moi n’est plus le mien. Le monde s’est dédoublé et nous avons chacun le nôtre. Seuls les noms sont restés communs. Si généreux ! mais l’or qu’il donne, la pitié qu’il donne ne sont plus ma monnaie : avoir un mari qui n’a plus les mêmes arbres que vous, la même mer, les mêmes métaux, c’est horrible... Parfois, quand il crie de très loin je l’entends encore. Quand il passe devant un miroir, ce que je vois de lui, lui ressemble. Mais cela n’a pas de sens de ne retrouver celui qui est la chair de votre chair que par l’écho et le reflet.

L’ange s’est rapproché.

L’ANGE.

Il n’y a pas d’eau pure, ici ? J’ai soif.

LIA.

Nous n’avons qu’une citerne. La source est à Ségor.

L’ANGE.

C’est loin ?

LIA.

En volant, trois minutes. À pied, une heure... Cueillez des oranges.

L’ANGE.

C’est aujourd’hui, Lia. Songez-y...

LIA.

Que je songe à quoi ?

L’ANGE.

C’est à partir d’aujourd’hui que le regard de Dieu se pose sur Sodome et sur Gomorrhe. Il ne s’écartera plus. Elles seront là, nuit et jour, sous sa loupe.

LIA.

Il vous a chargé de nous le dire ?

L’ANGE.

Mon silence devait vous le dire. Il n’a pas suffi.

LIA.

J’aime mieux quand vous parlez. Votre voix de colère est douce. Il y a grande alerte, alors, pour les hommes ?

RUTH.

Lia, je t’en supplie, ne blasphème pas !

LIA.

L’esprit avec le ciel s’appelle le blasphème. C’est injuste. J’ai de la répartie, c’est lui qui me l’a donnée. Que faisons-nous de mal là, toutes deux ? Nous parlons de nos petites affaires. De quoi parlons-nous, Ruth, de nos toilettes ou de nos maris ?

RUTH.

Tu l’as humilié. Il s’en va.

LIA, criant à l’ange.

Le meilleur oranger est celui de la haie... Il donne des sanguines... Revenez ! Vous manquez le plus intéressant. C’est à Ruth de nous parler de son mari... Pas celles-là ! Elles sont aigres ! Ruth, regarde comment un ange fait la grimace...

RUTH.

Pourquoi prends-tu toujours le ciel de front ?

LIA.

Parce que je suis un front, comme tu es un ventre... C’est vrai qu’il ressemble à ton mari. Mais toi tu ne peux t’en rendre compte. Les traits de Jacques aussi pour toi se sont envolés un à un de lui.

RUTH.

Plût au ciel ! Moi c’est le contraire !

LIA.

Tu l’aimes encore ?

RUTH.

Non ! Certes non ! Mais c’est le contraire. Rien de lui jamais ne bouge, ni ne change ! Rien de lui ne le quitte !

LIA.

Et tu en souffres ?

RUTH.

C’est affreux. Sa toilette du jour de noces, il ne l’a pas quittée encore. Tous les soirs, depuis cinq ans, je couche avec un marié... Ce que je pouvais t’envier, quand tu parlais de Jean !

LIA.

Je me rappelle ton mariage... Quand Jacques a paru, tu as glissé.

RUTH.

Non, j’ai défailli : j’ai défailli d’espoir. Tu te rappelles comme il était, Jacques.

LIA.

Comme il est. L’image du jour.

RUTH.

Cet homme pur comme le jour, couleur de jour, c’est lui qui allait être mon jeu et mon aventure constante. C’est sur lui, c’est par lui que j’allais goûter les délices et les voluptés d’une vie qui restait fade pour moi-même. J’avais dans mes bras celui qui allait aimer pour moi, souffrir pour moi. J’allais voir sur ce corps et cette âme toutes les morsures et les caresses de la vie. Quel avenir ! J’allais voir l’anxiété sur cette confiance, la fièvre sur cette santé, le courroux sur ce calme. Tous les nuages et les soleils sur son visage, et moi-même au fond de lui me nourrissant de la nourriture des femmes, de ses entrailles et de son cœur. Je riais en moi, quand il me prit sur ses genoux et m’appela son enfant. L’enfant, c’était lui. Le premier enfant, le seul enfant qu’ont les femmes qui aiment, c’est leur mari. Sa force, elle n’était pour moi que sa faiblesse. Sa vanité, son humilité. Sa ruse, sa naïveté. Quelle merveilleuse union, celle où chaque jour je verrais cette enfance monter dans la joie ou la douleur, le travail ou le risque, et le monde tout entier régler sur elle ses miracles et sa croissance. Jusqu’à la mort !

LIA.

Et l’enfant n’a pas grandi ?

RUTH.

Tu l’as dit. Tout est immuable. Je pensais qu’il allait prendre la voix de tout ce qui vaut d’être entendu, la couleur de tout ce qui vaut d’être vu ; non, il a les siennes, et pas d’autres. Il m’est né, le soir de mes noces, de ma première étreinte, ce nain géant, ce parleur muet, et avec lui tout persévère dans une identité affreuse, que ce soit son cheval ou le soleil. Il a les mêmes gestes pour s’habiller, pour se peigner, pour embrasser ; son œil est un instrument de prodige pour voir les mêmes choses et dans leur même état. Celui auquel j’avais donné tous mes sens, j’ai été obligée de les lui reprendre un à un, désespérée. Maintenant je mange, je pense, je souffre, j’aime moi-même.

LIA.

Enfin, il vit !

RUTH.

Il vit en respirant. Il vit dans l’air comme on vit dans l’eau, comme dans un élément où l’on étouffe si l’on ne respire pas. As-tu jamais pensé, toi, à respirer dans l’air ! Lui il respire. D’un poumon régulier, remonté. Jamais je n’ai vécu avec un mari sans soufflet dans la gorge, un mari à thorax d’or pur. Sa vie est un combat à mort contre l’asphyxie.

LIA.

Teins-le en blond.

RUTH.

Il s’est teint en blond, je l’y ai forcé. Et il coupe ses ongles en amande, au lieu de les couper ras. Et il apprend à danser. Et j’ai veillé aussi à ce qu’il remplace dans son iris son regard de satisfaction par un rayon de tristesse horrible. Mais il n’est jamais autant le même que quand il lutte à se varier. Il se débat sans espoir avec celui qu’il ne peut devenir, le seul que j’aime. Dans ces fêtes où nous nous déguisons, il peut s’habiller en Chaldéen, se masquer en Pharaon, il a changé de siècle, mais pas de minute. Il est lui-même à la seconde !

LIA.

Fais comme moi, quand je cherchais un moyen suprême de rattraper l’amour : songe qu’il mourra !

RUTH.

Crois-tu que je n’y aie pas songé ! Crois-tu que je n’aie pas appelé la mort, comme toutes celles qui sont à la veille de haïr l’homme qui est le leur, et que je ne l’ai pas inclinée vers lui à l’heure du plaisir ou du sommeil. Mais il passe son mal à tout ce qui l’approche. Près de lui, je n’ai pas vu sa mort, j’ai vu la mort de tout le monde. La mienne. Cette convention, qu’est ma mort. Mais l’écartèlement de mes membres, la fonte de mes yeux, la rupture de mon cœur, tout ce qui aurait été sa mort à mon jour de noces, je n’en ai pas senti la moindre atteinte. Tout est fini. Je ne mourrai pas par lui.

LIA.

Nous en sommes toutes là. À chercher l’univers où les femmes ne vivent pas pour leur propre compte.

RUTH.

C’est plus simple. Nous nous sommes trompées. Chacune a eu le lot de l’autre. Tu voulais l’immuable, c’est moi qui l’ai... C’est à en mourir...

LIA.

Il sait où vous en êtes ?

RUTH.

Je l’ignore. Comme Jean sait où tu en es, sans doute. Tu connais les hommes. Ils portent devant eux leur vie étalée comme une panoplie, mais sous la plus astiquée et la plus franche on sent des réserves et des ruses qui courent comme des rats. On voit la queue de l’un, l’œil de l’autre. Cela cligne, cela remue, et puis c’est le silence.

LIA.

Je hais leur tapis volant.

RUTH.

Tu hais quoi ?

LIA.

Jean a un tapis volant. Quand autrefois montait entre nous l’amour trop grand puis l’indifférence trop grande, Jean montait sur un tapis, et s’envolait. Il y monte encore dans la haine. Il reste là, à me regarder, à répondre à ma supplication ou à ma rage, mais il ne voit rien, il n’entend rien. Il est sur son tapis, il est au-dessus des montagnes qui cachent ma vue, de torrents qui couvrent ma parole. Je me plongerais dans l’huile et je m’embraserais, que du tapis il ne verrait qu’une étincelle. Du ciel où il plane, il se fait un bras assez long pour caresser le chat, un pied assez long pour écraser les braises qui tombent du feu, il sauve le tapis non volant, et jusqu’à ses lèvres sont déléguées de milliers de lieues pour me donner le baiser du repos. Mais il me laisse là seule, impuissante, abandonnée, et par-dessus le repas du soir, le tapis volant l’emporte quelquefois dans le cœur du sommeil. Ah ! il sait voler ! Les anges peuvent venir prendre des leçons !

RUTH.

Alors ! Nous les abandonnons ? Nous les tuons ?

LIA.

Il y a aussi la troisième solution. Celle à quoi tu penses ! Tais-toi ! Les voilà.

 

 

Scène II

 

LIA, RUTH, JEAN, JACQUES

 

JEAN.

Quel beau temps, n’est-ce pas, ma petite Ruth !

LIA.

Non.

JEAN.

Chère Lia, je parle à Ruth.

LIA.

J’en ai assez de t’entendre parler du temps. Nous sommes assez grandes pour nous passer d’un homme spécialement chargé de nous apprendre qu’il pleut ou qu’il fait nuit.

JEAN.

J’en parlerai encore, et souvent. C’est le seul sujet qui me reste à éviter le débat avec toi.

LIA.

Il ne te reste plus. D’ailleurs tu tombes mal. Aujourd’hui le printemps est laid, le soleil est sombre, tout est laid...

JACQUES.

À part toi.

LIA.

Comme Jean n’a jamais su me voir, je continue à avoir raison.

JEAN.

Je vois Ruth en tout cas. Elle est belle, et elle trouve qu’il fait beau. N’est-ce pas, Ruth ?

LIA.

Réponds, toi ! ne sois pas lâche.

RUTH.

Répondre quoi ?

LIA.

Que tu es comme moi. Qu’il fait affreux.

RUTH.

Je ne suis pas comme toi. Le soleil sur Sodome, cette brise sur Gomorrhe, je ne trouve pas cela laid du tout.

LIA.

En somme, tu trouves Jean magnifique ?

RUTH.

Cela sûrement. Toi-même es d’accord.

LIA.

Et Jacques ? Qu’est-ce qu’il pense du soleil sur Gomorrhe ?

JACQUES.

Jacques a faim. Jacques aimerait bien déjeuner.

JEAN.

C’est cela, déjeunons.

LIA.

Qu’ils sont lâches. Ils sont hommes jusqu’aux ongles !

JEAN.

Tu m’as l’air d’être femme jusqu’aux dents ce matin, ma petite Lia... En quoi est-ce lâche d’aller déjeuner ? Ruth aussi est lâche... Elle venait...

LIA.

Je n’ai jamais dit que Ruth ne fût pas lâche. Elle l’est, sûrement. Mais elle est lâche comme une femme, par intérêt, par jeu, par peur, par convoitise. Tu es lâche par désir d’obéir à Jean, Ruth, de plaire à Jean... Tu es dans ton droit. Eux sont lâches par indifférence, ou par courage...

JEAN.

Il y a lâcheté à ne pas trancher avant déjeuner la question de savoir si le soleil sur Sodome est beau ou laid ?

LIA.

Oui.

RUTH.

Viens déjeuner, Lia...

JEAN.

La question est réglée. Le soleil sur Sodome est de l’ombre, la brise sur Gomorrhe de la torpeur, et aux branches pendent de pauvres chiffons sans couleur ni parfum qui sont les roses et les jasmins.

LIA.

Et Jacques aussi grille d’aller déjeuner. Et chaque fois que l’occasion ou le doigt de Dieu les amène à la porte de la vérité, ils y voient la porte d’une souricière, et fuient à toutes jambes !

JEAN.

Sur quoi donne-t-elle la porte d’aujourd’hui ?

LIA.

Toujours sur le même pays. Celui de l’homme et de la femme. Ils s’y touchent avec dégoût. Ils s’y regardent avec mépris. Leurs ombres même s’y mélangent avec haine. Un débat peut-être éclaircirait tout. Mais il faut déjeuner. Alors tout est beau. Alors amenons le tapis qui emporte, le casque qui rend sourd, l’anneau qui fait invisible et que la grande faim qui torture le cœur des femmes cède à la caille rôtie et aux fèves !

JEAN.

C’est vrai qu’il y a de la caille rôtie !

RUTH.

Ne la provoque pas, Jean.

LIA.

Non, laisse-le ! Toujours ils sont ainsi. Tous les jours de la vision, de l’explication, de la décision. Enfin on va les prendre à bras le corps ! On va savoir ce qu’est une âme d’homme, une vérité d’homme, comme on a appris ce qu’est une jambe et une morsure d’homme. Illusion. C’est à ce moment qu’ils déjeunent, qu’ils sont harassés de leur travail, qu’ils ont à s’écarter pour leur mal de tête et leur nature. Leur corps, c’est leur alibi. Ils ne sont jamais là. Ils n’ont rien de mieux que leur corps pour dissimuler leur absence... Pas même leur étreinte...

JEAN.

Que serait-on, devant toi, sans cuirasse ?

LIA.

Moi, mon corps n’a jamais été que ma voix vers toi ; ma gorge, mes cheveux, mes jambes n’ont jamais été que les mots de ce langage que le péché originel a enlevé à notre bouche. À travers les âges, à travers la mort, à travers les épaisseurs des folies et des sagesses, à travers les visages changeants de la terre, mes mains, mes hanches, mes yeux t’ont dit le dévouement et l’espoir d’avant la faute. Tout ce que tu sais de ce qu’étaient les vrais fleuves, les vrais arbres, c’est par eux que tu le sais. Toi ton corps est un dos, un silence. Oh ! Jean ! Quand parleras-tu ?

JEAN.

Ruth et Jacques se demandent...

LIA.

Les témoins ! En effet, pardonne-moi ! Autre prétexte à remise. Que ce soit Ruth ou Jacques, et Pierre ou Paul, le couple digne de ce nom garde la discussion pour la chambre close. C’est l’autre nom de leur lâcheté, la pudeur. Si le chien est là, taisons-nous. D’ailleurs ne t’inquiète pas. Ruth et Jacques sont comme nous. Et Ruth a parlé à Jacques à travers les siècles et les humus du monde, et Jacques n’a rien dit, et André et Marie, et Madeleine et Mathieu sont comme nous, et c’est la cohorte au complet des hommes qui se dérobent devant l’assaut et la question des femmes, et personne n’a arraché de leurs lèvres ce fil qui les a cousues, leur seule virginité, celle de la parole... Qu’as-tu à aller vers Jean, Ruth ? Reste là, près de moi...

JEAN.

Très bien. Tu l’as voulu. Je suis prêt...

LIA.

Regarde à droite.

JEAN.

Je sais ce que tu es, et je vais te le dire...

LIA.

Moi, je te dis de regarder à droite. Tu as un témoin de marque. Tu peux te récuser encore. C’est un beau prétexte...

L’ange s’est rapproché et les regarde.

JEAN.

Tu le vois. Tu n’as pas compris ! Tu n’as jamais rien compris !

LIA.

Qu’y avait-il à comprendre ?

JEAN.

Si jamais nous n’avons parlé, car nous n’avons pas parlé une seule fois, je te l’accorde, et quand tu me disais qu’il faisait beau ou laid dans ton âme, ce n’était pas beaucoup plus neuf que de parler du temps.

LIA.

Qu’y avait-il à comprendre ?

JEAN.

Que j’attendais mon témoin. Que pour pareil procès, je voulais témoin et juge. Si je récusais Ruth et Jacques, c’est qu’ils sont de faux témoins. Ruth m’est dévouée, Jacques t’admire. Mais si l’ange veut écouter, qu’il approche. Si le jour est venu de la seule explication qu’homme et femme aient jamais eue...

RUTH.

Il s’en va.

JEAN.

Alors je n’ai rien à dire. Alors j’ai à dire ce que je dis d’habitude : j’ai faim, c’est l’heure d’avoir faim. La caille rôtie m’appelle. Voici ce que tu n’as pas compris, Lia : en dehors de la présence de Dieu, les hommes ne parlent pas.

LIA.

Naturellement, lui n’aime qu’eux !

JEAN.

Blasphème, c’est le moyen de ramener l’ange.

LIA.

Dieu est comme vous. Lui aussi se dérobe. Que les êtres qu’il a créés soient de pièces et d’arondes que rien n’ajuste, peu lui importe. Il a son tapis volant, qui est le ciel, et l’alibi qu’est votre corps, pour lui c’est l’ange. C’est de là que vient tout le mal : Dieu est un homme.

JEAN.

Appelle l’ange !

LIA.

Il est comme vous. Il n’a pas de nom.

RUTH.

Mael !

JEAN.

Fais-lui en un. Tu ne me feras pas croire qu’une femme ne puisse inventer des noms d’ange.

RUTH.

C’est ce que j’essaye. Alzoa ! Galoel ! Comme c’est curieux ! De chaque buisson, de chaque bosquet une tête d’ange se hausse ou se penche.

LIA.

Oui, tous les rabatteurs de Dieu sont à leur poste.

JEAN.

Voilà le nôtre.

L’ange est revenu.

L’ANGE.

Que voulez-vous de moi ? De quoi s’agit-il ?

LIA.

De trancher entre mon mari et moi...

JEAN.

De juger l’homme et de juger la femme.

LIA.

Pas du tout. De savoir s’il fait beau ou laid sur Sodome.

L’ANGE.

Toi, Lia, que prétends-tu ?

LIA.

Il fait affreux. Mon âme est lasse jusqu’à la mort. Cinq ans j’ai essayé d’avoir cet homme. Je me suis jetée sur lui de face, de toute ma force, toute ouverte. Lui était cousu de toutes parts. Alors je me suis contentée de vivre contre lui, de dormir contre lui ; je me serais contentée de son décalque. Rien n’a marqué. Puis il m’aurait suffi de le savoir par cœur, comme un enfant sait sa leçon. J’ai su par cœur ses gestes, ses silences, ses langages. Et tout cela maintenant s’en va dans un oubli mortel. C’est lui qui est là en face de moi, c’est avec lui que je dispute, que je me bats, mais je l’ai oublié.

L’ANGE.

Tu ne réponds pas à la question.

JEAN.

Ange, j’ai épousé cette femme pour avoir ma lumière. On m’a allumé le jour de mes noces comme une lampe. Mon travail, mon repos avaient leur flamme, qui était elle. Je n’étais qu’huile et que mèche ; et cette condition m’a suffi tant qu’il en naissait son éclat. Mais un jour est venu où elle ne s’est plus nourrie de moi. Elle brûle, elle scintille, mais pas de moi et pas pour moi. Je ne sais quel vent l’a emportée au loin, sa satiété ou son orgueil. Je suis la lampe, et ma flamme est là-bas qui brûle solitairement sur une margelle de puits ou dans un arbre. Et elle vacille ou brûle droite selon des humeurs inconnues. Et je vis dans la nuit.

LIA.

Cela ne l’empêche pas de trouver le temps d’aujourd’hui magnifique.

L’ANGE.

En effet, réponds, toi aussi, à la question. Fait-il beau ou laid sur Sodome ?

JEAN.

Est-il besoin de le dire ? Le soleil brille. Le ciel est sans nuages.

LIA.

Il fait affreux.

JEAN.

Les hirondelles volent haut. Leurs insectes montent à leur plus haut dans le ciel.

LIA.

Nous sommes en plein orage. Les volets battent.

JEAN.

Tout est calme. Pas un épi ne bouge. N’est-ce pas, Ruth ?

RUTH.

Oui, Jean. Et je suis tout heureuse.

LIA.

Tu es tout heureuse parce que tu es toute à Jean. Et Jean voit clair un ciel de plomb et droits des épis chavirés, parce qu’il est heureux de sentir l’horrible statue de femme qui vivait près de lui se muer en un corps gracieux, en une gorge, en un souffle, en ce que j’étais jadis et que je ne suis plus, et que Ruth est maintenant pour lui, en un parfum, en un langage : en une femme.

JEAN.

Tout ce que tu deviens en ce moment pour Jacques, nous le savons. Heure sinistre celle où la pierre de bonheur que la femme tient en ses mains se vide soudain de son orient pour resplendir d’un autre feu. Un phare qui soudain change sa couleur, et tous les vaisseaux et les convois de l’âme prennent soudain de nouveaux chemins de la mer. N’est-ce pas, Jacques, tu vois le ciel blafard et les hirondelles à ras du sol ?

JACQUES.

Je vois les épis immobiles. Je vois le ciel bleu. Mais pourquoi torturer Lia ? Elle a bien le droit de voir Sodome comme elle l’entend.

RUTH.

Mais oui, Jean a bien le droit d’avoir tort.

JACQUES.

Oh ! Si Ruth dit que Lia a tort, c’est bien possible qu’elle ait raison et que Ruth elle-même soit de son avis...

RUTH.

De quoi te mêles-tu ?

JACQUES.

C’est ma petite contribution au débat, ange. Je n’ai jamais connu de Ruth que le mensonge. Jamais Ruth n’a dit ce qu’elle pensait, ni à moi, ni à son chien. Elle ne s’en donne pas la peine. Elle flatte la vérité des autres, elle la sait fausse, mais elle aime y vivre, elle aime sur elle le reflet de leurs erreurs et sa propre vérité elle la maintient à l’intéressé d’elle-même, terne et inutile. Je m’étonne qu’elle n’ait point encore avalé ses bijoux.

RUTH.

Tu ennuies l’ange, Jacques !

JACQUES.

Il n’est pas une maison dans Sodome et Gomorrhe où un ange n’assiste en ce moment à l’explication entre le mari et la femme. Ils sont venus pour cela...

RUTH.

L’ange est venu pour se frotter à nous. Il n’a pas besoin de nos paroles. Son rapport là-haut sera le degré de chaleur humaine que son corps y rapportera.

JACQUES.

Telle est Ruth. Autour de l’ange même, elle crée l’équivoque et y est paisible. Parfois sous la feuille d’acanthe on croit voir son ombre dentelée et roulée, c’est la vipère, c’est Ruth.

JEAN.

N’introduis pas le serpent dans le débat. L’ange peut ne pas aimer ces rappels. En tout cas, il fait beau.

LIA.

Il fait affreux.

On entend l’alouette.

JEAN.

Voyons, Lia, ne sois pas folle. Ce chant qui arrive de la plaine, c’est le vent ou l’alouette ?

LIA.

C’est l’ouragan...

JEAN.

Pardonnez-lui, ange. Elle est folle.

L’ANGE.

Non. Elle a raison.

JEAN.

Jusqu’à l’ange qui plaisante, et se moque de toi...

L’ANGE.

Je ne plaisante pas. Tu es aveugle, et Lia voit. Il fait affreux sur Sodome. Dans chaque chant de fille ou d’oiseau, une note horrible s’est glissée, une seule note, la plus basse de tous les octaves, celle de la mort. Et les hirondelles volent haut, non parce que les insectes ont monté dans l’air tiède, mais parce que la terre aujourd’hui est un cadavre, et que tout ce qui vole la fuit. Et les ruisseaux coulent transparents, et la source miroite, mais j’ai goûté leur eau, c’est l’eau du déluge. Et le soleil est chaud, mais de la main j’ai sondé sa chaleur, c’est la poix vive. Et Dieu a conservé à la terre sa gaine et son costume, mais jamais ils n’ont été aussi minces au-dessus des bourgeonnements et des laves de la damnation. Et par le gosier de l’alouette, c’est le tonnerre de l’implacable qui se déchaîne. Et par l’entaille du pin résinier s’écoulent les pleurs de la fin du monde. Lia a raison.

JEAN.

Je pars ! Adieu !

L’ANGE.

Pourquoi pars-tu ?

JEAN.

Parce qu’elle a raison. Parce que Dieu est injuste... Parce qu’elles ont toujours raison. Tout en elles est ignorance, et elles comprennent tout. Tout vanité, et elles sont simples devant le cœur et ses luttes. Tout en elles est tapage, distraction, et elles contiennent la cage de silence où le moindre grincement et la moindre palpitation du monde sont perçus. Tout en elles est crainte, et elles sont le courage. Leurs yeux sont aveuglés de Kohl, piqués de faux cils, et elles voient ce que voit l’ange.

JACQUES.

Oui. Ce n’est pas que Ruth voyait bleu le ciel. C’est qu’elle mentait.

RUTH.

Je n’ai même pas regardé. J’ai dit ce que disait Jean.

L’ANGE.

Et j’ai à dire à Dieu de ta part qu’il est injuste ?

JEAN.

Oui ! Dis-lui ceci : Ô Dieu, pourquoi cette inconséquence ? Tu avais l’homme. Tu t’étais donné beaucoup de peine pour avoir sur la terre l’être équipé pour ta bataille. Il en était l’habitant parfait. Tu l’avais pesé juste pour qu’il ne fût inégal à aucun de ses rôles. La tempête, il la surmonte juste à la dernière vague. Le fauve, il le perce à l’ultime moment avant d’être déchiré lui-même. Tu as mis cette marge de vie où il a logé l’honneur entre son sang-froid, sa réflexion et les assauts des bêtes et des éléments. Et il a cette distraction qui lui permet d’oublier les injures et les trahisons, celles qu’il commet et celles dont il est victime. Et il est inventif, de chaque énigme que tu lui poses devant sa nourriture ou son voyage, de ses mains sort l’objet voulu, le couteau, le mortier, la tasse. Et il sait se taire de ce silence qui est le clavier ouvert aux voix intérieures. Il suffisait, pour qu’il fût digne de toi que tu le dotes de ces facettes que tu as prodiguées à l’abeille, de cette oreille à cloisons que tu as donnée à la pigeonne, de cet instinct du loup et des orages dont dispose le moindre mouton. Mais, tout cela, tu le lui as refusé ! Tu as placé la délégation de ta prévision et de ta force sur son compagnon faible et indécis, sur la femme. Elle est là, près de l’homme ; elle porte sur soi toutes les vraies armes de l’homme, comme l’écuyer dans la bataille près de son maître. Mais il ne peut les lui reprendre. Et voici le couple humain : un homme capable de tout, mais qui n’a pas ses armes ; une femme qui les a toutes, et qui, par son enfance et sa folie, s’y meurtrit sans profit et sans gloire.

LIA.

Je viens de t’en passer une, la haine.

L’ANGE.

Je répète : Ô Dieu...

LIA.

Et Ruth se prépare à t’en passer une autre, la tendresse. Mais ce sont toutes deux des armes un peu lourdes pour l’homme.

RUTH.

Lia, je t’assure...

JACQUES.

Que vas-tu assurer ? Tu ne penses qu’à Jean. Tout ce qu’on peut dire, c’est que tu as lutté contre ton désir, c’est que tu luttes. Mais, ange, sa fidélité devient pire qu’une trahison. Tout remords ou toute pitié la pousse à me traiter comme elle traiterait Jean. Elle me nourrit des plats préférés de Jean. Elle me traite en être patient, alors que je suis insupportable, en être actif, alors que je suis paresseux, et la nuit en être nouveau, alors que je m’y sens centenaire. C’est intolérable.

RUTH.

C’est insupportable parce que tu aimes Lia. Jacques aussi m’a logée dans une forme de Lia et m’y emprisonne et m’y surveille. Et si mon bras en dépasse, et si j’y tousse quand Lia y aurait seulement éternué, il se détourne avec dégoût.

L’ANGE.

Je répète : Ô Dieu, voici le couple humain : un homme qui est l’époux de toutes les femmes d’autrui, une femme qui est l’épouse de tous les hommes des autres couples.

LIA.

Il fallait l’ange pour poser la question. À nous de la résoudre. Vous êtes d’accord, n’est-ce pas, l’ange ? Vous êtes l’huissier chargé de suivre jusqu’au bout la faillite ?

L’ANGE.

Où vas-tu en venir ?

LIA.

À votre solution. Est-ce que tu me veux pour femme, Jacques ?

JEAN.

Lia !

JACQUES.

Je t’admire, Lia. Vivre avec toi est une récompense que je n’ai pas méritée.

LIA.

Alors, tu as une chance. L’ange te dira qu’ici-bas on n’a jamais la récompense que l’on mérite... Et Ruth aussi a une chance. S’il est quelqu’un qu’elle n’ait pas mérité, c’est Jean !

RUTH.

Lia !

LIA.

Jean est grand, Ruth est petite. Jean a une grande âme, Ruth n’en a pas du tout. Jean parle une belle langue, sans mots distraits et sans adjectifs. Ruth non seulement est menteuse, mais parle faux... Laisse-moi, Ruth. Une fois dans notre vie, par un miracle, nous nous trouvons à même de parler comme nous parlons, et d’agir comme nous allons agir. Je te jure que je ne le laisserai pas échapper. Tu ne mérites pas Jean, donc tu vas l’avoir.

JEAN.

Ah, tu vas agir ? C’est cela que tu prépares ?

LIA.

Oui. Grâce à une de ces armes que tu n’auras jamais, la conséquence. Et tu la comprends, maintenant, la présence de l’ange. On secoue le kaléidoscope là-haut. Ces quatre pauvres dés colorés que nous sommes sous leur aurore ou leur lune, ils sont las de leurs jeux et de leurs assemblements ; ils veulent en changer les groupes et les danses. Il vient sanctifier l’échange, n’est-ce pas ? Lui donner un sens céleste, en faire une expérience, une volonté de Dieu ! N’est-ce pas, ange ?

L’ANGE.

Non.

LIA.

Alors, tant pis. L’expérience sera humaine. Ma décision est prise, Jean, irrémédiablement. Je te quitte pour Jacques. Tu es prêt, Jacques ?

JACQUES.

Je t’aime, Lia. Je ferai ce que tu veux.

LIA.

Ce que je veux ! Ce que je veux ! C’est encore un beau maître que je me donne là !

JEAN.

Partez ! Laissez-moi seul avec Lia.

LIA.

Je n’ai plus le temps, Jean. Je suis comme à la pension, quand la cloche avait sonné. On m’eût tuée pour me garder dans la cour. L’heure a sonné !...

L’ANGE.

Reste, Lia...

LIA.

Je suis en retard... Je vais être punie...

L’ANGE.

Tu n’es pas sûre de toi ? Tu fuis ? C’est un vrai divorce que Dieu réclame, Lia, plaidé jusqu’au bout.

LIA.

Il va l’avoir.

Exeunt l’Ange, Ruth, Jacques.

 

 

Scène III

 

LIA, JEAN

 

LIA.

Adieu, Jean.

JEAN.

Tu me quittes ? Vraiment ?

LIA.

Je ne te quitte pas. Je m’envole de toi. Je suis entraînée hors de toi. Il y a dans les airs, les eaux et les cavernes de la terre une conjuration des vents et des courants qui m’arrachent de toi...

JEAN.

Tu aimes Jacques ?

LIA.

Je vais l’aimer, oui.

JEAN.

Il y a dans les étoiles et les arcs-en-ciel et les feux de la rosée une ligne de flammes et d’éclairs qui t’amènent à lui ?

LIA.

Non. J’y vais d’un pas modeste.

JEAN.

Tu ne partiras pas...

LIA.

Si j’étais morte, tu me laisserais partir. Si j’étais morte t’aimant, tu me laisserais partir. Tu serais soulagé, et tu épouserais Ruth. Tu aurais ainsi ces deux épouses dont tout homme a besoin, mais qu’il ne peut supporter toutes deux dans la vie.

JEAN.

Tu pars parce que j’aime Ruth ?

LIA.

Ne fais pas l’innocent. Ne va pas convoquer dans une vraie heure la pire niaiserie masculine.

JEAN.

L’amitié ?

LIA.

La pire niaiserie ou la pire hypocrisie, le sacrifice. Sois rassuré. Je ne me sacrifie pas par mon départ, et je n’entends pas que tu te sacrifies en me gardant.

JEAN.

Tu deviens folle, Lia ?

LIA.

Extralucide, tout au plus. Comme toute femme dans l’action. Je n’ai pas la chance des hommes ou des chevaux qui tournent autour du puits. Un bandeau sur l’œil, et ils ne s’arrêtent plus.

JEAN.

Et cruelle !

LIA.

Ne te trompe pas sur ta souffrance. Les seuls hommes qui souffrent sont les invalides. Car ce dont ils souffrent, c’est du membre qui leur manque. Tu souffres d’un amour que tu n’as plus.

JEAN.

Et affreuse ! Et laide, sous ton splendide visage.

LIA.

Tu ne m’apprends rien. J’ai un miroir.

JEAN.

Tu ne partiras pas avec Jacques !

LIA.

À cause de Jacques ?

JEAN.

Je me moque de Jacques. Autant Jacques qu’un autre. Je sais que tu ne pars pas avec Jacques. Tu pars avec un autre que moi.

LIA.

Alors pourquoi resterais-je ?

JEAN.

Parce que je l’ordonne.

LIA.

Si tu l’ordonnais, ce serait très bien. Je resterais. Je t’obéirais. Mais tu ne me l’ordonnes pas.

JEAN.

Je te l’ordonne.

LIA.

Ta voix en effet est forte, ton geste impérieux. Mais tu n’ordonnes pas. Mais tu n’as plus d’empire. Tu ordonnes pour le compte d’autres, et, avec ces autres, c’est fait : j’ai rompu.

JEAN.

Quels autres ? Qui a le droit de te retenir, sinon cette maison ?

LIA.

C’est bien de la maison que je parle. C’est elle à qui tu passes la mission de m’empêcher de partir. Toi tu n’es plus assez vigoureux, ni assez convaincu. Mais tu es un homme : au moment où le goût et la force du présent te trahissent, tu les délègues à tes meubles, à tes animaux, à tes souvenirs. Ce qui reste de notre amour tu ne le cherches plus en nous-mêmes, mais dans ceux qui en ont été les serviteurs ou les témoins. Reste à cause de notre jardin, à cause de notre merle dans sa cage, à cause de l’odeur du pain que nous mangions. Reste à cause de la caille rôtie. Et de ce lit, où, à défaut de nous, s’étend chaque soir notre couple spectre...

JEAN.

Tu n’es pas juste, Lia.

LIA.

Ce qui n’est pas à moi sur moi t’émeut déjà plus que moi-même. Mes cheveux plus que mes yeux. Ma robe plus que mon corps. C’est de voir partir ma robe qui te serrera le cœur. Si ma robe vide pouvait rester, et se promener vide, et s’incliner vide vers toi, tu supporterais très bien mon absence. Ma robe vide, avec Ruth toute nue... Et même, à défaut de ma robe, les fronces de ma robe, la couleur de ma robe.

JEAN.

Tu ne partiras pas.

LIA.

Mais si, je partirai. Et sans objets, et sans mémoire. Il était un pauvre serpent qui collectionnait toutes ses peaux. C’était l’homme. C’était toi : car tu les a gardées toutes. J’ai supporté sans m’en plaindre que tu gardes ta peau d’enfance, toute molle, et ta peau de jeune homme, toute rêche, et celle des moindres épisodes. Ton présent n’a jamais été que le transparent de ta mémoire. Moi du moins je n’ai eu avec toi que ma peau d’épouse, tu n’as jamais sur moi touché qu’elle et caressé qu’elle. Elle naissait sous ta paume. Au-dessous tout était sang et création. J’ai souffert, Jean. C’est horrible de vivre avec un être qui cache un cœur dans chaque objet de sa maison.

JEAN.

Pars, et je quitte la maison, et tout ce qu’elle contient est détruit.

LIA.

Tu la quitteras, tu la détruiras parce que tu l’aimes. Pauvre sacrifice, et bien stupide. Moi je la quitte parce qu’elle n’est plus ma maison. Alors détruis aussi le monde, car le monde tout entier est ta maison. Tu as été cacher dans chacune de ses beautés et de ses objets, comme une pie, notre anneau de mariage. Il n’est plus à ta main. Il est dans les forêts, dans les aurores, dans le hululement de ce grand-duc qui nous a éveillés notre première nuit. Ma robe de noce, tu l’as tendue en fils de la Vierge entre notre table et notre puits, notre lever et notre coucher. Tant pis si tu t’y prends quand je ne serai plus... Moi, je te le jure, je pars avec des yeux frais, des oreilles fraîches, et, aux bras de celui que je vais aimer, de l’alcôve, j’entendrai le hibou pour la première fois.

JEAN.

Nous nous sommes tout donné ! Que nous allons être pauvres pour les autres et pour nous-mêmes !

LIA.

Tu ne m’as rien donné ! Tu ne m’as jamais rien donné, que toi-même, et avec quelles réserves. Tu ne m’as donné ni ton frère, ni ta mère, ni le moindre de tes parents et de tes amis. Tu ne m’as donné ni la vue des filles qui passent, ni le fond de ton silence, ni ton dieu. Tu as mis sur ta vie pour ne pas me la donner, quand pourtant ton amour soufflait à la détacher, le plomb de ton travail. Mais c’est là ma revanche. Toi qui ne m’as rien donné, tu vas garder ma dot et ma marque dans ta vie avec Ruth. Moi qui t’ai tout donné, je serai neuve et vierge pour un nouveau mari.

JEAN.

Laisse Ruth tranquille. Je n’épouserai pas Ruth.

LIA.

Tu auras tout. Ruth me plairait beaucoup. Ruth me plaît. Jamais traduction plus loyale n’a été donnée du mensonge, plus esclave de l’indépendance, plus tendre de l’insensible. Et elle a toujours été autour de notre amour. Elle en est presque un des objets, et à ce titre te comblera mieux que le plus beau d’entre eux. Ruth est une de mes robes. C’est juste ce qui te convient. Et elle sera aussi ce qu’il te faut, sans espoir, sans illusion. Elle sait que les hommes n’ont jamais deux amours. C’est là la barrière au cœur des hommes : le chiffre un.

JEAN.

Lia, est-ce que tu pars parce que tu me fuis, ou parce que tu aimes Jacques.

LIA.

Je ne te fuis pas, mon petit Jean. Je ne te connais plus. Je ne te vois plus. L’univers ne s’est pas rétréci pour moi, mais on y a découpé une silhouette de ta forme. Il y a un vide de ta forme coupé dans la journée, dans l’horizon. Devant toi maintenant, je ne te vois pas. Je vois une fenêtre de ta forme sur le néant.

JEAN.

Et tu vois Jacques en relief et en couleur ?

LIA.

Je ne peux masquer ce vide qu’avec un homme. Il en sort trop de vent, d’ombres et de plaintes. Je pousse Jacques. Il a juste ta taille.

JEAN.

Donne-moi ta main, Lia. Tu es douée de cette parole que Dieu donne à toutes les femmes, même aux bègues, dans le jour du divorce. Et elles flamboient, et elles éclairent, et elles grésillent d’un feu plus froid que le gel. Réchauffe-moi. Donne-moi ta main.

LIA.

Non. Mon corps est brouillé avec toi.

JEAN.

Voilà une heure tout m’en appartenait, de la nuque à l’orteil. Tu ne m’en ménageais rien.

LIA.

Si tu me touchais du bout des doigts, je crierais.

JEAN.

Ô ma petite Lia, si nous nous étions choisis nous-mêmes, nous aurions le droit de nous séparer, mais nous sommes descendus l’un vers l’autre du plus haut de notre enfance et des desseins de Dieu. Ne soyons pas modestes. Dieu de nous a voulu faire un couple. Connais-tu une femme et un homme aussi nettement élus dans l’accord et dans l’harmonie. Nous avons été copiés sur les contours du premier couple et dans tous les détails. Ma main est la main de ton mari, et pas une autre. Elle est la main de ta main. Ma tête est la tête de la tienne. Et ma bouche, et ma voix. Et sur cette balance des êtres qui les jauge non d’après leur masse mais d’après leur équivalence, nous pesons le même poids, à une once près. Et dans cette fulguration, qui éclaire les êtres selon leur huile et leur essence, si nous n’avons pas la même couleur, nous avons la même lumière. C’est à cela que j’ai sacrifié mes humeurs envers toi, mes rancunes, mes divagations, à cette volupté d’une alliance parfaite. Le premier amour s’y fût-il apaisé, c’est par ces couples que Dieu voit le monde, et qu’il le justifie, et qu’il le Juge.

LIA.

Car nous ne nous aimons plus ?

JEAN.

Le sais-je ! Tu le dis. Mais si tu le dis parce que ton amour a disparu, ou parce qu’il est devenu mille fois plus exigeant et plus fort, je ne suis pas celui qui peut le deviner.

LIA.

Ô mon petit Jean, tu le vois. Nous avons toujours été loin de compte, et je te le fais dire. La vie est pour toi une parade, où les couples défilent, la tête avantageuse, en se tenant la main. Et ils peuvent se la pincer sournoisement, cela n’a pas d’importance, et grimacer sous leur sourire. Il s’agit de tromper Dieu sur ses créatures. L’humanité se hait, s’avilit, s’empoisonne, mais qu’un bel attelage humain circule noblement dans les promenades, les marchés et les bals, avec des pieds, des bouches et des épaules qui se correspondent, et il peut être celui d’un homme et d’une femme qui se détestent ou se sacrifient, il faut s’incliner ; c’est le masque de l’humanité aux yeux de son créateur, ce sont les poupées de Dieu, et damnés ceux qui les touchent. Dame patronnesse du monde, voilà le titre que les maris rassasiés daignent offrir à leur épouse avide. Je n’accepte pas.

JEAN.

Je t’offre une vie noble.

LIA.

Ô mon Dieu, voilà bien le vice suprême des hommes ! Continuer les gestes de l’automate que tu as remonté dans Adam. La vie est noble quand elle est la vie. L’amour est noble, non pas quand il fait de deux êtres un couple modèle, mais quand il les broie et n’en fait qu’une poudre, quand il les malaxe et n’en fait qu’un corps. Tant que je t’ai aimé, tant que j’ai été fondue en toi, perdue en toi, emportée en toi, j’ai tout accepté, tout goûté. Du jour, du terrible jour où j’ai vu un matin, en me faisant les ongles, ma main sortir de toi, d’abord toute seule, et le jour suivant, plus terrible, dans la glace, comme un spectre, mon corps tout entier, dans une naissance affreuse, j’ai compris que c’était fini. Et que nos tailles aient été copiées sur le bouleau, et nos têtes sur le chêne, ce n’est plus qu’une faillite, notre couple est difforme, et son ombre même monstrueuse.

Il la prend dans ses bras.

JEAN.

Lia.

LIA.

Laisse-moi. Ne me touche pas. Il faut que les hommes mettent leur convention même dans pareille heure. Chaque femme qui veut partir simplement son paquet à la main, doit se défendre contre tous les hommes et tout leur formulaire.

JEAN.

Je ne suis pas un homme, je suis Jean.

LIA.

Je ne vois plus la différence. Tu as sauté dans un corps d’homme au passage. Ne me touche pas. Nous avons déjà vingt fois joué cette scène, mais en scène muette. Et tout ce qui a passé aujourd’hui entre nous y passait, mais en silence et en mime. Et au mot Lia qui la terminait, j’ai cédé ! Sans honneur, sans joie, et même sans plaisir. Et la nuit, j’avais un remords épouvantable. Je trompais quelqu’un. Je trompais Dieu.

JEAN.

Embrasse-moi !

LIA.

Je te dis de me laisser. Je t’en supplie. Épargnons-nous la liturgie du départ. Tu ne tiens même pas à m’embrasser. Tu cours après cette pauvre vengeance de ranimer en moi, par ta mauvaise gymnastique, celle que tu crois engourdie. Je ne suis pas engourdie. Je suis une autre. À quoi cela t’avancerait-il ?

JEAN.

Je veux embrasser cette autre.

LIA.

Cette autre n’est plus à toi. Elle est la seule qui plus jamais ne sera à toi. Dieu, qu’est horrible une haleine étrangère !

JEAN.

Embrasse-moi.

LIA.

Lâche-moi, ou j’appelle Ruth.

JEAN.

Appelle Ruth ! Tu m’embrasseras !

LIA.

Jacques ! Jacques !

Ruth apparaît.

RUTH.

Vous appelez Jacques ?

JEAN.

Oui. Mais c’est toi que je veux. Partons.

L’ange est entré. Il reste en retrait.

 

 

Scène IV

 

L’ANGE, LIA

 

LIA.

Je vous aime...

L’ANGE.

Que de paroles ! Tu as perdu le silence, comme d’autres perdent la voix.

LIA.

Vous m’écoutez. C’est déjà cela.

L’ANGE.

Je t’entends : c’est plus triste... C’est un jour qui n’annonce rien de bien, Lia !

LIA.

Celui où la femme parle ?

L’ANGE.

Celui où elle dit tout haut et devant les autres son monologue intérieur. C’est la pire nudité.

LIA.

Il m’en faut une aujourd’hui. L’autre m’est interdite.

L’ANGE.

Une fois déjà, j’ai entendu la femme bavarde. Et le lendemain, c’était le déluge.

LIA.

Tant d’eau pour couvrir une voix si faible !

L’ANGE.

Elle n’était pas couverte. Sous les torrents elle discutait. Dieu n’entendait qu’elle.

LIA.

Je ne parlerai plus. Je n’ai plus qu’un mot à dire en ce monde : Je vous aime.

L’ANGE.

Tu délaisses vraiment Jean pour Jacques ?

LIA.

J’ai fait l’échange, oui. Ce pas de quadrille entre les couples de Sodome, n’est-ce pas une figure inspirée par vous ? Dieu permet de rompre les couples stériles. Il ne naissait du nôtre que la paresse d’âme.

L’ANGE.

Que va-t-il naître du nouveau, le dégoût ?

LIA.

Le voyage. Les grands caps de la douceur, les îles de l’entente, les promontoires de la tendresse, on ne peut les revoir qu’avec un nouvel amour.

L’ANGE.

Tu n’aimes pas Jacques.

LIA.

Lui m’aime. J’ai son amour. J’ai le navire. Les femmes ont toujours aimé le navire mieux que le pilote...

L’ANGE.

Ruth a fait de Jacques l’homme de la nuit. Il n’est homme que ce jour.

LIA.

C’est Dieu qui a fait la nuit, par nous. Il y a enfermé chaque couple seul, sur son lit funèbre, veillé par mille étoiles.

L’ANGE.

Ne me mens pas ! Tu le vois, en ce moment, le cap de douceur que tu doubles avec Jean avec le soir de tes fiançailles ?

LIA.

Non, je ne le vois pas. Mais devant vous je m’y brise... et tout ce que je veux savoir c’est si je suis la première femme que vous ayez vue sur la terre ?

L’ANGE.

Ainsi, tu renonces ! Tous ces arbres à feuillage, ces prairies à fleurs, ces animaux à courses et à bonds qui ont été donnés à l’homme pour le distraire de son soliloque et de son péché, et toutes ces voix des ruisseaux à reflets, des oiseaux à couleurs, des métiers, des chars sur les routes qui l’empêchaient de s’écouter soi-même, tu les méprises, tu y renonces ! Ton occupation, c’est toi-même. La vie, c’est ta vie. Tous ces noms d’innocence et de diamant dont on a couvert vos noms de chair et de sang. Et Lia, et Noémi, et Ruth, et Jean, et Jacques, tu y renonces ! Tu t’appelles matière et pourriture ?

Lia se rapproche.

L’ANGE.

Recule. Aucun humain n’a encore touché un ange.

LIA.

Ni aucune humaine, je le sais. Mais il y a beaucoup à dire là-dessus...

L’ANGE.

Sur quoi ne trouverais-tu pas beaucoup à dire ?

LIA.

Sur la bêtise et le malheur humains. Je les accepte. Et la gloire et la politesse et la cuisine et la mort et tout ce qui donne ce goût de renfermé à la condition humaine. Jamais ils n’ont valu la peine que j’en parle. Je n’ai jamais parlé, et dans mon silence et dans pion bavardage – et vous l’avez compris à ma première parole – que de mon désir d’avoir pour compagnon un autre être qu’un homme.

L’ANGE.

Un ange ?

LIA.

Un ange, pourquoi pas ? Un ange au moins. Un petit ange marcheur comme vous, que je verrais de l’horizon venir vers moi en contournant les blés ou les champs de fraises. Ou même un ange qui tomberait de là-haut, les genoux mi-ployés. Tous mes tapis l’attendent. Les ailes ne m’effraieraient pas. Je les replierais et les gaufrerais et les lisserais pour la nuit.

L’ANGE.

Ne divague pas. Ne continue pas à mélanger sordidement le ciel et la terre !

LIA.

Est-ce que vous ne les mélangez pas en venant ici ? Et le ciel se trompe s’il se croit recouvert ainsi que ses habitants d’un vernis céleste qui l’isole de nous. C’est le contraire. Ce sont les habitants de la terre qu’une vitre terrible sépare. Crois-tu que je ne me serais pas satisfaite d’un seul homme ? Que je l’atteigne, que je le touche, c’est tout ce que je demandais, et Dieu sait si j’ai frotté la vitre, et tapé à la vitre, et gratté la vitre de Jean ! Elle est intacte. Comme sera la vitre de Jacques. Tout ce que j’ai eu de l’un, tout ce que j’aurai de l’autre, c’est leur nom. Sans leur nom, ils n’auraient été que des fantômes. Vous, vous n’avez pas de nom, et c’est comme si mon corps entier vous appelait. Vous êtes loin de moi, et c’est comme si j’étais pénétrée de vous, ointe de vous. Ne m’en veuillez pas si je n’ai de chair et de toucher que pour le ciel.

L’ANGE.

Pauvre Lia. Qui te dit que ce qui t’attire vers moi, n’est pas cette pauvre forme que j’ai prise aux hommes !

LIA.

Non ! Depuis que je suis enfant, je n’ai jamais atteint et touché que les objets de la terre qui m’ont été présentés par des anges. Jean et Jacques, hélas, se sont présentés eux-mêmes...

L’ANGE.

Pour la dernière fois, entre les deux as-tu choisi ?

LIA.

J’ai choisi, pas entre les deux.

L’ANGE.

Qui as-tu choisi ?

LIA.

Vous !

L’ANGE.

Telles sont les femmes. J’ai obtenu la voix humaine pour parler à celle-là, et déjà tous ses pièges sont prêts, comme pour un homme. Et elle va me dire qu’elle n’a jamais aimé !

LIA.

Jamais. À part quelques formes et quelques échos qui n’étaient pas d’ici. À part vous.

L’ANGE.

Créature insensée ! Et elle va me demander si elle me plaît ou me déplaît !

LIA.

Je vous plais. Et pour la première fois je suis heureuse de plaire.

L’ANGE.

Et elle s’attise ! Et elle reluit ! Et elle est sincère ! Et jamais elle n’a été aussi belle ! Et elle sait qu’elle insulte le ciel par sa demande, mais le rouage du manège féminin est trop fort, il est parti, rien ne l’arrêtera !

LIA.

Ma demande ! Je ne demande rien ! Pourquoi est-ce le ciel aujourd’hui qui joue au plus fin et au plus obstiné avec moi ! Ma vie avec vous, si elle est mon seul vœu, c’est justement qu’elle sera sans demande. Que n’ai-je pas demandé à Jean, que ne demanderai-je pas à Jacques, et que ne m’ont-ils pas accordé, pour amener dans notre union un semblant d’occupation et d’amour. Et que de mains pressées. Et que de joues caressées ! Et que de vains voyages sur l’aurore ou le crépuscule. Ô bonheur, si tout cela était fini. Je n’ai pas à vous toucher, je n’ai devant vous plus de mains, ni de gorge, ni de lèvres, et je n’en ai pas besoin, je ne suis plus dans cette ombre où il me fallait me cramponner et appeler. J’ai le bonheur des choses éclairées. Ma demande ? Je ne demande que votre lumière...

L’ANGE.

Infâme ! Ce n’est pas ton amour qui m’offense, c’est ta fraude. Tout ton dévouement est appât, ton offre avidité. Tu veux une victime !

LIA.

Voulez-vous m’accepter ? Voulez-vous de moi comme compagne ! Voulez-vous qu’il y ait enfin ici-bas un vrai mariage ?

L’ANGE.

Plus un mot. Voici ce que tu vas faire : tu vois Ségor là-bas... Des justes l’habitent...

LIA.

Voulez-vous de moi, oui ou non ?

L’ANGE.

Tu poses des conditions à qui vient te sauver !

LIA.

Il n’est qu’un moyen de me sauver de ce qui se prépare. Ô ange, si vous croyez que je ne prévois pas ce que va être ma vie avec Jacques ! Cette profanation de tous les instants. Son nom à la place du nom de Jean, sur toutes les heures de la journée. Le lever appelé Jacques, le déjeuner et les bols appelés Jacques, le chien appelé Jacques. Le nom nouveau, et l’écho ancien. Et si vous croyez que c’est d’une main et d’un corps céleste que je vais chercher d’autres chemins et d’autres habitudes à l’intimité et à l’amour ! Sauvez-moi. Vous qui êtes sans nom, donnez-moi un monde sans baptême, un cœur sans souvenir, une aurore sans initiale. Vous qui êtes sans désir, donnez-moi ce plaisir suprême, qui est de ne pas en avoir.

L’ANGE.

Écoute-moi, j’ordonne. Tu vas partir à l’instant pour Ségor.

LIA.

Avec vous ?

L’ANGE.

Tu me vois pour la dernière fois. Seule !

LIA.

Alors je reste, je reste avec Jacques.

L’ANGE.

Ô Dieu vous avez raison. Le fer, le feu et la poix sont les seuls remèdes au monde. Je suis la rançon de Jacques, maintenant !

LIA.

Vous avez enfin compris. Cela a été long. Mais c’est beau, chez un ange, la naïveté.

L’ANGE.

Jacques est la faiblesse même, l’incertitude, l’ignorance. Il est brutal la nuit. Je te conjure au moins d’attendre. Un autre viendra.

LIA.

Le ciel ne connaît pas encore les femmes, s’il croit qu’il y a place dans leur choix pour la demi-mesure. Ce sera toi ou lui.

L’ANGE.

L’ange ou la bête.

LIA.

C’est le ciel qui m’y force. Moi j’avais choisi l’ange.

L’ANGE.

Ton nom est fausseté, Lia.

LIA.

Celui du ciel est encore pire, il est obstination. Il nous y perdra. Mais mon malheur est que je vous y perds. Ô laissez-moi vous appeler encore du fond des âges et de mon être, et exaucez-moi : Ange ! Ange !

L’ANGE.

Va-t’en !

Jacques s’approche.

JACQUES.

Tu m’appelais, Lia ?

LIA.

À grands cris... Viens...

 

 

Scène V

 

L’ANGE, LE JARDINIER

 

L’ANGE.

Tu es le jardinier ?

LE JARDINIER.

Pour servir Dieu, oui.

L’ANGE.

Pour servir Dieu, merci. Alors, écoute. Nous allons voir si tu es un bon jardinier de Dieu. Il faut qu’avant demain ces cyprès aient poussé jusqu’au ciel, ces jasmins soient devenus lichens, ces haies vives soient forêts pétrifiées. Il faut que tes œillets sentent la mort, que tes cèdres sifflent sans vent, et que toutes tes roses soient noires... Qu’as-tu, petit jardinier ? Tu voudrais en sauver une ?

LE JARDINIER.

Pour servir Dieu, oui : une seule...

L’ANGE.

Entendu. Garde une rose rouge.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE JARDINIER

 

Que vais-je faire de cette rose ? Quelle idée ai-je bien eue en réclamant de l’ange qu’une rose survive dans cette mort du jardin,

et quelle idée surtout ai-je eue de la cueillir ! La dernière rose du monde ne se met pas dans ni dans un vase, un herbier. Ni dans une boutonnière. Ce n’est pas un ornement, une décoration, la dernière rose. Ni une fragilité. Elle vivra aussi longtemps que nous, cette rose-là. C’est la première fleur de mes fleurs que je ne verrai pas flétrie. La colère de Dieu change ma rose en immortelle. C’est toujours cela. Pour une fois, la vie de la rose est le symbole de la vie humaine. La vie humaine y gagne. Mais me voilà obligé de la porter toute la journée à la main, de bêcher d’une main, de ratisser d une main ; ce n’est plus une rose de rosier, c’est une rose de jardinier. Que tout ce que je puisse dire aujourd’hui, que tout ce que je puisse penser, et nourrir, et offrir, soit une fleur, évidemment c’est une grâce. Qu’en ce jour sinistre, Dieu fasse du jardinier une espèce d’arbuste à une fleur, un arbuste ambulant, toujours aussi maladroit, et gourd, et sot, mais à fleur, à une fleur qui embaume, c’est un choix, c est un privilège, alors que les hommes sont tous en cette heure des arbustes à crime et à péché. Merci à l’ange qui m’a fait arbuste à rose, plutôt qu’arbuste à tulipe, à zinnia ou à glycine. Je serais encore moins à l’aise de circuler tout le dernier soir de la terre un zinnia à la main. Où serait la leçon, où serait le symbole ? Je ne sais pas ce que cela veut dire qu’un figurant, le plus modeste, se promène avec une rose dans ces terreurs et ces cataclysmes, mais l’idée n’en vient pas de moi, et ce serait vraiment trop bête, elle vient de Dieu, et est comble de son sens. Quand Dieu montre dans les rues une femme qui a dans les cheveux une mèche blanche ou un cheval aux yeux vairons, il sait ce qu’il veut. Avec la rose, je porte la volonté de Dieu. Si je porte l’espoir de Dieu ou la malédiction de Dieu, c’est à lui de le savoir. Moi, j’ai à le porter. Et d’ailleurs c’est facile. Au bout d’une minute vous vous y êtes habitué, vous voyez vraiment que la nature de l’homme n’est pas de tuer les agneaux ou de casser les pierres, mais de porter une rose à la main. Voyez, elle tient même la main ouverte, j’ai enfoncé dans mon index les épines de sa tige, et elle tient, la goutte de sang qui coule est de sa couleur ; voilà pourquoi l’ange l’a voulue rouge, et non jaune, et non chaudron, et ce que je dois comprendre de ma mission ainsi devient tout clair : être dans ce désarroi où le sang des hommes va couler en plaies, en caillots, en rigoles, celui dont il jaillit une fleur, et en parfum...

Il s’est retiré. Jean et Ruth approchent et contemplent les signes du ciel sur Sodome.

 

 

Scène II

 

RUTH, JEAN

 

JEAN.

C’est beau, n’est-ce pas, la fin du monde ?

RUTH.

Pour moi, c’est la fin du jour passé avec toi. C’est horrible.

JEAN.

Est-ce la fin du monde ? Disons plutôt que le monde se lasse aujourd’hui d’être hypocrite. Sa vérité, ce sont ces éclairs, ces grondements, ces vapeurs. La vérité du ciel, ce sont ces étoiles dételées de leurs constellations et le sillonnant en chevaux échappés. On appelle fin du monde le jour où le monde se montre juste ce qu’il est, cassable, submersible, combustible, comme on appelle guerre le jour où l’âme humaine se donne à sa nature. Nous vivons avec le feu qui brûle, l’eau qui noie, le gaz qui étouffe. Nous vivons avec la haine, la bêtise. Ce sont nos risques...

RUTH.

On meurt là-bas, Jean !

JEAN.

Pas encore. La guerre de Dieu ne diffère pas de la nôtre où les premières victimes étaient nos poules ou nos chevaux. Les mouches meurent là-bas. Les agneaux bousculés loin des mères. Les poissons coincés aux écluses. La petite vie meurt d’abord, l’innocente. Les humains ne meurent pas si simplement. Ils font d’abord leurs quatre tours pour trouver la place de leur mort, comme le chien qui va dormir. Vois-les tourner.

RUTH.

Ils rentrent. Ils sortent. Ils ne savent ce qu’ils font.

JEAN.

Si. Ils cherchent l’objet de leur mort, celui que désormais ils ne lâcheront plus. Quand le vent souffle ou la catastrophe, tout s’envole moins un objet, un objet pour chacun, le seul lourd. Pour cette femme, ce sera un berceau vide. Pour cet enfant, sa cuiller, son seul aliment désormais. Pour ce couple, sa cage à serins. À serins déjà asphyxiés par le soufre. Regarde-les. Pas un qui ne tienne un coffret, une boîte à couteaux, un oreiller, un panier. S’il lâchait cet osier ou cette plume, il serait aspiré jusqu’au ciel. Il aurait lâché ses semelles de plomb.

RUTH.

Comme on les voit, malgré la distance !... C’est un mirage...

JEAN.

Et on les entend. Et on les sent. Dieu nous donne enfin des sens à peu près suffisants en dernier cadeau. Nous voyons à une lieue le lobe d’une oreille. Pourquoi m’as-tu ramené ici, Ruth ? À cette terrasse ? Pour les voir aussi nettement dans leur plus grande intelligence, la peur, dans leur plus grande générosité, la fuite !

RUTH.

Tu le sais. Pour les sauver tous. Pour me sauver... Pour te rendre à elle.

JEAN.

Pour me rendre à Lia, ou pour reprendre Jacques ? Où en sommes-nous, tous les deux, Ruth ?

RUTH.

Réponds toi-même.

JEAN.

Ton âme est fausse. Si fausse que le mot faux la caresse comme un éloge. Vois. Tu souris. Tout de toi est serpentement, et masque, et fourbe. Mais pour moi, tu n’as été que franchise. Tu m’as donné ta première franchise, surprise chaque fois d’elle-même. C’était une virginité constante. Une jeune fille qui ne sait pas nager se donne ainsi à la mer. Tu barbotais, tu fonçais, tu buvais de franchise. Tout ce que tu m’as dit de toi était vrai. Ton mari, tu l’as nourri de tes inventions, de ta fausse enfance, de ta fausse adolescence. À moi je sais que tu n’as montré que tes vrais personnages et tes vrais souvenirs. Ton histoire du bouvreuil boiteux auquel tu as fait une béquille en ivoire de ton peigne, je la crois.

RUTH.

Voilà pour l’âme. Et l’histoire du bouvreuil était vraie. Ce n’était pas un bouvreuil, c’était un pinson, et mon peigne était d’os ; mais c’est vrai. Au corps, maintenant ! Merci.

JEAN.

Ton corps est faux. Jacques n’en a jamais connu que les mensonges. Tes dégoûts tu lui en as fait tes joies, tes joies tes silences. Tu dormais près de lui les yeux ouverts, tu veillais les yeux fermés. Lui aussi tu l’as rendu pour moi simple et sincère. Je connais ton vrai soupir de sommeil, ton vrai réveil, le vrai écart de tes bras, ton vrai bâillement. Tu as crié mon nom en rêve. C’est que tu m’appelais. Toute la question est de savoir si cette saison de vérité n’est pas ton suprême mensonge.

RUTH.

Tu ne t’y trompes pas. Tous vous savez que ce sont les femmes fausses, les femmes violentes, les femmes déchaînées qui approchent le plus de la vérité, de la tendresse et de la vertu dans leurs extases impures. Et la plus rétive sait être la plus soumise, la plus bavarde, la plus contenue, dans ces neuvaines prises sur leur propre destin. Et seuls des hommes qui ne les ont connues qu’une semaine ou qu’un jour les ont connues dans cette anomalie et cette perfection. Ma réserve, ma passion, ma confiance, ma foi, voilà ce que je t’ai donné.

JEAN.

Pourquoi n’as-tu pas donné tout cela à ton mari ?

RUTH.

Parce que cela je ne l’ai pas. Parce qu’une femme ne donne à son mari que ce qu’elle est réellement. Lia a peut-être donné hier à Jacques ce qu’elle n’est pas, la réticence, l’indécision. Comme toi, qui est puissant et doux, m’a donné la faiblesse et la brutalité. C’est pour cela que l’échange a été pour vous deux, qui êtes grands, un affreux calcul. Jacques et moi, qui sommes de médiocres humains, nous en sortons avec une mémoire anoblie de nous-mêmes. Mais c’est fini. Te voilà à nouveau sang-froid, sérénité et ta bonté même annonce qu’il est temps que tu me rendes à moi-même, qu’il est temps qu’à nouveau je sois vaine, je mente et que j’aie peur. Te voilà à nouveau amour, noblesse, ton amante l’indignité a juste le temps de disparaître...

JEAN.

Qui te dit que ta fausseté n’est pas ce que je voulais de toi, et que ta perfection m’a déçu ? Reste et mens...

RUTH.

Je te connais. Ma tendresse t’a attendri. Mon dévouement t’a attaché. Mon angoisse t’a ému. Mais laisse aller tout cela. Un jour encore, et mon amour ne sera qu’un abcès dans ton amour, dans cet amour qui n’est pas pour moi. Tel qu’il est, il peut en être une guirlande, un parfum.

JEAN.

Bref, tu as peur ? Devant la mort, tu as peur de te trouver déguisée en femme courageuse ?...

RUTH.

J’ai peur, Jean ! Affreusement peur ! Je suis franche pour la dernière fois ; en toi ce n est plus mon amour qui m’intéresse, mais mon salut. Sauve-moi !

JEAN.

Mourir avec celui que tu aimes, ne te dit rien ? C’est pourtant le premier des vœux que fait la petite ouvrière le soir de sa première fugue à la campagne...

RUTH.

Ni avec celui que j’aime, ni avec ceux que je hais.

JEAN.

Mourir de la fin du monde, c’est une occasion.

RUTH.

Sauve-moi !

JEAN.

En t’abandonnant ?

RUTH.

Ô Jean chéri, en n’abandonnant plus Lia... Ô mon cœur...

JEAN.

Tous les mots de tendresse par lesquels une femme cherche à retenir un amant, tu vas me les dire pour que je parte ?

RUTH.

Ô mon cœur, quitte-moi ! Ô mon âme, laisse-moi seule dans mon ignominie. Ô bras qui m’avez portée au bonheur comme un étau porte le fer au rouge, lâchez-moi pour toujours. Appelle Lia, Jean ; et la ville sera sauvée ! Elle n’a plus que ce recours, un couple parfait, le vôtre.

JEAN.

Tu crois que Sodome sera sauvée parce qu’un mari et une femme se seront tendu les bras ?

RUTH.

Je le crois. Nous n’avons pas à discuter la Loi. Comme je crois qu’un cavalier, errant seul dans le désert, parce qu’il aura pensé à chasser les vautours d’une gazelle expirante, pourra changer l’âme du monde. Comme je crois qu’un beau jeune homme, parce qu’il se sera assis un soir au bois des oliviers et aura tendu son bras vers le soleil comme on le tend vers la pluie, fera pousser à tous les arbres des olives d’or. Toi aussi tu le crois.

JEAN.

J’ai pu y croire. Quand un homme épouse la femme qu’il aime, il croit en effet que le ciel lui passe l’intendance du monde. Un mariage, c’est la délégation du créateur. Vous avez votre lune de miel pour créer ce qu’il a fait en sept jours. Avec Lia j’ai créé les saisons, que j’ai striées de rayons ou d’averses, les montagnes, que j’ai cernées d’azur ou de carmin. Avec Lia, j’ai obtenu les bourgeons des saules, l’émeraude sur les yeux des chiens, et, à volonté, le jour et la nuit. Avec Lia, par jeu, j’ai fait geler la mer Morte. Tu te rappelles le scandale et l’admiration dans la ville. J’étais le coupable. Tout cela est fini. Je n’ai même pas eu une fille d’elle.

RUTH.

Cette fille, Dieu l’avait réservée. C’est la vie du monde.

JEAN.

Couple parfait, dont chaque membre d’hier s’est vendu et troqué...

RUTH.

Ne joue pas sur les mots. La prophétie est claire. Toute l’exigence de Dieu est de retrouver, dans cette humanité foisonnante, le couple solitaire que le vent lui fit découvrir, le premier jour du monde, à travers les feuilles de manguier et les palmes. Son aquilon écarte en ce moment la sottise des hommes, leur mensonge, leur luxure : dans l’éclaircie il faut qu’il vous aperçoive, étendus l’un près de l’autre. Et le monde vivra... Et je vivrai... Appelle Lia !

JEAN.

Tout de moi est muet devant elle, à part ma bouche.

RUTH.

Cela suffit... Crie !

 

 

Scène III

 

RUTH, JEAN, LES FILLES

 

LES FILLES.

Il est là ! Ils sont là ! Nous sommes sauvées !

UNE FILLE.

Voilà le seul couple heureux, le seul vrai !

RUTH.

Quel couple, mes filles !

UNE FILLE.

Voilà Samson et Dalila ! Des courriers les ont joints près d’ici. Ils avaient entendu la prophétie. Ils revenaient d’eux-mêmes.

UNE FILLE.

Ils viennent d’arriver. Lia les reçoit.

JUDITH.

Il était temps. Le sol bout là-bas. Au point qu’on ne peut plus songer à fuir. On s’accommode comme on peut. On vit sur des trépieds, ou sur ces trottoirs de bois qu’on pose dans les pluies. Mais déjà ils brûlent.

RUTH.

Comment es-tu venue, alors ?

JUDITH.

Nous sommes deux ou trois à ne pas ressentir cette chaleur. Nous faisons les messagères.

SALOMÉ.

Ô Jean, c’est horrible ! Tous les animaux déjà sont tombés et se consument, à part un seul, un cheval, qui lui aussi a des sabots insensibles, et galope dans la ville.

Dalila et Lia apparaissent sur le péristyle de la villa, comme sur une scène dans la scène.

SALOMÉ.

Les voilà ! Voilà Dalila !

ATHALIE.

Merci, Ô ciel !

Le jardinier qui est entré lance sa rose à Dalila qui l’épingle à sa robe.

JEAN.

Redonne-moi la main, Ruth... Ton couple parfait est trouvé...

RUTH.

Horreur... Écoute !...

 

 

Scène IV

 

LIA, DALILA, puis SAMSON

 

DALILA.

Moi, j’ai choisi le plus fort. J’ai choisi Samson.

LIA.

Son nom ne va pas mal avec le vôtre.

DALILA.

Un homme, c’est d’abord la force. Je suis née peureuse, comme toutes les femmes. La moindre bestiole me plonge en transes. Mais, contre la souris et le moustique, je ne me sens rassurée que par la présence d’un mari qui étrangle la panthère entre deux doigts. Et toutes vous êtes comme moi. Vous n’êtes rassurées contre le ruisseau que si votre mari peut barrer des fleuves, contre la feuille du tremble, que s’il peut d’une chiquenaude déraciner un chêne. Samson fait tout cela avec facilité. C’est dans cette marge de sécurité qu’est notre bonheur, car nous savons les racines géantes de nos petites frayeurs. Je n’ai plus peur des vagissements d’enfants, car Samson déjà a tué dans les deux mille adultes. Votre mari n’a tué encore personne, me dit-on ?

LIA.

Encore personne. Il tue directement les mouches et les rats.

DALILA.

On le dit intelligent. Il sait tracer des signes ? Il sait les lire ?

LIA.

Oui, et il en invente...

DALILA.

Moi, j’ai choisi le plus bête, je veux dire le plus simple. Un mari intelligent est le juge qui vous confronte avec toutes les autres femmes, et surtout avec toutes les femmes que vous avez été. C’est l’espion du souvenir, la sentinelle du futur. Sous ses yeux chaque femme se sent en faute, en faute de vivre. Sous les yeux de Samson, je me sens de platine. Que faisait votre mari ?

LIA.

Il avait des loisirs. Il s’occupait de moi.

DALILA.

Moi, j’ai choisi le plus occupé ; celui qui me laisse le plus de temps pour rester seule avec mon corps et le garder sous mon contrôle. Un mari qui vous promène vous distrait de vous-même. C’est le besoin premier de la femme, vivre le plus souvent possible avec ses bras nus, son ventre nu, ses jambes comme avec celles d’une tierce personne. Si elle reste une heure sans se voir, elle se perd de vue. Si elle cesse de se toucher, de se masser, elle perd avec elle ce langage d’aveugle qui est son seul langage intérieur, et va à l’aventure. Samson est appelé là où l’on venge, là où l’on massacre, là où le temple s’écroule, où le lion pullule. Il a fort à faire, et aucun de ses travaux ne relève du travail de bureau, ne l’enferme dans sa maison. Mais pendant chaque heure de son absence, Dalila y attise Dalila, au soleil, à la lune, à la pierre ponce, à l’émeri. Je ne me suis jamais éloignée d’un centimètre de moi-même. Votre mari avait assez aimé les femmes, raconte-t-on ?

LIA.

Les femmes le racontent.

DALILA.

Moi j’ai choisi celui qui n’a jamais connu d’autres femmes. J’étais très bien avec sa mère. Elle me l’a passé. Elle me l’a passé avec ses souvenirs au complet, premiers pugilats et premières culottes, avec la liste de ses plats, de ses goûts ; je n’ai qu’à l’entretenir dans cette enfance qui ne finira qu’à sa mort, et dans des étoffes qui continuent la trame de ses langes. Une femme nouvelle dans une vie d’homme, c’est une saveur neuve donnée à la viande, au lait, à la pâte ; c’est un nouvel habit, une nouvelle peau, un sursaut donné à l’un de ses sens, les quatre autres suivent bientôt. Avec moi rien à craindre. Nous avons encore le beurre de son enfance, et je crois même la même vache. Comment serait-il infidèle ? D’ailleurs je prends soin de lui parler toujours de ses ennemis personnels au féminin. Je ne dis pas les Amalécites, mais l’impiété ! Ni les Philistins, mais la trahison. Ni le jaguar, mais la férocité. Toute femme est devenue ainsi pour lui le symbole et le sexe de quelque iniquité. À part la sienne, qui est – le masculin naturellement pour ce qui la désigne – le charme, l’éclat et le prestige... Vous connaissez un mot masculin pour candeur ?... À part Dalila...

LIA.

Comment est-il ?

DALILA.

Le type que je déteste... Mais ce n’est pas un défaut. Au contraire. Cela me dispense de ces faiblesses et de ces attendrissements que provoque la vie avec des jambes amies ou des cheveux sympathiques. Samson est comme tous les hommes ; il a surtout besoin d’un maître. Tant d’innocences et de muscles l’appellent. Avant moi, il obéissait déjà au doigt et à l’œil, mais à Dieu seulement. Il obéissait aux visions, aux prodiges, aux lettres de feu sur les murs. Des ordres trop rares, un par trimestre, alors que Samson est créé pour obéir à chaque seconde. Dans les intervalles je suis là, un signe constant, un ordre constant.

LIA.

Quand Dieu se tait, Dalila parle...

DALILA.

Et d’ailleurs quand Dieu parle, Dalila explique. C’est pour avoir négligé leur rôle d’entremise entre l’homme et le reste du monde, que les autres femmes n’arrivent pas à prendre le meilleur sur leurs maris. Si l’épouse ne traduit pas à l’époux les ordres de la nature, de l’inspiration ou du ciel, il les prend en dehors d’elle, c’est-à-dire qu’il l’en met dehors. Voilà mes conseils, Lia. Vous voyez qu’ils sont simples...

LIA.

Vous n’en voyez vraiment pas d’autres ?...

DALILA.

Pas d’autres. Sinon que moi j’ai choisi le plus riche, le plus célèbre, le moins bavard, et celui qui dort le mieux. Mon seul ennui est qu’il parle la nuit, en paroles que je ne comprends pas. Que ne comprend d’ailleurs aucune autre personne.

LIA.

Car d’autres personnes près de vous l’ont regardé dormir ?

DALILA.

Tel est le couple du bonheur, Lia. Et j’ajoute qu’il n’est pas mauvais pour la femme de choisir aussi le meilleur, le plus généreux, et le plus juste. C’est encore, dans ces temps difficiles, la meilleure assurance contre la colère et la foudre de Dieu. Dès que la vengeance du ciel menace, je prends Samson à bras le corps et je suis sauve.

MARTHA.

Ô Lia, c’est affreux ! Nous sommes perdus !

SALOMÉ.

Ô Lia, serons-nous ainsi mariées ?

DALILA.

Que veulent ces filles ?

MARTHA.

Nous sommes ces serpillières et ces souris dont Samson seul te protège... Ah ! le voilà ! Partez vite !

DALILA.

Venez, Samson ! Sodome nous attend. Nous sommes en retard.

SAMSON.

Je regardais les armes de Jean. Les massues surtout sont magnifiques. Légères comme des plumes.

DALILA.

Jean a mes goûts : les armes légères, les bijoux lourds.

MARTHA et ses amies.

Et vous, Samson, malheureux Samson, qu’avez-vous choisi !

SAMSON, passant son bras autour de Dalila.

Moi, j’ai choisi l’amour et la loyauté, le sein et le sourcil de Dalila. J’ai choisi celle qui donne et celle qui prie, la main et le genou de Dalila. J’ai choisi celle que les peines du monde émeuvent. J’ai choisi la passion, le duvet sur la lèvre. Il est une pierre de lune que l’on glisse dans la nuit pour la faire prendre, pour que tout en devienne gel de beauté et resplendissement : c’est le sommeil de Dalila...

MARTHA.

Comment te débarrasseras-tu d’elle, à coups de mâchoire d’âne ?

DALILA.

Que dis-tu, démon !

SAMSON.

J’ai choisi celle que les filles haïssent dès le berceau. Quand elles voient Dalila, c’est comme si dans un miroir elles se voyaient trop belles. Elles en meurent...

JUDITH.

Tu as choisi la chèvre et la vipère.

LIA.

Taisez-vous, filles.

MARTHA.

Oh ! mon Dieu, faites mourir Samson sous nos yeux, tant pis pour Sodome, pour que nous voyions le chagrin de la veuve Dalila.

Samson s’écroule.

DALILA.

Folles, qu’avez-vous fait !

ATHALIE.

Il est mort. Le cœur s’arrête.

DALILA.

Toi, lève-lui la tête. Toi, du vinaigre, une éponge.

MARTHE.

Regardez-la ! On dirait le patron d’un boxeur.

DALILA.

Ce n’est rien, Samson... Toi, masse ici, près du cœur.

MARTHA.

Ce n’est rien, Samson. C’est le poing de Dieu.

SALOMÉ.

Quelle femme ! Elle n’abandonne que forcée le match avec Dieu !

DALILA.

Toi, caresse-lui le front. Pendant que je frotte ses jambes.

Elle les frotte avec vigueur.

SAMSON.

Quelles douces mains sur mon front !

DALILA.

Celles de Dalila, chéri.

MARTHA.

Menteuse.

JUDITH.

Il renaît. J’ai sous la main le cœur de Samson. Il est déjà aussi fort qu’un cœur de moineau.

SAMSON.

Quel souffle sur mon visage !

DALILA.

Le souffle de Dalila, mon amour. Où prends-tu ta poudre de dents, toi ?

SALOMÉ.

À Sidon.

SAMSON.

Quel parfum !... Le plus doux que j’aie jamais senti.

DALILA.

Tu l’as senti souvent, chéri.

SAMSON.

Non, jamais.

DALILA.

Où achètes-tu ce parfum ? Parle vite.

ATHALIE.

À Ségor.

DALILA.

C’est mon parfum de Ségor. Si tu l’aimes, je n’en aurai plus d’autre. Et maintenant lève-toi, tu vas mieux.

SAMSON.

J’étais dans le repos.

DALILA.

Dans la mort, homme stupide. Lève-toi.

SAMSON.

Voilà.

MARTHA.

Elle l’a ressuscité de la mort de Dieu. Voilà le pouvoir d’une épouse qui n’aime pas...

SAMSON.

Moi, j’ai choisi...

DALILA.

On sait ce que tu as choisi... Partons...

MARTHA.

Oui, quand elle voudra qu’il meure, elle le tuera elle-même.

DALILA.

Quittons ces folles. Adieu, chère Lia... Viens, ma beauté...

SAMSON.

Je viens, ma force...

Exeunt Samson et Dalila.

 

 

Scène V

 

LIA, RUTH, JEAN, JACQUES

 

Les filles à l’écart. Le jardinier un peu plus proche.

RUTH.

Voici Jean, Lia. Il te cherche.

LIA.

Que veut-il ?

JEAN.

Je ne te cherche pas. Une fois de plus nous nous heurtons. Notre destin est de nous heurter, dans la vie comme dans la mort.

LIA.

Pour la mort, c’est à voir. Pour la mort, nous verrons tout à l’heure. Que veux-tu ?

JEAN.

Moi ? Rien. Une terrasse pour voir le spectacle. La nôtre est la plus haute au-dessus des villes. Si nous t’y gênons, je pars.

RUTH.

Il vient te dire que tu es sa femme, que tu restes sa femme.

LIA.

Il s’est donné le mot avec Jacques. Jacques aussi me répète que Jean est mon mari, qu’il reste mon mari.

JACQUES.

Voici Lia, Jean. Elle te cherche.

LIA.

Moi, le chercher ? Le chercher en lui, sur lui ? Partout ailleurs j’ai encore une chance de le trouver. Sur lui, jamais !

RUTH.

Mon Dieu, ils recommencent !

JEAN.

Tu m’as trouvé sur Jacques sans doute ?

LIA.

Que ces filles partent. Je te le dirai.

JEAN.

Restez, restez les filles... Voyez l’avantage de l’homme dans sa dispute avec la femme. Chaque jour il élargit son combat, il réclame plus de témoins. Chaque jour elle le veut plus secret. Une chambre noire où mari et femme parlent sans savoir si c’est leur bouche qui parle, et luttent à tâtons, voilà le duel idéal pour elle !

LIA.

Pas idéal. Je vois dans l’ombre.

JEAN.

Si tu voyais dans la clarté, nous aurions évité bien des maux !

LIA.

Filles, puisque vous êtes là, ne vous trompez pas sur le spectacle. Il a l’air d’une approche amoureuse, d’un de ces débats où mâle et femelle se mordillent et se grognent pour la réconciliation et pour l’amour. Mais ce n’est pas cela.

JEAN.

Qu’est-ce que c’est ? Le sais-tu toi-même !

LIA.

Je crois que je le sais.

JACQUES.

Lia, le temps passe. Ignores-tu pourquoi nous sommes là !

LIA.

Je n’en ignore rien. Je n’ignore rien de la prophétie : depuis l’aube les merles me la chantent. L’araignée l’écrit en lettres de feu sur la toile. Et je sais que l’heure est sinistre. Et il y a même des attentions spéciales pour moi : quand je prononce certains mots, un buisson soudain s’enflamme, un visage au ciel se dessine. Notre ange a rattaché mes moindres paroles à leurs sonnettes célestes. Un couple, un seul vrai couple peut sauver Sodome : Samson et Dalila ont échoué. C’est au tour de Lia et de Jean. Sinon tout meurt, sinon Ruth meurt, sinon ces filles meurent. Voilà la prophétie...

JACQUES.

Et tu n’y crois pas !

LIA.

J’y crois. Aussi je désespère. Le mal est sans remède. La question que se pose Dieu n’est pas celle de Sodome et de Gomorrhe, mais celle de Jean et de Lia. Il nous éclaire à toutes les lueurs pour voir quelle peut bien être ce couple humain qu’il a créé, à l’incendie, au soufre, maintenant à la mort. C’est son chantage.

RUTH.

Lia !

LIA.

Il nous torture pour nous arracher ce secret qui lui échappe. Hier, il nous a saignés pour toujours dans cet échange stérile. Aujourd’hui il met le feu à nos villes, il nous brûle les pieds, comme un chauffeur !

JEAN.

Quel secret ?

LIA.

Le secret du couple qu’il a voulu le plus aimant, le plus loyal, le plus sain. Il est comme nous. Il ne comprend pas. Pourquoi cette lézarde ouverte soudain dans notre bonheur. Pourquoi je me brouille avec le seul homme qui me donne l’entente, je hais le seul homme que j’aime, je fuis le seul pour lequel je n’ai pas d’aversion. Comprends-tu davantage, Jean ?

JACQUES.

Ô Jean, tais-toi.

JEAN.

On ne se tait pas dans les chants alternés. Tout ce que dit Lia comporte un répons de ma part. Le voici : Non ! Je ne comprends pas. Tu es ce que j’admire le plus au monde, Lia, et il n’en naît en moi que le découragement. Tu es ce que je crois la vérité, la générosité, et elles n’agissent sur moi que comme agiraient la fausseté et l’égoïsme. Tu es ce que j’aime plus que tout et ton amour m’inspire seulement ce que m’inspirerait le dégoût d’une autre.

LIA.

Tu préfères l’ange, n’est-ce pas ?

JEAN.

Je préfère l’ange. Je n’ai pas eu le front d’aller le lui avouer, comme tu l’as fait. Mais je préfère l’ange.

LIA.

Tu as eu tort de te gêner. Il a refusé la femme. L’homme a sa chance !

JEAN.

Je peux attendre. J’ai trouvé dans Ruth un coin d’ange.

RUTH.

Lia, regarde. La comète passe. Sauve-nous. Prends la main de Dieu. Dieu le veut !

LIA.

Si Dieu le veut, il est assez fort pour l’obtenir sans notre gré. Il a les ceintures qui peuvent enserrer deux êtres, les carcans qui peuvent tourner deux visages l’un vers l’autre, les aimants qui rapprochent les poitrines et les lèvres... Je ne cède qu’à eux.

RUTH.

Les voilà ! Allez, vous, filles.

Les filles poussent Jean et Lia l’un vers l’autre, les accolent, leur entrecroisent les mains.

RUTH, qui les aide.

Salomé, les mains ! Judith, la tête de Lia plus à gauche ! Athalie, le menton de Jean !

LIA.

Noms charmants... Douces promesses...

RUTH.

Et maintenant laissez-les seuls ! Venez ! Ô Dieu, regarde, regarde vite !

 

 

Scène IV

 

LIA, JEAN, enlacés

 

LIA.

Nous ne pouvons rien pour eux, n’est-ce pas ?

JEAN.

Rien.

LIA.

Entre nous deux, c’est de nous qu’il s’agit ? La fin du monde n’est qu’un décor ?

JEAN.

Un détail du décor pour la fin du couple.

LIA.

Alors, dégage-toi. Va-t’en.

JEAN.

D’abord, lâche-moi.

LIA.

Non, non. C’est toujours ce que tu as su faire de mieux. Te dégager de moi, la nuit, quand je croyais que tu n’étais plus distinct de moi-même et que mes jambes et mes bras n’étaient qu’un cadenas.

JEAN.

Voilà.

LIA.

Merci... Cette fois tu ne m’as même pas réveillée. Va-t’en !

Jean part.

LIA, le suivant du regard.

Mon Dieu, regardez-le. Les hommes n’éprouvent pas leurs sentiments : ils les miment, et cela leur suffit. Regardez Jean. Il ne part pas. Il mime son départ. Comme il a mimé son arrivée, tout à l’heure, au bras de Ruth. S’il me quittait comme moi je le quitte, en m’élevant droit vers le ciel, en m’enfonçant droit dans la terre, en restant, on pourrait croire qu’il est sincère. S’il me quittait vraiment, je volerais, je courrais vers lui, je le rejoindrais dans la vie ou dans la mort. Mais voyez : pour me fuir, il ne lui vient même pas à l’idée de marcher à travers la pelouse, il suit les méandres de l’allée. Trois S et un huit complet, voilà sa ligne droite, voilà sa ligne de déflagration dans le courroux ou le désespoir. Et si vous croyez qu’il va traverser le mur ou le franchir... Il prend la porte. Il l’ouvre. Il la referme. Quand son père lui disait de quitter la table, c’est ainsi qu’il partait, et d’ailleurs jamais passion ne le fera sortir du plan de son enfance. Pour ses réveils, pour ses couvre-feu, pour toutes ces étapes que me dicte à moi un destin toujours neuf, il n’a pas d’autre horaire que celui de sa nourrice. Ô Dieu, si tu veux que plus une femme n’élève la voix, crée enfin un homme adulte ! Que veux-tu que nous fassions de ce fils maniaque que nous n’avons ni porté, ni nourri ! Ô Jean, je t’en supplie, pour une fois prends le chemin de la lumière, de la colère, de la foudre ; reviens par mon corps, par mon cœur, apparais dans mon dos, ruisselle, flambe, marche sur le gazon ! Je n’attends que cela pour me sentir vaincue !

UNE VOIX.

Lia !

LIA.

Qui est là ? Qui est là ?

L’ANGE.

C’est moi. L’ange.

 

 

Scène VII

 

LIA, L’ANGE

 

LIA.

Ah, tant mieux ! Je redoutais le pire !

L’ANGE.

Tu devines ce que je te demande ? Va.

LIA.

Il est le messager de Dieu, il est sans ailes comme un facteur, il m’aime ; le monde vagit dans la mort et agonise dans la naissance ; il y a à tuer, à se tuer, à combattre en cuirasse et nue, à poser son doigt sur l’une des artères éclatées de la terre, et c’est tout ce qu’il me propose comme héroïsme...

L’ANGE.

Je ne t’offre pas un exploit. Je t’offre un cœur.

LIA.

Celle-ci recevra l’ordre de séduire le général ennemi et de lui couper sa tête. Quelle aventure ce serait de chercher dans les boutiques le poignard à ma main, et, pour m’y habituer, dans ma marche vers les tentes, de trancher, avec quelques tiges de pavots ou de seigle, toutes les têtes de la nuit et du vide.

L’ANGE.

C’est un peu facile d’être Judith. Il ne faut pour cela que l’orgueil.

LIA.

À celle-là il dira d’abandonner le mari qu’elle adore. Ô quelle douceur, quelle épouvantable douceur de choisir le désert pour fuir celui que l’on aime, de choisir le sable pour y jeter peu à peu les derniers souvenirs, le collier, la bague, et de dénouer la ceinture conjugale au cœur de la solitude et de la mort.

L’ANGE.

Il me semble que tu penses plutôt à tes satisfactions, dans tes hauts faits ?

LIA.

Que vous m’ayez choisie, je le veux bien. D’ailleurs il fallait au moins Dieu pour me saisir dans ce jour où je disparais à moi-même. Je suis la neige dans sa fonte, le bûcher dans sa flamme. Mais que je sois repérée de Dieu, élue de ses mandataires pour l’héroïsme de ménage, que les cassolettes du choix divin embaument, que les langues du ciel me lèchent corps et cœur pour que je retourne vers le mari que je déteste et qui ne m’aime point, que j’ai abandonné et qui m’abandonne, je ne l’accepte pas.

L’ANGE.

Bravo ! nous y sommes. C’est au pied du refus total que commence l’héroïsme.

LIA.

Et je ne comprends pas.

L’ANGE.

T’ai-je jamais demandé de comprendre ? Retourne vers Jean.

LIA.

Obéir à un ciel qui vous parle comme une belle-mère, je n’en vois pas le sens. Éloignez Jean quelques mois, quelques années. Il y a des guerres dans les parages, et les hommes ont inventé la guerre pour y être sans nous et entre hommes. Qu’il y soit tué. Qu’il revienne sans bras ou sans jambes. Je ne retrouverai plus mon mari vivant et entier que dans la mort et la mutilation.

L’ANGE.

Lia, il n’est pas question d’années, mais de secondes. Nous sommes dans l’instant où Dieu, comme la mère qui veut donner à son fils qui grimace le temps de se reprendre, détourne le regard. Hâte-toi...

LIA.

Quelle grimace suis-je en ce moment ?

L’ANGE.

La suprême. L’entêtement. Le visage lisse.

LIA.

Dieu a détourné le regard la dernière fois que j’embrassais Jean ? Il le ramènera sur notre baiser de conciliation ? Il n’aura rien vu dans l’intervalle ? L’homme peut se permettre toutes incartades entre les regards de Dieu... Dieu le père est une mère ?...

L’ANGE.

Lia, ma petite Lia...

LIA.

Sous les feux tournants du phare, je dois aimer Jean, caresser la peau illuminée de Jean, féliciter Jean ? Sous l’ombre tournante, je peux l’insulter et le tromper ?

L’ANGE.

Tu ne m’irriteras pas. Cette fureur qui monte en ce moment dans le monde céleste contre le genre humain, tu ne la détourneras pas sur toi à ton profit personnel. Mais c’est la simple courtoisie envers Dieu, pour l’âme ou le siècle épuisé et incapable, de mimer son devoir.

LIA.

Il ne nous haïra pas davantage pour notre hypocrisie ?

L’ANGE.

Quand l’homme abandonne à son geste la mission que son esprit renie, il ne l’abjure pas, il la passe à son servant, comme il passe la vie à son corps dans le sommeil.

LIA.

Alors pourquoi pas, au lieu de ces déluges et de ces incendies, un grand sommeil du monde ? Je veux bien m’étendre et dormir à vos pieds, éternellement...

L’ANGE.

Les marmottes lui suffisent et l’ours hivernant. Le sommeil humain n’a jamais été qu’un pis aller. Même pour une nuit, le ciel est anxieux de voir l’humanité étendue sans conscience, chaque matin il a à son sujet l’angoisse de l’aurore...

LIA.

Si j’accepte de revoir Jean, tu vois pourquoi. C’est par faiblesse et par lâcheté. Tu ne préfères pas la force chez ceux que tu as choisis.

L’ANGE.

Non, merci, Lia.

LIA.

Et par curiosité peut-être, et par scandale. Pour voir les marques de Ruth.

L’ANGE.

Merci, Lia.

LIA.

Et par insulte envers ce que j’ai de plus sacré, et par rage. Pour doubler nos profanations.

L’ANGE.

Merci, Lia.

LIA.

Et par amour pour toi. Tu le sais bien. C’est ton chantage.

L’ANGE.

Merci, Lia !

LIA.

Et par doute de Dieu, par mépris de Dieu.

L’ANGE.

Merci, en son nom, Lia.

LIA.

Alors, entendu ! Voyons Jean. Mais comment je reconnaîtrai le passage du phare de Dieu ou de l’ombre, je ne sais, j’irai pu hasard. Et s’il me voit cracher au visage de Jean dans son éclair, et si je l’embrasse dans la nuit, c’est toi qui seras responsable. Et cela lui apprendra à tenir plus à son couple qu’à sa créature.

L’ANGE.

Mais, Lia, comprends donc. Il n’y a jamais eu de créature. Il n’y a jamais eu que le couple. Dieu n’a pas créé l’homme et la femme l’un après l’autre, ni l’un de l’autre. Il a créé deux corps jumeaux unis par des lanières de chair qu’il a tranchées depuis, dans un accès de confiance, le jour où il a créé la tendresse. Et, le jour où il a créé l’harmonie, il a fait de chacun de ces corps identiques la dissemblance et l’accord mêmes. Et enfin, le jour où Dieu a eu son seul accès de joie, il a voulu se donner à soi-même une louange, il a créé la liberté et a délégué au couple humain le pouvoir de fonder en ce bas monde les deux récompenses, les deux prix de Dieu, la constance et l’intimité humaines. Rien ne le récompense de ses autres enfants. Le Liban et le crépuscule sur ses cèdres, la neige et l’aurore sur la neige, c’est un tableau, pas une récompense. Les cigognes volant sans faute vers le sud, les girafes galopant sans faute vers le nord, c’est une leçon bien récitée, pas une récompense. Mais qu’il lui faille renoncer, par votre désunion, à son vrai firmament, c’est ce qu’il ne peut pardonner.

LIA.

Quel firmament ?

L’ANGE.

Les seules constellations qu’on voit du ciel, ce sont les feux des couples humains. Jadis ce firmament étincelait de toutes parts. Chaque étoile était le feu d’un couple. Ici le feu était le diamant de la femme, ou le feu même de l’âtre, ou le soleil sur les boutons d’argent du mari. Et là ce feu était la lampe, l’éclat du poignard, les yeux du chien du couple. Or maintenant, ils se sont éteints l’un après l’autre. Dans Sodome, plus un seul. Le vôtre brille encore de là-haut, comme le feu des étoiles mortes. Je suis descendu mille fois plus vite que la lumière pour arriver à temps et pour rallumer le feu de tes bagues et de ton front sous la lune, le feu du regard de Jean et du pommeau d’or de son épée avant qu’on en ait vu du ciel le mensonge et la cendre.

LIA.

Je connais le couple mieux que vous. Il est stérile.

L’ANGE.

Stérile comme la double source, stérile comme la double rose. Lia, de là-haut, nous voyons surtout le désert, qui tient les trois quarts du monde, et il reste le désert si c’est un homme seul ou une femme seule qui s’y risque. Mais le couple qui y chemine le change en oasis et en campagne. Et le couple peut être égaré à vingt lieues du douar, chaque grain de sable par sa présence devient peuplé, chaque rocher moussu, chaque mirage réel. La solitude pullule s’il est là de mains entrecroisées, de fronts éclatants, de visages accolés. Et il peut n’avoir qu’un chameau ou une chèvre, c’est le chameau du couple, et il l’emporte sur toutes les caravanes qui ramènent les trésors et les épices sous la conduite des chameliers solitaires, c’est la chèvre du couple, et elle l’emporte sur tous les troupeaux gardés par les bergers. Et l’époux avec l’épouse peut ne trouver au point d’eau qu’un vase, c’est l’eau du couple, et de là-haut, fontaines et cascades à côté de cette lie paraissent troubles. Et tous deux meurent de soif, et leurs ossements ne sont pas des objets de mauvais os et de mauvaise chaux, ce sont les ossements du couple, les côtes en sont d’ivoire, les orbites sont des émeraudes, les vides entre les côtes sont les pleins de la vie, et ils brillent à travers la nuit éternelle.

LIA.

Moi aussi, j’ai voulu imaginer ainsi notre couple, quelle déception !

L’ANGE.

Non ! Quel échec ! Tu n’avais pas à imaginer. On n’imagine pas son mari ou sa femme. Il est là. Elle est là. Et c’est tout. Un époux n’est pas un mannequin d’esprit ou de rêve que l’on gonfle chaque matin. Il est hors de tout maquillage et de toute divagation. Il est là. Un époux ne s’imagine pas, ne s’estime pas, ne se juge pas : il se voit, il s’entend, il se touche. Il est dans la nature ce qui n’est pas fibre, pulpe ou moelle, ce que la saison change ou détruit. Il est le noyau du monde. Il est là, dans le repos, donnant aux aliments ce goût qui est réservé aux repas des époux. Il est là, dans le sommeil, donnant à la nuit et à l’inconscience cet éclat et cet éveil qui est le sommeil des époux. Et il n’est pas là, dans l’absence, et rien ne l’y remplace qu’une alvéole épouvantable où il ne sert à rien de glisser, pour l’obturer, ni son souvenir, ni ses objets préférés, ni, comme vous l’avez fait, l’homme et la femme de l’échange.

LIA.

Alors, refaites les lanières de chair. Que Jean et moi nous nous ouvrions le matin, nous nous refermions le soir comme un livre. Je doute de toute autre entente. Car j’ai le cœur dur, ange aimé. Car je me sens de pierre du sourcil à l’orteil, ange chéri. Car dire un mot de caresse me brûlerait en ce jour de l’âme à la bouche, ange de ma bouche et de mon âme. Et Jean aussi est dur. Le malheur trempe les êtres dignes de ce nom, mais il les trempe surtout contre eux-mêmes, et il tue en eux ce qui est la vie même. Le malheur est le meilleur moyen que Dieu ait trouvé pour reprendre la bonté aux âmes bonnes, la beauté aux belles, la pitié aux sensibles. Dis-moi de tuer Jean, et j’essayerai. Dis-moi de me tuer. Je préfère. Sinon, laissez-nous. Ce fameux couple juste qui peut racheter Sodome, vous l’avez avec Abraham et sa brave Sarah. Ces deux-là pleurent, ils ont pitié, ils s’embrassent. Vous avez l’habitude de sauver le monde des eaux ou du feu par ses glandes lacrymales et ses éponges. Faites comme pour le déluge où vous n’avez pas eu un regard pour cet homme magnifique qui a nagé deux jours par défi pour vous, et vous n’avez eu d’yeux que pour ce brave homme à barbe sur sa péniche qui pagayait en calmant sa femme, ses chiens et ses outardes.

L’ANGE.

Je ne suis que tendresse, Lia infâme. Je ne suis que caresse, Lia hérissée de piquants ! Obéis-moi. Sois notre complice, c’est notre complot contre Dieu. Nous voudrions qu’il sauvât le monde par Lia et non par Abraham.

LIA.

Par le malheur. Dieu a repris la générosité à l’âme qui donnait. Je veux ma récompense.

L’ANGE.

Tu l’auras, il te la prépare.

LIA.

Tu sais celle qu’il me faut ?

L’ANGE.

Oui. Tu ne seras plus jamais heureuse.

LIA.

Merci, ange.

L’ANGE.

Ta beauté fanera, passera.

LIA.

Merci, ange.

L’ANGE.

Tous ces hommes et femmes que tu détestes vont pulluler.

LIA.

Merci, ange.

L’ANGE.

Et je t’oublierai. Je t’ai déjà oubliée.

LIA.

Merci. On est toujours heureux d’avoir non la récompense que l’on souhaite, mais celle que l’on mérite.

L’ANGE.

Et tu m’oublieras...

LIA.

Je ne vous oublierai pas.

L’ANGE.

Dès ce soir tu m’oublieras.

LIA.

Très bien. Que Jean vienne.

 

 

Scène VIII

 

LIA, JEAN

 

LIA.

Pardon, Jean.

JEAN.

Pardon de quoi ?

LIA.

De t’avoir aimé. De t’avoir haï. De t’avoir quitté.

JEAN.

Te voilà prête à recommencer, si j’en juge à ton visage ?

LIA.

Par le commencement, oui.

JEAN.

Le ciel et moi demandons beaucoup moins.

LIA.

Je m’en doute ; j’ai toujours été plus exigeante que vous deux. Mais je me sens incapable de reprendre ma vie autrement que par l’amour.

JEAN.

Notre amour ? Il existe ?

LIA.

Peut-être pas. Mais l’amour existe. Peut-être que je ne t’aime plus. Mais tu es le sosie de celui que j’ai aimé. En te regardant, je le vois. Tu n’as plus ses gestes, ni ses regards, mais tu as ses mains et ses yeux. Ne recule pas. Peut-être que je te toucherai, en te touchant.

JEAN.

Aimer l’amour, à défaut d’un être aimé. Cette solution m’est refusée.

LIA.

Comme tu lui ressembles en ce moment ! Comme ton visage de haine ressemble à cette face de lumière que tu tournas vers moi le jour des fiançailles, comme ta panique ressemble à ta joie, et ce cœur qui se reprend à ton cœur abandonné ! Que j’ai eu raison, toutes ces nuits où je veillais au-dessus de toi, de prendre tous mes repères pour te reconnaître, si un jour je t’égarais. Ils sont tous à leur place ; la ride au-dessus du sourcil, le point sur la narine. Ô Jean, endors-toi ce soir dans mes bras, et recommençons la vie par un réveil...

JEAN.

Voilà tout ce que tu as appris de Jacques ?

LIA.

Oui. C’est là ce que m’a appris Jacques. Je m’étais demandé pourquoi Dieu avait insinué cet échange, pourquoi il l’avait permis et protégé. C’est d’abord pour nous enlever notre orgueil. Nous ne sommes plus ton couple de parade ; nous sommes de pauvres époux qui ont failli, qui ont mis entre eux, comme seconde dot, l’angoisse du souvenir, du repentir. Mais c’est aussi pour m’apprendre qu’il n’y a au monde que celui que j’ai aimé. Que les autres hommes n’en sont qu’un écho, une grimace, et que tout ce qui ne vient pas de toi n’est que maladresse, à peu près, et dérision.

JEAN.

Ce n’est pas ce que m’a appris Ruth.

LIA.

Tais-toi, Jean. Tout sera fini, si tu me dis ce que t’a appris Ruth.

JEAN.

Ruth m’a appris que chaque femme vaut toute femme. Que ce que l’on croyait le plus secret en dévouement et en tendresse, que ce qui nous semblait chez Lia une invention sans exemple de l’abandon ou de la conquête, chaque femme en dispose, sur désir ou sur ordre.

LIA.

Tu mens. Je ne t’aimais pas, et il n’est pas une minute avec Jacques qui ne m’ait avilie.

JEAN.

Je t’aimais, et ces jours avec Ruth ont été la réussite et le triomphe. C’est pour cela que je l’ai quittée. Je tenais à garder en moi la mémoire de mon premier bonheur. Mais les douces mains de Ruth l’ont usée jusqu’à la trame, et je ne vois plus que la nuit et la mort au travers.

LIA.

Voilà. C’est fini... Adieu...

JEAN.

Lia, assez de bavardages. Le temps presse. Nous avons mieux à faire que de nous occuper que de nous. Es-tu d’accord ?

LIA.

J’aime beaucoup l’homme s’affairant devant la fin du monde...

JEAN.

Es-tu d’accord ?

LIA.

Pour obéir à l’ange, pour nous étreindre sous le fanal de Dieu. Non, je ne le suis plus.

JEAN.

Je ne sais ce qu’a dit ton ange. Pour être ici, debout l’un près de l’autre, comme le maître et la maîtresse de maison, quand les invités arrivent. Les invités sont la peste, le feu, le cataclysme. Et ces anges et ces prophètes qui rabâchent et disent que nous sauverons ainsi la ville divaguent sans doute. Et tous les gens de Sodome peuvent mourir. Je m’en moque et m’en contre-moque. Et ma mort ! Elle n’est pas pour moi un habit à faire. Les essayages m’en ont effrayé, assommé, mais le dernier tu l’as dirigé hier, et je n’ai plus qu’à endosser une mort à ma taille, bien large aux emmanchures. Mais puisque châtiment céleste il y a, puisque déluge et feu il y a, puisque fin du monde il y a, je tiens à les recevoir sur mon perron, ma femme à mes côtés.

LIA.

Que l’homme est dénué et banal devant le devoir ! Le voilà devant l’éclair de Dieu, comme la poule qu’on installe devant une lame de couteau, et qui ne bouge plus. Ta femme vient à toi, mendiante, écorchée, adultère, et c’est tout ce que tu lui dis, et c’est tout ce que tu lui demandes : poser avec toi pour le tableau qui montrera aux générations Lia et Jean recevant la mort. Voilà ce que tu veux être, voilà ce que tous les hommes veulent être : un portrait de famille. Et tu es le premier à mon bras au spectacle.

JEAN.

La pose ne te fatiguera pas. J’ai peur qu’elle ne soit courte.

LIA.

Je n’ai plus de visage, je suis la face même de toutes les femmes dans l’angoisse, brouillée de cendres. Mais lui, regardez-le. Tout devient plus précis de son menton et de son nez. Ainsi sont-ils devant la mort. La femme sombrant et se fondant dans le chaos... L’homme pétillant d’identité...

JEAN.

D’ailleurs tu te trompes. Il ne s’agit pas pour moi devant la catastrophe de donner au créateur une de ces leçons enfantines dont l’histoire nous rebat les oreilles. Quoique cela serait peut-être plus digne que de faire, du dernier instant des hommes, une scène de ménage. Mais j’ai besoin de ne pas être seul pour voir charger sur moi l’assaut de Dieu, et je te demande en mon nom, et non au sien, de rester.

LIA.

Pourquoi moi ? Pourquoi pas Ruth ? Pourquoi pas Martha ?

JEAN.

Parce que, si ce n’est pas toi, je me tromperai de nom dans ma dernière phrase, et j’appellerai Lia la femme qui sera là. Parce que, si elle n’a pas ta taille, je ne saurai pas ajuster mon dernier geste. Parce que la première épouse commande pour l’homme l’épaisseur du monde, le goût de l’air, l’acoustique du ciel, et que je ne tiens pas à mourir étranger et emprunté. On peut vivre affreusement avec elle. On ne meurt bien et à son aise qu’à son côté.

LIA.

C’est que l’homme est convention dans sa mort comme dans sa vie. Lorsque ma mort viendra, si elle doit venir aujourd’hui, je ne veux pas mourir avec ce que j’ai aimé, mais avec ce que j’aime.

JEAN.

Qui t’interdit de m’aimer ? Pourquoi depuis hier cette querelle folle ?

LIA.

La catastrophe arrive un jour trop tard, n’est-ce pas ? Dans ton hypocrisie d’homme et ton horreur des batailles, tu aurais préféré que la mort nous touchât avant la vérité. C’est cette course entre elles deux qui se livre dans chaque couple. Le mari joue toujours la première. Cinq années tu as fait comme si nous étions les mêmes, comme si nous nous estimions et nous touchions et nous parlions dans la sérénité. Un petit effort de trente ou de quarante ans, même sans ces histoires de Sodome, et tu gagnais. Mais moi j’ai joué la vérité, et depuis hier je gagne ! La catastrophe t’a redonné confiance. À sa faveur, tu veux jeter un voile sur notre discorde. Je n’en suis plus là...

JEAN.

Est-ce que tu m’aimes, Lia ?

LIA.

Si je t’aime ! Mais tu vois bien que ce n’est pas là la question ! Oui, je t’ai aimé ! Ou plutôt j’ai cru trouver en toi cet homme dont on nous parle à notre berceau, et cet homme n’existe pas. Il n’y a pas d’homme dans le monde. Cet être avec sa panoplie de biceps et de devoirs promis à toute vierge, il n’existe pas. Cette force est faiblesse, ce travail est paresse, ce devoir vanité. L’homme est la plus fausse conquête de l’homme. Je ne l’ai jamais vu.

JEAN.

Peut-être que l’on s’est simplement trompé dans le baptême. Que c’est toi l’homme, et l’homme la femme. Il suffirait de rectifier. Pauvre Lia, tu crois arracher le masque à la créature humaine, et tu arraches son visage.

LIA.

Je connais ton visage et ton masque ! Des nuits entières, j’ai passé la main entre ton vrai cœur et ton faux, ta vraie et ta fausse peau, ton vrai et ton faux amour. Et j’ai essayé de faire craquer cet abominable vernis. J’y suis morte en vain.

JEAN.

Et toi ? Tu n’as pas de masque ? Tu te crois aimante et lisse ?

LIA.

Je crois en moi. J’ai sur toi cet avantage.

JEAN.

Tu crois en toi ? Tu crois encore à cette femme que les hommes ont faite de toutes pièces ? Tu crois à ces défauts et à ces vertus qu’ils t’ont passés au cou et qui ne sont pas plus toi que ton collier ?

LIA.

À la bonne heure ! Tu es encore plus homme que je le croyais : c’est sur un sol que tu sais stérile, sur un marais que tu sais la peste que tu veux reconstruire pour un soir notre maison, avec tout le visage d’une maison parfaite.

JEAN.

Tu l’as dit. Je suis un homme. J’ai besoin d’une minute de repos humain avant le repos éternel !

LIA.

Je suis une femme. Le repos éternel me prendra toute vive.

JEAN.

Veux-tu qu’il te prenne écorchée ? Veux-tu savoir ce que tu es ?

LIA.

Rien de ce que je crois être sans doute ?

JEAN.

Rien de ce que tu crois être. Rien de ce que la femme croit être. Tu es crédule, c’est tout. Tous ces attributs que les hommes t’ont donnés, tu y crois, et ils sont faux.

LIA.

M’ont donnés, par générosité d’âme, sans doute.

JEAN.

Non. Parce que cela leur était égal. Quand on donne, autant donner de l’or. Aucun n’est vrai.

LIA.

Je ne suis pas inconstante, pour commencer par mes vices ?

JEAN.

Tu n’es pas inconstante. Tu n’es pas l’inconstance, tu n’es pas un élément, un souffle, un courant. Tu es bloquée sur toutes tes parts. Tu es un poids. Tu es l’habitude, le préjugé : tu t’acharnes pour la vie sur une malheureuse idée d’un soir. Tu es un rabâchement, un ressassement. Tu es d’une fidélité à crever.

LIA.

Je ne suis pas menteuse ?

JEAN.

Tu n’es pas menteuse. Ta bouche est toujours menteuse. Jamais ta vie !

LIA.

Je suis sans prescience et sans yeux ?

JEAN.

Tu n’as ni vision ni prévision. Tu te trompes toujours. Nous autres hommes feignons de croire à tes attaches avec l’univers, à tes antennes. C’est pour t’occuper, pour donner à ton corps cette courbe que seule y met la présomption et qui le rend facile et fécondable. Tu n’en as pas. Tu n’es pas agrafée sur la chair de l’univers, mais sur son carton. Tu es aveugle et sourde. L’orage agit sur toi, les coups agissent sur toi et la vérité de leur masse, mais pas la vérité. Tu as le plus extraordinaire pouvoir de trouver riche l’être le plus dénué, généreux le plus avare, élégant le plus sordide, splendide le plus laid. Cinq ans tu as vécu avec un homme que tu croyais le plus malléable, le plus courtois, et le plus calme. C’est un être volontaire, insolent, et déchaîné...

LIA.

Nous parlons de moi. Je ne suis pas vraie.

JEAN.

Tu n’es pas vraie. Tu n’es pas nue. Tu n’as aucun des élans, aucune des franchises des êtres nus. Ta nudité est un travesti de rat d’hôtel qui t’ouvre nos nuits, et c’est tout.

LIA.

Et l’homme, lui, garde toutes ces cocardes qu’il s’est attachées lui-même. Il est bon. Il est courageux. Il est fidèle.

JEAN.

Je l’ignore. Mais c’est lui qui est inconstant et se règle sur les aimants du monde. C’est lui qui parle, non seulement à sa place d’homme, mais pour chaque objet sans voix de la nature, pour la femme entre autres. C’est moi qui ai dit par ta bouche tout ce que tu as dit aujourd’hui. Et c’est lui qui devine et qui voit.

LIA.

Qui voit le temps... Il faisait beau, n’est-ce pas, l’autre jour, sur Gomorrhe ?

JEAN.

Il faisait magnifique.

LIA.

C’était l’alouette et le soleil.

JEAN.

C’était le plus beau jour que j’ai vu comme celui-ci est le plus sinistre.

LIA.

Pauvre Jean, va-t’en, nous ne nous entendrons jamais.

JEAN.

Celui-ci est le plus beau, sans doute ?

LIA.

Peu importe. Va-t’en...

JEAN.

Mais dis-le donc qu’il est le plus beau !

LIA.

Il est le plus beau, du monde et de ma vie.

JEAN.

Insensée !

L’ange entre.

L’ANGE.

Allez... Taisez-vous, et partez. Nos oreilles n’en peuvent plus !

LIA.

Cela manque, en effet, de tonnerre pour couvrir notre voix.

L’ANGE.

Il arrive. Et le feu pour couvrir ton effronterie... Et l’asphyxie pour couvrir ton blasphème.

LIA.

On va voir courir les petits anges sans ailes devant la poix et le pétrole.

JEAN.

Il n’y a plus rien à faire, n’est-ce pas, ange ? Nos efforts n’y changeront plus rien.

L’ANGE.

Non.

LIA.

Si. Le bon Abraham et la bonne Sarah ont reçu de Dieu des pieds que rien ne chauffe et se hâtent entre les décombres et avec leur cage à serin vers Ségor.

JEAN.

Personne de nous ne sera épargné ?

L’ANGE.

Non.

LIA.

Si. Loth en grande lévite passe à gué sur son dos à travers le fleuve de feu ses filles en culotte.

JEAN.

Lia, ne disputons plus. Il ne s’agit plus de gestes ou de spectacle. Ni de gagner un répit à cette humanité que nous méprisons. Viens près de moi. Oublions qui nous sommes.

LIA.

Non, j’ai oublié qui je suis. Je me rappelle qui tu es.

JEAN.

Simplement comme une femme près d’un homme.

LIA.

Non. Si Dieu voit d’un côté toutes les femmes s’enlaçant dans la mort, de l’autre tous les hommes, il comprendra. Il n’a pas compris au déluge, parce qu’il a vu flotter les cadavres de couples enlacés.

JEAN.

Tu vas attendre seule cette horreur ?

LIA.

Pas seule. Je viens de te le dire. Tu es là, Ruth ?

RUTH.

Oui, Lia. Où sont les hommes ?

LIA.

Il n’y a plus d’hommes, Ruth bien-aimée. C’est pour cela que l’air est léger, que tu es légère. On a enlevé les hommes de notre âme et de notre corps. C’est notre cadeau de fin du monde. Ces peines d’homme que nous feignions de ressentir, ces travers d’homme que nous feignions de comprendre, ces joies d’homme que nous feignions de partager, on nous en débarrasse. Fini, cet appareillage si faux de ma faiblesse et de leur force, de ma peau tendre et de leur barbe, de nos nonchalances et de leur zèle. Quel soulagement qu’ils ne soient pas là à nous passer des vêtements ininflammables, des souliers étanches, et l’énergie, et l’activité, et le baiser d’adieu, toutes les inventions de leur puérilité, et qu’ils nous laissent aller sans geste et sans révolte à la paresse éternelle... Tu trembles, tu trembles de froid, ma petite Ruth ? Ah non ? C’est de peur. Tant mieux. J’ai toujours souhaité avoir mes sentiments, non pas au cœur de moi-même, mais à côté de moi, dans un être semblable à moi, que je puisse étreindre et caresser. Viens, Ruth, que je caresse ma peur. Viens, Judith, que j’embrasse ma douceur, ma fragilité... Ô quel beau miroir m’apporte enfin à moi-même : Par ici, Noémi, les femmes sont là... Ici, Martha, nous sommes toutes ici... Si je crois que c’est la fin ? Oui. Cela va finir terriblement et merveilleusement. Regarde notre petit ange entre nous. Il a l’air d’attendre que je cède, que je l’oublie. C’est touchant, un ange attend un miracle des hommes. Et quand il n’aura plus rien à espérer de moi, quand il comprendra qu’homme et femme ne se connaissent plus, se renient et se méprisent, il lèvera le bras, criera son cri d’ange, et ce sera fini.

JEAN.

C’est toi, Jacques ?

JACQUES.

C’est moi. Où sont les femmes ?

JEAN.

Tu dis ? Tu parles de qui ?

JACQUES.

Où sont les femmes ? Lia, Ruth, Martha, Judith !

JEAN.

À des milliers de lieues, hors d’atteinte. Il n’y aura plus jamais de femmes pour nous, Jacques. Dieu soit loué ! Il n’y aura plus dans notre maison la statue volubile du silence, le portrait aux yeux loyaux de la perfidie, ou dans notre lit le corps insensible de la volupté. Tout va être simple, Jacques. Tout va être comme dans notre enfance, comme en ces jours où nous nous sommes connus à faire des ricochets dans la mer Morte et de la lier à la terre par notre vie de garçons. Regarde ! Regarde ces mouvements dans la plaine, ces arbres en marche. C’est que les objets et les animaux de la création se distribuent enfin entre nous. Regarde, les serpents et les oiseaux et les félins les entourent déjà, et l’orchidée pousse à leurs cyprès, et leur vent de mort est une brise et les parfums, et voici que l’onagre et l’abeille et le buffle viennent se ranger autour de nous, dans la tempête et l’air salé. Tu trembles, tu as peur ? Ah non, c’est de froid ! Prends ce manteau, mon petit Jacques. Il nous faut arriver à la mort en pleine chaleur et en pleine force comme à notre métier éternel. Ici, Pierre, ici, Luc... On nous a promis ici une mort qui aura figure d’homme... Et toi aussi, jardinier, assieds-toi avec nous. Tu as encore ta belle rose rouge ? Lance-la vers les femmes ! Ce sera notre adieu.

Le jardinier lance la rose vers Lia.

LIA.

Merci pour la rose.

L’ANGE.

Lia, tais-toi.

LIA.

Cela va, là-bas, les hommes ? Cela va comme vous voulez ?

JEAN.

Très bien. Nous sommes tranquilles.

LIA.

Ici nous sommes heureuses.

JEAN.

Parfait ! Chaque sexe a enfin ce qu’il réclame.

L’ANGE.

Je vous dis de vous taire !

LIA.

L’honnête buffle va bien ? Le loyal onagre chasse de la queue la mouche de la mort, tout en piétinant son crottin ? Vous projetez de les atteler pour labourer le néant ?

JACQUES.

Qui siffle ainsi chez vous ?

RUTH.

Les serpents. Ils arrivent. Ils enlacent nos jambes, nos cœurs.

JACQUES.

Vous avez peur, toutes ?

LIA.

Pourquoi toutes ? Ici nous ne sommes qu’une femme. La seule femme.

JEAN.

Tant pis pour vous. Ici nous sommes des milliers d’hommes, des millions d’hommes.

LIA.

Tu veux le mot de l’énigme, Jean ? Je l’ai.

JEAN.

Non. Laisse-moi la joie de mourir sans comprendre.

LIA.

Dieu a laissé discuter un ange. Il a eu Satan. L’homme a laissé discuter sa femme. Il a eu la femme.

JEAN.

Je le sais. Tout était perdu à son premier mot.

LIA.

Mon premier mot était : Je t’aime.

JEAN.

Quel rabais sur ton dernier silence !

Des femmes et des hommes arrivent harassés du fond de la vallée. Selon leur sexe, ils se jettent du côté de Lia ou du côté de Jean.

MARTHA.

L’air est pur encore chez vous, jardinier ?

LE JARDINIER.

On ne peut l’aspirer, et le vent est affreux, la grêle est noire...

LIA.

Ah ? Ici il fait très beau.

JEAN.

Lia, menteuse !

LIA.

Ici pas un souffle, pas un nuage. Félicitez Dieu, notre ange. C’est une fin du monde idéale !

MARTHA.

J’étouffe, Lia.

JUDITH.

Lia, je meurs.

LIA.

Vous entendez. Ici nous étouffons d’air pur. Nous mourons de ciel bleu.

JEAN.

Lia !

LIA.

Que veux-tu ?

JEAN.

Tais-toi ! Menteuse ! Ô quelles ténèbres !

LIA.

Quel soleil !

L’ANGE.

Ciel ! Allez !

Et c’est la fin du monde. Tous sont foudroyés. Les groupes ne sont plus que des amas de cendres.

La voix de JEAN.

Pardon, ciel. Quelle nuit !

LIA.

Merci, ciel ! Quelle aurore !

L’archange des archanges apparaissant.

L’ARCHANGE.

Vont-ils enfin se taire ! Vont-ils enfin mourir !

L’ANGE.

Ils sont morts.

L’ARCHANGE.

Qui parle, alors ?

L’ANGE.

Eux. La mort n’a pas suffi. La scène continue.

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