Sir Hugues de Guilfort (Jean-François BAYARD - Eugène SCRIBE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 3 octobre 1836.

 

Personnages

 

GEORGES Ier, roi d’Angleterre

SIR HUGUES DE GUILFORT, gentilhomme campagnard

LAVINIA, sa femme

MISS NELLY, sa fille

OSWALD, jeune officier de la maison de la reine

 

La scène est à Londres.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon élégant. Porte au fond. Portes latérales. Une table sur le devant, à gauche de l’acteur.

 

 

Scène première

 

LORD OSWALD, MISS NELLY

 

Au lever du rideau, miss Nelly est assise auprès de la table, et brode. Oswald paraît à la porte du fond.

OSWALD, dans le fond.

Ah ! miss Nelly !... si elle était plus aimable.

MISS NELLY, à part.

C’est lui... j’avais reconnu son pas... c’est un reste d’habitude ; quand je l’aimais.

OSWALD, s’approchant avec hésitation.

Miss Nelly ?

MISS NELLY, feignant la surprise et se levant.

Ah ! lord Oswald... je n’avais pas entendu...

OSWALD.

De grâce !... que je ne vous dérange pas.

MISS NELLY.

Non, monsieur... c’est sans doute pour ma belle-mère que vous venez... je vais la faire prévenir ?

OSWALD.

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

Ne vous dérangez pas, de grâce,
J’attendrai bien où me voilà.

MISS NELLY.

Ah ! les devoirs de votre place
Vous occupent trop pour cela,
Et par la faveur souveraine
Lorsque tous vos moments sont pris,
Je comprends qu’il vous reste à peine
Du temps pour aimer vos amis.

OSWALD.

Miss Nelly !

MISS NELLY.

Vous en avez si peu à perdre !...

OSWALD.

Vous parlez de celui que je passe loin de vous ?

MISS NELLY.

Monsieur... je ne vous comprends pas.

OSWALD.

Ah !...

À part, avec dépit.

Allons, comme elle voudra...

Il s’assied sur le fauteuil à droite du théâtre, et après un moment de silence.

Puis-je vous demander, miss Nelly, si vous avez reçu des nouvelles de sir Hugues Guilfort, votre père ?

MISS NELLY, qui s’est assise.

Non ; pas depuis quelque temps.

OSWALD.

N’a-t-il pas un procès qui doit l’amener à Londres ?

MISS NELLY.

Je doute qu’il y vienne... vous le savez, monsieur, mon père accusé, je ne sais sur quels indices, d’être un partisan des Stuarts, a vu tous ses biens mis sous le séquestre, et, pour ne pas être traité comme ses biens, il a jugé prudent de ne point paraître à la cour.

OSWALD.

À la bonne heure... mais je sais aussi que cette disgrâce touche à son terme... Il me semble que vous et milady Guilfort, vous êtes traitées ici avec des égards qu’on prendrait pour de la faveur.

MISS NELLY.

De la faveur !... et pourquoi ? parce que milady Suffolk, dame d’honneur de la reine... et ancienne amie de ma belle-mère, a voulu absolument nous donner un appartement dans cette résidence royale... avec la permission de sa majesté... qu’est ce que cela prouve ?... que le roi Georges Ier, qui a de si grandes qualités, dit-on, est par-dessus tout fort aimable, ce qui ne gâte rien... et il est bien fâcheux que les jeunes gens de la cour ne prennent pas exemple sur lui.

OSWALD, se levant.

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

Est-ce à moi que cela s’adresse ?

MISS NELLY, se levant.

Eh ! mais tout comme il vous plaira.

OSWALD, allant pour sortir.

Alors, si mon aspect vous blesse...

MISS NELLY.

Monsieur, je n’ai pas dit cela.

OSWALD, revenant.

À quoi bon vouloir qu’on ignore
À qui cet avis est donné ?

MISS NELLY.

À quoi bon demander encore,
Quand on a si bien deviné ?

OSWALD.

Ah ! c’en est trop !

 

 

Scène II

 

LORD OSWALD, MISS NELLY, LAVINIA

 

LAVINIA, entrant par la porte à gauche de l’acteur.

Eh ! mais qu’est-ce donc ?... ah ! lord Oswald !

OSWALD, saluant.

Milady, j’ai bien l’honneur...

LAVINIA.

Une visite ! c’est aimable à vous ; car, vous êtes rare, monsieur ; on ne vous voit pas.

MISS NELLY.

Il s’est trompé de porte.

OSWALD.

Milady, ce reproche obligeant...

LAVINIA.

Ce n’est pas comme à la campagne, le voisinage était heureux... pour nous... vous veniez souvent.

MISS NELLY.

Monsieur n’avait rien de mieux à faire.

OSWALD.

Ah ! miss !...

LAVINIA.

Miss Nelly est un peu sévère... pour moi, je fais la part des plaisirs qui vous réclament... du service qui vous retient chez la reine... lancé comme vous l’êtes dans tout ce qu’il y a de plus brillant à la cour, on peut bien oublier deux pauvres campagnardes comme Nelly et moi.

MISS NELLY.

Oh ! deux campagnardes !

OSWALD.

Y pensez-vous, madame ?... oublier les hommages que je vous dois... l’amitié de sir Hugues...

LAVINIA.

Ah ! je vous en voulais un peu... miss Nelly beaucoup... nous avions compté sur vous pour nous faire les honneurs de cette grande ville... par bonheur le ciel nous a envoyé un guide, un ami... intime... que nous ne connaissons pas !...

MISS NELLY.

C’est égal... il est fort bien !

OSWALD.

En vérité !... et cet inconnu...

LAVINIA.

C’est à Windsor... un matin... qu’il a eu pitié de notre embarras... nous étions égarées dans ces vastes jardins... il nous a remises dans notre route avec une grâce charmante... nous a offert ses services à Londres et à la cour... c’est un jeune seigneur fort en crédit, je vous assure ; car depuis ce jour, avec un billet de sa main nous avons pénétré partout... nous ne formons pas un vœu qui ne soit accompli... toutes les portes nous sont ouvertes... même celle du lord chancelier, qui, jusque-là, nous était toujours fermée...

OSWALD.

Et vous l’avez revu... ce protecteur...

MISS NELLY.

Assurément... toujours empressé, affable près de milady... et pour moi d’une galanterie !... hier, nous voulions aller à Saint-Paul, eh bien ! un carrosse magnifique... un carrosse de la cour, monsieur, a été mis à nos ordres... et nous y avons trouvé un superbe bouquet pour milady... et pour moi une boîte de dragées délicieuses... je les adore !... cet homme-là devine tout.

OSWALD.

Mais, c’est un conte des Mille et une Nuits.

LAVINIA.

Un conte !... oui, ça y ressemble un peu... mais ce qui n’en est pas un, c’est l’heureuse issue de notre procès que nous allons gagner.

Air du Piège.

Toujours par les soins généreux
De cette magique puissance...
Ah ! quel bon génie, en ces lieux,
Nous a donné la Providence !

OSWALD.

Eh ! oui, la cour, je m’y connais,
Est le séjour des bons génies...
Les femmes n’en manquent jamais,
Surtout quand elles sont jolies.

LAVINIA.

Pour moi, ce que je vois de mieux dans le gain de ce procès, c’est que mon mari viendra à Londres, où je commence à me plaire... et que nous y resterons quelque temps.

MISS NELLY.

Tant pis, j’espérais retourner à la campagne.

OSWALD.

Et les regrets que vous laisseriez à vos amis ?...

MISS NELLY.

Pas à vous, sans doute... car comment supposer que vous daigniez faire attention à ce qui nous concerne, vous dont les succès sont cités partout... vous, qui n’avez qu’à vous montrer...

LAVINIA.

Miss Nelly !...

MISS NELLY.

Mais monsieur ne le nie pas... monsieur s’en vante, au contraire.

OSWALD.

Eh bien ! puisque vous le prenez ainsi... oui, mademoiselle, je suis aimé, recherché, fêté... c’est là mon bonheur, je n’en veux pas d’autre...

LAVINIA, les observant en souriant.

Ah !... je comprends !...

OSWALD.

Je suis libre après tout... et ce soir encore, au bal que donne le père de sa majesté, l’électeur de Brunswick, j’espère bien paraître avec le même éclat, le même succès... ce qui me désole, miss Nelly, c’est qu’il ne doit y avoir que les dames présentées ; et le crédit même de votre tout-puissant inconnu ne pourrait faire oublier l’étiquette de cour en votre faveur.

LAVINIA.

Ah ! j’en suis très fâchée...Oh ! je suis franche !... les plaisirs ont tant de charmes pour moi !

MISS NELLY.

Oh ! moi, cela m’est bien égal !... un bal de plus ou de moins... je n’y tiens pas, au contraire !... Et si vous croyez que cela me fait de la peine, vous vous trompez beaucoup assurément !

 

 

Scène III

 

LORD OSWALD, MISS NELLY, LAVINIA, LORD KOOKVILLE

 

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Lord Kookville !

OSWALD.

Qu’entends-je ?... Lord Kookville !

LAVINIA.

Je ne le connais pas.

OSWALD.

Air du Ménage de garçon.

C’est un courtisan dont l’adresse
A fait des jaloux bien souvent,
Et dont l’esprit avec souplesse
Tourne toujours au gré du vent,
Son esprit tourne au gré du vent ;
De la faveur valet fidèle,
C’est son coureur, car jusqu’ici,
Partout il arrive avant elle,
Mais avant elle il est parti.

LAVINIA.

Il est puissant, dites-vous ?

Lord Kookville entre par le fond.

MISS NELLY.

C’est peut-être notre inconnu...

Elle se retourne, aperçoit lord Kookville et dit à part.

Non, non, ce n’est pas cela.

LORD KOOKVILLE.

Milady, je mets tous mes hommages à vos pieds... miss Nelly...

Apercevant Oswald.

Ah ! lord Oswald... enchanté de vous rencontrer ici...

À part.

Que le diable l’emporte !

OSWALD.

Monsieur le comte... je faisais votre éloge à ces dames... je leur disais que le bonheur précède partout vos pas...

LORD KOOKVILLE.

Il les suit quelquefois, lord Oswald... Oh ! je sais que je fais bien des jaloux... je suis bien avec le ministre, j’ai l’oreille du roi... que sais-je ?... mon étoile m’expose à l’envie, aux sarcasmes de quelques jeunes fats... Mais est-ce ma faute à moi, si je suis toujours heureux ?... comme en ce moment, par exemple, où je suis chargé de venir présenter à ces dames des lettres d’invitation pour le bal de ce soir.

MISS NELLY.

Pour ce bal !... oh ! quel bonheur !

LAVINIA.

Monsieur le comte !... en vérité, je ne sais comment vous exprimer... ma reconnaissance... ma surprise...

LORD KOOKVILLE.

Eh ! mais, milady, hier, dans le parc de Windsor, n’avez vous pas laissé deviner à... quelqu’un... le désir de paraître à la fête de l’électeur ?

MISS NELLY.

Ah ! c’est de notre inconnu !

LAVINIA.

En effet... dans une conversation indifférente... mais j’étais loin de penser...

OSWALD, gaiement.

Décidément c’est un homme qui a du crédit.

LORD KOOKVILLE.

Beaucoup, lord Oswald, beaucoup.

LAVINIA.

Je suis très sensible... assurément... à la haute faveur que je reçois... mais en l’absence de sir Hugues, mon mari...

MISS NELLY, vivement.

Nous acceptons !...

LAVINIA.

Miss Nelly !

OSWALD.

Mon Dieu ! mademoiselle, je croyais que vous n’y teniez pas !

MISS NELLY.

Au contraire !... nous ne pouvons pas faire autrement... une invitation du prince électeur... c’est un ordre.

Regardant Oswald d’un air d’ironie.

Ce doit être si beau ce bal où il n’y aura que des dames présentées !...

LAVINIA.

Le fait est qu’il est difficile de résister.

LORD KOOKVILLE.

La fête sera délicieuse... et puis la nouvelle qui se répand à la cour lui donnera une physionomie piquante.

OSWALD.

Quelle nouvelle, monsieur le comte ?...

LORD KOOKVILLE.

Vous ne savez pas ?... la disgrâce de la favorite...

Regardant Lavinia en souriant.

Une jeune dame que les bontés du roi avaient élevée jusqu’à lui.

OSWALD.

Beau choix, vraiment ! On ne reconnaissait pas là le goût et la fierté du roi, que les flatteurs ont quelquefois égaré.

Mouvement de Kookville.

Air : Voulant par ses œuvres complètes.

À la cour régnait sans rivale
La femme d’un petit marchand,
Et quant au mari, quel scandale !
Son crédit était insolent.
Des faveurs il était l’arbitre ;
Peu s’en est fallu que le roi
Ne l’ait fait duc...

LORD KOOKVILLE.

Eh ! mais je crois,
Qu’il avait bien payé son titre.

MISS NELLY, qui regarde les lettres d’invitation, dit étourdiment.

Alors, s’il l’a payé, on n’a rien à dire.

LAVINIA, souriant.

Mon enfant... n’avez-vous rien à faire chez vous ?

LORD KOOKVILLE, avec intention.

Pardon !... je serais désolé de déranger quelqu’un... pour un bal qui à lieu ce soir, miss Nelly doit être pressée de s’occuper de sa toilette !...

MISS NELLY.

Vous avez raison... j’y vais.

LORD KOOKVILLE, à Oswald de même.

Je ne voudrais pas retenir lord Oswald... il m’a semblé qu’il sortait quand je suis arrivé...

OSWALD.

Pas précisément... mais je demande à milady la permission de me retirer... j’ai quelques personnes à voir qui ne seront pas insensibles à la nouvelle que M. le comte nous a donnée... mesdames...

Il salue.

MISS NELLY, qui a remonté la scène, à lord Oswald.

Oh ! vous pouvez rester... je m’en vais.

Lord Oswald sort par le fond ; miss Nelly par la gauche.

LAVINIA, à part.

Toujours cet inconnu !

 

 

Scène IV

 

LORD KOOKVILLE, LAVINIA

 

LORD KOOKVILLE, les regardant sortir.

C’est bien !

LAVINIA.

Ne puis-je savoir, monsieur le comte, quelle est la personne qui vient au-devant de nos moindres désirs ?...

LORD KOOKVILLE.

C’est à cette personne de se faire connaître, milady... je respecte son secret ; mais il n’y en aura plus ce soir quand je reviendrai, avec votre permission, vous offrir la main pour vous accompagner.

LAVINIA.

En vérité, milord, vous êtes d’une bonté, d’une obligeance...

LORD KOOKVILLE.

Oh ! ne m’en remerciez pas, milady... tout cela est un peu intéressé... car j’ai une grâce à vous demander...

LAVINIA.

À moi ?... vous, monsieur le comte, qui avez, dites-vous, l’oreille de sa majesté ?

LORD KOOKVILLE.

Cette oreille-là ne m’entend pas toujours, milady ; et en ce moment, peut-être, un mot de vous y tomberait bien à propos.

LAVINIA.

Y pensez-vous, milord ? Le roi est juste, généreux, accessible à tout son peuple, comme un père, je le sais... mais encore... lui parler ! moi, qu’il ne connaît pas... qui ne l’ai jamais vu... et à quel titre ?

LORD KOOKVILLE.

Essayez toujours... vous pouvez tout demander.

LAVINIA.

Je ne vous comprends pas... encore si je devais voir le roi...

LORD KOOKVILLE.

Vous le verrez...

LAVINIA.

Au bal peut-être ?

LORD KOOKVILLE.

Ici !

LAVINIA, troublée.

Monsieur !... monsieur !... de grâce expliquez-vous... cet inconnu dont les bontés...

Georges paraît par la porte à droite.

LORD KOOKVILLE.

Le voici !...

LAVINIA.

Grand Dieu !...

LORD KOOKVILLE, saluant.

Sire !...

LAVINIA, à part.

Le roi !...

Lord Kookville sort.

 

 

Scène V

 

GEORGES, LAVINIA

 

GEORGES, s’approchant de Lavinia, qui reste détournée.

Est-ce ainsi que lady Guilfort reçoit un ancien ami ?

LAVINIA.

Sire, pardonnez à mon trouble...

GEORGES.

J’aimerais mieux que ce fût du plaisir, milady.

LAVINIA.

Cette visite que j’étais si loin de prévoir...

GEORGES.

Qu’a-t-elle donc qui doive vous surprendre... à présent que vous me connaissez ?

LAVINIA.

Oh ! sire, le souvenir de tant de bonté...

GEORGES.

De la bonté ?... Je suis roi, j’en dois à tout le monde... mais pour l’amitié, j’en suis avare et ne la donne qu’à ceux qui en ont un peu pour moi... Milady, me refuserez-vous la vôtre ?

LAVINIA.

Moi... si loin de vous !

Air d’Yelva.

Pourquoi trembler en ma présence ?
À l’inconnu vous aviez, je le crois,
Promis quelque reconnaissance,
N’en avez-vous plus pour le roi ?
Et si je perds, retrouvant ma couronne,
Votre amitié, ce bien qui m’était dû...
Ce qu’aujourd’hui mon rang me donne
Ne vaut pas ce que j’ai perdu.

LAVINIA.

De l’amitié !... Ah ! ce sentiment-là, sire, vous exprimerait mal tout ce que j’éprouve.

GEORGES.

Libre à vous de m’en accorder un autre !...

Mouvement de Lavinia.

Pardon !... je suis trop ambitieux... c’est une habitude de roi... Mais, milady, pourquoi détourner les yeux... trembler ?... Hier encore vous me parliez tout à votre aise... vous m’écoutiez en souriant... J’étais si heureux !... faut-il donc que je perde encore cette espérance ! Faut-il qu’autour de moi, il n’y ait pas un ami, pas un cœur qui comprenne le mien ?... pas une femme près de qui je puisse oublier mes ennuis, ma couronne... qui me semblait plus légère auprès de vous ?...

LAVINIA.

Prenez garde, sire, je suis une pauvre femme... longtemps reléguée au fond de sa province, et peu faite à ce langage... Vous allez me donner de la vanité...

GEORGES.

Et quand vous en auriez bien un peu... elle vous est permise ! tant de charmes, de beauté...

LAVINIA.

Mais en vérité, c’est un rêve !... Comment penser que moi, moi, j’aie pu attirer un regard de votre majesté ?...

GEORGES.

Vous seule pouvez vous en étonner !... Et c’est cette grâce modeste et touchante que je cherchais sans la trouver... Une fois, une seule fois, il y a quelques années... je crus avoir deviné une âme qui pût me donner le bonheur que je lui demandais... Elle était belle cette femme, milady... mais moins belle que vous !... Je l’élevai jusqu’à moi... mon amour...

Se reprenant.

mon amitié la plaça au-dessus de tout ce qui m’environnait à la cour... je lui abandonnai mon sceptre, mon cœur, ma vie tout entière...

L’observant.

car je suis roi, milady... et quand j’aime... je ne mets pas de limites à ma faveur !...

Changeant de ton.

Mais je vis bientôt que je m’étais trompé... qu’il n’y avait là que ruse, ambition... et des caprices dont je suis las à la fin... Je repousse avec dédain la chaîne qu’on n’a pas su me faire oublier... et, ce matin même, la baronne a reçu l’ordre de partir pour sa terre.

LAVINIA.

Sire... cette confidence...

GEORGES.

Êtes-vous fâchée de la recevoir... et me refuserez-vous le plaisir de vous ouvrir mon cœur... de vous confier mes secrets... de vous demander conseil comme à une amie ?... déjà je m’y étais habitué... et s’il fallait maintenant vous voir partir...

LAVINIA.

Et pourquoi partirais-je... puisque mon mari va venir ?

GEORGES.

Non ; il ne viendra pas.

LAVINIA.

Pour suivre ce procès important...

GEORGES.

C’est inutile... je l’ai gagné pour lui, pour vous... Ses biens lui sont rendus.

LAVINIA.

Ses biens !... il se pourrait !...

GEORGES.

Ne me les avez-vous pas demandés ?

LAVINIA.

Que de bontés !

GEORGES.

Sir Hugues est instruit de tout... son voyage serait sans but maintenant ; il peut rester dans ses terres, il y restera... je l’y inviterai...

Mouvement de Lavinia.

Une charge importante doit le retenir dans le comté.

LAVINIA.

Mon devoir est de l’y rejoindre.

GEORGES.

Votre devoir !... Croyez-vous que sir Hugues vous enlève ainsi à Londres, à la cour, à vos amis ?... c’est tout au plus ce que pourrait faire un mari amoureux et jaloux... mais lui, à qui son âge donne des goûts de campagne et de retraite... lui, à qui, si jeune et si belle, vous avez été sacrifiée... a-t-il le droit de vous condamner à la solitude qu’il aime, à l’ennui qui l’entoure ?

LAVINIA.

Non, sans doute... ce droit... qu’il peut avoir... il ne le prendrait pas... mais je dois à sir Hugues du respect.

GEORGES.

Oui, oui... du respect... c’est bien ce que j’entends... c’est le seul sentiment que je ne lui envie pas !... vous resterez donc, milady...

En souriant.

pour obéir à votre roi... car lui aussi il a bien quelque droit à faire valoir !... Vous resterez pour être l’objet de nos hommages... pour briller dans nos cercles, dans nos fêtes... dont vous serez l’âme et la reine !

LAVINIA, émue.

Ah ! sire, c’est trop ! c’est trop !... vous jetez dans ma tête enivrée des idées qui en feraient tourner de plus fortes !... vous êtes trop bon, trop généreux pour moi... et comment reconnaître ?...

GEORGES.

Ne vous l’ai-je pas dit ?... je ne veux que votre... amitié... mais je la veux.

LAVINIA, troublée.

Ah ! sire...

GEORGES.

Oh ! oui... laissez-moi croire que je ne me trompais pas... lorsque, vous rencontrant sous les ombrages de Windsor, je croyais lire dans vos yeux un sentiment plus tendre !...

LAVINIA, très émue.

Sire !...

GEORGES, lui prenant la main.

Et quand mon bras pressait doucement le vôtre... vous m’aviez compris ?

LAVINIA.

Oh ! j’en ai peur !...

GEORGES.

Vous m’aimez donc ?

MISS NELLY, en dehors.

Milady... milady...

LAVINIA, effrayée.

Miss Nelly

Le roi s’éloigne.

 

 

Scène VI

 

GEORGES, MISS NELLY, LAVINIA

 

MISS NELLY, accourant sans voir le roi.

Milady, milady... si vous saviez ?... que je suis contente !... mon père arrive !

LAVINIA.

Mon mari !

GEORGES.

Comment, sir Hugues !...

MISS NELLY, l’apercevant.

Ah ! c’est vous !... ah ! que je suis contente que vous soyez venu nous voir en ce moment surtout... j’ai tant de remerciements à vous faire !

LAVINIA, voulant l’arrêter.

Mademoiselle...

GEORGES, à Lavinia.

Oh ! de grâce... laissez !...

MISS NELLY.

Oui, des remerciements ! je ne vous parle pas du bal de ce soir, je vous remercierai en dansant avec vous... mais vos dragées !...

GEORGES.

Bien, mon enfant !...

MISS NELLY.

Et puisque vous voilà, je vais vous présenter à mon père...

GEORGES.

Merci... une autre fois... ce soir... on m’attend... Milady, je suis heureux d’avoir rendu visite à Mme de Suffolk, puis que j’ai eu l’honneur de vous rencontrer chez elle !...

Il salue et sort par la droite.

MISS NELLY.

Ah !... ce n’était pas pour nous !... si je l’avais su...

Elle remonte la scène et va au-devant de son père.

LAVINIA.

J’éprouve un trouble ! une émotion !... sir Hugues ! ah ! je suis bien aise qu’il soit de retour !

 

 

Scène VII

 

LAVINIA, SIR HUGUES, MISS NELLY, OSWALD

 

SIR HUGUES.

Venez, Oswald, venez... Lavinia, ma fille !...

Air Nouveau de M. Hormille.

Venez, qu’en mes bras je vous presse,
Ce beau jour rend à ma tendresse
Et ma famille et mes amis !
Ah ! de bon cœur je le bénis.
Lavinia, venez, de grâce !

LAVINIA.

Ce retour a comblé mes vœux.

SIR HUGUES.

Viens, ma fille, que je t’embrasse.

OSWALD, à part.

Ah ! que ces pères sont heureux !

ENSEMBLE.

Ah ! que dans { mes } bras { je vous presse !
                       { ses   }         { il nous presse !
Ce beau jour rend à sa tendresse,
Et { ma } famille et { mes } amis.
    { sa   }                 {ses   }
Ah ! de bon cœur je le bénis.

MISS NELLY.

Ah ! que c’est bien de nous surprendre ainsi, mon bon père !

SIR HUGUES, tendant la main à sa femme.

Eh bien ! Lavinia... vous ne dites rien ?...

LAVINIA.

Pardon !... c’est que le saisissement, le plaisir...

SIR HUGUES.

Oui, vous êtes tous surpris de me voir à Londres, n’est-ce pas ?... ma foi ! je le suis plus que vous... mais le moyen de rester là-bas, seul, avec mes meutes, mes chevaux, après les bonnes nouvelles que j’avais reçues !... mon procès gagné, mes biens rendus, et une charge que le roi me fait annoncer !... me voilà en faveur, me voilà puissant dans le comté...

Tendant la main à Oswald.

Je devine tout ce que mes amis ont dû faire pour moi !...

OSWALD.

Milord, je n’y suis pour rien... malheureusement.

SIR HUGUES.

Allons donc ! est-ce que vous êtes devenu discret, par hasard ?

OSWALD, gaiement.

Non, je ne crois pas... mais c’est quelque inconnu plus puissant que moi...

Lavinia se détourne avec émotion.

SIR HUGUES.

C’est égal ; je vous remercie toujours... en attendant !... mais, milady, on dirait en vérité que cela vous chagrine ?...

LAVINIA.

Moi : mon ami, pouvez-vous le penser ?... je suis heureuse de ces nouvelles que je savais déjà... et j’éprouve comme vous une reconnaissance pour tous ceux qui vous causent tant de joie !...

MISS NELLY.

Une joie que je partage assurément !... Aussi, ce soir au bal, je danserai comme une folle !...

SIR HUGUES.

Un bal, une fête ! à la cour, peut-être ? j’ai bien fait de venir... vous en êtes... alors j’en suis !... je n’y danserai pas...je vous en demande bien pardon, milady... mais j’espère retrouver là de ces bonnes gens du comté qui me croyaient perdu... et qui n’en étaient peut-être pas fâchés... on m’écrivait d’attendre les ordres du roi, mais, ma foi ! j’étais pressé de le remercier ce bon et excellent prince qui fait le bonheur de ses sujets... et qui me rend ma fortune.

Il passe auprès d’Oswald, Lavinia va s’asseoir à gauche auprès de la table, miss Nelly est auprès d’elle. Baissant la voix.

Ce que c’est que la prévention... voyez un peu... moi qui m’étais jeté dans un autre parti... que diable ! un prince de Brunswick, qui n’était pas des nôtres... je le détestais sur parole !... mais maintenant que me voilà en faveur, je l’ai toujours aimé. 

Ma conversion est complète,
Dans le comté, voisins, amis,
Vont me traiter de girouette ;
Girouette... ma foi ! tant pis.
De son cœur on n’est pas le maître :
Il est, pour un bon citoyen,
Impossible de ne pas être
Du parti qui vous fait du bien.

OSWALD.

À la bonne heure... d’ailleurs Georges est un prince qui aime à pardonner... et vous ne tremblerez plus pour vos beaux domaines de Guilfort.

SIR HUGUES.

Ma foi ! non, mon voisin, et j’aime mieux ça !... vous aussi, j’en suis sûr !... je puis du moins suivre le penchant de mon cœur... à présent que me voilà riche, heureux, je puis me rappeler certaine confidence pour vous faire une offre toute franche, toute amicale, que mes embarras de fortune ne me permettaient pas jusqu’à ce jour... et qui, si j’ai bien compris tout le monde...vous causera un certain plaisir...

OSWALD.

Milord !...

SIR HUGUES.

Vous aimez ma fille... ma fille vous aime... mes enfants, soyez heureux !

MISS NELLY, allant à sir Hugues et lui prenant la main.

Mon père !...

SIR HUGUES.

Je reçois d’une main et je donne de l’autre... pour que tout le monde soit content !...

À Lavinia.

avec votre permission, ma chère.

LAVINIA, distraite.

En doutez-vous ?...

OSWALD.

Ah ! monsieur... je voudrais en vain vous cacher la joie dont vous remplissez mon cœur !...

Regardant miss Nelly.

Je le devrais peut-être ; mais non, j’aime mieux vous remercier du trésor que vous m’accordez... et si miss Nelly me rend justice...

MIISS NELLY.

Oui, monsieur... et c’est pour cela que je refuse...

SIR HUGUES.

Hein ! je croyais...

MISS NELLY.

Vous vous trompiez, mon père... et puisque vous êtes heureux, vous ne voudrez pas me condamner à un mariage qui ne peut faire que mon malheur.

Elle baise la main de sir Hugues, salue Oswald et sort.

OSWALD, la suivant des yeux.

Ah ! c’est indigne !...

SIR HUGUES.

Bah !...

À Lavinia qui est plongée dans ses réflexions.

Dites donc, est-ce que les cœurs changent si vite que cela à la cour, milady ?

LAVINIA, sortant de sa rêverie.

Plaît-il ?... Milord... que voulez-vous dire ?...

Elle se lève.

SIR HUGUES.

Eh bien !... concevez-vous quelque chose au caprice de cette petite fille... qui refuse Oswald... Oswald qu’elle aimait... j’en suis sûr ; elle me l’a dit.

OSWALD.

Elle vous l’a dit !...

LAVINIA.

Je ne puis comprendre... mais je la rejoins, milord, et quoi qu’elle fasse, il faudra bien que je sache son secret.

À part.

Ah ! sortons !... je me sens mourir !

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène VIII

 

OSWALD, SIR HUGUES

 

SIR HUGUES.

Voilà des physionomies auxquelles je ne comprends rien !

OSWALD.

Me refuser, moi !...

SIR HUGUES.

Désolé, mon jeune ami !... être refusé par une beauté campagnarde... c’est désagréable, c’est humiliant, j’en conviens !... et si j’eusse prévu...

OSWALD.

Le ciel m’est témoin, sir Hugues, que ce que je regrette le plus, c’est votre alliance !...

SIR HUGUES.

Il faut pardonner un caprice...

OSWALD.

Oh ! mon Dieu ! très volontiers !... que voulez-vous ?... il faut bien que je me console... tout le monde par bonheur n’a pas les mêmes yeux que miss Nelly...

SIR HUGUES.

Ah ! si vous allez y mettre du dépit !...

OSWALD.

Pour lui rester fidèle, pour être digne d’elle et de vous, je fermais mon cœur à l’amour, à l’ambition... mais à présent !... ah ! du moins c’est elle qui l’aura voulu !

SIR HUGUES.

Allons, des folies, des extravagances, comme vous m’en contiez dans nos parties de chasse ; car j’étais votre confident.

OSWALD.

Ah ! si vous saviez ce que j’ai refusé pour elle !... quand je dis refusé... non pas que précisément on se soit offert... mais il était aisé de voir que si j’avais voulu... si j’avais eu de l’audace...

SIR HUGUES, souriant.

J’y suis... quelque demoiselle d’honneur...

OSWALD, d’un air de dédain.

Quelle idée !...

SIR HUGUES.

Pourquoi pas ? votre place auprès de la reine... votre place de secrétaire des commandements vous met à même de faire la cour à ces demoiselles...

OSWALD, de même.

À moi, milord, des demoiselles d’honneur !...

SIR HUGUES.

Tiens ! si elles sont gentilles !... mais il paraît que c’est mieux que cela... diable ! quelque baronne, quelque comtesse ?

OSWALD, d’un air suffisant.

C’est possible !

SIR HUGUES.

La femme de quelque duc et pair ?

OSWALD, de même.

Peut-être mieux !

SIR HUGUES, riant.

Ma foi, mon cher ami, à moins que ce ne soit quelque princesse du sang...

OSWALD, vivement et avec embarras.

Y pensez-vous ! ce n’est pas là ce que j’ai voulu dire...

SIR HUGUES.

Je le crois bien !

OSWALD.

Je voulais seulement vous faire connaître que pour miss Nelly, votre fille, j’avais dédaigné ou négligé les plus brillantes espérances... mais si j’étais dupe alors, je ne le serai plus...

Avec dépit.

je veux être désormais gai, aimable, entreprenant, me faire adorer de tout le monde... rien ne m’arrêtera, ni la naissance, ni le rang... et plus mes conquêtes seront élevées... plus il y aura d’éclat ou de péril... et plus je serai enchanté... non pas que cela me rende heureux, au contraire... mais n’importe... tant mieux... c’est ce que je désire ; et je prouverai du moins à votre fille... que j’avais de quoi l’oublier et me  consoler.

Il essuie une larme.

SIR HUGUES, lui frappant sur l’épaule.

Pauvre garçon !... hein, qui vient là ?

 

 

Scène IX

 

OSWALD, SIR HUGUES, LORD KOOKVILLE

 

LORD KOOKVILLE.

Sir Hugues de Guilfort...

SIR HUGUES, allant à lui.

Monsieur !...

LORD KOOKVILLE.

Permettez au comte de Kookville de saisir avec empressement une occasion qui lui procure l’honneur de vous connaître.

SIR HUGUES, avec embarras.

Monsieur le comte... enchanté... surpris de recevoir un homme... un seigneur... dont la haute réputation...

Bas à Oswald.

Qu’est-ce que c’est ?

OSWALD.

Un ami du roi...

LORD KOOKVILLE.

Ne parlez pas de cela, milord... vous me rendez confus ; ce ne sont pas des compliments que je viens vous demander... c’est votre amitié...

SIR HUGUES.

C’est moi qui serai trop honoré, si la vôtre...

LORD KOOKVILLE.

Elle vous est acquise, milord, je viens vous en donner la preuve en accourant, le premier, vous faire part d’une nouvelle qui vous concerne, et qui est encore un secret pour tout le monde.

SIR HUGUES.

Qu’est-ce donc ?

LORD KOOKVILLE.

J’avais à rendre compte à sa majesté d’une mission particulière dont elle m’avait honoré... et j’arrivais à son cabinet par l’escalier dérobé...

OSWALD.

En vérité !

LORD KOOKVILLE.

Oui ; j’ai les petites entrées... et j’entendis, de la porte, le roi qui disait à Robert Walpool, le premier ministre... « Sir Hugues Guilfort sera chevalier de mes ordres. »

GUILFORT.

Est-il possible !... et à quel titre ?

LORD KOOKVILLE.

C’est justement ce que répondait le ministre... et le roi a répliqué : « Je le veux !... » je suis entré en ce moment, et sa majesté s’est écriée : « Qu’est-ce ? que voulez-vous ?... » me reconnaissant alors ; « Ah ! c’est vous, laissez-nous... nous parlons affaires !... » Je me suis retiré... parce que les affaires politiques ne sont point de mon département, mais j’avais entendu ce qui m’intéressait le plus... l’élévation d’un ami... je suis accouru vous en faire part, et précéder les félicitations qui, de tous côtés, vont vous accabler !

SIR HUGUES.

En vérité, je reste confondu de tant de bontés, que je ne puis m’expliquer... à moins que vous-même... milord...

LORD KOOKVILLE.

Je puis dire du moins que je n’y ai pas nui...

SIR HUGUES.

Ah ! je l’aurais parié... et moi, qui n’ai pas encore remercié le roi, de ses premières faveurs... je suis impatient de lui serrer la main...

Se reprenant.

ah ! non... de me jeter à ses pieds, pour lui dire... pour lui exprimer... pour... je ne sais plus ce que je dis... Mon cher Oswald, conduisez-moi... présentez-moi...

OSWALD.

Je n’ai aucun titre pour cela, mais enfin, nous pouvons essayer... et si nous n’obtenons pas audience, le roi saura toujours que vous avez fait vos efforts pour parvenir jusqu’à lui !...

SIR HUGUES.

C’est cela même !... je veux qu’il le sache... j’y tiens.

Air : Dieu tout puissant.

Ah ! le bon prince, ah ! que son âme est grande !
Quand d’autres font valoir leurs droits,
Il pense à moi, sans que je le demande,
Et cependant on accuse les rois ;
On est pour eux d’une injustice étrange,
Comme ingrats ils sont proclamés...
De leur côté désormais je me range ;
Moi, je défends toujours les opprimés.

Entraînant Oswald.

Venez, venez...

À Kookville.

Nous nous reverrons, milord.

LORD KOOKVILLE.

Je l’espère bien... nous sommes déjà de vieilles connaissances, et pour ma part, je me regarde comme l’ami de la maison...

Ensemble.

SIR HUGUES.

Ah ! le bon prince ! ah ! que son âme est grande ! etc.

OSWALD et LORD KOOKVILLE.

Ah ! le bon prince ! ah ! que son âme est grande !
Quand d’autres font valoir leurs droits,
Il pense à lui, même sans qu’il demande,
Et cependant on accuse les rois.

Sir Hugues lui serre la main, et sort par le fond avec Oswald.

 

 

Scène X

 

LORD KOOKVILLE

 

Est-il heureux, celui-là !... il y a des gens qui sont nés... Quelle belle place !... une place que tout le monde envierait... le crédit, la fortune, la considération... et rien à faire... rien... Une sinécure... un emploi ad honores pour le mari... et cela paraît sérieux... C’est un règne qui commence... c’est le moment de se mettre en avant... et ce que le ministre m’a refusé, ce que le roi ne m’accorderait pas... il l’accordera à la nouvelle souveraine, ou à son mari... C’est par eux que j’obtiendrai cette compagnie de dragons, pour mon fils aîné. J’en ai sept à placer... et puisque sir Hugues est en crédit... Ah ! ça ne m’arriverait pas, à moi.

Air : Vaudeville du premier prix.

Par moi-même, il faut dans le monde,
Pousser mes sept fils, je le vois.
Sans qu’aucun titre me seconde...
Lorsque je compte autour de moi,
Tant de gens pour qui l’amour plaide !
D’abord je suis veuf... ô douleur !
Et puis ma défunte était laide...
Je n’ai jamais eu de bonheur...

Voici milady ; attention ! tâchons d’abord de remplir avec adresse le message dont je suis chargé.

 

 

Scène XI

 

LORD KOOKVILLE, LAVINIA

 

LAVINIA, entrant vivement par la gauche et l’apercevant.

Ah !... milord... que je suis heureuse de vous rencontrer !

LORD KOOKVILLE.

Et moi donc !

LAVINIA.

Vous qui approchez du roi... oh ! dites-lui que je ne puis... que je ne veux pas me rendre ce soir... à ce bal... où il m’a invitée... et où je ne dois pas paraître !

LORD KOOKVILLE.

Je ne me chargerai jamais d’une commission pareille.

LAVINIA.

Il le faut pourtant.

LORD KOOKVILLE.

Il y aurait de quoi me faire disgracier à jamais... Et d’ailleurs, voudrait-il m’écouter... voudrait-il me croire ?...

LAVINIA.

Oui, il vous croira... quand vous lui rendrez ce bracelet que je vais vous remettre... et que tout à l’heure j’ai trouvé sur ma toilette, où il est encore... je n’en veux pas... je n’ai pas donné à sa majesté le droit de m’outrager à ce point.

LORD KOOKVILLE.

Y pensez-vous !...

LAVINIA.

Oui, c’est un outrage... je le regarde comme tel.

LORD KOOKVILLE.

Air : Va, d’une science inutile.

Oser tenir un tel langage,
À la cour n’est pas sans danger ;
Et d’un aussi fâcheux message,
Dieu me garde de me charger...
Nous autres, conseillers fidèles,
Par état ne pouvons porter
Aux rois que d’heureuses nouvelles,
Quand on devrait les inventer.

LAVINIA.

Mais, milord, il le faut.

LORD KOOKVILLE.

Alors, il n’y a que vous au monde...

LAVINIA.

Et comment ?... je ne puis ni le voir ni lui parler... et cependant, je vous le répète... il faut que je lui rende ce bracelet... il faut que je le prévienne... que je n’ai rien dit à sir Hugues de ses visites, qu’il doit les ignorer... cela vaut mieux... qu’il n’en soit plus question... et surtout, qu’il ne s’offre pas à moi en présence de mon mari, que je ne le voie jamais ; car je le sens, son aspect ferait naître en moi un trouble dont peut-être je ne serais pas maîtresse... et donnerait lieu à des soupçons que je ne mérite pas... que je ne veux pas mériter.

LORD KOOKVILLE.

Voilà, en effet, des choses qu’il est très nécessaire de lui faire savoir... Écrivez-lui !...

LAVINIA.

Moi !... me compromettre à ce point...

LORD KOOKVILLE.

Attendez, alors, qu’au bal ou à la promenade... il se présente une occasion toute naturelle de lui adresser la parole, sans être remarquée.

LAVINIA, avec impatience.

Mais ce bal... je n’irai pas, et c’est aujourd’hui même... c’est à l’instant, qu’il faut qu’il soit prévenu...

LORD KOOKVILLE.

Voilà, le difficile... car il ne pouvait pas deviner que vous aviez à lui parler... à moins que lui-même n’ait été au-devant de vos vœux, dans ce billet que j’avais à vous remettre.

LAVINIA, étonnée.

Quoi !... il vous avait chargé...

LORD KOOKVILLE.

Il m’avait fait cet honneur... un billet tout ouvert qui calmera vos craintes.

Lavinia regarde autour d’elle avec effroi.

LORD KOOKVILLE, la rassurant.

Personne, madame...

LAVINIA.

Donnez.

Kookville lui remet le billet, qu’elle lit avec émotion.

« Pour votre intérêt... pour le mien, il faut que je vous parle. »

LORD KOOKVILLE.

Vous le voyez !

LAVINIA.

« Deux minutes seulement et sans aucun danger. Ce soir, en me rendant à la salle du bal, je traverserai la grande galerie du palais où donne votre appartement... le hasard, peut vous conduire sur mon passage, et l’étiquette ne me défend pas de vous offrir la main jusqu’à l’extrémité de la galerie. »

LORD KOOKVILLE.

Cela se fait tous les jours,

LAVINIA, achevant de lire.

« Toutes vos démarches sont surveillées ainsi que les miennes, et si vous consentez... je n’ai qu’un moyen de le savoir... portez, pendant une heure... une heure seulement, le bracelet que vous avez dû trouver sur votre toilette... »

S’interrompant.

Jamais... jamais...

LORD KOOKVILLE.

S’il n’y a cependant pas d’autres moyens de le prévenir...

LAVINIA.

Non... non... je ne consens pas...

LORD KOOKVILLE, avec chaleur.

Et l’inquiétude... et les tourments... et les dangers où vous laissez sa majesté... car il y a des dangers... il peut y en avoir... ses démarches sont surveillées...les vôtres aussi...il vous le dit... et c’est pour votre repos... pour celui de votre mari...

LAVINIE, avec terreur.

Taisez-vous... c’est lui... je l’entends.

LORD KOOKVILLE.

Qu’importe !... si vous daignez seulement réfléchir...

LAVINIA.

Eh bien ! monsieur...

Mouvement de Kookville.

Non... non, laissez-moi... laissez-moi... je refuse...

Elle s’enfuit par la porte à gauche.

 

 

Scène XII

 

LORD KOOKVILLE, puis SIR HUGUES

 

LORD KOOKVILLE, froidement.

C’est de droit, c’est toujours comme cela...

Après un instant de silence.

Elle y viendra... dans l’intérêt même de son mari et de sa réputation... l’intention est bonne... et c’est toujours par les bonnes intentions que les femmes se perdent.

Se retournant vers sir Hugues qui entre.

Eh ! c’est notre ami !

SIR HUGUES.

Moi-même... encore tout étourdi de ce que j’ai vu... et pourtant je suis bien éveillé, n’est-ce pas ?

LORD KOOKVILLE.

Vous avez obtenu audience ?

SIR HUGUES.

Non, le roi n’était pas visible... mais tous ces messieurs de la cour m’ont dit qu’ayant un logement ici, dans le palais, chez cette excellente milady Suffolk, j’aurais à chaque instant l’occasion de me trouver sur le passage de sa majesté...

LORD KOOKVILLE.

Rien de plus facile !

SIR HUGUES.

Ils m’ont offert de m’indiquer l’heure des repas, l’heure de la chasse, l’heure de l’office...

LORD KOOKVILLE, à part.

Quelle bassesse !

SIR HUGUES.

Air : Un homme pour faire un tableau.

Ils me saluaient, m’entouraient,
Tous auraient voulu me conduire ;
Et ma main, comme ils la serraient !
C’était une rage, un délire !
Ils avaient tant d’égards pour moi,
Que j’aurais pu croire, sans peine,
Avoir pris la place du roi.

LORD KOOKVILLE, à part.

Non, c’est le roi qui prend la sienne.

SIR HUGUES.

J’ai aperçu dans le nombre des ennemis à moi, qui me souriaient avec tant de grâce que toute ma haine s’est dissipée... je ne leur en veux plus !... je les aime... tout est oublié, bien plus, il y avait là de puissants seigneurs tout chamarrés de plaques et de cordons... des pairs du royaume que je m’avais jamais vus, et qui me tiraient par mon habit, en me disant : Sir Hugues ne reconnaît donc pas ses anciens amis ?

LORD KOOKVILLE.

Ah ! j’en rougis pour eux !

SIR HUGUES.

Pourquoi donc ?... on a souvent des amis sans le savoir, et dans le doute... je les ai reconnus... accueillis, embrassés...

LORD KOOKVILLE.

Vous êtes trop bon ! défiez-vous d’eux... ils vous accableront d’éloges et d’embrassades...

SIR HUGUES.

C’est déjà fait.

LORD KOOKVILLE.

D’invitations de toute espèce...

SIR HUGUES.

Mes poches en sont pleines.

LORD KOOKVILLE.

Ils deviendront vos courtisans... vos flatteurs...

SIR HUGUES.

Me flatter ! moi !... pauvre gentilhomme campagnard, tout franc, tout rond... que diable !... je ne suis pas un prince.

LORD KOOKVILLE, à part.

Il ne soupçonne pas son pouvoir...

SIR HUGUES.

Ma foi, je prends les choses du bon côté... et je crois leur bienveillance désintéressée...d’autant mieux qu’elle ne peut les mener à rien.

LORD KOOKVILLE.

Voilà où est votre erreur !...

À part.

Car il ne devine rien, il ne sait rien, il ne se doute même pas de son bonheur et j’ai envie de le lui dire...

Haut.

Voyez-vous, mon cher ami, il suffit, dans ce pays, d’un petit coup de vent pour vous faire tourner bien des grandes girouettes...

SIR HUGUES.

Ah ! bah !... vous croyez ?

LORD KOOKVILLE.

L’ombre de faveur dont le roi vous honore... car ce n’est encore qu’une ombre... qui, je l’espère pour vous, prendra de la consistance... enfin, cette apparence de crédit attire à vous une foule de gens qui cherchent déjà à l’exploiter à leur bénéfice... des gens qui veulent vous mettre en avant pour s’avancer eux-mêmes ; et accaparer, grâce à vous, des places, des honneurs, des pensions... ce sont d’adroits ambitieux, des intrigants, de faux amis.

SIR HUGUES.

Je vous remercie !...

À part.

C’est un bon homme celui-là !...

LORD KOOKVILLE.

Qu’il ne faut pas confondre avec ceux qui vous aiment pour vous-même...

Lui tendant la main.

ceux qui ont parlé pour vous, avant votre faveur, et qui s’en réjouissent maintenant en amis sincères et désintéressés.

Tirant un placet de sa poche.

Voici un placet, que j’allais présenter au roi ! il ne me refuse rien... mais je suis sûr qu’une apostille de votre part ferait le meilleur effet.

SIR HUGUES.

De ma part... vous croyez ?

LORD KOOKVILLE, allant à la table.

Quand le roi s’est attaché à quelqu’un... il ne met pas de bornes à sa faveur.

SIR HUGUES.

Permettez... sa majesté a bien voulu réparer d’anciennes injustices à mon égard... c’est bien, c’est royal !... elle m’a traité même avec une grande bonté... à la bonne heure !... mais de là à de l’attachement et à de la faveur... il y a loin.

LORD KOOKVILLE, venant auprès de lui.

Moins que vous ne croyez, et vous ne soupçonnez pas votre crédit.

SIR HUGUES.

En vérité !... mon crédit... il paraît décidément que j’en ai !

LORD KOOKVILLE, mystérieusement.

Je le connais mieux que vous-même... et si vous voulez en avoir la preuve... signez.

Il va à la table.

SIR HUGUES.

Ma foi ! ne fût-ce que pour essayer...

LORD KOOKVILLE, lui présentant la plume.

Signez, vous dis-je !... vous ne risquez rien que de ne pas réussir, et j’en cours la chance.

SIR HUGUES, prenant la plume.

Au fait... il a raison !... c’est pour vous ?

LORD KOOKVILLE.

C’est tout comme !... c’est pour mon fils ainé...

Ployant le papier.

une compagnie de dragons, que je demande.

SIR HUGUES.

Et vous croyez que mon apostille peut donner comme ça des dragons ?

LORD KOOKVILLE.

C’est comme si j’avais obtenu...

Sir Hugues lui rend le papier.

votre signature vaut dans ce moment celle du roi.

SIR HUGUES, étonné.

Que dites-vous !

LORD KOOKVILLE.

Oui, mon ami, mon noble ami... ce n’est rien encore... et bientôt, je l’espère, vous arriverez au rang et au crédit que vous méritez sous tous les rapports.

SIR HUGUES.

Et comment ?... Expliquez-vous !... que je sache enfin...

LORD KOOKVILLE, voyant Oswald qui entre vivement.

Silence !... voici un importun !... je cours près du roi, et je reviens vous retrouver.

Il sort par la droite.

 

 

Scène XIII

 

SIR HUGUES, puis OSWALD

 

SIR HUGUES.

En vérité, ils ont tous perdu la tête... à moins que moi-même... Ma foi ! si je n’étais pas bien sûr d’être à Windsor, je me croirais à Bedlam. Encore quelqu’un... Allons, pendant que je tiens la plume.

OSWALD, pâle, égaré.

Ah ! sir Hugues !

SIR HUGUES, le regardant.

Mon Dieu ! cet air agité !

OSWALD, regardant autour de lui.

Personne me peut-il nous entendre ?

SIR HUGUES.

Eh ! non vraiment !... êtes-vous fou ?

OSWALD.

Ma foi ! il y a de quoi le devenir... Il y va de ma fortune ou de ma vie ; et ne sachant que faire et que résoudre, ne sachant quel parti prendre ?... c’est à vous que je m’adresse, à vous qui êtes mon vieil ami.

SIR HUGUES.

Toujours votre conseil.

OSWALD.

Et presque mon père.

SIR HUGUES.

Parlez, vous m’effrayez.

OSWALD.

Et il y a de quoi.

Air : de la Robe et les Bottes.

Mais n’est-ce pas vous compromettre,
Que vous dire un pareil secret ?

SIR HUGUES.

Ah ! vous pouvez vous le permettre ;
Car, mon cher, à ce qu’il paraît,
Pour vous s’agit-il d’une grâce ?
Parlez, je puis vous protéger ;
Si quelque péril vous menace,
Parlez encor... je veux le partager.

OSWALD.

Vous savez que depuis un an j’ai été placé dans la maison de la reine... secrétaire intime, secrétaire des commandements... Je quitte peu sa majesté, et j’ai été à même d’apprécier son caractère.

SIR HUGUES.

Personne très pieuse à ce qu’on dit.

OSWALD.

Du tout.

SIR HUGUES.

Caractère froid et réservé.

OSWALD.

Pas le moins du monde... ardent, passionné, et d’autant irritable, qu’elle vit dans une contrainte continuelle, surveillée par l’électeur de Brunswick, son beau-père, qu’elle ne peut souffrir, et qui la déteste.

SIR HUGUES.

Voilà un intérieur agréable, dont personne ne se doute.

OSWALD.

Excepté moi, qui étais témoin de ses chagrins... et plus d’une fois sa majesté me les a exprimés avec une confiance, un abandon, qui me flattaient infiniment. Une princesse à peu près de mon âge, élevée par ma mère... mais en même temps cela m’effrayait, parce que malgré moi, cette bienveillance extrême me donnait des idées... que je repoussais, que j’éloignais, qu’il me semblait impossible d’admettre... et aujourd’hui, tout à l’heure enfin, à la suite d’une aventure trop longue à vous expliquer, et où la reine était furieuse contre son mari...

SIR HUGUES, avec inquiétude.

Eh bien ?

OSWALD.

Eh bien ! que vous dirai-je ?... Je crains d’avoir mal entendu, mal compris... et pourtant c’était bien clair.

SIR HUGUES, de même.

Eh bien ?

OSWALD.

Eh bien !... pour ce soir, pendant le bal où elle ne va pas... elle m’a presque donné un rendez-vous !...

SIR HUGUES, avec colère.

Malheureux !... et tu irais ?

OSWALD.

Et voilà justement ce qui me fait perdre la tête. Maintenant que tous mes projets de bonheur sont détruits, que faut-il faire ? que feriez-vous à ma place ? Conseillez-moi.

SIR HUGUES.

Je n’irais pas !

OSWALD.

Manquer ainsi à tous les sentiments d’honneur envers une femme... envers une reine !... et puis elle croira que la crainte m’a arrêté... elle me regardera comme un lâche.

SIR HUGUES.

Écoute-moi !... est-elle donc si belle, si séduisante ?

OSWALD.

Je ne dis pas cela. Il y a à la cour vingt femmes qui sont aussi bien... qui sont mieux peut-être... mais enfin, c’est une reine !

SIR HUGUES.

Et alors, tu l’aimes, tu l’adores, tu en es amoureux fou ?

OSWALD.

Non, non... je ne crois pas. Mais songez donc... c’est une reine !!!

SIR HUGUES.

Et sans entraînement, sans amour, sans autre mobile que l’ambition ou la vanité, tu exposerais tes jours ?

OSWALD.

Ah ! pour cela, peu importe !

SIR HUGUES.

Tu trahirais ton roi qui t’a comblé de bontés, qui m’accable de ses faveurs... ce roi qui a droit à nos respects, à notre reconnaissance, tu irais, par une lâche perfidie, par une action infâme, toi qu’il a reçu chez lui, qu’il admet dans ses foyers... tu irais attenter plus qu’à sa vie... à son honneur... non, non... tu n’iras pas.

Lui mettant la main sur la poitrine.

Il y a là un cœur qui m’entendra.

OSWALD, se jetant dans ses bras.

Mon père, mon père !... Ah ! que ne puis-je en effet vous donner ce nom... je n’hésiterais plus.

SIR HUGUES.

Que veux-tu dire ?

OSWALD.

Si par sa froideur et ses refus, votre fille ne me réduisait pas au désespoir, si elle ne repoussait pas mes vœux, si elle acceptait ma main, à l’instant même je quitterais la cour, je partirais avec vous, car je l’aime, voyez-vous, c’est elle seule que j’aime, et si vous pouviez la décider à m’écouter...

SIR HUGUES.

Nous verrons ! 

OSWALD.

À ne plus me haïr seulement.

SIR HUGUES.

Air : Époux imprudent, fils rebelle.

Oui, de la cause de sa haine,
À l’instant je vais m’informer ;
Et, pour calmer ici ta peine,
Je vais la prier de t’aimer...
Je vais ordonner de t’aimer.
Pour son époux je veux qu’elle te nomme ;
Mais tu sais quel ordre est le mien.
Et ma fille, songes-y bien,
Ne peut aimer qu’un honnête homme.

Tu renonceras à tes projets de rendez-vous ?

OSWALD.

Oui, milord. Mais d’un autre côté... que dire ?... quelle excuse donner ?

SIR HUGUES.

Je comprends ; c’est embarrassant, et, pour mieux chercher un moyen, dis-moi d’abord comment tout cela est venu.

OSWALD.

Par la faute du roi, qui ne prend même pas la peine de cacher à sa femme ses infidélités ou ses maîtresses...

SIR HUGUES.

Ce pauvre roi !

OSWALD.

Il en avait une avec qui il vient de rompre. La reine, enchantée, a cru qu’il allait revenir à elle... ce qui surtout le lui faisait croire, c’est qu’elle avait vu hier, chez le joaillier de la couronne, un bracelet d’une richesse et d’un travail exquis, fermé par trois superbes topazes d’Orient, et ayant appris que ce bracelet avait été commandé en secret par le roi, elle ne douta pas que ce ne fût pour elle, et qu’il ne dût lui en faire une surprise pour le bal de ce soir. Point du tout, elle apprend ce matin, par John Will, le bijoutier, que ce bracelet n’est plus chez lui, et qu’il vient d’être envoyé par le roi, chez sa nouvelle maîtresse...

SIR HUGUES, vivement et gaiement.

Il y en a donc une nouvelle ?

OSWALD.

De là, la fureur de la reine qui cherche en vain quelle peut être cette rivale.

SIR HUGUES, de même.

On ne la connaît pas encore ?

OSWALD.

Non ; mais cela ne tardera pas. D’abord, c’est une femme mariée, et on le sait toujours par le mari.

SIR HUGUES.

Comment cela ?

OSWALD.

Parce qu’il devient sur-le-champ un personnage important... qui monte rapidement en honneurs, en places et en dignité.

SIR HUGUES.

En vérité ?

OSWALD.

Soyez tranquille ! les courtisans l’auront bien vite deviné, et vous le reconnaîtrez vous-même aux politesses et aux basses adulations dont ils l’accableront.

SIR HUGUES, un peu ému.

Qu’est-ce que vous me dites là ?

OSWALD.

C’est reçu... c’est connu... le roi lui-même leur en donne l’exemple, et la haute faveur dont il est l’objet...

SIR HUGUES, comme éloignant une pensée.

Allons donc !

 

 

Scène XIV

 

SIR HUGUES, OSWALD, LORD KOOKVILLE, GEORGES et SA SUITE

 

LORD KOOKVILLE, annonçant.

Le roi ! messieurs.

Georges entre. Les courtisans qui l’accompagnent restent dans le fond.

OSWALD et SIR HUGUES.

Le roi !

GEORGES, saluant sir Hugues de la main.

Je suis bien aise de vous voir à la cour, sir Hugues, et j’ai voulu, en traversant le palais, recevoir vos hommages.

SIR HUGUES.

Je m’étais déjà présenté chez votre majesté.

GEORGES.

Je le sais ; et l’on ne vous a pas reçu, on a eu tort ; désormais vous aurez vos entrées... Je l’ai dit.

SIR HUGUES.

Sire, c’est trop de bontés.

GEORGES.

De plus, voici un de mes amis qui est aussi des vôtres... car vous avez apostillé sa demande... j’ai fait honneur à votre signature : son fils est nommé.

LORD KOOKVILLE, bas à sir Hugues.

Quand je vous le disais !

SIR HUGUES, à part et fronçant le sourcil.

Vrai Dieu !... Qu’est-ce que cela signifie ?...

GEORGES.

Je suis fâché seulement que vous n’ayez rien demandé pour vous ou votre famille.

SIR HUGUES.

Je remercie votre majesté... je n’ai aucune demande à lui faire...

GEORGES.

Et moi j’en ai une à vous adresser !... je n’ai pas encore vu lady Guilfort, que l’on dit charmante...

SIR HUGUES, à part, avec joie.

Serait-il vrai ?... J’étais bien sûr !...

GEORGES.

Et je vous prie de me la présenter.

SIR HUGUES, allant au devant de Lavinia, et de miss Nelly, qui entrent par la porte à gauche.

La voilà, sire... ainsi que ma fille...

Aux deux femmes.

Venez, venez partager ma joie...

GEORGES, à part.

C’est elle !...

 

 

Scène XV

 

GEORGES, SIR HUGUES, LAVINIA, MISS NELLY, OSWALD, LORD KOOKVILLE

 

SIR HUGUES.

Et remercier avec moi, sa majesté de l’honneur qu’elle daigne nous faire.

LAVINIA.

Le roi !

MISS NELLY.

Le roi !... Il se pourrait !

Reconnaissant Georges.

Ah ! c’est lui.

SIR HUGUES.

Ma fille !

MISS NELLY, troublée.

Pardon... je ne croyais pas...

Bas à sir Hugues.

C’est que nous le connaissons beaucoup.

SIR HUGUES.

Comment !

MISS NELLY.

C’est singulier.

Final des Huguenots.

SIR HUGUES, prenant Lavinia par la main.

Sire, je vous présente
Milady...

MISS NELLY, à part.

Quel bonheur !

SIR HUGUES, à Lavinia.

Pourquoi donc si tremblante ?

LAVINIA.

C’est pour moi tant d’honneur !

GEORGES, saluant.

Milady.

SIR HUGUES, apercevant un bracelet au bras de Lavinia.

Ce bracelet... grand Dieu !... Ces trois diamants !

GEORGES, à part.

Elle me recevra.

LORD KOOKVILLE.

Le campagnard ne se doute de rien...

Ensemble.

LAVINIA.

Ô ciel ! quelle imprudence !
Je tremble en sa présence
Qu’une folle espérance
Ne trahisse le roi.
Je meurs s’il me soupçonne ;
La force m’abandonne,
Je frémis, je frissonne.
Mon Dieu ! protège-moi.

GEORGES.

Allons, de la prudence ;
Il faut en sa présence
Admirer en silence ;
Et, sans faire le roi,
À l’espoir qu’on me donne
Mon âme s’abandonne.
Malgré moi je frissonne ;
Mais ce n’est pas d’effroi.

SIR HUGUES, à la gauche de Lavinia.

Grand Dieu ! de la prudence !
Cachons en sa présence
Un doute qui l’offense.
Songeons qu’il est mon roi !
Moi, que je le soupçonne !
La force m’abandonne.
Ma femme... Ah ! je frissonne ;
Et de honte, et d’effroi.

MISS NELLY.

Pour nous quelle espérance !
Nous irons loin, je pense ;
Voilà que ça commence ;
Notre ami, c’est le roi !
Notre faveur l’étonne,
Lui qui nous abandonne ;
Des grands airs qu’il se donne
Nous rirons bien, je crois.

OSWALD.

Ah ! que de bienveillance !
De lui, par la clémence,
On veut faire, je pense,
Un partisan au roi.
Pauvre enfant, tout l’étonne,
À l’espoir qu’on lui donne
Son cœur qui s’abandonne
Reviendra-t-il à moi ?

LORD KOOKVILLE.

Voilà que ça commence,
Et, grâce à ma prudence,
J’aurai là, je le pense,
Un ami près du roi.
À peine s’il soupçonne
L’éclat qui l’environne :
Quelle bonne personne !
Nous en rirons, je crois.

LES COURTISANS.

Voilà que ça commence,
Et, grâce à sa science,
J’aurai là, je le pense,
Un ami près du roi.
À peine s’il soupçonne
L’éclat qui l’environne :
Quelle bonne personne !
Nous en rirons, je crois.

Sir Hugues, tremblant, les observe tous ; le roi sourit d’un air de triomphe ; Lavinia est très émue et baisse les yeux ; Oswald s’approche de miss Nelly, qui se détourne.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une pièce de l’appartement de sir Hugues. Au fond, porte avec lucarne au-dessus. Portes latérales aux angles de l’appartement. Table sur le devant, à droite de l’acteur. Une pendule sur le mur à gauche.

 

 

Scène première

 

SIR HUGUES, seul

 

Au lever du rideau, il est assis près de la table et paraît plongé dans une profonde rêverie.

J’ai quitté la cour !... j’ai quitté ce palais ; je ne pouvais y rester ! Au moins ici, dans cet hôtel, je suis chez moi, et malheur à qui viendrait m’y insulter !

Se levant et se promenant avec agitation.

Je l’ai vu ce bracelet... je l’ai vu !... et puis elle l’a ôté, et quand j’ai voulu savoir d’où venait ce bijou... c’était un essai, m’a-t-elle dit... un bracelet qui ne lui plaisait pas, qu’elle ne remettra jamais, qu’elle a renvoyé à l’ouvrier, au marchand... que sais-je ?...

Avec force.

Mensonge !... mensonge !... ce présent vient du roi... n’est-ce pas lui qui, avant mon arrivée, les suivait partout ?... Nelly me l’a dit, et cet enfant ne pourrait me tromper... Elle ignorait, il est vrai, que c’était le roi... ma femme pouvait l’ignorer aussi... elle a pu, sans y être sensible, accueillir des hommages dont elle ne soupçonnait ni l’importance ni le danger !... Et si je l’accuse à tort... attendons, attendons encore. Allons, ce soir, dans une heure ou deux, à ce bal de l’électeur... oui, cela vaut mieux... allons-y ! je pourrai tout voir, tout observer... et malheur à elle !... la voici.

Se tenant à l’écart.

Dans quelles réflexions elle semble plongée !... ah ! que ne puis-je lire dans son âme !...

 

 

Scène II

 

SIR HUGUES, se tenant à l’écart, LAVINIA, sortant de la porte à droite et s’avançant au bord du théâtre

 

LAVINIA.

Mon Dieu ! mon Dieu ! quel parti prendre ?... Furieux de ce que nous avons quitté le palais, il veut faire partir mon mari... l’éloigner de Londres... Kookville me l’a dit... je me le veux pas ! il faut tout dire au roi... le dissuader...ah ! qu’il me tarde...

Se retournant vivement.

Qui va là ?... ciel ! mon mari !

SIR HUGUES.

Vous voilà bien émue, milady !

LAVINIA.

Je suis souffrante... et beaucoup.

SIR HUGUES.

C’est fâcheux pour le bal de ce soir !...

LAVINIA.

Aussi mon intention est de ne pas y aller.

SIR HUGUES, étonné.

Quoi ! vraiment ?... cette fête que donne l’électeur de Brunswick.

LAVINIA.

Si vous voulez bien me le permettre... je n’irai pas !

SIR HUGUES.

Nous y verrions toute la cour !...

LAVINIA.

J’y tiens peu !

SIR HUGUES, appuyant.

Nous y verrions le roi.

LAVINIA.

Peu m’importe !

SIR HUGUES, à part.

Ah ! je le disais bien !... j’ai honte de mes soupçons !

LAVINIA.

Qu’avez-vous donc ?

SIR HUGUES.

Moi ?... rien !...

Avec joie.

Mais, puisque vous restez, je reste aussi... je ne vous quitte pas de la soirée.

LAVINIA.

Y pensez-vous ?... nous ne pouvons tous les deux manquer à ce bal !... vous devez vous y montrer, ne fût-ce que pour faire mes excuses... et puis, vous avez des amis à voir... à remercier...

SIR HUGUES, la regardant avec émotion.

Vous croyez... oh ! j’ai le temps... un autre jour...

LAVINIA.

D’ailleurs miss Nelly, votre fille, se fait une fête d’aller à ce bal... je ne puis l’accompagner... elle compte sur vous.

SIR HUGUES.

Eh bien ! elle n’ira pas.

LAVINIA.

Oh ! si fait.

SIR HUGUES.

Mais non.

LAVINIA.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

Il le faut, je vous en supplie...

SIR HUGUES, à part.

Je comprends, on veut m’éloigner.

LAVINIA, se rapprochant de lui.

Miss Nelly sera si jolie !
Voudriez-vous la chagriner ?
Vous ne pouvez la chagriner.
Pauvre enfant ! je la voyais rire
Et danser devant son miroir...
Là-bas je ne puis la conduire.

SIR HUGUES, à part.

C’est qu’ici le roi vient ce soir.

LAVINIA, de même.

Je serais trop désolée d’être un obstacle au plaisir qu’elle espère...

Souriant.

elle m’en voudrait, et puis je lui ai parlé de lord Oswald, un fort beau parti pour elle... elle avait du dépit... mais elle est plus disposée à l’entendre, Ils se verront à ce bal... et la paix est sitôt faite quand on danse !

SIR HUGUES.

C’est bien à vous d’avoir calmé ce dépit d’enfant.

LAVINIA.

Oui, n’est-ce pas ?... Ainsi vous irez ?

SIR HUGUES.

Encore !... Songez donc qu’il n’est pas convenable que je vous laisse seule.

LAVINIA.

Eh ! mon Dieu ! que craignez-vous ?

SIR HUGUES, vivement.

Moi !

Se reprenant.

Oh ! rien ! rien que l’ennui pour vous.

LAVINIA.

Oh ! quand je souffre, vous le savez, ce qu’il me faut, c’est du calme et de la solitude.

SIR HUGUES.

Je pensais que ma présence ne pouvait jamais vous contrarier.

LAVINIA.

Ah ! c’est que jamais vous n’avez pris à tâche de me mettre ainsi à l’épreuve.

SIR HUGUES.

En vérité, voilà une impatience que je ne vous ai jamais vue, milady.  

LAVINIA.

Ce qui me contrarie, c’est que vous refusiez pour moi d’être agréable à votre fille.

SIR HUGUES.

Comment ! si je ne veux pas sortir !

LAVINIA.

À la bonne heure ! un caprice.

SIR HUGUES, se contenant.

Un caprice ! non ; j’ai le droit de rester chez moi, comme vous...et je ne vois pas qui pourrait m’empêcher.

LAVINIA.

Ce n’est pas moi, sans doute. Restez donc, puisque c’est votre bon plaisir... mais vous me permettrez de me renfermer chez moi, et de n’y recevoir personne.

SIR HUGUES.

Milady !

LAVINIA.

Personne... c’est un droit aussi, et vous le respecterez, comme moi, monsieur, je respecte le vôtre.

Elle sort par la droite.

 

 

Scène III

 

SIR HUGUES, après l’avoir suivie des yeux

 

Elle l’attend !... Ah ! j’ai failli vingt fois éclater et me trahir !... Elle l’attend ! ! je le vois ! tout me le prouve... et je ne puis le croire encore !... Ah ! c’est que c’est horrible... un roi dont la faveur déshonore ! un roi qui jette à plaisir l’opprobre et le désespoir dans le cœur d’un vieillard, qui, ce matin, serait mort pour lui !

Avec une fureur concentrée.

Si cela est vrai, quel châtiment lui infliger ?... quelle vengeance est assez grande ?... et laquelle choisirai-je ?...

Apercevant Oswald.

Ah ! Oswald !

 

 

Scène IV

 

SIR HUGUES, OSWALD

 

SIR HUGUES.

Que me voulez-vous ? qui vous amène ?

Il s’assied sur le fauteuil auprès de la table.

OSWALD.

Mon ami, mon seul ami, mon sort est dans les mains de votre fille... dans les vôtres...

SIR HUGUES.

Parlez.

OSWALD.

Mes tourments et mes inquiétudes redoublent. Maintenant ce ne sont plus des phrases que j’avais pu mal interpréter, c’est clair, c’est évident... il n’y a plus à en douter...

SIR HUGUES, brusquement.

De qui me parlez-vous là ?

OSWALD.

Ne le savez-vous pas ?

SIR HUGUES.

De la reine ?

OSWALD.

Elle était, il y a une heure, au balcon du palais, et moi près d’elle, comme m’y oblige le devoir de ma charge ; à quelques pas derrière nous étaient ses femmes... et elle me dit à voix basse : « Oswald, le roi a, ce soir, un rendez-vous ! »

SIR HUGUES.

Ô ciel !

OSWALD.

« Un de ses dignes confidents me l’a avoué, et dans quelques instants, je saurai le lieu et l’heure. »

SIR HUGUES, se levant et l’amenant sur le devant du théâtre.

Achevez !

OSWALD.

« Écoutez-moi, a continué sa majesté en baissant plus encore la voix, on vous remettra ce soir cette montre pour la faire raccommoder... car elle se sera arrêtée à l’heure même que le roi aura choisie pour son rendez-vous. À cette heure-là, je vous attends. » Et elle a disparu brusquement avec ses femmes, sans que j’aie eu le temps de lui répondre.

SIR HUGUES, avec une fureur qu’il cherche à modérer.

Il est donc vrai... le roi... comme tu le disais, il n’y a plus à en douter... et cet instant du rendez-vous ?

OSWALD.

Je l’ignore encore... j’attends la montre qui doit me l’indiquer... mais alors comment ferai-je ? jugez de la situation où je me trouve... c’est horrible !

SIR HUGUES, souriant avec amertume.

En quoi donc ?

OSWALD.

Après la promesse que je vous ai faite !... après la vôtre, car vous deviez parler en ma faveur à miss Nelly. Avez-vous pu la fléchir ?

SIR HUGUES.

Pas le moins du monde...

OSWALD.

Ô ciel ! c’est donc une haine à mort ?

SIR HUGUES.

C’est probable. Il n’y faut plus penser. Aussi bien, ma fille, à qui j’ai parlé vaguement de la faveur dont on vous honore, a paru concevoir à ce sujet quelques doutes, qu’à vous avouer franchement, je partage aussi.

OSWALD.

Que dites-vous ?

SIR HUGUES.

Je ne vous en fais pas un reproche. Il est tout naturel que, pour se faire valoir auprès de celle que l’on aime, on ait l’air de lui faire des sacrifices, persuadé que plus ils paraîtront élevés, et plus ils flatteront sa vanité.

OSWALD.

Quoi ! vous ne me croyez pas ?

Air : De votre bonté généreuse.

Vous pensez donc que c’est un badinage,
Et que je cherche à me vanter ?

SIR HUGUES.

Que voulez-vous ? c’est commun à votre âge,
La jeunesse aime à se flatter.

OSWALD.

Pour vous, si j’en crois ce sourire,
Je suis un fat !

SIR HUGUES.

Ah ! sans vous offenser,
Moi, je ne puis pas vous le dire ;
Mais ma fille a pu le penser.

OSWALD.

C’en est trop ! j’aurais voulu vous abuser.

SIR HUGUES.

Mon Dieu, non ; mais l’on s’abuse soi-même... un mot, une simple faveur d’une grande dame, prennent tout de suite une importance que notre amour-propre se charge d’accroître... On se monte la tête... on se croit destiné aux grandes aventures...

OSWALD, avec dépit.

Quoi ! celle-ci...

SIR HUGUES.

Est moins dangereuse que vous ne pensez... et, grâce au ciel, ne vous conduira à rien.

OSWALD.

Ah ! vous le croyez !

SIR HUGUES.

J’en suis sûr !

OSWALD.

Mais ce rendez-vous... qu’on m’a donné... pour ce soir...

SIR HUGUES.

N’existe que dans votre imagination...

OSWALD.

Ce rendez-vous formel ?...

SIR HUGUES.

Vous ne risquez rien d’en profiter...

OSWALD.

Ah ! vous me le conseillez ?...

SIR HUGUES, lui prenant la main, et avec une fureur concentrée.

Oui... oui... je vous le conseille !...

OSWALD.

Eh bien !... nous verrons... Qui vient là ?

 

 

Scène V

 

SIR HUGUES, OSWALD, UN VALET DE PIED

 

LE VALET.

Un message pressé pour lord Oswald... et comme vos gens m’ont dit que vous étiez ici...

OSWALD.

Qu’est-ce donc ?...

LE VALET.

Une montre que sa majesté vous envoie...

OSWALD, vivement.

Donnez... donnez...

Bas à sir Hugues.

Vous le voyez...

La portant à son oreille.

Ah !... elle est arrêtée !...

SIR HUGUES, vivement.

À quelle heure ?

OSWALD, lui passant la montre.

À neuf heures.

SIR HUGUES, avec fureur.

À neuf heures !...

Se calmant.

Ah ! ce médaillon.

Examinant.

Le portrait du roi, je crois...

OSWALD.

Oui, un cadeau de sa majesté.

Souriant avec orgueil.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

SIR HUGUES, cherchant toujours à calmer sa colère, et retenant le portrait.

Je dis... je dis... qu’il n’y a là qu’un bijou qu’on vous charge de porter chez le joaillier de la couronne... et cela ne prouve pas autre chose à mes yeux.

OSWALD, avec dépit.

C’en est trop !...

Au valet.

Dites à la reine que ses ordres seront exécutés par moi... Elle peut y compter.

Le valet sort.

SIR HUGUES, à part.

À neuf heures le roi sera ici.

OSWALD, avec force.

À neuf heures j’irai.

Air de Léocadie.

Ensemble.

OSWALD.

C’en est fait, ô douleur !
Je n’ai plus d’espérance ;
De honte et de fureur
Je sens battre mon cœur.

SIR HUGUES, à part.

C’en est fait ! son malheur
Vengera mon offense ;
D’espoir et de fureur,
Je sens battre mon cœur.

OSWALD.

J’irai donc par vengeance !

SIR HUGUES.

Ah ! dites par amour.

OSWALD.

Vous me croirez, je pense ?

SIR HUGUES, lui prenant la main.

Oui, sans doute, au retour.

TOUS DEUX, en même temps.

À neuf heures.

Sir Hugues sort par la gauche.

 

 

Scène VI

 

OSWALD, puis MISS NELLY

 

OSWALD, se promenant d’un air agité.

Ah ! l’on croit que je me vante... l’on me prend pour un fat... l’on me défie... Eh bien ! nous verrons !... Le sort en est jeté... j’ai promis à la reine... elle m’attend !... il n’y a plus moyen de reculer... Et d’ailleurs je ne le veux pas !... c’est mon seul vœu, mon seul désir, et nul péril au monde ne me ferait manquer à ce rendez-vous qui, maintenant, est un rendez vous d’honneur... J’y cours, et je voudrais pouvoir le dire à tout le monde... surtout à miss Nelly, à laquelle je renonce... et que je brave.

MISS NELLY, en dedans.

C’est bien... c’est bien...

OSWALD, en la voyant arriver par la droite.

Ah ! c’est elle... Je ne m’attendais pas à la voir en robe de bal...

 

 

Scène VII

 

OSWALD, MISS NELLY, qui s’est avancée lentement et sans le voir

 

OSWALD, à part et la regardant.

Quel dommage !... et pourquoi faut-il qu’elle soit si jolie comme cela !

MISS NELLY, se retournant et l’apercevant.

Lord Oswald !

OSWALD.

Pardon, mademoiselle, je m’en allais.

MISS NELLY.

Je ne vous retiens pas.

OSWALD fait quelques pas vers le fond ; et puis revient vers miss Nelly.

Il est donc vrai... tout est fini entre nous !...

MISS NELLY.

Ah !... vous m’avez fait peur !... je vous croyais parti !...

OSWALD.

Je devrais déjà l’être en effet...puisque vous m’avez chassé... puisque tels sont vos ordres...

MISS NELLY.

Moi ! je n’ordonne rien !...

OSWALD.

C’est tout comme... vous ne répondez que par des dédains aux instances même de votre père... en ma faveur...

MISS NELLY.

Mon père... ne pense pas à vous... ni moi non plus !

OSWALD.

Quoi ! aujourd’hui encore... il ne vous a pas parlé pour moi...

MISS NELLY.

Pas un mot...

OSWALD.

Il ne vous a rien dit de cette passion ?

MISS NELLY, vivement.

Vous en avez donc une ?...

OSWALD.

Du tout... du tout... c’en est une au contraire...

MISS NELLY.

Que l’on a pour vous ?

OSWALD.

Non.

MISS NELLY.

J’en étais sûre.

OSWALD.

Ne m’accusez pas de vanité ou de présomption... mais, quand il serait vrai, je ne suis pas coupable... je le jure... je voulais me justifier auprès de vous, et, loin de vous porter mes vœux et mes prières, tout se réunit pour me trahir et pour m’accabler.

MISS NELLY.

Vous vous trompez, monsieur, car tout à l’heure encore ma belle-mère me vantait votre naissance, votre mérite, votre fortune... me préserve le ciel de la contredire !... mais elle me parlait de votre amour, de votre constance... et alors je me suis fâchée... car je sais bien moi...

OSWALD.

Vous savez ?...

MISS NELLY.

Que vous délaissez vos amis... que vous les abandonnez...

Pleurant.

que vous les faites mourir de chagrin.

OSWALD.

Que dites-vous ?...

MISS NELLY.

Qu’il en est d’autres qui ont tous vos soins... et ce doit être... ils ont de la gloire, des honneurs, de la puissance... ils doivent alors l’emporter sur ceux qui n’avaient pour vous que de l’amitié... mais une amitié bien vraie...

OSWALD.

Votre père vous a parlé !...

MISS NELLY, avec impatience.

Eh ! non, monsieur ; il ne m’a rien dit, je vous le répète... mais en arrivant ici à Londres... au palais où lady Suffolk nous avait donné un appartement, je lui ai d’abord parlé de vous... c’était tout naturel, j’en parlais à tout le monde, et elle m’a dit, avec des larmes dans les yeux : « Mon enfant... mon enfant, n’y pensez plus... il y a ici d’autres rivales, des rivales redoutables contre qui vous ne pourriez jouter... chacun l’ignore... mais je m’en suis aperçue, moi !... » Et comme je pleurais à chaudes larmes : « Du courage, m’a-t-elle dit, de la fierté... méprisez qui ne vous mérite pas... » J’ai promis de le faire... j’ai essayé longtemps, vous l’avez vu...

Pleurant.

et aujourd’hui... voilà que j’oublie tout.

OSWALD.

Air de Céline.

Ciel ! Nelly, que viens-je d’entendre ?

MISS NELLY.

Non ; laissez-moi, je n’ai rien dit.

OSWALD.

Votre cœur veut déjà reprendre
Et sa froideur et son dépit ;
Oh ! oui, ce pardon... je m’abuse,
Vous refusez de l’accorder...

MISS NELLY.

Pour savoir si je le refuse
Ne faut-il pas le demander ?

OSWALD.

Oh ! parlez, parlez... c’est vous seule que j’aime... il n’est rien au monde que je n’abandonne pour vous, et que je ne sois prêt à sacrifier pour retrouver... non pas votre amour... mais votre amitié d’autrefois, cette amitié qui m’est si chère et sans laquelle je ne peux vivre...

MISS NELLY.

Dites-vous vrai ?... Vous quitteriez la cour ; vous partiriez pour le Northumberland avec nous ?...

OSWALD.

Dès demain... dès ce soir...

À part.

Ah ! mon Dieu... qu’ai-je dit ?... que faire ?

MISS NELLY.

Vous repentez-vous déjà ?

OSWALD.

Non, non...

Il va à Lavinia qui entre par la porte de droite.

 

 

Scène VIII

 

OSWALD, MISS NELLY, LAVINIA

 

OSWALD.

Ah ! madame... comment vous remercier de ce que vous avez fait pour moi ?... vous m’avez protégé... défendu auprès de miss Nelly... et si jamais je pouvais vous prouver ma reconnaissance...

LAVINIA.

Votre reconnaissance...

À part.

Ô ciel !... quelle idée !...

Haut.

Eh ! mais... je ne dis pas... il est possible que dès ce moment... je la mette à l’épreuve...

À part.

Cette lettre que je ne savais comment envoyer...

Haut.

Oswald, vous avez occasion d’approcher le roi ?

OSWALD.

À toute heure !...

LAVINIA.

Eh bien ! voici une pétition... que l’on m’a remise pour lui... une demande dont sir Hugues, mon mari... ne doit pas être instruit...

OSWALD.

Ne craignez rien... on connaît ma discrétion...

LAVINIA.

Et si vous pouviez la donner à sa majesté...

À part.

Ô mon Dieu ! c’est s’exposer encore plus... mais sir Hugues ne sort pas... il reste... il reste...

Haut et vivement.

Et il faudrait... que... ce placet fût remis au roi... ce soir et le plus tôt possible.

OSWALD, à part.

Ah ! diable... dans ce moment...

Haut.

Vous dites une pétition... on ne pourrait pas la remettre à la reine...

LAVINIA, avec effroi.

Non... non ; ce ne serait pas la même chose.

OSWALD.

Tant pis ; ce serait plus commode... parce que dans ce moment... n’importe... je cours près du roi... si je le rencontre, et ensuite... quel parti prendre ?...

À part.

Ma foi, celui de la franchise... j’irai me jeter aux pieds de la reine... je lui dirai tout... mon amour, mon mariage... oui... oui... cette bonne idée me rend déjà plus léger... Adieu, adieu, milady ; adieu, miss Nelly ; à ce soir ; j’espère que toutes deux, vous serez contentes de moi... À ce soir... à ce bal, et puis après à toujours !...

Il sort en courant par le fond.

 

 

Scène IX

 

LAVINIA, MISS NELLY

 

LAVINIA, le suivant des yeux avec inquiétude.

Il s’éloigne !... c’est mon honneur... c’est ma vie peut-être que je lui confie... mais il le faut.

MISS NELLY.

Ah ! vous aviez raison... de me parler pour lui, et maintenant, croyez-vous que mon père ?...

LAVINIA.

Oui, mon enfant, oui, je le crois, il donnera son consentement, si vous donnez le vôtre...

MISS NELLY.

Ah !... si ce n’est que cela...

LAVINIA.

Vous épouserez celui que vous aimez... vous serez heureuse...

MISS NELLY.

Ah ! mon Dieu... comme vous me dites cela... des larmes... au moment de se réjouir, quand on va aller au bal...

LAVINIA.

Au bal... je ne crois pas... moi du moins... cela m’est impossible... je suis trop souffrante... et malgré mes instances, votre père refuse de vous y conduire !

MISS NELLY, à part.

Comment ! il refuse ! et Oswald qui doit nous y retrouver...

Haut.

Il est impossible que mon père refuse... 

 

 

Scène X

 

LAVINIA, MISS NELLY, SIR HUGUES, entrant par la gauche

 

SIR HUGUES, qui a entendu les derniers mots.

Oui, mon enfant, tu dis vrai...

LAVINIA.

Ô ciel !

SIR HUGUES, regardant Lavinia.

Oui !... j’ai changé d’idée !...

Cherchant à prendre un ton calme.

Parce que milady est souffrante... faut-il donc que tu sois privée de cette jolie toilette ?

MISS NELLY.

Ce serait bien malheureux, n’est-ce pas ?

SIR HUGUES, de même.

Nous irons ensemble à ce bal... cela me fera du bien !

MISS NELLY.

Le bal fait toujours du bien.

LAVINIA, à part.

Et ma lettre qui est envoyée !...

SIR HUGUES.

Seulement, comme je serai occupé à recevoir les félicitations de mes nombreux amis... à remercier le roi, qui sera là, des bontés dont il m’honore... je ne pourrai demeurer constamment près de ma fille, et je viens d’écrire à lady Suffolk, que je lui confierai miss Nelly... Elle vient nous chercher...

MISS NELLY, avec joie.

En vérité !...

SIR HUGUES.

Sa voiture est en bas... il ne faut pas la faire attendre.

MISS NELLY, prenant la main de son père.

Partons !...

SIR HUGUES.

Désolé, milady, de vous laisser seule...

LAVINIA.

Ne faites pas attention, de grâce !

SIR HUGUES.

Mais vous allez rentrer chez vous...

LAVINIA.

Oui... tout à l’heure !

SIR HUGUES.

Tout de suite.

LAVINIA.

Permettez !...

SIR HUGUES.

Ah ! je vous en prie... je ne serais pas tranquille, si je ne savais pas que vous êtes retirée dans votre appartement... et que... quoi qu’il arrive... vous n’en sortirez pas !...

LAVINIA, le regardant.

Non, sans doute.

SIR HUGUES.

Rentrez donc.

LAVINIA.

Je rentre, monsieur.

MISS NELLY, qui les observe à part.

Mon Dieu !... quelles figures !... si le bal est aussi gai que cela...

SIR HUGUES, à miss Nelly.

Venez, miss.

MISS NELLY, en sortant, à Lavinia.

Milady...

Sir Hugues sort par le fond avec miss Nelly.

LAVINIA, au moment d’entrer dans l’appartement à droite.

Qu’a-t-il donc ?... se douterait-il ?... heureusement, le roi a reçu ma lettre...

Lavinia rentre. À peine est-elle rentrée que sir Hugues rouvre la porte du fond, parcourt de l’œil l’appartement, et se précipite vers la porte de Lavinia, pour s’assurer qu’elle est fermée

 

 

Scène XI

 

SIR HUGUES, seul

 

Il quitte son épée, qu’il met sur la table.

Je suis seul enfin !... il viendra... et je l’attends !...

Il se jette dans un fauteuil à gauche.

Qu’il m’a fallu de courage pour me contenir... pour ne pas jeter cette femme à mes pieds !... Oswald ne se trompait pas... c’est à neuf heures le rendez-vous... cet homme enveloppé d’un manteau, que j’ai vu rôder autour de la maison... un affidé sans doute... il attend mon départ... Et cette voiture qui vient de s’éloigner avec lady Suffolk et ma fille... devait m’emmener aussi... il le croira du moins... et il va venir sans crainte...

Se levant vivement.

Ah ! j’entends enfin...

Il écoute et reprend.

Non, rien... je me trompais...

Se promenant.

Il peut venir... mes gens sont éloignés... il ne trouvera personne... personne que moi !... et...

Écoutant.

C’est lui !...

Il monte vivement et entre dans la chambre à gauche. Le roi entre doucement par le fond.

 

 

Scène XII

 

GEORGES, SIR HUGUES

 

GEORGES, entrant par le fond, et jetant le manteau qui l’enveloppe.

Personne !... on dirait que tout le monde est parti avec cette voiture qui mène sir Hugues au bal... jamais rendez-vous me fut mieux ménagé... mais jamais aussi on n’y vint avec un amour plus vrai, plus tendre !... mon cœur bat ! je suis heureux déjà !...

Écoutant à gauche.

Ah ! du bruit... c’est elle !...

SIR HUGUES, il est descendu lentement à la droite du roi, et se trouve tout près de lui pour lui dire.

C’est moi, sire !

GEORGES, surpris, à part.

Comment !... le mari !... il n’est pas au bal !...

SIR HUGUES.

On vient de me prévenir que vous arriviez... et j’accours... heureux de recevoir votre majesté...

GEORGES, se remettant.

Bien !... bien !... je savais que je vous trouverais ici !

SIR HUGUES.

Ah ! votre majesté savait...

GEORGES.

Oui... un roi sait tout... et je n’étais pas fâché d’attendre le départ de votre famille... de milady...

SIR HUGUES.

Milady est chez elle.

GEORGES.

Ah ! chez elle... voilà ce que je ne pouvais deviner... n’importe... vous êtes seul... et je venais vous parler d’une importante affaire...

À part, regardant à droite.

Elle est là !

SIR HUGUES.

À moi ?... quelque nouvelle faveur sans doute... et je serai heureux de la reconnaître par une confidence que j’ai à faire aussi à votre majesté...

Regardant l’horloge.

Pas neuf heures !

GEORGES.

Une confidence !... soit... mais quelque affaire d’état peut-être... ce lieu n’est pas sûr... on peut nous surprendre...

À part.

Éloignons-le !

SIR HUGUES.

Soyez sans crainte, sire... je réponds de tout.

Il remonte la scène.

GEORGES, à part.

Ayez donc une police pour être si mal instruit !... Allons, ferme ! cela devient piquant.

Pendant qu’il dit cet aparté, sir Hugues va dans le fond et ferme les portes, Georges se retourne et s’en aperçoit.

Eh ! mais que faites-vous, sir Hugues ?...

SIR HUGUES.

Cette salle basse n’a pas d’autre issue au-dehors... et j’empêche que personne ne vienne nous déranger... voici la clef...

Il la jette par la lucarne qui se trouve au-dessus de la porte du fond.

GEORGES, à part.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

SIR HUGUES, sans l’écouter.

Maintenant, sire, je suis à vos ordres... J’écoute.

GEORGES, avec un peu d’embarras.

Oh ! je ne vous retiens qu’un instant... voici ce que c’est, sir Hugues... j’ai cherché autour de moi... qui je pouvais charger d’une importante négociation... avec la cour de St-Germain... le prétendant, m’a-t-on dit, moyennant une pension... renoncerait à ses droits... et j’ai pensé... vous comprenez ?...

SIR HUGUES.

Pas encore, sire.

GEORGES.

Vous pourriez l’y déterminer... vous, que d’anciens rapports...

SIR HUGUES, avec émotion.

Je comprends, sire... mais ces rapports n’existent plus... Anglais soumis et loyal, je n’ai vu que mon pays, et je vous ai juré fidélité... à vous, que j’ai cru le plus honnête homme de votre royaume.

GEORGES, embarrassé.

Aussi, j’ai compté sur vous...

SIR HUGUES.

J’en suis fâché, sire... mais je ne puis accepter cette nouvelle marque de votre estime royale... je ne puis quitter l’Angleterre... Londres même... car j’ai découvert qu’on en voulait à mon honneur !...

GEORGES.

À votre honneur ?... quelle idée !...

SIR HUGUES.

Oui, sire, à mon honneur !... j’apprends qu’en ce moment un piège affreux est ouvert sous mes pas... on veut me ravir ce que j’ai de plus cher au monde...

GEORGES, le regardant fixement.

Votre fille ?...

SIR HUGUES, de même.

Ma femme !...

GEORGES.

Ah ! votre femme !... vous croyez ?

SIR HUGUES.

J’en suis sûr !... et je voulais demander à votre majesté quelle vengeance je pourrais tirer d’un pareil outrage ?

GEORGES, s’efforçant de rire.

Allons donc ! sir Hugues... parce qu’on s’avise de trouver votre femme charmante... et de l’aimer peut-être !... Vous auriez fort à faire si vous vouliez tirer l’épée contre tous ceux qui vous outragent ainsi !... et moi tout le premier.

SIR HUGUES.

Vous savez bien, sire, que je ne puis tirer l’épée contre le roi !...

GEORGES.

Et contre celui que vous soupçonnez ?...

SIR HUGUES.

Il est aussi d’un rang trop élevé... et voyez combien un crime peut en amener d’autres... désolé, furieux, hors de moi... je voulais l’amener ici, l’attirer chez moi, pour l’assassiner !...

GEORGES, reculant.

Monsieur !... ah ! c’eût été infâme !...

SIR HUGUES.

Oui, infâme, n’est-ce pas ? infâme comme son amour... comme ses projets !... porter le désespoir dans le cœur d’un loyal gentilhomme... mettre l’honneur d’un vieil Anglais à la merci d’une cour insolente et sans pitié !... c’est affreux, n’est-ce pas ?... et j’aurais dû...

Georges fait un pas en arrière.

mais pardon ! je m’égare... votre majesté a raison... un gentilhomme a des devoirs à remplir... aussi j’ai cherché une autre vengeance.

GEORGES.

Et vous avez bien fait !

SIR HUGUES.

Je l’ai trouvée !

GEORGES.

Ah ! qu’est-ce donc ?...

À part.

Diable ! c’est sérieux...

SIR HUGUES.

Et je venais d’avance vous prier de me le pardonner !...

GEORGES, se rassurant tout-à-fait.

Soit... je pardonne... mais vous feriez mieux, sir Hugues, de repousser des idées... auxquelles je ne crois pas... il faut qu’un mari méprise tout cela.

SIR HUGUES.

Et croyez-vous qu’un pareil parti soit si facile à prendre ?

GEORGES.

Eh ! sans doute... si tout le monde se mettait martel en tête comme vous !... et prenait les choses aussi tragiquement...

SIR HUGUES.

Je comprends... tout dépend de la manière d’envisager un outrage.

GEORGES.

Il faut en rire !

SIR HUGUES.

Votre majesté rirait-elle ?

GEORGES.

Certainement...

SIR HUGUES.

En pareil cas ?

GEORGES.

Eh ! oui, vous dis-je, pour donner l’exemple à mon peuple... il faut être philosophe.

SIR HUGUES.

Eh bien ! soyez-le donc, Georges, car aujourd’hui, ce soir, dans quelques instants, à neuf heures, la reine recevra un amant !

GEORGES.

Sir Hugues !...

SIR HUGUES.

Un amant à qui elle a donné rendez-vous... comme lady Guilfort !... à l’heure du bal où elle a refusé de se rendre, comme lady Guilfort !

GEORGES.

Sir Hugues, vous en avez menti !...

SIR HUGUES.

Je le jure, sur l’honneur ! Moins coupable que lady Guilfort, la reine ne trahit qu’un époux infidèle, qui donne à la fois en spectacle à sa cour et la douleur de l’épouse qu’il délaisse, et la honte des maris qu’il déshonore !

GEORGES.

La reine !...

SIR HUGUES.

Vous ne riez pas, sire...

GEORGES.

Ah ! c’en est trop... je ne crois pas à une telle imposture.

SIR HUGUES, lui montrant un bijou.

Et ce bijou... ce portrait... muet consentement à ce rendez-vous ?

GEORGES, hors de lui.

Ah ! je cours moi-même...

SIR HUGUES.

Vous l’essaieriez en vain... vous ne pouvez sortir.

GEORGES.

Cette porte... cette porte... ou je la briserai.

SIR HUGUES.

Elle est doublée en fer.

GEORGES.

Ouvrez-moi !

SIR HUGUES.

N’y comptez pas !

GEORGES.

Ouvrez-moi, je l’exige, je le veux !... ou craignez ma colère !

SIR HUGUES, s’asseyant.

Je suis chez moi !... le domicile d’un Anglais est sacré !

GEORGES.

Malheureux !...

SIR HUGUES, qui a regardé la pendule.

Neuf heures !... tuez-moi maintenant si vous voulez, la vie que vous m’ôterez ne sauvera pas votre honneur !

GEORGES, hors de lui.

Malédiction !... Monsieur... je suis gentilhomme... prenez votre épée.

SIR HUGUES.

Vous savez bien que je ne puis tirer l’épée contre le roi.

GEORGES.

Ah ! votre conduite est d’un traître, et vos jours m’en répondront.

Il se jette dans un fauteuil.

SIR HUGUES.

Vous ne riez pas, sire !...

Se levant et se tenant devant le roi.

Eh bien ! concevez-vous enfin, vous qui vous faites un jeu de notre honneur et de nos peines... concevez-vous tout ce qu’éprouve de rage et d’angoisses un mari trompé, déshonoré, avili ? Concevez-vous tout ce qu’il souffre au fond du cœur ? et ce n’est rien encore quand il perd la femme qu’il délaissait ou qu’il n’aimait plus !... mais lorsque cette femme, il l’adorait ; lorsqu’il avait placé en elle ses espérances, sa joie, son avenir... ah ! ce sont les tourmens de l’enfer !... ce spectacle, vous avez voulu en jouir ; vous êtes venu ici pour contempler un époux outragé, pleurant en larmes de sang son bonheur perdu !... ce plaisir-là vous pouvez le prendre, sire... et moi aussi !... Il faut rire, dites-vous !...

Avec force.

debout, Georges, debout !

GEORGES, hors de lui, se lève vivement.

Monsieur !...

SIR HUGUES.

À nous deux maintenant...Regardons-nous en face, et voyons qui des deux fera baisser les yeux à l’autre !

GEORGES, pâle de colère.

Qui êtes-vous donc enfin ?... un fou, un insensé... car c’est une affreuse calomnie, vous dis-je... lady Guilfort est innocente !...

SIR HUGUES.

Et qui me l’atteste ?

GEORGES.

Moi !

SIR HUGUES.

Vous me donneriez votre foi royale que je ne vous croirais pas...

On entend du bruit en dehors.

GEORGES.

Écoutez... écoutez... on vient à mon aide !

SIR HUGUES, s’asseyant froidement.

Peu m’importe !

Cris en dehors : Ouvrez ! ouvrez !

 

 

Scène XIII

 

GEORGES, SIR HUGUES, LAVINIA

 

LAVINIA, sortant de la porte à droite.

Quel est ce bruit ?... ah ! mon mari !

Se retournant et poussant un cri.

et le roi !!

Restant immobile d’effroi.

le roi !!!

SIR HUGUES.

Que j’ai reçu à votre place, milady !

LAVINIA.

Ah ! sir Hugues... je vous jure...

LORD KOOKVILLE, en dehors.

Le roi !... le roi !...

GEORGES, près de la porte.

À moi, milord, forcez cette porte.

SIR HUGUES, parlant à haute voix à ceux qui sont au dehors.

Non, non ; la clef est à vos pieds ; cherchez !... Ils peuvent entrer maintenant.

LAVINIA, debout, près du fauteuil, et cachant sa tête dans ses mains.

Ah ! mon Dieu !

 

 

Scène XIV

 

GEORGES, SIR HUGUES, LAVINIA, LORD KOOKVILLE, MISS NELLY, PLUSIEURS SEIGNEURS DE LA COUR

 

LORD KOOKVILLE, entrant le premier.

Ah ! sire, je venais, vous sachant ici.

MISS NELLY, courant à sir Hugues.

Mon père !...

LORD KOOKVILLE, apercevant sir Hugues.

Sir Hugues !

Le roi, après avoir jeté un regard de courroux sur sir Hugues, s’apprête à sortir.

MISS NELLY, à son père.

Le roi ! oh ! alors, nous allons peut-être savoir ce qui s’est passé... quel est cet homme qui a été blessé sous les fenêtres de la reine ?

GEORGES, redescendant le théâtre.

Que dites-vous ?

SIR HUGUES, avec effroi, et se levant.

Blessé !

MISS NELLY.

Mort peut-être... C’est une nouvelle qui vient de se répandre dans le bal. Aussitôt les quadrilles se sont dispersés, la musique a cessé, tout le monde est parti... et lady Suffolk m’a fait conduire jusqu’ici, où j’ai rencontré monsieur le comte qui m’a donné la main.

GEORGES, regardant Kookville.

Et qui sans doute est au fait de ce qui vient d’arriver ?

LORD KOOKVILLE.

Oui, sire, je regardais de loin l’ancienne favorite, lady Rennelord... que tout le monde fuyait et qu’on saluait à peine.

LAVINIA, atterrée.

Ô ciel !

GEORGES.

Vous tairez-vous !

LORD KOOKVILLE.

Lorsque j’ai vu ces dames saisies d’une terreur facile à dissiper, car c’était moins que rien ; je tiens tous les détails du capitaine de service.

GEORGES, avec impatience.

Dites-les donc alors.

LORD KOOKVILLE.

Il paraît que sur les neuf heures... les uns disent un conspirateur... d’autres un voleur... ce qui est plus probable... un voleur donc cherchait à se glisser par un balcon, dans les appartements de la reine.

GEORGES.

Achevez !

LORD KOOKVILLE.

Lorsque, sur son silence, le factionnaire a tiré.

GEORGES, vivement.

C’est bien... il est mort !

LORD KOOKVILLE.

On l’a cru d’abord ; mais un instant après, et malgré la nuit, on l’a vu courir si vite dans le jardin, qu’on aurait pu le croire sans la moindre blessure, si ce n’étaient plusieurs traces de sang.

SIR HUGUES, il est pâle et défait ; il respire à peine, quand tout-à-coup il aperçoit lord Oswald qui paraît par la porte du fond, sa figure prend l’expression de la joie, et il étouffe un cri.

Ah !

 

 

Scène XV

 

GEORGES, SIR HUGUES, LAVINIA, LORD KOOKVILLE, MISS NELLY, PLUSIEURS SEIGNEURS DE LA COUR, LORD OSWALD

 

Il porte un autre habit que celui qu’il avait au commencement de l’acte, et s’approche lentement de sir Hugues, qui dans le commencement de cette scène est le seul qui l’ait remarqué.

GEORGES, avec colère.

Les maladroits... il leur est échappé.

S’approchant de sir Hugues, et à voix basse.

Mais vous qui le connaissez... son nom, son nom !

SIR HUGUES, de même.

La tête sur l’échafaud, je ne vous le dirais pas.

Il serre la main de lord Oswald, qui en ce moment se trouve placé près de lui, à sa gauche.

GEORGES, à part.

Tant d’audace ne restera pas impunie.

À voix haute.

Je ne reprendrai point les biens que je vous ai rendus.

SIR HUGUES, fièrement.

Ils m’appartenaient... mais vous n’avez qu’à dire... j’y renonce, sire.

GEORGES, avec dignité et émotion.

Sir Hugues, vos amis ont dû vous apprendre que le roi Georges méprise la vengeance.

Avec colère.

Votre présence me le ferait oublier.

Avec calme.

Partez, monsieur, partez dès demain pour le Northumberland, où je vous exile. Vous quitterez à jamais Londres.

SIR HUGUES.

J’allais vous le demander, sire.

GEORGES.

Quant à vous, milady, vous avez droit à des hommages que tous les cœurs ne sont pas dignes de vous offrir... restez près de la princesse, ma sœur.

LORD KOOKVILLE, d’un air triomphant.

La place de lady Rennelord !

GEORGES, voyant le geste d’indignation de Lavinia.

Vous êtes libre, milady.

LAVINIA.

C’est parce que je suis libre que je refuse un affront que je n’ai point mérité, et que je ne puis comprendre, après la lettre que sir Oswald a dû remettre à votre majesté.

OSWALD.

La voilà, sire. N’ayant pas rencontré votre majesté de la soirée...

GEORGES, prenant la lettre.

Il suffit

Il lit la lettre avec émotion, puis la donnant à sir Hugues.

Tenez ; lisez, et jugez-nous.

À Kookville.

Milord, suivez-moi.

Il salue Lavinia et sort avec sa suite pendant que sir Hugues, sur le devant du théâtre, lit la lettre.

SIR HUGUES, lisant.

« Si je suis coupable en vous écrivant, votre majesté me pardonnera la nécessité qui m’y oblige. Ne venez pas ce soir, me venez plus jamais, car je veux toujours rester digne de mon mari. Oui, sire, c’est là ce que je voulais vous demander, et que je suis bien forcée de vous écrire. Évitez ma présence... respectez le repos de sir Hugues, le mien... et, du sein de ma retraite, je bénirai l’honneur et la loyauté de mon souverain. LAVINIA. »

Sir Hugues reste un instant la tête dans ses mains.

OSWALD.

Air d’Aristippe.

Qu’est-ce donc ?

MISS NELLY.

Quel trouble l’agite ?

SIR HUGUES, tendant la main à Lavinia d’un air de reconnaissance.

Lavinia, ma femme !

LAVINIA, se jetant dans ses bras.

Mon ami !

SIR HUGUES.

Loin des lieux que l’intrigue habite,
Dans le comté tu suivras ton mari.

À miss Nelly, lui montrant Oswald.

Avec le tien, tu partiras aussi...

MISS NELLY, saisissant le bras d’Oswald.

Quel bonheur !

OSWALD, poussant un cri de douleur.

Ah !

MISS NELLY, parlant.

Qu’est-ce donc ?

SIR HUGUES, lui mettant la main sur la bouche.

Silence !

À part.

Par un traître,
Par un ingrat, je me crus outragé ;
Il l’osait du moins, et peut-être
De lui je me suis trop vengé.

Lavinia se jette dans les bras de sir Hugues, qui l’embrasse avec transport. Miss Nelly donne la main à lord Oswald.

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