Scènes de Thalie et Melpomène (DESTOUCHES)

Prologue en vers.

 

Personnages

 

THALIE

MELPOMÈNE

UN PETIT MAÎTRE

CHŒUR DE HÉROS

CHŒUR D’HÉROÏNES

CHŒUR DE PERSONNAGES COMIQUES

CHŒUR DE SUIVANTS COMIQUES DE THALIE

SUIVANTS DE MELPOMÈNE

 

 

NEUVIÈME LETTRE À M. D., MUSICIEN

 

J’ai reçu, j’ai lu, j’ai chanté les airs que vous m’avez envoyés par mon bon ami M. le chevalier de B. qui les savait déjà tous par cœur, et avec qui je viens d’exécuter vos duo, qui m’ont charmé. Je ne puis mieux vous prouver combien je suis content de votre génie, qu’en vous fournissant de quoi l’exercer encore. Comme vous réussissez également dans tous les genres de musique, il est bon que vous sachiez que j’ai fait une comédie en trois actes[1] et en vers lyriques : c’est proprement un opéra comique ; il n’est pas destiné pour l’Opéra ; mais il doit être exécuté chez une grande princesse, qui n’épargnera rien pour rendre ce spectacle brillant. Je voudrais qu’il commençât par un prologue, et que ce fut vous qui le missiez en musique. Il n’est pas encore fini, mais voici ce que j’en ai déjà fait. Voyez si vous osez entreprendre cette besogne : je me charge de la faire approuver et recevoir, si vous réussissez aussi bien que je l’espère. Ce prologue roule sur une dispute assez vive entre Thalie et Melpomène. Vous serez peut-être surpris que je nomme celle-ci la dernière, car l’opinion vulgaire lui donne le pas sur sa sœur ; pour moi, je le donne à Thalie ; c’est ma façon de penser, et c’était celle de Despréaux. Si j’avais les trois statues de Corneille, de Molière et de Racine, je placerais celle de Corneille à la droite, celle de Racine à la gauche, et je mettrais Molière dans le milieu. Mais voilà une plaisante digression ! Venons à notre prologue. Le lieu de la scène est supposé le théâtre de l’Opéra.

 

 

Scène première

 

THALIE, MELPOMÈNE

 

MELPOMÈNE.

Eh quoi ! pendant l’hiver, prétendez-vous, ma sœur,

Régner sur ce noble théâtre ?

Pour y faire goûter votre enjouement folâtre,

Attendez du printemps l’agréable douceur.

La saison des frimas rappelle sur la scène

Les tragiques événements,

Dignes sujets pour Melpomène,

Et bannit de ces lieux vos vains amusements.

THALIE.

Divertir les humains est l’objet où j’aspire ;

Si c’est le vôtre aussi, pourquoi nous séparer ?

Vous savez les faire pleurer,

Et moi, je sais les faire rire.

Attendrissez les cœurs, excitez les soupirs,

Étalez aux mortels les passions tragiques ;

Mais souffrez qu’à mon tour, au gré de leurs désirs,

Je retrace à leurs yeux des incidents comiques.

Les plaisirs variés sont les plus doux plaisirs.

MELPOMÈNE.

Non, n’espérez jamais que tour à tour je règne,

Dans un temps où je dois régner seule en ces lieux.

Je neveux point mêler des plaisirs sérieux

Avec des jeux que je dédaigne.

THALIE.

Ah, ma sœur ! que je hais vos tons impérieux !

De cet air de hauteur songez à vous défaire.

Imitez mon air gracieux.

Vous savez effrayer, et je sais l’art de plaire.

MELPOMÈNE.

Vous comparer à moi ! Quel orgueil téméraire !

Par des tons élevés, par de nobles accents,

Par des regrets, des cris, des soupirs et des plaintes,

Je porte au fond des cœurs les plus vives atteintes,

Et je les soumets tous à mes efforts puissants.

THALIE.

Par une agréable folie

Je plais sans jamais ennuyer,

Et possède l’art d’égayer

La plus sombre mélancolie.

Corriger les humains est mon unique emploi ;

Et je les peins d’après nature :

Je ris en traçant leur peinture,

Oui les fait rire comme moi.

MELPOMÈNE.

Ce théâtre est mon domaine,

J’y fais admirer mes traits.

Tracer ici vos portraits,

C’est avilir Melpomène.

THALIE.

Ah ! loin de vous avilir,

Je vous rends plus agréable.

Pour rendre le plaisir durable,

Il faut changer de plaisir.

Assez souvent on vous admire,

Mais on se lasse d’admirer ;

Et, quoi que vous en puissiez dire,

On aime autant du moins à rire qu’à pleurer.

Songez au siècle où nous sommes ;

Il faut céder au temps.

Aujourd’hui la vertu des hommes

N’est pas d’être constants.

MELPOMÈNE.

Pendant la saison la plus belle,

Ma sœur, vous aurez votre tour.

THALIE.

Non, je veux l’avoir dès ce jour ;

J’entends le spectateur qui m’invite et m’appelle.

MELPOMÈNE.

Ah ! c’est trop me braver. Contre une sœur rebelle

Je vais user de tous mes droits.

Nobles Suivants de la Muse tragique,

Grands Héros, dont souvent j’ai chanté les exploits.

Sur cette scène magnifique,

Entrez, accourez à ma voix.

THALIE.

Enfants joyeux de la Muse comique,

Venez, aux yeux des spectateurs,

D’un ton finement ironique,

Railler et corriger les modes et les cœurs.

 

 

Scène II

 

SUITE DE MELPOMÈNE, SUITE DE THALIE, CHŒUR DE HÉROS ET D’HÉROÏNES, CHŒUR DE SUIVANTS DE THALIE, SUIVANTS DE MELPOMÈNE, UN PETIT MAÎTRE

 

CHŒUR DE HÉROS et D’HÉROÏNES.

Nous accourons à ta voix,

Muse tragique et sublime,

Héros, Demi-Dieux, ou Rois,

C’est ton feu qui nous anime.

CHŒUR DES SUIVANTS COMIQUES DE THALIE

Nous accourons à ta voix,

Muse naïve et caustique,

Marquis, Paysans, Bourgeois,

Par toi tout devient comique.

On danse plusieurs entrées tant sérieuses que comiques.

UN HÉROS, seul.

Noble et divine Melpomène,

Charme du cœur, de l’oreille et des yeux,

Sur cette auguste scène

Tu chantes les amours des Héros et des Dieux ;

La pitié, la terreur, sont tes puissantes armes :

Tout s’attendrit quand tu verses des larmes ;

Tout tremble, tout frémit, quand ta voix jusqu’aux Cieux

Porte tes élans furieux.

UN PETIT MAÎTRE, à Thalie.

Petite Muse badine,

Plus utile que ta sœur,

Ta censure vive et fine

Guérit l’esprit et le cœur.

Le bon goût te rend justice.

Bien souvent par tes bons mots

Tu fais détester le vice,

Et tu corriges les sots.

CHŒUR DE HÉROS.

Noble et sublime Melpomène,

Brillez, régnez toujours sur cette auguste scène.

CHŒUR DE PERSONNAGES COMIQUES.

Ô l’heureux jour !

Muse folâtre,

Sur ce théâtre,

Brillez, régnez à votre tour.

MELPOMÈNE, à ses Suivants.

Que l’on chasse d’ici tous ces bas personnages.

THALIE, à ses Suivants.

De ces faibles Héros repoussez les outrages.

 

 

SUITE DE LA LETTRE IX

 

Voilà où j’en suis de mon prologue, qui met une terrible division entre les deux sœurs. Comment, me direz-vous, terminer une querelle si vive ? Vous serez bien embarrassé, car deux femmes piquées, glorieuses, jalouses l’une de l’autre, et qui ont rompu toutes mesures entre elles, ne se réconcilient pas tout d’un coup ; et cependant cela me paraît également nécessaire et pressant, parce que votre prologue est déjà bien long. Si vous faites ces réflexions, mon cher Monsieur, vous réfléchirez selon les lumières du sens commun. Mais est-ce le sens commun qui dirige l’opéra ? Tout s’y fait par miracle ; un poète lyrique n’y est jamais embarrassé pour un dénouement : n’a-t-il pas à sa disposition tous les Dieux du ciel, de la terre, et même de l’enfer ? S’agit-il de finir sa pièce, il fait descendre les uns ou monter les autres, selon son bon plaisir. Le Deus è machiná est fait pour les poètes lyriques : aussi ne voit-on guère d’opéra qui ne soit dénoué par quelque Dieu du premier ordre, qui vient ordonner ou ceci ou cela, d’un ton d’autorité suprême, auquel tout le monde obéit sans la moindre réplique ; et, moyennant une belle chacone, suivie d’un chœur magnifique, vous voyez une pièce dénouée si subtilement, que personne n’a le mot à dire. Car quel est l’esprit assez caustique et assez mal tourné, pour résister aux ordres des Dieux, ou pour les chicaner ? Vous jugez bien que je me servirai du même expédient pour dénouer mon prologue, et que chacun admirera les trésors inépuisables de mon imagination ; car je me propose de faire descendre Apollon tout à coup, et lorsqu’on s’y attendra le moins, dans une machine suspendue et bien brillante, afin de séparer les combattants furieux, et de réconcilier les deux sœurs par son autorité ; et même, pour se donner plus de poids et plus de relief, il parlera au nom de Jupiter, qui n’a pas peu de crédit à l’Opéra, et, qui plus est, alléguera les décrets irrévocables du Destin, qui a prononcé dès la naissance des siècles, que les deux sœurs feraient subitement la paix, et qu’en vertu de cette réunion qui paraissait désespérée, et qui ne pouvait être que l’effet d’un pouvoir si terrible, Melpomène, pendant trois mois d’hiver, régnerait sur la scène, et que vers le carnaval, Thalie s’en emparerait. Sur cela, les suivants de Melpomène et de Thalie s’embrasseront cordialement, et formeront tous ensemble un ballet moitié grave et moitié comique, qui certainement sera tout nouveau ; chose qu’on ne voit guère sur le théâtre de l’Opéra. J’ai même imaginé un pas de deux entre un Héros et un Scaramouche, et Dieu sait comme on battra des mains. C’est bien dommage que les Dieux n’aient pas le même crédit sur la scène française, où de pauvres auteurs tragiques, même les plus huppés, suent sang et eau pour dénouer leurs pièces, sans pouvoir y parvenir au gré du public, ce qui produit toujours un mauvais cinquième acte : au lieu que, s’ils avaient le privilège de faire venir un Jupiter, un Apollon, ou tout au moins un Mercure, pour débrouiller l’intrigue, et la mener rapidement à sa fin, tous les spectateurs, pleins d’admiration et de respect, s’épuiseraient en acclamations, et crieraient vivat. Les poètes comiques seraient seuls condamnés à finir un bon cinquième acte, par un dénouement bien préparé et bien naturel ; mais comme ils seraient privés de la gloire d’appeler le ciel à leur aide, ils seraient placés dans une classe bien inférieure à celle des tragiques. Je suis, etc.


[1] Les Amours de Ragonde.

PDF