Scènes du Prothée (DESTOUCHES)


Personnages

 

ARISTE

BÉLISE

LÉANDRE ou LE PROTHÉE

LA FLEUR, laquais

 

La scène est à Paris.

 

 

SIXIÈME LETTRE À M. L’ABBÉ D***

 

Non, le Complaisant n’est pas mon ouvrage ; et je m’étonne, Monsieur, que vous puissiez me l’attribuer. Ce n’est pas que je méprise cette pièce ; au contraire, je la trouve bien écrite : mais elle n’imite point mon style, et il me semble que vous auriez dû le sentir d’abord. Ce qu’il y a de certain, c’est que j’avais dessein de traiter le même sujet, non pas sous le titre du Complaisant. Ma comédie aurait été intitulée LE PROTHÉE, ou l’Homme de tout caractère : ce devait être un fourbe, ou, si vous voulez, une espèce de caméléon, qui, pour gagner tous les cœurs d’une nombreuse famille, affectait de ressembler à toutes les personnes dont elle était composée. J’avais déjà fait plusieurs scènes de cette pièce ; je vais vous les transcrire : mais je ne sais par quel fâcheux hasard l’auteur du Complaisant a tellement effleuré mon sujet, que je suis obligé de l’abandonner. Voici mes scènes.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARISTE, BÉLISE

 

BÉLISE.

Oui, je me marierai, j’en donne ma parole.

ARISTE.

Vous rêvez, à coup sûr.

BÉLISE.

Non.

ARISTE.

Vous êtes donc folle ?

BÉLISE.

Moi, mon frère ?

ARISTE.

Eh ! oui, vous. Je dis folle à lier.

BÉLISE.

En quoi donc, s’il vous plaît ?

ARISTE.

Pouvez-vous oublier

Que vous avez fait vœu ?...

BÉLISE.

J’ai perdu la mémoire.

Je suis fille, après tout.

ARISTE.

On a lieu de le croire ;

Car vous l’êtes depuis cinquante ans tout au moins.

BÉLISE.

Ah ! quelle calomnie !

ARISTE.

Au besoin, les témoins

Ne me manqueront pas. Vous êtes mon aînée ;

Et j’aurai, l’an prochain, ma cinquantième année

Bien complète. De plus, mon frère Polidor,

Pour vous prouver le fait, est bien vivant encor.

Mais pour vous mieux convaincre et pour vous faire honte,

De votre âge, ma sœur, voici le juste compte,

Sur beau papier timbré, bien signé, paraphé,

Par votre directeur le bon monsieur Coëffé :

Voici de tous vos ans le vrai dépositaire,

Qu’on nomme en bon français un extrait baptistaire :

Il vous dira le fait sans ambiguïté,

Et d’un style touchant par l’ingénuité.

Tenez, lisez ma sœur, et mettez vos lunettes.

BÉLISE.

Faites trêve, de grâce, à toutes vos sornettes ;

Je sais, et je sens mieux que vous l’âge que j’ai.

ARISTE, lui présentant l’extrait.

Mais lisez un instant ce sincère abrégé ;

La date seulement : elle n’est pas moderne.

BÉLISE.

Qu’importe ? Ce n’est pas l’âge qui me gouverne.

ARISTE.

Eh ! quoi donc ?

BÉLISE.

Je le sais.

ARISTE.

Dites-le-moi, du moins.

BÉLISE.

Mon humeur, ma raison, mon goût et mes besoins.

ARISTE.

Votre goût ! vos besoins ! Ah ! ma sœur, à votre âge,

Osez-vous me tenir un semblable langage ?

BÉLISE.

J’ai besoin d’un époux qui, par de courts chemins,

Sache tirer mon bien de vos pieuses mains,

Et qui m’en fasse rendre un compte très fidèle.

Vous prétendez toujours me tenir en tutelle ;

Mais je me lasse enfin de me laisser duper ;

Et veux par un mari me faire émanciper.

ARISTE, à part.

Il faut la radoucir ; ce n’est pas-là mon compte.

Haut.

La colère, ma sœur, bien souvent nous surmonte ;

Heureusement pour nous elle ne dure pas.

BÉLISE.

Cinquante ans !

ARISTE.

Après tout, vous avez des appas,

Un teint, des agréments, certain air de jeunesse,

Qui peuvent hardiment démentir cette pièce.

BÉLISE.

Et la démentiront encor plus de vingt ans.

ARISTE.

On voit dans tous vos traits un reste de printemps.

BÉLISE.

Donnez-moi ce papier.

ARISTE.

Eh ! qu’en voulez-vous faire ?

BÉLISE, après avoir lu l’extrait.

Tu sors, indigne écrit, de la main d’un faussaire ;

Je m’en vais te traiter comme un franc imposteur ;

En le déchirant.

Et j’en voudrais pouvoir faire autant à l’auteur.

ARISTE.

Bon Dieu ! que faites-vous, ma sœur ?

BÉLISE.

Je fais justice

De votre médisance et de votre malice.

Vous ne m’offrirez plus cet extrait odieux :

Et je suis jeune encor malgré les envieux.

ARISTE.

Mais, ma sœur, un instant discourons sans colère.

Lorsque vous étiez jeune, on ne pouvait vous plaire :

Et comme vous vouliez un amant sans défaut,

Tous les meilleurs partis disparurent bientôt ;

Tant et si bien enfin, que, par délicatesse,

Vous avez follement perdu votre jeunesse.

On courait après vous, vous fuyiez à grands pas ;

Vous courez à présent qu’on ne vous cherche pas :

C’est se donner, ma sœur, un si grand ridicule,

Que l’amitié défend qu’on vous le dissimule.

BÉLISE.

Ne vous alarmez point de ce que l’on dira.

J’ai de bonnes raisons que le public saura ;

Il ne manquera point d’approuver ma conduite,

Quand il saura l’état où vous m’avez réduite.

Riche comme je suis, maîtresse de mon bien,

Je vis comme un enfant, sans disposer de rien.

Sous la dévotion cachant votre avarice,

Vous refusez surtout de me rendre justice.

À mes moindres désirs vous opposez toujours

Les écueils de ce siècle, et cent pieux discours,

Pour prouver qu’à mon âge il faut fuir la dépense,

Et même se piquer d’une honnête indigence ;

Tandis que sans scrupule, et par mille moyens,

Vous faites profiter et vos biens et les miens,

Et que, sans séparer votre part de la mienne,

Vous retenez le tout par charité chrétienne.

ARISTE.

Par charité, sans doute, afin de prévenir

Les inconvénients qui pourraient survenir.

Vous aimez trop le luxe et la magnificence ;

C’est ce que je ne puis souffrir en conscience.

BÉLISE.

En conscience ! Oh bien ! je vais prendre un époux

Qui me dirigera tout aussi bien que vous ;

Un jeune homme bien fait, de l’esprit comme un ange.

De tous vos procédés je prétends qu’il me venge.

ARISTE.

S’il est jeune, à coup sûr il vous méprisera ;

Et, qui pis est encore, il vous ruinera.

Cette réflexion me paraît effrayante.

Soyez moins sensuelle, et soyez plus prudente.

BÉLISE.

Et vous, en consentant que chacun ait son lot,

Soyez plus honnête homme, et soyez moins dévot ;

Car tout résolument je veux changer de vie.

ARISTE.

Eh bien ! ma sœur, il faut en passer votre envie.

Quel est donc cet époux que vous vous mitonnez ?

BÉLISE.

C’est Léandre. Je vois que vous vous étonnez.

Oui, Léandre, mon frère ; il m’adore, je l’aime,

Et je vais le traiter comme un autre moi-même,

En faisant de mon bien le partage avec lui.

Et quand cela ? Demain, si ce n’est aujourd’hui.

En termes assez clairs je crois que je m’explique.

Dispensez-vous du soin d’y faire une réplique :

Et moi, pour m’épargner l’ennui de l’écouter,

Je prends congé de vous, et je vais contracter.

 

 

Scène II

 

ARISTE, seul

 

Je suis au désespoir. Ce maudit mariage

Fait perdre à mes enfants un fort gros héritage.

J’ai fait ce que j’ai pu pour le leur conserver ;

Faut-il qu’un étourdi vienne me l’enlever !

Ma sœur, je le vois bien, va faire une folie :

Comment l’en préserver ? Il faut que je m’allie

Avec son prétendu ; c’est le plus sûr moyen

De la déconcerter, et de garder son bien.

En travaillant pour moi j’empêche sa ruine,

Et c’est double bonne œuvre à ce que j’imagine.

Oui, oui, ma conscience en prononce l’arrêt,

Et je la sens d’accord avec mon intérêt.

Ma sœur restera fille, et je crois que Léandre

La quittera d’abord pour devenir mon gendre.

Mais, d’un autre côté, mes filles toutes deux

Sont promises. Comment rompre de pareils nœuds ?

Le puis-je sans pécher ? Hum ! l’affaire est douteuse.

Mais pourquoi ? Je rendrai ma sœur très malheureuse

En souffrant qu’à son âge elle engage sa foi ;

Et sa faute, après tout, retombera sur moi.

C’est donc un moindre mal de manquer de parole,

Que de lui laisser faire une action si folle ;

Et l’on peut, ce me semble (et j’en serais garant),

Commettre un petit mal pour en fuir un plus grand.

Voilà ma conscience en repos. Le mystère

Est de voir si Léandre est d’un bon caractère,

S’il n’est point libertin, s’il peut se conformer

À ma façon de vivre, et si je puis l’aimer ;

Surtout s’il a l’esprit complaisant et docile.

Démêler tout cela n’est pas chose facile :

Il y faut employer et l’adresse et le temps.

Mais l’affaire est pressante ; et les moindres instants...

Allons chercher Léandre. Ah ! le voici, je pense.

Il ne m’aperçoit pas. Il est de ma prudence

De me ranger ici pour l’entendre parler.

 

 

Scène III

 

ARISTE, LÉANDRE

 

LÉANDRE, à part.

Ariste m’examine ; il faut dissimuler,

Et tenir des discours propres à le séduire,

Afin qu’en son esprit je puisse m’introduire.

ARISTE.

Il se parle à lui-même, et je ne l’entends pas.

Approchons doucement.

LÉANDRE, haut, feignant de réfléchir.

Le bien a des appas ;

Mais doivent-ils tenter le cœur d’un honnête homme ?

ARISTE, à part, d’un air joyeux.

Bon.

LÉANDRE, à part.

Elle a de gros biens.

ARISTE, à part, d’un ton pleureur.

Hélas ! oui.

LÉANDRE, à part.

Une somme

De cent bons mille écus en deniers bien comptants,

Me convient ; mais Bélise a du moins cinquante ans.

ARISTE, à part.

Tout au moins.

LÉANDRE, à part.

À cet âge une femme est jalouse ;

Et l’argent est bien cher quand il faut qu’on l’épouse.

ARISTE, à part.

Trop cher.

LÉANDRE, à part.

Prendre son bien, et puis la mépriser !

ARISTE, à part.

Fi donc ! Si, sans me voir, il peut encor jaser,

Je vais lire sans peine au fond de sa pensée.

LÉANDRE, à part.

Non, non ; ma conscience en serait trop blessée.

ARISTE, à part.

Sa conscience ! Oh, oh ! ce terme-là me plaît.

LÉANDRE, à part.

Oser se marier par un vil intérêt,

C’est s’exposer à faire un bien mauvais ménage.

ARISTE, à part, d’an air d’admiration.

Bien dit.

LÉANDRE, à part.

C’est profaner les nœuds du mariage ;

Nœuds si saints, si sacrés, qu’on doit les respecter.

S’imposer des devoirs, ne s’en pas acquitter,

C’est commettre, à mon sens, un crime impardonnable.

ARISTE, à part.

Cet homme me paraît d’un caractère aimable,

Et chaque mot qu’il dit peut servir de leçon.

C’est justement mon fait.

LÉANDRE, après s’être éloigné d’Ariste.

Il mord à l’hameçon,

Et je puis maintenant l’aborder sans rien craindre.

Ah ! Monsieur, vous voilà !

ARISTE.

Parlez sans vous contraindre ;

Vous ne m’ennuierez point.

LÉANDRE, d’un air surpris.

Eh quoi ! vous m’écoutiez ?

ARISTE.

Oui ; charmé, pénétré de ce que vous disiez.

LÉANDRE.

Parler haut en rêvant, c’est ma folle coutume.

ARISTE.

Recueillir vos discours, en faire un gros volume,

Ce serait un travail agréable pour moi,

Et plus utile encor.

LÉANDRE.

Vous raillez ?

ARISTE.

Non, ma foi.

LÉANDRE.

Ces louanges, Monsieur...

ARISTE.

Elles sont légitimes.

Vous venez de rêver d’excellentes maximes :

Et rêver à votre âge aussi solidement,

C’est l’effet d’un bon cœur et d’un sain jugement.

La sagesse en tout temps doit être révérée ;

Mais surtout quand on voit qu’elle est prématurée.

LÉANDRE.

Vous me faites rougir.

ARISTE.

Tant mieux ; j’en suis charmé.

Dans mon penchant pour vous me voilà confirmé ;

Et jamais la vertu n’est si bien assortie,

Que lorsqu’elle s’allie avec la modestie.

LÉANDRE.

C’est en vous qu’on les voit se montrer à l’envi.

ARISTE.

Ah ! si vous disiez vrai, que je serais ravi !

De vertueux désirs me pressent et m’exhortent,

Mais malheureusement mes passions m’emportent.

LÉANDRE.

Vos passions, Monsieur ! eh ! vous n’en avez point.

ARISTE.

Par exemple, je suis colère au dernier point.

J’ai fait mille serments de surmonter ce vice ;

La moindre occasion m’entraîne au précipice.

LÉANDRE.

La plus âpre vertu combat incessamment,

Sans pouvoir étouffer notre tempérament.

Non, jamais de soi-même on n’est tout-à-fait maître !

C’est être vertueux que souhaiter de l’être.

On trouve en ce désir mille charmes touchants :

Mais qu’il est malaisé de vaincre ses penchants !

Le naturel enclin aux actions perverses,

Trouve pour s’échapper mille routes diverses.

Il surprend la sagesse, il ose la braver ;

Bien souvent elle plie, et sait se relever.

Le pilote prudent parfois cède à l’orage,

Et par un long détour se sauve du naufrage.

Tâchons toujours de vaincre, en combattant toujours,

Et le ciel tôt ou tard vient à notre secours.

ARISTE.

Ainsi donc contre vous vous combattez sans cesse ?

LÉANDRE.

Oui, je fais guerre ouverte à la moindre faiblesse :

Quelquefois je triomphe, et succombe souvent.

ARISTE, avec transport.

Embrassez-moi, mon cher. Je veux dorénavant,

Qu’en athlètes ligués, nous combattions les vices,

Et que nous nous rendions de mutuels services.

Toujours de la vertu nous suivrons l’étendard,

Nous ne nous passerons jamais le moindre écart ;

À toute heure occupés à veiller l’un sur l’autre,

Vous deviendrez mon guide, et je serai le vôtre.

LÉANDRE.

Vous me verrez docile à suivre vos avis,

Sans prétendre jamais que les miens soient suivis.

Le désir de bien faire est toute ma science,

Et je révère en vous l’âge et l’expérience.

ARISTE.

Moi, je révère en vous un mérite parfait

Au-dessus de votre âge, et dont le prompt effet

Est de me pénétrer d’une estime si pure,

Qu’elle ne finira qu’avec moi, je vous jure.

LÉANDRE.

Vous me comblez de joie, et dès ce même instant

Me voilà tout à vous.

ARISTE.

Je vous en livre autant.

LÉANDRE.

Je serai votre fils, et vous serez mon père.

ARISTE.

Pour que tout soit égal, je serai votre frère,

Et vous serez le mien.

LÉANDRE.

C’est me combler d’honneur.

ARISTE.

Il s’agit maintenant de m’ouvrir votre cœur.

LÉANDRE.

Vous allez voir en moi la simplicité même.

ARISTE.

Oh ! je n’en doute point. Oh çà ! ma sœur vous aime ;

Mais l’aimez-vous aussi ? Parlez-moi franchement.

LÉANDRE.

Mon frère, à vous parler tout naturellement...

 

 

Scène IV

 

ARISTE, LÉANDRE, LA FLEUR

 

LA FLEUR, entrant brusquement.

Monsieur, le grand laquais de votre nièce Hortense...

ARISTE.

Eh bien ! peut-on plus loin pousser l’impertinence ?

Dis-moi, traître, bourreau ! qui te rend si hardi

De venir nous troubler comme un franc étourdi ?

LA FLEUR.

Moi ! mais j’ai cru bien faire.

ARISTE, se jetant sur lui.

Et moi, je vais t’apprendre

Que tu fais mal.

LÉANDRE, défendant la Fleur.

Mon frère !

ARISTE.

À quoi bon le défendre ?

Vous ne connaissez pas, mon frère, ce fripon.

Je veux le faire un jour mourir sous le bâton.

C’est un franc espion, qui, toujours aux écoutes,

Pour tout voir, tout entendre, invente mille routes.

Sous des prétextes faux il se fourre partout ;

Je veux l’en corriger, et n’en viens point à bout.

Laissez-moi le rosser autant qu’il le mérite.

LÉANDRE.

Mon frère, avec raison son défaut vous irrite ;

Mais, pour l’en corriger plus1 efficacement,

Employez la raison, et non l’emportement.

Toute correction que l’on veut rendre utile,

Doit être charitable, onctueuse et tranquille.

ARISTE, à part.

Cet homme est un oracle, et me rendra parfait.

À Léandre.

De vos sages avis vous allez voir l’effet.

À la Fleur.

Dis-moi, mon cher enfant, ce que me veut ma nièce.

LA FLEUR.

Elle vous redemande une certaine pièce

Dont elle a grand besoin pour pousser son procès,

Et dont son avocat espère un grand succès.

ARISTE, d’un ton doucereux.

Dites à son laquais que je vais la lui rendre

Dans un petit instant, et qu’il n’a qu’à m’attendre.

LA FLEUR.

Vous voyez bien, Monsieur...

ARISTE.

Oui, je vois que j’ai tort.

Il lui donne de l’argent.

Tenez, consolez-vous.

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