Scènes anglaises (DESTOUCHES)

Tirées de la comédie intitulée : la Tempête

 

Personnages

 

PROSPER.

HIPPOLYTE

MIRANDE, fille de Prosper

DORINDE, fille de Prosper

 

La scène est à Londres.

 

 

CINQUIÈME LETTRE À MADAME LA MARQUISE DE P***

 

Vous êtes obéie, Madame, et bien plus tôt que vous ne l’espériez. J’ai l’honneur de vous envoyer, en vers français, les Scènes anglaises que je vous lus et que je vous traduisis en même temps, pendant mon dernier séjour à Paris. Vous les trouvâtes si intéressantes, si naïves, et d’un goût si singulier et si touchant, que vous me priâtes instamment de vous les traduire en forme, ce que je ne pus m’empêcher de vous promettre. Eh ! le moyen de vous refuser quelque chose ? Quiconque en aurait la force, serait aveugle ou insensible ; et, grâce à Dieu, je ne suis ni l’un ni l’autre. Que ne pourrais-je point dire pour le prouver ! Mais peut-être que mes preuves concluraient trop, et que mes arguments vous déplairaient ; car vous n’êtes pas aussi bonne que belle, soit dit sans vous déplaire : et vos traits, tout charmants qu’ils sont, ont je ne sais quoi de sévère et d’imposant, qui vous rend aussi respectable que séduisante. Oui, séduisante ; il faut, s’il vous plaît, que vous me passiez ce terme : car enfin, quelque indifférent, quelque vertueux même qu’on puisse être, un seul de vos regards ne suffit-il pas pour déconcerter ?... Mais où vais-je m’égarer ? Pardonnez-moi, je vous prie, ma distraction, et revenons à nos montons, c’est-à-dire, à nos Scènes anglaises, que je vous ai rendues presque mot à mot, malgré la difficulté de la rime, et le différent génie des deux langues.

Au reste, vous vous souviendrez, Madame, que ces scènes sont extraites d’une comédie intitulée la Tempête, pièce toujours très suivie en Angleterre, quoiqu’il s’en faille infiniment qu’elle soit régulière ; mais en ce pays-là, l’irrégularité n’est qu’une perfection.

Afin que vous puissiez encore mieux entendre ces scènes détachées, je vais vous exposer, le plus brièvement qu’il me sera possible, l’argument de toute la comédie ; argument qui tient fort du merveilleux, et encore plus du bizarre : c’est une magie perpétuelle. Et quels incidents ne peut-on point amener par la force de la magie ? Que nous serions heureux en ce pays-ci, nous autres auteurs comiques, si on voulait nous permettre de nous servir d’un art si commode ! Que de belles choses ne ferions-nous point ! Mais on a la dureté d’exiger de nous que nous ne nous écartions jamais de la nature, et que nous puisions chez elle tous nos incidents et tous nos portraits. Dès que nous voulons prendre notre imagination pour modèle, on nous siffle impitoyablement ; et franchement, cela est fort incommode et fort malhonnête ; mais c’est le goût de la nation : elle veut du vrai ; tout ce qui ne lui paraît pas tel, lui déplaît, et elle le sabre sans miséricorde. Jugez comment elle aurait reçu la pièce dont voici le sujet.

Un prince fort savant, grand astrologue et grand magicien, avait renoncé au duché de Milan, dont il était héritier, et l’avait cédé à son frère cadet ; bornant son ambition à vivre avec ses livres, et avec une femme très aimable, qu’il avait épousée par inclination, et qui lui avait donné deux filles, dont l’aînée n’avait encore que trois ans lorsque le duc de Milan devint amoureux de sa belle-sœur, et trouva moyen de la séduire.

Prosper, notre prince philosophe, ne le fut pas assez pour supporter patiemment un affront si sensible et une si noire ingratitude, et résolut de s’en venger à quelque prix que ce fût.

Il forma secrètement une conjuration contre son frère, et y fit entrer son intime ami, père d’Hippolyte, qui n’était pas plus âgé que la fille aînée de Prosper.

La conspiration fut découverte : l’ami de Prosper fut arrêté ; et Prosper, prévoyant qu’il aurait le même sort, se sauva furtivement de Milan, emmenant avec lui ses deux filles et le fils de son malheureux ami.

Il se rendit à Naples, y acheta un vaisseau, et l’ayant équipé promptement, il se mit en mer, bien résolu d’aller passer le reste de ses jours dans quelque île déserte, et prévenu d’une haine invincible contre les hommes, et encore plus contre les femmes.

Il trouve une île telle qu’il la cherchait, et s’y établit, ne gardant auprès de lui que Mirande et Dorinde ses filles, et le petit Hippolyte.

Son dessein est de faire en sorte que les filles et le garçon ne se voient jamais, ou du moins qu’ils se munissent d’une si forte aversion pour leurs sexes différents, qu’ils puissent se voir sans aucun danger, si par malheur ils viennent à se rencontrer.

Il n’oublie rien pour y réussir, et laisse Hippolyte dans une grotte un peu éloignée de son habitation.

Mais au bout de quinze ans, il prévoit, par ses calculs, qu’il doit arriver, ce jour-là même, un malheur terrible à Hippolyte, et qu’il doit tomber dans ce malheur pour l’amour d’une femme.

Son inquiétude pour ce cher élève l’oblige à le faire sortir de son ancienne grotte, et à le faire entrer dans une autre plus voisine de son habitation. C’est ce mouvement qui donne lieu aux scènes que vous allez lire ; car je supprime tout le reste de l’argument : et ce que je viens de vous narrer est suffisant pour vous mettre en état de les entendre.

 

 

Scène de Prosper et d’Hippolyte

 

PROSPER.

Hippolyte !

HIPPOLYTE, paraissant à l’entrée de sa grotte.

Seigneur !

PROSPER.

Approchez.

HIPPOLYTE, sortant.

J’obéis.

Avez-vous quelque chose à me dire ?

PROSPER.

Mon fils,

Car je veux de ce nom vous appeler sans cesse ;

Et le ciel m’est témoin avec quelle tendresse,

Quel zèle, quelle ardeur, et quels soins complaisants,

Je vous élève ici depuis plus de quinze ans,

N’en ressentez-vous pas quelque reconnaissance ?

HIPPOLYTE, froidement.

Autant que je le puis.

PROSPER.

Quel air d’indifférence !

Ah ! que vous sentez peu ce que j’ai fait pour vous !

HIPPOLYTE.

Pardonnez-moi.

PROSPER, l’embrassant.

Mon fils, mon sort serait bien doux,

Si vous étiez content.

HIPPOLYTE.

Eh ! le moyen de l’être ?

Je m’ennuie.

PROSPER.

Oui ?

HIPPOLYTE.

Autant que je puis m’y connaître,

Je suis très malheureux.

PROSPER.

Très malheureux ! en quoi ?

HIPPOLYTE.

Je n’ose m’expliquer.

PROSPER.

Je le veux. Parlez-moi

Sincèrement.

HIPPOLYTE.

Depuis que je connais la vie,

Seigneur, je n’ai jamais pu suivre mon envie.

Et cependant, je sens que j’aurais du plaisir

À me conduire en tout au gré de mon désir.

PROSPER.

J’entends.

À part.

Ô liberté, fille de la nature !

HIPPOLYTE.

Vous m’avez renfermé dans une grotte obscure

Depuis mes jeunes ans ; ce n’est que de ce jour

Que vous m’avez conduit dans ce nouveau séjour,

Non pour me délivrer, mais à dessein peut-être

De changer ma prison. Ah ! vous êtes le maître,

Je ne murmure point, mais vous pourriez, je crois,

Adoucir...

PROSPER.

Ma rigueur provient d’un juste effroi.

D’un astre infortuné la maligne influence

Menace votre vie ; et ma vaste science

Me fait prévoir le coup prêt à tomber sur vous.

C’est aujourd’hui...

HIPPOLYTE.

Seigneur, j’embrasse vos genoux,

Pour obtenir la fin d’un si dur esclavage.

Laissez-moi respirer sous cet aimable ombrage.

PROSPER.

Je me rendrais coupable, et complice du sort.

Non, il faut vous cacher pour éviter la mort.

HIPPOLYTE.

La mort ! Pour s’en sauver à quoi bon se contraindre ?

Vos leçons m’ont appris qu’il ne faut point la craindre,

Que l’on doit la braver à toute heure, en tous lieux,

Sous quelque affreux aspect qu’elle s’offre à nos yeux.

Laissez-moi la chercher, je crains moins sa figure,

Que la triste langueur d’une prison si dure.

PROSPER.

Je me reprocherais la fin de vos beaux jours.

Je pourrais l’avancer.

HIPPOLYTE.

Eh ! pourquoi ce discours ?

Vous m’avez dit cent fois que tout ce qui respire

Dans cette île où je suis, est soumis à l’empire

De ce qu’on appelle homme. Or, l’étant comme vous,

De quelle créature ai-je à craindre les coups ?

PROSPER.

Mon fils, il est ici certaines créatures

Qui peuvent vous porter de terribles blessures :

Dangereux animaux, dont, par bonne raison,

J’ai tâché jusqu’ici de vous cacher le nom.

HIPPOLYTE.

Ces créatures-là sont donc bien effroyables ?

PROSPER.

Elles doivent vous être à jamais redoutables.

Par la loi de nature, il est dit, arrêté,

Qu’elles partageront la souveraineté

Avec l’homme.

HIPPOLYTE.

Eh bien ! soit ; je souscris au partage.

Serait-ce donc pour l’homme un grand désavantage ?

PROSPER.

Non. Mais à l’enchaîner leur esprit trop enclin,

L’a souvent dépouillé du pouvoir souverain.

HIPPOLYTE.

Eh ! que sont-elles donc ?

PROSPER.

Ce sont nos ennemies,

Quoiqu’entre elles et l’homme il soit des sympathies

Qui l’entraînent toujours vers leurs charmes trompeurs.

HIPPOLYTE.

Comment appelez-vous ces animaux vainqueurs ?

PROSPER.

Les femmes.

HIPPOLYTE.

Ce nom-là me chatouille l’oreille.

Les femmes ! Tout ceci me semble une merveille,

Que jusqu’à ce moment je ne connaissais pas.

Faites-moi le portrait des femmes.

PROSPER.

Leurs appas,

Mon fils, sont au-dessus de toutes les louanges.

Figurez-vous un être entre l’homme et les anges.

Ces fatales beautés ont des yeux meurtriers,

Qui de nos faibles cœurs percent tous les sentiers.

Le chant des rossignols est bien moins agréable

Que le son de leur voix. Leur discours est aimable,

Insinuant, badin ; leur commerce est charmant :

Les femmes, en un mot, sont tout enchantement.

Jamais, sans succomber, nul homme ne les brave,

Et dès qu’il les regarde, il devient leur esclave.

HIPPOLYTE.

Leur esclave ! Je sens que j’aurais trop de cœur

Pour souffrir cet affront, dont j’ai si peu de peur

Que je veux mesurer mes forces avec elles.

PROSPER.

Non, vous seriez vaincu. Ces perfides mortelles

Vous attaqueraient, même au milieu du sommeil.

HIPPOLYTE.

Oh ! je m’en vengerais vivement au réveil.

PROSPER.

Vous vous exposeriez à d’invincibles armes.

Rien ne peut résister au pouvoir de leurs charmes.

HIPPOLYTE.

À quoi pourrais-je donc comparer leur beauté ?

PROSPER.

Les ombrages épais dans l’ardeur de l’été,

Les rayons du soleil pendant l’âpre froidure ;

La mer quand elle est calme, un ruisseau qui murmure

Entre deux verts gazons, et qui semble exciter,

Au retour du printemps, les oiseaux à chanter,

Ne touchent point nos sens, n’enchantent point nos âmes

Par des attraits si doux, que la beauté des femmes.

HIPPOLYTE.

Ont-elles plus d’attraits que les plumes du paon,

Que la blancheur du cygne, ou que le beau carcan

Dont l’émail brille au cou des colombes plaintives ?

L’arc-en-ciel n’a-t-il pas des couleurs bien plus vives,

Un mélange plus doux dans sa variété,

Que les femmes n’en ont dans toute leur beauté ?

Et cependant j’ai vu des colombes, des cygnes,

Des paons, et l’arc-en-ciel. J’ai marqué par des signes,

Des discours, que j’étais charmé de leurs attraits,

Sans que jamais mon cœur fût blessé d’aucuns traits.

PROSPER.

Ah ! mon fils, tout cela n’a rien de comparable

Au sexe féminin.

HIPPOLYTE.

Il est donc bien aimable !

PROSPER.

Et cent fois plus fatal ; ainsi, dès qu’en ces lieux

Vous verrez quelque femme, il faut fermer vos yeux

Retourner sur vos pas, fuir à bride abattue,

De peur que d’un regard le poison ne vous tue.

Obéirez-vous bien à cet ordre ?

HIPPOLYTE.

Oui, Seigneur,

Je les fuirai partout, comme un objet d’horreur.

PROSPER.

Il y va de vos jours.

HIPPOLYTE.

Mais aussi, prenez garde

Qu’à venir m’attaquer nulle ne se hasarde ;

Car je me vengerais d’un pareil attentat,

Quand je devrais mourir au milieu du combat.

PROSPER.

Je vous préserverai d’une telle aventure.

Rentrez. Appliquez-vous sans cesse à la lecture.

J’ai mis dans ce caveau quelques livres charmants,

Qui feront votre étude et vos amusements.

Surtout pendant ce jour cachez-vous à ces belles ;

Demain je vous dirai de meilleures nouvelles.

Hippolyte sort.

Il sort bien à propos. Mes filles, que voici,

Auraient pu malgré moi le retenir ici.

 

 

Scène de Prosper et de ses filles

 

PROSPER, MIRANDE, DORINDE

 

PROSPER.

Quel instinct, sur mes pas, peut les avoir conduites ?

Je tremble. Mais pourquoi ? Je les ai bien instruites.

Mes filles, quel sujet vous amène en ces lieux ?

MIRANDE.

Seigneur, on y respire un frais délicieux.

PROSPER.

Non, il y fait un chaud qui vous serait funeste.

D’ailleurs, vous y courez un péril manifeste.

Avez-vous oublié ce que je vous ai dit ?

DORINDE.

L’homme est-il près d’ici ?

PROSPER.

Mettez-vous dans l’esprit

Que tout ce que l’on peut rencontrer d’effroyable,

De hideux, de méchant, de noir, d’épouvantable,

Se trouve en cet endroit, et menace vos jours.

Les tigres, les lions, les léopards, les ours,

Sont pour vous, mes enfants, moins à craindre que l’homme.

MIRANDE.

Je crains qu’il ne nous mange, ou qu’il ne nous assomme ;

Fuyons.

DORINDE.

Quoi ! c’est donc là sa caverne ?

PROSPER.

Oui, vraiment.

N’en approchez jamais.

DORINDE.

Oh ! je vous fais serment

Que je fuirai si bien, qu’il ne pourra m’atteindre.

MIRANDE.

Mais après tout, pourquoi devons-nous tant le craindre ?

Nous vous envisageons sans aucune frayeur,

Nous vivons avec vous ; et cependant, Seigneur,

En m’enseignant comment chaque chose se nomme,

Vous m’avez dit, à moi, que vous étiez un homme.

PROSPER.

Les hommes tels que moi n’ont plus aucun venin

Qui puisse être fatal au sexe féminin ;

Je suis apprivoisé par la raison, par l’âge :

Mais l’homme en sa jeunesse est féroce et sauvage ;

C’est pour lors, mes enfants, qu’il est bien dangereux.

DORINDE.

Quoi ! court-il les forêts ?

PROSPER.

Non ; mais hardi, fougueux,

De maison en maison son ardeur le transporte.

Il escalade un mur, il enfonce une porte ;

Enfin, quand sa fureur cherche à se contenter,

Gardes, grilles, verrous, rien ne peut l’arrêter.

DORINDE.

Quoiqu’un jeune homme soit si méchant, si sauvage,

J’en voudrais avoir un, j’apaiserais sa rage.

PROSPER.

Eh ! comment feriez-vous ?

DORINDE.

Mais... je le flatterais,

Du matin jusqu’au soir je le caresserais ;

Enfin, je le rendrais si joli, ce me semble,

Que nous pourrions fort bien nous accorder ensemble.

PROSPER.

Ne vous y fiez pas. Car il s’adoucirait,

Se rendrait doux, aimable, et puis il vous mordrait,

Et puis, pendant neuf mois, vous en seriez marquée.

MIRANDE.

Le méchant animal !

PROSPER.

De peur d’être attaquée,

Retirez-vous, Mirande, et vous, Dorinde, aussi ;

Et surtout gardez-vous de revenir ici.

Dorinde, obéissez à votre sœur Mirande.

Et vous, observez-la, je vous le recommande.

 

 

Scène des deux sœurs, qui reviennent auprès de la caverne de l’homme

 

MIRANDE, DORINDE

 

DORINDE.

Eh quoi ! vous reprenez la route défendue !

L’homme va vous saisir, et vous serez mordue.

MIRANDE.

S’il vient, je m’enfuirai.

DORINDE.

Mais quoique vous fuyiez,

Il vous attrapera : vous n’avez que deux pieds,

Peut-être en a-t-il quatre.

MIRANDE.

Oh ! je suis fort légère.

DORINDE.

N’importe.

MIRANDE.

Savez-vous, ma sœur, ce qu’il faut faire ?

DORINDE.

Nous en aller.

MIRANDE.

Eh non ! Parcourons bien ces lieux,

Nous le verrons de loin, s’il paraît à nos yeux.

DORINDE.

Revenez ; sa caverne est ici, j’en suis sûre.

MIRANDE.

Taisez-vous. Je prétends hasarder l’aventure.

Si méchant qu’il puisse être en son plus grand courroux,

Il ne peut à la fois mordre qu’une de nous.

DORINDE.

Non ; mais l’une après l’autre il nous mordra, je gage ;

Ne nous exposons point aux effets de sa rage ;

Je crois déjà le voir, je crois déjà l’ouïr,

Je tremble : s’il paraît je vais m’évanouir.

Fuyons.

MIRANDE.

Eh ! demeurez.

DORINDE.

Non.

MIRANDE.

Que vous êtes mièvre !

Nous allons le trouver au gîte, comme un lièvre,

Et nous l’apercevrons sans qu’il puisse nous voir,

Ou bien il nous verra sans oser se mouvoir.

DORINDE.

Quoi ! vous croyez cela ?

MIRANDE.

Je le crois.

DORINDE.

Mais, ma chère,

Nous désobéirons à l’ordre de mon père.

MIRANDE.

Eh ! qui le lui dira ?

DORINDE.

Quoiqu’il n’en sache rien,

Lui désobéissant, nous ne ferons pas bien.

Tous ses conseils, pour nous, sont des ordres suprêmes.

MIRANDE.

Ne prenons en ceci conseil que de nous-mêmes.

DORINDE.

Je n’oserais.

MIRANDE.

Ma sœur, voulez-vous m’écouter ?

DORINDE.

Non, nous devons fuir l’homme.

MIRANDE.

Eh ! comment l’éviter,

Si nous ne savons pas comme il est fait ?

DORINDE.

Peut-être...

MIRANDE.

Pour nous garder du monstre, il faut bien le connaître.

DORINDE.

Vous brûlez de le voir ?

MIRANDE.

Oui.

DORINDE.

J’avoue, entre nous,

Que j’ai sur ce sujet même désir que vous.

Nous devons à mon père entière obéissance,

Mais je me sens portée à faire résistance :

Un penchant naturel m’entraîne avec ardeur

Vers ce qu’on nous défend avec tant de rigueur.

MIRANDE.

Voilà comme je suis. Je serais fort tranquille

S’il ne nous eût rien dit : mais mon cœur indocile

Se fait un doux plaisir d’un point si défendu.

À ses brûlants désirs mon esprit s’est rendu.

DORINDE.

Avancez doucement, et si par aventure

Vous apercevez l’homme, au moins je vous conjure

De n’aller pas plus loin, et de faire un signal

Pour m’avertir.

MIRANDE.

Oui, oui. S’il veut me faire mal,

Ou courir après moi, pour calmer sa colère,

De même que je fais pour apaiser mon père,

Lorsque pour quelque faute il veut me châtier,

À genoux devant lui je vais m’humilier.

DORINDE.

Oh ! pour moi, s’il m’approche, à moins qu’il ne me tue,

Je l’examinerai, dussé-je être mordue.

 

 

Scène des deux sœurs et d’Hippolyte

 

HIPPOLYTE, MIRANDE, DORINDE

 

HIPPOLYTE, paraissant à la porte de sa grotte, un livre à la main.

Les livres aujourd’hui ne me font nul plaisir.

Je suis tout agité !... Je sens certain désir,

Certain trouble inconnu qui me presse et m’excite...

MIRANDE.

Je crois que voici l’homme.

DORINDE.

Il faut prendre la fuite.

MIRANDE.

Je n’en ai pas la force.

DORINDE.

Hélas ! ni moi non plus.

HIPPOLYTE, sans les apercevoir.

S’il n’est point ici-bas d’ouvrages superflus,

Si rien ne sort en vain des mains de la nature,

Comme on l’assure ici, j’ai donc lieu de conclure

Que les femmes n’ont pas été faites pour rien.

MIRANDE, à Dorinde.

Il me semble qu’il parle ?

DORINDE.

Oui ; vous pensez très bien,

HIPPOLYTE, toujours sans les voir.

Ainsi que les serpents à qui je fais la guerre,

Sont-elles pour sucer le poison de la terre ?...

C’est leur emploi, sans doute, et voilà la raison

Pourquoi Prosper m’enseigne à craindre leur poison.

DORINDE.

Ma sœur, il marche !

MIRANDE.

Ô ciel !

HIPPOLYTE, sans les voir.

Pourtant je trouve étrange

Ce qu’il dit, que la femme est entre l’homme et l’ange.

DORINDE, à Mirande.

Il se promène ! il a deux jambes comme nous !

Je n’ai plus tant de peur.

MIRANDE.

Ni moi.

DORINDE.

Qu’il a l’air doux !

Le charmant animal ! il faut que je l’approche.

MIRANDE.

Non, restez ; voulez-vous m’attirer le reproche

De vous avoir laissée ainsi vous hasarder ?

Regardez-le de loin : je m’en vais l’aborder,

Moi.

DORINDE.

Non, n’en faites rien, ma sœur ; je vous conjure

De me laisser plutôt risquer cette aventure,

Car je vois dans ses yeux qu’il ne me mordra pas.

Il est apprivoisé.

MIRANDE.

Revenez sur vos pas ;

Il va vous attaquer.

DORINDE.

Que vous êtes étrange !

J’en veux courir le risque.

MIRANDE.

Oh ! je veux qu’il me mange

La première.

DORINDE.

Ma sœur, je ne puis le souffrir,

Et je vous aime trop pour vous laisser périr.

Elle s’avance, et le regarde attentivement.

MIRANDE, la tirant.

Eh fi ! ma sœur, eh fi ! n’êtes vous point honteuse ?

Ne rougissez-vous point d’être si curieuse ?

DORINDE.

Vous l’êtes plus que moi, quoique vous me grondiez.

MIRANDE, la tirant encore plus fort.

En un mot, je prétends que vous m’obéissiez,

Ou bien j’irai tout dire à mon père.

PROSPER, derrière le théâtre.

Mirande !

DORINDE.

Ma sœur, allez-vous-en ; mon père vous demande.

MIRANDE.

Non ; c’est vous qu’il appelle.

DORINDE.

Eh non ! c’est vous, ma sœur.

MIRANDE.

L’homme vous aperçoit, venez.

DORINDE.

Je n’ai plus peur.

Courez voir au plus tôt ce que vous veut mon père,

Je vous suis dans l’instant.

MIRANDE.

Non ; marchez la première.

DORINDE.

Ma sœur, je marcherai quand on m’appellera.

MIRANDE.

Ma cadette me brave, et s’en repentira.

Elle sort.

 

 

Scène de Dorinde et d’Hippolyte

 

DORINDE.

Quand j’en devrais mourir, je veux le voir encore.

Je sens naître en moi-même un feu qui me dévore.

HIPPOLYTE, l’apercevant.

L’aimable objet ! jamais je n’en vis un pareil.

C’est, si je ne me trompe, un enfant du Soleil,

Qui vient, environné des rayons de son père,

Répandre en ces bas lieux une vive lumière.

Mes yeux sont enchantés d’un spectacle si beau,

Et mon cœur en ressent un plaisir tout nouveau.

Avançons. Mais je tremble. Ah ! c’est plutôt, sans doute,

Un de ces animaux qu’il faut que je redoute ;

Une de ces beautés dont le fatal poison,

Pour nous assassiner, trouble notre raison.

Parle-moi. Quel es-tu, toi qui me perces l’âme ?

DORINDE, effrayée.

Je n’en sais rien... on dit... que je suis une femme.

HIPPOLYTE.

Je l’avais bien senti... Ciel ! quel est mon effroi !

DORINDE, d’une voix entrecoupée.

Beau monstre... je vous prie... ayez pitié de moi ;

Ne me mordez pas.

HIPPOLYTE.

Moi ! suis-je un loup plein de rage,

Dont l’avide fureur se repaît de carnage ?

DORINDE.

Que sais-je ?

HIPPOLYTE.

Moi, te mordre ! Hélas ! j’aimerais mieux

Briser toutes mes dents, ou m’arracher les yeux.

Ta présence me plaît, ma haine est endormie,

Quoique la femme soit ma cruelle ennemie.

DORINDE.

Qu’est-ce qu’être ennemi ? Je ne l’ai jamais su,

Et je puis vous jurer que mes yeux n’ont rien vu

Qui les ait enchantés au point que vous le faites.

Je sens je ne sais quoi qui m’attache où vous êtes.

Quoique j’aie obéi toujours aveuglément

À celui qui m’a dit de vous fuir promptement,

Si jamais vous veniez vous offrir à ma vue ;

Quoiqu’en vous regardant mon âme trop émue

Goûte un plaisir funeste, et qui m’est défendu,

J’aimerais mieux mourir que vous avoir perdu.

HIPPOLYTE.

Le doux son de sa voix me pénètre et me touche.

Faites encor parler une si belle bouche.

DORINDE.

Le bonheur de vous voir me paraît sans égal.

Auriez-vous bien le cœur de me faire du mal ?

HIPPOLYTE, vivement.

Non, non.

DORINDE.

Je crois pourtant que vous êtes un homme.

Dites-moi, l’êtes-vous ? Est-ce ainsi qu’on vous nomme ?

HIPPOLYTE.

Oui, je l’avoue. Au moins on me le dit, à moi.

DORINDE, d’un air effrayé.

Je suis perdue. Où fuir ?

HIPPOLYTE.

Vous, perdue ! Eh ! pourquoi ?

Ah ! si je vous fais peur, je voudrais, je vous jure,

Devenir pour vous plaire une autre créature.

DORINDE, vivement.

Non, non, ne changez point.

HIPPOLYTE.

À parler franchement,

Si vous vous effrayez, je tremble également.

Vous craigniez ma rencontre, et je craignais la vôtre.

DORINDE.

Ciel ! nous sommes peut-être un poison l’un à l’autre.

HIPPOLYTE.

Fasse le ciel que non.

DORINDE.

Faut-il que nous mourions,

Parce que le hasard fait que nous nous voyons ?

HIPPOLYTE.

Non, nous n’en mourrons point ; ayons moins de faiblesse.

Lorsque deux animaux sont de la même espèce,

Quoique très venimeux, ils ne se font point mal :

Le serpent au serpent ne peut être fatal,

Ils ne se craignent point ; et j’ai vu, ce me semble,

L’autre jour deux serpents entortillés ensemble,

Qui, loin de se tuer, et loin de se blesser,

En se nouant tous deux semblaient se caresser.

Ne nous livrons donc point à des frayeurs extrêmes.

Si nous portons tous deux un poison en nous-mêmes,

Sans que nous en devions craindre aucuns accidents,

Nous pouvons nous unir tout comme les serpents.

Après l’avoir considérée.

Vous avez une main faite comme la mienne.

Puis-je la toucher ?

DORINDE, effrayée.

Non.

HIPPOLYTE.

Souffrez que je la tienne

Un moment.

DORINDE.

Vous brûlez !

HIPPOLYTE.

Je ne sais ce que c’est ;

Je sens en vous touchant... certain mal qui me plaît.

DORINDE.

En vous touchant aussi je sens certaine chose

Qui me fait soupirer, dont j’ignore la cause.

J’ai touché très souvent et la main de ma sœur

Et celle de mon père, et cependant mon cœur

Ne sentait point ce charme et ces peines cruelles.

Serions-nous, vous et moi, comme deux tourterelles,

Que j’ai vu quelquefois gémir en s’approchant ?

Vous souffrez, je me plains d’un charme trop touchant

Je crois qu’elles étaient en pareille aventure,

Car elles gémissaient ; puis, par un doux murmure,

Elles se témoignaient je ne sais quel désir,

Et puis se béquetaient avec un vrai plaisir.

HIPPOLYTE.

Voilà tout justement comme nous devons faire.

PROSPER, en dedans.

Dorinde !

DORINDE.

Juste ciel ! c’est la voix de mon père.

Oui, c’est lui qui m’appelle, et je dois obéir.

Hélas ! il m’avait tant ordonné de vous fuir,

Et je vous ai cherché ! c’est ma première offense :

Mais qu’il va bien punir ma désobéissance !

HIPPOLYTE.

Je suis coupable aussi. Pour la première fois

Je me suis dispensé d’obéir à ses lois ;

Je ne m’en repens point, vous en êtes la cause ;

Mais quelque châtiment que sa rigueur m’impose,

Je pense qu’il l’aurait plus que moi mérité,

Pour nous avoir parlé contre la vérité.

Nous devions nous tuer en nous trouvant ensemble :

Nous n’avons que plaisir, quand le sort nous assemble.

Si nous mourons après nous être rencontrés,

Ce sera du tourment de nous voir séparés.

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